Université de Perpignan, UFR Sciences de l'Homme et de
l'Humanité
LE SYMBOLISME
DE L'OMBRE ET DE LA
LUMIÈRE
DANS LORENZACCIO
DE MUSSET
SOUS L'INFLUENCE DE SHAKESPEARE
Marie HAVARD
Sous la direction de Mlle Nathalie SOLOMON
Mémoire de Master 1
Lettres Modernes
Octobre 2005
Marie HAVARD
LE SYMBOLISME DE L'OMBRE ET DE LA
LUMIÈRE
DANS LORENZACCIO DE
MUSSET
SOUS L'INFLUENCE DE SHAKESPEARE
Université de Perpignan, UFR Sciences de l'Homme et de
l'Humanité
Sous la direction de Mlle Nathalie SOLOMON, maître de
conférence en Littérature du XIX ème siècle
Mémoire de maîtrise / de Master 1 de Lettres
Modernes
Octobre 2005
SOMMAIRE
-
Sommaire...................................................................................
p.3
-
Introduction.................................................................................
p.5
- Partie I : OMBRE OU LUMIERE : UNE SYMBOLIQUE POUR
DECRIRE LE MONDE
REPRESENTE..................................................................
p.31
CHAPITRE 1 : THEATRALITE COMME METAPHORE DE LAVIE.. p.32
1.1 :
Scénographie................................................................
p.33
1.2 : Mise en scène et effet
scénique........................................... p.40
CHAPITRE 2 : LA REPRESENTATION IMAGINAIRE DES PERSONNAGES ET
DE LEUR ENVIRONNEMENT..................... p.46
2.1 : La peinture des
personnages................................................ p.46
2.2 : Un environnement
symbolique............................................. p.52
- Partie II : OMBRE ET LUMIERE : DEUX NOTIONS
INTERDEPENDANTES QUI TRADUISENT LA COMPLEXITE DES
PIECES.................................
...............................................................................................
p.59
CHAPITRE 1 : OMBRE ET LUMIERE INEXTRICABLES................
p.60
1.1 :Les aspects sombres de la
lumière.......................................... p.61
1.2 : Les aspects lumineux de
l'ombre.......................................... p.64
CHAPITRE 2 : LORENZO, ESSENCE DE CETTE DIALECTIQUE.....
p.70
2.1 : L'ambivalence de
Lorenzo.................................................. p.70
2.2 : Le personnage comme
ombre............................................... p.76
CHAPITRE 3 : LORENZACCIO, UNE HISTOIRE DE
L'HUMANITE...p.81
3.1 : L'ambiguité des
personnages............................................... p.82
3.2 : La complexité
humaine...................................................... p.86
- Partie III : DE L'OMBRE A LA LUMIERE : JEUX DE
REGARD................p. 93
CHAPITRE 1 : L'OMBRE DU
MASQUE......................................p. 95
1.1 : Le masque, obstacle aux regards entre les
personnages ?...............p. 96
1.2 : Le destinataire face aux
masques...........................................p.105
CHAPITRE 2 : LES JEUX DE
LUMIERE....................................p.111
2.1 : Les personnages et les
fenêtres.............................................p.111
2.2 : Des lumières pour le
destinataire...........................................p.117
-
Conclusion..................................................................................p.124
-
Bibliographie..............................................................................p.137
-
Annexe......................................................................................p.140
- Sommaire
détaillé.........................................................................p.142
INTRODUCTION
La symbolique de l'ombre et de la lumière
utilisée par Musset est déjà présente chez
Shakespeare. Avant de nous intéresser de plus près à
Musset, il semble utile de rappeler quelques aspects de la réception de
Shakespeare en France. La réception de Shakespeare en
France est complexe et partagée. Voltaire est le premier à jouer
un rôle important pour l'avènement de Shakespeare sur la
scène française : il fait jouer Brutus, tragédie
en cinq actes, en 1730. La pièce, adaptée librement, entre
autres, de Julius Caesar, à la fois pour mieux correspondre aux
règles du théâtre classique (qui n'admet pas de
représentation du peuple par exemple) mais aussi pour apporter de
nouvelles idées au théâtre français (moins de
rigueur ) à propos de la bienséance qui en ce temps-là
accepte un suicide mais pas un meurtre sur scène, tentative de renouveau
des sujets en ajoutant une notion politique), a un succès
modéré. L'effet produit à Londres par le fantôme du
père d'Hamlet a vivement frappé Voltaire, et il espère
obtenir une impression semblable avec le spectre d'Amphiaraüs qu'il
introduit dans sa pièce Eriphyle en 1732. Il retire cette
pièce, à laquelle il ne voit que des défauts, pour la
remplacer par Sémiramis en 1748, et où
il introduit un spectre, l'ombre de Ninus sortant de son tombeau, pour
prévenir un inceste, et pour venger sa mort. Certaines scènes de
Macbeth, plus particulièrement les scènes de meurtre,
l'ont inspiré pour écrire Mahomet (1742). Avant
Voltaire, le nom de Shakespeare n'était que très rarement
prononcé. Louis XIV possédait une copie du second folio1(*) dans la bibliothèque
royale et le surintendant Fouquet avait des exemplaires de travaux de
Shakespeare. Dans la revue Le Journal des Savants en 1708, Shakespeare
est décrit comme « le poète anglais le plus
célèbre en ce qui concerne la tragédie ». Mais
le peu d'approfondissement que cet article porte au dramaturge est la preuve
évidente qu'il reste encore méconnu, et peut-être
même bien peu lu.
Voltaire se rend en Angleterre en 1725. L'impact que la
découverte de Shakespeare a sur lui est énorme. Il reprend
à son compte ses idées, son « génie »,
qu'il admire puisqu'il propose des traductions d'Hamlet et de
Julius Caesar. Il apprécie avant tout le traitement de
l'action. Cependant, l'attention que Voltaire porte au dramaturge anglais est
complexe. Dans Les Lettres Philosophiques, il écrit de celui
qui « passait pour le Corneille des anglais » :
« Il avait un génie plein de force et de
fécondité, de naturel et de sublime, sans la moindre
étincelle de bon goût, et sans la moindre connaissance des
règles »2(*). Voltaire, qui s'approprie Shakespeare pour remodeler
le théâtre français, se montre très critique
vis-à-vis de lui. Il n'admire que « quelques morceaux
détachés », comme par exemple le monologue d'Hamlet, de
l'acte III, scène 1, dont il propose une traduction dans la lettre XVIII
des Lettres Philosophiques. Selon lui, les pièces anglaises
sont « presque toutes barbares, dépourvues de
bienséance, d'ordre, de vraisemblance » et ont « des
lueurs étonnantes au milieu de cette nuit ». Nous remarquons
bien ici quelle est la principale difficulté pour la bonne
réception de Shakespeare en France : les règles qui dirigent le
théâtre du dix-huitième siècle. Le passage où
les fossoyeurs, dans Hamlet, creusent une tombe en plaisantant, en buvant et en
chantant3(*) est totalement
inacceptable. Il ne correspond pas à la règle d'unité de
ton qui constitue le bon goût de l'époque. Les scènes de
violence et de meurtre sont des irrégularités qui ne
correspondent pas à la bienséance. Le règne de Louis XIV
avait amené la France à être l'un des hauts lieux de
culture, mais la littérature devait être codifiée pour
donner au pays une apparente unité. Les trois règles sur le
temps, le lieu, et l'action, les règles d'Aristote ainsi que celles
définies par Boileau dans l'Art Poétique dominaient la
littérature.
Voltaire, dans ses traductions de Julius Caesar et
d'Hamlet, remodèle le théâtre anglo-saxon,
jugé irrégulier, pour qu'il corresponde au bon goût de son
siècle. La version qu'il propose du célèbre monologue
d'Hamlet diffère de la version shakespearienne. Elle est plus
réductrice. Voltaire omet intentionnellement l'idée de
rêves et il rajoute une notion anti-cléricale qui n'existait pas
dans le texte original. Il utilise Shakespeare pour attaquer le clergé
français et pour diffuser ses idées sur la religion. Dans La
Mort de César, il supprime les personnages féminins et
réduit la pièce à des crimes politiques, à des
sentiments patriotiques et à l'amour de la liberté. C'est un
échec: le public français la trouve barbare, et sa construction
en trois actes est trop irrégulière ; en Angleterre, le
public est déçu de ne pas reconnaître l'authentique
Julius Caesar. Ainsi la première apparition de Shakespeare en
France est indirecte et déguisée, puisque
Voltaire réutilise Shakespeare à son compte, dans le but de
rénover la scène française. On voit ainsi la
complexité de la réception de Shakespeare en France, et ce,
dès les débuts du dix-huitième siècle.
LaPlace propose en 1745 une traduction de Shakespeare beaucoup
plus fidèle que celle de Voltaire. Cependant, pour un grand nombre de
pièces il résume en prose les scènes qui lui semblent les
moins importantes. Le théâtre de Shakespeare est toujours
considéré comme étrange, contraire aux règles et
aux préceptes d'Aristote, mais on commence à s'y
intéresser, pour la richesse de son imagination, pour les variantes de
constructions. Cette première « véritable »
traduction permet au public français de percevoir les plagiats commis
par Voltaire. L'intérêt pour l'Angleterre et pour sa
littérature commence alors à se développer en France,
même si, pour Voltaire, cet intérêt a comme but
d'établir par comparaison une critique de la France.
Le Tourneur, à son tour, traduit le
théâtre de Shakespeare, traduction beaucoup plus complète
puisqu'elle se fait en vingt volumes, et supérieure aux
précédentes, bien que le texte soit traité encore avec
beaucoup de liberté. La préface de l'oeuvre de Le Tourneur joue
un grand rôle dans la transformation progressive du paysage
littéraire français, transformation qui avait commencé
dès Voltaire. Il y critique l'hégémonie des règles
sur l'écriture et émet l'idée de la
supériorité de Shakespeare sur Corneille et Racine, dont les
oeuvres restent cependant des merveilles du classicisme, au succès
incontestable. Voltaire n'apprécie pas ces traductions, qui jettent une
ombre sur son propre succès littéraire. Il multiplie les attaques
contre Shakespeare4(*).
Cependant, La Place et Le Tourneur ont ouvert de nouvelles
perspectives, et peu à peu, la réflexion sur les règles va
s'amplifier, le goût du public va s'élargir et s'ouvrir au
théâtre étranger. Les autres traducteurs de Shakespeare
continuent dans le même sens que les précédents, et avec
de plus en plus de succès : Ducis réussit la performance de
traduire sans connaître la langue anglaise, en se fondant sur les travaux
de La Place et de Le Tourneur et c'est un triomphe, malgré la libre
adaptation qui déforme les textes.
Le débat sur la question des règles en France
recoupe le problème de la réception de Shakespeare: faut-il
laisser Shakespeare gagner le théâtre français, même
si ses pièces sont irrégulières? Shakespeare,
« casus belli », devient alors un symbole, celui d'un
nouveau courant littéraire émergent qu'on appellera plus tard le
romantisme.
Au début du XIXe siècle, les idées
romantiques ne prennent leur sens qu'en tant qu'opposées à celles
du classicisme. N'oublions pas que le terme « romantisme »
ne sera utilisé que plus tard par Hugo. Stendhal parle de
« romanticisme » en 1823, et avant cela, le mot n'existe
pas en France. C'est Madame de Staël qui va introduire l'adjectif
« romantique » en France, pour traduire l'allemand
« romantisch », qui caractérise ce qui s'oppose au
classicisme. Dès 1800, Madame de Staël prend position dans le
débat autour de Shakespeare. Dans De la littérature
considérée dans ses rapports avec les institutions sociales,
elle retrace l'évolution de la littérature et de la pensée
à travers différents types de sociétés, de
gouvernements et de religions. Elle propose un renouveau des modèles de
la littérature : il faut s'inspirer non plus des Greco-latins mais
des Nordiques, qui expriment les sentiments et les sensations ; et elle
suggère l'émancipation des règles strictes du classicisme.
Dans le chapitre XIII, elle explique la violence et les sujets barbares de
Shakespeare par ses origines nordiques5(*), et justifie ainsi les
« défauts » qui déplaisent aux lecteurs
contemporains. Elle loue en Shakespeare la connaissance du coeur de l'homme, la
peinture des passions et, surtout, l'effet que son théâtre produit
sur le lecteur, qui ressent les mêmes émotions qu'il ressentirait
dans la vraie vie6(*).
Cependant, elle n'apprécie pas son style, trop touffu, ni les
répétitions inutiles, le recours au fantastique, ni les images
devenues incohérentes par l'utilisation excessive de contrastes7(*). Nous remarquons que le style de
Shakespeare reste en partie inacceptable même pour ceux qui reconnaissent
son génie. Cela dit, Madame de Staël, après avoir lu
Shakespeare, souhaite un remaniement du théâtre français
pour qu'il mette en scène le vrai caractère de l'homme, que lui
seul a su décrire. Dans De l'Allemagne, qui paraît
quelques années plus tard, elle réaffirme ses idées
libérales et modernes et donne Shakespeare comme exemple de
beauté capable de vivifier la littérature. Elle révise son
jugement sur le mélange des genres : c'est ainsi qu'est
véritablement le coeur humain. Elle prône le rejet des trois
unités à part celle d'action et elle critique de ce fait le
classicisme français. En outre, Madame de Staël contribue à
faire connaître en France Schiller, Goethe et Schlegel, du
« Sturm und Drang », mouvement romantique allemand, ce qui
va jouer un grand rôle pour le développement d'une nouvelle
littérature en France, une littérature moderne et
libérée des contraintes. Chateaubriand importe aussi
considérablement dans la naissance du courant romantique, lui que Victor
Hugo va choisir comme maître spirituel. Dans son essai Shakspere ou
Shakspeare en 1801, il cite de belles scènes du
théâtre de Shakespeare ; il approuve l'utilisation des
contrastes, qui correspondent à la vraie vie, et du naturel ; il
écrit avec enthousiasme :
« Pauvres gens qui ne sentez pas ce qu'il y a de
merveilleux dans ce dialogue : la nature elle-même prise sur le fait !
Quelle simplicité ! quel naturel ! quelle franchise ! quel contraste
comme dans la vie ! quel rapprochement de tous les langages, de toutes les
scènes, de tous les rangs de la
société ! »8(*)
Cependant il a un jugement négatif en ce qui concerne
son style : Shakespeare utilise parfois un style noble et poétique
pour rendre compte de situations ordinaires. Chateaubriand et Madame de
Staël cherchaient à modifier la littérature par un esprit
nouveau, le premier par le christianisme9(*), la seconde par l'idée moderne de la perfection
de l'homme et par l'ouverture au théâtre étranger. Ces deux
écrivains amorcent les premières hostilités contre le
classicisme et ils influencent profondément l'un des plus grands auteurs
du XIXe siècle, Victor Hugo, dont la préface de Cromwell
marque la naissance du romantisme. A nouveau, on utilise les travaux de
Shakespeare dans un but bien précis, qui est celui de démontrer
la solidité des arguments modernes. A partir de ce moment, le destin de
Shakespeare est véritablement lié à celui du
romantisme.
Guizot publie en 1821 les Oeuvres complètes
de Shakespeare, permettant à la jeune génération de
poètes et de critiques de se créer un avis personnel sur le
poète et dramaturge anglais. Dans Shakespeare et son temps, il
s'oppose clairement aux règles des trois unités:
« L'unité d'impression, ce premier secret de
l'art dramatique, a été l'âme des grandes conceptions de
Shakespeare et l'objet instinctif de son travail assidu, comme elle est le but
de toutes les règles inventées par tous les systèmes. Les
partisans exclusifs du système classique ont cru qu'on ne pouvait
arriver à l'unité d'impression qu'à la faveur de ce qu'on
appelle les trois unités. Shakespeare y est parvenu par d'autres
moyens ».10(*)
En effet, l'illusion est nécessaire pour
apprécier une pièce de théâtre ; or, l'illusion
repose sur l'émotion suscitée chez le spectateur.
L'émotion est donc essentielle. Pour la créer, il faut que la
pièce dégage une impression de vérité. La
règle des trois unités se révèle donc inutile.
Guizot, dans ce texte, propose une critique historique de Shakespeare. Il
explique que la nation anglaise accepte la liberté et
l'indépendance individuelles, même sous le despotisme des Tudor,
et que toutes les classes sont unies lorsqu'il s'agit de s'exprimer sur un
sujet national ou local. Les premiers poèmes dramatiques étaient
nationaux et religieux, et ils n'appartenaient pas à une classe en
particulier, ce qui peut expliquer le succès des tragédies qui
vont être créées sur ce modèle. Peut-être
Stendhal a-t-il lu cette critique, puisqu'il propose la création de
tragédies nationales françaises libérées des
contraintes, dans Racine et Shakespeare.
Le romantisme s'élève donc contre le
classicisme, pour rejeter ses canons esthétiques : d'un
côté nous avons la vérité personnelle, l'absence de
règles, le mélange des genres, l'émotion, la
démesure et la provocation, de l'autre nous trouvons la
vérité universelle, les règles, la distinction des genres,
la raison, la mesure et la bienséance. Le romantisme impose des
thèmes négligés jusqu'alors : un idéal social,
la nature comme miroir de l'âme, l'originalité trouvée dans
de nouvelles formes, l'imagination et le fantastique, l'épanchement du
moi, le goût pour le passé (pour les périodes troubles plus
particulièrement), pour l'exotisme et pour le mystérieux. Puis le
goût pour le drame se développe : la mort, le macabre et la
violence attirent de plus en plus le spectateur.
Deux textes importants, qui deviennent des manifestes du
romantisme, paraissent, en 1823 avec Racine et Shakespeare de
Stendhal, et en 1827 avec Cromwell de Victor Hugo. A sa naissance, le
courant romantique est divisé entre les romantiques royalistes et
religieux (comme Chateaubriand, qui s'exprime contre le rationalisme des
Lumières et contre la Raison qui conduit à la perte de la foi, et
qui célèbre le merveilleux chrétien) et les romantiques
libéraux et anticléricaux (qui sont plus attachés aux
règles classiques). L'idée de Stendhal est de modifier le
goût qui se conformait aux doctrines de La Harpe dans son Cours de
littérature ancienne et moderne11(*). Selon lui, il faudrait instaurer une tragédie
nationale en prose, parce que la prose crée l'illusion du naturel. La
tragédie doit correspondre à l'époque et concerner le
spectateur, car le goût du public a changé, comme il
l'écrit dans la définition du
« romanticisme » devenue
célèbre :
« Le romanticisme est l'art de
présenter aux peuples les oeuvres littéraires qui, dans
l'état actuel de leurs habitudes et de leurs croyances, sont
susceptibles de leur donner le plus de plaisir possible. Le
classicisme, au contraire, leur présente la
littérature qui donnait le grand plaisir possible à leurs
arrière-grands-pères ».
Pour lui, Shakespeare est le représentant de ce genre
de littérature romantique, lui dont les oeuvres sont riches d'action et
de terreur, sans fausse délicatesse, et qui mettent en scène des
personnages approfondis. Son théâtre est libéré et
représente l'actualité, il est mieux adapté car il n'est
pas codifié et ainsi, il est vivant et passionné. Dans le
Racine et Shakespeare de 1825, il donne une définition de la
tragédie romantique : « Qu'est-ce que la tragédie
romantique ? Je réponds hardiment, c'est la tragédie en
prose qui dure plusieurs mois et se passe en des lieux
divers »12(*).
Victor Hugo rassemble les idées provenant du romantisme
libéral et anticlérical et celles du romantisme royaliste et
religieux. Comme Stendhal, il encourage les écrivains à
rechercher le vrai et à plaire au public contemporain en créant
un théâtre qui représente la vie réelle sous tous
ses aspects. Il faut donc condamner les règles aristotéliciennes
de lieu et de temps, mais conserver celle d'action. Ainsi, le drame romantique
nécessite une totale liberté d'écriture, qui trouve sa
réalisation dans le rejet de règles et de modèles, sauf
des « lois générales de la nature ». Une fois
encore, Shakespeare est donné en exemple, et est associé au
drame13(*). D'ailleurs,
nous pouvons remarquer que Victor Hugo emploie la notion de drame alors que
Stendhal utilise celle de tragédie14(*). Les deux écrivains sont romantiques mais de
façon différente : Stendhal veut un théâtre
naturel avant tout, alors que pour Hugo le vers est indispensable pour
créer une oeuvre hors du commun. Hugo donne une définition du
drame dans la préface de Cromwell, en 1827 :
« L'ode chante l'éternité,
l'épopée solennise l'histoire, le drame peint la vie. Le
caractère de la première poésie est la
naïveté, le caractère de la seconde est la
simplicité, le caractère de la troisième, la
vérité. [...] Les personnages de l'ode sont des colosses
[...] ; ceux de l'épopée sont des géants ;
[...] ; ceux du drame sont des hommes : Hamlet, Macbeth, Othello.
L'ode vit de l'idéal, l'épopée du grandiose, le drame du
réel. Enfin, cette triple poésie découle de trois grandes
sources : la Bible, Homère, Shakespeare »15(*).
En quelques phrases Victor Hugo situe le drame parmi les
grands genres de la littérature de l'antiquité. Le drame
romantique, selon Hugo, doit donc se rapprocher de la totalité complexe
de la vie, tout en représentant l'homme tel qu'il est, et non pas tel
qu'il a été. Le drame est un genre à part entière,
qui dépasse l'opposition entre tragédie et comédie, qui
n'est pas codifié.
Hugo, plus que Stendhal, défend la liberté
créatrice contre les règles extérieures.
En 1830, dans la préface d'Hernani, il écrit
hardiment : « La liberté dans l'art, la liberté
dans la société, voilà le double but auquel doivent tendre
d'un même pas tous les esprits conséquents et logiques
» et « Le romantisme, tant de fois mal défini, n'
est, à tout prendre, et c'est là sa définition
réelle, si l'on ne l'envisage que sous son côté militant,
que le libéralisme en littérature ». Cette
liberté est purement matérielle, puisqu'il s'agit de traiter avec
désinvolture les règles d'écriture, et thématique,
puisque, comme nous l'avons vu, la littérature doit être
génératrice de nouveaux sujets. L'oeuvre romantique,
libérée, doit créer du nouveau, de l'inouï, et pour
cela elle doit être marquée par l'unicité de l'auteur en
tant qu'individu. La pièce fait scandale lors de sa
représentation et elle reste célèbre dans l'histoire sous
le nom de la « bataille d'Hernani ». Hugo, dans cette
pièce, fait beaucoup d'entorses romantiques à la langue : il
met en oeuvre ce qu'il loue dans la préface, le libéralisme en
littérature, en utilisant des termes familiers ou communs, en
transformant le vers, en faisant parler les nobles avec un style bas, en
créant des métaphores nouvelles, inattendues et saisissantes. Les
classiques affrontent violemment les romantiques lors de la
représentation. Mais après ces hostilités, les affronts
faits au romantisme deviennent de plus en plus rares, et cette nouvelle
façon de penser et d'écrire finit par conquérir le
siècle. Les revues romantiques se multiplient ; elles ont pour nom
Le Conservateur littéraire (1819), La Muse
Française (1823). Le critique Sainte-Beuve fait paraître des
articles concernant le romantisme dans Le Globe, ce qui fait de ce
journal l'organe des théories nouvelles.
Dans ce contexte, Shakespeare devient un modèle pour
tous. Il est de toutes les conversations et sa gloire résonne dans de
nombreux écrits romantiques de l'époque. Il est source de toute
la littérature anglaise pour Chateaubriand16(*) ; il est admiré
par Dumas17(*) ; il
inspire Vigny, Hugo et Musset ; il est donné en exemple par
Stendhal, qui écrit qu'il ne faut pas imiter directement Shakespeare,
mais qu'il faut imiter son art d'analyser le monde ; il est cité
par Hugo, qui, dans la préface de Cromwell, définit
« Juliette, Desdémonia, Ophélia » comme des
beautés sublimes de la littérature et « Iago, [...]
Polonius, [...] Falstaff » comme des personnages grotesques ; il
est la source du renouveau littéraire pour Guizot18(*)...
La richesse du vocabulaire de Shakespeare, la valeur qu'il
donne aux symboles, la vision complexe qu'il livre de l'homme et du monde
contemporain ont beaucoup de succès. Le pathétique, le sombre, le
terrifiant, peu à peu correspondent au goût de l'époque. En
effet, les années 1815-1830 concordent avec une époque de
bouleversement historique et social. Dès 1804, sous le règne de
Napoléon Bonaparte, l'Empire fournit aux citoyens une image
héroïque de la nation et l'enthousiasme est à son comble. En
1815, la monarchie est restaurée, l'aristocratie devient puissante, les
arts sont asservis et la liberté d'expression est
étouffée. Pour de nombreuses familles (dont celle de Musset),
l'Empereur reste le symbole d'un passé harmonieux et grandiose. La
Révolution de 1830 conduit à l'abdication de Charles X, et la
population espère une réforme libérale du régime,
voire une évolution vers la République. Mais la Révolution
échoue. En juillet 1830, la monarchie est restaurée à
nouveau et installe Louis Philippe au pouvoir. Le régime conservateur
met en place un droit de vote lié à la fortune, une
carrière d'homme politique qui n'est accessible qu'à partir de
quarante ans ; les plus pauvres et les jeunes sont exclus des affaires
publiques, la bourgeoisie est favorisée. Toute réforme politique
devient alors impossible, la déception et la désillusion
s'emparent de la classe des jeunes gens qui s'interrogent sur le fonctionnement
de la société. Louis Philippe anéantit les idéaux
de la liberté, dirige une répression au nom de l'ordre,
écrase les émeutes, instaure le règne de l'argent. Le
malaise, à la fois métaphysique et existentiel, est
considérable. L'idée que l'histoire est faite de frustrations
s'installe dans les esprits et influence la littérature. En 1832,
Vigny utilise le mot « spleen » dans Stello.
Dans ce roman philosophique, Stello dialogue avec le Docteur Noir et plusieurs
régimes politiques sont évoqués pour montrer que les
poètes ont été durement exclus à chaque fois. La
vie politique doit être séparée de la vie poétique,
et ainsi l'art ne perd pas sa dignité. Déjà, Chateaubriand
en 1802, dans Le Génie du christianisme, évoquait un
état de l'âme dû au progrès de la civilisation, qui
est frustrée parce qu'elle détient un savoir provenant des livres
ou de l'histoire des siècles passés mais qu'elle ne sait rien par
expérience : « L'imagination est riche, abondante et
merveilleuse ; l'existence pauvre, sèche et
désenchantée. On habite avec un coeur plein un monde vide ;
et sans avoir usé de rien on est désabusé de
tout »19(*).
Chateaubriand invente dans René un personnage aux sentiments
contradictoires, mélancolique, qui souffre de ce « vague des
passions ». Cela correspond bien aux jeunes romantiques qui sont en
proie à l'ennui le plus profond, parce qu'ils n'ont pas la
possibilité d'avoir un avenir prometteur et glorieux comme l'ont eu
leurs ancêtres. Musset dans son poème Rolla
définit les romantiques de 1830 comme les enfants d' « un
siècle sans espoir ». Cet ennui et cette déception
politique, ce « mal du siècle », les amène
à écrire plutôt qu'à se tourner vers une gloire
militaire qui n'est plus accessible, à chercher de nouveaux sujets, de
nouvelles formes. On recherche la liberté dans l'art comme on a voulu la
liberté politique. Ainsi, le drame romantique va naître, comme on
l'a vu plus haut, et mettre en scène l'influence de la
société sur le comportement de l'individu, et une
réflexion sur l'utilité de l'action dans l'histoire.
Nodier est nommé bibliothécaire de l'Arsenal en
1824, et il attire des écrivains, comme Lamartine, Hugo,
Alfred de Vigny, Stendhal, Alexandre Dumas, Gérard de Nerval,
Théophile Gautier, Prosper Mérimée et le peintre
Eugène Delacroix, dans cette bibliothèque. L'Arsenal devient
ainsi un des plus importants salons romantiques.
Hugo ouvre un cénacle a son tour, ce qui va socialiser
le romantisme et permettre aux jeunes écrivains, dont Musset fait
partie, de se rassembler et de lire leurs textes. Dès 1827, Sainte-Beuve
se joint à Hugo et le cénacle est appelé
« cénacle de Joseph Delorme ». Les réunions
ont lieu dans la « chambre aux lys d'or » (appelée
ainsi en raison du nom de la fleur poétique gagnée à
l'Académie des jeux floraux). Ici se retrouvent Balzac, Vigny, Dumas,
Sainte-Beuve, Musset, Mérimée, Emile et Antony Deschamps, Louis
Boulanger... mais aussi Delacroix et Berlioz, ainsi que des
femmes parfois, Mme Belloc et Mme Tastu. Tous les arts communient dans un
même esprit, dans l'exaltation, pour rejeter les conventions et pour
inventer de nouvelles formes laissant libre cours à l'imagination. Vigny
écrit une traduction de Shakespeare en 1828, en compagnie de
Deschamps : mais leur Roméo et Juliette n'est pas
joué. En 1829, il fait une nouvelle tentative avec La Bruguière,
et crée un Othello, ou le More de Venise en vers. La
pièce est jouée à La Comédie Française, mais
elle n'obtient malheureusement qu'un succès modéré. Elle
est écrite en alexandrins, le vers le plus noble qui soit. Vigny
supprime le rôle de Bianca, et transforme le dénouement, mais
cependant, il conserve la mention du mouchoir, qui est si contesté
à l'époque, pour la sensualité provocante qu'il connote,
le mouchoir étant un accessoire personnel et intime, et objet de charme,
comme l'éventail ou les pinces à cheveux. Au
théâtre, Shakespeare est de plus en plus représenté.
La troupe d'acteurs anglais, qui était venue à Paris en 1821 et
qui avait essuyé un échec retentissant, revient sur la
scène du théâtre de l'Odéon en 1827, avec un
succès considérable. De grandes figures du romantisme, comme
Vigny, Musset, Emile Deschamps, Sainte-Beuve, Delacroix, Gautier, Dumas, Hugo,
Boulanger, Huet..., assistent à la représentation20(*). Le jeu des acteurs est si
réussi que l'illusion est totale et que la pièce Hamlet
marque profondément tous ceux qui y ont assisté. Delacroix puise
ici son inspiration pour ses lithographies sur Hamlet, après
avoir publié en 1828 des gravures sur Faust de Goethe, autre
oeuvre chère aux romantiques. Delacroix est à Londres pour trois
mois en 1825, où il lit Shakespeare et Byron. Au théâtre,
il voit Kean jouer les pièces de Shakespeare et il est séduit par
la violence des passions qui se dégagent des oeuvres du dramaturge
anglais. Delacroix tente de faire en peinture ce que les jeunes
écrivains font en littérature : il recherche une nouvelle
forme d'expression, fondée sur la couleur avant tout. Les formes et les
traits des visages sont flous dans la Mort de Desdémone, de
1858, ce qui laisse une part d'imagination à celui qui regarde le
tableau. Il s'oppose ainsi à un peintre comme Ingres,
représentant du néoclassicisme, qui porte beaucoup d'attention
à la pureté des lignes. En 1827, son tableau La Mort de
Sardanapale est en quelque sorte un manifeste du romantisme en peinture.
Delacroix rencontre au Cénacle Musset, qui devient un de ses amis, et
les deux jeunes gens ont certainement des conversations intéressantes
sur l'art de la peinture, dont est passionné Musset, ou sur le
théâtre anglais, que Delacroix a eu l'occasion de mieux
connaître lors de son séjour en Angleterre.
Les pièces de théâtre jouées en
1827 à l'Odéon vont avoir aussi beaucoup d'influence sur les
compositeurs. Berlioz, qui a assisté à ces
représentations, compose La Symphonie fantastique, Le roi Lear,
Roméo et Juliette, La mort d'Ophélie, la
scène de funérailles d'Hamlet, et Béatrice et
Bénédicte. Harriet Smithson le charme à un tel point
avec son interprétation d'Ophélie qu'il tombe amoureux de
l'actrice et l'épouse en 1833. A ce propos, nous remarquons que le
personnage d'Ophélie a un succès considérable chez les
romantiques, et les exemples ne manquent pas : elle est présente
aussi bien dans des peintures de Delacroix (La Mort d'Ophélie,
en 1838) que dans ses lithographies et ses croquis, ainsi que chez Berlioz qui
compose une ballade nommée La Mort d'Ophélie en 1842,
chez Banville, avec le poème « La voie
lactée » du recueil des Cariatides (1843), ou encore
« Mascarades », et « A Henri Murger »
(1846) et jusqu'à Rimbaud, plus tard, qui écrit son poème
Ophélie. Ophélie représente la
jeune femme passionnée, jeune et belle, innocente et
mélancolique, qui subit la pression de la société au point
d'en devenir folle et de mourir tragiquement.
Nous pouvons donc remarquer que Shakespeare est adapté
dans tous les arts et pas seulement au théâtre. Cette
transposition marque enfin la réhabilitation de l'auteur, et un
apaisement des conflits entre classiques et romantiques, après bien des
polémiques. Le théâtre de Shakespeare a donc un rôle
important pour l'évolution de la littérature française.
Nous avons vu qu'il était utilisé de façon complexe, pour
illustrer de multiples idées : l'étrangeté et la
barbarie anglo-saxonnes, l'anti-christianisme, le libéralisme, la
révolte contre le classicisme...
Maintenant que nous avons exposé les différents
aspects de la réception de Shakespeare en France, ses enjeux, ses
relations avec le romantisme et avec les intentions de moderniser
l'écriture, et que nous avons défini les caractéristiques
du romantisme des années 1820-1830, nous pouvons nous intéresser
plus précisément au cas de Musset, qui ne s'explique que par sa
divergence avec les courants préexistants. Musset, comme tous les jeunes
écrivains de l'époque, est imprégné de la culture
romantique et il a certainement lu les textes de Stendhal et de Hugo, mais il
entretient des relations ambiguës avec ces nouvelles théories.
Adolescent en pleine recherche d'identité, il est séduit par
plusieurs orientations, sans cependant se déterminer à en choisir
une en particulier. Il étudie la philosophie, le droit, la
médecine, il se passionne pour le théâtre, la peinture et
la musique. Il étudie au Louvre pendant quelques mois en 1827, et c'est
certainement là qu'il a les premiers contacts avec la peinture de
Delacroix, qui expose notamment à ce moment-là La Mort de
Sardanapale. Il lit beaucoup, il se passionne pour le théâtre
étranger. Le romantisme de Goethe le marquera profondément, et il
lit Faust, Les Souffrances du jeune Werther, ainsi que
Les Brigands, et Guillaume Tell de Schiller. Ces oeuvres sont
ouvertes au passé, à l'inconnu, au surnaturel, et leurs auteurs
usent d'une certaine liberté d'écriture que la France n'a pas
encore acquise. Les romantiques allemands ont été les premiers
à apprécier la valeur de Shakespeare. Goethe n'écrit pas
selon la règle des trois unités, et ses textes laissent
transparaître une émotion semblable à ceux de Shakespeare.
Faust décrit la complexité de l'existence humaine, avec
passion et provocation. Dans Les Souffrances du jeune Werther, un
jeune homme inexpérimenté vit son amour pour une jeune femme
comme une souffrance et il finit par se suicider de désespoir amoureux.
Goethe développe les thèmes du désenchantement, de la
mélancolie, du goût de l'absolu dans l'amour et de la mort
héroïque qui sont chers aux romantiques français, et que
l'on retrouve en partie chez Musset. Schiller s'engage plus dans
l'écriture à caractère politique ; dans Les
Brigands il émet le problème de la liberté
individuelle en rapport avec la vie politique, avec son personnage du
hors-la-loi romantique, dont Victor Hugo s'inspire certainement pour
écrire Hernani. Musset garde peut-être en tête ce
sujet pour écrire Lorenzaccio. Ainsi le jeune Musset
découvre à la fois le romantisme allemand, français, et
anglais. Nous savons qu'il comprend l'anglais puisqu'en 1828, il publie une
traduction en français des Confessions of an opium-eater :
L'Anglais mangeur d'opium, ouvrage alors à la mode et qui se
vendait bien en librairie. La traduction qu'il propose de Thomas De Quincey
est assez libre. Cependant le choix de cette oeuvre à traduire n'est
peut-être pas anodin, et même si, selon Paul Musset, son
frère n'y apportait pas beaucoup d'importance, nous remarquons qu'elle
correspond au goût de l'époque. Le thème du voyage dans
l'imagination est un des thèmes récurrents du romantisme, et les
drogues sont un moyen de s'échapper de la réalité.
D'ailleurs Berlioz est inspiré par cette oeuvre - ou par la traduction
de Musset - quand il compose La Symphonie fantastique en 1855. Il met
en musique les visions d'un jeune artiste sensible qui est sous l'influence de
l'opium ; ses visions forment les différents mouvements de la
symphonie. Il est intéressant ici de voir à quel point les
oeuvres romantiques sont liées par les mêmes thèmes,
à quel point elles s'influencent mutuellement, dépassant les
frontières de la littérature, et comment les différents
arts s'entremêlent.
Mais revenons plus précisément à
Musset. Il aime la littérature étrangère,
et les textes anglais plus particulièrement. Il lit la poésie de
Byron, chez qui il découvre l'expression de la souffrance et de
l'orgueil, des questions métaphysiques, de la débauche, et de
l'incapacité à trouver le bonheur dans la vie. Ce poète
romantique anglais exprime ainsi à sa façon le « mal du
siècle » que Musset entrevoit déjà. Il lit aussi
Walter Scott, qui lui fait découvrir l'Ecosse et le roman historique, et
chez qui il trouve l'inspiration pour écrire sa première
pièce de théâtre : La Quittance du diable, en
1830. Ce drame court constitué de trois tableaux avait été
accepté au théâtre des nouveautés mais il ne sera
pas joué finalement. La pièce est influencée par la mode
romantique qui veut redécouvrir le Moyen-Age, avec ses personnages
populaires, que Walter Scott notamment évoque dans plusieurs de ses
romans, comme le célèbre Ivanhoé (1819). On
trouve aussi dans cette pièce l'apparition fantastique de squelettes
dans un tombeau (deuxième tableau) ainsi que le personnage de
Jonhy qui a conclu un pacte avec le diable, ce qui
rappelle le Faust de Goethe. Déjà,
Musset sait s'adapter à la mode du temps, et créer selon le bon
goût du lecteur.
Musset lit donc la littérature anglaise en version
originale, et il est passionné par le théâtre de
Shakespeare. Dans une lettre à son ami Paul Foucher datant du 23
septembre 1827, il écrit :
« Je n'ai même pas le courage de travailler ;
eh! Que ferais-je !... Retournerais-je quelques positions bien
vieilles ? Ferais-je de l'originalité en dépit de moi et de
mes vers ?... Je ne voudrais pas écrire, ou je voudrais être
Shakespeare ou Schiller : je ne fais donc rien ! [...] ».
Nous pourrions faire le rapprochement avec la
célèbre phrase de Victor Hugo : « Je veux
être Chateaubriand ou rien ». Ainsi Shakespeare est en
quelque sorte le « maître spirituel » de Musset,
comme Chateaubriand l'est pour Hugo. A cette époque, Musset
n'écrit pas encore du théâtre et il n'est pas satisfait de
ses premiers poèmes. Il voudrait avoir le génie de Shakespeare ou
de Schiller, mais il sent qu'il ne l'a pas, alors il choisit la poésie.
La représentation des pièces de Shakespeare en 1827 à
l'Odéon lui apporte le plaisir et l'émerveillement de voir une
pièce qu'il aime sur scène. De plus, cette soirée
mémorable va resserrer les liens qu'il commençait à lier
avec les romantiques. En effet, il est ami avec Paul Foucher, futur
beau-frère de Victor Hugo, et c'est ainsi qu'il est introduit au
Cénacle de Victor Hugo en 182821(*). Auparavant, il a été invité
chez Nodier, à l'Arsenal, où il côtoyait les romantiques
mondains et amicaux des salons, ce qui lui a permis de rencontrer de nombreux
intellectuels qui deviennent ses amis, comme Sainte-Beuve,
Mérimée, Vigny, Delacroix. Dans ces salons, il présente
ses poèmes et assiste à la lecture des travaux des autres. A ses
débuts, la poésie de Musset est une imitation servile des
romantiques et elle correspond audacieusement à la doctrine de Victor
Hugo, à un tel point que l'on peut considérer cela parfois comme
de la raillerie. C'est pour cela que l'on peut dire que Musset, dès ses
débuts, entretient des relations équivoques avec le
romantisme.
La majeure différence entre Hugo et Musset, c'est que
le premier oriente son écriture vers une pensée sociale et vers
un engagement politique, alors que le second parle de sa propre douleur dans
ses poèmes et se détache complètement de la politique. De
plus, Hugo recherche la vérité par l'écriture, mais en
même temps il souhaite que cette vérité soit
exprimée d'une manière non commune, pour laisser
transparaître le beau. Pour Musset, la liberté de la plume doit
être totale, et pour cela elle ne doit plus être asservie au
vers ; il crée le théâtre romantique en prose, qui
ainsi atteint au plus près la vérité de l'être et du
monde. Alors qu'il se cherche encore, après s'être orienté
vers de multiples et diverses études, Musset tente de croire aux
thèses romantiques de Victor Hugo. Mais il se rend bientôt compte
des limites que ce type d'écriture impose, ainsi que de ses
frustrations. Il se rend compte que l'écriture totale ne peut pas
exister au sens où l'entend Hugo, qui prône une création
littéraire toujours nouvelle, différente à chaque fois,
tout en restant naturelle : il faut imiter le style romantique mais sans
le copier, pour être toujours nouveau et ne jamais lasser le lecteur.
Mais Musset veut aller plus loin et créer différemment encore. Le
romantisme est alors pour lui une sorte de passerelle pour un nouveau type
d'écriture. Il imite les romantiques mais avec vigilance, tout en
faisant ses propres expériences. Il essaie par lui-même de voir
tout ce que peut lui apporter cette méthode, il ressemble à ses
maîtres sans être un
romantique au sens ou l'entend Hugo22(*); il est beaucoup plus libre.
D'ailleurs, il
déclare aimer autant Shakespeare que Racine, dans la
« Dédicace à M. Alfred Tattet » de La
Coupe et les lèvres. Musset a été
éduqué dans le goût pour les belles-lettres, puisque son
père et son grand-père étaient tous deux des
littéraires, le premier fervent admirateur de Rousseau et du
préromantisme sentimental, le second ami de
philosophes-écrivains de la seconde moitié du
XVIIIe siècle et lui-même poète. Il fait d'excellentes
études classiques et il aime Molière et La Fontaine. Il se
détache nettement de l'idéologie hugolienne qui lui paraît
trop artificielle en 1834, en inventant la notion de
« théâtre dans un fauteuil ».
Les premiers poèmes de Musset sont donc
effrontément romantiques. Les Contes d'Espagne et
d'Italie de1829 utilisent certes les thèmes
communs à l'époque, comme l'exotisme dans
« Venise » ou « Namouna », et ils font
preuve d'une grande liberté et de variété à cet
égard. Mais si l'on prend l'exemple de « La Ballade à
la lune », la démesure, le foisonnement d'images abstraites et
de métaphores, les images triviales qui démystifient la lune
(« N'es-tu rien qu'une boule ? / Un grand faucheux bien
gras / Qui roule / Sans pattes et sans bras ? ») peuvent
paraître excessives. Ce texte a souvent été pris comme un
affront de la part de Musset, qui « imite parfois trop hardiment les
recettes de ses maîtres tout en manifestant à leur égard
une irrévérence adolescente »23(*). Dans
« Namouna », conte oriental, Musset répond aux
critiques qui lui ont été faites, il s'adresse au lecteur, le
prend à témoin, justifie son texte, et critique l'utilisation
artificielle de la couleur locale. Il commence ainsi à s'afficher contre
le romantisme hugolien.
L'influence de Shakespeare est certaine. La seconde
pièce de Musset, La Nuit vénitienne, datant de 1830, est
un échec total lors de sa représentation. Simon Jeune
écrit : « Le mélange de passion
déchaînée à la première scène, de
comique burlesque et de dissertations subtiles à la deuxième, le
renoncement brusque et inattendu du héros tragique et son retour
à une vie de plaisirs faciles à la troisième, un style
tout en contrastes, tantôt paroxystique, tantôt simple et naturel,
parfois bouffon, souvent d'une élégance recherchée et
même affectée : cela suffisait à désorienter
le public et la critique [...] » 24(*). La pièce est profondément
marquée par l'influence de Shakespeare, de Byron, de Schiller, mais
aussi de tentatives nouvelles. L'action se situe à Venise. Musset aime
le décor vénitien, qui est d'ailleurs à la mode. La
pièce se
place sous l'égide de Shakespeare dès
l'épigraphe: « Perfide comme l'onde »,
traduction des paroles d'Othello qui parle ainsi de son épouse
Desdémone, quelques instants après l'avoir assassinée. Ce
n'est pas la première fois que Musset utilise le décor
vénitien, que l'on rencontre déjà dans les Contes
d'Espagne et d'Italie, dans le poème
« Venise ». La Nuit vénitienne annonce donc
déjà le goût de Musset pour l'ambiance italienne, pour
l'atmosphère de fête et de masques que l'on retrouve dans
Lorenzaccio. Cependant la pièce manifeste en quelque sorte la
transformation de certains thèmes courants chez les romantiques:
Razetta, qui voit Laurette se donner au prince d'Eysenach, ne se donne pas la
mort, et le héros exclu de la société ne parvient pas
à conserver l'amour de Laurette, qui se marie avec quelqu'un qui
correspond à sa classe sociale... On sent se dessiner une
réflexion sur les sentiments et les rapports entre les hommes et les
femmes que Musset développe dans ses prochains textes. Après
l'échec de la première pièce qu'il essaie de faire
représenter, il écrit des comédies (Les Caprices de
Marianne et Fantasio) et des proverbes (On ne badine pas avec
l'amour), et seulement deux drames historiques : André del
Sarto et Lorenzaccio.
Avant que le romantisme à la façon d'Hugo ne
s'épuise, Musset se démarque des écrivains de son temps et
il se consacre, après l'échec de La Nuit
Vénitienne, à une nouvelle écriture qu'il appelle
lui-même « un spectacle dans un fauteuil ». Il y a
deux éditions de ce nouveau théâtre. Spectacle dans un
fauteuil paraît en 1832, et cet ouvrage est constitué de Au
Lecteur..., de La Coupe et les Lèvres avec sa
Dédicace à M Alfred Tattet et avec
l'Invocation, de A quoi rêvent les jeunes filles, et de
Namouna. Dans le texte Au lecteur des deux pièces qui
suivent, Musset donne une justification à l'écriture d'un
spectacle dans un fauteuil :
« Mon livre, ami lecteur, t'offre une chance
égale.[à celle de l'Opéra] / Il te coûte à
peu près ce que coûte une stalle ; / Ouvre-le sans
colère, et lis-le d'un bon oeil. / Qu'il te déplaise ou non,
ferme-le sans rancune ; / Un spectacle ennuyeux est chose assez commune, /
Et tu verras le mien sans quitter ton fauteuil ».
Ainsi Musset déjoue toutes les difficultés, il
résout tous les problèmes dus aux représentations
théâtrales et au goût du public. Un Spectacle dans un
fauteuil (prose), publié en 1834, est constitué de deux
tomes. Le premier contient l'Avant-propos et les textes de
Lorenzaccio (1834), des Caprices de Marianne, et les
Chroniques Florentines de Varchi. Le second volume contient
André del Sarto, Fantasio, On ne badine pas avec l'amour et
La Nuit vénitienne. Musset republie ses pièces de
théâtre en les rassemblant sur un support par définition
littéraire et il inclut dans ce recueil celle qui avait avorté
sur scène. Il veut donc replacer ces pièces de
théâtre sous le signe de l'imagination et non pas sur une
véritable scène, ce qui peut sembler paradoxal. Dans
l'Avant-propos d'Un Spectacle dans un fauteuil (prose), il
évoque les raisons d'écrire, et il en arrive à la
conclusion que le poète écrit par besoin de s'occuper, de
travailler, et avant tout de s'exprimer, et non pas par désir de gloire
ou d'argent. Musset écrit du théâtre parce qu'il a besoin
de s'adresser à quelqu'un, mais comme les spectateurs ne sont pas assez
indulgents et qu'ils l'ont fait souffrir par le passé, il ne met pas en
scène. Ecrire un théâtre irreprésentable est le
moyen de s'adresser à autrui sans subir ses attaques.
Lorenzaccio est caractéristique de ce nouveau
genre théâtral. S'il est une des pièces de Musset qui est
vraiment difficilement représentable sur une scène, c'est bien
celle-ci, à cause de son foisonnement de lieux et de personnages.
Lorenzaccio est une pièce difficile à
caractériser. Elle se différencie à la fois du drame
romantique et des tragédies classiques. Le théâtre
classique propose des rôles stéréotypés. Or, dans
Lorenzaccio, tous les personnages sont en contradictions. Une
scène classique est délimitée par les entrées et
les sorties des personnages, ce qui n'est pas le cas dans la pièce de
Musset. Malgré cela, Lorenzo est déchiré entre deux
absolus, et il meurt hors de la scène, ce qui le rapproche des
héros tragiques de Racine. Cependant il peut aussi être
assimilé à un héros romantique, puisqu'il a un destin
particulier, qu'il est exclu de la société. Lorenzo est le
personnage du jeune romantique frustré, plus sensible que les autres,
qui vit dans le malheur. Ce qui peut faire de Lorenzaccio un drame
romantique, c'est aussi que certains passages sont totalement lyriques, comme
le dialogue entre Lorenzaccio et Philippe, à la scène 3 de l'acte
III. Musset mélange le style noble et le style bas ; le duc,
personnage de la Haute société, utilise un langage familier voire
grossier. Comme dans le théâtre hugolien, Musset mêle les
personnages sublimes - Marie, Catherine, Louise- et les personnages grotesques
- Bindo et Venturi. Mais à la différence de Victor Hugo, il
écrit dans une prose libérée des contraintes, et va donc
plus loin que le romantisme. En outre, la pièce touche un sujet
politique et moral, ce qui la rattache au théâtre shakespearien.
Les personnages se posent des questions métaphysiques sur la place de
l'individu dans la société et sur l'utilité de l'action.
Lorenzo et Hamlet, deux personnages à la conscience perdue,
répugnent à l'action, qui, ils le savent, ne change rien à
l'ordre du monde. Mais Lorenzo est révolutionnaire et Hamlet ne l'est
pas, il veut juste venger l'honneur de son père. Ainsi, la pièce
se situe au-delà de tous les genres connus, et elle est marquée
d'une complexité qui fait d'elle une oeuvre qui reste inclassable. Les
influences sont nombreuses et ambiguës.
Peut-on parler d'intertextualité entre les textes de
Shakespeare et celui de Musset? A la lecture, il semble que le texte de Musset
reprenne des caractéristiques de ceux de Shakespeare en effet, comme le
grand nombre de scènes, de lieux, de personnages... ainsi que les
réflexions qu'il prête aux personnages principaux. Mais cette
contamination des textes est plus complexe que l'on pourrait le croire. Il peut
y avoir contamination lorsque les personnages agissent comme les personnages
d'autres pièces. Mais à quel niveau d'implicitation cette
influence est-elle observable? Gérard Genette dans Palimpsestes, la
littérature au second degré donne les définitions de
cinq types de transtextualité25(*). Il y a intertextualité lorsqu'il y a
« coprésence entre deux ou plusieurs textes ». Cette
coprésence peut se révéler de façon très
explicite : par une citation, de façon moins explicite : par
un plagiat, et de façon encore moins explicite : par une allusion.
On pourrait dire qu'il y a donc intertextualité entre
Lorenzaccio et Hamlet au sujet des
« mots » : lorsque Lorenzo dit « Pas un
mot ? Pas un beau petit mot bien sonore ? » (acte II,
scène 4) et « ah ! les mots, les mots, les
éternelles paroles ! » (acte IV, scène 9), que le
duc dit « Des mots, des mots, et rien de plus » à
l'acte III, scène 6 et que Philippe s'exclame « Un mot, un
mot, ô conscience ! » à la scène 3 de l'acte
III, cela nous rappelle évidemment « words, words,
words ! » de l'acte II, scène 2. De même, lorsque
Lorenzo s'exclame : « [...] je ne puis ni me retrouver
moi-même ni laver mes mains, même avec du sang ! »
(IV.5), cela nous rappelle évidemment l'obsession de Lady Macbeth
(V.1 : « Yes, here's a spot. [...] Out, damned spot ! Out,
I say ! [...] What, will these hands ne'er be clean ? [...] Here's
the smell of the blood still. All the perfumes of Arabia will not sweeten this
little hand ») . Selon M. Riffaterre,
« L'intertextualité est la perception, par le lecteur, de
rapports entre une oeuvre et d'autres qui l'ont précédée
ou suivie ». Mais la référence que Musset fait à
Shakespeare n'est pas toujours aussi explicite, et cette interprétation
dépend beaucoup de la subjectivité lecteur. Le second type de
transtextualité est la paratextualité, c'est-à-dire
lorsqu'il y a des références précises à un texte,
par un titre, un sous-titre, ou par les noms donnés aux personnages. Ce
n'est pas le cas chez Musset. Le troisième type est la
métatextualité : une relation de commentaire
« unit un texte à un autre texte dont il parle, sans
nécessairement le citer [...] ». Musset ne commente pas les
textes de Shakespeare. Le quatrième type est l'hypertextualité,
« toute relation unissant un texte B ( hypertexte) à
un texte antérieur A (hypotexte) sur lequel il se greffe d'une
manière qui n'est pas celle du commentaire ». Musset
n'évoque pas directement Shakespeare dans Lorenzaccio, mais la
pièce aurait-elle pu exister si Musset n'avait pas lu Hamlet,
Macbeth, Jules César? Nous ne pouvons pas savoir réellement,
mais Musset semble avoir les mêmes réflexions que Shakespeare en
les tournant d'une autre façon, comme les questions de l'utilité
de l'action ou de la place de l'individu dans la société. Le
personnage de Lorenzo est en divers points comparable à celui
d'Hamlet : les deux jeunes gens commettent un meurtre vengeur, pour
restaurer la pureté, alors que la débauche s'installe. Tous deux
savent à l'avance leur acte inutile, mais ils agissent car il est devenu
leur seule raison de vivre. Les deux personnages sont nostalgiques d'une
pureté perdue, et en proie à une profonde mélancolie, bien
qu'il y ait une différence majeure entre Lorenzo, le
débauché, et Hamlet, le jeune homme pur et vertueux. Musset
aurait-il donc transformé le mythe d'Hamlet sans en avoir
été vraiment conscient en écrivant
Lorenzaccio ? Le dernier type de transtextualité est
l'architextualité, qui est beaucoup plus abstraite et qui ne se remarque
que par des « mentions paratextuelles » comme la notion de
« roman », ou d' « essai » par
exemple, ce qui n'a pas de lien avec notre sujet. Nous voyons donc se dessiner
plusieurs problèmes : l'influence de Shakespeare sur Musset (ou ce que
Musset retient de Shakespeare, et à quel point il est
imprégné de ses oeuvres) et la réception de Shakespeare
par Musset (ou ce que Musset a été amené à lire de
Shakespeare, étant donné l'état des relations
littéraires anglo-françaises des siècles
précédents), qui sont deux choses bien distinctes, d'autant plus
que les deux auteurs écrivent dans deux langues différentes.
Musset lisait Shakespeare en langue originale26(*) mais peut-être n'a-t-il eu accès
qu'à des textes qui avaient été transformés par la
censure. De plus, Shakespeare a été traduit et transformé
au cours des siècles, et ce, dans des buts particuliers : pour
l'anticléricalisme de Voltaire, pour le libéralisme de Madame de
Staël, pour la lutte contre le classicisme des romantiques, et il a
été adapté au théâtre à maintes
reprises, ce qui rend sa réception compliquée.
Enfin, en ce qui concerne le symbolisme de l'ombre et de la
lumière, nous remarquons que cette thématique est présente
dans la littérature et dans les croyances religieuses depuis les temps
de la Bible. Cependant, il s'agit d'opposer l'ombre et la lumière dans
une perspective religieuse qui associe l'ombre au Diable, au mal, au mensonge,
à l'ignorance, à la damnation, et à la mort, et la
lumière à Dieu, au bien, à la vérité,
à la connaissance, au salut, et à la vie. En effet, les premiers
mots de la Genèse établissent avec évidence cette
opposition symbolique:
« Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre.
La terre était informe et vide ; les ténèbres
couvraient l'abîme, et l'Esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux.
Dieu dit: Que la lumière soit! Et la lumière fut. Et Dieu vit que
la lumière était bonne; et Dieu sépara la lumière
et les ténèbres. Dieu appela la lumière Jour, et les
ténèbres Nuit. Et il y eut un soir, et il y eut un matin ;
ce fut le premier jour 27(*)».
Ainsi le processus de création est fondé sur
cette opposition entre lumière et ombre et sur le passage de l'une
à l'autre. L'ombre serait le vide et la lumière le plein.
L'ombre se situerait du côté du mal et la lumière du
côté du bien : la lumière,
« bonne » est séparée des
ténèbres, qui par opposition sont considérées comme
mauvaises. L'opposition entre l'ombre et la lumière devient
l'écho de l'opposition entre Dieu et le Diable, entre le Ciel et la
Terre, l'ame et le corps. Dans cette perspective, le destin de l'homme est de
sortir de l'ombre pour atteindre la lumière, en passant par la foi en
Dieu et en ses principes. Les hommes à la conscience pure vont au
paradis, alors que ceux dont la conscience est obscurcie par les
péchés vont en Enfer.
L'homme se définit alors par son dualisme : il a
une âme immortelle qui le rapproche de Dieu, mais qui s'oppose au corps
mortel, et ainsi un côté de l'ombre qui s'oppose à la
lumière. L'esprit de l'homme est divisé entre ombre et
lumière, entre ignorance et connaissance, et il est gouverné par
les deux. La lumière représente aussi le savoir. Les philosophes
des Lumières comparent leur mouvement intellectuel à une
lumière. Se servant de cette métaphore, ils cherchent à
éclairer le monde grâce à la lumière de la raison.
Ainsi, nous pouvons noter que la lumière peut représenter des
idées très variées. L'ombre lui sera opposée, et
elle aussi prendra différents sens. Ce symbolisme va être
utilisé en littérature, et les personnages de
théâtre seront ainsi stéréotypés selon ce
même symbolisme. Cependant, lors des premiers courants romantiques en
Allemagne et en Angleterre, et même en France, nous remarquons que les
personnages principaux ne sont plus stéréotypés, mais
ambigus, mêlant l'ombre et la lumière, ce qui renvoie à la
véritable complexité humaine. Shakespeare intrique l'ombre et la
lumière, et Musset, qui veut créer un théâtre
représentatif de l'homme et de ses contradictions, reprend aussi ces
notions et les symbolise subtilement pour écrire
Lorenzaccio.
Nous avons vu qu'il est difficile de tenter de ranger Musset
dans une catégorie particulière. Il se situe en marge des autres
écrivains romantiques, et il ne perçoit pas Shakespeare de la
même façon : il le met du coté des classiques, avec
Racine, qu'il admire. De plus, le théâtre de Musset est
problématique, étant donné qu'il n'est pas écrit
pour être représenté ; il ne peut donc pas être
défini de la même façon que le sont les autres
pièces romantiques. Dans quelle mesure peut-il alors être
influencé par un dramaturge anglais ? Une autre question se
pose : comment deux cultures différentes peuvent-elles se
contaminer et se comprendre, c'est-à-dire, est-ce que ce que Musset
retient de Shakespeare va avoir le même sens pour la culture
française ? Et d'ailleurs, que Musset va-t-il retenir de
Shakespeare pour l'intégrer dans son propre théâtre et
qu'est-ce qui motive ses choix ? Ces différents problèmes
vont s'aggraver d'autant plus que Lorenzaccio est
imprégné des contrastes qu'utilise Shakespeare pour
représenter le monde. Les antithèses peuvent à la fois
rendre compte de la complexité de l'influence shakespearienne, de la
complexité de l'écriture et de la complexité du monde
représenté. En effet, tout est contradictoire chez Musset. Dans
l'avant-propos du Spectacle dans un fauteuil, il prône
l'imitation des grands maîtres, qui doit permettre aux
élèves de trouver l'inspiration, alors que dans la
dédicace de La coupe et les lèvres, il
écrit : « Je hais comme la mort l'état de
plagiaire ; / Mon verre n'est pas grand mais je bois dans mon
verre. » Il écrit du théâtre mais ne veut pas le
représenter. Il décrit Florence sans y avoir jamais
été, ou en y ayant séjourné très peu. Il
écrit un drame politique alors qu'il déclare dans la
dédicace du poème Rolla ne pas vouloir mêler la
littérature et la politique... Les contradictions sont donc nombreuses
chez Musset, mais nous pouvons remarquer que ce sont ces contradictions qui
font de ses pièces des chefs d'oeuvres qui gardent toute leur force
aujourd'hui. Nous allons nous intéresser plus particulièrement au
traitement de la symbolique de l'ombre et de la lumière dans
Lorenzaccio, dans la perspective de l'influence de Shakespeare, pour
montrer comment toute la pièce se fonde sur cette opposition. Nous
retrouvons ces notions, avec une forte connotation symbolique, autant chez
Shakespeare que chez Musset. Ces deux auteurs ont tenté de
représenter le vrai visage de l'homme, avec ses complexités, avec
ses défauts autant qu'avec ses qualités. Il est donc possible de
relier thématiquement Musset à Shakespeare, bien qu'ils soient
nés dans deux pays distincts, et à des époques bien
différentes. Musset comme Shakespeare utilise un théâtre
historique qui offre à la méditation du spectateur ou du lecteur
des thèmes qui sont d'actualité, comme la
légitimité du souverain, l'exercice du pouvoir, ou le droit de se
rebeller contre un tyran. Chez les deux auteurs, les pièces sont
porteuses des leçons du passé et font référence
indirectement au présent : Musset met en scène l'Italie de
1537 pour évoquer de façon critique la France des années
1830, Shakespeare met en scène le passé chaotique de l'Ecosse
(Macbeth), du Danemark (Hamlet) ou de l'Italie antique
(Julius Caesar) pour l'opposer au présent de la dynastie des
Tudor. Les deux auteurs utilisent le passé avec une grande
liberté. Enfin, autant chez Shakespeare que chez Musset, l'espace
scénique est consacré aux lieux de pouvoir et l'action dramatique
est concentrée autour de la dialectique du vice et de la vertu (nous
verrons que les personnages associés au vice seront aussi
associés à l'ombre, alors que les personnages associés
à la vertu seront associés à la lumière, dans le
texte de Musset) avec peu de décor et peu de didascalies (le
décor est principalement créé par les paroles des
personnages). En dehors des analogies thématiques, les deux auteurs
semblent faire la même utilisation de l'ombre et de la
lumière : ce symbolisme est présent aussi dans la mise en
scène, pour définir la complexité des espaces. Nous nous
intéresserons chez Shakespeare plus particulièrement aux
pièces Jules César, Hamlet et Macbeth.
Ces trois sombres tragédies mettent en scène des personnages
ambigus dans le sens où ils ne sont pas
stéréotypés : les trois personnages principaux,
respectivement Brutus, Hamlet et Macbeth, cherchent leur chemin dans la vie,
parfois en penchant du côté du bien, parfois du côté
du mal. Tous les trois commettent au moins un meurtre, le meurtre d'un puissant
qui était devenu un proche ( respectivement de César, du roi
Claudius, et du roi Duncan), mais le lecteur n'arrive pourtant pas à
admettre qu'ils sont foncièrement mauvais. Ces personnages
théâtraux représentent des êtres humains,
indécis devant l'action, qui se trouvent forcés par le hasard et
par la complexité de la vie à commettre des actes violents dont
ils ne réalisent pas bien l'ampleur. Les trois
meurtriers ont une vie tourmentée : leurs nuits sont faites de
cauchemars ou d'insomnies et ils ne peuvent pas s'empêcher de
réfléchir aussi bien à l'acte à venir (autant
Hamlet, que Macbeth ou Brutus, qui hésitent devant l'acte), qu'à
l'acte accompli (c'est le cas de Brutus et de Macbeth). Nous voyons bien que
tous ces personnages, Hamlet, Lorenzo, Macbeth, Brutus, sont semblables du
point de vue de leur conscience torturée et véritablement
humaine, parce que complexe. Les deux auteurs, Shakespeare et Musset, ont
fondé leurs pièces sur un fort symbolisme de l'ombre et de la
lumière qui va accentuer la complexité des caractères de
leurs personnages, qui sont immergés un monde où tout est
contradictoire, et où la quête d'un sens à donner à
la vie n'aboutit pas.
L'ombre n'existe pas sans la lumière, le bien n'existe
pas sans le mal, et ce sont ces notions opposées, dépendantes
l'une de l'autre, qui définissent l'homme et la société,
et les relations entre les deux. Le théâtre aussi est fondé
sur cette relation particulière entre l'ombre et la
lumière : la mise en scène nécessite ces notions, car
le spectacle recrée pour le plaisir des yeux une vision du monde.
Shakespeare avant Musset avait compris cela, et ses pièces tragiques
reposent sur ce symbolisme représentatif de la réalité
humaine. Ce manichéisme existe déjà dans la
tragédie, mais Shakespeare va au plus profond du coeur humain, puisqu'il
mêle constamment les deux pôles de l'ombre et de la lumière.
Musset, selon le modèle de Shakespeare, recrée
l'ambiguïté et la complexité du caractère des hommes
et de la vie, et Lorenzaccio repose entièrement sur ces
contrastes. Ainsi, Shakespeare apporte à Musset cette conception de
l'ambiguïté et de la complexité de l'humanité. Dans
les pièces de Shakespeare, seuls les personnages principaux, comme
Hamlet, Macbeth, Brutus et Cassius, ont la conscience torturée entre
l'ombre et la lumière et sont véritablement ambigus, alors que le
reste des personnages est assez stéréotypé. Chez Musset,
dans Lorenzaccio, c'est à tous les personnages que revient
cette complexité. Ainsi, Musset reprend l'idée de Shakespeare,
mais en la développant. Les deux auteurs ont donc cherché
à décrire le vrai visage de l'homme, qui ne se définit pas
par une séparation nette entre l'ombre ou la lumière, mais qui
mélange les deux. La lumière et l'ombre sont alors
interdépendantes, parfois même indistinguables. Nous allons donc
nous demander comment Musset reprend le thème de l'ombre et de la
lumière que l'on trouve chez Shakespeare, tout en le complexifiant pour
mieux définir la réalité humaine.
Nous verrons que Musset utilise à la fois une mise en
scène qui exploite les jeux d'ombre et de lumière, et un
décor à prendre dans son sens métaphorique. On distingue
aussi dans les personnages ceux de l'ombre et ceux de la lumière, du
point de vue physique et moral, mais aussi ceux qui sont torturés entre
les deux, comme Lorenzo, Macbeth, Hamlet et Brutus, personnages
entièrement incorporés à la symbolique du décor.
Nous étudierons dans la première partie l'utilisation de
symbolismes fondés sur l'ombre et sur la lumière pour
représenter la réalité. Dans la deuxième partie,
nous aborderons le problème de l'intrication de ces notions d'ombre et
de lumière dans la représentation de la complexité de la
pièce. Enfin, nous nous pencherons plus particulièrement sur les
jeux de regard qui créent ces ombres et ces lumières, et sur le
cas du lecteur, qui va rendre subjectivement possible le déchiffrement
des symboles et leur compréhension.
PARTIE I
OMBRE ET LUMIERE : UNE SYMBOLIQUE POUR
DECRIRE LE MONDE REPRESENTE
Dans cette première partie, nous allons étudier les
notions d'ombre et de lumière dans la perspective du texte de
théâtre : dans le décor, les accessoires et dans la mise en
scène.
CHAPITRE 1
THEATRALITE COMME METAPHORE DE LA VIE
Au théâtre, l'ombre et la lumière vont
avoir une grande importance, puisqu'elles vont permettre le vu et le
non-vu. L'organisation de l'ombre et de la lumière provient
d'un choix de l'auteur-metteur en scène, qui met en lumière un
personnage, un lieu, une action. Les jeux d'éclairage sont subjectifs,
asservis à la volonté de l'auteur, et non pas physiquement et
biologiquement réels. Il faut remarquer ici que le cas de Musset par
rapport au théâtre est différent, puisqu'il a écrit
un théâtre destiné à être lu
« dans un fauteuil », et non pas à être
représenté sur scène directement. Cela dit, tout
théâtre, même celui de Musset, fait appel à une
représentation, qu'elle soit physique avec des acteurs ou mentale et
spirituelle. Le lecteur des pièces de théâtre de Musset a
besoin de se créer une image mentale, une représentation du monde
évoqué par les mots, pour achever le texte. En lisant le texte de
Lorenzaccio, nous remarquons avec surprise le nombre de
références faites à l'ombre et à la lumière
dans les paroles des personnages. Ces notions sont utilisées à
propos de tout, tout au long de texte. Nous pouvons distinguer trois
utilisations des notions d'ombre et de la lumière chez Musset (et chez
Shakespeare). D'abord, ces notions peuvent être prises dans leur sens
concret d'absence ou de présence de lumière dans l'histoire
racontée; dans leur sens figuré et
métaphorique, l'ombre renvoie l'imagination du lecteur au
néfaste, à la mort, à l'entropie, et la lumière
renvoie au positif, à la vie et à l'espoir ; enfin, dans
leur sens poétique et symbolique, ces deux notions renvoient à
des images poétiques et à des croyances légendaires
universelles qui sont ancrées dans notre horizon mythique et culturel.
Musset, utilisant l'ombre et la lumière dans leur sens mythique, donne
ainsi plus de poids au symbolisme sur lequel se fonde toute sa pièce.
Pour représenter la vie au
théâtre, le symbolisme est nécessaire à travers ces
éclairages et à travers l'utilisation des objets. Comme
l'écrit Anne Ubersfeld, « l'espace théâtral
apparaît ainsi comme une structure symbolique »28(*). En effet, la scène
théâtrale est un lieu qui imite les conditions de la vie
humaine grâce à l'utilisation de symboles. Le texte de
théâtre se caractérise à la fois par l'organisation
matérielle de la représentation, c'est-à-dire par le
décor et les accessoires, et par le jeu théâtral,
c'est-à-dire par les mouvements et les paroles des acteurs. Tout cela
constitue la mise en scène. La mise en scène autant chez
Shakespeare que chez Musset repose sur le symbolisme de l'ombre et de la
lumière. Ce symbolisme influence toute la pièce, autant sur le
plan du fond que de la forme : Musset décrit la dégradation
de la société florentine (fond) en se fondant sur une imagerie
symbolique (forme) qui rend l'effet de cette dégradation encore plus
saisissant, comme nous le verrons par la suite.
1.1. SCENOGRAPHIE
La scénographie est l'art de peindre les
décorations scéniques et l'étude de l'organisation d'un
espace théâtral. Le terme désigne aussi par extension ce
qui constitue la représentation-même de cet espace
théâtral, et c'est ce à quoi nous nous intéresserons
ici. La représentation d'un lieu se fait par le biais d'un décor,
en tant que décoration artistique et en tant que lieu de l'action,
ainsi que par le biais des accessoires. L'espace scénique est fortement
symbolisé pour accentuer l'effet dramatique de la pièce :
des objets symboliques vont permettre de repérer le lieu, étant
donné que dans Un théâtre dans un fauteuil les
didascalies qui représentent le lieu de l'action sont succinctes.
L'objet ou le décor prennent alors toute leur importance en devenant les
seuls indices qui permettent de situer le lieu de l'action, d'autant plus
qu'ils portent en eux la clé du symbolisme sur lequel repose la
pièce entière. Chez Musset par exemple, le motif de la nuit
devient directement associé à la mort. C'est ainsi que le
théâtre touche au plus près à la
réalité, en utilisant des symboles qui nous la font imaginer.
1.1.1. Symbolisation du décor : la
nuit
Les scènes cruciales de Lorenzaccio, de
même que celles de Jules César, d'Hamlet, ou
de Macbeth, se déroulent pendant la nuit. La nuit, l'ombre, le
noir, semblent donc porter des connotations importantes pour la
compréhension de la pièce. La nuit favorise l'apparition du
néfaste, la propagation du mal ; elle encourage à la
subversion, à la transgression, au passage à l'acte.
Nous pouvons distinguer deux sortes de nuits. Tout d'abord, il
y a la nuit qui est associée au froid et à la mort, la nuit qui
révèle les angoisses, qui fait jaillir tous les refoulements de
la journée. Cette nuit-là est pleine
d'anxiété : elle révèle la faiblesse de
l'homme à la vision affaiblie et la puissance des ombres. L'ombre est ce
qu'on ne voit pas, et c'est pour cela qu'elle est inquiétante, et
mystérieuse. La nuit, pleine d'ombre, protège l'homme mauvais de
la lumière et lui permet de relâcher ses pulsions néfastes.
La nuit est alors opposée au jour dans le sens où l'on fait la
nuit ce que l'on n'ose pas ou ce que l'on ne peut pas faire de jour : dans
Lorenzaccio c'est la nuit qui permet les réunions
secrètes des bannis (I.6) et l'envoi de courriers secrets (V.1). Dans
Julius Caesar, le complot pour le meurtre de César se
précise pendant la nuit, et les conspirateurs se regroupent la nuit
(II.2). La nuit cache aussi la perversité des meurtriers, qui heurterait
la sensibilité du jour. Lorenzo attend la nuit pour assassiner
Alexandre. C'est une façon pour lui de refouler son acte, d'agir sans se
voir en quelque sorte, et donc de commettre plus facilement un crime
abominable. De plus, grâce à la nuit, il ne craint pas
d'être arrêté dans sa démarche par l'entourage
du Duc: il sait que celui-ci va se retrouver seul et vulnérable. Le Duc
croit aller à un rendez-vous galant : il n'est donc pas
méfiant, la nuit étant pour lui le moment de la débauche
et des plaisirs. Nous retrouvons ce même thème de la nuit comme
accomplissement d'actions qui sont inacceptables pendant le jour chez
Shakespeare29(*). Brutus,
lorsqu'il frappe César, ferme les yeux : il ne veut pas voir son
acte, mais en même temps, en fermant les yeux, il se crée une nuit
qui lui donne le courage d'agir. L'action permise dans l'ombre s'oppose
à la réflexion prudente sous la lumière. La nuit est aussi
le moment de la libération des contraintes qui existent pendant le
jour ; la nuit permet la
débauche (la fête30(*), le sexe31(*), le laisser-aller dans une violence inutile32(*)) ainsi que le meurtre :
L, II.5, Philippe: « Voilà la nuit; la ville se couvre de
profondes ténèbres. Ces rues sombres me font horreur - le sang
coule quelque part, j'en suis sûr »33(*).
Enfin, la nuit est le moment où les puissants profitent
de leur force. Le lien homophonique entre « nuit » et
« nuit » provenant du verbe « nuire »
prend alors tout son sens. Comme le dit Philippe dans Lorenzaccio,
c'est pendant la nuit que sont corrompues les jeunes filles, que sont bannis ou
envoyés en prison ceux qui se révoltent (L, II.1 :
« Dix citoyens bannis dans ce quartier-ci seulement ! le vieux
Galeazzo et le petit Maffio bannis, sa soeur corrompue, devenue une fille
publique en une nuit ! »). C'est aussi pendant la nuit que de
nouveaux bâtiments sont construits contrairement à la
volonté des citoyens34(*). L'acte II de Lorenzaccio dans sa
totalité se déroule de nuit, pendant laquelle le cardinal abuse
de son pouvoir pour influencer la Marquise et pour connaître ses desseins
(II.3), pendant laquelle Lorenzo corrompt Bindo et Venturi en les faisant
travailler pour le compte du Duc et pendant laquelle le Duc jète son
dévolu menaçant sur la belle et vertueuse Catherine (II.4),
pendant laquelle Pierre attaque Julien Salviati (II.5), pendant laquelle enfin
Tebaldeo se corrompt en faisant le portrait du Duc (II.6). La nuit est porteuse
de mort, et elle amène la mort de Louise à l'acte III, ainsi que
celle du Duc à l'acte IV. De même chez Shakespeare : dans
Hamlet, nous remarquons que chaque soir est le moment d'incidents
funestes : le premier soir est celui où Horatio, Marcellus et
Bernardo aperçoivent le spectre (I.1). Notons que Marcellus et Bernardo
ont déjà vu ce spectre deux nuits de suite, et que Hamlet le
rencontre la nuit suivante (I.4). La nuit qui suit, la culpabilité du
roi est révélée par la pièce de
théâtre (III.2) et Hamlet assassine Polonius dans la chambre de la
Reine (III.4). Le lendemain soir, le Roi et Laërte mettent au point un
complot pour assassiner Hamlet (IV.7) et enfin, la pièce s'achève
le dernier soir sur la mort d'Hamlet, de Laërte, de la Reine et du Roi
(V.2). Dans Macbeth, le meurtre de Duncan a lieu de nuit, ainsi que
celui de Banquo. On attend la nuit pour agir plus discrètement, mais en
même temps la nuit a une influence néfaste sur les personnages.
Ainsi, la nuit est associée à la mort.
Le deuxième type de nuit est celui qui est lié
au monde onirique et surnaturel. La nuit devient alors un espace onirique
où la réalisation des pulsions et des rêves devient
possible. Elle permet la régression vers l'enfance ou vers les
souvenirs, puisque l'imagination est stimulée, mais elle autorise aussi
la venue de cauchemars et d'insomnies chez les personnages qui se sentent
coupables ou qui ne se sentent pas bien dans leur peau. Marie, la mère
de Lorenzo a la fièvre toutes les nuits (III.4). L'Orfèvre ne
dort plus la nuit à cause des bruits de fêtes (I.2). Lady Macbeth
est prise de somnambulisme pendant la nuit (M,V.1). Brutus, trop inquiet
à propos de la conspiration, ne dort pas la nuit (II.1). Mais la nuit
est aussi le moment où le surnaturel prend contact avec les vivants,
où les spectres sortent : Marie voit le spectre de son fils (L,
II.4), Macbeth celui de Banquo lors du repas du soir (M, III.4), Hamlet celui
de son père aux environs de minuit (H, I.4), et Brutus celui de
César (JC, IV.7). La mystérieuse sorcellerie est associée
au nocturne35(*), et
Hécate apparaît avec les sorcières pendant la nuit dans
Macbeth (III.5). C'est pendant la nuit, alors qu'il était assis
sur les marches du Colisée, que Lorenzo a soudain eu comme une
révélation mystérieuse et surnaturelle qui l'a convaincu
que son devoir était d'assassiner un tyran (III.3). Au début de
l'acte I d'Hamlet, les personnages se demandent si le spectre est
réel ou s'il n'est qu'une illusion de l'imagination. La nuit est
propice au rêve, mais comme le dit Hamlet, « Le rêve
n'est lui-même qu'une ombre » (« A dream itself is
but a shadow », II.2, v.255). De même, la mère de
Lorenzo croit d'abord que c'est réellement lui qui rentre de bonne
heure, avec un livre sous le bras, mais ce n'est que son spectre, une illusion.
A l'opposé, Maffio croit qu'il rencontre le fantôme de sa soeur en
pleine nuit, alors que c'est réellement elle36(*). Ainsi la frontière
entre rêve, illusion, réalité et cauchemar est
difficilement perceptible, parce que la nuit trouble les repères ;
ainsi l'imagination a une emprise plus grande sur l'être, et elle
s'oppose alors à la perception distincte permise lors de la
journée.
Minuit a une valeur symbolique importante. Si midi est le
moment où le soleil est le plus haut et le plus lumineux, par opposition
minuit est le moment où le soleil est le plus éloigné, le
moment où l'ombre est la plus profonde. Minuit comme son
étymologie l'indique est le milieu de la nuit, un moment
d'équilibre entre la nuit profonde et le lever du jour, et une
concentration extrême du mal que peut causer la nuit. Dans
Lorenzaccio, minuit est l'heure fatale de la débauche :
c'est à minuit que le duc vient emmener Gabrielle37(*), c'est aussi à minuit
que le duc vient pour le rendez-vous avec Catherine38(*) ; mais minuit est aussi
l'heure du crime, puisque c'est à minuit que Lorenzo assassine le duc et
qu'il donne rendez-vous à Scoronconcolo à minuit (IV.3). Chez
Shakespeare, l'heure de minuit est aussi associée à la
débauche : dans Hamlet, minuit est l'heure de la
fête et des orgies royales39(*), mais c'est aussi l'heure où le fantôme
apparaît et où ceux qui pratiquent la magie noire cueillent des
herbes pour un breuvage empoisonné40(*). Dans Macbeth, minuit est l'heure la plus
propice à l'apparition des trois sorcières, définies par
Macbeth comme les « larves de minuit »41(*) .
Ainsi, la nuit, effrayante, dangereuse, propice à la
débauche, au meurtre et au surgissement du surnaturel, est
associée à la mort, par ce réseau
sémantique42(*). La
nuit est le système par lequel Lorenzaccio se construit.
L'action, les personnages, tout est fondé sur la dégradation, le
négatif, la souffrance, la mort. La nuit symbolise l'état
d'esprit dans lequel se trouve le personnage, ou instaure un climat qui nous
laisse deviner l'action à venir, tout en recréant
l'atmosphère inquiétante de la nuit dans la
réalité. Le surnaturel jaillit sur scène chez les deux
auteurs, mais chez Musset les fantômes n'apparaissent que dans les
paroles des personnages. Les mêmes émotions sont donc
créées chez le spectateur, mais Musset renvoie ces apparitions
terrifiantes dans l'esprit des personnages pour affiner leur déchirement
intérieur et le rendre plus impressionnant. Cela permet un détail
plus précis de l'intériorité des personnages, auxquels on
s'attache plus facilement, d'autant plus qu'ils représentent des
âmes humaines tourmentées. Le même enchevêtrement de
l'ombre et la lumière est présent chez les deux auteurs, ce qui
révèle un même souci de la représentation de la
subtilité et de l'ambiguité de l'homme.
1.1.2. Rôle des accessoires dans l'expression du
symbolisme de la nuit
Anne Ubersfeld explique43(*) que l'objet est nécessaire au
théâtre, puisqu'il permet au dramaturge d'être
véritablement compris. Les objets peuvent être présents
à la fois de façon concrète, en ce qui concerne les objets
utilisés par les personnages et représentés, et de
façon abstraite, en ce qui concerne les objets dont les personnages
parlent et qu'on ne voit pas sur scène. Anne Ubersfeld détermine
ensuite trois sortes d'utilisation des objets : fonctionnelle (objets
utiles aux personnages et à l'action), pittoresque (objets qui
permettent d'identifier le lieu et l'époque, tout en faisant partie
d'une décoration de spectacle), symbolique (objets qui portent un sens
au-delà de leur simple utilisation). Nous avons vu que le décor
de Lorenzaccio repose essentiellement sur le symbolisme de l'ombre. La nuit est
la clé de la construction de la pièce, puisqu'elle en situe les
enjeux. De même, les objets font partie de ce système qui est
fondé sur l'importance de l'ombre. Ainsi, les objets peuvent être
aussi chargés de sens symbolique, comme le décor.
Voyons tout d'abord le rôle des torches, des lanternes,
des flambeaux. L'objet torche a tout d'abord un rôle utilitaire ou
fonctionnel, puisque les personnages peuvent ainsi s'éclairer dans la
nuit. Mais cet objet porte en lui aussi un fort symbolisme. La torche est
automatiquement associée à la nuit. Si la nuit symbolise par
extension la mort, la lumière de la torche, par opposition,
représente la vie : la torche portée par Fléance
s'éteint lorsque Banquo perd la vie (M, III.3, v.18-19 :
« [ (Banquo) Dies] / Third murderer : « Who did strike
out the light ? » »)44(*). Mais le flambeau est utilisé lors de la nuit
dans un but malfaisant, ce qui annule ses connotations positives. En effet,
Lorenzo, le Duc et Giomo (I.1) utilisent la lumière de leur lanterne
pour mieux atteindre leur proie, Gabrielle, qui elle, éclaire son chemin
vers la dépravation. Les lumières des bals ne servent qu'à
éclairer la débauche florentine (I.2, la femme :
« Tiens, le bal dure encore. -Regarde donc toutes ces
lumières »). La lumière dans la nuit peut donc se
charger d'un sens négatif, puisqu'elle dévoile les victimes et
les rend ainsi plus vulnérables. De plus, elle se trouve associée
aux symboles de la nuit, puisqu'elle éclaire la débauche et le
crime. Une lumière en pleine nuit est corrompue par l'ombre et elle est
toujours traître. C'est ainsi que le flambeau se trouve associé
à la mort.
Le manteau a aussi toute son importance, ainsi que le masque,
comme nous le verrons par la suite ; les personnages masqués ou
vêtus d'un manteau se protègent, se cachent pour ne pas montrer
leur visage coupable. Le manteau permet de plonger dans l'ombre
l'identité du personnage qui s'en enveloppe. Le manteau peut être
considéré comme un accessoire de l'ombre puisqu'il apporte
l'ombre concrètement sur le personnage qui le revêt et puisqu'il a
des valeurs à connotation négative. Le manteau devient ainsi le
symbole de la culpabilité lorsqu'il est porté : le Duc et
Lorenzo sont « couverts de leurs manteaux » (I.1) alors
qu'ils s'apprêtent à emporter Gabrielle. Il permet l'anonymat et
le mystère. Dans Julius Caesar, les conspirateurs sont couverts
de leurs manteaux lors de l'arrangement du complot (II.1). Les meurtriers sont
déjà cachés par la nuit, et de plus ils portent des
manteaux et des chapeaux : toute identification est alors impossible. Mais
le manteau peut avoir un sens symbolique plus simple, comme celui du repli sur
soi pour cacher ses sentiments comme pour Philippe juste après la mort
de sa fille, qui met son manteau et s'en va (III.7).
Un autre objet qui porte une connotation d'ombre et de mort
est la tombe. La tombe est un accessoire de l'ombre puisqu'elle porte en elle
des connotations de mort, et que le corps qu'elle renferme est plongé
dans une ombre totale concrètement, ce qui symbolise sa disparition dans
le néant. Dans Lorenzaccio, le sens est évident :
Philippe qui se penche sur le cercueil de sa fille avant qu'on ferme le tombeau
fait ainsi l'adieu à sa fille mais aussi à son double politique,
à son énergie et à son idéologie
républicaine (IV.6). Dans Hamlet, Hamlet et Laërte sautent
tous deux à l'intérieur de la fosse creusée pour
Ophélie, exprimant ainsi leur amour pour elle, mais ce saut dans la
fosse préfigure aussi leur réunion par une mort commune, par la
même épée empoisonnée, à la fin de la
pièce.
Le décor et les objets nous permettent de mieux
comprendre l'état d'âme des personnages. Ainsi, le décor et
les objets ont un pouvoir symbolique qui renforce l'effet dramatique, et qui se
fait l'écho du jeu théâtral pour en accentuer le
sens. Nous remarquons que Musset s'inspire de Shakespeare
lorsqu'il symbolise le décor et les accessoires: il utilise la nuit et
l'ombre dans le même but dramatique que Shakespeare, qui est celui
d'exprimer une idée de dégradation ou une atmosphère
inquiétante par le biais de la scénographie.
1.2. MISE EN SCENE ET EFFET SCENIQUE
1.2.1. La mise en scène imaginaire
Le théâtre de Musset est imaginaire, puisqu'il
n'a pas été écrit pour être
représenté. Mais la mise en scène existe cependant, et les
gestes et de mouvements des personnages sont indiqués à la fois
dans les didascalies (peu nombreuses) et dans les paroles des personnages.
Musset a écrit en ayant en tête des repères
théâtraux et il a donné des indications sur les jeux
d'ombre et de lumière. Le lecteur peut ainsi se représenter
l'importance qu'il cherche à donner à certains personnages ou
à certaines actions. Par exemple, en reconstituant le
soleil à la lecture de Lorenzaccio en I.445(*), le lecteur peut se figurer
plus précisément l'attitude de Lorenzo : il a probablement
la main devant les yeux pour se protéger du soleil ou bien il plisse les
yeux.
La lumière est utilisée par l'auteur comme outil
pour mettre en valeur un personnage ou une action. Ainsi, ce
qui est éclairé est accentué, alors que ce qui reste dans
l'ombre a une moindre valeur. Dans la nuit, ou dans l'ombre du
théâtre imaginaire, le pouvoir de la lumière, si faible
soit-elle, prend plus d'importance. L'éclairage des personnages alors
que la nuit règne crée un contraste : le blanc ressort
toujours mieux sur un fond noir. Ce système met ainsi l'accent sur
l'importance de l'élément éclairé, sur lequel se
concentre la lumière. La scène d'exposition de
Lorenzaccio utilise ce système pour mettre en lumière le
Duc, Lorenzo et Giomo, « une lanterne à la
main ». Ces trois personnages de mauvais augure sont
éclairés par les lueurs de la lune et par leur lanterne, et la
soeur de Maffio, qui « [...] passe dans l'éloignement »,
reste dans l'ombre, malgré sa lanterne, puisqu'elle passe au fond de la
scène46(*).
Dans Macbeth, la scène 1 de l'acte II met en évidence
les visages de Banquo, de Macbeth, de Fléance et d'un serviteur.
L'accent est mis non pas sur la rencontre, mais sur les visages, sur
l'individualité. Les personnages sont alors réduits à leur
identité propre, à leurs seuls visages coupables ou innocents. La
lumière des torches crée des auras en quelque sorte, autour de
chaque groupe (le groupe Fléance-Banquo et le groupe Macbeth et son
serviteur), et ces lumières permettent de séparer symboliquement
le groupe de Banquo, qui se situe du côté du bien (il va se mettre
au lit après avoir couche le roi), de celui de Macbeth, qui se situe du
côté du mal (il se prépare pour le meurtre). Le
décor reste dans l'ombre ; ce qui importe à ce
moment-là est de bien repérer les protagonistes : il n'est
peut-être pas anodin que Macbeth rencontre Banquo peu avant de commettre
le meurtre, Banquo qui était là lors des prédictions des
sorcières. Nous pouvons remarquer que Fléance est toujours
porteur de lumière quand une action néfaste survient : il
est
présent aussi lors du meurtre de Banquo.
C'est à lui que revient la royauté, en tant que descendant de
Banquo. Ainsi les torches dans la nuit mettent en lumière les
personnages qui auront un rôle dans l'intrigue, les isole de l'ombre.
D'autre part, la lumière lors de la mise en
scène est asservie au symbolisme sur lequel est fondée toute la
pièce. Ainsi une douce lumière évoque la paix et le
bien-être, alors que la nuit ou des lumières en faisceau
évoquent le danger et la mort. Les personnages sont plus effrayants de
nuit, et leur ombre devient menaçante47(*). En effet, tout ce qui reste à l'état
de non-vu ou de non-dit peut se charger de toutes les virtualités ou de
tous les défauts, grâce à la puissance de l'imagination.
Catherine a peur des bannis parce qu'elle ne leur parle pas, qu'elle ne les
voit pas, et qu'elle ne les comprend pas. Son imagination lui fait alors penser
qu'ils sont beaucoup plus néfastes qu'ils ne le sont en
vérité. Le lieu sombre peut s'accorder à l'humeur et
à l'imagination du personnage. L'ombre est donc le symbole du
mystérieux. Les paroles ou les actes sombres seront ceux qui ne sont pas
compréhensibles et qui restent mystérieuses : ainsi, le
« mystère plus sombre » que La Marquise ressent
après son entrevue avec le Cardinal (II.3), les « sombres
paroles » de Lorenzo à Philippe (III.3), et le « fil
mysterieux [...] [des]sombres pensées » du Cardinal (IV.4)
cachent un sens second, une mystérieuse idée qui n'est pas
avouée. L'ombre est aussi le symbole de la peur. Un personnage
éclairé sur un fond sombre (comme les spectres, qui apparaissent
de nuit) sera plus inquiétant qu'un personnage sombre sur un fond
clair : le regard se concentre sur le plus visible, c'est-à-dire
sur ce qui est éclairé, que ce soit un personnage ou tout un
paysage, et ainsi le personnage clair sur un fond sombre sera plus facilement
surprenant. La menace d'un personnage sombre sera atténuée par la
vision rassurante du paysage éclairé. La lumière du jour,
douce, apaise. Elle permet un dévoilement total et donc supprime
l'inquiétude créée par le mystérieux, ou par ce que
l'on ne voit pas bien. Ce qui est éclairé est plus facile
à voir et à comprendre, et perd ses ambiguïtés. La
lumière peut donc être alors associée au positif,
même la nuit, s'il s'agit de la lumière de la demeure familiale,
par exemple, dans le sens où elle calme : Maffio en I.1 s'apaise
lorsqu'il remarque que la douce lumière de la chambre de Gabrielle
(« J'aperçois faiblement la lumière de sa lampe entre
les feuilles de notre vieux figuier. Maintenant, mes folles terreurs se
dissipent; les battements précipités de mon coeur font place
à une douce tranquillité »). Dans la même
symbolique, les fenêtres qui laissent entrer une lumière naturelle
sont sources de bien-être pour les personnages. Elles leur permettent une
échappatoire à la dure réalité de la vie, et
l'évasion vers le rêve ou vers l'idéologie. La vision
à travers la fenêtre réconforte le personnage, lui permet
de s'épancher, de dévoiler ses sentiments. La Marquise (II.3) et
Philippe (II.5) cherchent un apaisement et une solution en regardant par la
fenêtre. La fenêtre ouverte est un signe positif de communication
et d'ouverture de soi, donc de la vérité de l'être qui veut
s'exprimer. C'est ainsi que la fenêtre peut être associée
à la clarté de la lumière : ces deux
éléments symbolisent l'absence rassurante
d'ambiguïté. La Marquise, lors de son entrevue avec le cardinal,
perd son calme : comme les questions de ce dernier se multiplient, elle y
répond de moins en moins clairement et commence à perdre son
sang-froid, puis elle se lève, s'agite, et leur discussion devient plus
violente, jusqu'à ce que le cardinal sorte. Restée seule,
après s'être posée des questions auxquelles elle ne peut
pas répondre, elle ouvre la fenêtre et interroge la ville, qui lui
permet de retrouver peu à peu son calme (II.3 : « Et
pourquoi est-ce que tu te mêles à tout cela, toi, Florence ?
Qui est-ce donc que j'aime ? Est-ce toi ? Est-ce
lui ? »). La fenêtre ouverte amène l'espoir
contrairement à la fenêtre fermée qui symbolise
l'enfermement pesant et la solitude. La Marquise cherche à la fois un
apaisement et un soutien auprès de la ville et une réponse
à ses questions. Philippe cherche aussi une réponse à ses
inquiétudes en regardant par la fenêtre (II.5 :
« Où sont-ils maintenant ? ») : il essaie
de deviner ce qu'il est advenu de son fils, mais sans calme cette fois, puisque
la fenêtre s'ouvre sur la nuit. La nuit ne répond à ses
interrogations que par des ambiguïtés, et elle ne propose aucun
apaisement.
Ainsi la lumière (celle des torches ou des
fenêtres par exemple) attire le regard du lecteur-spectateur sur un
personnage ou sur une action importante. Elle joue ainsi le rôle
d'indice. C'est ainsi que la mise en scène imaginaire fonctionne :
le lecteur devient spectateur en se créant une représentation
mentale de la pièce, en reconstituant les ombres et les lumières
du monde de Lorenzaccio, grâce à ces indices. L'ombre et
les espaces lumineux ont aussi un rôle symbolique : ils intensifient
et font écho aux sentiments de peur ou de bien-être liés
à la nuit ou au jour. La mise en scène explique les
réactions des personnages, par cet espace symbolique.
1.2.2. La mise en scène faite par les
personnages
Henri Lefebvre écrit, à propos de la jeunesse
française à l'époque de Musset : « Chacun,
dans le trouble, dans l'inquiétude, devant l'oppression et
l'étouffante tyrannie, chacun se fabrique sa liberté factice.
Chacun porte un masque, se livre à une comédie forcenée,
se livre à une mise en scène spectaculaire de
soi »48(*). Nous
remarquons que cette citation peut être aussi attribuée aux
personnages de Lorenzaccio, qui subissent la tyrannie du Duc de
Florence. En effet, les personnages se mettent en scène, jouent un
rôle, se déguisent, répètent. La fête, qui
revient sans cesse à Florence, sous forme de noce, de bal ou autres, est
une sorte de spectacle divertissant que le peuple observe (les écoliers,
l'Orfèvre et le marchand de soieries, les bourgeois, qui commentent ce
qui se passent et critiquent les attitudes de tel ou tel personnage49(*)). Mais avant le grand
spectacle, il y a les répétitions : Lorenzo
répète avant le meurtre du Duc (III.1 et IV.9), les conspirateurs
dans Julius Caesar décident de l'heure et font les
dernières mises au point (II.1), Macbeth et sa femme se rassurent
mutuellement pour se préparer mentalement à l'entrée en
scène (I.7 et II.1). Même avec l'amour, les personnages
jouent : le Duc décide de faire semblant de dormir pour ne pas
avoir à discuter avec Catherine (IV.11).
Pendant leur jeu scénique, les personnages portent des
masques et des déguisements50(*). Ils se mettent en scène pour être vus,
tout en protégeant leur réelle identité. Le mouvement de
Lorenzo qui du «fond d'une galerie basse » avance jusqu'à
« monte[r] l'escalier de la terrasse » (I.4) est symbolique
de ce désir d'apparaître à la lumière, pour se
révéler aux autres et à lui-même. Ce spectacle lui
permet de justifier son existence par l'action qui se veut grandiose du meurtre
du Duc et de justifier aussi son rôle à proprement parler, son
existence en tant que personnage de théâtre. D'ailleurs, il tue le
Duc après l'avoir réveillé en disant : «
Dormez-vous, Seigneur ? » (IV.11), pour bien s'assurer que le
Duc ouvre les yeux et sache que c'est lui qui le tue. Macbeth, au contraire, le
meurtrier agit en pleine nuit, sans même la moindre étincelle de
lumière, parce qu'il ne veut pas être reconnu, et il tue le roi,
qui est aussi son cousin, alors qu'il est endormi. Il y a ainsi un jeu entre
le vu et le non-vu, et aussi un jeu sur les illusions et les apparences du
monde théâtral.
Il semble y avoir donc un théâtre dans le
théâtre, parce que les personnages jouent un rôle en dehors
du simple rôle désigné par l'auteur. Philippe évoque
directement le terme de comédie jouée par Lorenzo (III.3 :
« Si je t'ai bien connu, si la hideuse comédie que tu joues
m'a trouvé impassible et fidèle spectateur, que l'homme sorte de
l'histrion ! » et « Le rôle que tu joues est un
rôle de boue et de lèpre [...] »). Nous trouvons une
évocation du théâtre dans Hamlet : c'est la
pièce de théâtre qui va permettre la
révélation de la vérité, la culpabilité de
l'oncle (III.2). Le dévoilement de la vérité passe ainsi
par l'ombre et l'illusion. Il s'agit alors d'un autre type d'ombre : celui
lié non plus à la nuit et au sombre mais au mystérieux et
au caché. Nous pouvons noter aussi l'utilisation du rideau comme objet
de théâtre dans la scène où Hamlet assassine
Polonius dans la chambre de sa mère. Le rideau est ici utilisé
à la fois en tant que créateur d'ombre (ce qui est
derrière le rideau reste sombre car non éclairé) et de
mystère (puisqu'il cache). Hamlet frappe violemment et
aveuglément à travers le rideau ; lorsqu'il tire le rideau
et qu'il dévoile le corps de Polonius, l'effet est spectaculaire pour
tous. D'où la double utilisation du rideau, à la fois
présent fonctionnellement pour les personnages mais aussi
réellement pour les spectateurs de théâtre. Mais si Hamlet
joue la folie, Lorenzo ne joue la débauche, l'insolence et la
lâcheté qu'à moitié : ce sombre masque est
devenu son vrai visage et l'a fait sombrer dans la nuit avec lui.
Ainsi, la mise en scène joue aussi avec l'ombre et la
lumière: Musset a repris de Shakespeare le symbole de la lumière
comme apaisement, rêve et espoir, ainsi que le symbole de l'ombre comme
mystère et terreur. L'ombre et la lumière sont aussi
utilisées comme outils de théâtre puisqu'elles permettent
les jeux de vu et de non-vu, de mise en valeur de certains personnages par
rapport à d'autres ou des jeux de mise en abyme avec l'utilisation des
rideaux ou du thème des répétitions, à la fois sur
scène et dans l'histoire représentée.
Nous avons vu que la mise en scène, le décor,
les objets, étaient utilisés de façon symbolique, pour
correspondre au réseau de signes sur lequel est fondée la
pièce. Ces signes accentuent le sens donné aux gestes et aux
actions, et de même, ils accentuent l'émotion que ressent le
lecteur-spectateur. Ainsi la dégradation de Florence est
représentée par le caractère oppressant de la nuit, qui
est l'épicentre du crime et de la débauche, et par des objets
scéniques correspondant à cette thématique de l'ombre,
comme la torche, le manteau, et la tombe, qui sont associés à un
symbolisme négatif. La mise en scène imaginaire accentue les
contrastes entre l'ombre et la lumière, en dénotant l'importance
particulière d'un personnage ou d'une action. Enfin la mise en
scène faite par les personnages est aussi sous le contrôle de ce
symbolisme, avec l'utilisation de costumes et de rideau comme ombres dans le
sens d'illusion. Nous remarquons que les éléments de la mise en
scène (autant le décor que les accessoires ou que l'organisation
de l'action) qui renvoient à la symbolique de l'ombre sont
présents avec un caractère quasi obsédant, alors que ceux
renvoyant à la symbolique de la lumière sont presque absents,
étouffés par l'ombre. La mise en scène est fortement
symbolique pour représenter plus facilement la réalité, en
la faisant imaginer au lecteur par des détails significatifs. On passe
spirituellement de la nuit et au jour réels à des
représentations imaginaires, ce qui correspond à la
thématique du Spectacle dans un Fauteuil. Ces images
récurrentes de la nuit et de l'impur leur donnent une existence
concrète, et plutôt que de peindre la débauche à
Florence de façon détaillée, Musset nous fait comprendre
qu'elle s'insinue partout en utilisant ces images obsédantes et
lancinantes, qui reviennent toujours, à propos de tout. Ce nouveau
théâtre, sans limites, est ainsi plus proche de la
représentation de la réalité.
Si la mise en scène est fortement symbolisée,
les personnages et les atmosphères le sont aussi, eux qui sont inclus
à cette mise en scène et qui ne peuvent pas en être
détachés.
CHAPITRE 2
La representation imaginaire DES PERSONNAGES ET DE
LEUR ENVIRONNEMENT
Lorsque Musset écrit des pièces de
théâtre à lire dans un fauteuil, il modifie l'utilisation
simple que le lecteur avait des mots. Avec ce nouveau théâtre, les
mots ne se donnent pas simplement à lire, mais ils se donnent aussi
à voir, beaucoup plus que dans n'importe quel autre texte. Le
théâtre de Shakespeare est lui aussi expressif: le manque de
moyens de la scène élisabéthaine doit se combler par des
actions et un symbolismes riches. L'utilisation de spectres, par exemple,
apporte beaucoup du point de vue des émotions et des impressions
créées chez le spectateur. Musset reprend cette méthode
(à moindre échelle puisque dans Lorenzaccio les spectres
n'apparaissent que dans le langage), et il associe au symbolisme de l'ombre et
de la lumière des personnages, des lieux, des atmosphères, ou
encore des astres, mais tout cela dans des images abstraites, et non pas sur
scène. Ces images donnent plus de force à la pièce.
2.1. LA PEINTURE DES PERSONNAGES
Nous avons vu que pour nous plonger dans l'atmosphère
de cette société en décomposition Musset n'hésitait
pas à fonder tout son texte sur un réseau puissant de symboles
liés à la dialectique de l'ombre et de la lumière,
symboles qu'il a pu découvrir chez Shakespeare. Nous pouvons retrouver
cette même symbolique dans le développement des personnages, ainsi
que dans l'environnement à lequel ils sont liés. Même si
les personnages ne sont pas stéréotypés dans
Lorenzaccio, il reste cependant quelques figures qui se situent ou
bien du côté de l'ombre ou bien de celui de la lumière.
2.1.1. L'illustration de l'ombre
Nous avons vu précédemment que l'ombre pouvait
se définir par la débauche, par le vice, par le meurtre, puisque
à ces thèmes se trouve toujours associée une couleur
sombre. L'ombre connote donc le négatif, comme nous l'avons vu ; de
même, les personnages porteurs de valeurs négatives à cause
de leur débauche ou de leurs vices peuvent être associés
à l'ombre. Tout un éventail d'adjectifs ou de métaphores
est lié à ces thèmes. Le premier personnage à
être associé à la thématique de l'ombre est le Duc
Alexandre de Médicis. En effet, il corrompt la ville entière de
ses moeurs impures, de ses vices, de sa perversion. La Marquise lui apprend que
« Florence [l']appelle sa peste nouvelle» (III.6). Nous pouvons
penser à la peste noire, qui par sa couleur connote l'ombre, et nous
pouvons aussi associer toutes les maladies avec l'ombre, puisqu'elles sont
porteuses de mort. Le duc est aussi qualifié de « figure
sinistre » (I.5). De même, nous pouvons dire que Lorenzaccio se
trouve plutôt être du côté de l'ombre dans les paroles
des autres personnages. En effet, Philippe parle de lui comme de quelqu'un qui
porte en lui la souillure : « Quand les pierres criaient
à ton passage, quand chacun de tes pas faisait jaillir des mares de sang
humain, je t'ai appelé du nom sacré d'ami [...] ; j'ai
laissé l'ombre de ta mauvaise réputation passer sur mon honneur,
et mes enfants ont douté de moi en trouvant sur ma main la trace hideuse
du contact de la tienne » (III.3). La souillure apporte une ombre sur ce
qui était pur. Lorenzo agit dans l'ombre du Duc ; il est son
second, entremetteur de ses affaires ; il est souillé par son
cousin. De plus, il peut être qualifié d'ombre aussi dans le sens
où son caractère ne peut pas être clairement défini.
Il reste un personnage mystérieux, dont on ne comprend pas clairement
les motivations. Macbeth, lui, est maudit51(*) : il est le jouet des sorcières qui font
de la magie noire. Il est donc un personnage d'ombre puisque les
prédictions des sorcières l'ont perverti, qu'il est le meurtrier
de son cousin, hôte et roi Duncan, et de son ami Banquo. Lorenzo est
maudit lui aussi, par les paroles de Pierre Strozzi : « Maudit
soit ce Lorenzaccio, qui s'avise de devenir quelque chose ! »
(V.4). La culpabilité est liée à la couleur noire, et
ainsi à l'ombre, dont la couleur est noire : le roi, dans
Hamlet, prie à la scène 3 de l'acte III, mais il est
torturé par sa conscience coupable et il s'exclame : « O
bosom black as death ! » (« O conscience noire comme
la mort ! »). Cette exclamation lie aussi la couleur noire
à la mort.
Beaucoup de personnages sont les ombres des autres, et il peut
ainsi se
dégager une thématique de doubles.
L'un des deux personnages est porteur de lumière, alors que le second
est l'ombre créée par cette lumière. Ainsi, le Cardinal se
fait l'ombre de l'Empereur Charles Quint, comme le remarque la Marquise :
« César a vendu son ombre au diable ; cette ombre
impériale se promène, affublée d'une robe rouge, sous le
nom de Cibo » et comme l'admet le Cardinal : « [...]
l'ombre de César [...] est assez grande pour intercepter le soleil de
Florence » (IV.4). Le Cardinal (ombre) est ici le double de Charles Quint
(qui est associé à un soleil) ; tous deux sont porteurs de
caractéristiques négatives, en tant que personnages
néfastes et diaboliques. Philippe et Lorenzo seraient une paire, eux
aussi. Lors de leur conversation en III.3, Philippe s'exprime :
« [...] j'ai laissé l'ombre de ta mauvaise réputation
passer sur mon honneur [...] ». Lorenzaccio serait l'ombre qui
souille l'honneur de Philippe. Cette ombre est aussi la preuve que Lorenzo se
dédouble, puisque l'ombre de sa mauvaise réputation sous-entend
qu'il y a une part de lui qui reste lumineuse pour générer cette
ombre. Le dernier couple serait le Duc et Lorenzo : Alexandre est
associé à un soleil en tant que duc de Florence52(*), et sa luminosité
crée une ombre, qui est Lorenzo. Scoronconcolo analyse en III.1 :
« Est-ce que sur deux hommes au soleil il n'y en a pas toujours un
dont l'ombre gêne l'autre ? ». Il a remarqué que
Lorenzo avait un ennemi, et nous savons que cet ennemi est le duc. Les paires
semblent donc avoir besoin parfois de se séparer, puisque selon cette
phrase, l'ombre de l'un gêne l'autre. Ainsi, Lorenzo est dans l'ombre du
Duc, il le suit comme son double ; mais s'il veut se réaliser et
retrouver sa propre identité, il lui faut supprimer Alexandre pour
profiter de la lumière, et si possible devenir à son tour la
lumière.
Cependant, l'ombre d'un homme est à différencier
d'une ombre d'homme, d'où résulte non pas un double mais un
affaiblissement de l'être. C'est le cas de Lorenzo, qui a un double, mais
dont le double est une image affaiblie de lui-même ; l'ombre reste
alors la seule trace valide de son existence : « Si je suis
l'ombre de moi-même, veux-tu donc que je rompe le seul fil qui rattache
aujourd'hui mon coeur à quelques fibres de mon coeur
d'autrefois ? » (III.3). Cette image permet au lecteur de mieux
se représenter la dégradation de Lorenzo et sa chute dans
l'ombre. Le lecteur a ainsi une autre preuve de la conscience torturée
de Lorenzo, ce qui le rend plus émouvant puisqu'il est plus proche de la
réalité humaine. Lorsque le Cardinal parle d' « ombres
d'hommes gonflés d'une ombre de puissance » (II.3), il s'agit
là aussi d'hommes qui ne sont qu'une image dégradée de la
virilité, et qui ainsi, seront une proie facile dans la machination
diabolique du cardinal. Ils serviront aisément d'ennemis au Duc pour que
Cibo puisse avoir le pouvoir sur lui en toute facilité. Ombre alors est
à prendre dans le sens d'illusion, d'apparence, voire même
d'absence : l'ombre d'un homme ou l'ombre d'un Lorenzo reste la marque de
l'absence d'un homme véritable ou d'un vrai Lorenzo.
Enfin les spectres (qui sont représentés
physiquement par une ombre qui marche) et tous les morts peuvent être
liés à l'ombre. Les spectres apparaissent lorsqu'ils ont
l'âme en peine. Le spectre du père d'Hamlet apparaît pour
réclamer vengeance, parce qu'il a été assassiné et
qu'il ne peut pas trouver le repos. Le spectre de Duncan n'apparaît pas
dans Macbeth, ce qui peut paraître curieux. Par contre, le
spectre de Banquo surgit lors du banquet pour s'asseoir à sa place
à table, sans parler, mais dont la présence tourmente Macbeth,
car il est la preuve de sa culpabilité53(*). Le spectre de César vient annoncer Brutus sa
mort prochaine. Le spectre de Lorenzo est différent, étant
donné qu'il est le spectre de quelqu'un qui n'est pas mort. Il
désigne alors l'autre Lorenzo, la part insaisissable de lui-même,
celle du passé. Il est le « spectre de [s]a
jeunesse » (IV.5). Il accompagne Lorenzo pendant qu'il
découvre la réalité des hommes54(*). Lorenzo parle aussi du
spectre de son père en IV.3, et Philippe de la « foret de
spectres » que constituent les Huit. (III.3). Les évocations
de spectres sont nombreuses dans Lorenzaccio, à la fois au sens propre
et au sens figuré : Marie compare Lorenzo à un
« spectre hideux » (I.6), et la même
dénomination revient à Florence dans la bouche des bannis en
I.6 ; le portier en deuil au palais des Strozzi a « l'air d'un
spectre qui sort d'un tombeau » (IV.2) selon Pierre. C'est cependant
à Lorenzo que la notion de spectre revient le plus souvent55(*). Les morts nombreuses qui
surviennent dans Lorenzaccio peuvent aussi etres associées
à l'ombre. Elles ne sont pas des morts heureuses, mais au contraire
inutiles et atroces56(*) : Marie meurt de chagrin, Louise est
empoisonnée, le Duc est tué par le fer, les étudiants
assassinés pour rien, Lorenzo se fait attaquer de dos en pleine rue, et
de nombreux meurtres sont commis, lors d'émeutes57(*), d'agressions faites par
l'armée allemande58(*), ou encore dans
l'entourage du Duc59(*), qui est aussi accusé d'avoir
empoisonné sa mère60(*) et son cousin
Hyppolite de Médicis61(*).
2.1.2. L'illustration de la lumière
Les personnages qui se trouvent associés à des
termes représentant la lumière sont beaucoup moins nombreux dans
Lorenzaccio, puisque la pièce décrit la dégradation de la
ville. Cependant, nous pouvons trouver deux types de personnages qui ont un
rôle « lumineux » .
Tout d'abord, il s'agit de la royauté, même si,
comme nous le verrons dans la seconde partie, la mauvaise royauté ou la
tyrannie peut glisser vers l'ombre. Les puissants sont souvent qualifiés
de « soleil ». Lorenzo s'exclame « [...] je vous
répète que d'ici à quelques jours, il n'y aura pas plus
d'Alexandre de Médicis à Florence, qu'il n'y a de soleil
à minuit » (III.3). Cette phrase, fondée sur une
opposition entre l'ombre et la lumière, associe Florence à
minuit, ce qui renforce le caractère néfaste de la ville, et le
Duc à un soleil. Ce parallélisme indique donc que le pouvoir,
dans de bonnes mains, serait un moyen de faire régner la lumière,
la paix et l'ordre dans une ville qui sans cela, serait réduite au chaos
de la nuit. La Marquise et le Cardinal Cibo utilisent aussi cette notion de
soleil pour parler du Duc62(*). Philippe croit aussi à la possibilité
d'un caractère positif du pouvoir : «C'est ainsi que la
lumière d'une seule épée peut illuminer tout un
siècle » (V.2) Lorenzo est un idéaliste, et il croit
à la possibilité d'un bon régime pour les citoyens. Les
chefs d'Etat pourraient avoir un rôle positif. Ainsi, idéalement,
le pouvoir politique à Florence pourrait être du côté
de la lumière, le Duc pourrait s'il le voulait être un bon chef.
Mais Lorenzo est vite désabusé et il perd la foi en la
possibilité d'un régime idéal, car toutes les sortes de
pouvoir par lesquelles il est entouré sont marquées de
négativité : même le pouvoir religieux est corrompu. A
partir de là, les évocations du pouvoir sont liées
à celle de l'ombre (d'où la comparaison du sceptre du pouvoir
à une hache). Le pouvoir peut être ambivalent, comme nous le
verrons dans la deuxième partie.
Les femmes pures sont le second type de personnage qui est
associé à des notions de lumière. Mais nous verrons dans
la deuxième partie que les femmes peuvent être corrompues et alors
elles sont associées à l'ombre. La pureté peut être
rapprochée de la lumière en ce qu'elle porte en elle des valeurs
positives, comme la lumière. La vertu s'oppose à la corruption,
et la pureté à la souillure ; nous avons vu plus haut que la
corruption et la souillure étaient associées à l'ombre,
donc, par opposition, la vertu et la pureté peuvent être
associées à la lumière et au blanc. De plus, la
lumière « montre »,
« dévoile », contrairement à la nuit
qui « cache » et crée le mystère et
l'ambiguïté. Marie, Louise et Catherine sont toutes trois dans
Lorenzaccio des exemples de femmes pures et vertueuses. La mère
de Lorenzo est en divers point semblable à la femme de Brutus, Portia,
qui meurt de chagrin et d'amour en apprenant les desseins de son mari, comme
Marie meurt de chagrin en apprenant ceux de son fils. Catherine est
qualifiée par des termes évoquant la blancheur et la
pureté, comme la colombe (IV.5 : « Catherine n'est-elle
pas vertueuse, irréprochable ? Combien faudrait-il pourtant de
paroles pour faire de cette colombe ignorante la proie de ce gladiateur aux
poils roux ? »), et le lait (IV.5 : «[...] une
goutte de lait pur tombée du sein de Catherine, et qui aura nourri
d'honnêtes enfants »). Le « sein » de
Catherine peut nous faire penser au sein d'Ophélie, qu'Hamlet
évoque dans le poème qu'il lui écrit : « In
her excellent white bosom, these, &c. » (« Dans la
blancheur délicieuse de ton sein... ») (II.2, v.113). Louise
est associée au soleil, à la jeunesse et à la vie, et aux
fleurs, comme l'est aussi Ophélie63(*). Louise et Catherine sont aussi pures, belles et
vertueuses que l'est Ophélie, « fair and unpolluted
flesh » (V.1, v.220) ( « à la belle chair
immaculée »). Ces femmes représentent la
spontanéité, l'innocence et la sincérité. Le
problème, c'est que ces figures sont menacées de corruption ou de
mort, et que dans la plupart des cas, elles disparaissent, vaincues par la
société.
Ainsi, par petites touches, Musset nous offre la peinture du
caractère des personnages. Le texte nous permet ainsi de nous
représenter en quelque sorte les couleurs majeures symboliques des
personnages.
2.2. UN ENVIRONNEMENT SYMBOLIQUE
Les jours et les nuits se succèdent, comme marqueurs du
temps et de l'espace, mais nous avons vu que la nuit est plus propice à
l'action, que les ténèbres expriment en quelque sorte un
désordre cosmique. Les couleurs du monde physique ont ainsi une
influence sur l'âme des personnages : la nuit les incite à
commettre des actions impures. Il semblerait donc que les périodes du
temps et l'espace soient asservis au symbolisme de l'ombre et de la
lumière, en plus d'avoir une fonction proprement dramaturgique.
2.2.1. Lieux et atmosphères : la ville
contre la campagne
L'opposition la plus perceptible est celle entre le monde
urbain et la nature. Le monde urbain est associé à la nuit et
à la mort, aux fêtes fatigantes, aux vices et à la
débauche. Nous avons vu que les scènes majeures de
Lorenzaccio se déroulent de nuit : c'est de nuit qu'il
nous est donné de voir le plus de facettes malsaines de la ville de
Florence. Nous avons vu aussi que la ville est le lieu de corruption par
excellence, que ses rues sont dangereuses, que ses palais renferment du vin et
des femmes, que ses citoyens s'entretuent. A l'opposé se trouve la
nature, évoquée dans sa beauté simple, dans sa
sincérité, dans sa pureté, car elle n'a pas
été transformée par l'homme. La nature est le lieu du
repos et de la douceur. Ainsi, l'opposition entre la ville et la campagne
constitue deux types d'atmosphères, une atmosphère liée au
sombre, au négatif, à l'anxiété et une autre
liée au lumineux et au positif, au calme. Dans Lorenzaccio, la
ville, par son caractère clos, représente l'univers
étouffant et mortifère du pouvoir, d'où personne ne
ressort indemne. La ville est impure, maudite par les
bannis64(*). Florence actuelle, spectre de l'antique Florence,
est associée à des termes sombres comme
« peste » (qui fait référence à la
peste noire), « spectre »,
« fange crapuleuse» et « fange sans
nom » (sol assombri par la souillure), et
« malédiction » (comme Macbeth, elle est maudite,
donc elle est associée à l'enfer, au côté obscur).
Le terme « bâtarde » indique aussi une origine impure
ou mystérieuse. Les rues de Florence sont
« sombres » (II.5). Maffio se plaint que « [l]a
ville est une forêt pleine de bandits, pleine d'empoisonneurs et de
filles déshonorées » (I.1). Cette phrase fait de la
ville le double dégradé de la nature, puisque la forêt
urbaine, pour reprendre la métaphore de Maffio, est corrompue. La
nature, au contraire, est une porte ouverte sur l'espoir et sur le passé
(du moins pour le personnage de Lorenzo). Avant de commettre le meurtre, des
images de son passé pur lui reviennent à l'esprit, pour lui
donner du courage, pour lui montrer qu'il y a, quelque part, une
humanité à sauver, et cette humanité se trouve dans la
nature : « Ah ! quelle tranquillité ! quel
horizon à Cafaggiulo ! Jeannette était jolie, la petite
fille du concierge, en faisant sécher sa lessive. Comme elle chassait
les chèvres qui venaient marcher sur son linge étendu sur le
gazon ! la chèvre blanche revenait toujours, avec ses grandes
pattes menues » (IV.9). Les chèvres, le linge qui sèche
et la belle et jeune Jeannette, évoquent la luminosité, la
blancheur (d'autant plus que les chèvres servent à donner du
lait, lui aussi de couleur blanche) et la pureté (avec le linge propre).
Après le meurtre, Lorenzo ouvre la fenêtre pour mieux imaginer ce
qu'il a sauvé de la souillure : « Que le vent du soir est doux
et embaumé ! Comme les fleurs des prairies s'entrouvrent !
Ô nature magnifique, ô éternel repos ! »
(IV.11). Lorenzo a le sentiment que maintenant que le Duc est mort, la vie
retrouve sa pureté, et que la nature reste intacte, offrant le
repos et le bien-être. En quelques touches évocatrices, en
quelques menus détails, Musset nous fait imaginer ce paysage de
lumière contre celui de l'ombre.
2.2.2. Les variations climatiques
La vie de l'homme est liée au cycle des saisons, de
jours et de nuits qui se succèdent. Macbeth sent que sa fin est proche
et il utilise la métaphore de l'automne pour parler de sa vie :
« My way of life / is fall'n into the sear, the yellow leaf
[...] » (V.3, v.22-23 : «Le chemin de ma vie tombe dans le temps
de la feuille jaune [...] »). Mais si la vie de l'homme est
liée au cycle des saisons, ses sentiments semblent liés aux
variations climatiques, à moins que ce ne soit l'inverse, et que les
actes des hommes ne changent le climat. Les meurtres que les hommes
perpétuent sont contre nature, et ils peuvent déchaîner la
colère des éléments qui protègent et
vénèrent la vie65(*).
Dans Lorenzaccio, l'ombre est rattachée
à l'évocation de l'hiver et de la mort. La Marquise attend le
printemps pour quitter Florence et pour aller à Massa (I.3); en
attendant, c'est l'hiver et elle se laisse corrompre par le Duc. Le printemps,
à l'opposé, symbolise la renaissance (les fleurs renaissent,
I.2), l'amour et la paix. Le bonheur fait référence à un
temps ensoleillé, comme nous pouvons le remarquer avec les souvenirs de
Lorenzo ou avec les pensées de la Marquise. Dans Hamlet, le
deuil du Roi et le remariage de la Reine ont lieu en hiver, par un temps
très froid. Il en est de même pour le deuil de Philippe, dans
Lorenzaccio.
Cet hiver-là est humide : un convive dit à
Philippe, comme celui-ci veut sortir juste après l'empoisonnement de sa
fille : « Il fait un orage épouvantable ; reste ici
cette nuit » (III.7). La pluie peut symboliser une tristesse
mélancolique, mais l'orage, plus violent, symbolise un profond
désespoir. L'orage survient toujours au moment où la tension est
la plus haute. Il est synonyme de mort. Dans Le Roi s'amuse, Triboulet
s'exclame : « Quel temps ! nuit de mystère ! /
Une tempête au ciel ! Un meurtre sur la
terre ! »66(*). Ce thème présent dans la
littérature romantique des sentiments du personnage qui sont en
parallèle avec l'état de la nature est déjà
présent chez Shakespeare : les personnages peuvent troubler le
climat, mais les variations climatiques annoncent aussi un
évènement néfaste. La nuit se trouve souvent
associée aux orages, aux éclairs, au tonnerre. Ces orages sont
liés à l'idée de la mort. Dans Macbeth, les trois
sorcières n'apparaissent que par temps d'orage, quand le tonnerre
éclate,67(*) ce qui
symbolise leur caractère néfaste. Dans Julius Caesar
aussi, le tonnerre et l'orage créent une atmosphère de
danger, un danger pour César, lorsque les conspirateurs se
rencontrent68(*). Ces
évènements climatiques servent aussi de mauvais présage
à ceux qui croient au caractère divin des éléments.
Lorenzo, lui, se compare au tonnerre : « Pendant vingt ans de
silence, la foudre s'est amoncelée dans ma poitrine ; et il faut
que je sois vraiment une étincelle du tonnerre, car tout à coup,
une certaine nuit que j'étais assis dans les ruines du Colisée
antique, je ne sais pourquoi je me levai ; je tendis vers le ciel mes bras
trempés de rosée, et je jurai qu'un des tyrans de ma patrie
mourrait de ma main » (III.3). Il est l'un des quatre
éléments ; il est le feu, tout puissant lors de l'orage. Le
tonnerre qui vit en lui est symbolique de son besoin de commettre un meurtre.
Les éléments climatiques se font donc l'écho des
sentiments des personnages, de leur désir de nuire, et créent une
atmosphère inquiétante.
Ainsi, la nuit et le mauvais temps, comme le temps d'orage par
exemple, préfigurent symboliquement par leur caractère sombre
(puisque c'est l'absence de la lumière directe du soleil qui crée
le mauvais temps) une action néfaste. A l'opposé, un ciel
lumineux et dégagé, qui laisse passer la lumière du soleil
sans ombrage, préfigure une atmosphère calme.
2.2.3. La lune et le soleil
La lune et le soleil sont eux-aussi associés à
la symbolique de l'ombre et de la lumière. Ils peuvent aussi, comme
l'environnement, symboliser les deux pôles entre lesquels les personnages
sont déchirés.
La lune et le soleil s'opposent donc, dans une lutte entre
l'ombre et la lumière. C'est lorsque le soleil disparaît que la
lune paraît. Le soleil est associé à la lumière,
puisqu'il donne naissance au jour, alors que la lune est associée
à l'ombre, puisqu'elle apparaît de nuit. Tout d'abord, c'est donc
le jour et la nuit qui s'opposent : le soleil est le luminaire du jour (le
« premier rayon du soleil » de
« l'aurore » représente pour Philippe à la
fois le réveil de sa fille et le début d'une nouvelle
journée annoncée par la « clarté du
jour », en III.2) alors que la lune n'est présente que de nuit
(IV.9 : les didascalies définissent le lieu et le moment comme
«une place ; il est nuit », et plus loin, elles
annoncent : « la lune paraît »).
La lune et le soleil s'opposent aussi dans le sens où
le soleil représente la vie, la fertilité, et l'espoir, alors que
la lune représente la mort et les mauvais présages. En effet, si
la chute du soleil marque la fin de la vie69(*), la présence du soleil est au contraire signe
de vie, et par extension, de l'existence terrestre: dans les expressions
« les joyaux les plus précieux qu'il y ait sous le
soleil »(III.3) et « [...] Catherine passe pour très
vertueuse. -Pauvre fille ! qui l'est sous le soleil, si elle ne l'est
pas ? » (IV.9), le soleil représente le monde en
général. Le soleil peut aussi être créateur de
vie : lorsque Pierre propose à Philippe d'agir pour la
république, il utilise la métaphore de la naissance
associée à la marche sous le soleil : « [...]
Venez voir marcher au soleil les rêves de votre vie. La liberté
est mûre ; venez, vieux jardinier de Florence, voir sortir de terre
la plante que vous aimez. » (III.2). Cette phrase associe aussi le
soleil à la fertilité, idée que nous retrouvons ailleurs,
en II.2 : « Bientôt, ces fruits mûrissaient à
un soleil bienfaisant [...] ». Enfin, le soleil est signe d'espoir,
espoir que Lorenzo accomplisse de grandes actions pour Marie70(*), espoirs multiples et
aisément réalisés pour le jeune Lorenzo71(*), espoir d'une vie meilleure
grâce à l'action, dans l'invocation de Philippe à l'astre
solaire72(*). Au
contraire, la lune, elle, est associée à la mort. Elle fait
apparaître les fantômes : dans Hamlet, c'est lorsque la lune
paraît que le spectre du père d'Hamlet arrive73(*). Elle est liée au
macabre et aux mauvais présages : dans Lorenzaccio, elle
annonce de sa présence en I.1, l'enlèvement de Gabrielle, et en
IV.9, le meurtre du Duc. Dans Macbeth, elle annonce en II.1 le meurtre
du roi Duncan. Elle est associée aux ténèbres et à
la sorcellerie dans Macbeth, qui évoque et met en scène
Hécate, la déesse de la lune (III.5 et IV.1), et dans Hamlet,
où elle donne des pouvoirs maléfiques aux plantes cueillies
de nuit74(*). Lorenzo
s'adresse à la lune en la nommant « face livide »
(IV.9) ; nous pourrions voir dans cette évocation le fait que la
lune tente les êtres à commettre des actes néfastes,
puisque le terme « livide » renvoie à un champ
lexical de la mort. La lune serait donc complice des meurtres auxquels elle
incite. La lune est aussi liée au froid, alors que le soleil est
lié au chaud75(*).
Cependant, si la lune et le soleil s'opposent sur de nombreux
points, ils n'en restent pas moins tous deux des luminaires. Ainsi, les deux
contraires se réconcilient. Le soleil est porteur de lumière,
mais la lune aussi : on parle de rayons du soleil autant que de rayons de
la lune76(*), et la lune
éclaire pendant la nuit77(*). La lune et le soleil semblent donc aussi inclus dans
la symbolique de l'ombre et de la lumière. Ces deux luminaires luttent
l'un contre l'autre, et font écho à la lutte qui se
déroule dans le coeur de l'homme, et de Lorenzo, d'Hamlet, de Macbeth,
et de Brutus, entre l'ombre et la lumière.
Ainsi, nous avons vu que les personnages et le paysage sont
eux aussi intégrés au réseau de symboles sur lequel est
fondée toute la mise en scène. Les personnages, le paysage, et
l'atmosphère ne sont pas vides : en plus d'être importants
pour le déroulement de l'intrigue, ils connotent des sens symboliques
qui nous permettent de mieux situer les enjeux de la pièce. Nous avons
vu que le Duc et Lorenzo pouvaient se ranger dans les personnages de l'ombre,
ainsi que les paires, ou que les spectres. A l'opposé, dans les
personnages de la lumière, nous pouvons dans l'idéal trouver les
puissants, mais nous pouvons aussi trouver les figures pures des femmes. Les
personnages et le climat s'influencent mutuellement, donc comme le symbolisme
de l'ombre et de la lumière touche les personnages, nous avons vu qu'il
touchait aussi le paysage. La lumière du beau temps symbolise une
âme apaisée, sereine et douce. Elle crée une
atmosphère de quiétude, d'amour et de paix. Elle s'oppose au
sombre de la nuit orageuse, qui symbolise l'esprit tourmenté du
personnage, le surgissement du néfaste, et une atmosphère
inquiétante. La lune et le soleil aussi s'opposent dans cette même
thématique, pour amplifier la lutte entre l'ombre et la lumière
qui a lieu dans chaque conscience humaine. Ainsi, Musset rejoint Shakespeare
car il utilise les mêmes symboles de l'ombre et de la lumière,
les mêmes images abstraites et impressionnantes, qui donnent cette force
à la pièce de théâtre, et qui font de la vie un
spectacle. Nous pouvons cependant noter que Musset fait passer ce symbolisme
par le biais de la parole des personnages; presque aucune
référence à l'ombre ou à la lumière n'est
faite dans les didascalies: c'est bien là que Musset se démarque
du dramaturge anglais, par le style du théâtre dans un fauteuil,
dans lequel Musset s'efface presque pour laisser vivre ses personnages.
La lune semble être le symbole d'une
réconciliation possible entre ces contraires. Elle lie l'ombre et la
lumière, puisqu'elle paraît de nuit mais qu'elle éclaire.
Nous remarquons alors que dans de nombreux cas, l'ombre et la lumière
peuvent avoir une relation particulière au-delà de leur
opposition, qui les réconcilie. Le lever du jour ne se fait pas par un
passage abrupt de la nuit au jour, d'un opposé à l'autre. Le
moment où la nuit bascule vers le jour semble être un terrain
d'entente et de réconciliation entre l'ombre et la lumière. Nous
pouvons alors trouver dans la lumière des caractéristiques de
l'ombre, et inversement. Il nous semble donc intéressant
d'étudier ce qui semble être le point de réconciliation de
la lumière et de son contraire, l'ombre.
PARTIE II
OMBRE ET LUMIERE : DEUX NOTIONS INTERDEPENDANTES QUI
TRADUISENT LA COMPLEXITE DES PIECES
L'ombre et la lumière sont des contraires, mais - et
cela pourrait sembler contradictoire - ces deux notions dépendent l'une
de l'autre. L'ombre n'existerait pas sans la présence de la
lumière comme base de comparaison, et la lumière n'aurait pas la
même valeur si tout était lumière. Ces contraires
s'attirent et se créent mutuellement : après la nuit, il y a
toujours un jour, qui est suivi d'une autre nuit et ainsi de suite. Donc
l'ombre et la lumière se succèdent et s'intriquent,
métaphores de l'ambiguïté de la vie et des
déchirements psychologiques des personnages, ainsi que de la
complexité de la pièce. Philippe résume le
caractère inextricable de l'ombre et de la lumière en une phrase
adressée à Lorenzo en III.3 : « Le mal existe,
mais non pas sans le bien, comme l'ombre existe, mais non sans la
lumière. » L'ombre et la lumière sont
interdépendantes, bien qu'elles soient associées à des
opposés : Philippe relie l'ombre au mal, et la lumière au
bien. Les personnages sont donc déchirés entre le bien et le mal,
comme le monde est déchiré entre l'ombre de la nuit et la
lumière du jour. Pour exprimer cette complexité, Shakespeare
utilise des images contradictoires et crée des personnages au
caractère ambigu. Musset fonde aussi Lorenzaccio sur des contradictions,
comme nous allons le voir, mais il va plus loin que Shakespeare à propos
des caractères des personnages, puisqu'il les affine au point qu'ils en
semblent vivants et que leur complexité paraît tout à fait
représentative de l'homme. Les deux auteurs cherchent ainsi à
faire évoluer le théâtre vers le spectacle de la vraie vie.
Nous allons ici étudier, d'un point de vue thématique, comment
le symbolisme de l'ombre et de la lumière est le garant de la
complexité de la temporalité et des personnages, ainsi que de
l'homme.
CHAPITRE 1
OMBRE ET LUMIERE INEXTRICABLES
Dans Lorenzaccio comme dans les grandes pièces
romantiques, les contraires ne s'opposent pas, mais ils s'entremêlent.
Ainsi, l'ombre ne peut pas être détachée de la
lumière. Si ces notions sont interdépendantes, elles ont au moins
une caractéristique commune qui les rapproche. C'est cela que nous
allons tenter d'examiner, et pour cela nous allons nous intéresser au
coté obscur de la lumière, et au coté lumineux de
l'ombre.
1.1. LES ASPECTS SOMBRES DE LA LUMIERE
Comme nous l'avons vu dans la première partie, le
symbolisme de l'ombre est lié avec la mort, le danger, le
mystère, la corruption et la perversion dans le sexe et dans l'alcool.
Les aspects sombres de la lumière seront les symboles habituellement
associes à l'ombre qui seront associés à la
lumière.
1.1.1. La lumière néfaste
La lumière en tant que jour peut acquérir des
connotations portées par la nuit. Le jour peut être aussi
dangereux et néfaste que la nuit. Tebaldeo explique à Lorenzo
pourquoi il porte un stylet même en plein jour : « Je sais
qu'un citoyen peut être assassiné en plein jour et en pleine rue,
selon le caprice de ceux qui la gouvernent; c'est pourquoi je porte ce stylet
à ma ceinture » (II.3). La journée, plus que la nuit,
peut être un danger pour les faibles : la nuit cache les meurtriers,
mais peut aussi cacher les victimes, alors que le jour ne peut pas
protéger les plus faibles. Dans Hamlet, c'est en pleine
après-midi, alors qu'il dormait dans son jardin, paisiblement, que le
père d'Hamlet a été assassiné. Lorenzo exprime
aussi la même idée, un peu plus loin : « [...] les
habitants de Pistoie, qui ont trouvé dans cette affaire l'occasion
d'égorger tous leurs chanceliers en plein midi, au milieu des
rues » (V.2). Ainsi, midi peut acquérir les connotations
négatives de minuit, qui est le moment des meurtres : il semblerait
que les deux extrêmes soient nocifs. Minuit est chargé de
connotations néfastes, étant donné qu'il constitue le
centre le plus noir de la nuit ; de même, midi est le moment
où le soleil est au plus haut, où la luminosité est la
plus forte : il devrait porter des connotations extrêmes mais dans
le positif, or il est associé ici au meurtre, ce qui rend le meurtre
plus inacceptable. La lumière de la vie n'est donc pas bien
différente de la noirceur de la mort, et Macbeth semble vouloir
dire que vivre, c'est déjà commencer à mourir:
« Life's but a walking shadow, a poor player/ that struts and frets
his hour upon the stage/ and then is heard no more » (V.5, v.24-26 :
« La vie est une ombre qui marche, un pauvre acteur qui se pavane et se
trémousse une heure en scène, puis qu'on cesse d'entendre»).
Le soleil peut être ainsi créateur de
corruption et de mort78(*).
Le jour peut être aussi associé avec la
débauche dans l'alcool, caractéristique de la nuit comme nous
avons vu dans la première partie. Les abus d'alcool pendant le jour
peuvent être considérés comme étant pires que ceux
accomplis pendant la nuit : la nuit est le moment du relâchement des
moeurs et de la libération des pulsions, alors que le jour est
lié aux obligations de la bonne conduite. Tôt le matin, Salviati
est saoul (I.2 : « Tu es gris, Salviati. Le diable m'emporte, tu
vas de travers »), ce qui montre à quel point la
débauche est ancrée en lui. Lorenzo brise une bouteille de vin
sur le provéditeur, qui dit de Lorenzo : « Peste soit de
l'ivrogne et de ses farces silencieuses ! » : donc nous
pourrions en déduire que Lorenzo est saoul lui aussi. Mais ici, le jour
n'est pas le moment où on commet les actes néfastes, il en est
juste le continuum : le bal dure depuis la veille au soir, et il se
termine le matin. D'ailleurs nous pouvons noter que la scène se passe
« Au point du jour », moment d'équilibre entre
débauche et pureté, ce qui signifie que la différence
entre le jour et la nuit est difficile à cerner, ou encore qu'il n'y a
pas de nette rupture entre les deux.
Donc le jour peut revêtir le caractère
néfaste qui sied habituellement à la nuit. Le jour semble alors
être en quelque sorte le complice de la nuit, puisqu'il dévoile la
débauche de la cour. Ces aspects sombres de la lumière nous
incitent à penser qu'à cause de la corruption des
sociétés des pièces que nous étudions, le jour
aussi devient corrompu, et sa dégradation se révèle par
son alliance avec la débauche ou la mort.
1.1.2. La lumière complice de la
nuit
Le jour peut aussi jouer le rôle de témoin ou de
complice des crimes de la nuit précédente. En ce sens, le jour
est dans la continuité de la nuit, et c'est pour cela que la
lumière peut avoir les mêmes caractéristiques que l'ombre.
Lorsque Philippe se plaint devant la fenêtre en s'adressant à
Florence, il s'exprime en ces termes: «Plus d'une fois, ce sang, que tu
bois peut-être à cette heure avec indifférence
(« cette heure » est tard dans la nuit), séchera au
soleil de tes places » (II.5). Le soleil, symbole de la lumière,
pourrait être personnalisé comme le complice de la nuit, parce que
sécher le sang des victimes de la nuit revient à dévoiler
les actes néfastes de la nuit et à faire disparaître les
preuves. Quand Lorenzo s'entraîne avec Scoronconcolo (III.1), il
s'adresse au jour et aussi au soleil, et le soleil est une fois de plus
associé au sang : « O jour de sang, jour de mes
noces79(*)! O soleil!
Soleil! Il y a assez longtemps que tu es sec comme le plomb; tu te meurs de
soif, soleil! Son sang t'enivrera ». Ici, le jour et le soleil sont
liés à l'idée de mort : le soleil ne commet pas le
meurtre, mais le meurtre est commis en sa faveur, et puisqu'il en
bénéficie, il est complice. Cette complicité avec le
meurtre peut être vue comme passive, puisque le soleil n'encourage pas en
soi à ces actes. Le soleil peut être aussi comparé à
une commère puisqu'il révèle les actes qui ont
été réalisés en secret, ou du moins dans la
discrétion, pendant la nuit : « Dépêche-toi,
soleil, si tu es curieux des nouvelles que cette nuit te dira demain» dit
Lorenzo, seul, en IV.1. La nuit semble être le moment où les
actes, ou les meurtres, sont perpétrés, et le jour est le moment
de la révélation de ces actes. Les
« nouvelles » et le commérage passent par un
dialogue entre les deux entités, et cet échange linguistique est
la preuve d'une relation particulière entre les deux.
Nous pouvons voir aussi comme complice de la nuit la
lumière des torches, qui nous l'avons vu, aident les personnages dans
leurs sombres actes. La lune, qui joue le rôle de luminaire lors de la
nuit, prend alors tout son sens et toute son ambiguïté: son faible
éclat permet aux personnages de se repérer dans l'espace sombre
de la nuit, mais elle permet au mal d'agir sous la lumière. Nous avons
vu que la lune était porteuse de connotations précises (voir
I.II.3). Nous pouvons dire qu'elle est complice de la nuit dans le sens
où elle a une mauvaise influence sur les personnages. Les croyances
en la nuit de pleine lune comme nuit de meurtres particulièrement
horribles fait partie du symbolisme universel. Lorsque Lorenzo se
prépare pour le meurtre du Duc sur une place en pleine nuit (IV.9), la
lune se montre. Lorenzo, seul dans la nuit qui symbolise sa solitude face
à cet acte qu'il s'est donné à faire, s'adresse à
elle : « Te voilà, toi, face livide ! ».
La lune lui donne à voir ce que sera l'acte à venir, ce que la
mort apporte aux visages des victimes. La lune se montre, inquiétante,
comme pour rappeler à Lorenzo qu'il est temps de commettre ce meurtre
qu'il s'est fixé (pour ce rôle de rappel à l'acte, on
pourrait mettre en parallèle la lune avec les cloches qui sonnent).
L'adjectif « livide » porte en lui-même une
connotation de mort, pouvant faire référence à la lune
mais aussi au visage d'un mort. La lumière de la lune incite passivement
au meurtre en se faisant l'écho visuel de la mort, et la complice de son
acolyte : la nuit.
Ainsi, la lumière du jour évoque la vie, alors
que la lumière de la nuit évoque la mort. La lumière peut
donc être ambivalente, et le soleil, porteur de vie, peut aussi
être corrompu par le sang des meurtres commis pendant la nuit. Si la
lumière est porteuse des caractéristiques négatives de
l'ombre, c'est que la temporalité des pièces Hamlet,
Macbeth, Jules César et Lorenzaccio est
perturbée et complexe. La dégradation de la
société, symbolisée par la couleur sombre qui s'insinue
partout, semble avoir déréglé la temporalité, au
point de faire du jour un équivalent de la nuit, et de la nuit, un
équivalent du jour.
1.2. LES ASPECTS LUMINEUX DE L'OMBRE
Le symbolisme de la lumière peut être
associé à des notions positives comme la vie, le bonheur, la
sérénité, la vertu et la pureté. L'ombre ici sera
utilisée dans le sens de nuit et d'ombre. Nous allons étudier les
caractères de la lumière qui sont associés à
l'ombre.
1.2.1. La nuit comme jour
Dans Lorenzaccio, beaucoup de valeurs sont
renversées : la vertu et la pureté sont corrompues, les
familles sont détruites, le pouvoir est abusif... Les notions de nuit et
de jour semblent, elles aussi, être renversées : le bourgeois
dit que « Faire du jour la nuit et de la nuit le jour, c'est un
moyen commode de ne pas voir les honnêtes gens » (I.2). Ainsi,
à Florence, les aristocrates transforment la nuit en jour et le jour en
nuit ; ils vivent de nuit, et dorment le jour. La nuit devrait se charger
alors des valeurs du jour et le jour de celles de la nuit, selon cette
inversion. En fait, les valeurs positives de la nuit sont difficiles à
trouver, puisque que ce soit de nuit ou de jour, la ville entière est
corrompue. Pour les « honnêtes gens », la nuit est
associée au repos, au sommeil, à l'inactivité. Pour
l'aristocratie florentine, la nuit est le moment de la fête, de la vie
sociale, et de l'activité, en un mot : du mouvement,
caractéristique du jour et de la lumière. Nous avons
déjà vu que les scènes majeures de Lorenzaccio se passent
de nuit : la nuit semble véritablement être le mouvement de
la pièce. La majorité des personnages est donc plus active la
nuit que le jour. C'est la nuit que les relations entre les personnages
s'affinent ou se détériorent : lors des fêtes ou des
repas du soir. A ce propos, les soirées peuvent être
rangées dans la catégorie de la nuit, mais elles font aussi
partie du jour, puisqu'elles se situent à la fin du jour :
l'ambiguïté est encore présente pour les définitions
de ce qui fait partie du jour et de ce qui fait partie de la nuit.
Au début d'Hamlet, Marcellus se plaint de ce que les sujets du
royaume soient obligés de travailler de nuit, comme si cette nuit
était le jour : « [...] why this same strict and most
observant watch/ so nightly toils the subject of the land [...] »
(« Pourquoi ces gardes si strictes et si rigoureuses fatiguent ainsi
toutes les nuits les sujets de ce royaume ? ») et «
What might be toward, that this sweaty haste/ doth make the night
joint-labourer with the day ? » (« Quel peut
être le but de cette activité toute haletante, qui fait de la nuit
la compagne de travail du jour ? ») (I.1, v. 71-72 et v.77-78).
Dans Macbeth, la journée qui suit le meurtre du roi ne peut pas
être distinguée de la nuit : « By th' clock 'tis
day,/ and yet dark night strangles the travelling lamp:/ is't night
predominance, or the day's shame,/ that darkness does the face of earth
entomb,/ when living light should kiss it ? »
(« D'après l'horloge, il est jour, et pourtant une nuit noire
étouffe le flambeau voyageur. Est-ce le triomphe de la nuit ou la honte
du jour qui fait que les ténèbres ensevelissent la terre, quand
la lumière vivante devrait la baiser au front ? »)
(II.4.v. 6-10). Ainsi, la nuit et le jour peuvent être faits d'une
même matière. Ils ne sont plus alors différentiables. Nous
pourrions en conclure que la transformation de la nuit en jour, ou
l'utilisation de la nuit pour faire les mêmes activités que
pendant le jour est une autre marque de la dégradation80(*) du monde dans lequel Lorenzo,
Hamlet, ou Macbeth vivent. Les personnages ne peuvent pas être
définis entre des personnages de lumière ou des personnages de
l'ombre ; ils sont réellement ambigus et faits des deux. De
même, l'environnement de ces personnages est fait du mélange de
nuit et de jour. Il n'y a plus de nuit, il n'y a plus de jour, ce qui reste du
monde en dégradation de Florence, d'Elseneur, ou d'Inverness est une
temporalité troublée par les actes sombres des personnages qui y
vivent. Nous ne voyons pas d'autre explication quant à
redéfinition du jour et de la nuit en tant que nouveaux jours et
nouvelles nuits, et comme dit Polonius à la scène 2 de
l'acte II d'Hamlet: « My liege, and madam,- to expostulate/
[...] why day is day, night night, and time time,/ were nothing but to waste
night, day, and time » ( Mon suzerain et madame, discuter [...]
pourquoi le jour est le jour , la nuit est la nuit, et le temps le temps, ce
serait gaspiller la nuit, le jour, et le temps) (v.85-89).
La nuit se transforme donc en jour pour les plus corrompus des
personnages de Lorenzaccio. Mais la nuit peut être
utilisée comme jour par des personnages positifs : c'est le cas de
Philippe et du Lorenzo du passé, qui étudiaient de nuit, alors
que l'étude normale a lieu de jour. La nuit embrasse donc une autre
activité liée au jour, et de plus, cette activité est
positive. Les études permettent à l'homme d'agrandir ses
connaissances et son savoir, pour pouvoir distinguer ce qui est bien de ce qui
est mal. Le Lorenzo d'autrefois et Philippe espèrent trouver ce qui est
bien pour l'humanité dans leurs études. Le penseur studieux se
plonge dans une méditation solitaire qui s'étend au-delà
de la journée et qui le prive du repos du sommeil. L'étude de
nuit a plus de valeur que celle de jour ; elle a d'autant plus de valeur
qu'elle s'oppose à la débauche de nuit. Marie oppose les nuits
studieuses de Lorenzo d'autrefois aux nuits corrompues du Lorenzaccio du
présent : « Il ne rentrera qu'au jour, lui qui
passait autrefois les nuits à travailler» (II.4). Par
inquiétude pour son fils, elle en arrive même à voir le
spectre de son passé : « [...] Un homme vêtu de
noir venait à moi, un livre sous le bras - c'était toi,
Renzo : « Comme tu reviens de bonne heure ! » me
suis-je écriée. Mais le spectre s'est assis auprès de la
lampe sans me répondre ; il a ouvert son livre, et j'ai reconnu mon
Lorenzino d'autrefois » (II.4). La nuit se charge donc de valeurs du
jour : elle engendre le travail, la recherche et elle peut être
créatrice. Lorenzo étudiait pour le bien de l'humanité,
pensant trouver la vérité dans les livres anciens. Philippe aussi
passe des nuits studieuses : grâce à ses lectures d'auteurs
antiques, il pense avoir trouvé le bon régime politique.
(« Je me suis courbé sur des livres, et j'ai
rêvé pour ma patrie ce que j'admirais dans
l'antiquité », II.5). Il médite son idéal
républicain toute la nuit, et le lendemain matin, ses fenêtres
sont « éclairées des flambeaux de la veille »
(III.2). Philippe, comme autrefois Lorenzo, utilise donc la nuit en tant que
jour : au lieu de se reposer, il est actif et studieux. De même,
Brutus dans Julius Caesar passe ses nuits à lire pour occuper
ses insomnies81(*). Une
fois de plus, nous remarquons que l'utilisation que font les personnages de la
temporalité est inversée, ce qui montre la complexité de
leur caractère par rapport à d'autres personnages.
1.2.2. La nuit et l'ombre positives
Bien qu'il soit rare de rencontrer dans le texte des nuits ou
des instants de nuit marqués de positivité, il en excite
cependant. Avant d'étudier la nuit à proprement parler, nous
pouvons évoquer l'ombre. En effet, l'ombre créée par le
soleil n'est habituellement pas négative, à moins que, comme nous
pouvons le voir à propos des ombres allemandes82(*), elle fasse
référence métonymiquement à un
élément négatif. L'ombre créée par le soleil
est - et cela peut encore paraître contradictoire - dissociée du
soleil ; elle offre un endroit frais et tranquille à l'abri de la
menace du soleil. La Marquise pense à son mari qui est dans leur maison
de campagne, et elle imagine que les « garçons de ferme
dînent à l'ombre » (III.6). Dans Macbeth,
l'ombre est le seul endroit où les hommes peuvent se désoler sur
leur sort83(*). L'ombre
propose alors une échappatoire aux rayons du soleil trop puissants.
La nuit peut être positive en ce qu'elle peut apporter
l'espoir. La nuit du meurtre du Duc est une nuit très importante pour
Philippe, qui, bien que doutant que Lorenzo commette le meurtre, garde en
secret l'espoir que le Duc soit réellement remplacé, et qu'un
régime républicain bon pour les citoyens de Florence se mette en
place. Ainsi, la nuit est le moment de l'attente des révélations
du lendemain dans l'espoir d'un changement positif. Pour Lorenzo, cette nuit
est importante aussi, bien qu'il reste désabusé à propos
des hommes, et qu'il regarde avec scepticisme le futur. Nous pourrions
cependant dire que cette nuit-là est la dernière chance qu'a
Lorenzo de pouvoir retrouver une vie normale, de pouvoir raccorder son
passé et son présent, de pouvoir retrouver sa pureté
perdue. L'action est malgré tout porteuse d'espoir : elle
amènera un changement qui améliorera la situation ou
l'empirera.
Certains moments dans la nuit ou dans la soirée peuvent
apporter l'harmonie et le bonheur. Ces moments-là sont brefs dans la
pièce. Nous pourrions d'abord évoquer la promenade de Marie et de
Catherine au bord de l'Arno (I.6) : « Le soleil commence
à baisser. De larges bandes de pourpre traversent le feuillage, et la
grenouille fait sonner sous les roseaux sa petite cloche de cristal. C'est une
chose bien singulière que toutes les harmonies du soir avec le bruit
lointain de cette ville.[...] Que le ciel est beau ! que tout cela est
vaste et tranquille ! comme Dieu est partout ! ». Pour
Catherine, la nature est paisible et belle, contrairement à la ville
dangereuse qui fait du « bruit ». Ici, les animaux (la
grenouille) et les végétaux (les roseaux), les couleurs (le
pourpre et le vert) et les sons ne sont qu'harmonie. Catherine est une
croyante, pure et vertueuse, et cela modifie sa vision du monde par rapport
à d'autres personnages. Elle a la foi, et elle voit la
création divine comme un bienfait. Cette nuit de félicité
est donc ainsi positive. Marie est soucieuse à cause de Lorenzo, et pour
elle, cette nuit n'a pas le même charme. Un autre moment de nuit
harmonieuse se trouve juste après le meurtre du Duc, quand Lorenzo ouvre
la fenêtre et regarde au dehors : « Que la nuit est
belle ! Que l'air du ciel est pur ! Respire, respire, coeur
navré de joie ! [...] Que le vent est doux et embaumé !
Comme les fleurs des prairies s'entrouvrent ! O nature magnifique, o
éternel repos ! [...] Ah ! Dieu de bonté !
Quel moment !» (IV.11). Ici aussi la beauté de la nuit est
associée à la nature. Cependant Lorenzo décrit la nature
et les fleurs alors qu'il est dans la ville de Florence : ce qu'il voit
n'existe pas mais n'est qu'une hallucination. Nous pouvons remarquer que
Lorenzo évoque Dieu, de même que Catherine, et que la
beauté de la nuit semble être liée à la
beauté de la création divine. Lorenzo croit avoir excusé
ses fautes après avoir tué le Duc. Il a la sensation d'avoir
ramené la pureté et l'harmonie dans le monde. Les fleurs
s'ouvrent sous un nouveau monde où le mal a disparu. Pour la
première fois, Lorenzo décrit ce qu'il voit par des termes
positifs, comme « magnifique », « doux et
embaumé», « belle »,
« pur », « joie ». Le moment
présent est directement relié aux moments passés de son
enfance lorsqu'il vivait à Caffagiuolo.
Le moment d'harmonie que Lorenzo vit alors nous montre que son
accès au bonheur ne lui est pas impossible: la nuit du meurtre, il se
sent accepté dans la temporalité normale des honnêtes gens
(ce qui peut paraître contradictoire, puisqu'il assassine le duc), pour
qui la nuit est apaisement et bien-être dans la sécurité de
leur maison. En effet, la nuit lui semble belle alors, et porteuse d'apaisement
( « repos »). Pour un soir, Lorenzo a réellement
retrouvé sa pureté, et l'on croit avec lui que le monde est
sauvé de la corruption. Mais cela ne dure qu'un instant, et Lorenzo
reprend contact avec la sombre réalité citadine peu
après.
Finalement, l'ombre et la lumière, bien qu'étant
des contraires, peuvent se mélanger et échanger leurs
caractéristiques. Lorenzo résume cette ambiguïté de
la lumière, qui est aussi nuit : « Je suis rongé
d'une tristesse auprès de laquelle la nuit la plus sombre est une
lumière éblouissante » (III.3). Dans cette expression,
la lumière est attribut de la nuit, et le verbe
« être » lie ces deux notions pour les situer sur le
même plan. Si ces deux extrêmes contraires ne sont finalement chez
Musset et chez Shakespeare que la modification d'une même substance,
c'est, à ce qu'il semble, pour mieux développer la
complexité du monde représenté. Ainsi, le lecteur comprend
mieux les incertitudes des personnages, qui se veulent véritablement
humaines, par leur ambiguïté. Les contradictions utilisées
par Musset autant que par Shakespeare démontrent la complexité et
la diversité du monde: la temporalité renversée est une
conséquence de l'incohérence des actions des personnages et de
l'incohérence du monde.
CHAPITRE 2
LORENZO, ESSENCE DE CETTE DIALECTIQUE
Dans leurs pièces, Musset et Shakespeare
s'intéressent tous deux à la description de l'individu. Les
personnages qu'ils créent sont détaillés et complexes,
plus crédibles. Lorenzo est l'exemple type du jeune personnage
romantique à la conscience torturée. Ce personnage
éponyme est donc la source d'où la pièce trouve sa
légitimité. Il semble être à lui seul l'icône
de la polysémie du texte et de la dialectique de la pièce :
il est déchiré entre deux opposés, et en même temps
il cumule et mélange ces deux extrêmes. Il est à la fois
sublime (lors de ses monologues ou lorsqu'il assassine le duc avec bravoure) et
grotesque (quand il s'effondre à la vue d'une épée par
exemple : le lecteur, jusqu'à l'acte III scène 3, ne sait
pas si cela est simulé ou non). La position du lecteur-spectateur est
ambiguë, et rend plus confuse l'identité de Lorenzo, puisqu'il
n'apprend qu'au milieu de la pièce son véritable
caractère. Le point de vue du lecteur-spectateur par rapport à la
situation qui se déroule dans Lorenzaccio constitue une
nouveauté dans le théâtre du XIXe siècle. C'est pour
cela qu'il nous semble important d'étudier comment la construction
entière de la pièce trouve son essence dans le personnage de
Lorenzo, vu par les autres personnages ou par le lecteur, Lorenzo qui
représente à lui seul à la fois l'ombre et la
lumière.
2.1. L'AMBIVALENCE DE LORENZO
Lorenzo est le personnage central de la pièce, dans
lequel les opposés se rejoignent. Cependant, la réunion des
contraires en sa personne est source de complexité et
d'ambiguïté lorsqu'il s'agit de lui donner une définition
précise. Lorenzo se fait alors l'héritier
d'Hamlet, qui est torturé entre son désir de vengeance et son
hésitation à commettre un meurtre. Sous le regard des autres, les
deux personnages déclenchent les mêmes réactions
contradictoires : certains personnages leur montrent de l'affection,
d'autres de la méfiance. Hamlet et Lorenzo sont tous deux
travaillés par des sentiments complexes et antithétiques :
rêverie et raisonnement, désir d'héroisme et passage par le
vice, enthousiasme et dégoût du monde. On retrouve le même
thème de la déchéance chez les deux personnages ;
cependant Hamlet seulement simule la folie, alors que Lorenzo sombre
réellement dans la débauche. C'est bien là que le
personnage de Musset se différencie de celui de Shakespeare :
Hamlet reste vertueux et il commet des meurtres qui lui seront pardonnés
puisqu'il rétablit la justice et l'ordre, alors que Lorenzo, lui, se
corromp réellement et ne fonde pas de république. De plus, Hamlet
ne fait qu'obéir à son père et venger son honneur, alors
que Lorenzo était libre d'agir. La dégradation est donc plus
profonde en Lorenzo qu'en Hamlet, et c'est pour cela que nous relevons plus
d'évocations du personnage comme ombre chez Musset que chez Shakespeare.
Ainsi, l'ombre et la lumière se côtoient en Hamlet sans jamais
vraiment se mêler, alors qu'en Lorenzo elles s'entremêlent et
constituent réellement sa personnalité ambiguë.
2.1.1. Une identité ambiguë
La meilleure preuve que Lorenzo est bien l'essence de la
pièce se trouve dans le fait que presque tous les personnages parlent de
lui. Ils tentent de donner une identité claire à ce personnage
mystérieux. Mais les essais de caractérisation entrepris par les
personnages et par Lorenzo lui-même sont multiples et
différents ; finalement, il en découle que la
définition donnée reste ambiguë et contradictoire.
Si nous nous intéressons de plus près aux
notions que les autres utilisent pour parler de Lorenzo ou pour s'adresser
à lui, nous remarquons une contradiction quant au sexe83(*) et à
l'âge84(*) de
Lorenzo. Ce n'est pas la seule contradiction. Lorenzo semble flotter entre la
vie et la mort. Bien qu'il s'entraîne vigoureusement avec Scoronconcolo
et qu'il soit plein d'énergie au moment de tuer le Duc, de nombreuses
scènes le montrent dans une position de passivité ou de
faiblesse : il s'évanouit à la vue d'une épée
(I.4) et pendant qu'il fait des armes (III.1). Chez sa mère, il est
« assis » (II.4), chez les Strozzi, il est «
couché sur un sofa » (II.5), et lors de sa promenade de nuit
en IV.9, il « tombe de lassitude » et « s'assoit
sur un banc ». Le duc dit de lui qu'il est
« énervé » (I.4), c'est-à-dire sans
nerfs, sans énergie. Son apparence lugubre (son physique penche du
côté de l'ombre, comme nous le verrons par la suite) fait de lui
un personnage côtoie la mort, faible et malade. Selon Pierre Strozzi, il
est une « lèpre » (II.5) et une
« peste » (III.2) : ces maladies peuvent être
rapprochées de l'ombre en ce qu'elles sont associées à la
mort (en plus, la peste peut être noire). Lorenzo n'a donc pas simplement
le physique d'un malade, il est aussi une maladie, porteuse de mort. Ainsi, il
pourrait être comparé à la mort elle-même. Son corps
n'est plus qu'un « squelette » (III.3), ce qui fait de lui
un être qui n'est plus vivant85(*). Lorenzo se compare à la mort dans des
expressions comme « Je me sens sérieux comme la mort au milieu
de ma gaieté » (III.3) et « Aussi
sérieusement que la mort elle-même » (IV.1) ;
Philippe dit de lui : « Tu deviens pâle comme un
mort . Qu'as-tu donc ? » (V.2). Dans le langage des
personnages, Lorenzo se trouve donc souvent associé à la mort.
Nous pourrions aussi émettre l'idée que Lorenzo représente
l'ombre de la mort qui plane sur le Duc, puisqu'il le suit partout jusqu'au
meurtre. Cependant Catherine garde espoir : « Je me dis
malgré moi que tout n'est pas mort en lui »
déclare-t-elle à Marie en I.6, et le destinataire espère
de même.
La scène 3 de l'acte III révèle
l'ambiguïté des désirs et des sentiments de Lorenzo, qui
essaie de définir qui il est et ce qui lui est arrivé pour aider
son ami Philippe. L'attitude du personnage vis-à-vis de son
identité est contradictoire, dans le sens où il souhaite
retrouver sa pureté passée, tout en étant fasciné
par la débauche qui a anéanti cette pureté. Lorenzo veut
tuer le Duc (ce qui est un acte impur, puisque ce meurtre n'est plus
motivé par un idéal républicain, mais par des raisons
personnelles) pour se purifier et purifier le monde. Il associe ce meurtre avec
sa pureté : « Songes-tu que ce meurtre, c'est tout ce qui
me reste de ma vertu ? », ce qui est contradictoire étant
donné que le meurtre ne peut pas ramener la vertu puisque c'est un
péché. Les pensées de Lorenzo sont aussi ambiguës
dans le sens où elles cumulent les notions de vie et de mort :
« Ma vie entière est au bout de ma dague... ». La
scène 3 de l'acte III était une tentative de la part de Lorenzo
de se définir, mais il ne peut pas s'extraire de l'ambiguïté
et de la complexité. Il admet à Philippe qu'il ne peut plus
différencier le masque de sa propre identité :
« Il est trop tard - je me suis fait à mon métier. Le
vice a été pour moi un vêtement, maintenant il est
collé à ma peau. Je suis vraiment un ruffian, et quand je
plaisante sur mes pareils je me sens sérieux comme la mort au milieu de
ma gaieté. » Cette phrase, qui met en évidence la
question du masque, évoque aussi et encore la notion de mort, qui semble
être une part de Lorenzo alors que celui-ci est toujours vivant.
L'identité de Lorenzo semble donc être
ambivalente, et le personnage se trouve déchiré entre l'ombre de
la mort et la lumière de la vie... Parmi toutes les contradictions qui
font de lui l'exemple type du personnage romantique, celle qui ne permet pas
d'identifier Lorenzo comme un personnage véritablement vivant semble la
plus frappante. C'est pourtant ainsi que peut se définir un personnage
déclassé, qui ne trouve sa place nulle part : en plus de ne
pas être accepté par la société, il n'est pas
accepté par la vie, qui est vécue comme une mort. L'ombre et la
lumière sont inextricables dans le texte, mais aussi dans le personnage
principal, grâce aux images de vie et de mort entremêlées
qui symbolisent la complexité de Lorenzo.
2.1.2. Un présent sombre, un passé de
lumière
Nous remarquons que Lorenzo est aussi ambivalent par le fait
que son passé et son présent s'opposent. L'identité du
Lorenzo du passé est différente de celle du Lorenzo du
présent.
Le passé de Lorenzo est fait de lumière,
d'études studieuses, et de moments harmonieux dans la nature, avec le
soleil, l'herbe, et les jeunes filles. Juste avant le meurtre, Lorenzo prend le
temps de faire un retour sur lui-même et de se remémorer des
souvenirs de son enfance (IV.9). Nous avons déjà vu
précédemment que l'évocation de ce passé est
associé à la couleur blanche, qui reflète la
lumière (blancheur des chèvres et du linge étendu par la
fille du concierge). La lumière-blancheur est ainsi reliée
à la pureté et au caractère originel et harmonieux de la
nature : l'homme (Lorenzo, le concierge, sa fille), vit aux
côtés de l'animal (chèvres) et du végétal
(gazon). Cet environnement harmonieux peut symboliser la pureté de
Lorenzo, jeune et immaculé à l'origine, avant d'être
souillé par la société de Florence. Catherine utilise un
champ lexical de la lumière différent lorsqu'elle décrit
le passé de Lorenzo (I.6) : « briller » et
« feu » évoquent une lumière brillante et
puissante à la fois, mais non pas spécialement blanche. Cela
indique que le passé de Lorenzo était prometteur. Marie utilise
aussi le verbe briller à propos du Lorenzo du passé. Lorenzo
utilise lui aussi des termes évoquant la lumière
flamboyante : il parle à Philippe de « foudre [...]
amoncelée dans [s]a poitrine » et il se définit comme
une « étincelle du tonnerre « (III.3) et plus
loin, alors qu'il est seul, comme un « tison »86(*). Lorenzo peut donc être
assimilé au feu : mais le feu est ambigu, et c'est ainsi que le feu
de sa jeunesse, qui était une lumière prometteuse et puissante,
est devenu le feu du Lorenzo du présent, feu qui n'éclaire plus
mais qui brûle et détruit.
Le présent de Lorenzo est fait d'obscurité. Nous
pourrions évoquer l'idée que son passé le
prédestinait à son identité présente : la
lueur de la lampe qui lui permet de lire et d'étudier pendant la nuit
(faible lumière entourée d'ombre) pourrait figurer la dialectique
du personnage. Le Lorenzo du passé serait cette lampe lumineuse,
entourée de nuit, et qui se laisse finalement happer par elle, pour
devenir le Lorenzo du présent. Lorenzo vit beaucoup de nuit ; c'est
aussi de nuit qu'il commet les actes les plus impurs : il participe
à l'enlèvement de Gabrielle (I.1), il est saoul au bal des Nasi
(I.2), il commet le meurtre du Duc (IV.11). Symboliquement, le présent
de Lorenzo est du côté obscur, à cause de la
débauche, dans le meurtre et l'alcool, qui souillent son âme. Si
la pureté de Lorenzo était associée à
Cafffaggiuolo87(*), nous
remarquons que la débauche de Lorenzo, est, elle, associée
à Florence88(*).
Florence et Lorenzo sont tous deux du côté de l'ombre ; ils
s'influencent l'un l'autre : Lorenzo a été souillé
par Florence, mais c'est lui qui, à présent, entretient la
débauche de la ville89(*). Donc la dégradation de Lorenzo vient faire
écho à la dégradation de la société
Florence. Les associations de Lorenzo avec l'ombre et le noir sont nombreuses,
et nous les étudierons dans la partie qui suit.
Lorenzo était pur et lumineux, ; il est à
présent souillé et ténébreux. L'alchimie s'est donc
inversée. Dans la même idée, nous pouvons noter une
intéressante opposition entre le passé défini comme or et
le présent défini comme fer. Nous pouvons associer l'or,
brillant, à la lumière et le fer, terne, à l'ombre. Nous
trouvons la métaphore de l'or dans la bouche de Marie, qui évoque
le feu et le soleil, tous deux de couleur or : « N'ai-je pas vu
briller quelquefois dans ses yeux le feu d'une noble ambition? Sa jeunesse
n'a-t-elle pas été l'aurore d'un soleil levant? »
(I.6), et Lorenzo dit lui-même : « Ma jeunesse a
été pure comme l'or » (III.3). Ainsi, l'or est
associé à la jeunesse de Lorenzo, et il semble en symboliser la
pureté, la force et le caractère noble. On retrouve chez
Shakespeare la même idée du personnage couleur or comme
symbolisation de sa noblesse d'esprit et de ses vertus: ainsi, Hamlet est fait
d'or malgré son apparence de métal impur (IV.1, v.25-27: «
O'er whom his very madness, like some ore/among a mineral of metals base,/shows
itself pure» ( Dans sa folie même, comme l'or dans un gisement de
vils métaux, son âme reste pure)), Macbeth hésite de
commettre le meurtre, maintenant que sa réputation est d'or (I.7,
v.82-83: « [...] I have bought/ golden opinions from all sorts of
people » (J'ai acquis chez toutes les classes du peuple une
réputation dorée) et Cassius, dans Julius Caesar,
déclare avoir un coeur plus riche que l'or, et l'offre à la dague
de Brutus comme preuve de sa dévotion pour lui: IV.3, v.101:
« Within, a heart dearer than Pluto's mine, richer than
gold » (A l'intérieur se trouve un coeur plus précieux
que les mines de Pluton, plus riche que l'or). Peut-être Musset, amateur
de Shakespeare, a-t-il trouvé là son inspiration pour cette
métaphore. Marie avait espoir en Lorenzo, comme en celui qui
gouvernerait un royaume juste et bon ; l'image de la couronne d'or qu'elle
emploie en I.6 relie Lorenzo, qui offre la couronne, à l'or :
« Sa naissance ne l'appelait-elle pas au trône ?
N'aurait-il pas pu y faire monter un jour avec lui la science d'un docteur, la
plus belle jeunesse du monde, et couronner d'un diadème d'or tous mes
songes chéris ? ». La métaphore du métal
pour définir l'homme est aussi utilisé pour parler du Lorenzo du
présent, mais il s'agit alors d'un métal impur : le fer.
Philippe utilise cette métaphore lors de leur longue conversation en
III.3 : « Quelle tête de fer as-tu, ami ! quelle
tête de fer ! ». Cette métaphore du métal
dur qu'est le fer exprime le fait que Lorenzo est borné, mais cela peut
aussi signifier que Lorenzo n'est plus fait d'un matériau pur. Plus
loin, Lorenzo utilise aussi l'image du fer, mais d'une façon plus
dégradante : « Je me sens plus vide et plus creux qu'une
statue de fer blanc » (V.7). Le fer blanc est souple et beaucoup
moins solide que le fer. L'homme de fer est maintenant un homme de fer blanc,
ce qui est significatif : le meurtre est commis, et toute la force vitale
de Lorenzo s'en est allée avec la vie du Duc. Maintenant, il est faible
et toujours impur (puisque le meurtre ne lui a pas rendu son ego d'or), et il
reste vide, puisque tout ce pour quoi il vivait est accompli.
L'opposition entre le présent et le passé de
Lorenzo est donc une marque de plus de son ambivalence. Le passé et le
présent du personnage sont faits de lumière et d'ombre, et
Lorenzo hésite entre la volonté de retrouver cette lumière
et l'attirance pour l'ombre. L'image de l'or devenu fer semble tout à
fait être une représentation de l'ambivalence de Lorenzo, qui a
voulu être un « bâton d'or couvert
d'écorce » (III.3), mais qui finalement n'a conservé
que l'écorce. Lorenzo semble donc bien être porteur de
l'ambiguité de la pièce, puisqu'il est constitué des deux
notions qui en sont les fondatrices : l'ombre et la lumière.
2.2. LE PERSONNAGE COMME OMBRE
2.2.1. Une ombre qui marche
Nous savons que la corruption de Florence est
symbolisée par la propagation de tout ce qui se rattache à la
couleur sombre dans la pièce. Le symbolisme de l'ombre se trouve ainsi
asservi à la description de la dégradation de la ville, mais
aussi à la description de la dégradation du personnage de
Lorenzo. Ainsi, Lorenzo, comme Florence, est une ombre, tout d'abord en tant
que reflet inconsistant, et ensuite comme spectre.
Le Duc décrit Lorenzo à la scène 4 de
l'acte I. Cette description, au lieu de nous permettre de construire le
personnage principal, nous donne une image négative, puisqu'il s'agit de
persuader le Cardinal de son caractère inoffensif :
« Renzo, un homme à craindre ! le plus fieffé
poltron ! une femmelette, l'ombre d'un ruffian énervé !
un rêveur qui marche nuit et jour sans épée, de peur d'en
apercevoir l'ombre à son côté ! d'ailleurs un
philosophe, un gratteur de papier, un méchant poète qui ne sait
seulement pas faire un sonnet ! Non, non, je n'ai pas encore peur des
ombres ! ». Cette définition fait de Lorenzo une ombre,
terme qui est répété à deux reprises par le Duc. Il
s'agit ici de l'ombre comme reflet inconsistant d'un corps opposé
à la lumière. Lorenzo est donc « l'ombre d'un
ruffian », ce qui le décrit comme n'étant pas vraiment
un ruffian, mais moins que cela. D'autres termes révèlent son
inconsistance : « Rêveur » fait de lui un
personnage qui n'a pas d'idées concrètes et
« philosophe » implique le fait que Lorenzo pense plus
qu'il n'agit concrètement. Ainsi, Lorenzo est déconstruit :
il n'est qu'une ombre, puisqu'il n'a ni de consistance physique, ni
d'idées consistantes. De plus, il est effrayé par le fait
d' « apercevoir » une «ombre », ce qui
renforce son caractère futile et inconsistant, puisque apercevoir n'est
pas vraiment voir et qu'une ombre n'est pas vraiment quelque chose. Lorenzo est
une ombre dans le sens où il n'est qu'apparence : il a l'apparence
d'un ruffian mais n'en est pas un, l'apparence d'un homme mais n'en est pas un.
Nous avons déjà vu90(*) que Lorenzo se dédouble : il est l'ombre
du Duc, mais il est aussi l'ombre de lui-même, ce qui montre qu'il n'est
plus ni lui-même, ni un homme, mais une image inconsistante.
Ombre signifie aussi fantôme, et ce que les paroles de
Marie signifient lors qu'elle compare Lorenzo à un « spectre
hideux » (I.6). La notion de spectre, nous l'avons vu, est
récurrente à propos de Lorenzo. Une fois de plus Lorenzo n'est
pas vu comme un homme mais comme ce qui reste de l'homme après sa mort.
Il semble ne plus rien avoir qui le rapproche de l'être humain.
Malgré tout, il vit, et marche dans les rues de Florence. Où se
trouve la véritable identité de Lorenzo et son véritable
être, parmi toutes ces ombres ? Il n'est défini qu'à
travers des termes qui lui ôtent toute définition et toute
consistance; il ne semble être qu'une partie et non pas un tout. C'est
ainsi que se révèle le personnage romantique :
contradictoire, ambigu, et indéfinissable. S'il n'est qu'une ombre parmi
les hommes, c'est pour montrer à quel point il est exclu, à quel
point il lui est difficile voire impossible de se créer une
identité. Ceci est une nouveauté dans le psychologisme des
personnages : les personnages de Shakespeare étaient ambigus mais
construits, or ceux de Musset sont à tel point complexes qu'ils en
semblent déconstruits, inachevés, voire même inexistants.
Ces personnages sont difficilement compréhensibles et paraissent
accumuler en eux plusieurs identités, et ainsi n'avoir aucune existence
propre.
2.2.2. Un physique sombre
Le trajet de Lorenzo tout au long de la pièce semble
être un chemin tracé de la lumière à l'ombre, alors
que son idéal se voulait être de prendre « dans un
but sublime, une route hideuse » (III.3). Son histoire est celle
d'une corruption. Le Lorenzo que nous rencontrons dans la pièce n'est
plus le jeune homme au passé lumineux, il est le sombre Lorenzaccio.
Les habits que portent Lorenzo sont sombres. Le
déguisement de nonne qu'il choisit de porter, lors du bal, chez les
Nasi, est noire (I.2 : « C'est Lorenzo, avec sa robe de
nonne »). Lorsque son spectre apparaît à sa mère,
il est revêtu de couleurs sombres aussi : « Un homme
vêtu de noir venait à moi- c'était toi, Renzo »
explique Marie en II.4. Ainsi Lorenzo porte la couleur noire. Les nonnes
portent des robes noires en raison de l'abandon de leur vie passée; le
noir qu'il porte serait-il la marque d'un deuil ? Nous pourrions
suggérer que Lorenzo fait le deuil de sa pureté perdue. Son
visage porte, lui aussi, la couleur sombre, comme si la couleur de l'habit
venait se refléter sur le visage. La mère de Lorenzo ne le
décrit pas autrement : « [...] Il n'est même plus
beau; comme une fumée malfaisante, la souillure de son coeur lui est
montée au visage. Le sourire [...] s'est enfui de ses joues couleur de
soufre pour y laisser grommeler une ironie ignoble et le mépris de
tout »( I.6). Les termes « fumée
malfaisante », « souillure »,
« soufre » et « ignoble » appartiennent
tous au champ lexical du sombre, et définissent Lorenzo comme quelqu'un
d'impur, de sale et de sombre. Les impuretés de son visage
reflètent les impuretés de son âme, et ne peuvent pas
être nettoyées91(*). La fatigue rend son visage lugubre et triste,
à tel point que le Duc le décrit comme quelqu'un de malade :
« Regardez-moi ce petit corps maigre, ce lendemain d'orgie ambulant.
Regardez-moi ces yeux plombés, ces mains fluettes et maladives, à
peine assez fermes pour soutenir un éventail, ce visage morne, qui
sourit quelquefois, mais qui n'a pas la force de rire » (I.4). Cette
description fait de Lorenzo un homme qui côtoie la mort, presque un
vieillard, usé par la vie. D'autres caractérisations l'associent
à la boue, ou à la lèpre (III.3), qui sont sombres et
impures.
Hamlet aussi se définit comme « pétri
de boue » (II.2, v. 541 : « a dull and muddy-mettled
rascal ») ce qui renforce cette image de souillure. Or Hamlet se sent
souillé parce qu'il ne rend pas justice à son père, alors
que Lorenzo est réellement souillé par sa débauche. Il
porte des vêtements de couleur sombre92(*), comme Lorenzo, mais il est réellement en
deuil de son père. Enfin, Hamlet aussi porte la marque de l'ombre sur
son visage, puisqu'il a « la mine abattue » (I.2,
v. 81 : « The dejected `haviour of the visage »),
qui rappelle le « visage morne » de Lorenzo. Là
encore, Hamlet a une raison particulière d'être affligé,
puisqu'il s'agit encore du deuil de son père. Nous avons
déjà émis l'hypothèse d'un Lorenzo en deuil de sa
pureté perdue, ou bien faisant le deuil de l'humanité qui l'a
déçu, mais rien n'est clairement évoqué dans le
texte. Les deux personnages peuvent donc avoir les mêmes
caractéristiques, mais ils doivent être
différenciés : c'est la conscience d'Hamlet qui est sombre
seulement, alors que Lorenzo montre une dégradation à la fois
morale et physique, ce qui fait de lui un personnage beaucoup plus complexe et
beaucoup plus torturé.
A la fin de sa vie, Lorenzo semble passer symboliquement de
l'ombre à la lumière : il était inconnu et
méprisé, mais le début de l'acte V nous le montre
célèbre et ayant réalisé son rêve :
devenir un Brutus, faire de soi un mythe, en tuant Alexandre. Il s'est accompli
et est devenu quelqu'un, comme le dit Pierre Strozzi « maudit soit ce
Lorenzaccio, qui s'avise de devenir quelque chose » (V.4). Apres
avoir assassiné le Duc, il n'en est plus l'ombre ; il a directement
accès au soleil et reçoit la lumière de la
société en plein visage. Mais cette lumière que Lorenzo
atteint n'est pas celle que le lecteur ou Lorenzo espèrent. Cette
lumière est aussi ambiguë que sa personnalité : elle
est liée à la mort. Ainsi, Lorenzo meurt sous trop de
lumière : la lumière de la célébrité
(tout le monde sait qu'il est celui qui a commis l'acte ostentatoire de tuer le
duc, et cette célébrité fait de lui une proie plus facile
lorsque sa tête est mise à prix), et la lumière du jour,
qui ne peut pas le protéger comme l'ombre de la nuit le faisait. Ainsi,
Lorenzo devenu vulnérable disparaît le temps d'une ombre, si nous
pouvons nous permettre ce jeu de mots, et la promenade qu'il annonce dans
« Je vais faire un tour au Rialto » (V.7) est en fait une
marche vers une mort soudaine : « Monseigneur, Lorenzo est
mort ».
Donc, nous pouvons assimiler le personnage de Lorenzo à
une ombre. L'ombre qui passe sur son visage est le reflet de l'ombre de son
âme. Ce symbolisme de l'ombre accentue la chute du personnage dans la
débauche et dans une perte d'identité qui le conduira à la
mort93(*). L'ombre
construit le personnage central : le héros n'est donc pas construit
comme tel, mais en tant qu'antihéros. Tout ce qui forge
l'identité de Lorenzo le rend finalement indéfinissable. Si
Shakespeare recherche à exprimer l'ambiguité et les
contradictions qui font l'homme, Musset va plus loin puisqu'il semble vouloir
en démontrer l'évolution vers le non-sens, en renversant la
psychologie habituelle des personnages. Le héros dans Lorenzaccio
est un être fait d'ombres, et qui disparaît.
Lorenzo est donc l'essence de la dialectique de l'ombre et de
la lumière qui est diffusée dans le texte, puisqu'il porte
à la fois les caractéristiques de l'ombre et celles de la
lumière. Bernard Masson explique : « [...]
Lorenzo [...] est tout entier dans le destin qu'il s'est choisi :
être porteur de lumière dans le monde de l'ombre et de la nuit,
porteur de liberté au sein de la servitude [...]. Mais pour
réussir, il faudra ruser, épouser l'ombre et la nuit, devenir par
devoir le zélateur de la corruption et de la servitude pour mieux
assurer, le moment venu, le triomphe de leurs contraires : la
lumière, la vertu, la liberté »94(*). Les contraires trouvent leur
source en Lorenzo et se relient en lui. Lorenzo est l'essence de la
dégradation de Florence, que la ville lui a insufflé, mais il
porte aussi en lui l'espoir de sa régénération, qui
finalement n'aboutit pas. Dans ce monde désabusé et où le
malheur et la mort se partagent les hommes, le héros romantique tente de
se construire en marge des autres, mais sa complexité ne lui permet pas
de se forger une identité concrète. La
complexité extrême du personnage aboutit à un non-sens et
à la disparition de Lorenzo. Musset se différencie ainsi de
Shakespeare, puisqu'il complexifie ses personnages au point qu'ils en
deviennent indéfinissables. Le héros Shakespearien devient un
antihéros chez Musset, personnage qui se déconstruit en voulant
se donner trop d'identités, personnage qui disparaît en voulant
rester dans les mémoires95(*), et qui reste une ombre en voulant atteindre la
lumière.
CHAPITRE 3
LORENZACCIO : UNE HISTOIRE DE L'HUMANITE
Le symbolisme dialectique de l'ombre et de la lumière
qui construit le personnage de Lorenzo, le langage, le décor et la mise
en scène de la pièce influence aussi l'humanité, comme le
suggère Musset. En effet, au-delà du théâtre et de
son caractère fictionnel, nous devons noter que c'est le genre humain
qui est décrit. Les personnages représentent des parcelles de
l'humanité, avec ses côtés sombres et lumineux. Cela est un
thème romantique, et Hugo écrit, dans la Préface de
Cromwell : « Est-ce autre chose en effet que ce
contraste de tous les jours, que cette lutte de tous les instants entre deux
principes opposés qui sont toujours en présence dans la vie, et
qui se disputent l'homme depuis le berceau jusqu'à la tombe? [...] Le
caractère du drame est le réel; le réel résulte de
la combinaison toute naturelle de deux types, le sublime et le grotesque, qui
se croisent dans le drame, comme ils se croisent dans la vie et dans la
création96(*) ». Ainsi la pièce, comme tout
théâtre romantique, semble être une tentative pour
définir l'identité de l'homme, pour expliquer ses actes et ses
sentiments ambigus. Musset, comme Shakespeare, cherche à
représenter le vrai ; le vrai est le mélange de l'ombre et
de la lumière, symbolisé par Lorenzo ou Hamlet ; dans
Lorenzaccio, tous les personnages sont complexes, et ce, pour
représenter la réalité humaine dans sa grandeur et dans sa
diversité. Donc, Shakespeare utilise l'entremêlement de l'ombre et
de la lumière pour exprimer la complexité du monde réel
qu'il cherche à représenter, et Musset y parvient d'autant mieux
qu'il applique cet entremêlement à tous ses personnages.
3.1. L'AMBIGUITE DES PERSONNAGES
Les personnages représentent de vrais humains ;
ils symbolisent aussi plusieurs aspects et contradictions de Lorenzo, qui est
l'essence de l'humanité et qui prend en charge toutes ses facettes. Les
personnages sont donc des échos aux caractéristiques de Lorenzo,
et ils sont eux aussi partagés entre l'ombre et la lumière. Chez
Shakespeare, seul les personnages principaux sont complexes et
représentent tout homme, alors que les autres représentent une
part de l'humanité seulement. Les personnages de Musset sont beaucoup
plus forts en humanité puisqu'ils sont travaillés pour
représenter tout homme.
3.1.1. Les personnages comme échos aux
caractéristiques de Lorenzo
Henri Lefèbvre écrit : « Dans
Lorenzaccio, les autres personnages principaux déploient devant
nous, spectateurs, les aspects du héros principal, et ses
contradictions: Philippe Strozzi correspond à son humanisme, le Duc
à la souillure qui l'habite et au mal qui le hante, Catherine à
son idée de la pureté et de l'amour, la marquise Cibo à
son amour de la patrie, Pierre Strozzi à son courage97(*) ». Nous pourrions
dire que Lorenzo est une essence et que les personnages sont la
dissémination de cette essence, ou bien l'inverse : que chaque
personnage est une essence de l'humanité et que Lorenzo englobe toutes
ces essences, pour représenter l'humanité toute
entière.
Le Lorenzo du passé et Philippe ont le même amour
pour l'humanité et pour ses valeurs : en III.3, ils expriment tous
deux leurs sentiments ; Lorenzo déclare : « J'ai cru
à la vertu, à la grandeur humaine, comme un martyr croit à
son Dieu » et Philippe dit : « Je crois à la
vertu, à la pudeur et à la liberté ». Ils
utilisent les mêmes notions et nous avons vu qu'ils ont les mêmes
habitudes de nuit : ils utilisent tous deux
l'expression « courbé sur [d]es livres »
(Lorenzo en III.3 et Philippe en II.5), ce qui accentue leurs similitudes.
Philippe correspond à l'élément lumineux qui se trouve
à l'intérieur de Lorenzo, puisque l'idéal
républicain est porteur de connotations de lumière dans le
texte98(*).
Il y a aussi un parallélisme entre le Duc et Lorenzo.
Nous avons déjà démontré que Lorenzo est son ombre.
Les deux personnages sont décrits d'une façon méprisante
par les autres. Le Duc et Lorenzo sont des personnages d'ombre : ils sont
comparés tous deux à des maladies, comme la lèpre pour
Lorenzo (II.5), la peste pour le Duc (III.6). Lorenzo explique à
Philippe en III.3 comment il en est arrivé à devenir le double de
son cousin : « Pour plaire à mon cousin, il fallait
arriver à lui, porté par les larmes des familles; pour devenir
son ami, et acquérir sa confiance, il fallait baiser sur ses
lèvres épaisses tous les restes de ses orgies ». Ainsi
la souillure du Duc s'est disséminée en Lorenzo, créant en
lui une part de ténèbres.
En ce qui concerne l'idéal de pureté, Catherine
représente une autre part lumineuse dans la dialectique qui ronge
Lorenzo. Ils décrivent tous deux le monde de la même
façon : « Que le ciel est beau! Que tout
cela est vaste et tranquille! Comme Dieu est partout ! »
s'exclame Catherine en I.6, alors que Lorenzo dit, en IV.11 :
« Que la nuit est belle! Que l'air du ciel est pur! [...] Que le vent
du soir est doux et embaumé ! Comme les fleurs des prairies
s'entrouvrent ! ô nature magnifique, ô éternel repos!
[...] Ah! Dieu de bonté! Quel moment ! ». Les deux
personnages prononcent les mêmes mots de « ciel », de
« beau », « belle » et de
« Dieu ». Ils utilisent des exclamations, ainsi que le
champ lexical des éléments terrestres et célestes
(« Ciel », « nuit », « air du
ciel », « vent du soir »,
« nature », « fleurs des prairies »)
associé à celui de la paix (« tranquille » et
« repos »), de la beauté
(« belle », « beau »,
« magnifique »), de l'immensité
(« ciel », « vaste »,
« partout ») et de l'immortalité
(« Dieu » et « éternel »).
Ainsi, Lorenzo se serait investi de l'idéal de pureté de
Catherine.
Ricciarda Cibo est un écho au patriotisme de
Lorenzo : ils perdent tous deux leur vertu pour le sort de Florence. La
Marquise a accepté de se laisser séduire par le Duc dans le but
de l'inciter à prendre un réel pouvoir sur la ville pour la
sauver ; Lorenzo a accepté de se laisser souiller par le Duc pour
libérer la ville du pouvoir corrompu. La Marquise se demande si elle
aime vraiment le Duc, ou si elle ne fait cela que pour Florence :
« Et pourquoi est-ce que tu te mêles à tout cela, toi,
Florence? Qui est-ce donc que j'aime? Est-ce toi? Est-ce lui ? »
(II.3). La ville semble avoir eu autant d'importance pour Lorenzo, car
Catherine révèle la culpabilité de Florence dans
l'histoire de la corruption de Lorenzo en I.6 : « Ah! Cette
Florence! C'est là qu'on l'a perdu ! »99(*). Les deux personnages sont
donc liés à la ville par un même patriotisme.
Enfin, en ce qui concerne le courage, c'est en Pierre Strozzi
que nous retrouvons les caractéristiques de Lorenzo : Pierre combat
Salviati pour venger sa soeur, comme Lorenzo tue le Duc pour, entre autres,
protéger Catherine. Tous deux sont prêts à se battre pour
Florence : « Marchons franchement sur Florence avec notre petite
armée » s'exclame Pierre en IV.6, « [...] je tuerai
Alexandre » s'exclame Lorenzo en III.3. Cependant le meurtre est le
seul acte que Lorenzo commet, puisqu'il perd espoir en l'utilité de
l'action, alors que Pierre, lui, garde espoir. Le courage, comme le
patriotisme, est un sentiment ambigu, et peut représenter la
dualité de Lorenzo, partagé entre ombre et lumière.
Ainsi, il semblerait que Lorenzo se soit emparé des
essences des autres personnages. Il revêt ainsi la diversité des
caractéristiques de l'humanité. Philippe, le Duc, Catherine,
Pierre et Ricciarda, eux, servent d'échos à Lorenzo, dont ils
représentent chacun une parcelle, et ils sont déchirés,
selon le même symbolisme, entre l'ombre et la lumière. C'est
ainsi que le texte de théâtre représente les pensées
et les actes des hommes, dans leur ambiguïté et dans leur
complexité.
3.1.2. Des personnages entre ombre et
lumière
Les personnages, nous l'avons vu, représentent des
parts d'ombre ou de lumière de Lorenzo. Cependant, ils ne sont pas
seulement cela, et ils englobent l'ambiguïté de l'homme :
chaque personnage est divisé entre ombre et lumière.
Au-delà du fait qu'ils symbolisent la complexité de Lorenzo en
faisant écho à ses caractéristiques, les personnages ont
leur propre complexité. Pierre Nordon écrit : «
Musset, comme Shakespeare, semble toujours avoir présentes à
l'esprit, simultanément, deux conceptions, parfois antinomiques, des
êtres et des choses.[...] Cette conscience de l'ambiguïté de
l'être et de l'ambivalence des évènements engendre chez les
deux dramaturges une analogue appréhension de leurs sujets100(*) ». Ainsi, c'est
grâce à l'ambiguïté des personnages, que l'on retrouve
plus chez Musset que chez Shakespeare, puisque Shakespeare a surtout
travaillé ses personnages principaux, que la complexité humaine
trouve une représentation satisfaisante.
Le premier personnage que l'on rencontre est le Duc, dont
l'ambiguïté se révèle par un amalgame entre l'ombre
et la lumière : à la scène 6 de l'acte III, la
Marquise parle du « sombre météore de [s]a
puissance ». Le météore peut être porteur de
lumière lorsqu'il est enflammé, et qu'il laisse derrière
sa chute une traînée lumineuse. L'expression relie
« sombre » et
« météore », ce qui est contradictoire, et
oxymorique. De plus, la Marquise compare d'abord le Duc à un soleil
(« être le rayon de soleil qui sèche les larmes des
hommes »), et ensuite à un météore, ce qui fait
de lui une entité qui passe de la lumière bienfaisante à
la lumière menaçante, ou à l'ombre, puisqu'un
météorite n'est pas forcement lumineux. L'ambiguïté
du Duc se retrouve aussi en II.6, lorsque le Duc déclare :
« Quand je suis en pointe de gaieté, tous mes moindres coups
sont mortels ». Cette phrase antithétique définit
encore le Duc comme un personnage complexe, alliant les opposés. Nous
avons déjà vu que le Duc pouvait être associé aussi
à la couleur sombre, par le fait qu'il engendre la corruption et la mort
dans la ville de Florence101(*). Le Duc semble être à la fois porteur
d'ombre et de lumière.
Philippe est associé à la couleur grise, et les
relevés sont nombreux : il s'agit alors du gris des cheveux,
pour évoquer la vieillesse (« Pauvre Philippe ! Il y aura
une triste fin pour tes cheveux gris ! » (I.6),
« [...]Ma vengeance a des cheveux gris. »( II.5),
« Il peut y avoir quelque chose de bon dans cette tête
grise » (III.2), « [...] deux têtes que j'ai
baisées autant de fois que j'ai de cheveux gris »( III.3)). Or
le gris est créé par le mélange du noir et du blanc, de
l'ombre et de la lumière. Le gris associé à Philippe
évoque sa capacité de penser, sa sagesse acquise au fur et
à mesure des années et ses qualités : « Tu
as soixante ans de vertu sur ta tête grise » ( III.3). Mais le
gris pourrait aussi symboliser sa dualité et sa complexité.
Philippe Strozzi est porteur de valeurs positives, et il est souvent
associé à la lumière. Lorenzo, par exemple, le
définit comme un « fanal éclatant »
(« Pareil à un fanal éclatant, vous êtes
resté immobile au bord de l'océan des hommes, et vous avez
regardé dans les eaux la réflexion de votre propre
lumière » III.3). Cependant, lorsque Philippe décide
d'agir, et de se venger, avec l'aide de tous les Strozzi, il devient celui qui
veut semer la mort en plantant son drapeau noir : « Nous y
planterons le drapeau noir de la peste ; ils accouront à ce signal
de mort » (III.7). Ainsi, même Philippe est ambigu et
complexe ; il a des qualités lumineuses, mais il est attiré
par l'ombre de la vengeance ; il est constitué à la fois
d'ombre et de lumière.
Ombre et lumière se retrouvent donc dans les images qui
décrivent les personnages du Duc et de Philippe. Ainsi, les personnages
sont ambigus, instables ; ils évoluent et ont chacun leur vie
propre ; ils deviennent ainsi des copies des hommes en en
représentant la complexité.
Nous avons vu que Lorenzo était l'essence de la
dialectique de l'ombre et de la lumière. Il est aussi l'essence des
personnages, puisqu'il en englobe toutes les caractéristiques. Ainsi,
les personnages, qui font écho aux ambiguïtés de Lorenzo,
sont aussi symbolisés par cette dialectique, et ils sont porteurs
à la fois des ambiguïtés de Lorenzo et de celles de la
dialectique. La représentation cette l'ambiguïté a pour but
d'évoquer la réalité humaine. C'est ainsi que les
personnages représentent des hommes, et que Lorenzo représente
toute l'humanité.
3.2. LA COMPLEXITE HUMAINE
La fiction représente la réalité, et le
théâtre de Musset tend à représenter la vraie vie,
les vrais sentiments et émotions. En ce qui concerne les sentiments des
personnages, le symbolisme de l'ombre et de la lumière est important
aussi : d'une part pour décrire aussi précisément que
possible ce que ressentent les personnages, fondés sur de vraies
personnes, d'autre part pour amplifier ces sentiments et les faire ressentir au
lecteur. La diversité de lieux, de personnages et de tons est un miroir
de la diversité du monde. Les personnages s'interrogent sur
eux-mêmes, se posent la question de leur humanité. Le
théâtre met donc en spectacle la réalité du monde.
Si Lorenzo représente l'humanité, Lorenzaccio
représente le monde, symbolisé par Florence.
3.2.1. Lorenzaccio comme microcosme
humain
Lorenzaccio exprime les sentiments et les actions de
la petite communauté de Florence. Ainsi, la pièce peut être
vue comme une synecdoque : la petite ville de Florence représente
le monde. N'oublions pas que Florence en 1537 se veut le double de Paris en
1830 : Musset a choisi la situation politique de Florence
comme un écho à la situation politique réelle de la France
au XIXe siècle : la révolution de 1830 amène un
nouveau régime répressif, l'action politique est finalement un
échec. Olivier Bara écrit : « Triomphe du masque
et règne de la mort ; le régime de juillet est une
énorme mystification, et la bourgeoisie danse sur des cadavres. La
Florence de 1537, dans le drame, résonne aussi des accents du carnaval
et voit la mort rôder dans ses rues et ses palais. A travers ce
thème carnavalesque, Lorenzaccio aborde, toujours de biais, la question
de la légitimité du pouvoir »102(*). La diversité de
lieux dans la même ville de Florence permet donc de situer les enjeux
politiques selon les différentes classes sociales
représentées. De plus, l'accent mis sur le fait que l'action se
déroule à Florence, tout en étant un moyen de
déjouer les soupçons de la censure française, amène
le lecteur à s'interroger sur le rôle du lieu et ainsi à
retourner la question politique de Lorenzaccio sur lui-même et
à la resituer à Paris. Ainsi,
Lorenzaccio traite réellement des problèmes humains, des
relations entre les personnages, et des relations entre un personnage et la
société dans laquelle il vit. Musset veut des personnages qui
copient les hommes, et non pas des stéréotypes avec des
caractères prédéfinis ; le microcosme nous montre des
personnages vivants103(*), complexes et instables. Nous les voyons
évoluer et changer : par exemple, nous assistons petit à
petit au changement qui se fait en Philippe, qui perd la foi en ses sentiments
républicains, nous assistons à ses souffrances et à ses
inquiétudes à propos de ses enfants, comme un vrai
père ; nous voyons Pierre réagir avec
l'impétuosité réelle d'un jeune homme ; nous voyons
Lorenzo perdre petit à petit la foi en la vie. Ainsi les personnages se
développent et se complexifient au fur et à mesure de la lecture
de la pièce, de la même façon que dans la vie, où
tout n'est pas simple et univoque. De plus, les décors semblent infinis
et nous assistons à la vie des personnages autant de jour que de nuit,
et dans une immense variété de lieux. Chez Shakespeare, les lieux
sont loin d'avoir l'importance qu'ils ont dans Lorenzaccio : nous
avons déjà vu que la scène élisabéthaine
centrait la pièce sur l'action et sur les personnages, par manque de
moyens. Le Marchand, l'Orfèvre, les étudiants,
le peuple, les femmes, tous ont leur place dans la pièce, comme le veut
la vraie vie, faite d'une diversité d'hommes. Lorenzaccio est
l'une des pièces les plus humaines de tout le théâtre
romantique, et Musset a réellement réussi à nous faire
croire en l'humanité des personnages, et à nous faire ressentir
de réelles émotions. Nous pourrions nous demander pourquoi. Nous
devons nous rappeler que le « Théâtre dans un
Fauteuil » autorise la liberté de la création, et ainsi
une meilleure définition et représentation de l'homme. Le
théâtre imaginaire est élargi à l'espace mental, et
non pas seulement à l'espace scénique ; ainsi la
représentation du monde est plus précise, puisqu'un esprit est
toujours plus flexible que des acteurs. Chez Shakespeare, la place
laissée à l'imagination était importante aussi, puisque la
scène était pauvre en décors. Les personnages de
Shakespeare sont plus complexes que la majorité des personnages de
théâtre d'autres auteurs de l'époque; cependant de
nombreux personnages secondaires restent à l'état
d'ébauche ou ont un caractère très
stéréotypé (nous pourrions citer le cas de Rosencrantz et
de Guildenstern dans Hamlet, par exemple, auxquels nous ne pouvons pas
nous attacher à cause de leur présence
éphémère, et dont la personnalité n'est pas
convaincante) : seuls les personnages principaux sont porteurs
d'ambiguïté, mais ils représentent réellement
l'homme, comme Hamlet104(*). Ainsi, Musset semble avoir hérité de
Shakespeare l'idée de la complexité humaine à
représenter sur scène, mais il l'a appliquée à tous
ses personnages. Cependant, même si Lorenzaccio est sur de
nombreux points réaliste, nous pouvons remarquer que cette pièce
reste du théâtre, puisque le symbolisme de l'ombre et de la
lumière est une construction poétique qui accentue les sentiments
ressentis chez le lecteur ainsi que les contradictions des personnages, comme
l'explique Jean-Marie Thomasseau : « Musset manipule subtilement
ces jeux d'ombre et de lumière qui relativisent les valeurs et expriment
par la bouche de Philippe les contradictions de l'univers
moral »105(*).
Ainsi, cette complexité créée par les affinités
présentes entre l'ombre et la lumière se veut réellement
humaine ; le théâtre représente le monde, et le monde
est un théâtre106(*).
3.2.2. Une tentative pour résoudre
l'énigme humaine
Le but du théâtre peut être de divertir ou
d'instruire, mais en ce qui concerne Lorenzaccio, la pièce
semble proposer au lecteur-spectateur de réfléchir à
propos des personnages, ainsi qu'à propos de lui-même.
L'humanité est donc complexe et ambiguë ; sa
représentation sur scène est une tentative pour comprendre et
trouver une solution à cette complexité.
La pièce entière de Lorenzaccio met en
scène Lorenzo, qui cherche à se construire en résolvant ce
qu'il appelle « l'énigme de [s]a vie »107(*). L'énigme de sa vie
est cette sensation qu'il a de devoir commettre le meurtre, sans qu'il sache
pourquoi. L'énigme de la vie est aussi celle de tout homme.
L'humanité entière se pose des questions sur son identité,
et Lorenzo, essence de l'humanité, se les pose aussi. Comment expliquer
les actions et les sentiments des hommes ? Lorenzo ne trouve pas de
réponse à ses questions. Puisqu'il représente
l'humanité qui s'interroge sur elle-même, et que
Lorenzaccio est lu par des hommes, le texte devient en quelque sorte
un miroir qui renvoie au lecteur son image. Ainsi, le texte incite le lecteur
à transférer sur lui-même les questions que se pose
Lorenzo, et l'énigme de l'humanité est celle que le lecteur est
invité à résoudre, comme cherchent à le faire les
personnages. Musset est parvenu à nous donner sa définition de
l'humanité, grâce au symbolisme de l'ombre et de la lumière
qui en représente la complexité. Mais l'explication des actes des
hommes reste inachevée et c'est au lecteur d'éclaircir cette
énigme. Ainsi le sombre mystère de l'homme est au centre de la
pièce, à la fois du côté de l'auteur, des
personnages, et du lecteur.
Les personnages principaux de Lorenzaccio,
d'Hamlet et de Macbeth se posent tous trois la question de
leur identité, et de comment un acte peut changer toute une vie. Cette
interrogation chez les personnages va plus loin que la simple question
« Qui suis-je ?» puisqu'elle met en doute la notion
d'humanité, et qu'elle devient : « Suis-je un
homme ? ». Ainsi, la recherche d'une identité se double
d'une recherche sur la définition de soi comme un homme ou non. Etre un
homme, être moins qu'un homme, être inhumain, telles sont les
possibilités laissées aux personnages. Nous avons
déjà étudié le fait que Lorenzo est porteur de
caractéristiques qui mettent en doute son existence, et qui font de lui
un être entre la vie et la mort. De nombreuses évocations de
Lorenzo en tant que « spectre » ou que « spectre
hideux » en font quelqu'un d'inhumain. Philippe demande à
Lorenzo en III.3 de dévoiler la part de l'homme qui est en lui, ce qui
signifie que le Lorenzo débauché et perverti n'est pas
humain : « Ne m'as-tu pas parlé d'un homme, qui s'appelle
aussi Lorenzo, et qui se cache derrière le Lorenzo que
voilà ? ». Lorenzo lui-même doute s'il est humain
ou non : « Sont-ce bien les battements d'un coeur humain que je
sens là, sous les os de ma poitrine ? Ah ! Pourquoi cette
idée me vient-elle si souvent depuis quelque temps ?» (IV.3).
Donc, Lorenzo, qui nous l'avons vu, ne trouve pas sa place entre l'ombre et la
lumière, ne trouve pas sa place non plus entre l'humanité et
l'inhumanité. En effet, il a voulu agir pour l'humanité mais il
la méprise, à part sa mère, Philippe, et Catherine.
Philippe, lors de son discours aux Quarante Strozzi, pose la question :
« Sommes-nous des hommes ? » (III.7) pour
réveiller leur courage. Le sens d' « homme » n'est
pas spécifié ici. Il peut être utilisé en opposition
à « femmes », pour connoter la bravoure et la force,
ou bien en opposition à « non humain » : c'est
ce qui nous intéresse ici. Etre inhumain serait se laisser bafouer sans
se révolter, avoir peur de se battre. Ainsi, n'est pas homme celui qui
n'agit pas. La même idée se retrouve dans Macbeth :
Lady Macbeth pousse son mari à commettre le meurtre en mettant en doute
sa virilité108(*). Pendant le banquet, lorsque Macbeth aperçoit
le spectre de Banquo et s'en effraie, Lady Macbeth demande :
« Are you a man ? » (III.4, v.59 : Etes-vous un
homme ?), et plus loin, elle s'exclame : « What, quite
unmanned in folly ? » ( III.4, v.75 : Quoi ! la folie
n'a rien laissé de l'homme ?). Ainsi, la virilité et
l'humanité de Macbeth sont mises en doute, et il en résulte
qu'après le meurtre, qui devait pourtant lui permettre d'affirmer sa
masculinité, Macbeth sombre dans l'inhumanité de la folie (avec
les visons) et du massacre. Macbeth voulait devenir plus qu'un homme, mais
finalement il devient le contraire d'un homme. L'action alors
déconstruit l'homme plutôt que de lui donner une identité.
Dans Hamlet, ce n'est pas seulement l'action qui fait l'homme, c'est
aussi la pensée109(*). L'humanité d'un être est mise en doute
lorsqu'il agit sans réfléchir. Nous voyons ainsi que les
personnages s'interrogent sur ce qu'est l'homme, et parfois retournent la
question sur eux-mêmes. La pièce met en scène des
personnages qui représentent des hommes, et qui désirent
résoudre l'énigme de l'humanité.
Ainsi, l'ambiguïté de ces personnages se redouble
d'une ambiguïté de la condition humaine. Ils se demandent s'ils
sont des hommes ou non, alors que le lecteur se demande, lui, comment peut
être défini l'homme. Mais si les personnages sont faits d'ombre et
de lumière, et qu'ils représentent ainsi l'homme, alors toute
définition de l'humanité reste ambiguë et contradictoire.
Nous avons vu que l'extrême complexité du personnage de Lorenzo
nous amenait à penser qu'il se construisait en opposition à toute
possibilité de sens ou de résolution d'ambiguité.
D'ailleurs, David Sices émet l'idée d'un non-sens de
l'expérience humaine, à propos de Lorenzaccio :
« It is rather a drama expressing the meaninglessness of history, of
the sum of individual and collective human experience110(*) ».
Donc nous avons vu à quel point l'ombre et la
lumière sont interdépendantes voire même consubstantielles.
Lorenzo, personnage clé de la pièce Lorenzaccio, repose
entièrement sur ce mélange de l'ombre et de la lumière, et
diffuse cette ambiguïté dans les autres personnages. Si Musset a
choisi de mêler ces deux extrêmes, c'est pour donner sa vision de
l'humanité qu'il cherche à représenter, ambiguë et
complexe au point même de parfois ne laisser aucune place à un
sens possible. Les personnages se posent eux-aussi cette question de la
définition de l'humanité, mais ils échouent, puisque la
complexité créée par l'ombre et la lumière
mêlées ne permet pas de réponse claire. Ainsi, l'homme
reste une énigme, même pour l'homme. Musset se différencie
quelque peu de Shakespeare puisque Lorenzaccio est plus
complexe : la pièce diffuse une extrême finesse aussi bien
dans les caractères de tous les personnages que dans tous les
décors. Chez Shakespeare, c'est seulement dans les personnages
principaux que se mêlent l'ombre et la lumière.
Lorenzaccio semble donc bien plus vivant, plus
« vrai », et donc plus impressionnant. Hugo déclare
qu' « Il y a deux manières de passionner la foule au
théâtre : par le grand et par le vrai. Le grand prend les
masses, le vrai saisit l'individu »111(*). La représentation de la
réalité et l'expression d'émotions serait donc le but du
théâtre. Musset surpasserait-il alors Shakespeare sur ce point,
Shakespeare que Hugo loue comme étant le
« génie » qui « attein[d] tout à la
fois le grand et le vrai, le grand dans le vrai, le vrai dans
le grand »112(*) ?
La symbolique de l'ombre et de la lumière se trouve
donc à la base d'une tentative de définition de l'homme. L'ombre
et la lumière permettent des jeux de vu et de non-vu, et
nécessitent un regard pour les déchiffrer. C'est ainsi que le
lecteur trouve sa place dans cette symbolique, regard qui fait tomber les
masques et qui s'infiltre par les fenêtres...
PARTIE III
DE L'OMBRE A LA LUMIERE : JEUX DE REGARD
Nous avons étudié jusqu'ici l'ombre et la
lumière du point de vue du décor et des accessoires, de la mise
en scène, et des personnages. Nous avons vu que ce symbolisme
était à l'oeuvre dans toute la pièce, à la fois en
opposant l'ombre et la lumière, et en les assimilant. Nous allons ici
aborder un aspect plus technique de l'ombre et de la lumière : la
mise en valeur d'un personnage ou d'une action, ou bien sa
déconstruction, par cette symbolique de l'ombre ou de la lumière.
En effet, nous remarquons que ces notions ont aussi une importance capitale en
ce qui concerne les relations construites par le biais du regard entre les
personnages ou entre le lecteur et les personnages. Il s'agit de voir comment
les personnages se construisent ou se détruisent en utilisant l'ombre et
la lumière grâce à un outil comme la fenêtre ou le
masque. Le masque est lié à la thématique de l'ombre, que
certains personnages utilisent pour disparaître aux yeux d'autrui ;
la fenêtre est utilisée dans un but opposé, celui de
paraître dans la lumière et de se soumettre au regard. Le
thème du regard a une importance capitale dans le symbolisme de l'ombre
et de la lumière. Sans regard, il n'a aucune validité. C'est dans
les paroles de certains personnages à propos d'autres personnages que
les ombres et les lumières que nous avons jusqu'ici
étudiées se révèlent le plus souvent. C'est donc le
regard que les personnages portent sur leurs semblables qui a
décidé de ce symbolisme. Les personnages se regardent entre eux,
se dévoilent ou se cachent aux yeux d'autrui. Le lecteur regarde ces
personnages évoluer, mais aussi retourne ce regard sur lui-même...
Le lecteur assiste au jeu théâtral imaginaire, jeu qui se fonde
sur les masques que prennent les personnages pour se cacher mais aussi pour se
révéler, ce qui pourrait sembler contradictoire. Les
modalités du regard dans Lorenzaccio sont bien plus complexes
que dans Hamlet, Macbeth, ou Julius Caesar. La
principale différence est que chez Shakespeare, les regards
n'influencent pas l'identité d'un personnage, alors que chez Musset, le
regard peut construire une identité, la deviner, ou la
détruire... C'est pour cela que les masques ont beaucoup plus
d'importance chez Musset, puisqu'ils se situent au centre de la question de la
recherche ou de la protection d'une identité. C'est ainsi que les
personnages de Musset nous paraissent plus travaillés et plus complexes,
et plus représentatifs de l'homme. De plus, le rôle du
lecteur-spectateur prend une autre dimension avec Musset : le destinaire
est inclus dans la bataille des masques, lui qui se doit de dévoiler les
identités s'il veut comprendre les enjeux de la pièce. Comment
savoir si le personnage porte un masque ou non, s'il montre sa véritable
identité lorsqu'il se met à la fenêtre ou non ?
L'aveu113(*) poignant de
Lorenzo, à l'acte III scène 3, aboutit à cet
impératif désabusé: « Regarde-moi un
peu », ce qui montre à quel point le personnage a besoin de ce
regard. S'il commet le meurtre, c'est aussi par désir d'ostentation,
pour attirer le regard des autres sur lui ou sur la ville, ce qui lui fait dire
en IV.9 : « On se mettra demain aux fenêtres ».
Les regards qui se croisent semblent donc au centre de la complexité de
la pièce, et c'est au lecteur qu'il incombe de démêler ces
jeux d'ombre et de lumière sur les identités.
CHAPITRE 1
L'OMBRE DU MASQUE
On retrouve le thème du masque autant chez Shakespeare
que chez Musset. Chez Shakespeare, Hamlet et Macbeth décident de voiler
leur personnalité pour mieux atteindre leur but, qui est d'assassiner
celui qui est au pouvoir. Il ne s'agit pas de porter réellement un
masque, mais de déguiser ses pensées par le biais d'une attitude
trompeuse. Ainsi, Hamlet joue la folie, le Roi Claudius joue l'innocent et
Macbeth et sa femme les amis fidèles. Cette attitude trompeuse reste ce
qu'elle est : une illusion, qu'elle fonctionne ou non. Dans Jules
César, les masques n'ont pas l'importance qu'ils ont dans les deux
autres pièces. Chez Musset, le masque n'est pas toujours une illusion.
Tout d'abord il y a de vrais jeux de masques, lors des bals par exemple.
Ensuite, le masque au sens d'attitude trompeuse devient parfois la vraie
identité du personnage, et c'est la triste histoire de Lorenzo.
L'illusion ne fonctionne plus. Le masque est alors un moyen de repousser le
regard, de le neutraliser, pour mieux tromper (nous verrons que le cas de
Lorenzo est différent). Nous voyons bien que le thème du regard
est central à la fois au niveau de l'histoire, puisque les personnages
construisent leur identité par rapport au regard des autres, qu'au
niveau du texte de théâtre, puisque ce sont les regards des
personnages entre eux, leurs relations et les paroles qu'ils échangent
qui sont à la base du symbolisme de l'ombre et de la lumière que
le lecteur perçoit.
1.1. LE MASQUE, OBSTACLE AUX REGARDS ENTRE LES
PERSONNAGES ?
Le masque est un bon exemple d'outil qui permet de voir et de
ne pas voir ; il est une ombre qui cache le vrai visage de celui qui le
porte, en le renvoyant dans l'ombre. En ce qui concerne Lorenzo, son masque est
une ombre car elle est associée à la débauche, à la
vie de nuit et à un physique sombre114(*). C'est à cause de ce masque qu'il porte qu'il
est devenu un personnage d'ombre et de mystère. Du point de vue
sémantique, le masque peut aussi être associé à une
ombre en ce qu'il renvoie aux apparences, aux illusions, et qu'une ombre n'est
pas concrète et qu'elle trompe. Le masque est associé à la
thématique du double : il est le faux cachant le vrai, il est le
virtuel cachant le réel, il est l'ombre d'un personnage et non pas sa
vraie silhouette. Il est donc possible de rapprocher le masque d'une ombre du
point de vue concret, avec le masque comme outil opaque qui entrave la
lumière et crée l'ombre sur un visage. Nous avons vu que les
personnages étaient des copies des hommes, au point de se poser
eux-même la question : « Suis-je un
homme ? ». La définition de l'humanité est
liée à la question de l'identité ; certains
personnages cachent ou modifient leur visage, ou au contraire le montrent.
Comment l'identité peut-elle être trouvée sous le
masque ?
1.1.1. Le masque qui cache
L'utilité première du masque est de cacher le
visage de celui qui le porte. Le visage que l'on ne voit pas prend alors une
forme plus inquiétante, et néfaste. On ne porte pas un masque
sans raison, et souvent, ces raisons sont malsaines. Macbeth transforme son
visage en masque pour ne pas laisser paraître sa
culpabilité115(*), et les conspirateurs dans Julius Caesar
font de même116(*), imitant les acteurs de Rome. Ainsi, le regard des
autres est dévié et les machinations du porteur du masque restent
secrètes. L'identité de l'homme masqué n'est pas en jeu
chez Shakespeare : jamais elle n'est mystérieuse. Dans ce
thème du masque, les habits ont un rôle important, en tant
qu'ombre qui cache la vérité de l'être. Comme le manteau ou
le masque, ces accessoires cachent au lieu de dévoiler et rendent
inquiétant ce qui est mystérieux. Sous le vêtement, masque
fluide, le véritable être est caché, les sombres
désirs ne peuvent pas être devinés. Lorsque le personnage
est caché dans ses nouveaux habits comme il le serait en se
réfugiant dans une nuit noire, il se laisse aller à des
perversions qu'il ne commettrait pas s'il était vêtu normalement,
avec ses habits. Symboliquement, donc, les habits portent les mêmes
connotations que la nuit et que l'ombre. Souvent, l'usurpation d'une
identité qui n'est pas naturelle au personnage se solde par un
mal-être en portant ces vêtements : Lorenzo explique à
Philippe : « Quand j'ai commencé à jouer mon
rôle de Brutus moderne, je marchais dans mes habits neufs de la grande
confrérie du vice, comme un enfant de dix ans dans l'armure d'un
géant de la fable » (III.3). Le vêtement que l'on porte
pour tromper autrui devient alors un « déguisement
hideux »117(*), qui cache la partie la plus pure de l'être.
De même, Macbeth porte les habits d'un autre118(*), les habits du Thane de
Cawdor et celui du roi Duncan, et il se trouve incapable de les
supporter119(*). Les
habits volés sont le symbole de l'état usurpé, ils sont
une ombre qui cache la vraie personnalité du personnage. Les
vêtements sont un masque fluide : ce masque n'est ni difficile
à afficher, à modifier, ni à ôter. Le masque remplit
bien son rôle lorsqu'il cache une part d'un être, que ce soit ses
pensées ou une part d'identité : il cache mais il est aussi
le symbole d'une réalité qui existe dans l'ombre et qui peut
être découverte.
Dans Macbeth120(*), seuls Macbeth et sa femme son masqués.
Ces deux personnages masqués ne tentent pas de dévoiler
mutuellement leur identité, puisqu'ils sont mari et femme et qu'ils se
connaissent. Ce couple en est véritablement un, puisque c'est ensemble
qu'il affronte le regard des autres. Macbeth est masqué avec tous, sauf
avec sa femme ; Lady Macbeth est masquée avec tous, sauf avec son
mari. Macbeth est au centre des regards, puisqu'il est le nouveau roi. Les
personnages se regardent peu entre eux, ; ils ne savent pas si Macbeth a
assassiné le roi Duncan, bien que certains s'en doutent. Ici encore,
comme dans Hamlet, le masque est trompeur : Macbeth et sa femme
ne sont pas innocents. Le masque fonctionne jusqu'au moment où le couple
royal sombre dans la folie à cause de la torture que leur conscience
leur fait subir. Les regards masqués de Macbeth sont des regards
méfiants : partout, il craint pour son règne. Ainsi, ce
qu'il cache à toute sa cour sous le biais des flatteries (et des
meurtres) est une identité de roi usurpée, un règne non
légitime: III.2, v.32-35 : « unsafe the while, that we
must lave/ our honours in these flattering streams / and make our faces
vizards to our hearts, / disguising what they are. » (Temps
d'inquiétude, où il nous faut laver nos honneurs au torrent des
flatteries, et faire de notre face le masque de notre coeur, pour le
déguiser !). Ici encore, les relations entre les personnages sont
assez simples bien que le pesonnage principal soit masqué. Les regards
des personnages entre eux ne sont pas forcément des tentatives pour
comprendre la véritable identité du personnage, ils sont
plutôt des regards qu'un peuple peut lancer à un tyran. Macbeth ne
change pas d'identité sous le masque ; il avait changé
dès les prédictions des sorcières. Les sorcières
regardent tout ; elles semblent semi-masquées, puisque les paroles
qu'elles adressent à Macbeth sont ambigues et trompeuses.
Dans Hamlet, seuls deux personnages portent des
masques121(*) :
Hamlet et le Roi Claudius. Hamlet contrefait la folie pour que le roi ne
remarque pas que ce que lui a annoncé le spectre l'a bouleversé.
Il est déchiré entre le devoir de vengeance et celui de vertu. Il
se rend alors compte qu'il est esclave de ses passions, et il a peur de faire
le mauvais choix. Le prétexte de la folie lui permet donc de cacher ce
trouble et de parler en langage codé à Horatio sans que personne
de leur entourage ne le remarque122(*). Le Roi tente de cacher qu'il est l'assassin du
père d'Hamlet. Il joue un rôle avec tous, même avec la
Reine, qu'il aime, pour rester au pouvoir. Pour lui, Hamlet est un danger, car
il est l'héritier du pouvoir, et il a l'amour du peuple : si Hamlet
accepte Claudius en tant que Roi, le règne de ce dernier est
consacré, mais si Hamlet le rejette, la place du roi au pouvoir devient
incertaine. Ces deux personnages ont donc une identité propre, qu'ils
vont voiler et renvoyer dans l'ombre, dans le non-vu, par le biais d'une
attitude masquée. Le masque est trompeur : il montre quelque chose
de faux, puisque Hamlet n'est pas fou et que le roi n'est pas innocent. Ce
masque fonctionne pour le Roi, dans la mesure où personne ne se doute
qu'il est un meurtrier, à part Hamlet, qui l'apprend du spectre. En ce
qui concerne Hamlet, le masque de folie fonctionne aussi, puisque les
personnages y croient et que jamais ils ne devinent la véritable cause
du trouble d'Hamlet. Le masque fonctionne aussi dans le sens où il reste
à l'état de masque, et ne devient pas une peau comme pour
Lorenzo. Hamlet est perturbé par les événements, il se
perd dans ses pensées, il réagit de façon étrange,
mais il n'est pas fou. Avec Rosencrantz et Guildenstern, il discute de
façon spirituelle de sa mélancolie, tout en sachant qu'ils
viennent l'espionner (II.2, v.224), et il est tout à fait normal avec
les acteurs de théâtre. Les soliloques « Now I am
alone... » (II.2, v.521) et « To be or not to
be... » (III.1, v.56) ne sont pas ceux d'un fou, mais bien de
quelqu'un qui raisonne, qui médite sur la destinée humaine.
Hamlet s'adresse de façon sincère aux personnes qu'il aime et en
qui il a confiance (avec le spectre, sa mère, Laerte, son confident
Horatio et les acteurs de théâtre) mais aux autres de façon
voilée. Avec Ophélie, il est à demi masqué,
puisqu'il a perdu confiance en elle et en l'amour, croyant toutes les femmes
trompeuses. Il est tellement troublé qu'il repousse durement son amour,
la faisant sombrer dans la folie, et qu'il semble insensible à sa mort.
Ces réactions peuvent en effet paraître étranges et
mystérieuses pour le destinataire ou pour les autres personnages au
point qu'ils peuvent croire à sa folie. La description faite par
Ophélie en II.1123(*) donne d'Hamlet une image de quelqu'un qui a perdu la
raison. Cependant, Hamlet reste vertueux jusqu'au bout, et le masque de folie
ne transforme pas sa véritable identité : il était
troublé avant de prendre ce masque. La cause du regard
entre les personnages n'est pas tout à fait une recherche
d'identité : elle est recherche de la verité, des actes
commis cachés... Le roi s'adresse à tous avec un masque, et il
regarde particulièrement Hamlet avec méfiance. Il ment à
Laerte et le pousse à la vengeance contre Hamlet pour servir ses
intérêts personnels (IV.7). Hamlet est au centre des regards, mais
peu de personnages se regardent entre eux ; beaucoup de ces regards sont
à double sens, ce qui indique que les personnages s'espionnent et
cherchent à dévoiler les sentiments des autres. La
complexité de la pièce se situe donc seulement dans le personnage
d'Hamlet, dont on n'est pas certain s'il est fou ou non, et dans les regards
qu'il échange avec le roi, et non pas dans les relations des personnages
entre eux. Le roi masqué regarde Hamlet pour tenter de dévoiler
ses sentiments, et Hamlet masqué tente de démasquer le roi pour
dévoiler son identité de meurtrier. La cour regarde tout. Le
regard des autres dans la pièce ne transforme pas l'identité.
Sous les masques, la seule identité mystérieuse pour Hamlet,
jusqu'en III.2, est celle du roi.
Dans les deux pièces de Shakespeare, nous remarquons
donc que le masque cache une identité première qui finit toujours
par être découverte. Le point important de ces pièces est
de montrer la conscience torturée des personnages masqués, et non
pas de décrire le mystère qui plane sur leur identité. En
effet, ces personnages, bien que masqués, sont fidèles à
leur identité première, même si Hamlet semble se rapprocher
de Lorenzo dans le sens où l'on peut croire parfois que son masque a
transformé son identité. C'est par le masque qu'ils portent ainsi
que par leur conscience troublée (comme celle des hommes), que les
personnages de Shakespeare sont complexes.
1.1.2. Le masque qui revèle
Musset se différencie de Shakespeare pour le
thème du masque en ce qu'il ajoute la notion de masque
révélateur de l'être. Le masque peut finir par devenir une
vraie peau, lorsqu'il ne cache plus l'identité de celui qui le porte:
c'est le cas de Lorenzo au moment où nous le rencontrons124(*), qui n'a plus
d'identité cachée et dont le masque est devenu le vrai
visage : « Il est trop tard - je me suis fait à mon
métier. Le vice a été pour moi un vêtement,
maintenant il est collé à ma peau » (III.3). Le masque
révèle : il attire le regard sur une fausse identité,
il cache pour montrer autre chose et pour déjouer les pièges du
dévoilement. Cependant nous voyons que pour Lorenzo le masque est
doublement révélateur : il révèle une fausse
identité que le masque affiche (Lorenzo comme débauché)
mais il révèle aussi que le masque est devenu la véritable
identité. La question de la peau et du visage se révèle
alors être plus importante que celle du masque125(*). Nous remarquons alors une
autre différence, différence capitale, entre Shakespeare et
Musset : le personnages de Shakespeare sont des visages cachés par
des masques, alors que les personnages de Musset sont avant tout des
masques : « Lorenzaccio est d'abord un masque à la
recherche de son visage, un hypocrite en quête de sa
vérité », écrit Jean-Marie Thomasseau126(*). Ainsi, l'optique s'inverse.
Le masque prend plus d'importance chez Musset, puisqu'il est comme un visage,
et le personnage se complexifie à l'infini, car son identité est
mystérieuse sous le masque. Lorenzo exprime cette
complexité : « Quel bourbier doit donc être
l'espèce humaine, [...] quand, moi, qui n'ai voulu prendre qu'un masque
pareil à leurs visages, et qui ai été aux mauvais lieux
avec une résolution inébranlable de rester pur sous mes
vêtements souillés, je ne puis ni me retrouver moi-même ni
laver mes mains, même avec du sang ! » (IV.5). Les
personnages de Shakespeare portent un masque, ce qui amplifie la
complexité de leur caractère ; les personnages de Musset
portent plusieurs masques, et sous ces masques, ils ont une identité
ambiguë, ce qui ne permet pas de les définir. De plus, le masque
est plus complexe chez Musset : il peut être solide et devenir
inhumain. Lorenzo fait souvent référence aux statues127(*), aux masques de
cire128(*) ou de
plâtre129(*) pour
se décrire, ce qui exprime son détachement par rapport à
son identité d'homme, et sa sensation d'être d'autant plus
déclassé qu'il ne ressemble plus à l'homme. Nous
remarquons bien que le thème du masque inspiré de Shakespeare se
modifie pour souligner de façon plus détaillée la
complexité plus profonde ancrée dans les personnages.
Le Cardinal et Lorenzo sont les deux personnages
masqués de la pièce Lorenzaccio. Le schéma des
regards entre les personnages est hautement plus complexe que ceux des
pièces de Shakespeare. En effet, tous les personnages ou presque se
regardent entre eux. Florence semble être au centre des regards, ce qui
justifie l'importance donnée à la ville. Lorenzo est aussi au
centre des regards, mais il ne regarde véritablement avec
intérêt que peu de personnages (Le Duc, Philippe, voire
Catherine), ce qui montre sa solitude et son catactère de
déclassé. Les autres regards qu'il adresse sont méprisants
ou indifférents. Par contre, les regards que Lorenzo attirent sont
contradictoires, ce qui est lié avec les masques nombreux et
différents que les personnages lui choisissent. Nous remarquons
qu'à la différence de chez Shakespeare, le regard dans
Lorenzaccio peut transformer une identité. L'identité de
Lorenzo reste trouble sous les masques nombreux, ce qui dessine un personnage
infiniment complexe, presque plus complexe que l'être humain, et en fait
un personnage tout en mystère130(*). Le Cardinal, lui, observe les principaux
personnages de la pièce, et il est masqué avec tous, ne cherchant
que son propre bénéfice. Le peuple regarde avec
imcompréhension le divertissement constitué par les intrigues, et
les bannis regardent de loin toute la ville. Le masque du Cardinal fonctionne
du point de vue politique, mais par un hasard : le meurtre du Duc par
Lorenzo. Ce masque ne fonctionne pas avec la Marquise, sur qui le Cardinal
croyait avoir une emprise qu'il n'avait finalement pas. Le masque de Lorenzo
lui permet d'assassiner le duc, et donc semble à première vue
fonctionner. Tout le monde y croit, même les proches de Lorenzo (sa
mère par exemple). Les personnages qui se doutent que Lorenzo porte un
masque n'en ont aucune preuve. Le seul personnage qui sait le double rôle
que joue Lorenzo est Philippe, que Lorenzo met dans la confidence. Pourtant, le
masque échoue avec Lorenzo: en effet, il n'est plus un masque au
moment où il agit. Le masque est devenu une peau, il a pris le pouvoir
sur l'identité, la renvoyant dans l'ombre. Le jeu des regards devient
signifiant pour l'intrigue, puisqu'il blesse les identités, les
transforme ou les tue ; l'identité de chaque personnage est mise en
doute ; les questions que les personnages se posent en observant les
autres ne sont plus des questions totales (« Macbeth est-il un
meurtrier ? », « Le roi Claudius est-il un
meurtrier ? ») mais des questions partielles (« Qui
est qui ? »), rendant la réponse beaucoup plus complexe,
ainsi que pour le lecteur, comme nous le verrons par la suite.
Les masques de Lorenzo sont d'autant plus complexes eux aussi
qu'ils sont multiples et que certains sont devenus l'identité du
personnage. Comme le suggère Henri Lefèbvre, Lorenzo
« ne porte pas le masque sur son visage. Masque et visage ne font
plus qu'un. Le masque du « personnage » colle à sa
peau, entre dans sa chair »131(*). Le masque que Lorenzo s'est
choisi est le masque de débauché, qui lui permet de s'approcher
du duc pour mieux acheter sa confiance. Mais les autres personnages, en tentant
de découvrir son identité, créent « leur
Lorenzo » : le Duc pense que Lorenzo est un être faible,
dévoué et entremetteur, La Marquise et la mère de Lorenzo
croient vraiment qu'il est un débauché sans coeur, Philippe pense
qu'il est un pur républicain sous son masque, et le Cardinal et Sire
Maurice se méfient de lui qui corromp le pouvoir, le Provéditeur
voit un ivrogne idiot, Scoronconcolo croit qu'il est un simple jeune
maître qui fait ses armes... Il en découle que Lorenzo, qui se
plie aux identités qu'on lui croit pour mieux tromper son entourage et
l'assurer dans son erreur pour cacher son véritable être,
revêt une multitude d'identités132(*) dont on ne sait plus laquelle est vraie, laquelle
est un masque. Lorenzo profite de ce trouble pour changer d'attitude à
chaque fois qu'il rencontre un nouveau personnage : il est hautain avec
Tebaldeo, ironique avec Sire Maurice et avec sa mère, fidèle
à la république avec Philippe, mielleux et débauché
avec le duc ; il lit des livres avec sa famille, se bat avec
Scoronconcolo, se compare à Brutus, s'enivre avec le Duc et
réfléchit sérieusement quand il est tout seul. Les
différents masques montrent la difficulté du personnage à
se trouver une identité propre. Il ne parvient plus à faire la
distinction entre le masque et son visage, l'extérieur et
l'intérieur, et les autres personnages non plus133(*), qui ne voient qu'un visage
hideux qu'ils couvrent de masques. Lorenzo serait donc un « homme
prisonnier tout à la fois de lui-même et d'autrui, du masque qu'il
s'est choisi et de celui que les autres ont choisi pour lui, en le consolidant
sur son propre visage. Masque intérieur et masque extérieur,
masque voulu et masque reçu, dont la superposition rendra d'autant plus
difficile et périlleuse l'éxécution du grand dessein qui
seul peut assurer l'affirmation du moi parmi les autres et la
révélation de chacun dans sa vérité
respective »134(*).
Le masque de Lorenzo est donc complexe, mais l'identité
qu'il cache est encore plus complexe, ce qui rend difficiles les relations
entre les personnages, relations faussées à cause des masques.
Nous voyons que le thème du masque repris par Musset a été
amélioré en vue d'une complexification des personnages, et
particulièrement en vue d'une étude de Lorenzo comme copie
humaine. Le masque semble donc avoir des caractéristiques
contradictoires : il joue à la fois avec l'ombre et avec la
lumière. En effet, il crée l'ombre en faisant obstacle à
la lumière, mais il absorbe la lumière pour se mettre en valeur.
Il s'agit d'un double jeu : cacher un visage, mais aussi en montrer un
autre, pour faire véritablement disparaître le premier. Le masque
fait donc de l'ombre au vrai visage, tout en étant lui-même mis en
lumière aux yeux d'autrui. Dans Lorenzaccio, les regards ne
cherchent pas simplement à faire tomber les masques, ils cherchent aussi
à démêler l'ambiguité des identités qui sont
derrière. Mais les multiples regards de la pièce n'aident pas
Lorenzo à trouver son identité, ni à la construire, et il
sent qu'il va mourir: « Tout ce que j'ai à voir, moi, c'est
que je suis perdu » déclare-t-il en III.3. Le masque reste une
ombre avec Musset dans le sens où il peut encore cacher le
véritable visage de celui qui le porte (par exemple dans le cas du
Cardinal), mais dans le cas de Lorenzo, le masque n'est plus une illusion, ni
une fausse identité, au contraire il devient réalité de
l'être. Il perd sa valeur puisqu'il n'est plus differencié du
visage. Peut-être pourrait-on voir là une image du
théâtre, qui d'illusion se perfectionne à tel point dans le
théâtre du « Spectacle dans un fauteuil »
qu'il devient difficile à différencier de la vraie vie.
Nous avons vu que le symbolisme de l'ombre et de la
lumière s'appliquait aux relations entre les personnages, lors de l'acte
de regard pour dévoiler l'identité de l'autre. Ce regard qui
cherche à déchiffrer l'identité est aussi présent
à un autre niveau : celui du destinataire.
1.2. LE DESTINATAIRE FACE AUX MASQUES
Le regard du lecteur-spectateur (lecteur dans le cas de Musset
et spectateur dans le cas de Shakespeare) est important puisqu'il marque
l'achèvement de la pièce de théâtre. Dans le
théâtre, le narrateur est absent, et le destinataire se retrouve
seul aux prises avec les dialogues, les indications scéniques et les
didascalies. Le rôle du destinataire est différent chez
Shakespeare et chez Musset : avec Shakespeare, le spectateur est
témoin de l'histoire, et il est aussi amené à
réfléchir sur des questions philosophiques ou
métaphysiques que les pièces soulèvent ; avec Musset,
le lecteur du « spectacle dans un fauteuil »
participe au développement du texte : la scène
n'est plus là pour révéler un décor, une action,
des personnages déjà existants et le destinataire doit les
imaginer. Le regard du lecteur bute contre des ombres et des lumières,
qui sont chez Shakespeare une imagerie décrivant l'atmosphère et
chez Musset un jeu complexe de vu et de non-vu. Le lecteur semble être
manipulé par l'auteur : il ne voit pas une pièce de
théâtre avec des pièges et quiproquos dont il a un point de
vue extérieur, mais il est inclus dans ces pièges. Comme tout
théâtre, les personnages sont mis en avant, mais la
spécificité de Lorenzaccio vient de ce que le lecteur
ne sait rien de vrai sur eux jusqu'en III.3 alors qu'un lecteur
habituellement sait. Les personnages portent des masques pour se
tromper entre eux, et ils portent aussi ces masques en compagnie du
destinataire, qui par la suite les voit tomber et qui s'aperçoit de la
tromperie dont il a été victime. Le regard de ce dernier envers
les masques est différent dans Hamlet et Macbeth et
dans Lorenzaccio. En effet, les masques des personnages shakespeariens
sont faciles à faire tomber par le spectateur, alors que ceux des
personnages mussétiens sont difficilement différenciables de leur
peau, et donc difficilement repérables. De plus, l'identité des
personnages de Hamlet ou de Macbeth est aisément définissable
alors que celle du personnage de Lorenzo reste trouble. Les masques, même
révélés, rendent les personnages ambigus, ombre de la
pièce que le lecteur-spectateur doit éclaircir : en effet,
après l'aveu de Lorenzo en III.3, le lecteur sait qu'il a porté
un masque, mais il ne sait pourtant pas quelle est sa véritable
identité.
1.2.1. Le masque que l'on retire
Le premier masque qu'un destinataire d'une pièce de
théâtre est amené à rencontrer est obligatoirement
celui de théâtre. Les masques construisent les personnages en tant
qu'êtres de théâtre et révèlent leur existence
aux yeux du destinataire : l'attention de ce dernier est en premier
attirée par les masques du jeu théâtral. Chez Shakespeare
et chez Musset, les masques de théâtre en cachent d'autres, et le
destinataire devient témoin des jeux de travestissement qui se mettent
en place non seulement entre les personnages mais aussi entre les personnages
et lui-même. C'est là qu'intervient la différence entre le
destinataire de Musset et celui de Shakespeare : le spectateur des
pièces de Shakespeare se situe en tant que témoin
extérieur de l'action et il voit des personnages de théâtre
qui lui révèlent les jeux de masques qu'il y a entre eux. Il est
vrai que la personnalité mystérieuse d'Hamlet par la suite peut
plonger le destinataire dans le doute : parfois il semble fou, mais lors
des soliloques il raisonne. Mais il sait dès le
départ le rôle que s'apprête à jouer le personnage
principal, qui dit dès l'acte I, scène 5, v.170-172 :
« [...] how strange or odd soe'er I bear myself-/ as I, perchance,
hereafter shall think meet/ to put an antic diposition on -
[...]» (« car il se peut que, plus tard, je juge convenable
d'affecter une allure fantasque ») et plus loin : « I
must be idle » (III.2. v.86 : « Moi, je fais le
fou »). Il sait aussi que le Roi est coupable du meurtre : cela
a été révélé au public par le spectre en
I.5. Le spectateur de Macbeth sait aussi ce que prépare
Macbeth, puisqu'il connaît ses pensées. Le spectateur des
pièces de Shakespeare assiste aux regards échangés entre
les personnages ; il adresse à ces personnages un regard simple de
divertissement ou de réflexion. Les masques que les personnages portent
entre eux tombent aisément devant son regard. Cependant, le
système de présentation des personnages principaux
« joue » avec le destinataire, qui ne les voit pas
directement en scène, mais à qui ils sont d'abord
présentés par les paroles d'autres personnages. Son regard est
ainsi influencé par le point de vue de certains personnages. Prenons par
exemple le cas d'Hamlet. Il n'apparaît qu'à la scène 2 de
l'acte I d'Hamlet, et pourtant il est déjà
présent dans les paroles des personnages dès la scène
d'exposition : il est le digne fils du vaillant roi Hamlet dont
les exploits sont contés, et il suscite l'affection de la cour, qui se
doit de lui obéir. Le destinataire sait donc avant de rencontrer Hamlet
qu'il est véritablement un personnage aimé et demandant le
respect. En ce qui concerne Macbeth, il n'apparaît qu'à la
scène 3 de l'acte I, alors qu'on parle de lui à la scène 2
du même acte. Lui aussi est donc présenté par les paroles
des personnages, en l'occurrence par celles du Capitaine et du Roi Duncan ,
avant d'être vu sur scène. Il est décrit comme un brave
guerrier qui amène la victoire au roi et qui n'a peur de rien. Le
spectateur apprend alors la noblesse courageuse et sanguinaire de Macbeth, et
les faveurs que le roi lui accorde. Les premières scènes
d'Hamlet et de Macbeth donnent donc des indices sur le
caractère des personnages, et révèlent leur
véritable identité, ce qui fait que le destinataire n'a
pas de surprises : il sait la vérité, et s'amuse ou se
désole de voir certains personnages tomber dans l'erreur. Le cas de
Hamlet reste cela dit plus complexe, puisque la différence entre le
masque et la véritable identité est moins évidente
à faire pour le spectateur au fur et à mesure que la pièce
se déroule.
1.2.2. Le masque que l'on ne voit pas
La nouveauté avec Musset, c'est que le lecteur n'en
sait pas plus que les personnages ; il est comme un
personnage : il participe à l'histoire, il est une
subjectivité qui a sa place dans le texte. Les personnages qui
décrivent Lorenzo sont multiples, mais aucun d'eux n'est une source
fiable, puisqu'ils dévoilent des personnalités
différentes, ce qui ne permet pas au destinataire de comprendre la
véritable identité du personnage central. Les jeux de
masques ne lui sont pas expliqués dès le départ, et le
destinataire les subit jusqu'en III.3 où tout lui est
révélé. Le lecteur de Lorenzaccio assiste à un
tourbillon de masques qui peuvent le laisser dans un trouble total : tout
d'abord certains personnages se montrent masqués dès la
première scène sans qu'il le sache (Lorenzo), puis ils portent
des masques de carnaval (et Lorenzo se présente alors doublement
masqué135(*))
sans compter les masques de théâtre qui ne paraissent pas
clairement à ses yeux mais qui sont bien présents. La
stratégie des masques semble donc fonctionner, non seulement envers
certains personnages mais aussi à l'insu du destinataire. La
scène d'exposition, grâce à laquelle le lecteur fonde sa
compréhension de la pièce, est faussée, puisque Lorenzo
s'y trouve dans la peau d'un ruffian. On rencontre dans cette scène
Lorenzo en compagnie du Duc, pour l'enlèvement de Gabrielle. Si l'on se
fie à cette scène d'exposition, la pièce peut être
une intrigue amoureuse (puisqu' « elle »,
« la petite », est au centre du dialogue) qui met en
scène un Duc et ses serviteurs, dont l'un, Lorenzo, a le rôle de
l'entremetteur corrompu. Maffio, frère de Gabrielle, qui trouble le trio
maléfique dans ses occupations, arrive comme un obstacle, et laisse
présager une intrigue dramatique voire tragique, puisqu'il veut obtenir
justice pour sa soeur. Or, Maffio et Gabrielle n'ont qu'un rôle superflu
dans la pièce, et le destinataire, qui attend de la première
scène qu'elle soit une présentation du reste, est en partie
trompé. Henri Lefèbvre explique que cette nouvelle utilisation de
la scène d'exposition sert la complexité de la
pièce : « Progrès dans la construction et
la complexité du drame, l'auteur nous montre d'abord le
« personnage » dissimulé,
masqué »136(*). En effet, si l'auteur ne permet pas au destinataire
de partager son point de vue, et qu'il le renvoie à l'état
d'objet qu'il manipule, au même titre que les personnages de la
pièce, la relation auteur-destinataire devient plus complexe. Le lecteur
se trouve pour ainsi dire abandonné dans le monde des personnages sans
en faire partie, grand avantage qui lui permet ainsi d'enquêter -un peu
comme un détective- sur les personnages, sans participer à aucune
intrigue. Mais la lecture en devient plus difficile, et le destinataire, qui
n'est pas averti de la place nouvelle qui lui est désignée au
sein de la pièce, reste dans l'erreur ou dans l'incertitude jusqu'en
III.3. Ainsi, le lecteur assiste aux regards échangés entre les
personnages sans connaître leurs véritables modalités,
puisqu'il est trompé par les masques autant que les autres personnages,
et le regard qu'il leur adresse est complexe puisqu'il devient une tentative de
dévoilement de leur identité. Le lecteur réfléchit,
essaie de lier peu à peu les fragments qu'il a découverts par sa
lecture, pour créer un sens et pour construire les personnages. Il
réfléchit même une fois les masques tombés en
III.3 : l'acte de dévoilement continue puisque
l'identité présente de Lorenzo n'est pas
révélée et qu'elle a gardé toute sa
complexité. Il faut donc continuer à percer l'ombre
mystérieuse de l'identité de Lorenzo jusqu'à la fin de la
pièce, qui ne propose pas de solution, et abandonne finalement le
lecteur à ses suppositions ambiguës. Le masque de Lorenzo
tombé, le lecteur apprend qu'il en porte d'autres; un à un il les
dévoile, mais à l'infini et sans parvenir à son vrai
visage. Les points de vue des différents personnages l'aident à
construire une image de Lorenzo, mais ces points de vue sont si
différents les uns des autres qu'il est impossible de décider une
identité particulière pour Lorenzo. Philippe a confiance en
Lorenzo qu'il croit pur sous son masque, sa mère est horrifiée
par le debauché qu'il est devenu, le Cardinal et Sire Maurice se doutent
de ses pensées d'assassinat, le Duc pense que sous le masque, Lorenzo
est un être faible. Chacun reconstruit une identité pour Lorenzo,
même le lecteur. Les masques que les personnages créent
fonctionnent pour le lecteur, qui y croit et tombe dans le piège.
Lorsqu'il apprend l'existence de ces masques, le destinataire doit partir en
quête du sens de la pièce et de la vérité des
personnages.
Le texte, ambigu, qui permet de tromper le destinataire,
semble être masqué, lui aussi. Le texte de théâtre de
Lorenzaccio est différent : il prend le lecteur au
dépourvu, le force à réfléchir, à participer
à l'histoire. Nous pourrions parler d'un masque du texte, car il ne
dévoile rien de vrai à propos de Lorenzo avant III.3. Ce qui
reste sous le masque, ce qui est vrai, est à l'état de non-dit,
que nous pourrions rapprocher d'une ombre, et que le destinataire doit
élucider. Le texte se construit sur un double niveau : se
superposent ce que les personnages laissent croire et ce qui est
réellement, selon l'auteur. A cela s'ajoute ce que le spectateur
découvre ou croit comprendre. En effet, jusqu'à la moitié
de la pièce, le lecteur est totalement trompé ; l'expression
des personnages n'est en fait qu'un faux dialogue sans qu'il le sache ; il
prend les masques pour des visages, et son regard est un regard de
divertissement seulement. La double énonciation qui complexifie la
pièce n'apparaît au lecteur qu'en III.3. Il sait alors que les
personnages sont masqués et qu'ils continuent à l'être
jusqu'à la fin de la pièce, mais il sait aussi comment
interpréter les jeux des personnages et pourquoi ils agissent ainsi. Il
comprend alors que Lorenzo a joué un double jeu. Il comprend que se
dressent l'une contre l'autre deux compréhensions du même
énoncé ambivalent : ce que l'interlocuteur comprend est
à différencier de ce que le destinataire comprend. La double
énonciation permet alors de différencier le vrai Lorenzo, connu
du lecteur, et le Lorenzo masqué, que les autres personnages sauf
Philippe ne comprennent pas. Jusqu'en III.3, le lecteur ne connaît le
personnage que par le biais des autres, en quelque sorte, puisque ce sont eux
qui parlent de lui et puisque c'est en compagnie des autres que le destinataire
le découvre, alors qu'il joue son rôle de débauché.
C'est ainsi que le lecteur est trompé, puisque en I.4 la description de
Lorenzo par le Duc le rend antipathique (il est son entremetteur, il est
décrit comme un « lendemain d'orgie ambulant », et
son physique morne n'a rien d'attrayant) et qu'en I.6 la description de la
mère de Lorenzo fait de lui un être en pleine
déchéance dans le vice, la corruption et la débauche.
Après III.3, le destinataire a un avantage conséquent par rapport
aux autres personnages : il sait, comme Philippe, le secret de Lorenzo. La
double énonciation, n'étant pas découverte dès la
scène d'exposition par le destinataire, est un système mis en
place par l'auteur pour se jouer du lecteur ; elle est un moyen de rendre
le texte plus complexe et intéractif ; elle est le masque du texte
pour cacher la véritable intrigue et créer un effet de surprise.
La pièce, obscure et mystérieuse, trompe le destinataire comme
les masques trompent les personnages entre eux.
Les masques forment donc des ombres qui piègent
à la fois les personnages mais aussi le lecteur de Lorenzaccio.
Le texte, complexe, entraîne donc le destinataire dans un
« non-voir ». L'ombre du non-dit ou du caché trouble
sa vision par le biais des masques, elle le piège, et elle l'abandonne
dans cet aveuglement dont il doit se sortir. Ainsi, les masques des personnages
et l'ambiguité des énoncés fonctionnent avec le
destinataire complètement jusqu'en III.3 : ils empêchent de
voir la véritable identité du personnage ou le véritable
enjeu du texte, puisque le lecteur ne se doute pas de leur existence. Par
la suite, les masques étant tombés, il doit continuer le
dévoilement, pour trouver l'identité du porteur de masque le plus
ambigu : Lorenzo. La place particulière accordée au
destinataire de Lorenzaccio permet un intérêt plus
profond de ce dernier pour la pièce qui a réussi à le
surprendre et à le tromper.
CHAPITRE 2
LES JEUX DE LUMIERE
Nombreux sont les jeux de masques qui complexifient la
pièce de Lorenzaccio, et les personnages qui cachent leur
véritable identité. Mais les personnages ne sont pas toujours
dans l'ombre. Figures de théâtre, ils se mettent en scène
et entrent dans la lumière. Le motif de la fenêtre, que l'on ne
retrouve que chez Musset, peut alors servir de mise en lumière d'une
caractéristique particulière d'un personnage. Nous remarquons que
les personnages se montrent par le biais des fenêtres. Autant le masque
renvoie dans l'ombre une identité qui se veut secrète, autant la
fenêtre va, au contraire, mettre en lumière une certaine
identité. Cependant, nous remarquons que l'ombre envahit la
majorité des éléments de la pièce, et que les
masques ont une importance évidente pour l'intrigue, alors que la
lumière reste secondaire. La fenêtre peut permettre
l'évasion poétique des personnages, par exemple lors des
soliloques à la fenêtre, et, du point de vue du décor, la
fenêtre a un rôle important puisqu'elle amène les lieux
à se heurter et à se confronter. Elle joue donc le rôle
d'intermédiaire entre les personnages ou entre les lieux qu'elle
relie : elle attire les regards ou en est la source. Elle permet aux
intrigues de s'entremêler, aux actions de se dérouler
simultanément, créant ainsi un rythme rapide qui entraîne
le destinataire dans un tourbillon d'actions.
2.1. LES PERSONNAGES ET LES FENETRES
La fenêtre est une ouverture créée dans
une habitation pour laisser entrer la lumière du jour; elle permet
de voir ; elle est donc créatrice de lumière autant que le
masque est créateur d'ombre. Nous avons vu que le masque permettait de
différencier un intérieur (véritable identité) d'un
extérieur (fausse identité). La fenêtre joue aussi avec ces
jeux d'intérieur-extérieur. Elle est un outil qui relie l'ombre
et la lumière, l'intérieur et l'extérieur, tout en les
opposant. La fenêtre peut révéler un désir
d'ostentation du personnage. Mais nous allons voir que les images choisies,
données, montrées, ou bien cachées sont complexes et sont
comme autant d'embûches dans la recherche de l'identité des
personnages de la pièce. Dans les pièces de Shakespeare, la
fenêtre n'est pas évoquée. Elle est donc une
nouveauté de Musset, qui situe Lorenzaccio à Florence et
à Venise ; nous savons que ces villes italiennes sont les lieux par
excellence des miroitements de l'eau des canaux, des vitraux des églises
et des miroirs et croisées des habitations. Le thème de la
fenêtre est certes moins important pour l'intrigue que celui du
masque ; cependant il permet des jeux de reflet entre les
différentes sphères qui agissent sur l'histoire de
Lorenzaccio (la ville elle-même, le pouvoir religieux, le
peuple et le pouvoir politique du palais ducal...) et il apporte une touche
poétique à l'oeuvre.
2.1.1. La fenêtre qui
révèle
Il y a deux façons de regarder à travers une
fenêtre : de l'intérieur ou bien de l'extérieur.
Lorsque l'on regarde une fenêtre depuis l'extérieur, on remarque
qu'elle met en valeur les éléments intérieurs
éclairés par la lumière du jour qui entre. Lorsqu'on la
regarde depuis l'intérieur, elle met en valeur un extérieur
encadré qui se détache de l'intérieur de l'habitation. Des
deux sens, elle permet une mise en lumière.
Les personnages qui se trouvent aux fenêtres et qui
regardent au travers sont mis en valeur dans leurs moments intimes. La
fenêtre attire alors le regard sur la vérité
intérieure du personnage. En effet, les personnages aux fenêtres
l'utilisent comme confidente à leurs inquiétudes ; la
fenêtre joue le rôle d'un double qui écoute et
réconforte. Dans leur solitude, les personnages n'ont pas d'autre moyen
pour se confier que de s'adresser à cet autre qui ne les trahira
pas : la fenêtre ou le miroir. Le miroir laisse transparaître
une lumière indirecte propice à l'épanchement de soi, car
le personnage se retrouve face à son reflet, en qui il a confiance. La
Marquise en III.5 se regarde devant son miroir juste avant le rendez-vous avec
le duc, et nous remarquons qu'elle semble se dédoubler pour mieux
observer cette autre elle-même qui est prête à se donner au
duc : « Quand je pense que cela est, cela me fait l'effet d'une
nouvelle qu'on m'apprendrait tout à coup. [...] c'est le duc que
j'attends dans cette toilette ! » Elle s'interroge en prenant du
recul sur elle-même, pour s'étudier comme si elle ne se
connaissait pas. Elle se confesse devant son miroir beaucoup plus
aisément qu'avec le Cardinal. Se retrouvant face à
soi-même, elle livre ses pensées secrètes et ainsi
révèle une part de son identité :
« N'importe, advienne que pourra, je veux essayer mon
pouvoir ». Ainsi le lecteur comprend les plans de la Marquise avant
qu'elle n'agisse. Le miroir permet donc un regard qui dévoile
l'identité du personnage. La fenêtre joue aussi ce
rôle : lorsque les personnages s'épanchent dans son
encadrement, ils laissent transparaître une vérité de leur
être. Nous avons vu les cas de la Marquise en II.3, de Philippe en II.5
(« N'en doute pas ; Pierre le tuera, ou il se fera tuer. (Il
ouvre la fenêtre.) Où sont-ils maintenant ? »
et « Et moi, le chef de cette famille immense, plus d'une fois
encore ma tête blanche se penchera du haut de ces fenêtres, dans
les angoisses paternelles ! ») et de Lorenzo en IV.11137(*) : la fenêtre est
alors liée à la recherche d'une sensation de bien-être par
des personnages qui sont troublés. La fenêtre permet
l'épanchement de personnages qui dévoilent leurs incertitudes
intimes (pour la Marquise et pour Philippe) ainsi que leur trouble profond
(pour Lorenzo). Nous voyons donc que lorsque le personnage se situe seul
à la fenêtre, il dévoile une part de sa
vérité intime, qui est mise en lumière par le cadre
qu'elle constitue. La fenêtre est alors l'opposé du masque,
puisqu'elle montre ce qu'il cache.
Mais la fenêtre n'est pas seulement la confidente de
personnages confinés dans la solitude. Elle peut aussi être au
milieu de tous les regards et servir d'intermédiaire entre les
personnages. Elle montre alors les relations entre eux et elle dévoile
la vérité de leur être. Plusieurs regards se croisent
à travers les fenêtres. Tout d'abord, nous voyons la Marquise et
le Marquis faisant leurs adieux en I.3 : « Elle se met à
la fenêtre et fait un signe d'adieu à son mari ». Ces
adieux sont sincères et la Marquise aime son mari, même si elle se
laisse séduire par le duc par la suite. Comme le remarque le Cardinal,
ce couple s'aime encore après sept ans de mariage : « une
absence d'une semaine, - et tant de tristesse, une si douce tristesse, veux-je
dire, à son départ ! Heureux celui qui sait se faire aimer
ainsi après sept années de mariage ! ». La
fenêtre met alors en relief la relation particulière qui lie le
Marquis et sa femme, l'amour profond qui les unit, et permet de nous faire
prévoir leur réconciliation à la fin de la pièce.
Un autre jeu de regards à travers la fenêtre met en valeur
Lorenzo, saoûl, qui lâche une bouteille sur le provéditeur
en I.2. Quelqu'un accuse à juste titre Lorenzo : « Tenez,
regardez à la fenêtre ; c'est Lorenzo, avec sa robe de
nonne ». Le provéditeur, qui n'apprécie pas la farce,
laisse éclater sa haine pour Lorenzo : « Lorenzaccio, le
diable soit de toi ! [...] Peste soit de l'ivrogne et de ses farces
silencieuses ! Un gredin qui n'a pas souri trois fois dans sa vie, et qui
passe son temps à des espiègleries d'écolier en
vacance ! » Cette scène, apparemment anodine, est
cependant représentative des relations qu'entretient Lorenzo avec les
autres. Lorenzo, grâce à la fenêtre, répond à
son désir ou besoin d'ostentation. L'image qu'il affiche est celle d'un
idiot qui est saoûl, image que le provéditeur prend pour vraie. Le
provéditeur révèle sa haine à son encontre, et
lâche, comme une insulte, le surnom « Lorenzaccio ».
C'est la première fois dans le texte que ce surnom est
cité ; cette scène à la fois justifie le titre, et
résume la situation de la pièce. Lorenzo déguisé en
nonne représente le fait que pendant toute la pièce il cache sa
véritable identité aux autres, au point de ne plus avoir
d'identité, et la haine du provéditeur symbolise la haine, le
mépris, l'incompréhension que presque tous les personnages vouent
à Lorenzo. Lorsqu'il est satisfait de l'image qu'il a donné,
Lorenzo referme la fenêtre : « La fenêtre se
ferme ». Ainsi, la fenêtre a permis d'attirer le regard sur une
identité que veut donner Lorenzo (nous ne savons pas réellement
quelle est sa véritable identité) ainsi que sur les relations
qu'il entretient avec les autres personnages. Enfin, le dernier jeu de regards
qui a lieu à travers la fenêtre de façon significative
concerne le duc. Plusieurs facettes du duc sont dévoilées
grâce aux regards qui traversent les fenêtres. Le regard du Duc
vers ce qu'il voit à la fenêtre révèle ses
désirs : lorsqu'il remarque à la fenêtre la belle
Catherine (II.4 : « Dis-moi donc, mignon, quelle est donc cette
belle femme qui arrange ces fleurs sur cette fenêtre ? »),
le caractère de Don Juan du duc est mis en avant. Le regard du duc vers
Catherine à la fenêtre est un regard de prédateur envers
une proie : la fenêtre met alors en valeur l'attirance du duc pour
les femmes en général. La fenêtre met aussi en
lumière Catherine : c'est parce qu'elle se situe dans l'encadrement
de la fenêtre que le Duc l'a remarquée, que l'on découvre
la beauté de ses bras nus, et son caractère vulnérable de
jeune fille offerte aux regards. Le regard, pour le Duc, a toute son
importance, puisqu'il lui permet de voir les femmes, de profiter de
leur beauté. D'ailleurs, son regard avide a besoin d'une grande baie
vitrée pour s'assouvir : « Viens donc par ici ; nous
la verrons mieux de cette galerie » (II.4). Plusieurs regards se
dirigent vers le duc alors qu'il est à la fenêtre, et ces regards
définissent d'autres caractéristiques du Duc. Tout d'abord nous
assistons au regard entre Salviati et le Duc en II.7 :
« Salviati, criant : Alexandre de Médicis !
ouvre ta fenêtre et regarde un peu comme on traite tes serviteurs !
Alexandre, à la fenêtre : Qui est là dans la
boue ? ». Ce regard met bien en valeur la situation noble, haute
et puissante d'Alexandre à la fenêtre en opposition avec la
position plus basse de Salviati, qui, en plus, marche dans la boue. La
fenêtre révèle alors la situation hiérarchique du
duc et de Salviati. Enfin, en I.5, deux bourgeois évoquent dans leur
conversation le peuple-badaud qui passe son temps à regarder, à
voir sans comprendre : « [...] ils voient une figure
sinistre à la grande fenêtre du palais des Pazzi. Ils demandent
quel est ce personnage, et on leur répond que c'est leur
roi ». L'évocation du duc à la fenêtre met ici
l'accent sur le caractère sinistre d'Alexandre. Le regard du peuple au
duc est un regard vide et d'incompréhension. Le duc n'a pas la
notoriété attendue auprès du peuple, et si pour lui
Alexandre est une « figure sinistre », c'est qu'il n'a
aucune confiance en lui. La fenêtre ici permet de mettre en valeur un
autre point de vue sur le duc : le point de vue du peuple, qui ne voit en
lui qu'un personnage de mauvais augure. L'adjectif
« sinistre »associé au duc pourrait aussi
préfigurer sa mort à venir en IV.11.
Ainsi les regards entre les personnages à travers les
fenêtres sont multiples et variés. Chaque regard permet de
définir une vérité de caractère sur un personnage
qui va se révéler importante pour la compréhension de
l'action. Certains personnages se mettent à la fenêtre pour
être vus (le Duc, Lorenzo), d'autres sont observés avec
curiosité (Catherine). Les personnages seuls à la fenêtre
dévoilent une part de leur identité, et les personnages qui se
regardent à travers elle dévoilent leurs relations entre eux et
les autres. La fenêtre attire le regard sur un élément
important, et le met en lumière : elle constitue un indice pour le
lecteur. Elle permet aussi une expression plus poétique de la part des
personnages dans un monologue ou un soliloque à la fenêtre.
2.1.2. La fenêtre qui cache
La fenêtre peut cependant cacher aussi certains
personnages. Il pourrait sembler contradictoire que la fenêtre, qui
transmet la lumière, cache un personnage, mais cela est pourtant
possible dans Lorenzaccio. Celui qui regarde à travers elle
peut ne pas être vu et rester caché. La fenêtre est alors un
moyen pour le regard curieux ou malsain de s'effectuer sans danger, et sans
retour de regard. Il s'agit d'un regard à sens unique, sans
réponse, individualiste. Plusieurs personnages ont tendance à
laisser aller leur curiosité, dont le marchand : « J'avoue que
ces fêtes-là me font bien plaisir, à moi. On est dans son
lit bien tranquille, avec un coin de ses rideaux retroussé ; on
regarde de temps en temps les lumières qui vont et viennent dans le
palais ; on attrappe un petit air de danse sans rien payer
[...] » (I.2). C'est ainsi que la fenêtre permet de laisser
entrer la lumière, mais une lumière corrompue ici puisqu'elle est
celle des bals. La fenêtre peut aussi devenir aussi une incitation au
vice, puisqu'elle permet un regard qui ne craint pas de remontrances. La
fenêtre joue en quelque sorte le rôle de barrière
protectrice qui permet le relâchement des moeurs. Philippe déclare
que la plupart des jeunes filles ne sont plus vertueuses et regardent en douce
les jeunes hommes à travers la fenêtre : « Le
reste de la semaine, on est à la croisée, et, tout en tricotant,
on regarde les jeunes gens passer » (II.1). Ainsi, la fenêtre
peut permettre un regard à sens unique, qui révèle au
lecteur la personnalité du voyeur mais qui la cache aux autres
personnages. La fenêtre ne révèle pas tout, et elle peut
parfois même devenir un lieu qui permet le mystère et la
tranquilité : c'est auprès d'une fenêtre que Lorenzo
et Thomas discutent en II.5 à propos de l'attaque de Salviati138(*). Nous remarquons qu'aucun
des personnages ni même le lecteur ne sait de quoi Lorenzo et Thomas
parlent : la fenêtre semble être véritablement le lieu
le plus adéquat pour parler discrètement et pour s'effacer
auprès des autres personnages. Donc, elle cache certains personnages de
deux façons : elle autorise le regard perverti en permettant
à celui qui regarde de n'être point regardé, et elle
autorise les discours pervertis en les isolant et en les rendant secrets. La
fenêtre sert donc d'ombre lorsque le but du personnage est perverti.
Enfin, la fenêtre perd sa qualité de
révélatrice quand elle met en avant une fausse identité.
La fenêtre peut devenir un moyen de tromper autrui, d'afficher quelque
chose qui est faux pour cacher la réalité. Lorsque Lorenzo se met
à la fenêtre habillé en nonne et saoûl (I.2), nous ne
sommes pas bien sûrs s'il montre ou non une vraie part de lui-même.
Peut-être est-ce l'image qu'il veut donner de lui aux autres pour cacher
une autre image (cette hypothèse pourrait être enforcée par
le fait qu'il porte un déguisement, donc qu'il est déjà en
situation de spectacle). Nous n'en sommes pas sûrs parce que la
véritable identité de Lorenzo est indéfinissable, et il
est difficile de démêler ce qui fait partie du masque ou non.
L'ostentation par la fenêtre devient alors l'équivalent du fait de
porter un masque. Lorenzo joue avec la crédulité des autres
personnages. La cour du Duc Alexandre joue elle aussi avec la
crédulité du peuple. A la mort du duc, personne ne sait comment
réagir, mais une chose est sûre, c'est qu'il ne faut pas
dévoiler la vérité. Le Cardinal trouve alors la
solution : mentir impunément au peuple,
« bluffer » si l'on peut dire : « Le duc a
passé la nuit à une mascarade, et il repose en ce
moment ! » (V.1). Les gestes accompagnent les paroles pour leur
donner plus de poids, et on accroche aux fenêtres des costumes de
bal: « Des valets suspendent des dominos aux
croisées ». C'est peut-être la meilleure façon de
convaincre que de mettre en pleine lumière un énorme mensonge,
puisque tous les courtisans y croient. Ainsi, la fenêtre peut parfois
cacher au lieu de mettre en lumière : elle masque les regardants
qui sont corrompus, garde secrètes les paroles de meurtriers, ou bien
elle permet d'afficher le faux et donc de cacher ce qui est
véritable.
Nous avons donc vu que la fenêtre, finalement, peut
permettre des jeux de lumière mais aussi d'ombre : malgré
ses caractéristiques d'éclairage de certains personnages, elle
peut finir par être le moyen pour d'autres de se cacher. La fenêtre
apporte la clarté de l'extérieur, mais elle peut aussi
physiquement n'être qu'une ouverture sur l'ombre lorsqu'il fait nuit
dehors, ou lorsque les volets sont fermés139(*). La fenêtre attire le
regard ou le repousse, comme le masque ; l'identité du personnage
est difficile à démêler dans ces jeux de regard. La
nouveauté de Musset est d'avoir inclu le thème de la
fenêtre dans la pièce, ce qui complexifie les rapports entre les
personnages. En effet, un masque doit cacher et une fenêtre
dévoiler, mais dans Lorenzaccio l'inverse peut être vrai
aussi, et tous les repères sont brouillés. La quête de
l'identité des personnages n'en est que plus complexe à
achever.
2.2. DES LUMIÈRES POUR LE DESTINATAIRE
Si le texte est parfois comme un sombre voile qui entrave le
regard du destinataire dans sa recherche de la vérité, il peut
parfois être au contraire un guide pour son regard, notamment par le
biais des fenêtres. L'auteur laisse des indices, qui vont lui permettre
de remédier à l'aveuglement créé par les masques.
Le regard du lecteur dans Lorenzaccio peut être guidé
vers deux destinations : vers une action importante qu'il ne voit pas, ou
vers un personnage.
2.2.1. La mise en lumière d'une
action
En effet, le lecteur, qui, comme nous l'avons vu, ne sait pas
tout sur les personnages et sur la pièce, ne peut donc pas participer
à toutes les actions en même temps. Le lecteur transporté
dans le monde de Lorenzaccio n'a pas assez de ses deux yeux pour voir
tout. Le regard par la fenêtre permet alors d'inclure le lecteur qui voit
par les yeux d'un autre personnage : « Tantôt nous sommes
au dehors et nous voyons un personnage paraissant à la
fenêtre ; tantôt nous sommes à l'intérieur et
c'est le personnage lui-même qui nous informe du spectacle
extérieur que nous ne voyons pas »140(*). La fenêtre est une
solution intéressante pour l'organisation spatiale de l'histoire
racontée. Elle met en lumière une action que l'un des personnages
ne voit pas et qui lui est rapportée. En effet, l'action ne se passe pas
toujours dans un unique lieu, et la fenêtre permet alors d'utiliser
l'espace scénique au maximum. En II.5141(*), le prieur aperçoit en regardant par la
fenêtre Thomas qui part combattre Salviati ; en II.6142(*), c'est Giomo qui, en se
penchant à la fenêtre, révèle la place de Lorenzo
auprès du puits ; en IV.4, le Cardinal annonce à la
Marquise, qui se situe comme lui dans le palais du marquis :
« Voilà votre mari qui entre dans la cour » ;
en V.2, Philippe ouvre la fenêtre pour mieux apercevoir le messager qui
arrive et déclarer à Lorenzo : « Ne vois-tu pas
sur cette route un courrier qui arrive à franc étrier ? Mon
Brutus ! Mon grand Lorenzo ! La liberté est dans le
ciel ! je la sens, je la respire » ; et enfin en V.7 nous
pouvons suggérer que Philippe est à la fenêtre de son
cabinet lorsqu'il observe avec Pippo la disparition de Lorenzo dans la
mer143(*). A chaque
fois, grâce à la fenêtre, une action est espionnée
par un personnage et rapportée à un autre personnage, et par la
même occasion, au lecteur. La fenêtre devient donc un moyen de
mettre en lumière une action que le lecteur ne voit pas, parce qu'il en
est trop loin « physiquement ».
Ainsi, la fenêtre devient un indice qui met en
lumière certains éléments du texte ou certains moments de
la pièce. En effet, elle accentue l'importance de certaines actions ou
pensées qui ont lieu dans son encadrement. Nous avons vu que la
scène où Lorenzo se penchait à la fenêtre pour jeter
une bouteille de vin au Provéditeur (I.2) était importante dans
la mesure où elle concentrait l'essentiel des enjeux de la pièce.
Les monologues qui se déroulent devant une fenêtre sont des
monologues clés pour le lecteur en ce qui concerne sa
compréhension des personnages ainsi que sa construction de leur
caractère. La fenêtre aide le lecteur à se concentrer sur
l'élément qu'elle met en valeur. Elle joue aussi un rôle en
dehors du récit : elle facilite l'écriture de l'action
puisqu'elle permet de décrire deux lieux ou actions simultanées,
tout en servant le vraisembable de l'histoire. Elle semble agrandir à la
totalité de l'espace florentin les actions et les personnages
rencontrés. Elle permet une avancée dans le récit plus
rapide pour le lecteur-spectateur par la vision de plusieurs actions à
la fois, et crée une impression de rapidité des
événements, qui se suivent, comme pris dans un engrenage. Ainsi,
l'action évolue plus rapidement pour le lecteur, ce qui l'aide à
démêler le sens de l'histoire. La fenêtre est donc un outil
utile pour le lecteur, puisqu'elle l'aide à voir, à
avancer dans le texte et dans son entreprise de dévoilement des
personnages. Ce motif permet la résolution de la présence
complexe de multiples espaces et de multiples actions.
2.2.2. La mise en lumière d'un
personnage
Quand ce n'est pas une action qui est rendue, c'est
l'existence d'autres personnages. A l'acte I, scène 5, le regard du
lecteur, qui suit les passants dans la rue qui mène à l'Eglise
Saint-Miniato de Montolivet, se trouve soudainement attiré vers un
cabaret par les propos d'un cavalier : « A propos d'artiste, ne
voyez-vous pas dans ce petit cabaret ce grand gaillard qui gesticule devant les
badauds ? Il frappe son verre sur la table, si je ne me trompe, c'est ce
hâbleur de Cellini ». Ces propos attirent l'oeil du lecteur
dans un autre recoin de la ville, révélant l'existence d'autres
personnages qu'il n'avait pas vus tout d'abord. C'est certainement par le biais
d'une fenêtre que le regard du Cavalier a pu pénétrer le
cabaret, ou, qu'un peu plus loin, Lorenzo dévoile l'intérieur
d'une habitation. En effet, en III.3, il attire l'oeil de Philippe (et celui du
lecteur) vers une maison qu'il n'avait point remarquée :
« Vois-tu, dans cette petite maison, cette famille assemblée
autour d'une table ? ». Une fois de plus, le regard par la
fenêtre crée la présence de personnages, bien qu'ils
n'aient pas d'incidence sur l'intrigue. Ainsi la fenêtre permet au
regard, que ce soit le regard d'un personnage ou celui du destinataire qui voit
par lui, de s'infiltrer partout. Chaque fenêtre est une ouverture vers un
autre lieu, vers d'autres personnages, qui sont révélés au
lecteur au moment où un personnage les regarde. Elle lie les espaces. La
pièce de théâtre semble alors fourmiller de lieux,
d'action, et de personnages, comme dans la vraie vie d'une ville. Le regard du
lecteur semble donc guidé non pas par l'auteur dans des didascalies,
mais par les paroles des personnages qui se trouvent à la
fenêtre ; cela constitue en quelque sorte des didascalies internes.
C'est en effet l'appel à la vision d'un personnage à un autre
(« Vois-tu... », « Ne voyez-vous
pas... ») qui crée une description visuelle pour le lecteur,
qui, sans elle, ne pourrait pas se représenter le texte. Les
didascalies, qui sont refusées au destinataire, ou qui sont
présentes en nombre restreint, semblent avoir disparu de leur place pour
apparaître dans les paroles des personnages, soit par l'expression de ce
qu'ils voient aux fenêtres, soit par le biais de la formule
« Voilà... » ou « Regardez... ».
Les références sont nombreuses dans le texte ; elles ne sont
pas reliées à la fenêtre, mais au regard de celui qui
voit : par exemple, à la scène 3 de l'acte I, le cardinal
décrit : « Marquise, voilà des pleurs qui sont de
trop ». Le lecteur apprend alors que la Marquise pleure, ce qu'il
n'aurait pas pu savoir autrement. La description de Lorenzo par le Duc en I.4
(« Regardez-moi ce petit corps maigre, ce lendemain d'orgie ambulant.
Regardez-moi ces yeux plombés [...] » et «Regardez Renzo, je
vous en prie ; ses genoux tremblent, il serait devenu pâle s'il
pouvait le devenir ») ne serait pas visible au destinataire si elle
n'était pas adressée au Cardinal et à Sire Maurice. Les
actions et les réactions des personnages, au lieu d'être
transcrites dans les didascalies, sont donc retransmises par les paroles des
personnages144(*). Ce
sont ces expressions qui font passer le non-vu, l'ombre du texte, à des
espaces et des actions visibles et compréhensibles par le lecteur.
Jean-Marie Thomasseau déclare que le décor et la couleur locale
de Lorenzaccio sont suggérées « dans la langue
des personnages »145(*), d'un point de vue
« subjectif ». Il semble donc que le destinataire n'ait pas
d'autre moyen pour « voir » que de se faire aider des
personnages et des fenêtres, qui l'éclairent sur les autres
personnages. Le lecteur fait donc passer le texte de l'ombre à la
lumière en le déchiffrant, mais ce sont les personnages qui lui
apportent la lumière.
La fenêtre permet donc de mettre en lumière des
actions ou des personnages qui sans elle resteraient non vus par le lecteur. La
fenêtre est un outil qui correspond donc au « voir »
du lecteur ; elle lui permet d'avancer dans la compréhension du
récit et de combler les ombres du texte. Elle n'est pas
particulièrement utile en ce qui concerne de l'intrigue, mais sur le
plan esthétique elle permet un balancement, un équilibre avec les
ombres des masques... La fenêtre permet aussi de nous mettre sur la voie
du sens de la pièce : les ombres, les lumières, les masques
et les fenêtres tournent tous autour de la question du vu et du non-vu,
et autour de la question du regard. Cela peut nous donner un indice sur le sens
fondamental de la pièce : les regards mettent en jeu la recherche
d'identité, la recherche de l'accomplissement de soi par l'ostentation,
la recherche d'une validité de l'existence vis-à-vis des autres.
La pièce est finalement un drame des individualités : chacun
cherche à s'accomplir, et c'est ce qui pousse Lorenzo à tuer le
Duc, Pierre à s'engager dans l'armée française, la
Marquise à se laisser séduire par le duc... Le motif de la
fenêtre insiste ainsi sur l'importance de la vision dans la
pièce : les actions et les espaces doivent être vus, mais
aussi les personnages, pour être justifiés et définis, pour
trouver leur raison d'exister.
Ainsi, au plan de l'intrigue, le masque cherche à
renvoyer le personnage dans le non-être alors que la lumière
affiche son existence. Mais la complexité des personnages ne permet pas
de deviner leur identité, car ils peuvent se mettre en lumière
tout en portant des masques, ce qui fausse la tentative
d'éclaircissement. Les multiples intrigues ne permettent pas aux
personnages d'avancer à visage découvert, sous peine de se
perdre. C'est ainsi que pour se protéger des autres, les
personnages tissent une toile complexe faite de masques ou d'ostentation. Le
résultat est que la pièce est beaucoup plus complexe au point
qu'elle peut devenir un jeu d'énigme, autant entre les personnages
qu'entre le lecteur et les personnages. Les regards entre les personnages chez
Shakespeare et chez Musset ne sont donc pas équivalents. Chez les deux
auteurs, ils peuvent être la preuve de relations particulières
entre les personnages, par exemple de celle qui unit le duc et Lorenzo ou
Hamlet et le Roi Claudius. Cependant, Musset invente un nouveau type de
regard : le regard qui est une tentative de définition de l'autre.
En effet, tous les regards dans Lorenzaccio mettent en jeu
l'identité du regardant ou du regardé. Le regard agresse. Nous
avons vu que le masque peut dévier le regard mais il peut aussi
l'attirer : il cache mais parfois il montre une certaine image, qui peut
être fausse, pour déjouer les regards des autres. La lecture de
Lorenzaccio de Musset est ludique ; l'auteur semble avoir
trouvé là le moyen d'intéresser le destinataire et de le
divertir tout en l'incluant à l'action. C'est ainsi que le texte semble
fait d'ombres et de lumières, parce que le destinataire ne sait pas tout
dans Lorenzaccio. Tout théâtre place bien entendu le
destinataire en position extérieure par rapport à l'action, mais
d'habitude, il voit les pièges sans y tomber. Avec Lorenzaccio,
le destinataire est trompé jusqu'en III.3, et donc il en sait encore
moins qu'en savent normalement les destinataires d'autres pièces de
l'époque. Il est réduit à son propre regard, à ses
propres capacités d'analyse. Mais le texte guide le lecteur, en montrant
et en cachant, à achever la représentation mentale qui rend
vivants les personnages et le décor. Comme l'écrit Bernard
Masson, Lorenzaccio amène un lecteur à
« voir » la pièce : « Faire voir ce qui se
dissimule derrière l'apparence et le masque, faire sentir [...] ce qui
se dérobe à la conscience claire et à l'expression
spontanée, dévoiler peu à peu le mystère personnel
en le mettant en pleine lumière, tels sont la fin et les moyens de cette
psychologie spectacle que le poète fait ici briller de mille
feux 146(*)».
Le regard du lecteur déchiffre donc la pièce, la fait passer de
l'ombre du mystère à la lumière de
l'élucidé. Ainsi, le lecteur participe, construit une
représentation avec ce qu'il voit (par les fenêtres entre autres),
recherche le sens de ce qu'il ne voit pas (à cause des masques), dans un
face à face avec les pièges du texte. Le sens que l'on peut
donner à la pièce n'est cependant que subjectif et personnel,
différent à chaque fois selon le destinataire. Les jeux de
« vu » et de « non-vu » trouvent tout
de même en la personne du destinataire une finalité. Nous avons
ici la preuve que la place du lecteur du « Spectacle dans un
Fauteuil » est bien différente de celle du spectateur de
Shakespeare. Le caractère ombrageux de la pièce de
Lorenzaccio (le non-dit, le non-vu, l'ambigu) va devoir être
éclairci par le lecteur, tout au long d'une lecture ludique, selon les
indices et les embûches qui parsèment le texte. Le
dévoilement du texte est obligatoire si le destinataire veut bien
comprendre les enjeux de la pièce. Le rôle du destinataire change
donc entre Shakespeare et Musset : le lecteur de Lorenzaccio est
non seulement témoin de la complexité des personnages et de la
pièce, mais il est aussi inclu dans cette complexité : il
est pris à parti dans l'acte de dévoilement et il peut ainsi
percevoir à quel point la définition du caractère des
personnages est difficile. Les personnages gagnent ainsi en complexité,
puisqu'ils ne sont pas élucidés sans la réflexion du
lecteur, et la pièce engendre une représentation qui atteint au
plus près la vérité de l'homme.
Musset, poète avant d'être dramaturge, a
réussi mieux que quiconque à utiliser ce symbolisme de l'ombre et
de la lumière pour définir sa vision de l'homme ; en
poète, il a su peindre par touches subtiles le grand tableau de
l'humanité.
CONCLUSION
Ainsi nous avons vu que les jeux d'ombre et de lumière
dans Lorenzaccio s'inspiraient de ceux que l'on retrouve dans
certaines des pièces de Shakespeare. Les deux auteurs à la fois
se ressemblent et sont différents l'un de l'autre. Musset se fait
l'écho de Shakespeare lorsqu'il décrit l'opposition de l'ombre et
de la lumière que l'on retrouve dans la symbolisation du décor et
des accessoires théatraux ainsi que dans la mise en scène. Cette
opposition entre l'ombre et la lumière est présente sur le plan
de l'histoire racontée : dans les personnages, les lieux et les
symboles mis en scène. Ainsi, au niveau des images comme à celui
de la mise en scène, l'ombre est opposée à la
lumière. L'ombre renvoie aux éléments néfastes,
à la mort, au mystérieux, alors que la lumière renvoie aux
éléments positifs, à la beauté et à la vie.
Musset comme Shakespeare cherchent à exprimer les deux opposés
entre lesquels l'homme est déchiré : le mal, le sombre,
l'impur, et le bien, le lumineux et le pur. Le schéma actanciel de
Lorenzaccio rejoint celui de Hamlet, Macbeth ou de
Jules César : il s'agit d'un être qui cherche
à tuer son Duc, son Roi, son Empereur, et qui, pour cela, se corrompt
lui-même. A chaque fois, le spectateur assiste aux tourments de celui qui
s'apprête à agir, qui a peur de commettre le mal et de maudire son
âme en passant du côté de l'ombre. Donc, grâce
à la construction de ces images fondées sur l'ombre ou sur la
lumière, Musset et Shakespeare réussissent à
décrire les émotions antagoniques ressenties par les
personnages ; ils réussissent à transposer dans le monde
théâtral, en les accentuant par ce symbolisme, les contradictions
de la vie réelle. Les pièces tout entières sont
fondées sur ce symbolisme, et l'ombre en investit les moindres recoins,
repoussant la lumière, comme pour faire ressentir au spectateur la
dégradation qui cherche à être représentée.
Nous avons donc étudié les symboles associés aux notions
d'ombre et de lumière dans leur opposition : la nuit contre le
jour, la mort contre la vie, le surnaturel, les fantômes, les apparences
et le rêve contre la réalité, le mal contre le bien, la
ville contre la campagne, l'orage contre le temps clair et la lune contre le
soleil.
Nous avons vu cependant que l'ombre et la lumière chez
les deux auteurs ne font pas que s'opposer : elles s'entremêlent, se
rejoignent, deviennent indistinguables. En effet, dans les
pièces de Lorenzaccio, d'Hamlet, de Macbeth
et de Jules César, la société est corrompue au
point que les éléments de l'ombre et de la lumière perdent
leur définition. Nous avons alors étudié les symboles
dégagés des notions d'ombre et de lumière en les
définissant comme équivalents : la mort comme la vie, le
jour comme la nuit, et nous avons étudié les personnages
constitués des deux, comme Lorenzo ou Hamlet. Les personnages sont plus
complexes, plus torturés, plus incohérents : ils
destabilisent les repères traditionnels puisqu'ils ne sont plus
eux-mêmes traditionnels, et ils renversent la temporalité. La nuit
et le jour se ressemblent alors, au lieu de s'opposer. C'est ainsi que la
lumière reste présente, mais en étant renvoyée au
rang de passé heureux ou d'espoir, donc en étant irréelle,
ou bien en se faisant « complice » de l'ombre : elle
peut être associée à la débauche ou au meurtre elle
aussi. Les personnages eux- mêmes sont faits d'ombre et
de lumière mêlées. On ne peut plus leur trouver une
identité claire et définie. Ils sont complexes, tout comme la
nature humaine. Les deux auteurs utilisent ce symbolisme pour démontrer
la complexité du monde dans lequel vivent leurs personnages, ainsi que
pour associer cette complexité à la réalité
humaine. Ils expriment des sentiments, des sensations et des émotions
que l'on ressent dans la vie réelle, en les associant aux intrigues.
C'est par l'utilisation de mêmes symboles et contrastes que Musset et
Shakespeare nous donnent une même vision complexe de l'homme. Cependant,
Musset semble aller plus loin que Shakespeare : le monde que les deux
auteurs représentent foisonne de personnages différents, mais
chez Musset, on retrouve aussi un foisonnement de lieux, ce qui amplifie la
complexité de Lorenzaccio: en effet la multiplication des lieux
implique une description plus fine du monde. L'importance donnée
à la ville de Florence, qui fait d'elle un personnage à part
entière, problématise les enjeux politiques. De plus, Musset
complexifie au maximum tous ses personnages, et non pas les personnages
principaux seulement. Les personnages de Lorenzaccio sont
étudiés de façon plus précise, à tel point
que nous avons l'impression qu'ils ont une vie propre; leur complexité
les amène au rang de parfaite réplique humaine. Le personnage
central (Lorenzo) est à ce point complexe qu'il est impossible de le
définir : il semble construit sur des absences et des
négations. La comparaison avec Hamlet accentue le fait que Lorenzo est
déchiré à l'intérieur de lui-même, et qu'il
cherche à se retrouver par le biais de l'action. Les deux personnages
sont à ce point déçu de la nature humaine qu'ils
empruntent le masque de ce qui les rebute le plus : pour Lorenzo, qui
honore la pureté et la république, c'est le masque de la
débauche ; pour Hamlet, qui vénère l'intelligence et
la raison, c'est le masque de la folie. C'est au moment où ces
personnages s'éloignent de la société, se mettent à
l'écart ou en sont rejetés, qu'ils nous paraissent cependant le
plus représenter l'homme. C'est en décrivant les tourments de
l'être déçu par ses confrères humains que les deux
auteurs touchent la même corde sensible du destinataire, qui s'identifie
au personnage central et le comprend, parce qu'il a vécu au moins une
fois dans sa vie une déception, lui aussi.
Enfin, nous avons vu que si les personnages de Shakespeare
autant que ceux de Musset sont complexes, c'est qu'entrent en jeu d'autres
ombres et lumières, révélées et mises en
scènes par les regards. Nous avons alors étudié l'ombre
dans le symbole du masque et la lumière dans le symbole de la
fenêtre. En effet, le regard dévoile l'existence de masques sur
les visages, masques qu'il faut faire tomber pour savoir l'identité des
personnages, puisqu'ils représentent leur côté obscur et
mystérieux. Nous avons remarqué une autre différence entre
Musset et Shakespeare : bien que le thème du masque existât
déjà chez Shakespeare, il n'était pas autant
travaillé que chez Musset, qui détruit la possibilité
d'une identité précise sous le masque, avec le cas de Lorenzo.
Macbeth est masqué pour renvoyer dans l'ombre son identité de
meurtrier : le masque est véritablement différent du visage
de Macbeth, puisqu'il donne une image de bon roi alors qu'il est un roi
usurpateur et assassin. Dans Hamlet, le cas se complexifie quelque
peu. En effet, le personnage central porte un masque et contrefait la folie. Ce
masque est tout à fait à l'opposé du visage d'Hamlet,
puisque le jeune homme apparaît comme quelqu'un d'intelligent et de
raisonné. Cependant, au fur et à mesure de la pièce, le
personnage semble se prendre au jeu, se mettre totalement dans la peau d'un
fou, avoir même des accès de folie. Le masque commence alors
à prendre la place d'un visage. Dans Lorenzaccio, les masques
ont réellement pris la place des visages. Même si les personnages
ou le destinataire tentent d'arracher le masque-peau de Lorenzo, ils ne
trouvent que d'autres masques-peaux ambigus. Il est donc impossible de trouver
au personnage une identité claire et simple. Hamlet et Lorenzo sont deux
enfants nés d'un même monde où la dégradation de la
société les oblige à se masquer. Lorenzo, sous la
puissance des masques qui sont devenus pour lui une habitude et une seconde
peau, finit par perdre sa véritable identité, alors qu'Hamlet
parvient à conserver -avec difficulté, soit- le masque en tant
que tel, et son identité presque intacte. C'est qu'Hamlet périt
par l'épée avant de sombrer dans la folie, ce qui rend imposible
chez lui l'évolution funèbre qui est celle de Lorenzo. Le regard
du destinataire tente donc de déchiffrer la pièce, mais il bute
sur des ombres qui en entravent la compréhension : celle des
masques des personnages, mais aussi celles du texte des pièces. En
effet, et là encore il s'agit d'une nouveauté de Musset par
rapport à Shakespeare, le lecteur de Lorenzaccio a une place
différente en ce qui concerne les points de vue : il ne sait pas
tout, et le texte devient pour lui un masque qu'il doit faire tomber pour
comprendre le sens de la pièce. Le destinataire de Lorenzaccio
est trompé par les masques des personnages jusqu'en III.3, alors que
celui de Hamlet ou de Macbeth sait la vérité
depuis la première scène. Enfin, et cela trouble le destinataire
d'autant plus, les ombres sont cotoyées par des lumières, elles
aussi ambiguës: certains personnages utilisent la lumière de la
fenêtre pour montrer leur intériorité, les relations qu'ils
entretiennent avec d'autres personnages, pour révéler des actions
ou l'existence d'autres personnages, mais d'autres l'utilisent pour donner une
fausse image, ou bien pour se cacher derière elle. La fenêtre rend
ambivalents les regards qui sont nécessaires à l'identification
des personnages. Le lecteur doit alors ruser pour ne pas se perdre. Les ombres
et les lumières qui entrent en jeu dans les regards entre les
personnages ou entre les personnages et le destinataire sont donc
complexes : le masque peut cacher une identité ou bien devenir
identitaire, la fenêtre peut dévoiler la vérité ou
bien une fausse identité. Le destinataire n'a donc aucun indice
sûr pour avancer dans son déchiffrement du texte dans
Lorenzaccio, alors qu'il était aidé par l'auteur et les
personnages dans Hamlet et Macbeth. Le théâtre
romantique est d'habitude prolixe en didascalies, mais Musset laisse au lecteur
le soin de se représenter la scène grâce à son
imaginaire, ce qui contribue à la création d'un monde
complexe.
Nous avons cherché à démontrer que la
pièce Lorenzaccio, quoiqu'inspirée en de nombreux points
par Shakespeare, témoigne d'une innovation notable de la part de Musset.
S'appuyant sur les mêmes idées que Shakespeare mais ayant plus de
liberté de moyens, Musset est parvenu à créer une
pièce fondée sur le symbolisme de l'ombre et de la lumière
en tous points. Ce symbolisme permet de réaliser que dans la
pièce de Lorenzaccio, l'ombre prend le pas sur la
lumière. Elle investit à la fois le décor (la nuit, la
ville sombre, le mauvais temps), les personnages (dont Lorenzo, au physique et
au moral sombre), les valeurs (avec le développement du mal et de la
corruption), et le texte (l'obscurité du non-dit). En incorporant
l'ombre à plusieurs plans de la pièce, autant au plan concret
(décor) qu'au plan abstrait et symbolique (images, language), Musset a
réussi à décrire la dégradation de la ville de
Florence et des personnages qui y vivent, ainsi que la complexité du
monde et de l'âme humaine. Tous les personnages de Lorenzaccio
sont torturés. Le microcosme en est d'autant plus réussi et
convaincant. Le caractère de déclassé
trouve en Lorenzo son expression la plus poignante. Lorenzaccio est
l'histoire d'un jeune homme au passé lumineux qui, en recherchant son
identité, va lentement sombrer dans la corruption, pour s'échouer
dans l'ombre. Cette dégradation l'empêche de retrouver son
identité, faite d'ombres et de lumières inextricables, qui font
de lui un être hors du commun, un déclassé. La
complexité du personnage se trouve accentuée par l'innovation de
Musset dans le thème des vu et des non-vu. En effet les masques mis en
scène sont beaucoup plus complexes chez Musset, puisqu'ils ne
permettent pas seulement de cacher une identité, mais de la
détruire. L'identité de Lorenzo est à jamais perdue
derrière les multiples masques qu'il a portés, et le destinataire
n'a pas de clé qui lui permette de définir réellement le
personnage. La lecture doit à la fois déchiffrer le symbolisme
pour en concevoir toute la valeur, se recréer mentalement la
représentation, et dévoiler les identités et les
finalités des personnages. La question centrale, dessinée par
celle de l'ombre et de la lumière, reste cependant celle de
l'identité. De la tentative de définition d'identité
entreprise par les personnages entre eux à la quête
d'identité qui s'empare de Lorenzo, l'ombre et la lumière
s'allient pour semer le trouble. La scène théâtrale devient
un lieu d'étude pour définir l'homme. En dehors des personnages,
le destinataire aussi est concerné, puisque toute oeuvre est le fruit
d'une communication entre un auteur et un lecteur. C'est ainsi que
l'énigme de l'homme est à double sens : à la question
« Qui est Lorenzo ? » s'ajoute « Et moi, qui
suis-je ? ». Le lecteur a tenté de dévoiler le
texte, mais le texte peut aussi interroger le destinataire sur son propre
dévoilement. Le lecteur de cette pièce du
« théâtre dans un fauteuil » voit Lorenzo se
dégrader, se transformer, finalement disparaître, dans sa
quête d'identité. Le temps du spectacle, pour que les
émotions soient ressenties, il s'identifie à lui. Le temps du
spectacle, le destinataire se demande qui il est, et il tente de se
déchiffrer comme Lorenzo l'a tenté. Il peut ainsi comprendre
à quel point il est dur d'essayer de se connaître. Le regard se
retourne sur son géniteur, pour finalement le laisser dans
l'aveuglement. En effet, même en étudiant une copie de l'homme, on
ne peut pas définir la nature humaine, et le destinataire ne peut que
tenter de déchiffrer son visage derrière ses masques sans y
trouver la réponse qu'il attendait. C'est ainsi que Lorenzo, qui a perdu
tout espoir de réponse possible, définit la déception
poignante qui s'est emparée de lui, en III.3 : « Je suis
rongé d'une tristesse auprès de laquelle la nuit la plus sombre
est une lumière éblouissante ». Autant la nuit profonde
que la lumière qui éblouit empêchent le regard de voir, et
c'est finalement ce qui fait de la question de l'identité humaine la
plus belle énigme, puisqu'on ne peut vraiment pas la résoudre.
Ainsi la lecture de Shakespeare permet de mieux comprendre
Lorenzaccio. Musset a repris certains thèmes qui correspondent
au questionnement de son époque. En effet, la question politique de la
tyrannie est traitée par les deux auteurs : l'histoire
racontée renvoie à la sombre histoire contemporaine (dynastie des
Tudor pour Shakespeare, échec de la République et Monarchie de
Louis Philippe pour Musset). Les deux auteurs soulèvent aussi une
question politique et morale, celle de l'utilité de l'action ou de la
place de l'homme dans le monde, par exemple. Hamlet et Lorenzo sont
torturés entre leur volonté d'agir et leur impuissance à
accomplir leur idéal. Ce thème correspond à la crise
politique de l'époque de Musset. En 1830 en effet, un certain
désenchantement s'empare de la jeunesse, qui a le sentiment d'être
exclue de la scène sociale, puisqu'on ne lui accorde pas la
possibilité de renouveler les exploits de ses
prédécesseurs qui ont fait la révolution de 1789 ou qui se
sont battus pour l'Empire. Cette génération n'a aucun moyen de
justifier son existence par une grande action. La problèmatique de
l'utilité de l'action que Musset reprend à Shakespeare correspond
parfaitement à l'actualité politique et sociale des années
1830. La parole des personnages empêche leur action, qui est
repoussée à un moment ultérieur : les personnages
sont donc torturés entre leur réflexion sur l'action et l'action
même. Musset retranscrit ce mal du siècle dans le drame historique
et romantique Lorenzzaccio. On assiste donc à une même
recherche chez Shakespeare et chez Musset d'une vérité du monde
à retransmettre dans l'oeuvre théâtrale. Cependant,
Shakespeare achève ses pièces par l'arrivée d'un nouveau
pouvoir qui permet de régénérer la société
qui a été dégradée (règne de Malcom dans
Macbeth, arrivée de Fortinbras dans Hamlet, et dans
Jules César règne d'Antoine et d'Octave) alors que
Musset, d'un pessimisme plus profond, ne permet aucune
évolution positive à la fin de Lorenzaccio :
Côme est sacré nouveau duc de Florence, mais il est dirigé
par le Cardinal Cibo.
Du point de vue du style, les deux auteurs ont entamé
une même recherche de liberté de construction pour mieux
représenter le monde, ce qui les amène à la multiplication
de lieux et personnages. Ce foisonnement de vie sert ainsi à exprimer la
diversité et la complexité du monde. Musset utilise, comme
Shakespeare, le symbolisme de l'ombre et de la lumière, mais ses
personnages ne son pas seulement torturés entre ces opposés, ils
sont constitués des deux. Ainsi, Musset s'inspire de Shakespeare, et va
plus loin dans cette quête de liberté, d'émotions, et de
naturel. Il bannit le vers en théâtre, alors que Shakespeare le
maintient. Il aboutit à la création d'un
« Théâtre dans un Fauteuil » : tout est
permis à l'imagination. C'est ainsi que les personnages peuvent
être plus détaillés psychologiquement, que les
décors peuvent apparaître en grand nombre et avoir une importance
capitale (comme Florence, par exemple), que les dialogues sont
travaillés, ainsi que l'atmosphère, au détriment de
l'action. Musset apprend donc de Shakespeare la liberté stylistique. En
effet, à côté des règles strictes du classicisme
français, le théâtre de Shakespeare semble être
libéré de toutes les contraintes, et il est pris pour
modèle, dans cette période qui cherche à libérer la
littérature après avoir vu l'étendard de la liberté
de la révolution française. Musset crée un nouveau
théâtre romantique libéré, différent de celui
de Hugo. Il reprend donc de Shakespeare ce qui peut correspondre à son
siècle (liberté de style, mal-être des personnages), et
pour cela il n'hésite pas à laisser de côté certains
éléments tragiques, comme la noblesse de caractère de
femmes comme Lady Macbeth, Ophélie, ou Portia. Le théâtre
de Musset est dramatique : il représente un homme torturé
mentalement, débauché, et mal aimé, et ses rapports avec
son milieu, dans un théâtre nouveau et libéré qui
cherche la vérité.
La majorité des romantiques utilise Shakespeare comme
modèle de liberté et de renouveau de la littérature.
L'histoire récente de la société française voue un
culte au courage et à l'acquisition de droits et de liberté pour
l'homme. Déjà, Rousseau a apporté des idées de
tolérance, d'égalité, de liberté et de
solidarité. En 1789, la grande Révolution et en 1793 la Terreur
prouvent que le pouvoir n'est pas toujours aux mêmes, et que tout peut
changer. Les hommes s'unissent pour se révolter et ils obtiennent ce
qu'ils désirent. Par la suite, l'Empire forge des héros. Cela est
un bouleversement pour l'Histoire de France. La scène politique est
bouleversée, on cherche alors à transformer les arts pour lui
correspondre mieux. Mais le règne de Charles X en 1815 puis celui de
Louis Philippe en 1830 viennent détruire les rêves de la nouvelle
génération, qui est prise d'une crise identitaire. La
révolte de juillet 1830 n'a pas été efficace. C'est ainsi
que l'esprit romantique est né, et que Shakespeare est admiré,
lui qui fait preuve d'une grande liberté stylistique. Shakespeare semble
avoir compris des années plus tôt les problèmes de
l'homme : les lecteurs se reconnaissent dans ses personnages et plus
particulèrement dans Hamlet, ambivalent et troublé, personnage
démesuré et imparfait. La génération
française de 1830 va trouver en Hamlet l'expression de sa
mélancolie, de son incapacité à agir et du mal du
siècle, Hamlet qui est pourtant avant tout troublé par ses
pensées philosophiques. Shakespeare redonne une nouvelle force aux
romantiques, qui ont espoir d'amener la liberté en littérature,
à défaut de pouvoir la ramener en politique. Delacroix peint en
1831 La liberté guidant le peuple. Mais le
désarroi de la jeune génération privée d'avenir
glorieux et sa nostalgie de la liberté restent bien présents.
C'est dans cette atmosphère désenchantée que Musset
écrit Lorenzaccio. L'ambiguïté du personnage
principal et la force d'expression de la torture intérieure qu'il subit
est un écho à la torture des hommes de l'époque
contemporaine, déchirés entre volonté et impuissance.
La poésie de Musset fait le culte de la souffrance, de
la douleur, et de la tristesse amoureuse. Un pessimisme profond et une
recherche de modernité stylistique sont caractéristiques de
l'écriture de Musset, mais pas seulement de lui. De nombreux auteurs
après lui expriment leur dégoût du monde tout en essayant
de libérer l'écriture. L'histoire de la France d'après
1830 ne rend pas possible une vision plus optimiste. En effet, les
émeutes de 1848 et la Commune de 1871 amènent une certaine
inquiétude quant au devenir de l'homme. Le romantisme militant devient
en 1848 un romantisme désabusé, nostalgique, angoissé.
Musset est rejeté par les post-romantiques, qui le trouvent trop lyrique
dans son expression de la mélancolie. La postérité
romantique aspire à une écriture plus moderne, voire même
plus violente et plus choquante. Le romantisme modifie en profondeur le genre
romanesque, poétique, et théâtral. Il bouleverse le roman,
qui devient réaliste, décrivant les problèmes sociaux,
avec Stendhal, Balzac ou Flaubert, ou naturaliste, offrant une vision de la
réalité qui se veut objective, notamment avec Zola, Huysmans ou
Maupassant. Le mal de vivre et la mélancolie continuent à
être exprimés. Trouvant ses racines dans le « vague des
passions » de Chateaubriand147(*), le mal de vivre devient le « mal du
siècle » chez Lamartine148(*), chez Sainte Beuve149(*), et même chez Flaubert150(*), ainsi que chez Musset bien
sûr. Vigny appelle ce mal de vivre « Spleen » dans
Stello151(*),
et Baudelaire reprend le terme dans Les Fleurs du Mal (1857)
et Petits poèmes en Prose ou le Spleen de Paris
(1869). C'est donc la poésie qui prime, vers la moitié du XIXe
siècle, lorsqu'il s'agit de décrire le mal de vivre, le
désenchantement. Baudelaire semble faire en poésie ce que les
romantiques font au théâtre : il s'émancipe des
règles classiques de prosodie et renouvelle le statut du langage,
donnant un nouveau pouvoir au mot. Le titre Les Fleurs du Mal associe
deux éléments contraires, ce qui annonce un renversement des
valeurs : les fleurs de la rhétorique n'expriment plus le beau et
le bien, mais le mal. La section « Spleen et Idéal »
est consacrée à l'évocation des contradictions de l'homme.
Dans Mon coeur mis à nu, Baudelaire écrit :
«Il y a dans tout homme, à toute heure, deux postulations
simultanées, l'une vers Dieu, l'autre vers Satan. L'invocation à
Dieu, ou spiritualité, est un désir de monter en grade ;
celle de Satan, ou animalité, est une joie de
descendre ».152(*) Ainsi, le Bien et le Mal ne font qu'un. Baudelaire
associe de même le Beau et le Laid : le beau surgit de la laideur et
la poésie doit évoquer des éléménts
considérés jusqu'alors comme non-poétiques, comme dans
« Une Charogne » par exemple. Le poète qui est
l'énonciateur de ces poèmes est rejeté, mis à
l'écart des autres hommes (« L'Albatros »). Le
trajet de cet énonciateur ressemble à celui de Lorenzo de
Musset : l'opposition entre les rêves et la réalité et
le passé et le présent, la déception, font souffrir le
« je », ce qui l'amène au spleen, et au désir
de la mort, en passant par la tentative de réconfort cherché
auprès de la ville ou auprès des perversions du vin ou du sexe.
La mort offre, pour finir, une échappatoire au mal de vivre. Baudelaire
exprime un pessimisme plus sombre que celui de Musset. Pour bien le sentir,
prenons l'exemple de l'évocation de la Muse : chez Musset, dans Les
Nuits des Poésies nouvelles, elle discute avec le
poète, le réconforte toujours et exorcise sa douleur153(*), et elle est décrite
comme un être de beauté et de douceur154(*), alors que chez Baudelaire,
dans « La Muse Malade » des Fleurs du Mal par
exemple, elle devient inquiétante155(*) et elle n'offre plus aucune consolation, ni aide, ni
inspiration. La poésie de Baudelaire décrit l'angoisse et les
dégoûts de l'homme déçu par le monde et
torturé par ses pensées. Le mal devient une question
centrale : il permet, tout d'abord, au poète d'exprimer la
beauté avec une écriture nouvelle, et il fait aussi partie de la
réalité de l'existence de chacun. L'évocation de la
débauche est liée à celle de la destruction : des
perversités macabres de la nécrophilie (« Une
Martyre »156(*)) à la débauche qui équivaut
à la mort (« Les deux bonnes soeurs »157(*)), l'évocation du
plaisir et de la douleur, de la vie et de la mort, passe par des images
dérangeantes parfois et oxymoriques. Le quotidien est décevant,
le monde angoissant, l'art inaccessible, l'urbanité liée à
la solitude et au malheur mélancolique. Le thème du masque se
retrouve chez Baudelaire, avec un sens plus négatif : il est
l'envers de la beauté, marque de la douleur de vivre158(*) . Ainsi le masque ici
ne cache plus comme dans Lorenzaccio un visage pour le
protéger, ou pour lui donner une autre vie, mais il cache la grimace du
visage qui souffre à cause de la vie. La personne qui dévoile le
masque est alors prise d'angoisse et de déception sur le genre humain,
comme la jeune femme du poème « Confession » :
« Que rien ici-bas n'est certain,/ Et que toujours, avec quelque soin
qu'il se farde,/ Se trahit l'égoïsme humain [...] ».
Les contradictions du personnage de Lorenzo trouvent un écho dans le
poème LXXVII « Spleen » : « Je suis
comme le roi d'un pays pluvieux,/ Riche, mais impuissant, jeune et pourtant
très vieux,/ Qui, de ses précepteurs méprisant les
courbettes,/ S'ennuie avec ses chiens comme avec d'autres bêtes ».
Cet ennui profond qui prend le poète énonciateur des Fleurs
du Mal comme il a pris Lorenzo est dû à la solitude et au
dégoût du monde, que l'on trouvait déjà dans
Lorenzaccio et que l'on rencontre à nouveau en lisant les
poèmes en prose du Spleen de Paris :
« Enfin ! seul ! [...] la tyrannie de la face humaine a
disparu, et je ne souffrirai plus que par moi-même. Enfin ! il m'est
donc permis de me délasser dans un bain de ténèbres !
[...] Horrible vie ! Horrible vie ! [...] Mécontent de tous et
mécontent de moi, je voudrais bien me racheter et m'enorgueillir un peu
dans le silence et la solitude de la nuit. Ames de ceux que j'ai aimés,
âmes de ceux que j'ai chantés, fortifiez-moi, soutenez-moi,
éloignez de moi le mensonge et les vapeurs corruptrices du monde
[...] ».159(*)
Il est intéressant de noter que ces propos conviendraient très
bien à Lorenzo. Ainsi, comme les romantiques, Baudelaire exprime le mal
du siècle, et sa poésie est ouverte à ses angoisses. Mais
il rejette Musset ; il est l'héritier du romantisme tout en s'en
détachant : il utilise le lyrisme romantique et l'expression du
Beau, il reprend les mêmes thèmes (le mal du siècle, la
mort, la nuit, la solitude, la débauche, la ville), mais il les exprime
sans aucune complaisance et il travaille sur la forme, réduisant
l'expression du spleen à des sonnets et concentrant les sensations en
synesthésies. C'est ainsi que l'évocation du mal de vivre du
poète trouve une expression plus moderne. L'inadéquation des mots
aux idéaux et aux véritables sensations fait du poète un
maudit. Le thème de la malédiction de la nature et de l'homme, du
« poète maudit », est évoqué par
plusieurs auteurs après Baudelaire, comme Verlaine, Mallarmé, ou
Rimbaud, qui vont plus loin dans cette recherche de modernité
stylistique.
Il faut attendre le XX ème siècle pour assister
à la réprésentation des angoisses de l'homme au
théâtre. Avec la première guerre mondiale est
arrivée la prise de conscience de l'absurdité des guerres, des
enjeux politiques, et du grotesque et du non-sens de la vie humaine. Les romans
contemporains peignent la nouvelle vision de l'homme. Sartre écrit
La Nausée en 1938, qui met en scène un écrivain
à qui les êtres et les choses du monde donnent la nausée
à cause de leur absurdité. Céline, avec son Voyage au
bout de la nuit (1932), est un des premiers à décrire
l'absurdité du monde moderne. La vie apparaît comme un long voyage
de souffrance, qui n'a pour seul but que de trouver, enfin, la mort, seule nuit
qui peut permettre l'apaisement, tout au bout de la nuit de la vie. Le nouveau
théâtre a pris des leçons de liberté, et il
détruit le théâtre traditionnel, il refuse toute
règle, il mélange les tons. Il fait référence
à l'époque contemporaine, et cherche une nouvelle expression du
pessimisme qui le dépasserait. Ainsi naît le théâtre
de l'Absurde. Ce théâtre veut montrer l'absurdité de la
condition humaine, et cela va donc plus loin que le spleen ou la
mélancolie. L'homme et son destin sont absurdes, et c'est cette
absurdité qui crée l'angoisse, le désespoir ou la
révolte de l'homme. Les valeurs humanistes sont renversées :
l'homme est repoussant et insignifiant. Au théâtre, Ionesco
écrit La cantatrice chauve en 1950. Cette pièce,
totalement absurde puisqu'elle n'a pas d'intrigue et que l'on ne rencontre pas
de cantatrice chauve, met en place des dialogues qui n'ont aucun sens. La
pièce évoque l'absurdité de l'existence et de la parole.
Enfin, dans le même ordre d'idées, Samuel Beckett, dans En
attendant Godot (1953), figure l'anxiété des hommes face
à l'absurdité désespérante de leur vie. Ainsi la
littérature semble être le lieu où l'auteur
s'épanche sur le malheur des hommes et sur son propre malheur, pour se
libérer de son angoisse. Il ne peut que décrire, sans trouver de
remède définitif à cette angoisse, la succession absurde
de l'espoir et du désespoir, de la vie et de la mort, de la
lumière et de l'ombre. Ecoutons ce que dit Pozzo :
« Ah oui, la nuit. (Lève la tête).
Mais soyez donc un peu plus attentifs, sinon nous n'arriverons jamais à
rien. (Regarde le ciel). Regardez. (Tous regardent le ciel, sauf Lucky qui
s'est remis à somnoler. Pozzo, s'en apercevant, tire sur la corde).
Veux-tu regarder le ciel, porc ! (Lucky renverse la tête). Bon,
ça suffit. (Ils baissent la tête). Qu'est-ce qu'il a de si
extraordinaire ? En tant que ciel ? Il est pâle et lumineux,
comme n'importe quel ciel à cette heure de la journée. (Un
temps). Dans ces latitudes. (Un temps). Quand il fait beau. ( Sa voix se fait
chantante). Il y a une heure (il regarde sa montre, ton prosaïque) environ
(ton à nouveau lyrique) après nous avoir versé depuis (il
hésite, le ton baisse) mettons dix heures du matin (le ton
s'élève) sans faiblir des torrents de lumière rouge et
blanche, il s'est mis à perdre de son éclat, à pâlir
(geste des deux mains qui descendent par paliers), à pâlir,
toujours un peu plus, jusqu'à ce que (pause dramatique, large geste
horizontal des deux mains qui s'écartent) vlan ! fini ! il ne
bouge plus ! (Silence). Mais (il lève une main admonitrice) - mais,
derrière ce voile de douceur et de calme (il lève les yeux au
ciel, les autres l'imitent, sauf Lucky) la nuit galope (la voix se fait plus
vibrante) et viendra se jeter sur nous (il fait claquer ses doigts) pfft !
comme ça - (l'inspiration le quitte) au moment où nous nous y
attendrons le moins. (Silence. Voix morne). C'est comme ça que ça
se passe sur cette putain de terre »160(*).
BIBLIOGRAPHIE
Biographie de Musset :
- Emile HENRIOT, Alfred de Musset, Hachette,
1928
- Henri LEFEBVRE, Les grands dramaturges : Musset,
l'Arche Editeur, 1955
- Paul de MUSSET, Biographie d'Alfred de Musset,
dans OEuvres complètes, présenté par Philippe Van
Tieghem, édition du Seuil, Paris, 1963
Sur les oeuvres de Musset et sur le
théâtre romantique :
- Eric L. GANS, Musset et le drame tragique, essai
d'analyse paradoxale, José Corti, 1974
- Karen HADDAD ( dirigé par) , Le héros et
l'histoire sur la scène romantique, Kleist, Musset,
Slowacki, Wotling, Ellipses, 1999
- W.D. HOWARTH, Sublime and grotesque : a study of
French romantic drama, Harrap, London, 1975
- Léon LAFOSCADE, Le théâtre d'Alfred de
Musset, A.G. Nizet éditeur, Paris, 1966
- André LEBOIS, Vues sur le théâtre de
Musset, Aubanel, 1966
- Bernard MASSON, Musset : théâtre et
langage, essai sur le dialogue dans les comédies de Musset, Lettres
Modernes, Minard, Paris, 1977
- Bernard MASSON, Musset et le théâtre
intérieur, Armand Colin, 1974
- Florence NAUGRETTE, Le théâtre romantique.
Histoire, écriture, mise en scène, éditions du Seuil,
Paris, 2001
- David SICES, Theater of solitude, the drama of Alfred de
Musset, university press of England, New Hampshire, 1974
- Bruno SZWAJCER, La nostalgie dans l'oeuvre poétique
d'Alfred de Musset, librairie Nizet, Paris, 1995
Sur Lorenzaccio :
- Bernard MASSON, Lorenzaccio ou la difficulté
d'être, archives de Lettres Modernes n° 46, 1962
- Jean-Marie THOMASSEAU, Alfred de Musset, Lorenzaccio,
études littéraires, PUF, Paris, 1986
Sur le théâtre :
- Anne UBERSFELD, Lire le théâtre,
collection « essentiel », éditions sociales, Paris,
1982
- Anne UBERSFELD, « Une dramaturgie de l'objet :
régie et symbole » dans Le roi et le bouffon,
études sur le théâtre de Hugo de 1830 à 1839,
Corti, 1974
Sur l'intertextualité :
- Gérard GENETTE, Palimpsestes, la littérature
au second degré, éditions du Seuil, Paris, 1982
Sur Shakespeare :
- C.M. HAINES, Shakespeare in France: criticism from Voltaire
to Hugo, Oxford University Press, 1925
- Pierrette TISON, Analyse de Macbeth, éditions
Stock, collection «Théâtre ouvert», 1972
Autres lectures :
- Victor HUGO, Préface de Cromwell, Nouveaux
Classiques Larousse, Evreux, 1972
- MME DE STAEL, De la littérature, De l'Allemagne,
extraits, classique Larousse, Paris, 1935
- STENDHAL, Racine et Shakespeare, cercle du
bibliophile, Genève, 1970
- BAUDELAIRE, Les Fleurs du Mal, éditions Pocket,
Paris, 1989
- MUSSET, Poésies nouvelles, Garnier Flammarion,
Paris, 2000
- Samuel BECKETT, En attendant Godot, éditions de
Minuit, Paris, 1952
Revues :
- Article de P. NORDON : « Alfred de Musset et
l'Angleterre », dans Les lettres romanes 166, tome XX et
XXI, université catholique de Louvain
Corpus de textes :
- MUSSET, Lorenzaccio, avec dossier de Olivier Bara,
collection»Folio Plus Classiques», éditions Gallimard, 2003
- MUSSET, OEuvres complètes,
présenté par Philippe Van Tieghem, édition du Seuil,
Paris, 1963
- SHAKESPEARE, Oeuvres choisies : Jules César, Hamlet
et Macbeth, traduction de M. Letourneur, Berche et Tralin
éditeurs, Paris, 1881
- SHAKESPEARE, Oeuvres dramatiques, traduction de M.
Guizot, 3 volumes, édition librairie Henri Béziat, Paris
- SHAKESPEARE, Hamlet, Othello, Macbeth, traduction de
F. V. Hugo, collection «le livre de poche», édition librairie
générale française, Paris, 1984
- SHAKESPEARE, Macbeth, edited by Sylvan Barnet,
«signet classic», 1963
- SHAKESPEARE, Hamlet, edited by Bernard Lott M.A, Ph.D,
Longman Group Limited, 1968
- SHAKESPEARE, Julius Caesar, edited by T.S.Dorsh,
«the Arden Shakespeare», Harold F.Brooks and Harold Jenkins, 1969
- La Sainte Bible, traduction de l'abbé Crampon,
edition Desclée et Cie, Paris, 1923
ANNEXE
Les regards et les masques des
personnages
SOMMAIRE DETAILLE
INTRODUCTION :
Réception de Shakespeare en France avant le XIXe
siècle ....................p. 5
Shakespeare et les romantiques ; romantiques contre
classiques ; adaptations de Shakespeare par les
romantiques....................................................p. 8
Musset et le romantisme ; influence de Shakespeare sur les
premiers écrits de Musset ;
Lorenzaccio......................................................................p.17
Problème de l'intertextualité entre Shakespeare et
Musset....................p. 24
Le symbolisme de l'ombre et de la
lumière......................................p. 26
Musset, Shakespeare et le théâtre de
l'Homme.................................p. 27
I. OMBRE OU LUMIERE : UNE SYMBOLIQUE POUR DECRIRE LE MONDE
REPRESENTE......................................................p. 31
1. Théâtralité comme métaphore
de la vie.................................p. 32
1.1.
Scénographie...............................................................p.
33
1.1.1. Symbolisation du décor : la nuit :
mort et corruption, surnaturel,
minuit...........................................................p. 34
1.1.2. Rôle des accessoires dans l'expression du
symbolisme de la nuit : torche, manteau,
tombe.........................................p. 38
1.2. Mise en scène et effet
scénique..........................................p. 40
1.2.1. La mise en scène imaginaire : mise en
lumière de personnages, symbolisme
nuit-mal.......................................p. 40
1.2.2. La mise en scène faite par les
personnages : acteurs de théâtre, masques,
rideau..................................................p. 43
2. La représentation imaginaire des personnages et
de leur
environnement..............................................................p.
46
2.1. La peinture des
personnages.............................................p. 46
2.1.1. L'illustration de l'ombre : ombres ou doubles
des autres personnages, fantômes ou morts
........................................p. 47
2.1.2. L'illustration de la lumière : pouvoir
républicain,
femmes.......................................................................p.
50
2.2. Un environnement
symbolique...........................................p. 52
2.2.1. Lieux et atmosphères : la ville contre la
campagne : Florence contre la
nature.................................................p. 52
2.2.2. Les variations
climatiques................................p. 54
2.2.3. La lune et le
soleil.........................................p. 55
II. OMBRE ET LUMIERE : DEUX NOTIONS INTERDEPENDANTES QUI
TRADUISENT LA COMPLEXITE DES PIECES..................p. 59
1. Ombre et lumière inextricables
..........................................p. 60
1.1. Les aspects sombres de la
lumière.......................................p. 61
1.1.1. La lumière néfaste : soleil
créateur d'ombre, meurtres de jour, débauche de
jour....................................................p. 61
1.1.2. La lumière complice de la nuit : soleil et
torches comme complices de la
nuit........................................................p. 62
1.2. Les aspects lumineux de
l'ombre.......................................p. 64
1.2.1. La nuit comme jour : nuit comme moment
d'activité, nuit
studieuse.....................................................................p.
64
1.2.2. La nuit et l'ombre positives : ombre comme abri,
nuit porteuse d'espoir, nuits
harmonieuses..................................p. 67
2. Lorenzo, essence de cette
dialectique....................................p. 70
2.1. L'ambivalence de
Lorenzo...............................................p. 70
2.1.1. Une identité ambiguë : entre vie
et mort, ambiguïté des
désirs........................................................................p.
71
2.1.2. Un présent sombre, un passé de
lumière : opposition entre passé et présent, or
et fer..........................................p. 73
2.2. Le personnage comme
ombre............................................p. 76
2.2.1. Une ombre qui marche : ombre comme reflet,
ombre comme
spectre..............................................................p.
76
2.2.2. Un physique sombre : vêtements sombres,
visage
sombre.......................................................................p.
77
3. Lorenzaccio, une histoire de
l'humanité.................................p. 81
3.1. L'ambiguïté des
personnages............................................p. 82
3.1.1. Les personnages comme échos aux
caractéristiques de Lorenzo : les cas de Philippe, Catherine,
La Marquise, le Duc et
Pierre.........................................................................p.
82
3.1.2. Des personnages entre ombre et lumière: Le
Duc,
Philippe.....................................................................p.
84
3.2. La complexité
humaine...................................................p. 86
3.2.1. Lorenzaccio comme microcosme humain :
diversité des personnages et des
lieux..................................................p. 86
3.2.2. Une tentative pour résoudre l'énigme
humaine : Enigme de l'homme, suis-je un
homme ?......................................................p. 89
III. DE L'OMBRE A LA LUMIERE : JEUX DE REGARD
................p. 93
1. L'ombre du
masque........................................................p. 95
1.1. Le masque, obstacle aux regards entre les
personnages ?...............p. 96
1.1.1. Le masque qui cache : les masques qui cachent,
cas d'Hamlet, cas de
Macbeth................................................p. 96
1.1.2. Le masque qui revèle : masque et
visage, cas de Lorenzaccio, les masques de
Lorenzo..................................p. 101
1.2. Le destinataire face aux
masques......................................p. 105
1.2.1. Le masque que l'on retire : cas d'Hamlet, de
Macbeth................................................................p.
106
1.2.2. Le masque que l'on ne voit pas : cas de
Lorenzaccio, la double
énonciation.......................................................p.
107
2. Les jeux de
lumière......................................................p.
111
2.1. Les personnages et les
fenêtres........................................p. 111
2.1.1. La fenêtre qui révèle :
intériorité des personnages seuls à la fenêtre,
relations entre les personnages par les fenêtres............p.
112
2.1.2. La fenêtre qui cache : regards
pervertis, véritable identité
cachée.............................................................p.
115
2.2. Des lumières pour le
destinataire......................................p. 117
2.2.1. Mise en lumière d'une action : action
rendue, fenêtre comme
outil...............................................................p.
118
2.2.2. Mise en lumière d'un personnage :
personnage créé, didascalies
internes.......................................................p. 119
CONCLUSION :
Résumé du développement et
conclusions......................................p. 124
Influences de Shakespeare sur Musset et innovations de
Musset...........p. 129
Shakespeare reçu en France, liberté stylistique et
pessimisme..............p. 130
Le pessimisme et la modernité au XIXème et au
XXème siècle............p. 131
* 1 Volume constitué
de feuilles qui ont été pliées une fois, chaque feuille
formant ainsi deux feuillets ou quatre pages. Les pièces publiées
du vivant de Shakespeare étaient des quartos. Chaque feuille dans un
quarto est pliée une seule fois mais elle forme quatre feuillets ou huit
pages.
* 2 Voltaire, Lettres
Philosophiques, avec une préface de F. Deloffre, Folio, 1986,
dix-huitième lettre, « sur la tragédie »
* 3 Shakespeare,
Hamlet, Acte V, scène 1.
* 4 « Ce qu'il y a
d'affreux, c'est que le monstre a un parti en France, et pour comble de
calamité et d'horreur, c'est moi qui autrefois parlai le premier de ce
Shakespeare ; c'est moi qui le premier montrai aux français
quelques perles que j'avais trouvées dans son énorme fumier. Je
ne m'attendais pas à ce que je servirais un jour à fouler aux
pieds les couronnes de Racine et de Corneille pour en orner le front d'un
histrion barbare ». Voltaire réagit à la préface
de la traduction de Shakespeare par Le Tourneur. Il est cité par T.
Besterman dans Voltaire on Shakespeare ( studies on Voltaire and the
eighteenth century, LIV), Oxford: Voltaire foundation at the Taylorian
Institute, Genève, 1967, p.41.
* 5 Mme de Staël, De
la littérature..., De l'Allemagne, extraits, notice par E.
Feuillatre, librairie Larousse, Paris, 1935, p 30: «Shakespeare commence
une littérature nouvelle : il est empreint, sans doute, de l'esprit
et de la couleur générale des poésies du Nord. »
* 6 ibid. p 30 «[...]
l'effet qu'il produit est d'une plus grande vérité que tout
autre : ce n'est pas au grand homme, c'est à l'homme que l'on
s'intéresse ; l'on n'est point alors ému par des sentiments
qui sont quelquefois de convention tragique, mais par une impression tellement
rapprochée des impressions de la vie, que l'illusion en est plus grande.
S'il excelle à peindre la pitié, quelle énergie dans la
terreur ! C'est du crime qu'il fait sortir l'effroi. On pourrait dire du
crime peint par Shakespeare, comme la bible de la mort, qu'il est le roi des
épouvantements ! ».
* 7 Ibid « Le
contraste de ce qui est noble avec ce qui ne l'est pas, produit
néanmoins toujours, comme je l'ai dit, une désagréable
impression sur les hommes de goût. Le genre noble veut des nuances; mais
des oppositions trop fortes ne sont que de la bizarrerie».
* 8 Chateaubriand, Essai
sur la littérature angloise [Document électronique] /
[Chateaubriand
http://visualiseur.bnf.fr/Visualiseur?Destination=Gallica&O=NUMM-101390
(page consultée le 23 nov 2004).
* 9 Chateaubriand avait lu
De la littérature... qu'il commente dans une lettre à M.
de Fontanes. Dans cette même lettre, il écrit :
« Vous n'ignorez pas que ma folie est de voir
Jésus-Christ partout, comme Mme de Staël la
perfectibilité. J'ai le malheur de croire, avec Pascal, que la
religion chrétienne a seule exprimé le problème de
l'homme ». [document électronique]
http://visualiseur.bnf.fr/Visualiseur?Destination=Gallica&O=NUMM-101366.
* 10 Guizot, Shakespeare
et son temps, Paris, 1852, pp 152-153, cité dans Sublime et
Grotesque, a study of French romantic Drama, par W.D.HOWARTH, Harrap,
Londres, 1975.
* 11 Stendhal, Racine et
Shakespeare, 1823, chapitre premier, cercle du bibliophile, Genève,
1970: pour faire des tragédies qui puissent intéresser le public
en 1823, faut-il suivre les errements de Racine, ou ceux de Shakespeare? :
« Voilà précisément où nous en sommes en
France pour Shakespeare. Il contrarie un grand nombre de ces habitudes
ridicules que la lecture assidue de La Harpe et des autres petits
rhéteurs musqués du XVIIe siècle nous a fait contracter.
Ce qu'il y a de pis, c'est que nous mettons de la vanité
à soutenir que ces mauvaises habitudes sont fondées dans la
nature ».
* 12 Stendhal, Racine et
Shakespeare, 1825, lettre 2,cercle du bibliophile, Genève, 1970.
* 13 Hugo, préface de
Cromwell, édition Nelson, Paris, p.28 :
« Shakespeare, c'est le Drame ; et le drame, qui fond sous un
même souffle le grotesque et le sublime, le terrible et le bouffon, la
tragédie et la comédie, le drame est le caractère propre
de la troisième époque de poésie, de la littérature
actuelle ».
* 14 Dans le Larousse,
Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, nous apprenons que
« le mot « drame» s'appliquait primitivement à
toutes les formes employées par l'art dramatique, mais [que] les
modernes [...] ont réservé le mot « drame »
au genre spécial que le dictionnaire de l'Académie
définit en ces termes : « pièce de
théâtre en vers ou en prose, d'un genre mixte entre la
tragédie et la comédie, dont l'action, sérieuse par le
fond, souvent familière par la forme, admet toutes sortes de
personnages, ainsi que tous les sentiments et tous les tons [...]. Le
drame selon Shakespeare est la peinture saisissante de la
réalité ; c'est la vie elle-même, c'est la passion
agissant, parlant, rêvant, pensant tout haut devant la foule qui
l'écoute ». La tragédie, quant à elle, est une
« oeuvre dramatique représentant une action
héroïque propre à exciter la peur, la pitié, les
mouvements nobles de l'âme». Ainsi, la tragédie ne laisse
aucune place au rire, alors que le drame accepte le mélange des genres.
* 15 Hugo, préface de
Cromwell, édition Nelson, Paris, p.29.
* 16 Chateaubriand,
Essai sur la littérature anglaise, document électronique,
site de la bibliothèque numérique Gallica , de la
bibliothèque nationale de France http://gallica.bnf.fr/Classique/
http://visualiseur.bnf.fr/Visualiseur?Destination=Gallica&O=NUMM-10139
(page consultée le 23 nov 2004) « Shakespeare est au nombre
des cinq ou six écrivains qui ont suffi aux besoins et à
l'aliment de la pensée : ces génies mères semblent avoir
enfanté et allaité tous les autres. Homère a
fécondé l'antiquité [...]. Dante a engendré
l'Italie moderne, [...]. Rabelais a créé les lettres
françaises ; [...]. L'Angleterre est toute Shakespeare, et, jusque
dans ces derniers temps, il a prêté sa langue à Byron, son
dialogue à Walter Scott ».
* 17 Dumas, Mes
Mémoires, cite par A. Breton dans Le théâtre
romantique, pp.4-5 « [...] je reconnus que, dans le monde
théâtral, tout émanait de Shakespeare, comme dans le monde
réel tout émane du soleil... [...]. Je reconnus enfin que
c'était l'homme qui avait le plus créé après
Dieu ».
* 18 Guizot, Shakespeare
et son temps, Paris, 1852, pp 177-178, cité dans Sublime et
grotesque, a study of French Drama, W.D.Howarth, Harrap, Londres,
1975 : « Ce terrain [sur lesquels sont bâtis les monuments d'un
autre âge] n'est pas celui de Corneille et de Racine ; ce n'est pas
celui de Shakespeare ; c'est le nôtre ; mais le système
de Shakespeare peut fournir, ce me semble, les plans d'après lesquels le
génie doit maintenant travailler ».
* 19 Chateaubriand, Le
Génie du Christianisme, Deuxième partie, livre III,
ouverture du chapitre 9 : « du vague des
passions ».
* 20 Un site est
consacré à cette représentation mémorable sur le
site « interdisciplinary Shakespeare »
http://www.uaf.edu/english/faculty/reilly/NCHCproject/main.htm
(page consultée le 25 nov 2004).
* 21 Les opinions des
critiques divergent sur la date de l'entrée de Musset au Cénacle.
On hésite entre 1827 ou 1828.
* 22 Cette thèse est
développée par Eric L. Gans, Musset et le drame tragique,
essai d'analyse paradoxale, Corti, 1974, pp.53-57, et nous la retrouvons
aussi dans la Biographie d'Alfred de Musset par Paul de Musset, dans
Musset, OEuvres complètes, texte présenté par
Philippe Van Tieghem, éditions du Seuil, Paris, 1963. Paul de Musset
écrit : « On ne pouvait pas deviner que ce jeune
garçon avait déjà vu le fond de toutes les doctrines sur
lesquelles on discutait autour de lui, qu'il s'était fait une doctrine
indépendante, et qu'il ne devait plus accepter de conseil, ni suivre les
traces de personne [...] » p.22.
* 23Eric L. Gans, Musset et
le drame tragique, essai d'analyse paradoxale, Corti, 1974, p.59.
* 24Notice de «La Nuit
vénitienne», Musset, théâtre complet,
édition de la Pléiade, 1990, p.861.
* 25 La
transtextualité est « tout ce qui met [un texte] en relation,
manifeste ou secrète avec d'autres textes », Gérard
Genette, Palimpsestes, la littérature au second degré,
éditions du Seuil, Paris, 1982, p.7.
* 26 Pierre Nordon, dans son
article « Alfred de Musset et l'Angleterre » (dans Les
Lettres Romanes, tome XX, n°1, Université Catholique de
Louvain, 1966), fait un relevé des livres qui constituaient la
bibliothèque des frères Musset, à la page 332, selon le
Catalogue des livres composant la bibliothèque de M.M. Alfred et
Paul de Musset, Paris, Adolphe Labitte, 1881. Leur bibliothèque
comprenait 281 ouvrages,dont 8 traduits de l'anglais (parmi lesquels se trouve
Shakespeare traduit par Le Tourneur en 20 volumes) et dont 4 en langue
originale, parmi lesquels nous trouvons Confessions of an English
opium-eater, third edition, london, 1823, une étude sur Byron, une
version anglaise du Decameron, et, ce qui nous intéresse :
The dramatic works of Wiliam Shakespeare, with glossarial notes by Charles
Henry Wheeler, London, 1825. Musset lisait donc Shakespeare en langue
originale, et ce serait grâce à ces livres qu'il aurait appris
l'anglais, par les lectures.
* 27 Genèse, I, 1-5,
La Sainte Bible, traduction de l'abbé Crampon, édition
Desclée et Cie, Paris, 1923.
* 28 Anne Ubersfeld, Lire
le théâtre, collection «essentiel», éditions
sociales, Paris, 1982, p. 163.
* 29 Hamlet dit, à
l'acte III, scène 2 : « Now could I drink hot blood,/
and do such bitter business as the day / would quake to look on. »
(v. 364-366 : « Maintenant, je pourrais boire du sang tout
chaud, et faire une de ces actions amères que le jour tremblerait de
regarder »), et Macbeth accomplit ses meurtres pendant la nuit sombre
qui le cache : I, 4, v.50-51, « Stars, hide your fires ; /
Let not light see my black and deep desires » (« Etoiles,
cachez vos feux ! Que la lumière ne voie pas mes sombres et
profonds désirs ! ») et Lady Macbeth invoque ainsi la
nuit : I, 6, v. 51-55, « Come, thick night, / and pall theee in
the dunnest smoke of hell, / that my keen knife see not the wound it makes, /
nor heaven peep through the blanket of the dark, / to cry « Hold,
hold ! » (« Viens, nuit épaisse, et
enveloppe-toi de la plus sombre fumée de l'enfer : que mon couteau
aigu ne voie pas la blessure qu'il va faire; et que le ciel perçant le
linceul des ténèbres ne puisse me
crier : « Arrête,
arrête ! »).
* 30 L, I.5, Salviati:
« J'ai rencontré cette Louise la nuit dernière au
bal ». Nous utiliserons jusqu'à la fin du texte les
abbréviations suivantes : L, M, H, JC pour désigner
respectivement Lorenzaccio, Macbeth, Hamlet,
Jules César.
* 31 L,II.2, Tebaldeo:
« Le soir, je vais chez ma maîtresse, et quand la nuit est
belle, je la passe sur son balcon ».
* 32 L,V.5,
L'Orfèvre: « On a braillé, bu du vin sucré, et
cassé des carreaux ».
* 33 Les exemples ne
manquent pas : L,III.2, Philippe: « N'étais-je pas
offensé aussi, la nuit dernière, lorsque tu avais mis ton
épée nue sous ton manteau? » ; IV.7, Lorenzo:
« Le duc Alexandre sera tué cette nuit ».
* 34 L, I.2,
L'Orfèvre : « [...] lequel clocher a poussé comme un
champignon de malheur dans l'espace d'une nuit ».
* 35 H, III.2, Hamlet:
«'Tis now the very witching time of night, / when churchyards yawn, and
hell itself breathes out / contagion to his world». V. 362-364
(« Voici l'heure propice aux sorcelleries nocturnes, où les
tombes baillent, et où l'enfer lui-même souffle la contagion sur
le monde »).
* 36 L, I.1,
« Suis-je éveillé? C'est le fantôme de ma
soeur ».
* 37 L, I.1, Le Duc:
« Elle devait sortir de chez sa mère à minuit; il est
minuit, elle ne vient pourtant pas ».
* 38 L, IV.1, Lorenzo:
« [...] après quoi je coucherai par écrit sur votre
calepin que ma tante sera en chemise à minuit précis, afin que
vous ne l'oubliiez pas après votre souper ».
* 39 H, I.4, Horatio:
«I think it lacks of twelve.» Marcellus: «No, it is
struck.» [...] Hamlet: «The king doth wake tonight, and takes his
rouse,/ keeps wassail, and the swaggering upspring reels.» v. 8-9
(« Horatio: Pas loin de minuit, je crois. Marcellus: Non, minuit
sonné. [...] Hamlet : Le roi passe cette nuit à boire, au milieu
de l'orgie et des danses aux contorsions effrontées »).
* 40 H, III.2, Lucianus:
«Thou mixture rank, of midnight weds collected» v. 242 (Mixture
infecte, extraite de ronces arrachées à minuit); M, IV, 1, Third
Witch: « root of hemlock digged I' th' dark», v. 25
(« Racine de ciguë arrachée dans l'ombre »).
* 41 M, IV.1, Macbeth:
«How now, you secret, black, and midnight hags!» v. 47
(« Eh bien! Mystérieuses et noires larves de minuit, que
faites-vous? »).
* 42 Le dictionnaire de
L'Académie francaise de 1798 précise qu' « On dit
poétiquement, Les ombres de la nuit, pour dire, Les
ténèbres; et l'on dit, Les ombres de la mort, l'ombre du
tombeau, pour signifier, La mort, le tombeau » (
http://portail.atilf.fr/cgi-bin/dico1look.pl?strippedhw=ombre&headword=&docyear=ALL&dicoid=ACAD1798&articletype=1).
* 43 Anne Ubersfeld,
« Une dramaturgie de l'objet : régie et
symbole » dans Le roi et le bouffon, études sur le
théâtre de Hugo de 1830 à 1839, Corti, 1974.
* 44 Le dictionnaire de
L'Académie francaise de 1798 explique qu' « On dit
poétiquement, Commencer à voir la lumière, la
lumière du jour, pour dire, Naître. Jouir de la
lumière, pour dire, Vivre. Perdre la lumière, être
privé de la lumière, pour dire, Mourir » (p 44-45,
http://portail.atilf.fr/cgi-bin/dico1look.pl?strippedhw=lumiere&headword=&docyear=ALL&dicoid=ACAD1798&articletype=1,
site des Dictionnaires d'Autrefois, université de Chicago).
* 45 L, I.4: « Sire
Maurice, je ne vous voyais pas ; excusez-moi, j'avais le soleil dans les
yeux ».
* 46 Voir Jean- Marie
Thomasseau, Alfred de Musset, Lorenzaccio, études
littéraires, PUF, 1986, p.117.
* 47 L, I.6 : Catherine :
« Des ombres silencieuses commencent à marcher sur la route.
Rentrons, Marie, tous ces bannis me font peur ».
* 48 Henri Lefèbvre,
Les grands dramaturges : Musset, l'Arche Editeur, 1955, p.32.
* 49 L,I.2 « Le
carnaval a été rude, il faut l'avouer », « Il
parait que le souper a duré longtemps. En voilà deux qui ne
peuvent plus se tenir », V.1 : « Le duc a passé la
nuit à une mascarade » , V.1, « Pauvre peuple!
Quel badaud on fait de toi! ».
* 50 L, I.2 :
« Plusieurs masques sortent d'une maison
illuminée », l'écolier : « Vois-tu
celui-là qui ôte son masque? C'est Palla
Rucellaï », « Le Duc sort, vêtu en religieuse,
avec Julien Salviati, habillé de même, tous deux
masqués ». Nous étudierons de plus près cette
notion de masque dans la troisième partie.
* 51 M, IV.1, v.
44-46 : «Second witch : «By the pricking of my thumbs, /
Something wicked this way comes : / Open, locks, / Whoever
knocks!» /Enter Macbeth» (« Deuxième sorcière
: au picotement de mes pouces, je sens qu'un maudit vient par ici. Ouvrez,
serrures, à quiconque frappe! Entre Macbeth »).
* 52 Voir suite: partie I,
2.1.2.
* 53 M, III.4, v. 107-108 :
«Hence, horrible shadow! / Unreal mock'ry, hence! [exit Ghost]»
(« Hors d'ici, ombre horrible ! Le spectre
disparaît. Moqueuse illusion, hors d'ici ! »).
* 54 L, III.3 :
« Lorsque je parcourais les rues de Florence, avec mon fantôme
à mes côtés[...] ».
* 55 I.6, II.4, III.3,
IV.3.
* 56 Voir Bernard Masson,
Musset et le théâtre intérieur, Armand Colin,
Paris, 1974, p.211.
* 57 L, I.5, Premier
bourgeois : « Il y a eu une émeute à
Florence? » Deuxième bourgeois : « Presque rien. -
Quelques pauvres jeunes gens ont été tués sur le
Vieux-Marché ».
* 58 L, I.2 : [Le
soldat le frappe de sa pique.] Le marchand, se retirant :
« Voilà comme on suit la capitulation! Ces gredins-là
maltraitent les citoyens ».
* 59 L, I.4 : Le duc :
« Ah! Parbleu, Alexandre Farnèse est un plaisant
garçon! Si la débauche l'effarouche, que diable fait-il de son
bâtard, le cher Pierre Farnèse, qui traite si joliment
l'évêque de Fano?» , II.6 : « Le duc :
« Dis-moi, Hongrois, que t'avait donc fait ce garçon que je
t'ai vu bâtonner tantôt d'une si joyeuse
manière ? »
Giomo : « Ma foi, je ne saurais le dire, et
lui non plus »
Le duc : « Pourquoi ? Est-ce qu'il est
mort ? »
Giomo : « C'est un gamin d'une maison
voisine ; tout à l'heure, en passant, il m'a semblé qu'on
l'enterrait » ».
* 60 Voir note 4 de la page
16 de l'édition Folio plus classiques.
* 61 Voir note 2 de la page
23 de l'édition folio plus classiques.
* 62 L, III.6, La marquise:
« Etre un roi, sais-tu ce que c'est? [...] Etre le rayon de soleil
qui sèche les larmes des hommes![...] »; IV.6: Le Cardinal:
« Puisque vous m'appelez l'ombre de César, vous auriez vu
qu'elle est assez grande pour intercepter le soleil de Florence »,
alors qu'il discute avec la Marquise du pouvoir qu'elle pourrait avoir sur le
Duc.
* 63 L, IV.6:
« Ses yeux mélancoliques étaient ainsi fermés
à demi, mais ils se rouvraient au premier rayon du soleil, comme deux
fleurs d'azur [...]. Sa figure céleste rendait délicieux un
moment bien triste[...] Mais alors j'apercevais ma fille, la vie m'apparaissait
sous la forme de sa beauté, et la clarté du jour était la
bienvenue ».
* 64 L, I.6 : « Le
premier : Adieu, Florence, peste de l'Italie; adieu, mère
stérile, qui n'as plus de lait pour tes enfants.
Le second : Adieu, Florence, la bâtarde, spectre hideux
de l'antique Florence; adieu, fange sans nom.
Tous les bannis : Adieu, Florence! maudites soient les
mamelles de tes femmes! maudits soient tes sanglots! Maudites les
prières de tes églises, le pain de tes blés, l'air de tes
rues! Malédiction sur la dernière goutte de ton sang
corrompu! »
* 65 M, II.4, v.4-6:
«Ha good father, / Thou seest the heavens, as troubled with man's act, /
threatens his bloody stage» (« Ah! Bon père, tu le vois,
les cieux, troublés par l'acte de l'homme, en menacent le sanglant
théâtre »).
* 66 Victor Hugo, Le roi
s'amuse, V.1, édition Nelson, Paris, p.163.
* 67 M, I., v.1-21:
«Thunder and lightening. Enter Three Witches. First Witch :»When
shall we three meet again? / In thunder, lighting, or in rain?»»
(« Tonnerre et éclairs. Les trois sorcières entrent.
Première sorcière : Quand nous réunirons-nous toutes les
trois, en coup de tonnerre, en éclair ou en pluie? »); I.3,
«Thunder. Enter the three Witches» (« Tonnerre. Entrent les
trois sorcières »), IV.1, «Thunder. Enter the Three
Witches» ( « Tonnerre. Entrent les trois
sorcières »).
* 68 JC,I.3, « Thunder
and lightning. Enter Casca and Cicero» (« Tonnerre et
éclairs. Entrent Casca et Cicéron »).
* 69 «Si je ne suis pas
tel que vous le désirez, que le soleil me tombe sur la
tête ! » s'exclame Lorenzo, à la scène 3 de
l'acte III : certaines croyances religieuses imaginaient que la fin du
monde arriverait par la chute du soleil.
* 70 L, I.6: « Sa
jeunesse n'a-t-elle pas été l'aurore d'un soleil
levant? ».
* 71 L, III.3:
« [...] mon nom m'appelait au trône, et je n'avais qu'à
laisser le soleil se lever et se coucher pour voir fleurir autour de moi toutes
les espérances humaines ».
* 72 L, III.3:
« Un Salviati jetant à la plus noble famille de Florence son
gant taché de vin et de sang, et, lorsqu'on le châtie, tirant pour
se défendre le coupe-tête du bourreau ! Lumière du
soleil ! j'ai parlé, il n'y a pas un quart d'heure, contre les
idées de révolte, et voilà le pain qu'on me donne à
manger, avec mes paroles de paix sur les lèvres ! Allons, mes bras,
remuez ! et toi, vieux corps courbé par l'âge et
l'étude, redresse-toi pour l'action ! ».
* 73 H, I.4, v.51-53:
« What may this mean,/ that thou, dead corse, [..]/ revisit'st thus
the glimpses of the moon,/ making night hideous [...]» (« Que
signifie ceci ? Pourquoi toi, corps mort, [...] viens-tu revoir ainsi les
reflets de la lune et rendre effrayante la nuit ? » ).
* 74 H, IV.7, v 141-144:
« I bought an unction [...]so mortal, [...]where it draws no
cataplasm so rare,/ collected from all simples that have virtue/ under the moon
[...]» (« J'ai acheté une drogue si meurtrière
[...] dont le cataplasme le plus rare, composé de tous les simples qui
ont quelque vertu sous la lune, [...] » ).
* 75 L, I.1 relie le
« clair de lune » au « froid de tous les
diables », et L, III.6 relie le soleil à une chaleur
étouffante : « [...], c'est ce soleil étouffant
qui nous pèse» dans Lorenzaccio.
* 76 L, I.1 :
« C'est le fantôme de ma soeur. Il tient une lanterne sourde,
et un collier brillant étincelle sur sa poitrine aux rayons de la
lune ».
* 77 L, I.1: le
« clair de lune » et H, I.4 :
« glimpses of the moon » (reflets de la lune) indiquent que
la lune émet une lumière et éclaire.
* 78 H, II.2, «For if
the sun breed maggots in a dead dog, being a good kissing carrion...» (v
182-183: « Car le soleil, tout dieu qu'il est, engendre des vers dans
un chien crevé comme un dieu baiseur de charogne ») : Bien que
le soleil soit pur, il peut engendrer la corruption.
* 79 La même
idée de la lumière des noces associée au sang peut se
retrouver à l'acte IV.11 : « Regarde, il m'a mordu au
doigt. Je garderai jusqu'à la mort cette bague sanglante, inestimable
diamant. » La luminosité du diamant est liée à
celle du sang.
* 80 Cf Hamlet, I.4,
v.90:«Something is rotten in the state of Denmark» (« Il y
a quelque chose de pourri dans le royaume du Danemark »). Cette
phrase pourrait aussi être valable pour Florence et Inverness.
* 81 Lorsque Lucius s'endort
parce qu'il est tard, alors qu'il jouait de la harpe, Brutus decide de
reprendre sa lecture là où il l'avait laissée: «Let
me see, let me see; is not the leaf turn'd down/ where I left reading? Here it
is, I think»( H, IV.3, v. 272-273) (« Mais voyons, n'ai-je pas
plié le feuillet, en quittant ma lecture? C'est ici, je
crois »).
* 82 L, I.3:
« Cela vous est égal, à vous, frère de mon
Laurent, que notre soleil, à nous, promène sur la citadelle des
ombres allemandes? ». L'armée allemande est l'ennemie de la
ville de Florence. Si le soleil crée des ombres ennemies, alors ces
ombres sont néfastes.
* 83. M, IV.3,
Malcom: « Let us seek out some desolate shade, and there/weep
our sad bosoms empty.»v. 1-2 (« Allons chercher quelque ombre
désolée et, là, pleurons toutes les larmes de nos tristes
coeurs »).
* 83 Le prénom
« Lorenzo » est bien signe de masculinité mais le
Duc le traite de « femmelette » et le surnomme
« Lorenzetta » en I.4.
* 84 Catherine et Philippe
utilisent le terme « enfant » (I.2 et III.6) alors que
Lorenzo dit de lui même: « Je suis plus vieux que le bisaieul
de Saturne » en V.7.
* 85 Nous pourrions ajouter
que la mort est souvent representée comme un squelette portant une faux,
ce qui vient renforcer l'apparence funèbre de Lorenzo.
* 86 L, IV.5: « Si
tous les hommes sont des parcelles d'un foyer immense, assurément
l'être inconnu qui m'a pétri a laissé tomber un tison au
lieu d'une étincelle, dans ce corps faible et chancelant ».
* 87 Acte IV, scène
9.
* 88 L, I.6: « Ah!
Cette Florence! C'est là qu'on l'a perdu! ».
* 89 Sire Maurice nomme
Lorenzo le « modèle titré de la débauche
Florentine » ( I.4).
* 90 Voir partie I, 2.1.1.
* 91 L'idée de la
tache que l'on ne peut pas nettoyer se retrouve autant chez Musset que chez
Shakespeare, à propos de la conscience noire à cause des
péchés commis, ou bien à propos des mains rouges de sang :
se laver les mains n'efface pas la marque de la culpabilité: voir
Macbeth, acte II, scène 2, v.58-62, Hamlet acte III,
scène 3, v43-46 et Lorenzaccio, IV, scène 5.
* 92 H, I.2, v. 68:
«nighted colour» (« couleurs nocturnes »), v.77:
«inky cloak» (« ce manteau noir comme l'encre »),
v.78: «solemn black»(« deuil solennel »).
* 93 Bernard Masson
écrit, dans Musset et le théâtre intérieur,
Armand Colin, Paris, 1974, p211 : « Telle est la sombre histoire
du héros de Musset qui passe de la condition de masque à
l'état d'ombre sans avoir jamais connu l'adhésion heureuse de soi
à soi-même ».
* 94 Bernard Masson,
Musset et le théâtre intérieur, Armand Colin,
Paris, 1974, p.191.
* 95 L, III.3 :
« Qu'ils m'appellent comme ils voudront, Brutus ou Erostrate, il ne
me plaît pas qu'ils m'oublient ».
* 96 Victor Hugo,
Préface de Cromwell, Nouveaux Classiques Larousse, Evreux,
1972, « La théorie du drame », p 60. Selon Hugo,
« Elle [la muse moderne] se mettra à faire comme la nature,
à mêler dans ses créations, sans pourtant les confondre,
l'ombre à la lumière, le grotesque au sublime[...] »
(p41) et il associe le « drame » à « la
vie », « la vérité »,
« [l]es hommes », « le réel »,
et « Shakespeare » (p54).
* 97 Henri
Lefèbvre, Les grands dramaturges: Musset, L'Arche Editeur,
1955, p.244.
* 98 L, III.3:
« Prends-y garde, c'est un démon plus beau que Gabriel. La
liberté, la patrie, le bonheur des hommes, tous ces mots
résonnent à son approche comme les cordes d'une lyre ; c'est
le bruit des écailles d'argent de ses ailes flamboyantes ».
Les termes «argent » et
« flamboyantes » renvoient à la notion de
lumière.
* 99 Il semble
intéressant de noter que la ville de Florence est personnifiée
dans Lorenzaccio, et que son rôle est aussi important que ceux
des autres personnages : elle déclenche amour, combats, et
corruption.
* 100 Pierre Nordon,
article « Musset et L'Angleterre », Les Lettres romanes,
part 1 du tome XXI, Université Catholique de Louvain, 1967, p.126.
* 101 Voir partie I, 1.2.1.
* 102 Alfred de Musset,
Lorenzaccio, dossier par Olivier Bara, collection folio plus
classiques, éditions Gallimard, Paris, 2003, p.179.
* 103 Bernard Masson,
Musset et le théâtre intérieur, Armand Colin,
Paris, 1974, p 192: « Fait d'une multitude d'interrogations, [...] le
personnage cesse peu à peu d'être un cas moral ou un type
historique pour devenir un être vivant, qui n'est pas plus clair à
son créateur que nous ne sommes entièrement clairs à
nous-mêmes, ou transparents au regard d'autrui ».
* 104 Victor Hugo
écrit dans la préface de Marie Tudor, collection Nelson,
p 10: « Hamlet, par exemple, est aussi vrai qu'aucun de nous, et plus
grand. Hamlet est colossal, et pourtant réel. C'est que Hamlet, ce n'est
pas vous, ce n'est pas moi, c'est nous tous. Hamlet, ce n'est pas un homme,
c'est l'homme ».
* 105 Jean-Marie
Thomasseau, Alfred de Musset, Lorenzaccio, Etudes littéraires,
Puf, Paris, 1986, p53-54.
* 106 La
célèbre citation de Macbeth peut illustrer ce propos: V.5,
v24-26: «Life's but a walking shadow, a poor player/ that struts and frets
his hour upon the stage/ and then is heard no more» (« La vie
n'est qu'un fantôme errant, un pauvre acteur qui se pavane et s'agite
durant son heure sur la scène, et qu'ensuite on n'entend
plus »).
* 107 L, III.3:
« [...] et veux-tu que je laisse mourir en silence l'énigme de
ma vie? ».
* 108 M, I.7, v. 47-49:
«What beast was't then / that made you break this enterprise to me? / When
you durst do it, then you were a man» (« Quelle est donc la
bête qui vous a poussé à me révéler cette
affaire? Quand vous l'avez osé, vous étiez un homme »).
* 109 H, IV.4. v. 33-35:
«What is a man / if his chief good and market of his time/ be but to sleep
and feed? A beast, no more. » (« Qu'est-ce qu'un homme, si le
bien suprême, si l'emploi de son temps est uniquement de dormir et de
manger? ... Une bête, rien de plus »).
* 110 David Sices,
Theater of Solitude, the drama of Alfred de Musset, University Press
of New England, New Hampshire, Hanover, 1974, p.124.
* 111 Victor Hugo,
préface de Marie Tudor, édition Nelson, Paris, p.9.
* 112 Ibid.
* 113 Lorenzo avoue en
III.3, entre autres choses, qu'il a passé des années à
observer les hommes. La présence du thème du regard est
redondante : « [...] et je vis qu'à mon approche
tout le monde en faisait autant que moi ; tous les masques tombaient
devant mon regard [...]. J'ai vu les hommes tels qu'ils sont [...] je
regardais autour de moi [...] j'ai vu les républicains dans leurs
cabinets [...] j'ai écouté et j'ai guetté [...]
J'observais... comme un amant observe sa fiancée, en attendant le jour
des noces ! ».
* 114 Nous avons vu en
effet, les caractéristiques de Lorenzo (ou de son masque, puisque nous
ne pouvons pas véritablement les différencier) comme ombre en
II.2.2.
* 115 M, I.7, v.81-82:
«Away, and mock the time with fairest show : / false face must hide what
the false heart doth know.» (« Allons ! et leurrons notre
monde par la plus sereine apparence. Un visage faux doit cacher ce que sait un
coeur faux »).
* 116 JC, II.1.v. 224-227 :
«Good gentlemen, look fresh and merrily. / Let not our looks put on our
purposes, / But bear it as our Roman actors do, / With untir'd spirits and
formal constancy» (« Nobles amis, prenez un visage riant et
serein. Que nos regards ne révèlent pas nos projets. Soutenons
notre personnage, comme les acteurs de Rome, avec un esprit libre et un
appareil de constance »).
* 117 L, III.3, Philippe :
« Cela réjouit mon vieux coeur, Lorenzo, de penser que tu es
honnête; alors tu jetteras ce déguisement hideux qui te
défigure, et tu redeviendras d'un métal aussi pur que les statues
de bronze d'Harmodius et d'Aristogiton ».
* 118 M, I.3, v.108-109:
«The Thane of Cawdor lives : why do you dress me / in borrowed
robes?» (« Le thane de Cawdor vit ; pourquoi me
revêtez-vous de vêtements empruntés ? ») et
v.144-146 : «New honors come upon him, / like our strange garments, cleave
not to their mold / but with the aid of use.» (« Les honneurs
nouveaux se posent sur lui comme des vêtements encore
étrangers : ils ne prendront sa forme qu'à
l'usage »).
* 119 M, V.2, v.20-22,
Angus : « Now does he feel his title / hang loose about him, like a
giant's robe /upon a dwarfish thief» (« Il sent maintenant sa
grandeur s'affaisser autour de lui, comme une robe de géant sur le nain
qui l'a volée »).
* 120 Voir schéma
annexe.
* 121 Nous ne prenons pas
en compte les références au maquillage comme masque, ni
l'attitude d'Ophélie auprès d'Hamlet lors de leur entrevue
surveillée.
* 122 Par exemple, en
III.2, v.259-262 : « Would not this, sir, and a forest of
feathers - if the rest of / my fortunes turn Turk with me-with the two
provincial roses / on my raced shoes, get me a fellowship in a cry of players,
/ sir ? » (« Si jamais la fortune me traitait de Turc
à More, ne me suffirait-il pas, mon cher, d'une scène comme
celle-là, avec l'addition d'une forêt de plumes et de deux roses
de Provins sur des souliers à crevés, pour être reçu
compagnon dans une meute de comédiens ? » ) :
il s'agit de la scène où le Roi quitte la salle, ne supportant
plus de regarder la pièce de théâtre qui retrace le meurtre
qu'il a commis. Le départ précipité du roi est pour Hamlet
et Horatio la preuve qu'il est bien coupable, ce qu'Hamlet retrace en paroles
codées.
* 123 H, II.1, v.77 :
« [...] Lord Hamlet, with his doublet all unbraced,/ no hat upon his
head, his stockings fouled,/ ungartered, and down-gyvéd to is
ankle ;/ pale as his shirt, his knees knocking each other, / and with
a look so piteous in purport / as if he had been loosed out of hell / to speak
horrors [...] ». (« [...] lorsqu'est entré le
seigneur Hamlet, le pourpoint tout débraillé, la tête sans
chapeau, les bas chiffonnés, sans jarretières et retombant sur
les chevilles, pâle comme sa chemise, les genoux s'entrechoquant, enfin
avec un aspect aussi lamentable que s'il avait été
lâché de l'enfer pour en raconter les horreurs »).
* 124 N'oublions pas que le
lecteur n'apprend seulement en III.3 que Lorenzo porte un masque.
* 125 L, III.3 :
« [...] le masque de la colère s'est posé sur le visage
auguste et paisible du vieux Philippe », et « Est-ce
là ta réponse ? Est-ce là ton visage, homme sans
épée ? » : le visage est le symbole de la
sincérité et de la véritable identité du
personnage, et à ce titre, il a plus de valeur que le masque.
* 126 Jean-Marie
Thomasseau, Alfred de Musset, Lorenzaccio, études
littéraires, PUF, Paris, 1986, p.66.
* 127 L, III.3:
« Une statue qui descendrait de son piédestal pour marcher
parmi les hommes sur la place publique, serait peut-être semblable
à ce que j'ai été, le jour où j'ai commencé
à vivre avec cette idée: il faut que je sois un
Brutus ».
* 128 L, IV.5:
« Quel homme de cire suis-je donc! Le Vice, comme la robe de
Déjanire, s'est-il si profondément incorporé à mes
fibres, que je ne puisse plus répondre de ma langue, et que l'air qui
sort de mes lèvres se fasse ruffian malgré moi? ».
* 129 L, III.3:
« Non, je ne rougis point; les masques de plâtre n'ont point de
rougeur au service de la honte ».
* 130 « En
réalité c'est au jeu des masques multiples appliqués sur
un visage indécis et immobile qu'on reconnaît le
génie de Musset et qu'on préssent le mystère de son
héros ». Bernard Masson, Lorenzaccio ou la
difficulté d'être, archives des Lettres Modernes n° 46,
1962, p.22.
* 131 Henri Lefèbvre,
Les grands dramaturges : Musset, l'Arche Editeur, 1955, p 74.
* 132 La mulltitude de
masques peut être augmentée d'une multitude de surnoms dont les
personnages se servent pour nommer Lorenzo, et qui détruisent sa
réelle identité.
* 133 « Es-tu
dedans comme au dehors une vapeur infecte ? Toi qui m'a parlé d'une
liqueur dont tu étais le flacon, est-ce là ce que tu
renfermes ? » III.3, Lorenzaccio. Même Philippe
ne parvient plus pendant un instant à différencier Lorenzo et
Lorenzaccio.
* 134Bernard Masson,
Musset et le théâtre intérieur, Armand Colin,
Paris, 1974, p.195.
* 135 « Car
l'homme du masque y figure masqué doublement (I.2) puisqu'il a
revêtu un déguisement de bal costumé [...] »,
Bernard Masson, Musset et le théâtre intérieur,
Armand Colin, Paris, 1974, p.194.
* 136 Henri
Lefèbvre, Les grands dramaturges : Musset, L'Arche
Editeur, 1955, p.74.
* 137 Voir partie I, 1.2.1.
* 138 L, II.5 :
« Il l'entraîne dans l'embrasure d'une fenêtre ;
tous deux s'entretiennent à voix basse ».
* 139 La fenêtre qui
donne sur la nuit ou la fenêtre fermée par des volets,
n'étant plus liée à la lumière mais à
l'ombre, renvoie à l'incertitude et à l'absence : ainsi
Philippe en II.5 ne trouve-t-il pas de réponse à ses questions,
ni d'apaisement, avec la fenêtre ouverte sur la nuit et en III.7 il
propose de disparaître de Florence pour qu'on le laisse tranquille,
laissant comme trace de son absence les fenêtres fermées :
« Quand ma porte et mes fenêtres seront fermées, on ne
pensera plus aux Strozzi ». Les fenêtres aux volets clos
peuvent être aussi le signe d'une absence plus douloureuse : celles
du palais des Strozzi en IV.2 marquent le décès de Louise.
* 140 Bernard Masson,
Musset et le théâtre intérieur, Armand Colin,
Paris, 1974, p.133.
* 141 En II.5, Philippe,
troublé, a ouvert la fenêtre, et alors qu'il parle avec
échauffement, le prieur aperçoît Thomas :
« N'est-ce pas Thomas qui rôde sous ces lanternes ? Il m'a
semblé le reconnaître à sa petite taille ».
* 142 L, II.6 :
« Giomo, à la fenêtre : Que fait donc
Lorenzo ? Le voilà en contemplation devant le puits qui est au
milieu du jardin ; ce n'est pas là, il me semble, qu'il devrait
chercher sa guitare ».
* 143 L, V.7 :
« Ne voyez-vous pas tout ce monde ? Le peuple s'est jeté
sur lui. Dieu de miséricorde ! On le pousse dans la
lagune ».
* 144 L, I.5 :
« Salviati : Voilà une jolie femme qui passe »,
L, I.5 : « Salviati : Le voilà qui se retourne.
Ecarquille les yeux tant que tu voudras, tu ne me feras pas peur »,
L, II.5 : « Philippe :Voilà la nuit, la ville se
couvre de profodes ténèbres », L,
IV.7 : « Lorenzo : Voilà le soleil qui se
couche ; je n'ai pas de temps à perdre, et cependant tout ici
ressemble à du temps perdu ».
* 145 Jean-Marie Thomasseau,
Alfred de Musset, Lorenzaccio, Etudes Littéraires, PUF, 1986,
p.61.
* 146 Masson, Musset et le
théâtre intérieur, Armand Colin , Paris, 1974 ,
p.192.
* 147 Dans René
(1802), Le Génie du Christianisme (1802).
* 148 Dans
Méditations poétiques (1820).
* 149 Dans
Volupté (1834).
* 150 Dans Mémoires
d'un fou (1838), Novembre (1842), Smarh (1839),
Madame Bovary (1856) et L'Education Sentimentale (1869).
* 151 Vigny, Stello
(1832), édition Nelson, Paris, p.12 : Stello décrit ses
symptômes au Docteur-Noir : « Or, il faut le dire
hautement, depuis ce matin j'ai le spleen, et un tel spleen, que tout ce que je
vois, depuis qu'on m'a laissé seul, m'est en dégoût
profond ».
* 152 Baudelaire, Mon
Coeur mis à nu, éditions Arcadia, Paris, 1996, p. 15.
* 153 « La nuit
d'octobre » : « La Muse : Avant de me dire ta
peine,/ O poète, en es-tu guéri ?[...]/ S'il te souvient que
j'ai reçu/ Le doux nom de consolatrice,/ Ne fais pas de moi la complice/
Des passions qui t'ont perdu.
Le poète : Je suis si bien guéri de cette
maladie,/ Que j'en doute parfois lorsque je veux y songer[...]/ Muse, sois-donc
sans crainte ; au souffle qui t'inspire/ Nous pouvons sans péril
tous deux nous confier ». (Poésies Nouvelles, Garnier
Flammarion, Paris, 2000, p. 96-97).
* 154 « La nuit de
Mai » : « O ma fleur ! O mon immortelle !/
Seul être pudique et fidèle/ Où vive encor l'amour de
moi !/ Oui, te voilà, c'est toi, ma blonde,/ C'est toi, ma
maîtresse et ma soeur !/ Et je sens, dans la nuit profonde,/ De ta
robe d'or qui m'inonde/ Les rayons glisser dans mon coeur ».(ibid.
p.80).
* 155 « La Muse
Malade » : « Ma pauvre Muse, hélas !
qu'as-tu donc ce matin ?/ Tes yeux creux sont peuplés de visions
nocturnes,/ Et je vois tour à tour réfléchis sur ton
teint/ La folie et l'horreur, froides et taciturnes [...]».(Les
Fleurs du Mal, éditions Pocket, Paris, 1989, p. 37).
* 156 « L'homme
vindicatif que tu n'as pu, vivante,/ Malgré tant d'amour, assouvir,/
Combla-t-il sur ta chair inerte et complaisante/ L'immensité de son
désir ? ».( ibid. p.141).
* 157 « Et la
bière et l'alcôve en blasphèmes fécondes/ Nous
offrent tout à tour, comme deux bonnes soeurs,/ De terribles plaisirs et
d'affreuses douceurs./ Quand veux-tu m'enterrer, Débauche aux bras
immondes ?/ O Mort, quand viendras-tu, sa rivale en attraits,/ Sur ses
myrtes infects enter tes noirs cyprès ? ». (ibid.p.
143).
* 158 « -Mais
non ! ce n'est qu'un masque, un décor suborneur,/ Ce visage
éclairé d'une exquise grimace,/ Et, regarde, voici,
crispée atrocement,/ La véritable tête, et la
sincère face/ Renversée à l'abri de la face qui ment./
Pauvre grande beauté ! le magnifique fleuve / De tes pleurs aboutit
dans mon coeur soucieux ;/ [...] C'est que demain, hélas ! il
faudra vivre encore !/ Demain, après-demain et toujours !
-comme nous ! » (« Le Masque », ibid.
p.47).
* 159 Poème en prose X,
« A une heure du matin », Le spleen de Paris,
Edition Pocket, Paris, 1989, p. 183-184.
* 160 Samuel Beckett, En
attendant Godot, Les éditions de Minuit, Paris, 1952, p. 51-52.
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