2.2 Question de recherche
Cette réflexion générale nous amène
donc à nous poser la question suivante qui sera à la base de ce
mémoire :
1 Jean Paul Bozonnet a notamment écrit un
article sur cet écart entre la conscience écologique des
français et leurs pratiques (« De la conscience écologique
aux pratiques. Pratiques domestiques et politiques environnementales à
la lumière des théories du choix rationnel et des valeurs »,
Toulouse, Actes du colloque Environnement et Politiques, CR23 AISL et
CERTOP-CNRS, 279-287).
Comment peut-on expliquer l'écart entre la
sensibilité et les pratiques des Français face au changement
climatique ?
2.3 Cadre d'analyse
En réponse provisoire à cette question nous
émettons l'hypothèse suivante : il existe un ensemble complexe de
facteurs qui influencent les pratiques individuelles face au changement
climatique. Ces facteurs peuvent provoquer des résistances face au
changement de pratiques, et donc constituer des obstacles à la lutte
contre le changement climatique.
Quelles sont les contraintes qui expliquent que la
préoccupation vis-à-vis du changement climatique ne se traduise
pas dans les pratiques individuelles? Quelles sont ces rigidités qui
empêchent l'émergence de nouveaux types d'action ? Qu'est ce qui,
au contraire, peut motiver les individus à s'engager dans la lutte
contre l'effet de serre ?
2.3.1 Plan de travail
Il est nécessaire pour répondre à ces
questions que nous rappelions dans un premier temps des éléments
qui nous semblent importants pour comprendre dans quel contexte physique, et
institutionnel, le problème du changement climatique évolue en
France (Chapitre 1). Nous pourrons voir ensuite, comment dans ce contexte les
Français réagissent au problème qui est soulevé.
L'analyse de plusieurs études quantitatives1 nous permettra
de mettre en évidence quelles sont leurs sensibilités et leurs
pratiques face au changement climatique (Chapitre 2). Cette analyse nous
amènera à nous demander comment on peut expliquer l'absence de
changements profond dans les pratiques des Français, malgré le
fait que les médias se saisissent du problème et permettent donc,
au plus grand nombre, d'avoir accès à des informations à
ce sujet (Chapitre 3). Nous tenterons ainsi d'expliquer en quoi l'absence d'une
vision complexe du problème entrave la compréhension des
individus du phénomène. Nous verrons aussi que la connaissance
est un facteur nécessaire mais non suffisant pour l'action. Nous ferons
donc appel aux théories du comportement et de la motivation afin de
mettre en évidence les autres facteurs, internes ou externes à
l'individu qui influent sur son comportements (Chapitre 4). Ces théories
constitueront la base de la « grille de lecture » grâce
à laquelle nous procèderons à l'analyse de la série
d'entretiens que nous avons réalisés (Chapitre 5). C'est à
partir de cette analyse que nous pourrons mettre en évidence les
facteurs
1
qui, selon nous, constituent autant de contraintes
empêchant le changement de certaines pratiques quotidiennes. Nous avions
identifié au début de notre analyse (après quelques
lectures et la réalisation des premiers entretiens), différents
types de facteurs, internes où externes aux individus qui avaient une
influence sur leurs comportements face au changement climatique : les valeurs
et perception des normes sociales, la perception de l'efficacité de
l'action, les « contextes » (institutionnel, législatif,
économique, physique), les habitudes, la perception du risque et la
connaissance. Nous expliquerons donc en quoi ces facteurs constituent, selon
nous, des obstacles dans la lutte contre le changement climatique au niveau
individuel. Le schéma suivant propose une représentation
synthétique de ces facteurs.
Connaissance
Valeurs/ perception des normes sociales
Perception du risque
Type de pratiques face au changement
climatique
SOCIETE
Perception de l'efficacité de l'action
Habitudes
Variables situationnelles/
Cadre institutionnel/Contextes
2.3.2 Cadre théorique et conceptuel :
Nous allons maintenant expliquer dans quel cadre théorique
s'inscrit notre travail, quelle sera notre approche pour le réaliser.
2.3.2.1 L'environnement un objet nouveau pour les
sciences sociales
L'écologie et les questions environnementales sont
traditionnellement l'affaire des spécialistes en sciences naturelles.
C'est seulement depuis quelques décennies, que les sciences sociales ont
commencé à s'emparer de cette thématique. Si la sociologie
n'était jusque là pas considérée comme discipline
fondamentale pour l'étude des questions environnementales, la prise de
conscience de l'origine anthropique de bon nombre de problèmes
environnementaux a légitimé l'importance des analyses de type
sociologique dans la compréhension de ces problèmes. Le
sociologue Jean Guy Vaillancourt (Vaillancourt, 2007) nous propose de
distinguer trois grandes étapes dans la constitution de la sociologie de
l'environnement dans le contexte Nord Américain. C'est avec
l'écologie humaine qui se développe dans les années 20
à l'université de Chicago que l'environnement commence à
faire l'objet d'une approche humaine et sociale. Les chercheurs étant
à l'origine de cette nouvelle discipline (Robert Park, Roderick
MacKenzie et Ernest Burgess) appliquent les principes de l'écologie
végétale et animale aux communautés humaines vivant en
milieu urbain. Ce courant sera critiqué pour son déterminisme du
milieu urbain sur les milieux sociaux, ce qui favorisera dans les années
30 l'apparition de l'écologie sociale dont l'objet sera à
l'inverse : l'influence des phénomènes sociaux sur
l'environnement. Il faudra attendre le tournant des années 70 pour qu'un
groupe de sociologues qui étaient particulièrement sensible aux
problématique environnementales (Catton, Dunlap, Schnaiberg et Buttel)
créent, aux Etat-Unis, une nouvelle branche de la sociologie : la
sociologie de l'environnement. Il s'agit alors de remettre en cause le
paradigme de l'exceptionnalisme humain qui dominait jusque là les
sciences sociales, et de montrer la dépendance des
sociétés humaines vis-à-vis des écosystèmes.
La troisième étape que distingue Jean-Guy Vaillancourt, l'«
écosociologie », naît à la fin des années 80
(dans le sillage du rapport Bruntland) suite à la prise de conscience
internationale de problèmes environnementaux globaux tels que le trou de
la couche d'ozone, le réchauffement climatique ou la perte de
biodiversité. Cependant, la sociologie de l'environnement à
tendance à rester principalement une affaire des chercheurs Nord
Américain, elle a du mal à se diffuser notamment en Europe et en
France. La connaissance des « valeurs » et des représentations
mais aussi des pratiques environnementales et des attitudes écologiques
est encore très marginales en France ce qui n'est pas sans rapport
avec
une certaine défiance de la sociologie à
l'égard des domaines de la psychologie sociale, dont semblent
plutôt relever ces objets. (Dobré, 2002, p.1 70).
C'est donc dans ce courant de l' « écosociologie
» qui étudie les problèmes globaux que s'inscrira notre
recherche, tout en apportant certains éléments de
réflexion dans des domaines tels que les représentations, la
sensibilité et les pratiques.
2.3.2.2 Un problème qui nécessite une
approche interdisciplinaire et systémique
Les problèmes environnementaux sont, par nature, des
problèmes qui font appel à des approches interdisciplinaires. Par
leurs problématiques souvent complexes, ils convoquent à la fois
les sciences naturelles et physiques (biologie, écologie, chimie,
physique...) pour l'explication à proprement dit des
phénomènes, mais aussi les sciences sociales (sociologie,
psychologie sociale, économie...) pour l'explication des interactions
entre les activités humaines et ces phénomènes. Le recours
à des disciplines complémentaires permet donc d'expliquer les
différentes facettes des problèmes (théories et
méthodes différentes. Etant donné le caractère
interdisciplinaire de ce sujet nous ferons donc appel, tout au long de notre
travail à des théories et concepts développés pas
des sociologues, psychologues sociaux et économistes.
Le changement climatique constitue un bel exemple de cette
nécessité d'interdisciplinarité. Il s'agit de comprendre
la complexité des interactions entre les acteurs, et les contraintes
d'origines naturelles ou anthropiques qui contrôlent la dynamique des
anthroposystèmes (Lévêque, 2003). Une approche
systémique étudiant les principales composantes du
problème et leurs interactions apparaît donc indispensable. Sur ce
point, il nous semble intéressant pour la suite de l'analyse de rappeler
les trois principes généraux fondant les propriétés
d'un système (Lévêque, 2003, p.1 16):
- le principe de dépendance interactive : un
système est composé par un ensemble d'éléments qui
interagissent de telle sorte que le fonctionnement de chacun d'entre eux, voir
leur existence, sont conditionnés par les autres5.
- le principe d'émergence : Les éléments
en interaction qui composent le système forment une entité de
laquelle « émergent » des propriétés nouvelles
par rapport à celles de chacun des éléments. C'est le
principe aristotélicien selon lequel « le tout est plus que la
somme des parties ».
5 Il est important de noter que cette
dépendance interactive ne se limite pas aux éléments d'un
même système. En effet la plupart des systèmes sont des
systèmes ouverts, qui dépendent de leur milieu et exerce une
pression sur celui-ci. Un système n'est donc pas isolé de son
environnement.
- le principe de rétroaction (feed back) = principe
d'effet en retour du tout vers les parties. Boucles permanentes d'interaction.
Le comportement et l'évolution d'un élément
inséré dans un système dépendent du
système.
La nécessité de considérer les
interactions entre plusieurs éléments d'un même
système ou bien entre plusieurs systèmes, nous amène donc
à réfléchir sur la relation que l'individu peut entretenir
avec les autres éléments de la société. Comment
faire pour tenir compte dans notre analyse de l'ensemble des ces interaction
?
2.3.2.3 La nécessité d'un nouveau
paradigme pour l'analyse des pratiques individuelles face au changement
climatique : le paradigme de la théorie de l'individualisme
méthodologique complexe (IMC)
Quelle est la relation entre individus et structures
collectives ? Quelle est la part du social dans la constitution de l'individu ?
Quelle est l'influence de l'individu sur les structures collectives ? Dans quel
sens et dans quelle mesure sommes-nous influencés à travers les
liens sociaux que nous entretenons dans les décisions que nous prenons
envers nous-mêmes et envers les autres ? Ayant conscience des limites
respectives du holisme et de l'individualisme méthodologique6
pour répondre à ces grandes questions sur la place de l'homme
dans la société nous avons choisi un positionnement
intermédiaire celui du paradigme de l'individualisme
méthodologique complexe :
« Dire que l'évolution de cette
société artificielle est le produit des interactions d'individus
déjà constitués hors de la société n'a aucun
sens car nous voyons ici que l'identité des individus change au cours du
jeu social et que leurs téléologies individuelles se constituent
précisément au cours de leur évolution dans un contexte
social. Mais dire que l'évolution de cette société est
dirigée par des régularités qui préexistent aux
interactions des agents n'a pas non plus de sens. [...] L'adoption de nouveaux
principes, de nouvelles valeurs, de nouveaux traits sociaux sont
conditionnées par la métadynamique définie par
l'arrangement des entités sociales existantes, mais chaque individu
porte en lui la possibilité d'introduire l'innovation qui un jour
modifiera de manière significative cette métadynamique
.»
Ainsi, si nous empruntons aux approches de M. Weber et R.
Boudon d'une part, une représentation de la société
basée sur l'idée que les phénomènes collectifs
doivent être décrits
6 Nous entendons ici les terme « holisme
» et « individualisme » dans le sens que la tradition
sociologique leur à donné. Ainsi nous pouvons définir le
holisme comme un « déterminisme social » (les comportements
sont socialement déterminés). A l'opposé le courant de
l'individualisme méthodologique part du principe qu'il faut analyser les
effets sociaux comme une agrégation d'actions individuelles.
et expliqués à partir des
propriétés et des actions des individus et de leurs interactions
mutuelles, et d'autre part une méthode basée sur la
compréhension et l'explication du sens donné par les individus
à leurs action, nous devons faire attention de ne pas tomber dans un
excès de relativisme. « La vie quotidienne ne peut pas
émerger comme champ autonome, car elle est enfermée dans la
rigidité de l'institution qui tend à reproduire les conditions de
l'action, l'application des normes étant garante de l'ordre social
» (Juan, 2002, p.1 31).
Appliquer cette perspective à notre cas d'étude
revient tout d'abord à reconnaître que les émissions
individuelles de gaz à effet de serre, par leur agrégation, sont
responsables du changement climatique (on ne crée pas ainsi une «
société » supérieure aux individus qui seraient
responsables des émissions, comme c'est bien souvent le cas dans les
discours des individus). Il s'agit donc de reconnaître la
responsabilité de chaque individu dans le phénomène du
changement climatique. Mais adopter le paradigme de l'IMC revient aussi
à reconnaître l'existence d'inerties, de contraintes qui
pèsent sur l'individu et oriente sa sensibilité et ses pratiques
face au changement climatique.
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