DÉRIVES DES
JOURNALISTES OU TENTATIVES DE MUSELLEMENT DES
« PUISSANTS » ?
« Si la conscience du devoir d'informer et la
liberté devenue
effective d'informer ont donné une presse qui passe pour
un
des piliers de l'édifice démocratique dans nos
Etats, cela ne
mène pas toujours au triomphe du bien. On peut faire plus
mal encore en usant de cette liberté »
Mouhamadou Tidiane KASSE,
journaliste, Institut PANOS, Ne tirez pas sur les
Médias, Harmattan, Paris 1996
Quelques précisions s'imposent avant d'aborder les
« manquements » aux principes éthiques dont les
journalistes seraient responsables. L'élaboration d'une recherche sur le
thème choisi aurait été moins fastidieuse et surtout plus
fructueuse si nous avions été sur le terrain. La consultation sur
place des articles concernés et la rencontre avec les principaux
instigateurs auraient été très bénéfiques.
Mais grâce aux technologies de l'information et de la communication
(certains journaux sont disponibles sur Internet), ces difficultés ont
été en partie balayées. Ayant de toute façon
l'ambition de mener des études ultérieures beaucoup plus
approfondies dans le domaine, nous ne prétendons pas pour le moment
à l'exhaustivité. Nous ne retiendrons donc ici que les faits
marquants de par l'intérêt que les observateurs et les
professionnels eux-mêmes leur ont accordé.
Dérives ou pas, certains événements qui
se sont produits ces dernières années ont interpellé les
observateurs du paysage médiatique sénégalais. Concernant
la presse indépendante dite sérieuse ce n'est pas vraiment une
nouveauté. L'affaire Sud-CSS (compagnie sucrière
sénégalaise) de 1996 est là pour nous le rappeler. Cet
épisode avait fait couler beaucoup d'encre et de salive. A cette
époque la presse indépendante fut accusée par le pouvoir
étatique d'être devenue très puissante, incapable de
s'autoréguler ce qui pourrait mener à toutes sortes de
dérives. Quant aux journalistes, ils se sont naturellement
ralliés à leurs confrères de Sud
Quotidien dénonçant de concert une entrave à la
liberté de presse. Par contre ce qui peut porter un intérêt
particulier concernant les dérives ou les manquements aux principes
éthiques c'est cette nouvelle presse dite populaire qui, en quelques
années a battu tous les records de par le nombre d'affaires
portées devant les tribunaux. Pour ce qui est du quotidien
gouvernemental, après l'alternance, le peuple sénégalais
était dans le droit d'attendre de Abdoulaye WADE qu'il supprime ou
privatise Le Soleil, média public mais au service du
parti au pouvoir. Ce journal qui lui avait causé tant de mal alors qu'il
était dans l'opposition, il semble s'en accommoder aujourd'hui qu'il est
arrivé au pouvoir.
Comme base de notre analyse, nous nous sommes
référés aux travaux de Laurence BARDIN101(*). Selon elle, l'analyse de
contenu s'organise autour de trois pôles chronologiques que sont la
pré-analyse, l'exploitation du matériel et le traitement des
résultats. La première phase nous amènera à relever
quelques « dérives » des journalistes. La
deuxième phase sera pour nous l'occasion de nous interroger sur
l'explication de ces dérives. Enfin la dernière phase consistera
à voir la position des journalistes et les conséquences de ces
« dérapages » sur la profession.
Inventaire de quelques
« manquements » à l'éthique et à la
déontologie
Nous allons tenter de relever les événements
susceptibles de donner un aperçu général des entraves aux
principes d'éthique dont les journaux sénégalais seraient
responsables. Selon Laurence BARDIN, la pré-analyse suppose un
choix des documents à analyser selon quatre règles :
l'exhaustivité, la représentativité,
l'homogénéité, la pertinence. Pour des raisons que nous
avons déjà évoquées nous avons choisi la
dernière tout en prenant en compte la mise en garde de Laurence
BARDIN : « les documents doivent être adéquats
comme source d'information pour correspondre à l'objectif qui suscite
l'analyse »102(*).Sans tarder, nous nous intéresserons d'abord
à l'autocensure des journalistes du Soleil avant d'aborder
« le parti pris » de la presse indépendante dite
sérieuse. Nous terminerons par « les risques du
métier » de la presse people qui, incontestablement
remporte la palme d'or des procès en tout genre.
I L'autocensure des
journalistes du Soleil
Les reproches faits au quotidien Le Soleil
sont inhérents à son statut de quotidien gouvernemental qui
altère sa neutralité. Ce journal est comme une sorte de
journal interne (à l'échelle nationale) qui assure le relais
entre gouvernants et gouvernés. Ses journalistes donnent une vision
unilatérale de l'information qui doit, à tout pris adopter le
point de vue des gouvernants. N'est-ce pas là une aliénation de
leur liberté, principe fondateur du journalisme dans toute
démocratie ?
Jadis, les journalistes des médias d'Etat
étaient amenés à oeuvrer pour « l'union
nationale », ou encore « l'intégration
nationale ». Il faut reconnaître que juste après les
indépendances, la construction du pays supposait la participation de
toutes les forces vives de la nation. Cette urgence expliquait la dimension
éducative des médias (particulièrement la radio et la
télévision). A la fin des années 1960 une émission
comme « disoo » (débats) donnait la parole au monde
rural. En 1963, le président SENGHOR en accord avec l'UNESCO,
lançait la télévision qu'il voulait exclusivement
éducative. D'après les ordonnances du 31 octobre 1960, un des
premiers textes réglementant les médias, les journalistes sont
considérés « avant tout comme des patriotes au service
de l'idéal et des objectifs définis par la constitution de la
République »103(*). Pas étonnant qu'à cette époque
on ne puisse pas parler d'une quelconque emprise de la presse, à
fortiori de quatrième pouvoir que SENGHOR récusait d'ailleurs.
De nos jours, seules les appellations ont changé mais
les pratiques restent en conformité avec celles d'il y a quarante cinq
ans. Les médias d'Etat deviennent des « médias
publics » tandis que le terme « journalisme de
développement » est supplanté par celui jugé
plus approprié de « journalisme de service public ».
Aux journalistes de ces médias, l'Etat fourni presque toutes les
informations nationales par le biais de la Présidence, des
Ministères, des services publics et parapublics. Ces informations se
manifestent sous forme de comptes rendus de réunions, d'annonces de
communiqués, de décisions : politiques ou économiques
et même, parfois, de demandes de reportages. Les instances
gouvernementales sont dotées de service de communication ou
d'attachés de presse véritables relais entre l'Etat et la presse.
Pour diffuser des informations, l'Etat dispose aussi de L'APS (agence de presse
sénégalaise). Créée en 1959, cette agence est une
propriété de l'Etat sénégalais, elle est
financée par ce dernier par des subventions en plus des ressources
perçues des abonnés (la presse indépendante
sénégalaise et la presse internationale). Dans l'article 3 de
l'ordonnance n°59-054 instituant sa création, il est dit que
«la tutelle de l'agence est confiée au ministre de la
communication »104(*). Son directeur est nommé par décret
sur proposition du ministre de tutelle (article 6). L'agence compte une
vingtaine de journalistes inévitablement fonctionnaires comme les
journalistes du Soleil. Même si dans les textes, sa
neutralité est affirmée105(*), cela ne se traduit pas vraiment dans la
pratique.
Etre journaliste dans les médias d'Etat suppose une
totale compromission, une adhésion à la politique du gouvernement
qu'il ne faut pas remettre en question. Cette règle doit être
observée pour quiconque veut garder son travail, évoluer dans la
profession, sous peine de sanctions immédiates. Cela fut le cas pour un
journaliste présentateur du journal télévisé de 20
heures dans les années 1980.Au Sénégal, la règle
veut que le journal télévisé commence par une lecture de
la feuille d'audience du chef de l'Etat. C'est une occasion de rappeler les
activités du Président avec une présentation des audiences
accordées à diverses personnalités. Après avoir
observé la sacro-sainte règle d'usage, le présentateur eut
l'outrecuidance d'introduire les autres titres du journal par la phrase
suivante : « passons maintenant aux choses
sérieuses ». Du côté de la Présidence on
prit mal cet affront, c'était comme si les activités du chef de
l'Etat étaient d'importance moindre et ne devaient pas toujours faire
les premiers titres du journal télévisé. L'issue de cette
affaire était prévisible, le journaliste fut immédiatement
démis de ses fonctions de présentateur. Il n'a pas
été « viré », mais
rétrogradé dans d'autres services de la RTS où il n'eut
plus l'occasion d'afficher ouvertement « sa position »
anti-gouvernementale. C'était du temps du régime du PS (au
pouvoir entre 1960 et 2000), les pratiques de l'actuel gouvernement semblent
avoir épousé la même logique. En août 2002, Matar
Sylla, nommé après l'alternance de 2000 a été
démis de ses fonctions de directeur de la RTS par le président
WADE. L'explication est simple, il lui serait reproché une gestion de la
RTS non-conforme avec les exigences d'un pouvoir qui voudrait tout
contrôler.
Pour ce qui est du média qui nous intéresse
particulièrement, la démission du directeur du Soleil au
lendemain de la défaite de DIOUF montre, comme nous l'avons
souligné, une complicité entre les deux hommes. La couverture de
la campagne électorale fut marquée par une prise de position
manifeste du quotidien national car les journalistes souhaitaient la
réélection de l'homme qui les faisait vivre. L'ancien
rédacteur en chef du journal ne le nie pas. « En tirant le
bilan de la campagne, on s'est rendu compte que c'était
indépendant de notre volonté dans la mesure où il y a un
contrôle politique. Lequel a pris le dessus sur notre
professionnalisme »106(*) reconnaît Elhadj Bachir SOW. Avec
l'arrivée de l'opposition au pouvoir, la situation n'a guère
changé. Ce qui a changé, c'est l'équipe dirigeante du
Soleil, mais la ligne éditoriale reste la même. Une
analyse d'un échantillon de quelques numéros que nous avons
consultés montre une grande importance d'articles consacrés au
chef de l'Etat et à ses ministres. Paradoxalement, celui qui disait ne
pas aimé qu'on lui fasse des « éloges
dithyrambiques à longueur de colonnes» semble bien
apprécié sont statut de nouvelle star du quotidien national.
Dans un article publié à l'occasion du quatrième
anniversaire de l'alternance, le 19 mars 2004, WADE y est
présenté comme « un président énergique
et visionnaire ». Celui qui, « en amenant le PDS au
pouvoir, en formant une nouvelle élite pour gouverner à ses
côtés le Sénégal... a rendu crédible le PDS
qui, qu'on le veuille ou non, est devenu un véritable parti de
gouvernement qui enrichit l'échiquier politique du vieux pays de
Léopold-Sédar SENGHOR »107(*).
Pourtant, les journalistes de la presse publique
bénéficient, au même titre que leurs confrères de la
presse indépendante de la liberté de mener des enquêtes sur
n'importe quels sujets. Mais pour des raisons déjà
évoquées, ils préfèrent volontairement en occulter
quelques-uns pour ne pas heurter la sensibilité du « grand
patron ». Parmi eux, il y a ceux qui s'accommodent de cette situation
de compromission et de soumission. Il y a ceux qui, avec le pluralisme quittent
le quotidien gouvernemental pour les médias privés plus
indépendants. Il y a aussi ceux qui restent tout en collaborant (parfois
anonymement) avec les journaux indépendants dans lesquels ils
écrivent des articles. Cela fut le cas de Mame Less CAMARA qui signait
avec un pseudonyme des chroniques pour le journal Walfadjri alors
qu'il était un des journalistes vedettes de la RTS.
En définitive, on peut retenir que l'autocensure
constitue la principale source de dérives des journalistes du
Soleil. Contrairement aux journalistes de la presse
indépendante, les affaires de dérives concernant Le
Soleil sont rarement amenées devant la justice. Pour des
raisons que nous évoquerons plus tard, les principaux plaignants en
matière de délits de presse se trouvent être les dirigeants
politiques qui ne sont pas écorchés par les journalistes des
médias publics. Quant aux journalistes de la presse indépendante,
il semblerait qu'ils abusent de cette liberté, ce qui expliquerait leurs
dérives que nous allons aborder dans la partie suivante.
* 101 Laurence BARDIN,
L'analyse de contenu, Paris, PUF, 2001
* 102 L. BARDIN,
op.cit.p. 127
* 103 A.-J. TUDESQ,
Feuilles D'Afrique, étude de la presse de l'Afrique
Subsaharienne, MSHA, Talence, 1995
* 104 Ordonnances
n°59-054, Titre I
* 105 « L'Agence ne
peut en aucune circonstance tenir compte d'influence ou de
considérations de nature à compromettre l'exactitude ou
l'objectivité de l'information, elle ne doit en aucune circonstance
passer sous contrôle ...d'un groupement politique, idéologique ou
économique ». Ordonnances n°59-054, Titre I, article 2
* 106 Institut PANOS,
Médias et élections au Sénégal, NEAS,
Dakar, 2002, p.47
* 107 Badara DIOUF,
journaliste au Soleil, « Le Sénégal a
repris confiance en lui-même », publié le 19 mars
2004, www.lesoleil.sn
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