Agents géographiques et société libertaire( Télécharger le fichier original )par Gérard Gonet-Boisson Université de Pau et des Pays de l'Adour - DEA de Géographie 2000 |
1.2 - Le positionnement épistémologique et scientifique de Reclus.L'étude de la pensée géographique de Reclus doit procéder de la même prudence méthodologique et sémantique que celle utilisée lors de l'étude des textes de Kropotkine. Vouloir attribuer quelque terminologie contemporaine aux propos de Reclus constitue, à n'en pas douter en terme de démarche scientifique, à valider un anachronisme épistémologique. L'oeuvre du géographe libertaire doit être appréciée en rapport avec son temps, avec les idées et les problématiques de son époque. Notre tentative de lecture des textes de Reclus va tenir compte de ce préalable contextuel, sans toutefois nous interdire d'émettre quelques pistes de réflexion quant au contenu et au positionnement scientifique de ce géographe. 1.2.1 La géographie d'Élisée Reclus.Les trois oeuvres géographiques majeures d'Élisée Reclus65(*) (1830 - 1905) sont : 1 - les deux tomes de La Terre, description des phénomènes de la vie du globe intitulés et publiés respectivement : volume 1 : Les continents, 1868 et volume 2 : Les océans, l'atmosphère, la vie, 1869. Ces tomes rencontrent un succès immédiat. L'auteur veille personnellement à une réédition moins onéreuse afin de rendre son ouvrage accessible à un très large public. "Les raisons de ce succès s'expliquent à la fois par la qualité scientifique des informations et par la clarté de leur exposition". 66(*) Le géographe américain Marsh (1801 - 1882), auteur du remarqué Man and Nature publié en 1864, que d'ailleurs Élisée Reclus fait connaître en Europe, relève que : " ses descriptions du visage de la nature et de l'action visible des forces physiques...forment un commentaire ininterrompu des principes géographiques." 67(*) 2 - La publication des dix-neuf volumes, de 1876 à 1894 de la Nouvelle Géographie Universelle, représente près de 18.000 pages et plus de 4.000 cartes. La maison d'édition Hachette lui fait signer un contrat où il est précisément mentionné : " que l'auteur s'engage à être très réservé sur toutes les questions religieuses, sociales et politiques ". 68(*) Parallèlement à son activité militante, il s'occupe de la correction des mémoires de Bakounine, de l'édition des articles d'un autre grand géographe, Pierre Kropotkine, anarchiste comme lui. Ils se rencontrent en 1877, dans leur pays d'exil commun (la Suisse) et deviennent amis. Reclus consacre cependant la plus grande partie de son temps à la rédaction de la Nouvelle Géographie Universelle. Dix-neuf volumes sortiront jusqu'en 1894, travail titanesque. Il visite de nombreuses bibliothèques européennes, consulte des ouvrages étrangers puisqu'il lit et parle huit ou neuf idiomes ; il prend des notes, s'entoure d'un réseau de collaborateurs fiables et dévoués, dont Kropotkine. Tous les jours durant ces deux décennies, il écrit ses pages de géographie. Il veille, par contrat avec Hachette, que les chapitres qu'il envoie régulièrement à Paris soient publiés en fascicules qui coûtent trois ou quatre sous. En effet, " il tient beaucoup à être lu par le plus grand nombre de lecteurs et il se soucie toujours du prix de ses ouvrages. Cette formule lui paraît adaptée aux petits budgets". 69(*) Contrairement aux affirmations de certains géographes contemporains 70(*) la Nouvelle Géographie Universelle (NGU) connaît un énorme succès dès sa parution. Ses qualités littéraire et scientifique sont saluées autant par les lecteurs que par les géographes. Patrick Geddes souligne qu' Élisée Reclus : " réintroduit la géographie dans la littérature " 71(*) ; Gary Dunbar, avance que : " la NGU va représenter l'autorité ultime en géographie pour toute une génération " et constitue : " la plus grande prouesse d'écriture individuelle dans l'histoire de la géographie ". 72(*) ; Jean Brunhes et Paul Girardin remarquent qu'il : " fait entrer, en face du milieu physique le milieu humain, fixer des divisions qui sont des nations, des groupements qui sont des peuples, des centres de cristallisation qui sont des villes, et imprimer à l'ensemble un mouvement, qui est l'histoire." 73(*) 3 - Enfin parait de 1905 à 1908, après sa mort 74(*), les six volumes de L'homme et la terre comptant près de 4.000 pages.
Présenter ici un résumé de cette somme de réflexions constitue une gageure que nous allons tenter de relever. S'appuyant sur une connaissance approfondie du déroulement des événements historiques au cours des différentes périodes ( les deux premiers tomes sont consacrés à l'histoire ancienne, les tomes III et IV au Moyen Age et aux Temps modernes), Élisée Reclus projette de construire une théorie de la production sociale de l'espace en montrant le rôle des conditions géographiques dans les évolutions successives des sociétés humaines. Les deux derniers tomes constituent, au vu des différents thèmes abordés, un véritable traité de géographie humaine. Élisée Reclus examine successivement les formes de répartition de la population, les processus de peuplement, l'urbanisation, l'agriculture et les formes de propriété foncière, l'industrie et le commerce, le fait religieux et la science, l'éducation et le progrès, le tout appuyé sur de nombreuses cartes. Cette présentation succincte de la trame rédactionnelle de L'homme et la terre nous oblige, en tant que chercheur, à cerner le positionnement épistémologique d'Élisée Reclus. Nous devons aussi déterminer sa démarche scientifique, définir sa méthodologie et essayer d'envisager son approche géographique. Notre tâche s'en trouvera certainement facilitée par le fait, que, souligne fort justement Paul Reclus, son neveu, L'homme et la terre est le seul ouvrage géographique dont Élisée Reclus ait pu faire état librement de sa pensée et exposer globalement sa grille d'analyse.75(*) * 65 Pour plus de détails concernant sa vie, voici les quatre biographies en français les plus importantes :
* 66 Giblin Béatrice.L'homme et la terre. Op. cit., volume 1, p.31 * 67 Extrait de l'introduction inédite à l'édition américaine de La Terre par Marsh en 1871, traduite de l'américain par Cornuault Joël et publiée dans Les Cahiers Élisée Reclus n° 20, janvier 1999. * 68 Reclus Paul. Op. cit., p. 89. * 69 Giblin Béatrice. Op. cit., volume 1, p.50. * 70 Scheibling Jacques. Qu'est-ce que la Géographie ? Paris : Hachette, 1994, 199p. : " La publication de sa Géographie universelle en 19 volumes (de 1875 à 1894), qu'il rédige seul, a une audience limitée. " * 71 Geddes Patrick. A Great Geographer : Élisée Reclus in Ishill Joseph. Élisée and Élie Reclus. Berkeley Heights, New Jersey : The Oriole Press, 1927, p. 155. * 72 Dunbar S.Gary. Élisée Reclus : Historian of Nature. Hamden : Archon Books, 1978. p. 95. * 73 Brunhes Jean et Girardin Paul. Conceptions sociales et vues géographiques : La vie et l'oeuvre d'Élisée Reclus. In Revue de Fribourg n°4, avril 1906, pp. 274-287 et n°5 mai 1906, pp. 355-365. Republié récemment dans Les Cahiers Élisée Reclus n°27, novembre 1999 et n°28, janvier 2000. * 74 C'est son neveu Paul qui va se charger de la parution des cinq derniers volumes. * 75 Reclus Paul. Op. cit., 209 p. |
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