Benoît Rouiller
PHILOSOPHIE ET POÉSIE
Platon, Nietzsche et Heidegger
Mémoire de Master II
sous la direction de Monsieur Juranville
Président du Jury : Monsieur Cordero
UFR de Philosophie
Université de Rennes I
Septembre 2006
À ma mère.
REMERCIEMENTS
Je tiens tout d'abord à saluer les personnels et les
enseignants de l'Université de Genova, où ce travail a
débuté. Je tiens également à adresser mes
remerciements à Monsieur Juranville, de l'Université de Rennes 1,
pour ses exhortations nombreuses à philosopher. Enfin, un grand merci
à tous ceux qui, soutenant mon effort, ont permis à ce travail
d'aboutir.
INTRODUCTION
La poésie, dès lors qu'elle sort de son
innocence primitive, à première vue
désintéressée et sans grande efficace, entre de plain-pied
dans l'art avec Platon. Elle ne se contente plus d'ordonner le monde dans
l'espace du mythe, mais s'ouvre à une dimension héroïque
où l'homme occupe le premier plan. Le règlement sur les
poètes, mené dans les livres III et X de la
République, a donc un sens éminemment positif.
Au-delà de ses jugements critiques, il fait en sorte que la
poésie instruise (païdeia) et ne se contente plus de
divertir (païdia) ou d'induire en erreur les plus jeunes sur la
nature du bien. À l'inverse de ce qu'elle représente, la
poésie pourrait déployer ses mythes à l'horizon des
idées ou d'un savoir véritable, fondé en raison. Elle
pourrait conduire les hommes vers ce qu'ils ont de meilleur et finalement vers
eux-mêmes. Avec Platon, la poésie se voit contrainte à une
certaine transparence, à un logos qui l'oriente vers le
suprêmement désirable. Elle doit solliciter le courage et fixer le
désir. La partie rationnelle de l'âme, le nous s'y meut
pour obtenir une souveraineté sur le corps et les affects. Dès
lors, la parole des poètes fonctionne comme une méthode, pour
ajuster le corps à l'âme. Réglementée ainsi, la
poésie peut servir de propédeutique à l'acquisition d'un
savoir ou à l'exercice d'un métier, comme celui de guerrier. En
règle générale, elle doit valoriser la justice au
détriment de l'injustice ou de la démesure. Elle doit favoriser
ce qui est d'or dans l'âme pour l'établir dans son lieu propre. Il
convient que donc le poète soit lui-même raisonné et
conscient de ses capacités à instruire son auditoire. Il doit
être conscient d'oeuvrer, par l'intermédiaire des idées, au
bien général. C'est à cette condition que la poésie
agit comme une tutelle de l'individu qui, balbutiant, tend à se
développer. Elle participe alors à la république de
l'âme, dans sa dimension individuelle et communautaire, pour le
présent ainsi que pour les générations futures.
Idéalement, elle contribue à diminuer la partition
(xorismòs) entre le monde sensible et les idées.
Cette première acception de la poésie est
malheureusement formelle. Selon la terminologie de Nietzsche, elle est
« apollinienne ». Elle se confond avec la dialectique et
les mathématiques, dont le but est de structurer l'âme. Elle doit
essentiellement permettre d'appréhender la nature intelligible du bien.
Dans ce nouvel état, guidé par le philosophe, le poète
devient un parfait artisan, un imitateur hors pair. Il fixe des modèles
et, progressivement, des caractères dépourvus de
créativité. Dans l'agencement général des
êtres et de leurs fonctions, il ne doit plus s'intercaler d'ombres ou
d'images. Le poète ne doit plus s'essayer à d'autres
modèles ou tracés. Il procède exclusivement en vue du
bien, à partir des idées et de leur connaissance ordonnée.
La poésie doit nommer ce qui, dans le monde sensible, appartient au
domaine du sensé. Elle doit préserver l'intelligibilité
des idées dans leurs manifestations concrètes. Pour ne se livrer
à aucune autre interprétation, elle doit être
définie aussi précisément que possible, ce que Platon
entreprend au livre III de la République. Ce que la
poésie renferme ne doit plus surprendre ni étonner. Finalement,
tout y est déjà énoncé et l'être y est
comme orchestré. Ce qui va par-delà cette
« orchestration » en est définitivement proscrit et
considéré comme barbare.
Ce qui distingue l'art poétique d'une science ou de la
philosophie tient cependant à l'esthétique d'un récit.
Celui-ci ne nécessite pas de se référer à des
modèles pour être entendu. L'épopée ne
représente pas le monde dans sa pleine intelligibilité, ni dans
sa bonté. Elle se nourrit et se développe à partir
d'éléments sensibles, les mêmes que semble condamner
Platon. Sans cette provenance terrestre, elle n'a pas de profondeur. Selon
Nietzsche, elle est jeune et innocente, mais sa beauté est
superficielle, comme sa logique. Par conséquent, il importe de
constituer son objet, plutôt que sa transparence. Il est urgent de nommer
plutôt que de reconduire à un modèle
d'intelligibilité, l'unité de son objet. Les imitations
poétiques doivent êtres compréhensibles dans leur
unité d'action, de temps et de lieux. Il faut, comme l'écrit
Aristote, « que l'unité de l'imitation résulte de
l'unité de l'objet »1(*). Culminant en Grèce dans la tragédie
d'Eschyle, l'épopée puis la tragédie doivent instituer
plus spécifiquement un monde de souffrance et de déchirement
(pathei mathos). Elles doivent enjoindre l'homme à accepter son
destin, son rapport affecté au monde. La philosophie qui y prend appui
doit s'ancrer dans une même existence dépourvue de toute
transcendance.
La Naissance de la tragédie intervient sur
ces événements qu'aucun ailleurs ou « arrière
monde » n'éclaire. Elle s'oppose par définition
à Platon et à la tradition chrétienne qui souhaitent
illuminer l'abyme du sensible par la clarté des idées.
Démotique, elle demeure fidèle aux forces vives de la physique
(physis) et de « la terre » par opposition aux
travaux érudits. En s'appropriant la parole des tragiques,
Nietzsche affirme la vie jusque dans ses contradictions sensibles, en ce
qu'elle permet au vivant de croître et de périr
indéfiniment. Il initie aux mystères du corps et de Dionysos,
contre la révélation du Christ ou l'annonce d'une vie
post-mortem dans le Phédon2(*). Avec les tragiques, Nietzsche
admet qu'il puisse y avoir une démesure en l'homme et des
débordements ponctuels. L'humanité à laquelle il tend
n'en est que mieux canalisée. Le libre cours d'un plus grand nombre de
passions, dans la tragédie, met fin en effet à leur
déchaînement soudain et disproportionné. Sa
réhabilitation de la joute ou du jeu, le temps d'une compétition,
sont à ce titre remarquables3(*). Ils subliment le désir de domination et
d'appropriation de l'autre.
En rendant son culte à la nature, Nietzsche semble
accomplir un tournant dans l'histoire universelle (weltgescichte).
Pourtant, selon Heidegger, la conception nietzschéenne de la
tragédie rejoint, à son déclin, la pensée
initiée par Platon. De Platon à Nietzsche, la
vérité est ce qui rend visible (Platon), certain (Descartes) ou
possible (Kant) l'étant. Après avoir longuement fait
l'instruction de l'étant, la philosophie oublie la
« différence ontologique » et la provenance
poétique de l'être. La philosophie n`est donc plus en mesure de
remédier au nihilisme ambiant, au fait que ce monde ne vale rien. Pour
Heidegger, la « volonté de puissance » est le stade
ultime d'une appropriation de l'étant en dehors de l'être. Le
cours sur Nietzsche, de 1936 - 1937 s'ouvre donc sur un constat
d'échec : « la question fondamentale en tant que
fondement proprement dit, en tant qu'interrogation sur l'essence de
l'être ne s'est pas déployée en tant que telle dans
l'histoire de la philosophie »4(*). La « mort de Dieu » et le
nihilisme qui lui est conséquent viennent confirmer cette actuelle
« nuit du monde », allant jusqu'à priver
l'étant de son « aspect ». Cet
événement marque une impossibilité de voir, même en
plein jour et à midi. Pour Heidegger, nulle exaltation populaire ou
vitaliste n'en conserve le sens. Le monde devient déficitaire et c'est
au poète ou à la poésie des débuts qu'il convient
de lui jeter un nouveau regard.
Heidegger prête une attention infinie à la
question de l'être et à ses voilements successifs. Pour garder
cette question ouverte, en temps de détresse, il envisage la
poésie et la pensée antérieures à Platon. En effet,
la pensée y est encore associée à la parole
poétique et au mythe. À sa source, elle apparaît
dans une première indétermination qui attend de recevoir un sens.
L'être n'y est donc pas encore objectivé : Il y repose dans
l'imminence d'une ouverture à la totalité de l'étant qui
advient dans le discours philosophique. Le poète maintient
l'étant dans une suspension et une retenue qui prépare la
fondation d'un monde par le philosophe. Plus proche de nous, Hölderlin
nous invite à changer notre rapport à la poésie. Dans sa
parole, l'être est comme préservé du monde moderne et de sa
pensée techniciste. Heidegger y est à l'écoute d'une
parole inouïe qui demande cependant à sortir de son mutisme. Il
aide cette parole à émerger d'une sorte de stasis. Il
décide d'une nouvelle répartition de la douleur dans le monde, de
voies tout juste esquissées.
PREMIÈRE PARTIE
PLATON ET LES POÈTES
« Démesure, il faut l'éteindre plus
encore qu'incendie »
Héraclite, Les présocratiques, B XLIII
1. L'apogée de la poésie
Dans la Grèce antique, la parole des aèdes, des
mélopoï «faiseurs de chants» et des rhapsodes a un
impact considérable. Ces connaisseurs de mythes,
considérés alors comme de véritables savants, voyagent de
ville en ville communiquer leurs récits et en instruire les hommes. Une
«Culture itinérante« vient à se développer par
le biais des ces vers, puis dans l'épopée. Mnémonique,
elle se transmet uniquement de manière orale, comme chez les griots
d'Afrique. Sans posséder de livres ni de bibliothèques, les
poètes sont les garants du savoir. Leur parole est alors
déterminante pour l'unité du peuple grec. Elle rassemble les
hommes autour des mêmes histoires, des mêmes mythes. Par leurs
représentations des dieux, des héros, des démons et des
hommes, les poètes communiquent à tous une même
identité culturelle. Avant que le paradigme scientifique accomplisse de
scission entre le muthos et le logos, le poète permet
l'établissement d'un patrimoine culturel commun. Comme le dit W.
Jaeger : « La conception du poète comme éducateur
fut un principe certain pour les Grecs. Elle conserva toujours pour eux sa
validité »5(*). Le poète participe à l'éducation
de chacun et chacun se retrouve dans ses poèmes.
L'espace de l'agora où eurent lieu les premières
représentations théâtrales, avant que celles-ci ne
deviennent plus complexes et qu'elles nécessitent un espace
approprié, rappelle cette dimension publique. Les poètes s'y
produisent gratuitement, ils sont rétribués au mérite.
Quand, par la suite, on joua au théâtre ces
représentations, elles conservèrent cet esprit d'ouverture. Le
rhapsode, « chanteur » de l'épopée, y
entretient cependant un plus large audimat. Il réunit les hommes et
fonde le peuple grec dans la cité. Dans la mise en commun et dans le
partage des mêmes chants, il entretient non seulement l'imaginaire commun
mais l'idée d'une même de normalité. Avec l'apparition des
théâtres, un plus grand nombre d'hommes et de femmes peuvent
suivre les compositions poétiques, elles-mêmes plus longues et
plus complexes dans la scénographie, le nombre et le jeu des acteurs ou
dans son récit. Riant avec les comiques et pleurant avec les tragiques,
le peuple converge vers la scène (skènè) comme on
s'approche d'un feu. Les citoyens s'y regroupent pour y former le corps de la
cité, elle-même restreinte. La réunion autour de la
scène n'est cependant que provisoire, elle s'apparente à un
campement ou une hutte plutôt qu'à une véritable demeure
où tous pourraient loger durablement. Cela ne diminue pourtant en rien
son attrait et le plaisir au moment du spectacle. Temporairement, il
s'établit une cohésion dans la synthèse de tous les
présents : citoyens, enfants et esclaves - dont le statut n'avait
à Athènes rien de misérable. Autour de la scène,
dans l'orchestre (orkèstra), les hommes et les femmes se
libèrent des tensions accumulées par un processus
cathartique6(*). Ceux qui
sont réunis ne forment alors pas un « public » tel
qu'on pourrait l'entendre aujourd'hui, c'est-à-dire qu'ils ne se
contentent pas d'assister à un spectacle qui leur serait
étranger. Ils y entrent par une force du lien social que salue
finalement la critique. Le peuple participe pleinement à la trame du
récit qui restitue et éclaircit leurs inquiétudes. La
poésie y tient lieu de processus cathartique, pour permettre aux hommes
de se libérer de leurs passions nocives. Elle est donc aussi et avant
tout psychagogique : Elle conduit les âmes vers elles-mêmes.
Elle a certes le don d'étonner, d'émouvoir et de provoquer la
risée, mais elle soulève aussi toutes les interrogations et les
doutes de l'instant où elle se joue.
C'est dans la cité démocratique
d'Athènes que la parole du poète arrive à son acmé.
Elle y démultiplie alors ses modes d'exposition avec
ingéniosité. Ne serait-ce que dans le théâtre, elle
déborde très largement ce que nous appelons aujourd'hui
« la poésie ». La poésie, dans le sens
déjà restreint d'une production artistique7(*), se solidifie dans des
sculptures ou des projets architecturaux directement inspirés des
mythes. Tout ce qui est artistique à Athènes découle de
cette « culture mythique » et antique. Elle répond
à un certain nombre d'interrogations propres à l'homme et traite
de sujets philosophiques, tels que « la liberté et le
destin », « la paix et la guerre » ou
« la vie et son au-delà » avec les moyens
imagés dont elle dispose. C'est à ce moment que naît la
subjectivité. Le poète n'est plus le poète dont
l'activité consiste à réciter des vers appris par coeur.
Il devient faiseur de chant et redouble désormais son activité
mnémonique d'un aspect créatif. Le rhapsode devient
l'interprète de la pensée mythique du poète auprès
de ses auditeurs8(*). La
complexité de son art réside désormais dans une
sélection, une composition et dans l'écriture de ses vers. Il lui
faut créer et non plus seulement reproduire. Son activité exige
de lui qu'il compose désormais son chant, un discours accompagné
parfois de musique, de manière à ce qu'il réponde à
des exigences esthétiques, éthiques et politiques.
Parallèlement, les sciences, toujours plus nombreuses,
poursuivent leur progression. Un discours rationnel gagne de nouveaux domaines.
Avec Thucydide, par exemple, l'histoire devient une discipline qui traite
scientifiquement de ce qui a eu lieu. Le poète Hérodote racontait
bien les coutumes et les moeurs de son temps, mais il intègre à
son récit un certain nombre d'éléments personnels ou de
généralités. Il ne fait donc pas à proprement
parler de récit historique. Sans mener une véritable recherche
documentaire ni suivre fidèlement la chronologie des faits, son discours
demeure infondé. De même, dans le milieu médical cette
fois, Asclépios développe sa science à partir de
l'efficacité curative des plantes. Sans avoir l'agrément de la
poésie, la science procure une vision plus exacte du monde, de l'homme
et de la nature. La science est justifiée en raison par un savoir
véritable, non pas seulement par une tradition ou des choix personnels.
Elle vient donc progressivement se substituer aux pratiques des poètes.
Le rhapsode, en l'occurrence Ion, ne possède qu'une technique
particulière (téknè). Il ne peut juger ni
des auteurs de poésie qu'il ne pratique pas, ni des autres
modèles poétiques. Devant les avancées de la science, la
poésie devient le fonds de croyances passées ou de techniques
isolées. Elle devient un réservoir à croyances où
puise à leur convenance la volonté particulière des
artistes.
Dans le prolongement de ces révolutions, tant
artistiques que scientifiques, la communauté démocratique
d'Athènes (koinè) connaît des bouleversements,
suite à sa défaite contre Sparte, en 399. Le trouble agite la
cité et Platon écrit alors aux proches de Dion : « De
mon côté, je ne conçus aucun étonnement en raison de
ma jeunesse ; Je m'imaginais en effet qu'ils les Trente allaient bien
sûr administrer la cité de façon à l'amener d'une
vie injuste à une condition juste »9(*). Ce régime tombé,
succède une époque troublée de règlements de
comptes pendant laquelle « beaucoup de choses se produisirent, dont
on pourrait s'indigner ». De plus, le régime
démocratique qui se met en place l'année suivante n'est pas
meilleur. Il se discrédite complètement aux yeux de Platon
lorsqu'il décide de condamner Socrate pour impiété :
« celle des accusations qui, de toutes, lui convenait le
moins ». La situation finit, pour Platon, par être la
suivante : « Les lois écrites et les coutumes
étaient corrompues et cette corruption avait atteint une importance si
étonnante (...) que je finis, en considérant la situation et en
voyant que les choses allaient absolument de travers, par être pris de
vertige et par être incapable de cesser d'examiner quel moyen ferait un
jour se produire une amélioration, aussi bien en ce domaine que - cela
va de soi - pour le régime politique dans son ensemble »10(*). Quelques années plus
tard, Platon se décide à ouvrir la première grande
école de philosophie et à rédiger une constitution
pour Athènes. Désormais, il connaît un moyen pour que
cessent les dissensions.
Déjà, les dialogues écrits de Platon
permettent de diffuser des contenus philosophiques. Ils ont en effet une valeur
protreptique et de parénèse : Ils exhortent et encouragent
ceux qui s'adonnent à la philosophie. Dans la mesure où ils sont
lus et bien écoutés, ils fournissent des enseignements de type
socratiques pour pratiquer la vertu11(*). Ils s'adressent principalement aux hommes
cultivés ou « honnêtes hommes » (kaloi
kagathoi) et témoignent de son engagement personnel pour
résoudre les problèmes que rencontre Athènes. Avec
l'Académie, le système philosophique de Platon s'ancre plus
profondément encore dans la cité, en favorisant une
fréquentation assidue et partagée des idées. Dans cette
école, un certain nombre de questions attenantes aux
préoccupations de l'époque et de la cité étaient
probablement débattues12(*). Elles étaient débattues et, dans la
mesure du possible, résolues. Un certain nombre de témoignages
évoquent aussi une doctrine non écrite de Platon au sujet des
« premiers principes »13(*). D'un caractère plus acroamatiques, ces
enseignements se seraient adressés prioritairement à ceux qui
étaient déjà familiarisés avec les
problématiques et les termes techniques en vigueur. On raconte encore
que certains citoyens, épris du style et des idées des dialogues
de Platon, auraient été désappointés par cette
différence de ton. Quoi qu'il en soit, les dialogues écrits et
les leçons orales seraient nés d'une même passion pour le
savoir.
Les dialogues de Platon, bien qu'ils s'adressent à un
plus large public, nécessitent des efforts d'attention et
d'écoute, un désir de s'instruire14(*). Comme nous le dit Platon : « Celui
qui se figure, dans les caractères d'écritures, avoir
laissé après lui une connaissance technique, et celui qui
à son tour la recueille avec l'idée que ces caractères
produiront un savoir solide et stable, ont sans doute leur compte de
naïveté »15(*). Dans Phèdre, la
prédiction du roi Ammon témoigne d'une inquiétude pour une
connaissance massivement divulguée, vulgarisée et dé
substantialisée. Une telle connaissance s'expose à la critique et
à tous les contresens. Cependant les papyrus, où le savoir est
consigné, donnent lieu à des lectures publiques, puis à
une transmission orale par le bouche-à-oreille. Ils permettent de
consigner et de transmettre un savoir pour finalement informer et former
d'autres citoyens. Bien employés, ils deviennent des auxiliaires
indispensables à la pratique de ceux qui souhaitent s'instruire. Les
dialogues de Platon, jusqu'à la parution de la
République vers 370 avant J-C sont tous orientés vers
cet objectif. Théorétiques, ils éclairent le sens de la
vertu. Pratiques, ils constituent un chemin de pensée vers une
connaissance concrète, dans le domaine de l'agir. La philosophie de
Platon définit ainsi, dans la République et dans la
continuité de ses recherches, un programme pour élever la
cité à son optimum.
Si l'on en croit la tradition, le jeune Platon avait tous les
attributs d'une « nature poétique »16(*). Il aurait
fréquenté des cercles de peintres et se serait exercé au
mélange des couleurs. Il aurait également composé des
poésies et aurait été près de donner une
tétralogie. Pourtant, sous l'impulsion de Socrate, il se serait
finalement rétracté. Jetant ses écrits au feu, il aurait
prononcé ces vers : « Viens ici, Ephaistos : Platon
à besoin de toi »17(*). Cette anecdote rappelle qu'au moment où
écrit Platon, le tout de la forme poétique se mélange au
rien de ses émanations. La connivence qui s'établit entre le
poète et les citoyens repose sur la satisfaction des désirs de
ces derniers. Euripide ne se félicitait-il pas d'avoir porté sur
la scène des théâtres la vie de tous18(*) ? Le poète est
donc considéré comme un sot par la jeune élite. Socrate,
pour sa part, condamne l'insuffisance normative de la poésie. Il la juge
incompatible avec une fonction pédagogique. Les modèles qui
servent de base à l'activité mimétique éloignent
d'une recherche de l'essentiel. Au contraire, la philosophie cherche à
définir l'être ou l'origine des apparences. Elle dénonce
les apparences de vertu et, dans une recherche de définition, adopte une
démarche rationnelle. Intellectuelle, elle n'est cependant pas
indifférente, puisqu'elle se refuse de répéter
aveuglément et inconsciemment ce qui est déjà
donné. À mille lieux des palliatifs distillés, la
philosophie suppose une recherche des essences. Pour être « le
plus laid de tous les hommes »19(*) selon Nietzsche, Socrate essaye de comprendre quel
est le sens des représentations poétiques. À ce niveau,
l'opposition de Socrate et des poètes se situe dans le fait que ces
derniers laissent impensée l'origine de leur dire poétique. Les
poètes adhèrent à une pensée nonchalante. Ils
reproduisent des modèles sans êtres sûrs de leur
véracité.
Pour Platon, la poésie est saisie d'une contradiction
fondamentale. Elle demeure dans une constante opposition entre un dire
essentiellement pédagogique - fondé sur la reconnaissance d'un
savoir du poète - et un dit effectivement ludique. Il semble y avoir un
hiatus entre son propos, traditionnellement pédagogique et son
insouciance effective. Désormais, les discours des poètes
semblent devoir nier leur sens pédagogique et formateur pour être
pleinement poétique. Ainsi, Platon nous dit des vers homériques
que : « plus ils sont poétiques, moins il convient
de les laisser entendre à des enfants et des hommes, destinés
à être libres et à redouter l'esclavage plus encore que la
mort »20(*).
Cette dichotomie, au sein du dire poétique, conduit le plus souvent
à ne privilégier qu'un seul de ses deux aspects. Toute la
tradition homérique et épique est donc examinée et
même contestée dans l'état où elle se trouve. Elle
manque à sa fonction pédagogique, en amont des poèmes et
des chants de tel ou tel poète. C'est dans ce sens que Gadamer nous
dit : « c'est, en fait, en rupture avec le fondement
poétique de la païdeutique attique que le sens pédagogique
du philosophé de Platon se développe, comme quelque chose de
nouveau et de différent par rapport à la totalité de la
tradition »21(*). Le philosopher socratique de Platon s'inscrit en
rupture avec un enseignement traditionnel, sacré mais imparfaitement
conservé et comme dépourvu de son sens originaire. La
poésie, dans la mesure où elle n'est que mimétique, ne
peut être bénéfique aux hommes. Répétitive,
la mimêsis ne saisit pas l'idée à l'origine du
dire poétique. Elle en reste à des manifestations, à des
vestiges de sens trop souvent repris, déformés et usés. La
source homérique de l'éducation y est tarie.
Après la disparition des tragédiens que furent
Eschyle et Sophocle la poésie connaît une crise. Les pièces
d'Euripide renouvellent et modifient profondément la forme même de
la tragédie. Il n'est pas douteux que la forme expressive
(lexis) des poètes, le ton contenu dans leurs mètres,
les rythmes et l'harmonie de leurs chants entraînent encore une
fascination esthétique. Cependant, les poètes y excellent sans
contenus véritables. Ils sacrifient à l'esthétique de leur
art, devenu genre littéraire, les exigences de la raison. La
lexis des poètes se détourne du rapport
gnoséologique qu'elle avait avec les autres hommes. Elle cherche
à plaire, non plus à instruire les hommes de ce qui est vraiment.
Les propos des poètes sont, en sommes, comme absorbés par leur
expression. Il ne convient donc pas de s'y reporter, autrement que pour en
apprécier la beauté, juvénile et malheureusement
éphémère22(*). Elle relève de l'apparence sensible et non de
la réalité qui dure et persiste dans le temps. Elle
témoigne de ce qui est passager, de ce qui échappe à toute
vérification. Comme le dit Héraclite : « Il ne
siérait point d'invoquer encore le témoignage des poètes
et des auteurs de mythes sur ce que nous ignorons - comme bon nombre de
prédécesseurs et de précurseurs l'ont fait sur maints
sujets - en citant, à propos de questions controversées,
des autorités sans crédits »23(*). Les poètes, les
mythologues et le sensible auquel ils se rapportent ne permettent pas ou plus
de sortir de l'ignorance.
Dans son oeuvre, Platon accentue de temps à autre
l'aspect poétique. Les mythes y jouent un rôle éminent pour
montrer ce que la raison ne peut immédiatement prouver. À la
lisière de l'indémontrable, ils viennent non seulement illustrer
les idées mais encore les déployer dans une autre forme de
discours. Pourtant, l'écriture de Platon est elle-même en dehors
de tout genre littéraire. Son esthétique ne repose pas
essentiellement dans l'ingéniosité de ses mises en scène,
dans la psychologie de ses personnages ou dans le fil de ses discours, souvent
aporétiques. Sa beauté véritable lui vient de ses
contradictions explicites et de cette extraordinaire capacité à
discourir des idées. La République est belle parce
qu'elle véhicule un modèle de justice, une méthode pour
que l'homme se réalise dans une dimension personnelle et éthique.
Le règlement sur les poètes et la poésie y est
sévère, mais ce sont les semblants de poésie qui y sont
condamnés, non la poésie dans sa réalité, dans sa
forme même de « tragédie vraie ». La
poésie y trouve respectivement son sens et sa portée, dans et
grâce à la philosophie. Platon fait le voeu d'une poésie
idéelle, qui puisse léguer aux générations futures
un témoignage exemplaire de vie et de constitution.
Pour que la poésie remplisse de sa fonction
pédagogique, elle doit désormais être
éclairée. C'est la raison pour laquelle Platon entreprend un
« règlement sur la poésie »24(*), au livre III, puis au livre X
de la République. Lorsqu'il s'interroge sur la poésie,
Platon suit le chemin ouvert par Socrate. Le savoir véritable ou
connaissance conceptuelle (épistémè), lui
apparaît progressivement comme la seule réalité. Distinct
des récits poétiques comme du flux de la sensation, le
logos constitue le tout de la réalité, l'amont et l'aval
du sensible. Il est tout ce que l'on peut véritablement en dire. C'est
donc par la philosophie et son logos que la poésie acquiert
tout son sens. En tant qu'elle n'est que mimétique, la poésie
n'est pas, à proprement parler, réelle. Il faut que
l'épopée soit subordonnée au discours vrai, qu'elle ait
une portée épistémique et éthique, pour être
au mieux de sa forme. Ainsi, aux poètes qui viendraient innocemment se
produire dans la cité, Platon ne manque pas d'humour ou d'ironie. Quand
un orateur arrive à Athènes pour s'y produire, il faut
« le saluer bien bas, comme un être sacré,
étonnant, agréable » ; il faut « lui
verser de la myrrhe sur la tête » et « le couronner
de bandelettes », comme le veut la coutume pour les statues des
dieux25(*). Au terme de ce
rituel, le poète se veut reconduit en dehors des murs et ce, bien
sûr, avant qu'il ait pu s'y produire. Platon se dit pourtant
« charmé » au livre X de la
République, lorsqu'il entend des vers épiques26(*). L'exclusion des poètes
n'est peut-être pas irrévocable. Platon ne promeut pas de pure et
simple exclusion de la poésie. La condamnation des poètes et
l'ironie dont Platon témoigne, à leur insu, cache un
véritable problème.
Dans les Lois, Platon s'adresse aux poètes
avec davantage d'égards : « Chers hôtes, nous sommes
aussi les auteurs d'une tragédie que nous voulons, dans la mesure de nos
forces, la plus belle et la meilleure possible. Toute notre constitution est
combinée comme une imitation du genre de vie le plus beau et le
meilleur ; et c'est cela, disons-nous, qui est réellement la
tragédie vraie. Vous êtes donc des poètes, mais nous aussi
le sommes... nous sommes vos rivaux dans ce concours pour produire la plus
belle des pièces ; seule la loi vraie est destinée, par
nature, à atteindre ce but ».27(*) Rivaux, les philosophes se veulent supérieurs
aux poètes. Ils savent en effet ce que la poésie doit
être : « une imitation du genre de vie le plus beau et le
meilleur ». L'opinion droite du poète, guidée par la
philosophie, n'a pas d'autre vocation que celle d'« engendrer la
justice »28(*).
Quand le poète produit des récits, il doit se montrer utile
à la cité tout entière. L'organisation des classes
sociales qu'il intègre, au niveau politique, vient alors se superposer
aux parties de l'âme : « Il y a dans la cité et dans
l'âme des individus des parties correspondantes et égales en
nombre »29(*).
Le poète constitue une force qui, pour être organisée de
manière hiérarchique, est coercitive. Il rend sensible le bien
dans une justice de chacun avec lui-même30(*). D'une conception moindre de la justice comme
empiètement de soi sur soi, ou comme droit privé de chacun sur
autrui - qui, pour Platon, est attenante à la partie inférieure
de l'âme - le poète advient à la justice dans l'accord
qu'il engendre. À terme, on peut supposer que le poète
dénoncerait l'individualisme issu des traités de sophistique,
lesquels privilégient la séparation, l'intempérance et la
dysharmonie des parties dans le tout, qu'il soit anthropologique ou
politique31(*). Il
reviendrait au poète de mettre un terme à ce qui est initialement
multiple et divisé, l'homme et la cité.
2. Le métier de poète
Bien que la dissidence soit ancienne entre la poésie et
la philosophie32(*), il
est temps de réglementer cette dernière et d'accorder un statut
de pédagogue au poète. Dans l'Ion, Platon jette sur
l'activité des poètes un regard critique somme toute
nietzschéen. Il analyse l'activité du rhapsode qu'il qualifie de
vaniteuse. Il éclaire d'une lumière blanche et impitoyable la
theia moira, cette inspiration divine ou folie désirée
par les hommes. Elle fait advenir le poète, non pas comme un être
divin, délié de toute contrainte sensible, mais comme un simple
exécutant. Au lieu de s'élever, le poète semble n'y semble
être qu'un corps. Ses gestes se réduisent à des mouvements
de bras et de bouche, ordonnés par un autre qu'il ne connaît pas.
Ses récitations et pantomimes le tournent finalement en dérision.
Selon Platon, rien n'indique la présence d'un art véritable dont
le rhapsode pourrait éventuellement s'enorgueillir. Celui-ci ne fait que
réciter, mimer et reprendre maladroitement ce que d'autres faisaient
déjà. Ses chants se contentent d'imiter les mythes de ses
pères : Homère, Hésiode ou Archiloque. Il n'est que
l'ouvrier d'une tradition séculaire dont il méconnaît aussi
bien les premières intuitions que la véritable portée.
L'enthousiasme poétique est donc reconduit par le philosophe et les
récits des poètes, peu véridiques, y sont
condamnés.
Dans la République, il semble pourtant que les
poètes ont la capacité de reproduire toutes sortes de choses et
de situations. Ils mettent en scène des héros, mais aussi la
faune et la flore, la terre et le ciel, l'Hadès et toutes les choses
qu'ils comprennent33(*).
Les poètes reflètent donc l'intégralité du monde
dans le miroir de leurs fables. Pourtant, Platon juge qu'ils ne produisent le
plus souvent que des apparences, privant les hommes d'imitations
véritables. Leurs imitations s'apparentent plutôt à des
esquisses ou à des simulacres (eidôlov)34(*), tant du point de l'être
que de ce qui semble être. Ces « images d'images »,
choisies au hasard parmi ce qui est, confondent ainsi les hommes. Elles
mêlent des images qui présentent un intérêt à
d'autres qui n'en ont que l'apparence. Par deux fois
matérialisées, localisées et définitivement
abandonnées à la contingence, les imitations des poètes
égarent leurs auditeurs. Elles manquent en somme de finalité et
d'intelligibilité. L'activité mimétique, pour être
aussi étendue, a donc des limites nettes. Elle ne restitue qu'assez
maladroitement les choses, compte tenu de leur être véritable, des
idées qui sont au coeur de leurs manifestations sensibles. Le discours
philosophique se confronte donc à ces "échos" ou "fantômes"
pour y substituer un autre discours. Socrate fait judicieusement remarquer que
les poètes sont privés du savoir des objets qu'ils imitent :
« Crois-tu que si un homme était capable de faire
indifféremment et l'objet à imiter et l'image, il choisirait de
consacrer son activité à la fabrication des
images ? ».35(*) Les poètes méconnaissent, à leur
insu et jusque dans la diversité de leurs imitations, les idées
qui président à leur activité mimétique. Pour
Platon, il est temps qu'un savoir véritable vienne orienter l'action des
poètes. Elle doit reposer sur une opinion droite (orthè
doxa) et dans un métier utile.
Or, comme le rappelle Platon : « le
commencement, en toute chose, est ce qu'il y a de plus
important »36(*). Les fables homériques, communiquées
aux hommes depuis leur plus tendre enfance, ont une réelle incidence sur
l'âme. L'âme, si elle est immortelle, n'en est pas moins fragile et
protéiforme. Les « fables homériques »
racontées aux enfants forment leurs âmes comme la gymnastique
prédispose leurs corps à certaines activités. Elles
s'inscrivent comme une empreinte (tupos), de manière
"indélébile" et "inébranlable". Elles sont finalement
comme une "seconde nature" et fournissent des schémas d'actions
quasiment définitifs aux jeunes hommes qui s'en informent37(*). Il importe donc de ne pas
dire n'importe quoi, y compris aux jeunes enfants. L'activité
mimètique déborde largement le cadre du simple jeu ou de
l'amusement. Elle n'appartient pas seulement au genre des biens inoffensifs,
agréables pour eux-mêmes et pour la joie qu'ils procurent. Elle
est un de ces arts qu'il faut chercher pour leurs bienfaits, au-delà des
difficultés qu'ils entraînent. L'art poétique est à
l'âme ce que l'art médical est à l'esprit. Ni Homère
ni Hésiode ne doivent plus échapper à un examen
serré du contenu de leurs poèmes. L'adéquation aux
modèles qu'ils proposent peut marquer positivement ou
négativement leurs auditeurs. Ils convient donc de s'assurer de la
légitimité de leurs propos.
Ce que les poètes imitent se doit d'être
instructif, d'avoir une portée gnoséologique. Ils doivent
permettre aux hommes de se réaliser, de conserver et d'accroître
l'être qui leur revient. L'homme doit y déceler ce qui est divin,
afin que son âme s'y convertisse. Ainsi, les représentations des
héros ou des dieux, pour être adéquates, doivent se
conformer à l'idée la plus juste qu'il est possible d'en avoir.
Leur beauté doit avoir pour ascendant la bonté. C'est la raison
pour laquelle le poète est blâmé « quand le mensonge
est sans beauté »38(*). Les héros peuvent se montrer
passionnés, s'ils montrent une véritable offense ou s'ils font
preuve de courage. Les dieux peuvent être responsable de ce qui arrive
aux hommes, si cela est un bien. Conformément à l'idée de
Dieu, le poète doit reconnaître que : « Dieu n'est pas
la cause de tout mais la cause du bien »39(*). D'autre part, il doit
lui-même admettre ceci : «les dieux ne sont pas des magiciens
qui changent de forme, et ils ne nous égarent point par des mensonges,
en parole ou en acte »40(*). Bien que contraignantes, ces deux
premières règles indiquent déjà, au-delà de
la critique, deux formes positives de discours poétique. Elles
énoncent des moyens pour que la poésie remédie à
ses premiers travers, pour qu'elle informe utilement les hommes.
Il est encore dommageable que les jeunes soient
dévalorisés par leurs pédagogues. Le poète en
exercice ne semble pas tenir compte de la dimension pragmatique de son art, de
ce qu'il a de bon ou de nuisible. Platon ironise donc en trouvant
« charmant » le poète qui ne remplit pas la fonction
qui lui est traditionnellement dévolue. Ce dernier produit des
imitations sans tenir compte de leur portée. Il ne se destine pas aux
gardiens, ni ne participe à la culture et à
l'épanouissement des âmes des plus jeunes. C'est contre cet
état de fait que Platon signale, au livre dix de la
République que : « Il est de toute
nécessité que l'usager d'une chose soit le plus
expérimenté, qu'il informe le fabriquant des qualités et
des défauts de son ouvrage et ce, par rapport à l'usage qu'il en
fait »41(*). Il
revient naturellement aux jeunes gens une part de science, dans les imitations
des héros qu'ils s'empressent de faire. L'expérience qu'ils en
font témoigne de la connaissance qu'ils en ont42(*). Les jeunes hommes
s'identifient à leurs modèles selon des procédures
mimétiques. Ils reproduisent leurs modèles avec invention, sans
se contenter de la description qu'en a faite le poète. C'est donc au
prix d'un sacrifice que le poète doit revenir, selon Platon, à
des imitations utiles et bonnes. Le poète doit engendrer des imitations
qui soient belles esthétiquement et bonnes éthiquement. En
trouvant cet équilibre, il formerait les hommes honnêtes et
bons (kaloi kagathoi) auquel il s'adresse.
Le poète doit par conséquent adopter un ton plus
rigoureux. Cela signifie qu'il doit parler comme il faut, faire en sorte que
ses imitations soient plus agréables, là où elles sont
bonnes. Il doit satisfaire les besoins du corps, dans la mesure où ces
remèdes conviennent aussi à l'âme. En pratique, il est
nécessaire que le poète soit plus modéré, qu'il
abandonne la démesure (hybris) caractéristique des
tragédies. Il doit restreindre le champs de ses imitations car celui qui
se contente d'imiter un homme dans ses traits de fermetés ou de sagesse
est nécessairement meilleur que le panégyriste d'Homère,
lequel se vante de pouvoir tout imiter. Il agit aussi plus efficacement et plus
naturellement. Il n'a pas à avoir honte de lui-même, à la
différence de celui qui produit des imitations malsaines43(*). L'orateur capable de tout
imiter, en mal comme en bien, est inversement plus médiocre, vantard ou
honteux. Il imite tout sans distinguer ce qui est signifiant de ce qui ne
l'est pas. En règle générale, plus les imitations
mélangent des modèles de valeurs inégales, moins elles
sont aptes à communiquer un ethos. Conserver la même
harmonie et le même rythme dans l'imitation est, au contraire, le signe
d'une constance qui se transmet44(*). Pour produire des imitations mesurées, il
convient de rendre sensible ce qui est intelligible, de faire en sorte que le
beau coïncide avec le meilleur, non pas avec un tout
indifférencié.
Se spécialisant dans certaines imitations, le
poète participe à la formation de chacun. Par exemple, il a la
possibilité de rendre le corps des chefs plus prudent, de même que
ceux qui, en général, délibèrent des affaires
publiques45(*). Il
peut communiquer du courage aux gardiens et à ceux qui préservent
la cité de ses maux. Il peut encore enseigner la tempérance aux
artisans et à tous ceux qui sont engagés dans une recherche
insatiable de profit46(*).
Pour cela, le poète doit lui-même être instruit de ces
pratiques. En outre, il doit connaître la vertu pour remédier
à leurs manques. Cependant, au moment où écrit Platon, le
poète est de ceux qui incitent à la lâcheté !
Il n'exerce de son art que ce qui est flatteur, la partie qui va dans le sens
de faux-semblants, de fausses vertus mais vices biens réels. De fait, il
engage les autres hommes à abdiquer devant l'effort, à
céder devant la tentation et dans la facilité. Cette
défaillance du poète apparaît encore dans le rapport aigu
que certains héros, comme Achille, entretiennent avec la mort. En la
rendant plus terrible qu'elle n'est, tout homme imprégné de ses
représentations préfèrera l'esclavage à la
lutte.
Comme le rappelle Céphale au livre premier de la
République : « Lorsqu'un homme est près
de penser à sa mort, craintes et soucis l'assaillent à propos des
choses qui, auparavant, ne le troublaient pas »47(*). Ne serait-ce que du point de
vue de l'opinion droite, il aurait été préférable
qu'Homère s'exprime comme Pindare : « douce à son
coeur / et nourrice de ses vieux ans l'accompagne / l'espérance, qui
gouverne / l'âme changeante des mortels »48(*). Ce discours est d'autant plus
problématique qu'il s'adresse à des jeunes gens et, pour
certains, à de futurs gardiens. Leur faire croire des choses terribles
sur l'Hadès leur est nuisible. S'ils en viennent à s'effrayer
devant le danger, devant la pensée qu'ils puissent mourir, ils vivront
nécessairement en lâches, soumis à la tyrannie des
passions49(*). En outre,
du point de vue de l'être, la mort fait partie intégrante du cycle
de la vie. La souffrance vient de l'attachement au corps50(*). Il est absolument faux
d'associer l'invisible au rien. Ce genre d'opinions n'engendre que la peur.
L'invisible est certes l'Hadès, mais c'est aussi le divin, l'immortel et
le sensé51(*).
À suivre le mythe, l'âme immortelle retrouve dans l'Hadès
ses amitiés défuntes, ainsi que les idées dans une
splendeur aux corps insoutenable. Seuls certains gymnosophistes comme il en
existe encore en Inde, osent affronter une lumière semblable et, face au
soleil, s'aveugler définitivement. Pour Platon, tout honneur
véritable consiste à demeurer, de son vivant, aussi près
que possible de l'invisible, de ce qui fait sens. Seule l'action sensée,
intelligible, déliée de ses attaches corporelles et de ses
appétits d'un instant est significative. L'homme a donc la
faculté de tempérer son corps, le fleuve de ses passions
humaines. Au moment de mourir, celui qui s'est ainsi exercé à
vivre n'a pas de peine à se laisser guider. C'est à cette
même fréquentation des idées que doit parvenir le
poète, lorsqu'il entreprend d'exercer son art. Il convient donc pour
Platon d'employer les grands remèdes et d'effacer tout ce qui dans les
fables des poètes est irrationnel.
Homère, le premier, se fourvoie lorsqu'il fait
commettre au héros de l'Iliade un grand nombre d'exactions. Il
y maltraite son rang et ses ascendances divines, ce qui a trait à sa
pensée. Achille devrait normalement faire preuve de bravoure, de courage
et de résolution dans l'accomplissement de ses travaux. Contre toute
attente, il se lamente, il est toujours abattu et comme vaincu à la
pensée de son camarade mort au combat52(*). Intempérant, les funérailles de son
ami Patrocle sont pour lui l'occasion de commettre une véritable
boucherie53(*).
entraîné par sa colère, il tue Hector puis traîne son
corps inanimé derrière son char54(*). Cupide, il n'accepte enfin de restituer sa
dépouille que moyennant une rançon55(*). Démesuré, le
héros de l'Iliade se montre donc très en
deçà de ce qui est attendu d'un pédagogue. De son
côté, Ulysse est un exemple en matière de ruse. Il n'est
donc pas le héros qui pourra venir se substituer à Achille en
matière de vertu guerrière. Servant de pierre de touche pour les
hommes qui se destinent à garder la cité, il faut alors
s'attendre à ce que leur éducation, nourrie par l'exemple de ce
héros, soit mauvaise. La poésie épique ne leur sera donc
pas profitable, ni pour savoir ce qu'il faut faire ni pour savoir ce qui est
vraiment. Fonder l'éducation des hommes, la païdeia, sur
les seuls vers homériques n'est donc pour l'heure pas viable. Au lieu de
revenir, par un mouvement réflexif, à l'idée de ce qui
est, les fables des poètes égarent leurs auditeurs dans des
simulacres du réel. Ne sachant pas ce qu'il convient de dire ou de
taire, elles ne sont finalement qu'un jeu. Ainsi, Platon nous dit avec finesse
que : « l'imitation n'est pas une affaire sérieuse ;
elle est plutôt une paidìa »56(*).
Le poète a donc une fonction spécifique au sein
de la cité. Pour cela, celui qui s'orienterait vers la poésie ne
devrait pas se trouver dans une situation indécise, telle que nous
pourrions la qualifier de « précaire ». Platon nous
dit que : « chacun ne peut bellement n'exercer qu'un seul
métier »57(*), ce qui signifie que le champ de ses imitations doit
être précisé et non pas laissé au hasard. C'est
revaloriser son métier et le reconnaître comme essentiel que de le
pérenniser, d'en assurer la continuité par un règlement
précis. Ainsi, puisque « le même homme ne peut aussi
bien imiter plusieurs choses qu'une seule »58(*), le sens de ses imitations
poétiques doit être maintenu, autant qu'il se peut, dans la
même direction. C'est parce qu'il occupe une place, distincte du
marché, qu'il se doit d'être constant et mesuré. Il ne doit
plus, par exemple, vanter les mérites de la pâtisserie attique, ni
les charmes des filles de Corinthe. De telles nourritures incitent les hommes
à commettre des excès. Dans ses imitations, une gymnastique
simple, une musique simple et une cuisine simple doivent être
privilégiées, au détriment de techniques plus
élaborées. En outre, s'il n'y a pas de plaisirs plus grands que
ceux de l'amour charnel, ils seront cadrés par les lois du mariage et de
la procréation, ajustés à l'âge des contrevenants et
aux saisons.
Avec des auxiliaires et dans la fonction qu'il occupe, dans la
meilleure des République possible, le poète doit parvenir
à des imitations excellentes. Dans une position essentielle, le
poète poursuit deux formes poétiques : Les « hymnes en
l'honneur des dieux » et les « éloges de gens de
biens »59(*).
Loin d'être une brimade supplémentaire, ces deux formes
précisent la nature de la fonction du poète, au sein de la
païdeutique athénienne. Le poète n'est plus un marginal qui
erre dans les faubourgs (ou le dème) mais un membre de la cité
à part entière. Il intègre la cité et, dans le
même temps, Platon prévoit de lui adjoindre un
« magistrat » et un « gardien ». Les
charges de ces derniers seraient de veiller à l'authenticité et
au respect de ces formes poétique. Le poète serait ainsi en
accord avec les lois écrites et conventionnelles de la cité, de
même qu'avec les lois orales et les moeurs. Le magistrat et le gardien
définissent les meilleures formes poétiques et veillent à
leur application. Avec ses deux auxiliaires, le poète s'incorpore
à la cité dont il participe à l'accomplissement. Dans une
dimension non plus sociale mais religieuse, le poète se fait alors le
porte-parole de la divinité protectrice des lieux.
Platon suggère alors de choisir les poètes pour
leur action personnelle et altruiste. Sans cet aspect citoyen, le poète
ne sera pas vraiment poète dans la cité : « Ils
les poètes auront bon posséder le génie
poétique excellemment, de même que le don des muses, on ne les
prendra pas s'ils n'ont jamais accompli une action
d'éclat »60(*). Seuls les meilleurs, selon les points de vue
artistique, politique et éthique sont retenus. Leur
« éclat » doit donc aussi venir d'une action de
bien, d'un engagement personnel. Cette bonne action assure concrètement
la valeur et les honneurs dus au poète au sein de la pédagogie
athénienne. Ainsi, le poète doit parler en son nom propre, d'un
style indirect qui ne lui permette pas de se travestir derrière ses
personnages61(*).
Il exige de ne pas se désolidariser d'avec ce qu'il dit, de ne pas se
travestir constamment comme Homère aux fils de l'Iliade et de
l'Odyssée. La simple narration
(diégèsis), présente dans les dithyrambes et les
hommages envers les dieux est donc le remède qui s'impose aux
poètes. L'idéal serait, bien sûr, qu'ils alternent le
simple récit à l'imitation dramaturgique. La forme mixte est sans
conteste la meilleure car le poète, ainsi que les autres êtres y
parlent tour à tour en leur nom propre. Cependant, les poètes ne
parviennent pas à s'approprier les personnages qu'ils mettent en
scène, généralement des hommes ou des héros aux
ascendances divines. Oublieuse de l'autre comme d'eux-mêmes, mieux vaut
que la narration des poètes reste simple.
Le poète qui pourrait répondre à cette
double exigence poïétique et de pratique est
peut-être Sophocle. Platon était plus jeune que lui et il ne l'a
sans doute jamais connu personnellement. Pourtant, dans le passage où
est nommé le poète62(*), Platon en loue la modération, le choix pour
une vie équilibrée ainsi que pour une praxis
raisonnée à l'écart des passions. Il est notable que la
position de Sophocle soit différente de celle d'Eschyle, condamné
par Platon pour son impiété. De même, contrairement
à Euripide, il ne fait pas l'éloge de la tyrannie. Il se garde
donc de confondre la liberté et l'esclavage, la justice et l'injustice
ou le bonheur et le malheur. À la différence des autres grands
tragédiens, il semble qu'il y ait une convergence de points de vue entre
Platon et Sophocle. Dans leurs oeuvres respectives, la tyrannie y est
dénoncée comme un régime défiant les lois les plus
fondamentales. Dans Antigone, le poète s'oppose au vouloir
mortifère du tyran, Créon. Ubripolis, ce dernier ordonne
de ne pas enterrer le corps de Polynice. Derrière une raison
d'état (Polynice a levé une armée contre Thèbes),
Créon entreprend de commander aux dieux. Il s'oppose au commandement qui
exige d'enterrer les morts. Antigone porte donc à elle seule la
défense d'un droit aussi fragile qu'essentiel. Callipolis, elle
rend cette sépulture et rétablit le droit à Thèbes.
Il revient à Sophocle la palme du meilleur poète.
3. Le poète dans l'allégorie
L'importance donnée à la poésie conduit
Platon à interroger le mythe. En effet, il arrive au mythe d'être
vraisemblable même s'il n'est pas tout à fait véridique et
vérifiable. Il contient une part de vérité qui, pour
l'heure, est enchâssée dans une multitude de mensonges63(*). Il n'est vrai que par hasard,
de manière accidentelle et seconde. C'est la raison pour laquelle le
mythe n'est pas immédiatement apte à instruire les hommes. Il les
nourrit de fantasmagories qui s'opposent aux vertus de courage, de
tempérance ou de respect des lois attendues dans la cité. En ce
sens, il est juste de dire que les mythes sont comme des « contes,
affabulations, et superstitions populaires destinées à bercer
l'enfant qui sommeille en chacun de nous »64(*). C'est l'opinion du
mathématicien Couturat qui exclut de la philosophie platonicienne tout
ce qui a peu ou prou trait au mythe. Il ne faudrait alors retenir de Platon que
la théorie des idées. Il faudrait penser Platon contre Platon,
dire en quoi nous ne sommes pas platoniciens lorsque Platon a lui-même
recours aux mythes. Toutes les fables ne serviraient qu'à bercer les
enfants et à les tromper sur la véritable nature des choses. Les
fables et récits des poètes seraient fondamentalement nuisibles.
En effet, dans Phèdre, Platon prend ses
distances vis-à-vis du mythe. Il n'adhère pas à la sagesse
populaire qui se satisfait d'images. De même, Anaxagore voit dans le
mythe des causes physiques, mais cela est insuffisant pour le rendre
intelligible65(*). En
outre, le discours mythique comporte une trop grande diversité de noms
et d'essences. Il faudrait alors disposer d'un temps infini, pour rendre compte
de cette « multitude de créatures inconcevables et
monstrueuses »66(*), ce dont Socrate ne dispose pas. Socrate ne peut
examiner tous les mythes et reporter sa recherche de soi. Cependant, les enjeux
de la République nuancent ce propos. Les meilleures conditions
pour sortir de ses troubles Athènes doivent être réunies.
Bien que Platon ne le dise pas dans ces termes, Socrate n'a pas
été capable de relever tous les citoyens d'Athènes de leur condition. Platon explique
bien comment Socrate a rompu, à lui seul, les chaînes de son
enfermement. Cependant les autres hommes, à son appel, sont
restés indifférents. En outre, la poésie est toujours
utile aux mères, ou aux nourrices qui ont la charge de jeunes
enfants : Elle dessert les enfants qui viennent chercher, en elle, des
modèles véritables d'actions justes qui répondent à
leur désir le plus légitime et qui les accompagnent
jusqu'à l'âge adulte. Elle devient ainsi l'auxiliaire
indispensable de la fonction qu'ils occupent. Ce sont autant de raisons pour
lesquelles Platon examine la vocation pédagogique du mythe, sa
capacité à fournir des modèles dans un programme
éducatif. Dès le livre II de la République,
Platon relève certaines fables utiles à la constitution. Ce ne
peut être seulement des affabulations.
Dans l'exercice de leur fonction, les mythes ont une valeur
allégorique. Si le terme d'allégorie n'est pas présent
chez Platon, le terme d'huponoia en a la signification. C'est un
substantif du verbe huponoein, lequel signifie
« soupçonner, suspecter ». Le nom d'uponomos
signifie pour sa part « ce qui est creusé,
miné ». Il désigne ce qui est recouvert de terre, ce
qui est comme caché par autre chose. Il suppose une
réalité tout à fait intelligible derrière la
superficialité du mythe. Il émet l'hypothèse que quelque
chose de signifiant se cache derrière la fable. L'allégorie
s'exprime dans un vocabulaire mythique, mais elle montre aussi ce qui se cache
à l'endroit même du mythe. On songe alors à Aristote,
à cette « tradition divine » recouverte d'histoires
en tout genre, qui cependant aurait conservé toute sa
véracité. Dépouillée de ses artifices, elle
parviendrait encore à dire que « toutes les substances
premières sont divines »67(*). Par l'emploi du terme d'huponoia, Platon
signifie que ce qui est recouvert est ainsi préservé. Il garde
donc toute son importance. Or, le mythe ne peut être absolument
intelligible à l'enfant qui, de lui-même, ne peut établir
de limite précise entre ce qui a du sens et ce qui n'en a pas68(*). Il ne voit pas ce qui est
essentiel et allégorique dans le mythe. Il ignore, tout comme le
poète, la nature du bien, du beau ou du juste. Il revient donc au
philosophe de consacrer les mythes qui, chez les poètes, relèvent
de ces idées.
Il existe des discours mythiques, anodins ou plus
vraisemblablement trompeurs (logoï pseudeis) et des
allégories (huponoia) capables d'enseigner la vertu. Cependant,
dans les récits des poètes, les discours significatifs se
mêlent le plus souvent aux discours mensongers. Il faut par
conséquent les distinguer, ce qui peut se faire en trois temps69(*). Premièrement :
L'allégorie décrit un état et non une histoire ou une
réalité d'ordre physique. Elle est figée dans une
situation où il ne se passe rien. Elle s'apparente à un tableau
et ne connaît aucune progression, aucun dynamisme. Elle se contente au
contraire de décrire un état persistant qui est comme figé
dans un présent intemporel. Le deuxième point qui permet de
distinguer l'allégorie du mythe, quantitativement supérieur mais
de qualité moindre, est que l'allégorie considère ses
personnages comme des types. Ce sont des profils, des caractères et non
des acteurs dramatiques. Son discours est donc « purement
imaginaire et presque aussi schématique qu'une figure de
géométrie »70(*). Elle produit un drame dont les personnages
s'effacent aisément au profit d'un sens plus général.
Ainsi, Achille doit-il être représenté en
vérité, de manière à acquérir plus de
réalité. Il doit se montrer brave guerrier, digne de son
ascendance à la déesse Thétis. Troisièmement,
l'allégorie est explicite. Elle existe sous une forme imagée mais
sa forme véritable, en retrait, y apparaît clairement. En d'autres
termes, elle fournit toutes les clés nécessaires à
l'interprétation de son fonds mythique et, à l'inverse des autres
fables, elle ne prête pas le flanc à des discours de toutes
sortes, notamment impies. De même qu'un symbole, l'allégorie est
explicite et univoque. Suffisamment claire pour ne pas entraîner de
confusion chez ses auditeurs, l'allégorie peut donc intégrer un
discours pédagogique. Elle est accessible à tous comme une
parabole de La Bible et instructive comme une fable de La Fontaine.
Cette simplicité symbolique se retrouve avec force au
début du livre VII, lorsque Socrate dresse le constat de la condition
humaine. Celle-ci est double et dépend de l'instruction ou de
l'ignorance de l'homme71(*). Pour rendre son discours plus compréhensible,
Socrate enjoint son interlocuteur à se représenter les hommes au
fond d'une demeure souterraine, voûtée, « en forme de
caverne »72(*).
L'homme y est enchaîné depuis son enfance73(*) ce qui revient à dire
qu'il est, de son point de vue du moins, enchaîné depuis toujours.
Il n'en est libéré que plus tard, à la fin de ce premier
tableau, par l'intervention d'un autre homme dont on ne sait presque rien. Le
mythe est cependant largement explicité par Socrate qui en donne les
clés peu après74(*). Glaucon est ainsi autorisé, voire tout
à fait exhorté à le comprendre. Dès les
premières lignes, le cadre est posé avec tous ses
éléments : la route, le muret, le feu et, au fond, face à
une paroi des hommes anonymes. Ces derniers sont empêchés de voir
par des chaînes qui leur maintiennent le cou. Enchaînés, ils
regardent droit devant eux sans même se reconnaître. Un jeu
d'ombres projetées sur la paroi vient cependant les distraire et,
apparemment, légitimer leur enfermement par le plaisir qu'ils y
prennent. Grâce à l'habitude qu'ils ont acquise de
l'obscurité, ils fondent leur honneur à reconnaître ces
ombres.75(*) Au-dehors,
des hommes libres et indifférents passent leur chemin. Il convient
cependant d'appeler marionnettistes ou poètes ceux qui manipulent des
objets à l'effigie d'hommes et d'animaux. Ils projettent d'en reproduire
les « merveilles » sur les parois de la caverne.
Excepté un feu au loin qui éclaire faiblement la scène, il
semble que nulle lumière n'éclaire les prisonniers. L'alternance
naturelle des astres solaires et lunaires ne vient donc pas rythmer leurs jours
et, par conséquent, leur donner la conscience du temps qui
s'écoule.
Dans un tel isolement, il est vraisemblable que ces
prisonniers ne parviennent jamais à se défaire eux-mêmes de
leurs chaînes. Socrate émet alors l'hypothèse
« qu'on les délivre de leurs chaînes » et, ce
qui revient au même, « qu'on les guérisse de leur
ignorance »76(*). L'une appartient à l'ordre du mythe et de
l'image quand l'autre relève plus spécifiquement de
l'allégorie et du sens. Dans le cadre du mythe, les montreurs de
marionnettes supervisent l'enfermement des hommes. Ils les distraient en
projetant des ombres grâce à un feu et des objets
fabriqués. Ils maintiennent l'homme enchaîné au moyen
d'artifices qui, pour être composés de plusieurs matières,
n'imitent toujours que des corps. Ils ne reproduisent de l'existence humaine
que des corps et des voix désolidarisés. Par ce jeu, l'homme
s'habitue à la captivité. Il prend plaisir à son ignorance
et fait de son existence particulière la norme de toute existence,
sensible et intelligible. Il n'y a que les marionnettistes qui semblent, pour
leur part, épargnés. Surélevés et abrités,
ils se cachent. Ils pensent ainsi obtenir des biens que la vertu leur
imposerait autrement, comme: « une route longue,
rocailleuse et montante »77(*). Par des sacrifices, ils se pensent se laver des
crimes qu'ils ont accomplis78(*). Cependant, il est improbable qu'ils passent
inaperçus à la vue des esprits déliés et des dieux
dont ils ne sont que les medium. Il est douteux en effet qu'ils
puissent solliciter l'aide des dieux qu'ils n'arrivent pas à se
représenter. Héraclite dit à leur sujet qu'ils :
« adressent leurs prières à ces statues comme quelqu'un qui
ferait conversation avec des murs, ne connaissant pas la nature des dieux et
des héros »79(*). Leurs prières et leurs voeux d'absolutions
sont donc vains et leur injustice dévoilée. En outre, les hommes
les plus à plaindre sont ceux qui commentent l'injustice. Elle ne les
rend pas heureux mais vils, au regard des autres hommes et au leur comme
à celui de la divinité.
L'analyse du pronom impersonnel sujet que Platon utilise pour
indiquer celui ou ceux qui viendraient délivrer les hommes de leur
ignorance pose alors une énigme : À qui fait-il
référence ? Il englobe tout d'abord les fondateurs de la
République, les philosophes de l'Académie80(*). Ils ont reçu la
meilleure instruction qui soit en apprenant à connaître les
idées du bien, du beau et du juste. C'est la raison pour laquelle ils
doivent partager les travaux et les honneurs des hommes81(*), quitter leur état de
béatitude et oeuvrer pour le bien commun. Si le mythe est un moyen pour
se représenter la nature humaine dans toute la misère de son
ignorance, l'allégorie sert ici à faire émerger une autre
voie. De ce tableau mythique vient la figure du philosophe qui, dans le
récit allégorique, libère les hommes de leur ignorance. Il
peut les détourner des ombres en leur donnant une éducation. Ce
n'est donc pas une illusion de plus, projetée dans l'âme comme une
ombre dans la caverne qui aurait pour fin de le détourner de
lui-même. L'éducation philosophique se distingue de
l'éducation sophistique car elle ne produit rien d'étranger
à l'homme qu'elle éduque. Aucune dotation supplémentaire
ne vient remédier à la dite imperfection de sa nature82(*). De même, elle se
distingue de l'éducation poétique car elle n'utilise pas
d'artefacts, elle n'inculque rien de nouveau et rien dont l'homme est
dépendant. Ce n'est pas plus une information qui viendrait former, au
sens strict, l'âme du prisonnier. Elle vise seulement à montrer
l'homme tel qu'il est réellement. Ce n'est pas tant une connaissance
qu'une méthode pour que l'homme réussisse à combler
l'écart qui le sépare de sa vraie nature.83(*) Le philosophe descend dans la
caverne pour que le prisonnier se voit tel qu'il est, tel un homme. L'homme est
désormais capable de se tenir debout, de marcher et de monter une pente
abrupte.
Le philosophe invite chaque homme à suivre Socrate et
l'inscription portée sur le temple d'Apollon à Delphes :
« connais-toi toi-même »84(*). Il ne lui appartient pas de
donner lui-même naissance à de beaux discours. Son savoir se
rapproche du savoir-faire maïeutique dans la mesure où il aide les
autres à enfanter et de ce qu'ils ont de meilleur85(*). Cependant, cet art est
inhabituel, il engendre même de la souffrance. Il semble en effet que
pour accoucher du meilleur de soi-même, il faille avoir la force pour
expédient. En effet, il est écrit qu'il est nécessaire de
« dresser immédiatement » les hommes à une
posture plus digne. Il faut aussi leur faire « tourner le cou,
marcher et lever les yeux vers la lumière »86(*) vers la source de
lumière qui n'était pas immédiatement présente
à leurs regards. Ces premiers gestes engendrent une souffrance du corps.
Cependant, celle-ci est d'autant plus saisissante que l'homme a
été maintenu au sol et dans une même position face aux
parois de la caverne. Dans un deuxième temps, les questions auxquelles
il doit répondre le jettent dans le trouble et l'embarras87(*). Elles semblent lui faire
l'effet de la torpille et, probablement, l'ankylosent. Elles ont pour but de
révéler son ignorance, lui qui ne connaît que les ombres.
Elles en appellent à la nécessité de se tourner vers une
autre connaissance, vers l'âme et ce qui est divin en lui-même.
Dans un troisième temps, il s'engage sur un chemin « rude et
escarpée »88(*). Vertueux et abrupt, il est la condition de sa
libération effective. Sans l'abandonner ni même le lâcher un
seul instant le philosophe permet à l'homme de se rapprocher du soleil
et de la connaissance véritable. Dans un quatrième temps, un
dernier effort permet à l'homme de se découvrir et de se voir
dans la pleine lumière. Il voit les astres et découvre enfin, non
sans être d'abord aveuglé la source de toute la lumière et
de toute connaissance. Cette dernière vision est une connaissance de
toute chose y compris des objets fabriqués et des ombres
projetées jusque dans les esprits de ses compagnons d'infortune89(*).
À la fin de ce chemin de douleur, l'homme arrive
lui-même à la connaissance, laquelle est symbolisée par la
lumière dans l'allégorie. Il peut donc en conclure que, dans la
caverne, l'ignorance est due à l'obscurité. Il y apporte un autre
éclairage, naturel cette fois, sur la nature des ombres. Comme le dit
très bien Heidegger : « Le mythe raconte une histoire et
n'est pas seulement la description des séjours et conditions de l'homme
dans la caverne et en dehors d'elle »90(*). La signification du mythe raconte un double
mouvement d'ascension vers la lumière (anabase) et de descente
dans l'obscurité (katabase). Cassirer signale à ce titre
que c'est là le propre d'une pensée mythique de reconnaître
en chaque jour une authentique genèse et un véritable
déclin du monde. Le monde naît et périt à
l'âge mythique, dans l'opposition du jour et de la nuit. La
création du monde est corrélative au lever du jour vécu
chaque matin à l'aurore91(*), de même que sa fin s'apparente à
l'obscurité du soir au crépuscule. Il décèle ainsi
une trace de pensée mythique chez Héraclite lorsqu'il dit :
« Le soleil, non seulement, est nouveau chaque jour, mais sans cesse
nouveau continûment »92(*). Cette alternance du jour et de la nuit rend
primitivement compte de la temporalité. Le passage de l'ombre à
la lumière introduit encore l'espace : Les points cardinaux est
ouest sont les lieux abstraits d'où vient et où périt la
lumière du jour. La lumière symbolise l'assistance du ciel et des
dieux, laquelle ne peut se faire que de jour et non dans la pénombre
d'une grotte.
Cependant, la venue du philosophe n'interrompt
l'éternité de la scène que pour un seul homme. En outre,
cet homme est mort pour libérer ses codétenus. La mort du
prisonnier ou, plus précisément, son assassinat fait donc encore
défaut à l'intelligibilité du tout. Le chemin parcouru ne
semble effectivement mener nulle part et les hommes ainsi libérés
de manière isolée seraient destinés à mourir parmi
des ignorants. Ici, Platon ne s'adresse donc pas seulement aux meilleurs des
hommes, c'est-à-dire aux philosophes, mais encore à tous les
hommes, y compris les poètes. Les poètes doivent participer au
bien commun, dans la mesure où ils ont été instruits de
leur fonction effective par les philosophes. Par l'examen de leurs mythes, les
poètes ont désormais la capacité de mettre à la
disposition du plus grand nombre un savoir utile à tous. Ils peuvent non
seulement instruire une poignée d'hommes mais relever tous les autres,
conformément au souhait de Socrate93(*). Les philosophes se destinent à être
à la tête de l'Etat. Ils doivent s'astreindre à y occuper,
tour à tour, des postes de gouvernants, en vue du bien commun
uniquement94(*). Or, ceci
n'est justifié que pour éviter la corruption de quelques-uns qui
viendrait nuire à tous. L'enrichissement des dirigeants qui, faisant
mine d'occuper convenablement les affaires publiques, pillent l'état,
est condamnable. Sur ce point, Platon se serait opposé à
l'expédition des Grecs contre Troie, laquelle n'engageait que les
familles royales d'Hélène et de Pâris et non le peuple tout
entier. De manière similaire, de mauvais gardiens favorisent l'injustice
dans la cité. Il est donc essentiel de faire leur éducation pour
qu'ils veillent au bien commun, à ce que l'injustice ne s'introduise pas
dans la cité95(*).
Ils doivent se nourrir de modèles exceptionnels, ceux des poètes
qui ont été retenus.
C'est dans une perspective hautement républicaine et
démocratique qu'il faut donc lire Platon. La république à
construire ne s'adresse pas à une élite qui, convenablement
instruite, maintiendrait le peuple dans la plus grande ignorance. Bien que
Platon condamne ouvertement les excès de la démocratie pour cette
recherche effrénée de liberté qui la caractérise,
il n'adhère pas pour autant à la tyrannie. Les
interprétations marxistes de Platon se méprennent ici. À
la fin du livre III, l'or symbolise une sagesse vivante et une vertu en acte,
c'est-à-dire une valeur chez celui s'y adonne et qui y parvient96(*). Ce n'est ni une
référence à une pureté de race, ni une
manière d'instaurer des classes sociales. Ce n'est que de manière
seconde et conditionnée que des personnes sont promues aux taches les
plus importantes. Les hommes gouvernés par ceux qui, du point
théorétique, connaissent le bien et qui, du point de vue
pratique, le réalisent ont toutes les chances de s'élever. La
difficulté consiste seulement à découvrir ce en quoi
excelle chaque individu pour ne pas le placer à une fonction qui ne lui
conviendrait pas97(*). La
valeur de chacun est donc représentée par un métal, en
fonction de sa capacité à occuper une fonction bien
précise. La métaphore que Platon utilise (à l'origine, une
fable phénicienne) met à rude épreuve le mythe. Il est
significatif que le gardien soit plus éprouvé que l'or.
L'essentiel est ici que le mythe, comme le gardien, révèlent leur
vraie forme98(*). La tache
des éducateurs est d'instruire et de mettre à l'épreuve
les personnes pour révéler de quoi ils sont faits - comme
l'airain, le fer, l'argent ou l'or en ce qui concerne les métaux. Il
faut dès l'enfance libérer les hommes de ces mauvaises habitudes,
celles qui les empêchent de s'élever, comme s'ils étaient
faits de plomb99(*). Les
hommes ne seront pas évalués en fonction des métaux dont
ils sont faits, ce qui serait absurde. Ils seront jugés en fonction de
leurs aptitudes réelles, selon leur souvenir des enseignements,
leur constance dans l'effort, leur résistance aux charmes et leur
dévouement. Il est admis d'ordinaire que les enfants héritent de
la valeur de leurs parents par l'éducation qu'ils en reçoivent.
Pourtant, l'attention portée à ce que chacun est sa place
nécessite la vigilance constante du magistrat100(*). Si l'on file la
métaphore, il arrive qu'un métal moins noble apparaisse dans un
groupe de métaux où il n'a pas lieu d'être. La
lignée n'est donc pas un critère satisfaisant pour
déterminer la valeur d'un homme. Le poète ne s'apparente donc pas
à un chercheur d'or dont Héraclite nous dit qu'ils :
« renversent beaucoup de terre et trouvent peu »101(*). Il va, comme un plongeur de
Délos, chercher la préciosité de chacun et, le plus
tôt possible, déterminer ce en quoi il excelle.
En guise de conclusion, la poésie a pour fin
d'instruire l'homme et de le développer dans le sens qui lui convient le
mieux. La géographie du corps renvoie chez Platon à une
tripartition de l'âme. La tête est le siège de la
pensée et de l'âme immortelle ; Le diaphragme et le cou
relèvent de la partie mortelle, lâche ou, au contraire,
courageuse et offensée ; Enfin, le thorax témoigne encore de
la partie mortelle mais désirante cette fois. Les représentations
des poètes se posent en modèle pour élever les hommes,
leurs âmes comme leurs corps y sont travaillés par des protocoles,
des régimes et des exercices. Dans le Cratyle, Platon nous dit
que l'homme est capable de se remémorer102(*). Il se rapproche d'autant
plus de ce qu'il a d'essentiel qu'il contemple les idées que son
âme a vu avant de s'incarner. L'homme est lui-même lorsqu'il se
remémore ces idées. Pour le héros comme pour le gardien,
le corps (soma) est le lieu de résidence, le signe de cette
âme qui l'habite103(*). Luc Brisson rappelle cependant que, pour être
au principe de l'intelligibilité, l'âme ne peut rendre compte de
tout104(*). Une part non
négligeable de ce qui est reste dans l'ombre. Le corps demeure ainsi un
espace chargé de mystère qu'il serait présomptueux
d'éclairer tout à fait, jusque dans ses méandres sensibles
et désirants. Il se soustrait à la pleine intelligibilité
de l'âme, elle-même ancrée dans la sensibilité et
dans l'épaisseur de ses troubles. Un équilibre doit alors se
faire et instaurer une harmonie entre ces différentes parties.
Chez Homère, l'épopée ne se donne pas
pour fin la pleine intelligibilité de ses histoires. De même, les
premières tragédies ne donnent pas un sens proprement humain
à ce qui advient. Elles dévoilent au contraire des forces
organiques que nulle raison ne peut tout à fait éluder, devant
lesquelles nul esprit ne peut briller. Il n'existe pas de mot exact pour dire
« le corps » chez Homère, il y est plutôt comme un
« champ corporel ». À l'inverse des dieux, les
hommes et les héros ne peuvent véritablement se soustraire au
cours de la nature. Instable, leur corps est sans cesse croissant et
décroissant. Pour Platon au contraire, les chants des poètes
doivent se tenir à ce que l'âme a d'ascendances divines,
d'immortel. Ce primat fait force de loi pour les poètes et la
poésie. Le poète doit faire l'apologie du corps signifiant et
pleinement réel, comme l'est la meilleure partie de son âme. Il
doit rendre les idées transparentes. La place du corps n'y est donc
essentielle que si une âme l'éclaire de son intelligence. Ses
postures et ses attitudes sont des procédés scéniques pour
révéler sa vraie nature, intelligible. Ainsi, Achille restitue le
corps du défunt Hector et, par ce geste, sauve son honneur. Dans
OEdipe a Colone, Sophocle relate comment OEdipe, au seuil de la mort,
trouve refuge dans la divinité, chez Thésée. Il
disparaît alors sans subir la disgrâce de mourir. Dans
Antigone, le corps de Polynice est le lieu de l'emprisonnement de
l'âme, enfermée dans l'attente d'une sépulture.
L'héroïne l'en délivre par ses gestes de pudeur
adressés à la divinité. Le corps est conçu comme un
tabernacle de l'âme à laquelle reviennent tous les
égards.
Avec Platon, la poésie doit instruire les jeunes de
ce qu'ils ont de meilleur et non plus les en écarter. Dans sa fonction
pédagogique, elle doit être positive, pour autrui. C'est la raison
pour laquelle le mythe est perçu à l'horizon de l'idée.
Psychagogique, la poésie guide les âmes par des
représentations mythiques agréables, en direction des
idées les meilleures. Par un choix de ses formes poétiques, elle
représente aussi fidèlement que possible des hommes bons. Elle
permet ainsi aux jeunes hommes de disposer de leurs facultés de
manière hiérarchique, conformément à ses
modèles. Elle y dévoile enfin les qualités de chacun, que
chacun doit apprendre à se reconnaître. À la
différence du philosophe, le poète procède comme un
artisan, à partir d'une connaissance jugée utile par le
philosophe. Son devoir consiste à suivre le canon esthétique qui
lui est prescrit. Les autres représentations qui viendraient s'y
intercaler en sont définitivement proscrites. Ce que la poésie
montre ne doit ni surprendre, ni détourner le gardien potentiel. Tout y
est énoncé et comme « orchestré » par
la connaissance de l'être qu'a le philosophe.
DEUXIÈME PARTIE
LA PHILOSOPHIE TRAGIQUE DE NIETZSCHE
« Aussi longtemps que nous n'aurons pas de
réponse à la question :
Qu'est ce que le dionysiaque ?
Nous resterons, avant comme après, totalement inconnus et
irreprésentables... »
Nietzsche, La Naissance de la Tragédie,
« Essai d'Autocritique »
1. L'alliance fraternelle d'Apollon à Dionysos
Dans La Naissance de la Tragédie (Die
Geburt der Tragödie) écrite en 1872, Nietzsche fonde
l'esthétique moderne sur deux polarités distinctes : Apollon
et Dionysos. Selon lui, Socrate a substitué le visage de la
pensée au discours mythique et Olympien. Il a occulté l'origine
sensible de la tragédie en la soumettant au discours rationnel. Pour
celui qui voudrait s'enquérir de la poésie grecque,
indépendamment de ses légitimations postérieures, il faut
remonter son cours jusqu'à Eschyle ou Homère. Dans cette
poésie native, il apparaît que la raison et le mythe se justifient
l'un l'autre. Nietzsche, philologue de formation, nous dit :
« Nous aurons fait un grand pas en ce qui concerne la science
esthétique quand nous serons arrivés non seulement à la
compréhension logique, mais encore à la certitude
immédiate de l'intuition que l'évolution de l'art est liée
à la dualité de l'apollinien et du
dionysiaque... »105(*). Une « certitude immédiate de
l'intuition » est à même de comprendre la
« science esthétique », le rapport sensible de
l'homme au monde. L'intuition que les idées de bien, de beau ou de juste
sont présentes fait défaut. C'est donc au domaine de l'art et en
particulier au théâtre qu'il convient de sublimer son état,
de dépasser ses conditions de vie difficiles. Le temps d'une
représentation, il est accordé à l'homme un répit,
de même qu'une assise. Avant même que la majorité des Grecs
n'apprennent à argumenter, ils avaient appris à vivre. Par un
sens aigu de la beauté, ils donnaient un sens à leurs
expériences passées, présentes et futures, ils
acquéraient une dimension métaphysique qui leur faisait
défaut autrement. Avec Wagner, Nietzsche partage une même
vision de l'art, dont la caractéristique générale est
d'être « la tâche la plus haute » et
l'« activité proprement
métaphysique »106(*) de l'homme. Nietzsche introduit les schèmes
de l'apollinien et du dionysiaque pour élucider ce qui lie les
Hellènes à l'art. Les premiers, ils ont souhaité
pérenniser leur être au monde.
L'« Essai d'autocritique » qui remplace,
dans la seconde édition, l'adresse à Richard Wagner rapproche la
genèse de ce livre à la guerre franco-allemande. Les
événements qui divisent l'Europe sont au coeur des
préoccupations de Nietzsche, au même titre que la tragédie
grecque. L'intuition d'une origine non apollinienne de la poésie grecque
lui apparaît crûment en Alsace, à la bataille de Woerth.
Cette dernière transfigure le jeune professeur de philologie qui avait
décidé d'y prendre part en tant qu'infirmier. Une lettre
datée du 9 novembre 1870 nous en apprend davantage: « Cet
été, j'ai écrit un essai, sur la vision dionysiaque du
monde, qui considère l'Antiquité grecque d'un point de vue par
lequel, grâce en soit rendue à nos philosophes, nous pouvons
désormais l'aborder. » La Vision dionysiaque du monde (Die
dionysische Weltanschauung) décrit la « vie naturelle
dionysiaque » sur le même plan que la
« clarté apollinienne » des Grecs.
« Apollon et Dionysos sont réunis »107(*). L'épopée
apollinienne et le lyrisme dionysiaque sont énoncés comme les
pères de la tragédie, bien qu'il n'y ait pas entre eux de
conciliation durable. Ils étirent la corde de la tragédie :
«... de la même manière que la polarité des sexes
engendre la vie au milieu d'une lutte perpétuelle et de
réconciliations seulement périodiques »108(*). Leur combat permet de jeter
un éclairage sur les contradictions inhérentes à la nature
humaine. Il engendre toutefois des oeuvres d'art dont la valeur est
précieuse. Avec ces dernières, la dysharmonie elle-même
gagne du sens. À l'image de Platon, non pas philosophe mais lutteur aux
jeux isthmiques et pythiques, le tragédien s'efforce de faire
émerger un sens de la guerre. Il est en mesure de réaliser la
catharsis des passions, à l'échelle européenne si
besoin. Il compose à vif dans l'espoir de faire éclore une plus
grande sagesse, respectueuse de la souffrance. Près d'un siècle
après l'Aüflklarung, le voeu d'une paix perpétuelle
ne suffit plus à Nietzsche. C'est au comble de l'horreur qu'il est
jeté. Il espère donc résoudre le différend entre le
Reich et la France par des moyens artistiques, non par un traité comme
celui qui se trouve, à Versailles le 26 février 1871, à
l'origine des tragédies bien réelles du XXème
siècle.
Dans La Naissance de la Tragédie, la
tragédie est conçue sur le modèle de la pensée de
Schopenhauer, comme la manifestation d'un « vouloir vivre »
conflictuel. Chaque effort pour échapper à la souffrance y
revêt un caractère superficiel. C'est en vain que l'homme souhaite
faire abstraction d'une réalité qui ne manque pas
d'apparaître, violemment. En référence à une
« antique sagesse indienne », Schopenhauer reprend ces mots
des Veda : « C'est la Maya, le voile de l'illusion qui,
recouvrant les yeux des mortels, leur fait voir un monde dont on ne peut pas
dire s'il est ou s'il n'est pas, un monde qui ressemble au rêve
»109(*). L'individu
comme le héros croient d'ordinaire à l'intelligibilité du
monde, à la possibilité d'agir selon des motifs rationnels. Il se
représente des phénomènes pluriels et raisonnables. Pour
lui, le monde est un ensemble de phénomènes coexistant dans
l'espace et se succédant dans le temps. Il est gouverné par
des liens de cause à effet et se trouve le plus souvent justifié.
Cependant, à certaines occasions critiques, toutes ces
représentations s'effondrent. Les phénomènes auxquels
l'individu avait cru se révèlent illusoires, produits
conjointement par son imagination et un principe de raison. Il est amené
à voir que tout ne fait qu'un (en kai pan), que tout est
possédé par une volonté unique, à l'origine du
tout, y compris lui-même. En soi, le monde se révèle sans
raison (grundlos) et sans finalité110(*). La sagesse et la
liberté humaines se résument alors à supposer, en
deçà des phénomènes, un monde nouménal,
unique et désenchanté. La tragédie dévoile un
gouffre en amont des raisons et des régularités que l'homme
reproduit, selon son propre entendement. L'élément apollinien
promet une délivrance que l'élément dionysiaque et
tragique incite, pour sa part, à abandonner.
Dans la mythologie, Apollon est représenté par
le soleil, comme la source véritable de toute lumière. Fils de
Zeus et de Léo, il se confond avec la faculté de voir et
d'être vu. Platon dit qu'il préside à la vue, au même
titre que le soleil111(*). Non seulement, il éclaire les choses
sensibles, mais il les rend intelligibles, accessibles à l'entendement
humain. Lumineux, il montre ce qui est sensé dans le monde sensible. En
outre, Apollon est l'auteur d'un mouvement simultané et harmonieux
(haploun), favorable à la croissance de tous les
êtres112(*). Il
n'engendre pas de fléaux comme la peste à Troie et il convient
encore d'en apprécier la bonté, indépendamment de la
connaissance qu'il procure. Nietzsche creuse cette dernière distinction.
Il nomme « apollinien » l'entendement qui perçoit
les phénomènes, « dionysiaque » la raison qui
les interprète. Cependant, cette raison n'est pas à l'origine du
vrai comme une bonté supérieure. Elle s'attache au monde
primordial où tout s'écoule en fait, selon une métaphore
aquatique. Le principium individuationis y est donc
réfuté au même titre que les idées, lesquelles
viennent structurer a priori le tout, à partir de la
sensibilité. Pour un esprit vigilant, ces idées ne sont que
superposées et fictives, d'origine humaine. Il est aisé de les
comparer à des images, lorsqu'une impression d'irréalité
subsiste. La pluralité des formes intelligibles, bonnes ou mauvaises,
relève encore d'une illusion. Le coeur apollinien de la
vérité n'est toujours que représentatif. C'est un
« spectacle d'ombres » et la philosophie grecque aurait
comme véritable point de départ la thèse selon laquelle
« l'eau est l'origine et la matrice de toute
chose »113(*).
Ce à partir de quoi les formes émergent est, en
Dionysos, un abîme. Ce n'est ni un sol suffisamment fixe et
assuré, ni une forme première et généreuse qui
permette de fonder une éthique. Au contraire et de façon plus
profonde, l'être est de l'ordre du mouvant, plus proche de la biologie et
de la physique que des idées platoniciennes. Il n'a plus rien à
voir avec la morale. La mythologie présente Dionysos, fils de Zeus et de
Déméter, comme un personnage catastrophique et turbulent. Les
petites dionysies, les fêtes païennes de la Saint Jean ou des
vendanges, rappellent ces attributs dionysiaques que possèdent tous les
hommes. D'après Platon, Dionysos est un dieu superficiel. Il incarne
l'ivresse (oïonous)114(*) et fait croire que l'on a de l'esprit de
façon tyrannique. Au contraire, Nietzsche lui reconnaît une
fonction capitale, que ce soit dans la tragédie ou pour la vie. Dionysos
manifeste la vitalité et, d'une certaine façon, la
« santé » de l'homme. Excepté chez les
vierges, épargnées par son délire, il dissipe tout
égoïsme et toute individualité. Par son action,
l'inconscient redevient actif, il trouve une dimension sexuelle. Il en
émerge un cortège bruyant de créatures mi-divines,
mi-animales, auxquelles se joignent exclusivement des femmes en signe de
fécondité. Dionysos est le synonyme d'une première
communion, à l'origine des espèces et de l'humanité. S'il
est attaqué par les titans, déchiré en sept morceaux, cuit
et dévoré, il est réuni à nouveau pendant les
Dionysies. Il redevient alors le tout qu'il était et, par sa
présence instable et virulente, il renverse une conception strictement
intellectuelle de l'homme, animée mais sans force,
désincarnée.
Le délire des poètes est
bénéfique. C'est la raison pour laquelle G. Colli, commentant
l'oeuvre de Nietzsche, affirme : « En réalité, ces deux
divinités ne disposent pas seulement du songe et de l'ivresse comme
instruments de libération. Avant toute chose, et en commun, elles
possèdent l'homme par la folie »115(*). Platon lui-même
reconnaît que c'est par la grâce des dieux que le délire a
été, en certaines occasions, donné aux hommes116(*), pour que son action soit
excellente. Les prophètes, les initiés ou les poètes, dans
la mesure où ils sont respectivement aidés par leurs auxiliaires
divins, Apollon, Dionysos et les Muses, sont bénis117(*). S'ils sont
délirants, transportés en dehors de leurs habitudes
(éthos), ils s'approchent d'une vérité
supérieure. Seulement, cette vérité est toujours
subordonnée à l'amour et à Aphrodite qui, pour Platon, est
la forme supérieure de sagesse. Il convient donc de limiter les autres
délires, pour préserver cet amour des idées. Selon
Nietzsche, Apollon et Dionysos s'opposent davantage qu'ils ne se
réconcilient. Leurs unions, à l'origine des oeuvres
épiques ou tragiques, se trouvent sous la bénédiction
d'Eros et non pas d'Aphrodite. Elles sont absolument en marge d'une
bénédiction constante qui, dans la contemplation des
idées, trouve sa pleine expression. L'ivresse dionysiaque donne
naissance à une extase qui aboutit, par une communion
éphémère, à l'oeuvre véritable,
créative. C'est bien de cette folie ou de ce délire qu'il s'agit
dans la production artistique, non de l'amour mimétique des
idées. La tragédie est une grâce d'Apollon, elle accompagne
un désir que soulève une douleur dionysiaque.
Cet éloge de la folie à l'origine d'une
conception esthétique et non éthique du monde, conteste
l'idée d'une « sérénité »
Grecque, en vigueur depuis le XVIIIème siècle. Selon
cette idée, l'essentiel des oeuvres des Grecs aurait été
produit sereinement, dans la paix et l'harmonie. Pour Winckelmann, ce serait le
fait d'un ensemble de conditions favorables, principalement climatiques et
géographiques. Les Grecs seraient nés sur un sol fertile et un
ciel généreux, dans une zone intermédiaire
tempérée, entre le froid du nord et la chaleur du sud. Dans ce
juste milieu, ils auraient été naturellement plus
« sereins et joyeux » que les autres peuples. La
liberté n'aurait pas eu de mal à y fleurir et, dans les
gouvernements monarchiques, à préparer l'émancipation
future des sujets.118(*)
Si cette interprétation ne satisfait plus vraiment, elle est sensible
aux mouvements de l'âme. Pourtant, l'histoire de la discipline
esthétique amène Winckelmann à préférer des
données archéologiques : les oeuvres plastiques de l'homme
sont finalement cataloguées selon leur taille, leur fonction ou leur
style. L'art, vecteur de désirs et de souffrances est laissé de
côté. C'est ce que conteste Nietzsche lorsqu'il fait éclore
l'art tragique d'un raffinement excessif pour ce qui est sensible et subjectif.
Il s'instruit par « le fonds énigmatique des
choses » dont la forme artistique n'est que le prolongement,
l'affirmation.
Comme le dit lui-même Silène, un être
apparenté à Dionysos, l'homme est le fruit d'une
« misérable race d'éphémères, enfant du
hasard et de la peine »119(*). Toute connaissance est gagnée dans la lutte,
au terme d'une épreuve. Les divinités olympiennes subliment cette
réalité. Elles affirment la souffrance propre à la vie
humaine. Dans la poésie épique, chez Homère, une torpeur
sourde et ininterrompue demeure. Elle ne se résout ultimement que dans
la mort. Journaliers, les héros ne sont assurés de rien, si ce
n'est de leur issue funeste. Le risque que des circonstances imprévues
font naître n'est cependant pas un obstacle pour eux. Au contraire, elles
sont autant d'occasions pour se confronter à une réalité
impromptue et mystérieuse. Quand la flèche de Pâris atteint
Achille, le cri qui jaillit de ses lèvres ne condamne pas cette
imprévisibilité, ni même la souffrance qu'elle engendre. Il
souhaite vivre et souffrir encore, ce qui revient à la même chose.
Ce n'est que la nécessité de devoir mourir jeune qu'il condamne.
Anticipée, la mort est toujours malvenue. Silène, pour avoir
été trop sage, a menti. L'homme est bien misérable, mais
sa douleur le ramène à lui-même, elle l'instruit. Il faut
donc se prémunir contre une interprétation qui voudrait que l'art
et la vie des Grecs fût une condamnation de la vie. L'art ne peut
être non plus une consolation, sans prétendre à la fois,
pour être efficace, atteindre la nature même des
phénomènes. C'est donc avec obstination que le poète
tragique s'intéresse à la vie, sans l'abstraire tout à
fait. L'affinité complice qu'il entretient avec elle, transmet à
son oeuvre une impulsion de vie, un « vouloir vivre »
encore. Il concorde avec Silène, déclamant à ceux qui
arborent une sérénité olympienne :
« Malheur ! Malheur ! »120(*), l'embarcation réelle
de l'homme, lorsqu'elle est trop chargée de rêves, risque bien de
chavirer.
Du fait de cette critique de la
« sérénité des Anciens » l'arbre de la
poésie de Schiller est taillé. Selon Nietzsche, l'art Grec
exprime un ardent désir, non encore assouvi, de faire correspondre des
forces qui s'opposent dans le monde. Il ne peut donc être que
sentimental et il n'est plus possible d'envisager la poésie
Grecque, même épique, comme naïve. Le poète a pour
tâche de dire ce qui est, en exploitant les voies que la nature
emprunte. Dans De la poésie naïve et sentimentale
(Über naive und sentimentalische Dichtung) Schiller dit
que : « tous les poètes véritables seront, selon
l'époque où ils fleurissent, selon les circonstances de leur
éducation et les états d'esprit par où ils passent, des
poètes naïfs ou des poètes
sentimentaux »121(*). Pour lui, le poète sentimental se
distingue du poète naïf par le fait que : «L'accord entre ce
qu'il ressent et ce qu'il pense qui, dans l'état primitif, existait
réellement, n'existe plus dans l'état présent qu'en tant
qu'idéal ; il n'est plus en lui mais hors de lui»122(*). Nietzsche admet que
l'homme soit destiné, par son ascendance olympienne, à un
état où ses ses instincts se pondèrent les uns les autres.
Cependant, il est improbable que l'humanité ait décidé de
pérenniser cet équilibre alors qu'elle était enfant. De
plus, la brièveté de la vie n'aurait sans doute pas
autorisé les poètes Grecs à conserver leur innocence.
L'écart entre la pensée objective et le sentiment y est donc
abyssal, ce qui projette la possibilité d'une telle
réconciliation au-devant de l'humanité, notamment dans l'art. La
vision naïve des Grecs n'est que le produit nostalgique des
sociétés modernes, une fantaisie de l'imagination, pour un lien
qui n'a existé vraisemblablement qu'en des temps mythiques. L'art
« naïf » d'Homère est toujours le fruit d'un
renversement où l'idéal prime sur la réalité, comme
une représentation théâtrale et cependant plus juste du
monde. La poésie épique est également sentimentale ou
idéale, bien qu'elle puisse sembler naïve : Elle s'apparente
à l'espèce élégiaque, laquelle nomme en
priorité l'idéal. Elle garde l'espoir idyllique d'une
réalité joyeuse qui, pour avoir été vivante,
pourrait l'être encore. De son côté, la poésie
satirique représente le monde tel qu'il est, par opposition à ce
qu'il devrait être. Tragique, elle élève la
réalité au rang de l'idéal ; comique, elle est
dominée par l'esprit de spéculation.
Dans son parcours, le poète hellénique ne peut
plus faire l'économie de la dualité, du korismos.
Affecté par la distance qui sépare son idéal et sa
quotidienneté, il est saisi d'une insatisfaction qui, très vite,
se transforme en dégoût. D'abord fasciné par une telle
disproportion, il se trouve plongé dans un état
léthargique. Dans le même sens, Platon témoigne d'un
embarras où, face à un spectacle malsain123(*), l'âme est
empêchée d'agir. Il lui apparaît que : « Certains
objets invitent l'âme à la réflexion, tandis que d'autres
ne l'y invitent point, distinguant comme propres à l'y inviter ceux qui
donnent lieu, simultanément, à deux sensations
contraires »124(*). Par un cheminement dialectique, Socrate
suggère de retrouver les idées qui n'apparaissent pas.
L'étonnement ou l'embarras sont pour lui autant d'«
invitations » à chercher l'objectivité de ce qui est
perçu de manière confuse. Plus soupçonneux, Nietzsche
interprète cette recherche comme une inclination ou une
incapacité humaine à se passer d'un principe de raison, de
l'idée d'une cohérence absolue dans la nature. En outre, il est
douteux que l'unité, saisie par une contemplation des essences, soit
réelle, non seulement supposée mais également
réalisable. Élevé dans la doctrine de Socrate, Euripide ne
veut du réel que l'idéal. En quête d'abstractions, il est
le père de la nouvelle comédie attique. Dans sa poésie, le
réel n'est jamais pris pour lui-même, mais comme un support
à l'idée. Nietzsche affirme au contraire que le véritable
esthète commence par développer l'acuité de son regard
dans les nuances, dans les plis de la matière. Il entretient une
fascination pour tout ce qui est excessivement réel, contradictoire et
répugnant. Ainsi, il perçoit la beauté en dessous d'un
visage par sa peau, son cartilage et ses os. Il en saisit l'expression au moyen
des tressaillements de sa chair, de ses tissus adipeux. En tant qu'il est
poète et non pas philosophe, il délimite la réalité
de son vécu comme une épreuve, laquelle doit être
résolue pour autrui.
Dans la préface à La Fillancée de
Messine (Die Braut von Messina) Schiller s'interroge sur le statut de
l'art : « Comment doit et peut-il abandonner complètement la
réalité, tout en demeurant pleinement d'accord avec la
nature ... ? »125(*) Comment peut-il être à la
fois « plus vrai que n'importe quelle réalité et plus
réel que toute expérience »126(*) ? L'artiste qui observe
rigoureusement la nature reste habituellement à la surface des
phénomènes. Il ne peut pas atteindre le spectateur et le rendre
plus joyeux. D'un autre côté, celui qui ne produit que des
chimères et qui fait fi de toute limitation ne relève pas
davantage son public. Son action est vaine, car elle ne lui a rien
apporté. De la même façon, le tragédien fait agir le
choeur comme « un rempart vivant » bien réel. Il
circoncit une réalité vécue passivement, sur le mode de la
souffrance. Il délimite le sens d'une réalité douloureuse.
De ce point de vue, la tragédie agit contre les assauts intempestifs du
réel, lesquels fragilisent les individus et menacent leur
économie. Elle console ceux qui se reconnaissent choreute, en les
plaçant dans une enceinte sacrée où ils se
réfugient. Cependant, le poète dispose également le choeur
comme « un monde intermédiaire ». Le choeur se
compromet alors dans ce que ce monde a de pire. Il réunit non plus
seulement les individus, mais également leurs frayeurs qu'il nomme et
focalise dans un même être fictif. Contrairement au philosophe, le
tragédien se refuse d'abstraire de la réalité une
quelconque symétrie. Il opte pour une existence tragique et cependant
idéale qui, une fois mise en scène, va permettre la
catharsis des passions de pitié et de crainte. Anticipant
l'apparition du choeur, Homère est le premier poète qui, par la
netteté de sa vision, accueille cette contradiction dans sa
poésie. Il est le premier à s'enthousiasmer pour tout ce qui est
vivant, pour tout ce qui souffre. Les tragiques prolongent son geste matinal
par l'introduction des choeurs des dithyrambes dans le récit. Ils
conservent ainsi l'idéal d'une vie tragique dans une forme qui est
amenée à se développer jusqu'à devenir un dialogue.
Ils entretiennent une fascination pour une souffrance qui, derrière la
beauté plastique du héros, appartient à Dionysos.
2. La mort de dieu, l'action de Socrate
Dans une conférence donnée par Nietzsche
pendant ces mêmes années, Vérité et mensonge au
sens extra moral, la vérité est redécouverte comme un
ensemble stabilisé de métaphores. Quoique figée dans
l'idée, achevée au terme d'un processus dialectique, la
vérité ne relève pas initialement du concept. Elle
naît d'un rapport qui peut être défini en ces termes :
« Qu'est-ce qu'une vérité ? Une nuée
mouvante de métaphores, de métonymies, d'anthropomorphismes, bref
une somme de relations humaines que la poésie et la rhétorique
ont rehaussées, transposées, embellies et qui, après un
long usage, paraissent stables au peuple, canoniques et contraignantes ...
»127(*).
Un ensemble de relations transforme le fond énigmatique des choses
en vérité. Plus essentiellement, G. Vattimo affirme que l'essence
est le résultat d'un acte interprétatif produit dans une
société organisée128(*). De la même manière que les rapports
sociaux résultent de rapports de forces et de domination, la
créativité humaine ne peut s'exprimer que dans des
systèmes autorisés de métaphores. La raison pour laquelle
les poésies sont qualifiées de « fictions »
est qu'elles dérogent aux conventions qui leur préexistent. Elles
sont fausses eut égard à ce tout qui dicte l'agencement des
parties, non aux parties elles-mêmes. C'est la raison pour laquelle elles
sont refoulées avant même d'avoir été. Cela
étant, il est nécessaire de disposer d'un langage commun pour
formuler des contenus de conscience et dialoguer. Le monde de la conscience est
donc aussi un monde de la conscience partagée, lequel nécessite
un apprentissage plus ou moins long. De plus, la conscience de soi est pour
Nietzsche une fiction aux racines langagières, un produit de la langue
maternelle. Cette dernière conditionne la référence des
mots, afin qu'ils soient rapportés aux mêmes choses. Le
poète qui prétendrait maîtriser son oeuvre serait donc
lui-même doublement dans l'erreur. Il n'est pas en son pouvoir de choisir
parmi les métaphores qu'il emploie, ni même de s'en
détacher comme un artiste génial. Au contraire de l'artiste, le
savant peut s'approprier cette culture qui lui préexiste. Ses recherches
sont conformes à un système de valeurs qui intéresse la
communauté. Il ne ment pas dans la mesure où il permet à
l'humanité de survivre et de progresser, ce qui n'est pas évident
du poète.
Suite à la poursuite des chefs d'inculpations contre
les poètes, l'esthétique de Nietzsche revient sur les pas du dieu
Pan à la forme de bouc. La nature semble maintenant reposée et
comme endormie129(*).
Dionysos disparaît progressivement de la scène des
théâtres, ainsi que les héros tragiques qui en sont autant
de personnifications et de masques plus humains. La poésie devient le
lieu des idées plus communes ou autorisées, quand elle n'est pas
condamnée. L'homme veut reposer à l'abri du tumulte. Il apprend
à satisfaire ses besoins quotidiens. Ses idéaux deviennent plus
raisonnables et mesurés, pragmatiques. Il est gagné par un
engourdissement et une partie de sa vie se retire, avec son cortège de
rêves et de jouissances impossibles. Il réinterprète les
mythes qui avaient bercé son enfance comme des vérités
historiques mal formulées. Pythagoricien, il les envisage comme des
images préscientifiques des vérités naturelles, du
chiffre. En soi, ils n'ont plus guère de sens. L'héritage
artistique des Grecs est perdu par les nouvelles exigences dont il prend
conscience. L'art devient synonyme d'une distraction ou d'un divertissement
toujours futile. L'espace que la poésie occupait est réinvesti
par les moyens titanesques dont la science doit, disposer. Cela aboutit
à un monde où le sens de la vérité se perd, aux
dépens de la dimension supérieure et métaphysique de
l'homme. L'homme se résigne à ne jamais connaître qu'au
moyen de concepts. La mort du dieu Pan, annoncée par Plutarque130(*), marque le début du
nihilisme. La tragédie, à l'origine surabondante refleurit encore
une fois, avant de s'évanouir complètement. Il faut alors mener
une enquête, comprendre quel est ce fil qui l'a mené à sa
perte. Ariane n'est définitivement pas la compagne de Dionysos, mais son
ennemi juré. Il faut donc débusquer le raisonnement ou le
démon qui a agi. La renaissance de la tragédie, dans les
générations futures comme à son origine, en dépend.
Son âme doit pouvoir se réincarner dans une oeuvre, dont Nietzsche
avouera, pour sa part, que ce ne fut pas la sienne: « Elle aurait
dû chanter, cette "âme nouvelle" et non
discourir ! Quel dommage que je n'aie pas osé dire en
poète ce que j'avais à dire alors : j'en aurais
peut-être été capable !»131(*).
Par son scepticisme, Euripide est au principe des
remaniements de la tragédie. Son sens critique développe une
« activité créatrice
parallèle »132(*) aux oeuvres d'Eschyle et de Sophocle. Il a vu
l'intégralité de leurs oeuvres, mais il doute qu'ils fussent des
artistes accomplis. Il entreprend d'en examiner scrupuleusement le contenu,
comme jamais personne n'avait jugé bon de le faire. Il va s'asseoir au
théâtre, se saisissant très probablement des oeuvres
écrites, pour déconstruire « trait par
trait » le jeu des acteurs, « ligne par ligne »
le texte. Il envisage les oeuvres tragiques objectivement, pour vérifier
l'exactitude de ses portraits, de ses reflets qu'il veut historiques. Euripide
les interroge sur les solutions éthiques qu'ils proposent, sur le
traitement des mythes ou sur la répartition du bonheur entre les hommes.
Cette démarche qui lui est propre, lui permet d'entr'apercevoir que,
dans la tragédie, une part d'irréalité y subsiste. La
clarté apollinienne du héros y est comme une
« certitude trompeuse ». La nature dionysiaque du jeu des
acteurs apparaît toujours comme une « profondeur
énigmatique ». Les tragédies rendent hommage au Dieu
inconnu, insaisissable, qui en est « l'infini de
l'arrière-plan ». Elles n'autorisent aucune saisie
conceptuelle du réel et se résument à une action
idéale. Contre la persistance de ce sentiment d'irréalité,
Euripide réagit. Aristophane nous dit qu'il met à la diète
les figures tragiques133(*). Il démet les héros tragiques de leur
force ainsi que de leurs étoffes, cousues de fils d'or et
teintées de pourpre. L'avènement d'Euripide met en crise
l'épopée et tout ce qui déborde de vie jusqu'à
l'excès. Initiée par ses soins, la nouvelle comédie
Attique va se définir comme le moment où :
« L'idéalité s'est retirée dans la
matière », où celle-ci a « disparu de la
pensée ». La tragédie originelle, mue par des mobiles
qui demeurent mystérieux, cède à l'objectivité de
son examen. Euripide, s'il reconnaît son échec à en
dévoiler le sens, en tant que spectateur, entreprend de la
réformer en tant que tragédien. Les meilleurs athéniens le
désavouent. Aucun d'entre eux ne veut partager son scepticisme : le
sentiment que le drame musical a des effets imprévus et funestes.
Les tragédies d'Euripide témoignent selon
Nietzsche d'un affaiblissement général et pathétique de la
tragédie. Schiller, dans sa dissertation Sur l'Art tragique
(Über die tragische Kunst), dit de la souffrance tragique qu'elle
n'est pas essentiellement physique mais morale. Elle ne provient pas
essentiellement d'une passion irrésistible, mais d'une lutte morale et
pathétique que le héros soutient134(*). Cela se vérifie dans
la tragédie tardive où l'action doit être, dès le
début, pleinement légitimée. L'instauration du prologue
permet au spectateur de se prendre au jeu, tout en sachant que le récit
restera dosé et équilibré. Il est en confiance, il sait le
héros mû par de nobles et pathétiques idéaux. Quand
bien même ce dernier échouerait, il aurait la consolation que sa
mort lui fût volontaire, synonyme d'un pieux renoncement pour une vie
qui, parce qu'elle est immorale, ne mérite pas d'être
vécue. Ainsi, les héros d'Euripide n'ont-ils plus rien à
voir avec le décret du destin, imparable et discret quant à sa
signification. Ils sont blanchis dès le prologue. « Euripide
avait cru remarquer que, pendant ces premières scènes, le
spectateur tout à ses calculs et à ses supputations sur la
préhistoire du drame, était suffisamment perturbé pour
perdre les beautés poétiques et le pathos de
l'exposition »135(*). Par l'introduction du prologue, il abrège la
tragédie, non pas de son dénouement fatal, mais de l'incertitude
fondamentale qui la traverse de toute part. Il empêche que la
vérité émerge d'un élément esthétique
et non rationnel. Son propre lyrisme fait un usage rhétorique de la
parole, il flatte le spectateur qui s'abandonne à sa propre opinion.
L'acteur s'y trouve en retrait, privé d'une « relation
épidermique » avec son personnage. Refusant à son tour
de se prendre au jeu des passions, il se porte garant du récit dont il
invite poliment le spectateur à suivre le cours. En cela, Euripide se
distingue des tragédiens Eschyle et Sophocle, où tout ce qui est
indispensable à la compréhension du récit n'est dit
qu'à demi-mot. Le spectateur y demeure soucieux de ce que peut amener
l'inaction du choeur et l'emportement du héros.
À l'encontre de la comédie Attique et de son
fondateur, Nietzsche reprend les distinctions établies par Kant au
début de la Critique de la faculté de juger. Elles lui
permettent de démarquer le jugement de goût du bon et de
l'agréable. Si le jugement est pathologiquement intéressé
ou, au contraire, pratiquement pur, il tire sa satisfaction de l'existence
réelle ou supposée comme telle de son objet. Or, le jugement de
goût qui détermine si une chose est belle ou non se
désintéresse normalement de l'existence de cet objet136(*). Ce qui importe est le
sentiment et finalement la satisfaction que l'objet représenté
procure. Il n'est donc pas exigé que celui-ci soit réel. Il est
indifféremment connu ou supposé, l'essentiel étant qu'il
procure un sentiment de plaisir, ce qui caractérise la satisfaction
esthétique. Étant donné ce qui a été dit
plus haut, il n'est donc pas invraisemblable de penser que l'oeuvre d'Euripide
ne plaît pas vraiment. Du point de vue de la quantité, ses
tragédies ne se donnent pas immédiatement comme des classiques,
lesquels seraient valables universellement, indépendamment des
intérêts des spectateurs. Le sentiment y est
général, non pas universel137(*). La relation d'Euripide avec le beau est
également sujet à critique. Elle se conforme à une
certaine idée de beauté, convergente vers le bien. Elle ne peut
donc pas être libre.138(*) Il lui faut encore ajouter à son prologue un
épilogue, le fameux deux ex machina qui annonce la
résolution future du conflit. Du point de vue de la modalité
enfin, elle se rallie au bon sens et non au sens commun car elle procède
de concepts qui se veulent objectifs139(*). Elle n'en apprécie pas l'esthétisme
et la tragédie juste, du point de vue de la connaissance, ne peut pas
être belle au regard de l'imagination. Elle s'adresse à un public
de penseurs, comme le sont Euripide ou Socrate. La présence d'une norme
qui en évalue la beauté prive le spectateur d'une réelle
satisfaction esthétique.
Insensible au beau véritable, Euripide l'est aussi au
sublime. En effet, il se saisit de tout ce qui peut l'être pour instruire
son public. Sceptique, il examine la capacité de la tragédie de
ses pères à révéler une autre vérité.
Par conséquent, il accuse le retrait de l'idéal au profit d'une
réalité plus raisonnable, mais aussi plus superficielle. C'est la
raison qui le conduit à substituer le rôle
prépondérant du coeur par des dialogues, tour à tour
instructifs ou plaisants. Il renouvelle la tragédie à
l'écart de ce qui, dans la difficulté et la peine, incite
à être. Pour Kant, est sublime ce dont un spectateur est
impuissant à embrasser l'étendue ou à en comprendre le
sens140(*) (ce qui ne
peut être appréhendé qu'à titre occasionnel).
L'embarras éprouvé devant une telle grandeur est alors colossal
ou bien monstrueux. Il s'accompagne d'un sentiment de déplaisir,
proportionnel à l'inadéquation entre l'entendement et la raison.
L'imagination doit donc se dépasser pour se représenter le tout.
À première vue contrariée, la satisfaction
esthétique pour le sublime naît d'une première
incapacité qui, pour être déplaisante, incite toutefois
à se dépasser. Le spectateur tire son plaisir de son propre
effort, lorsqu'il soumet les forces de la nature à la loi qu'il s'est
lui-même prescrite141(*). Il imagine que ses facultés de
connaître et de désirer s'entendent, là où cet
accord est, de fait, impossible. Dans ce sens et pour Eschyle,
Prométhée ne peut faire autrement que de subvertir l'ordre divin,
où l'homme est dépourvu de feu. Ce vol lui apparaît comme
moralement nécessaire, pour distribuer plus équitablement les
dons entre les hommes et les dieux. Remplissant cette tâche, le
héros est condamné. Un équilibre se recrée
aussitôt. De même, chez Sophocle, OEdipe est emporté par son
destin, dans des actions incestueuses, contre-nature et malheureuses.
Déconsidéré comme une monstruosité, il est
exilé. OEdipe à Colone montre sa consécration, la
sainteté supérieure que ses épreuves passées lui
ont permis d'atteindre. Selon Nietzsche, le sublime dépasse ce que
l'entendement peut comprendre. Il aboutit à un nouvel ordre qui, sans
être tout à fait idéal, est plus équitable.
La tendance à désavouer les sentiments
épiques ou tragiques est le fait d'une inclination dite
« socratique ». Pathologique, elle dénonce la
faiblesse normative et le manque d'objectivité des tragédies dont
la satisfaction est avant tout esthétique. C'est là toute
l'ambiguïté de l'action de Socrate, qui avait pour
réputation de collaborer avec Euripide, de lui fournir de la
matière pour qu'il produise des oeuvres vertueuses142(*). Euripide aurait donc
été nommé second en sagesse, juste après Socrate,
par la Pythie. Participant à l'instruction philosophique, il aurait
été, en retour, l'auteur de référence du cercle
socratique143(*). Si ces
témoignages sont exacts, le philosophe instruit le poète qui a
pour tâche de vulgariser le discours philosophique. Lui-même
devient plus démocratique. Cependant, la poésie s'en trouve
changée. Pour Nietzsche, l'exigence d'intelligibilité du discours
philosophique est nuisible à la poésie. Les idées lui
distillent un véritable poison et la rendent plus confuse qu'elle ne
l'est sensiblement. Elles la condamnent comme un objet d'agrément,
apparenté aux arts futiles comme l'art culinaire, les soins du corps ou
l'habillement. Par l'intermédiaire de la philosophie et
conformément au voeu réitéré de Platon d'une
« tragédie vraie », elle ne redevient utile que si
elle est pénible. La philosophie vient remédier au mal qu'elle a
transmis à l'oeuvre poétique. En refusant au spectateur toute
satisfaction onirique et sensible, elle affirme avec Socrate que :
« Tout doit être raisonnable pour être bon ».
De même, pour Euripide : « Tout doit être conscient pour
être beau »144(*), la beauté doit être dans l'idée
consciente et parfaitement définie. Elle n'a plus l'opportunité
de se manifester librement, indépendamment des carcans
esthétiques qui la bornent. La polysémie propre au mythe en est
exclue, pour une univocité prosaïque, raisonnable et sensée.
Elle doit rendre une vérité plus profonde, à l'image des
fables que confectionne Socrate au début du Phédon145(*). La philosophie
recrée à dessein et de toutes pièces la poésie.
Elle la veut pleinement allégorique, symbolique et éthique.
L'antique distinction entre l'apollinien et le dionysiaque, toujours vivace
dans les tragédies de Sophocle, est révolue : ce sont à
présent la dialectique et le dionysiaque qui s'opposent.
La tragédie agonisante est coupable pour Socrate de
mener des recherches qui lui font préférer l'illusion à la
vérité, le bonheur d'être en vie à la mort. S'il
appartient à chacun de se faire sa propre opinion sur sa
culpabilité, Nietzsche ne se prive pas pour raviver contre Socrate les
plus anciennes accusations. Il dit rejoindre les « intuitions
profondes » d'Aristophane qui, dans les Nuées, se
moque de sa moralité. Premièrement, Socrate mène des
recherches inconvenantes. Il démontre, à grands coups de sonde
dialectique, que ceux qui excellent dans leur art sont des ignorants, qu'ils
agissent de façon « instinctive ». Ainsi, dans
l'Apologie de Socrate, Socrate se révèle un adversaire
redoutable. Les célébrités du moment : dirigeants,
poètes et hommes de métier, sont également
réfutées. Le talent prophétique est contesté pour
être le fait de dispositions dionysiaques. Le talent oraculaire l'est
aussi, car il provient de l'action des muses, non d'un savoir véritable
que les poètes transmettraient à leur auditoire146(*). Il doute donc de la
Pythie, dont la parole élogieuse lui a été
rapportée de Delphes et finalement d'Apollon. Deuxièmement, la
culpabilité de Socrate se révèle dans la curiosité
de ses choix, lorsqu'il fait de l'argument le plus faible l'argument le plus
fort. Son génie est d'un type inclassable qui lui vaut d'être
exilé. Il « dissuade » et
« entrave » les passions, l'instinct qui encourage
d'ordinaire à agir. La tendance pathologique de Socrate réside
dans une activité contre-nature qui inverse l'ordre de ses
facultés : « Chez Socrate, l'instinct se révèle
critique et la raison créatrice, - véritable monstruosité
per defectum ! »147(*). Sa raison critique est renversée en
instinct. Le « coeur et la moelle » de son action est
réactive, elle est instinctivement portée à refuser
l'adhésion. Le démon qui agit en lui et par devers lui, contre
l'homme qu'il fût, dissout toute velléité à vivre,
toute illusion. Il opère le premier renversement des valeurs en ne
faisant qu'un usage pondéré de ses sens. Il privilégie ses
fonctions cognitives à ses organes sensibles, à son oeil ou
à son oreille dont il perd l'habileté primitive, la finesse. Il
se situe à un âge avancé de la civilisation où il
devient difficile de distinguer « ce qui est »
indépendamment de « ce que cela veut
dire »148(*).
Il est déjà aveugle à la beauté naturelle, et sourd
à la souffrance humaine. Il manque de génie pour découvrir
ce qui, réellement, a besoin de trouver une formulation. En fait, son
honnêteté cache une angoisse plus profonde, une peur de
l'au-delà de ce que sa raison peut comprendre, de ce qu'elle a
clairement et distinctement délimité. La mort, librement choisie
par Socrate, en est le témoignage ultime.
Le troisième et dernier chef d'inculpation
réside dans le fait que Socrate enjoint ses proches, en particulier
Euripide et Platon à imiter sa conduite. Platon voit Socrate comme un
demi-dieux, un héros craignant davantage de tomber en déshonneur
que de mourir149(*). Il
est le modèle de celui qui accepte son destin puisqu'il sait que sa
cause est juste. Le « drame platonicien » est, de ce point
de vue, analogue au « drame épique ». Tout le monde
est enjoint à prendre modèle sur Socrate et sur les raisons qui
le poussent à agir. Cependant, le « héros
dialectique » ne peut pas être considéré comme
sublime, à moins de méconnaître l'assurance dont le
héros témoigne. Celui-là affiche une nature
profondément pessimiste et joyeuse quand il accepte de regarder
l'abîme et de vivre d'illusions. Au seuil de la mort, ses héros
commandent avec fierté sans se perdre en de vains raisonnements.
Socrate, pour sa part, continue son oeuvre dialectique. Cette attitude devient
complètement insensée quand, après plusieurs mois
d'attente, il boit la ciguë. Elle caractérise un homme nouveau dont
l'âme a avantage à ne plus être de ce monde. C'est donc pour
remercier Zeus qu'il souhaite sacrifier un coq à son médecin,
Esculape150(*). Pour
celui qui, jusqu'au bout, veille à son chevet, l'aveu de
Socrate résonne : « Socrate a souffert de la vie !
Et il s'en est vengé - avec ces paroles voilées,
épouvantables, pieuses et
blasphématoires ! »151(*). Sa propre vie, faite de souffrance, s'est
transformée en méfiance pour tout ce qui existe, y compris pour
lui-même. La philosophie et sa pratique, la dialectique, naissent de
cette méfiance. C'est la raison pour laquelle elles font obstacle
à la vie. Sa vie durant, Socrate dût se cacher derrière un
métier viril, se faire passer pour un soldat. Il dit, comme Platon, la
philosophie utile aux guerriers. Pourtant, cet amour de la
« sagesse » cache un ressentiment profond, selon lequel la
vie ne vaut pas, du moins pas jusqu'au bout : « même Socrate en
avait assez »152(*) nous dit Nietzsche. Son dernier mot témoigne
de ce ressentiment. Son corps, à l'allure de satyre, dévoile
l'idiosyncrasie de sa nature, un démon unique, barbare chez les
Hellènes amateurs d'arts et de poésie. Il condamne la vie et ceux
qui la célèbrent, les poètes.
Platon, vers sa quarantième année, après
avoir voyagé et fondé l'Académie, devient à son
tour un maître de dialectique, en plus d'être un activiste
politique. Ses premiers dialogues, pour autant qu'ils sont dramatiques,
laissent présager de cette évolution. La langue y est
exagérée, les personnages incarnés et habillés,
liés par des liens de parenté, mais ils sont au service des
idées qu'ils ont la charge de retranscrire. Ils ont une fonction
mnémonique, dont le but est de fixer les modèles de vertu qu'ils
vénèrent. La réminiscence en est au principe. Elle fait
écho à une doctrine qui n'a peut-être jamais
été écrite, ni même conçue. Ensuite, les
dialogues de Platon évoluent vers une forme davantage
systématique. Le Gorgias, s'il est d'un point de vue dramatique
plus important que la République, n'en est pas moins important
pour comprendre Platon153(*). Le jugement esthétique est toujours
inessentiel, en l'absence d'un jugement éthique qui le justifie.
L'action de l'art lui apparaît de plus en plus douteuse. Par
conséquent, la beauté n'y apparaît que de façon
occasionnelle, au point de devenir invisible. Ce qui, au contraire,
apparaît progressivement dans les dialogues, c'est un système
philosophique défini, de même qu'un projet politique soutenu. Ses
écrits commencent à avoir du sens, au-delà de leur
esthétisme daté et mimétique. L'échange qui se
crée à l'Académie vise à établir ce qui est
bon en soi et pour la cité. Il actualise une vision didactique de la
poésie qui était tombée en désuétude dans la
prolifération artistique. Elle doit préparer les hommes à
exercer leurs métiers, même s'ils sont désagréables.
Dans le cadre des réformes de cette nouvelle polis, la
poésie est un art qui enseigne la constance et l'intérêt
commun. Elle affranchit les hommes, les femmes et les enfants, les esclaves
aussi de leur condition, pour la fonction qu'ils seront amenés à
remplir.
La poésie, réinvestie au profit de
l'éthique et de la politique chez Platon, implique que ses contenus
soient révisés, voire complètements
réécrits. Il est donc légitime de se demander dans quelle
mesure son origine dithyrambique s'y trouve remaniée. En digne
successeur de Socrate, Platon souhaite que la poésie soit transparente
aux idées de justice, de beauté et de bien. La pratique
dialectique y demeure : « le don le plus grand des dieux, le vrai feu
de Prométhée »154(*). Elle fournit des règles pour examiner le
monde, indépendamment des illusions auxquelles les poètes ont le
plus recours. La dialectique, au principe de cette esthétique
renaissante, cherche l'idée dans la synthèse de plusieurs
expériences. Par exemple, elle entreprend de découvrir la
beauté commune à plusieurs individus. Elle décompose
ensuite cette idée de beauté en des espèces et
sous-espèces, jusqu'au particulier sensible, dont
l'identité est précisée par l'idée auquel il
participe. La dialectique, à l'origine de la logique et des ensembles de
la connaissance, y fait abstraction de tout ce qui est empirique. Aux
sensations sont attribuées un mouvement indéfini sur lequel rien
de vrai ne peut être fondé. « On ne saurait entrer deux
fois dans le même fleuve » disait Héraclite155(*) et le fleuve, selon Cratyle,
est lui-même illusoire. Socrate est prêt à s'exprimer comme
Homère, lorsqu'il dit : « L'Océan est l'origine des
dieux et Thétis est leur mère »156(*). Pourtant, ce dernier est un
poète, il tire sa vérité du sensible. Il est donc sujet
à caution, car il ne procède pas d'un authentique savoir,
autrement dit des idées. Les tragiques qui s'en inspirent entretiennent
ce qui les lie avec la passion, avec une vie dionysiaque. Ils menacent de faire
basculer l'équilibre des hommes et de la cité. Pour ceux qui ont
le souci de l'ordre public, il convient de retrouver le fil d'Ariane, de
substituer une autre chimère à la vitalité de leurs
mythes, la raison scientifique.
Le démon de Socrate, au principe de la logique et de
la raison scientifique, triomphe de Dionysos. Apollon s'y trouve
hypostasié dans Ariane, dont la nécessité conduit
l'élément dionysiaque à davantage de rationalité.
Cette dernière occulte ce dont la poésie est capable. Elle
l'accapare dans son appendice rationnel et philosophique, par les attitudes
qu'il lui sied oui ou non d'adopter. L'éducation philosophique exige de
la poésie qu'elle réalise concrètement des idées,
qu'elle incite à des imitations positives, qu'elle fasse naître
des vocations. Elle veut éduquer par la répétition de ce
qui est louable, sans créer de nouvelles formes. Elle
méconnaît donc la capacité de la poésie à
développer ce qui est tout d'abord indicible, autrement que dans un jeu
dialectique aboutissant à la synthèse. Dans la pleine
intelligibilité politique, sociale ou éthique, la musique
n'habite donc plus l'oeuvre. Celle-ci est trop exiguë, trop cadrée
de toutes parts. Or, c'est par l'esprit de la musique que la tragédie
peut renaître, conformément à son origine grecque, dans les
choeurs de dithyrambes. Nietzsche doit donc retrouver l'impulsion primordiale,
encore informe et sans objet, ramener de l'Hadès l'esprit de la
musique.
3. La musique et le mythe
Dés la Naissance de la Tragédie,
Nietzsche exalte une « avidité du vouloir » et un
« plaisir d'exister » étrangers à
Schopenhauer. Cependant, il reste fidèle à sa théorie de
l'art, exposée au livre trois du Monde comme Volonté et comme
représentation. Avec la science et la philosophie, l'homme
opère selon un principe de causalité. Il parvient à
s'affranchir temporairement de la volonté. Pourtant, il
n'appréhende le réel que par des phénomènes
sensibles et isolés. Bien qu'il parvienne à un certain niveau
d'abstraction, il demeure dans le domaine des apparences. Au contraire, les
arts dits « plastiques » lui permettent de dépasser
cet état général superficiel pour atteindre des
idées qui lui sont chères. Les artistes travaillent à
rendre intuitives ces idées, quoi qu'ils taisent encore la nature de
l'être. C'est à la poésie qu'il revient de figurer le
principe du monde. Elle arrive à se le représenter partiellement,
au moyen d'allégories, en subsumant des objets concrets sous des
concepts. Par un jeu prolixe de comparaisons et d'images, elle le rend
perceptible dans des phénomènes concrets. L'être
s'objective ainsi progressivement et tend à une adéquation avec
la volonté même. Cependant, la poésie demeure incapable de
représenter cette volonté avec précision, par une vue
synoptique qui l'embrasserait. Onirique, elle échoue à nommer
l'être insensé du monde. Les signes auxquels elle a recours
demeurent pareils à des hiéroglyphes, cryptés et
mystérieux.157(*)
Elle ne permet pas de voir clairement et distinctement la volonté, par
devers les phénomènes, en deçà de leurs
représentations. L'illusion et l'impression oniriques font donc l'objet
d'une réelle suspicion. Cher à Socrate, Alcibiade tourne en
dérision les mystères quand Euripide, après en avoir
manqué les arcanes, critique leur expression artistique. Pourtant, ce
n'est pas tant de Socrate « s'exerçant à la
musique » ou de « l`homme
théorique » que la poésie trouve sa juste
expression. Le cadre de la sensibilité, défini par Kant et par
Schopenhauer, réfute d'emblé la possibilité de
connaître le monde nouménal. Il est en effet présomptueux
de vouloir dépasser les limites assignées à l'entendement
humain. Les concepts les plus généraux ne suffisent pas à
expliciter le monde, l'idée qu'une vibration rythme les
phénomènes. À l'opposé d'une approche naturaliste,
la langue doit recueillir les impressions sensibles et revenir, comme chez
Wagner à « un état originel où elle ne
pense presque rien encore par concepts, où elle-même est encore
poésie, image et sentiment »158(*). La langue a la capacité de conduire ceux qui
l'écoutent vers un monde davantage subjectif. Elle peut expliciter le
monde de façon musicale, quand le système des arts plastiques ou
de la science manque à le figurer159(*). Elle se distingue alors des entreprises objectives
en supposant un sens commun, une subjectivité partagée en amont
de toute entreprise d'énonciation. Cette vérité se
rapproche d'autant plus du monde nouménal, de l'intimité que
l'homme entretient localement avec ses pairs et son environnement.
L'esthétique échouée sur les rivages de la philosophie,
entreprend avec Wagner une seconde navigation, non pas scientifique mais
musicale, sur la « mer des passions ». Elle tend à
remonter en amont de la positivité du courrant, de ce qui emporte la
poésie dans des représentations inesthétiques du monde.
Le sous-titre à la première édition
précise que la tragédie naît de « l'esprit de la
musique » (aus dem Geiste der Musik). Elle manifeste dans le
choeur ce qu'il y a d'abyssal dans la nature humaine, à commencer par
l'instinct. Elle est voulue, non plus comme une illusion
bénéfique, mais comme une expression artistique d'une
unité primordiale. Elle incite désormais à danser plus
qu'elle ne donne à penser ou à rêver. Il s'agit pour elle
de composer avec ce qui anime le monde plutôt que de le
représenter. Dans un supplément à son troisième
livre, Schopenhauer affirme que le « génie de la
musique » est analogue à la volonté :
« La musique n'est pas comme tous les autres arts, une manifestation
de l'idée ou des degrés d'objectivation du vouloir, mais
l'expression directe de la volonté elle-même »160(*). Les productions musicales
suivent le cours de la nature et transportent leur auditeur dans un état
d'exaltation. L'ensemble complet des voix, de la plus basse à la plus
haute, crée un ensemble plus puisant, infaillible et rapide que les
mots. Elle exprime un vouloir vivre universel, plus proche de la joute
(agôn) que de l'amour de la sagesse. Par ses propres ressources,
la musique développe le principe infondé du monde et, dans
l'entre deux du sens et de la matière, manifeste l'instinct. Le chant
satirique révèle, à voix basse, un abyme, il nie
implicitement le soliste et la volonté des acteurs. Quand la musique est
théorisée, retranscrite en langage mathématique, elle
manque à composer avec le non-sens, l'excès de vie et de vouloir
vivre. Elle n'est alors qu'un simulacre de musique, « une peinture
musicale imitative » qui ne manifeste rien d'essentiel :
« La musique descriptive est donc, à tous les égards,
le contraire de la créativité mythique de la vraie musique :
Elle appauvrie encore le phénomène quand la musique dionysiaque
l'enrichit et en élargit la singularité à l'image
singulière d'un monde »161(*). De même, une danse qui ne s'inscrirait pas
dans le prolongement d'une musique, n'aurait aucune valeur.
Désincarnée, elle serait comparable à un spectacle de
pantins ou de marionnette. C'est la raison pour laquelle Nietzsche
écrit, en 1871 : «elle devient à coup sûr
mauvaise musique si le compositeur brise toute force dionysiaque qui
s'élève en lui, par un regard anxieux sur les mots et les gestes
des marionnettes »162(*). Selon lui, la poésie et la danse doivent
enrichir l'esprit qui anime le monde, non les concepts figés des
philosophes.
Cette renaissance de la vie tragique, sur la base d'une
expression musicale est exemplaire chez Wagner, en particulier dans Tristan
und Isolde. Nietzsche s'adresse ici à des « musiciens
authentiques », capables d'entretenir un rapport musical avec le
monde. L'essentiel n'est pas ici de comprendre, mais d'être ému,
de sentir le souffle de la vie dont la musique est la métaphore. Au
deuxième et au troisième acte, les voix s'assimilent à des
instruments, au point de fusionner avec le choeur, dans la gravité du
monde. L'action y est réduite à une simple épure, les mots
eux-mêmes forment une « buée musicale ».
Tristan, à demi submergé par l'orchestre, semble dire :
« Déserte et vide est la mer ! »163(*). Une volonté
impersonnelle et intransigeante anime le monde. L'homme fait évidemment
partie des espèces qu'elle meut, ce qui implique qu'il en ressente
davantage la peine, à mesure qu'il désir. Cependant, cette
vacuité du monde, Tristan l'affirme et derechef :
« Désir ! Désir ! Désirer, en mourant,
ne pas mourir de désir ! ». Son compagnon Kurwenal porte
finalement son corps vers le vaisseau d'Isolde, l'autre figure tragique. La
pitié que ce rapprochement fait naître est aussi un
réconfort. La dimension immensément cruelle du monde engendre une
esthétique apaisante, où le non-sens est l'occasion d'un
sentiment, pour le sublime. L'oeuvre de Wagner renoue ici avec le
« drame musical grec » dont l'origine chantée
participe à la purgation des passions, de crainte et de pitié.
Des chants d'action et d'enthousiasme164(*) y envoûtent l'auditeur, le transportent et
l'apaisent. Ils assurent un espace préservé où l'horreur
peut se dire, quoiqu'elle n'ait pas explicitement de vertu morale. Les
instincts les plus forts y sont présents, au travers des chants, des
danses et des mythes. Par une grâce apollinienne, les arts
échappent à la volonté dont ils mettent à
contribution le pathos. Tant qu'ils ne sont pas tournés vers
les idées, éthérées et nocives, ils manifestent la
joie de vouloir vivre. Irrégulier et troublant, le mythe tragique
provient de cette même source pulsionnelle qu'il détourne à
des fins artistiques et tragiques. Dans un écrit antérieur,
intitulé « Le combat de la sagesse et de la
science », le mythe est reconnu comme incertain et illimité.
Contrairement à la science, il n'a pas d'assiette conceptuelle
précise, mais il repose sur une première obscurité.
Pourtant, la science « fantasme » lorsqu'elle pense pouvoir
s'en détacher, se fonder à l'écart des abîmes de
l'être. Au-delà de leurs divergences, la science et les arts
relèvent d'une même force artistique, pour se constituer en
savoir.
Il est remarquable que Nietzsche, philologue de formation, se
soit complètement détaché de la science pour aborder la
tragédie. À la fin du XXème siècle, seule la
méthode historico-critique, les conditions d'apparitions historiques
permettent d'envisager la tragédie. La philologie n'est pas
engagée dans une perspective plus globale, proprement philosophique.
Excentrique à cet égard, Nietzsche la concentre autour d'une
question originale : « Qu'est-ce que le
dionysiaque ? ». Il s'interroge, dans une
« Introduction aux études de philologie
classique »165(*) sur la valeur d'une propédeutique
philosophique. Un sentiment de joie pour l'Antiquité doit y germer, au
préalable. Loin d'être immédiatement accessible,
l'étude de l'Antiquité romaine ou grecque nécessite, en
plus de la rigueur, une certaine maturité psychique. Grecque, elle doit
être appréciée à l'aune du sentiment de barbarie que
Nietzsche reconnaît dans les travers du monde moderne, à commencer
par la foi dans un progrès ininterrompu, dans l'histoire universelle. En
plus d'une acquisition et d'une transmission de savoir, les études de
philologie peuvent acquérir un certain relief, pour corriger, en soi et
chez autrui, une « intuition naïve de la
réalité ». La philologie n'est donc plus neutre de tout
présupposé. Elle a pour but de redécouvrir un idéal
qui, pour être Antique, n'est pas moins d'actualité. Ce qui
suscite une vive polémique sur les méthodes qu'il convient ou non
d'utiliser en philologie166(*) permet à Nietzsche d'inscrire le savoir dans
une perspective plus globale, européenne et humaniste. L'excellence des
Grecs, non pas seulement leur connaissance du bien mais leur savoir-faire y est
valorisée. La raison devient seconde, comme un moyen de
légitimer a posteriori l'équilibre et la
diversité des instincts. La lecture de Platon que fait Nietzsche
s'oppose également à celle de Schleiermacher. La connaissance des
Grecs devient celle de leur virtù, pour l'avenir. Cet
éloge, non de la force brute mais de l'équilibre, s'oppose
à tout excès, y compris de raison. Il envisage et enchante ce qui
est dionysiaque dans l'homme. À première vue d'une
réalité moindre, puisqu'elle ne procède pas directement de
l'idée et du bien, la tragédie est rétablie dans un espace
de jeu où l'homme et le tragédien se prononcent sur ce que
l'existence a de nécessaire et de bienvenu.
La philosophie de Nietzsche s'avance donc masquée,
sous couvert d'une écriture lyrique, alliant le mythe et la musique.
Elle confirme l'activité d'une « volonté »
à l'oeuvre dans le monde, d'une « musique du monde »
cachant son abyme. Elle retranscrit aussi fidèlement que possible le
« pathos dionysiaque » qui éprouve ce
gouffre, lequel pathos est transfiguré en « ethos
philosophique » dans la tragédie. Vertueuse, la
tragédie incite non seulement à la consolation, à la
sauvegarde, mais également au courage et à la
volonté167(*).
Cependant, la « musique du monde » est encore trop
« éthérée » quand elle n'est que
jouée. Elle peine à demeurer telle qu'elle et ses vibrations se
perdent en même temps qu'elles se propagent, qu'elles se diffusent. Elle
doit être jouée de plus belle, afin que ses sonorités
bachiques résonnent, choquent et charment à nouveau son
auditeur. Pour exister s'offrir comme une interprétation artistique du
monde, le choeur musical doit se faire plus solide et, malgré tout, plus
conceptuel. Jouer ou coucher des notes sur le papier ne suffit plus pour
transmettre une nouvelle conception, de la tragédie et de l'homme. D'un
autre côté, le langage le plus articulé est impropre
à communiquer son essence dionysiaque. Les représentations les
plus symboliques, trop abstraites, manquent ce qui meut la tragédie, son
rythme ainsi que ses accentuations, ses ruptures et ses transitions. Il
convient donc mieux à la philosophie tragique de se solidifier dans une
écriture lyrique et dans des mythes qui demeurent aussi proche que
possible de l'état primordial, mais sans sa vacuité. Si le
langage philosophique est défectueux, lorsqu'il pétrifie la
« musique du monde » en concepts, l'écriture lyrique
peut en raviver la sensibilité, de même qu'il en fixe les plus
grandes impressions.
Le poète tragique est le premier à partir d'une
musique dont le choeur est la voix. Il retranscrit ce fond primitif vivant
dans sa poésie, ce qui donne naissance à la tragédie et au
mythe. Quand le philosophe procède au moyen de symboles, ces derniers
s'effacent volontiers au profit d'une ou de plusieurs idées. Quand le
poète use de métaphores, ce sont au contraire les idées
qui s'effacent, comme autant de significations secondaires au regard d'un tout
fluctuant, composé pour une grande part de souffrances. Le musicien
dionysiaque ose chanter cette souffrance que le poète
élève. Ainsi, dans l'ancienne tragédie, c'est le
pathos ou le pouvoir d'être affecté qui prime. Le
drama, l'intrigue ou l'action ne sont qu'une conséquence de
cette passion primordiale. La parole est toujours une parole donnée
à la souffrance. Elle cristallise ce qui est inintelligible dans un cri
ou des pleurs, au moyen d'une histoire. Ce que Nietzsche reproche finalement
à Wagner, c'est d'avoir renversé cet ordre primitif, quand la
parole est subordonnée à l'immédiateté d'un
sentiment. Il conteste finalement ce sentiment d'un décalage entre le
réel et l'idéal. Le Cas Wagner rappelle une
anecdote : que le musicien de Bayreuth reconnaissait ne pas faire
« seulement » de la musique168(*). Il est patent du
Parsifal qu'il entre dans un style hautement représentatif. La
musique devient tout juste une occasion pour affirmer une confession, en
l'occurrence chrétienne. Elle se déploie à partir d'une
conception dont elle n'est que le symbole. De la même façon que
chez Euripide, l'oeuvre fait défaut à ses origines sentimentales
et terribles. Elle tourne à la « rhétorique musicale
», à l'idée pure. Les matériaux dont il use n'y sont
plus travaillés pour eux-mêmes, en tant que matière et
vérité de l'oeuvre. Ils sont confondus dans un halo
d'idéalité et de moralité chrétienne. Tout
distingue la musique de Wagner du paganisme Grec où la
poésie est synonyme d'une vie ardente et débordante. Par
conséquent, Wagner s'avère un « coup de
chance » (ein Glücksfall) pour le philosophe. La
« culture de l'opéra »169(*) renverse son instinct de vie
et de métaphysique pour cette vie, en « instinct de
connaissance ». Elle n'en devient que plus grossière, un
« cas » (der fall) typique de la modernité
donné à une authentique philosophie qui renouerait avec ses
origines poétiques et tragiques.
Dans ses premiers écrits, l'opéra suscite
déjà chez Nietzsche un réel engouement, nonobstant le fait
qu'il appartienne à la dite « culture » moderne
à la recherche de l'effet. C'est en effet le seul moyen qui permette de
se représenter les chants au coeur de la tragédie170(*). Une fois passé au
crible de la philologie, il se révèle un bon exemple de ce que
fût la vie tragique des Grecs. Nietzsche commence par mettre en garde son
lecteur contre deux écueils : l'un intellectualisant l'art, l'autre
n'y voyant qu'un divertissement. Lui-même s'oppose à un public qui
aurait oublié ce que signifie sentir, être gagner par un jeu de
formes indécises. Il doute aussi que l'art ait pour vocation de
remédier à la lassitude d'un public d'abonnés,
blasé par trop de fêtes et par trop de jouissance. Il croit au
contraire à « un spectacle » où les hommes
puissent non seulement se recueillir, mais sortir un moment du flux pour mieux
y retourner. Au-delà de ces critiques préliminaires, Nietzsche
préconise donc de retrancher l'opéra de tous ses attributs
barbares, reconnus comme « non helléniques ». Il
convient également de ne pas « sur
helléniser » l'art antique, en évaluant à la
hausse la « sérénité » des Grecs ou,
de façon inverse, l'abysse qui les meut. Le sentiment dionysiaque ne
doit pas à proprement parler submerger le spectateur. Ce dernier doit
finalement être en mesure de se réapproprier sa propre douleur. La
partie la plus incontrôlable de son âme, celle qui est de toute
façon excessive est régulièrement purgée pendant
les Dionysies. De ce point de vue, les bas-reliefs les plus probants ne
représentent qu'une seule scène de bataille. Chacun d'eux
contient à lui tout seul toutes les horreurs de la guerre qu'ils
manifestent et rendent, malgré toute leur horreur, saisissable.
Inversement, le Laocoon ou la sculpture de Praxitèle est
excessivement apollinienne. Elle appartient encore à l'art Dorique et
à la mathématique égyptienne171(*). Elle manque de vie et ne
dévoile rien des Hellènes, en tant qu'ils appartiennent au type
même du peuple tragique. Instruit par ces dernières oeuvres,
l'opéra manque sa dimension tragique et métaphysique, affirmant
tout ce qui est, sans autre artifice que le voile. C'est en sacrifiant sur
l'autel des divinités apolliniennes et dionysiaques qu'il est en mesure
d'élever la folie ainsi que la douleur des hommes, à une
dimension victorieuse.
Le lyrisme cultivé de Nietzsche s'inspire donc
lui-même de ces divinités au principe du monde et de la nature
humaine. Il évalue positivement l'opéra, dans la mesure où
il met « l'homme total » en musique, qu'il peut ressourcer
« l'homme abstrait », cultivé et las de son
érudition. Lui-même se fait le héraut d'une
musicalité enchanteresse, il s'y retrouve, bon et mauvais. La foi d'une
renaissance de la tragédie hérite d'une vision ambivalente et
irréconciliable du réel, laquelle réunit les contraires,
comme les sentiments de joie et de peine. La philosophie de Platon, si elle est
en mesure de résoudre un nombre insoupçonné de
problèmes, ne parvient pas à maintenir ensemble ses termes,
autrement que dans leur résolution dialectique. L'homme n'y est digne
que dans la réminiscence, dans son ipséité idéale.
Il s'oppose au chaos primordial et à ce qui a forgé sa
subjectivité pendant son plus jeune âge. Socrate lui-même
n'était-il pas sculpteur avant de se découvrir
philosophe172(*) ?
Sa propre philosophie naît de la façon dont, par un examen
critique analogue à son talent, tout ce qui relève de l'opinion
est retranché de l'idée. Ce que n'est pas l'idée est
finalement déchu. À l'inverse de cette « sculpture
philosophique », la tragédie accepte de composer et de
conserver la plus grande quantité de matière. La statuaire
grecque s'enrichit donc aussi de ce qui lui est étranger. Dans la
polychromie, elle crie sa vérité, elle est extravertie
au-delà du raisonnable, ce que les « hyper
hellènes » critiques se refusent d'admettre. L'oeuvre tragique
moderne doit pouvoir accueillir la même intensité, au plus loin de
ses manifestations et de ses contradictions. Elle doit se constituer dans un
mythe, sur un puits de souffrance et de désir mêlés.
La conception tragique du monde où se côtoient
la plus grande joie et la plus grande souffrance, nécessite de
l'opéra qu'il soit élaboré avec toutes les ressources des
arts voisins. D'aspect futile, cette abondance participe à
l'élaboration d'une oeuvre totale, artistique mais encore
métaphysique. Elle dépasse le clivage logique et classificatoire
des arts en genres, pour ne produire qu'une même expression
sublimée de l'être. Le chant, la parole lyrique, la
chorégraphie et la mise en scène disent finalement la même
chose. Ces arts sont autant de métaphores pour dire l'un primordial, le
chaos. Pour Aristote, la métaphore est essentiellement un transport, un
glissement ou un tour de force déplaçant un nom, de son lieu
propre à un lieu figuré173(*). La métaphore est dans un rapport d'analogie
entre plusieurs choses. Indépendamment d'un enrichissement de
l'expression, elle n'apporte aucune connaissance. Elle peut tout juste combler
un vide, en important un concept déjà connu dans un domaine
où il ne l'est pas encore174(*). Or, le choeur des premières tragédies
est lui-même une métaphore. Il déborde très
largement le genre musical où il a été placé par
l'esthétique moderne. Il crée avec le non-être qui fait
battre en brèche l'éthique d'Aristote dans un nombre
indéfini d'ajustements successifs. La connaissance intuitive, latente
dans les tragédies, d'une absence fondamentale de raison s'oppose
à la conception métaphysique de la substance
prédisposée à être. Elle prône une sagesse de
l'imprévu, où le hasard viendrait se substituer à la
substance elle-même. Constamment, le choeur répète cette
vérité nouménale d'une absence de fond. Cependant, la
vision tragique du choeur parvient à faire du non-sens une oeuvre
remarquable. D'un point de vue esthétique mais également
éthique, elle rétablit la loi d'une « éternelle
équité »175(*) cosmique.
Cette fusion gigantesque des contraires, des forces
apollinienne et dionysiaque qui s'animent dans l'homme et dans le monde
monopolise toute l'attention des artistes, des acteurs et des spectateurs. Le
choeur masqué des acteurs parle et chante la gravité de
l'abyme. Dans un effort extrême, se remémorant les milliers de
vers qui composent une tétralogie, il poursuit sans relâche le fil
interrompu de son récit. Le public est, pour sa part, incité
à le suivre et à se laisser guider par le son de la flûte,
cet instrument trop enchanteur que condamne Platon176(*). Dans la disharmonie et les
sonorités, faites de dissonances et de nuances, de dièses et de
bémols, il doit s'abandonner à l'esprit de la musique et de la
danse, se laisser transporté par des harmonies extatiques qui
révèlent un « instinct printanier ». Si le
choeur des acteurs a, pour sa performance, quelque chose
d'héroïque, le public est, lui, toujours débutant. Il doit
apprendre à se laisser guider et, avec la musique, à suivre les
forces qui le travaillent. Il n'est en effet jamais souhaitable à
l'homme de demeurer loin de l'instinct. Le poète, en ce qui le concerne,
se tient en retrait de l'oeuvre. Il orchestre la tragédie à
l'écart de la scène et autour de ses talents. De cette
manière, il réveille les émotions les plus vives et les
plus opposées. Il compose à partir d'une somme irrésolue
de pathos auquel il donne sens. Il arrive à les mettre en
oeuvre et à en jouer, bien qu'il n'en connaisse pas
nécessairement l'être véritable, le principe d'action.
Mythiques ou musicales, ces vérités ne cessent d'être des
points de fuite, des énigmes. Il les instrumentalise mais il ne peut en
rendre compte, ainsi que de son art, à celui ou ceux qui viendraient
l'interroger.
Quoi qu'il en soit, de même que le soliste ne peut pas
s'élever sans le choeur qui en soutient la mélodie, les
philosophes ne peuvent pas se passer de passion. Or, cette passion, seul le
poète sait l'apprivoiser, la recueillir et la transformer. La
poésie est déjà aimée par tous ceux dont la vie
s'est appauvrie, comme « le romantique » dont l'art et la
philosophie n'est rien d'autre qu'un remède, une pharmacie177(*). Elle est, dans ce sens,
responsable d'une certaine « décadence »178(*) et d'une démesure.
Pourtant, le spectateur apprend à s'y reconnaître dans les figures
mythiques et, en plein jour, à composer avec son pathos. Il
découvre ainsi sa nécessité d'être là,
d'être jeté sans autre motif. Indépendamment d'une
idée qui le surplomberait, il se réapproprie un élan de
vie et autant de contraintes qu'il avait délaissées. C'est
là le but humain de la tragédie, le message de joie qu'elle
colporte, au nom du dieu inconnu. Elle agit au nom du corps et de ses
« raisons »179(*), Dionysos et non le Crucifié180(*). Le spectateur tragique s'y
retrouve dans sa propre capacité d'action. La tragédie lui
insuffle une conception terrible, plus que pessimiste, infernale. Elle lui
apprend qu'il est nécessaire de passer par une alternance de joies et de
peines, un cycle indéfiniment recommencé d'actions et de
passions, de naissances et de morts. La poésie guérit l'homme
blessé, mais elle affirme avant tout l'existence d'un
« anneau » où prennent place les passions
déraisonnables, ce que l'exigence hiérarchique de l'âme
veut soumettre. Elle reconduit l'individu à une koinè
générale où le moi se transfigure, non plus en bête
fauve, mais en homme, non plus dans une classe ou une race, mais dans une
espèce. L'homme « dionysien » y projette
éternellement son moi et s'y redécouvre dans ce qu'il a
de propre. Il y éprouve un sentiment de « joie pour la
destruction »181(*), pour tout ce que la vie absorbe et crée.
Avec le secours d'Apollon, il s'identifie à une passion primordiale,
à un élan originel dont la tendance est d'« agir sur la
matière brute »182(*). Par conséquent, le point d'aboutissement de
la tragédie rompt avec l'idée absurde d'une volonté
toute-puissante qui serait l'une des caractéristique essentielle de
l'espèce humaine. Le bois sacré qui est le sien, celui
d'où émergent le satyre, le mythe et la musique est synonyme
d'une récréation du même par l'autre, d'une
continuité de l'espèce.
TROISIÈME PARTIE
ONTOLOGIE ET POÉSIE
« Car il ne règne jamais seul. »
HÖLDERLIN, Hymnes et autres poèmes,
« L'Unique »
1. La métaphysique impensée
Pour Heidegger, l'allégorie de
la caverne ne donne pas tant un modèle d'instruction philosophique
universellement valable qu'il n'ouvre sur un sens nouveau à la
vérité. Il écrit, dans « La Doctrine de
Platon sur la vérité » (Platons Lehre von der
Wahreit) : « Le mythe ne nous décrit pas seulement,
en langage sensible, l'être de la formation, il nous ouvre aussi un
aperçu sur le changement d'essence de la
vérité »183(*). Étymologiquement, le mot grec
« vérité » (alètheia) est
synonyme d'une désoccultation. Ce mot est constitué d'un
a « privatif » qui se déploie par
opposition à un fond, à une énigme. La pensée n'est
dans le vrai qu'une fois ce fond éclairé. Avec Platon, elle
expose tout ce qui se présente à l'idée comme à une
pleine intelligibilité. Le bien, dérivé du mot
agathon, signifie « ce qui rend possible ». Il a
pour tâche de jeter un éclairage absolu sur tout ce qui est.
Indépendamment de toute connotation morale, il ne laisse rien demeurer
dans l'obscurité184(*). Au contraire, il commande au dévoilement
total et au plein accomplissement de ce qu'il éclaire. Tout
l'édifice de l'étant repose sur cette attente du bien qui
viendrait l'éclairer et, plus exactement, le fonder. En outre, ce bien
est lié à une « vision juste »
(orthotès) qui ne se contente pas du simple fait d'être
d'une chose. Elle évalue l'étant et tout ce qui est à
l'aune d'une idée et du bien. Tout est donc
« dépendant » et comme
« subordonné » à « l'exactitude du
regard » (orthotès)185(*). Cette dépendance contraint tout ce qui est
à être évalué à partir d'une certaine
convenance ou d'une forme d'accomplissement. Plus vraisemblablement, Platon
refuse de prononcer des jugements avant d'avoir élaboré
soigneusement l'être d'un étant.
La différence ontologique existe bien chez Platon,
entre l'être et l'étant. Pourtant, elle repose sur une
discrimination de l'être de l'étant. Le poète et ses
oeuvres sont donc soumis à une activité communautaire de la
pensée, au nous. Pour qu'une chose soit, elle doit être
conforme à une pensée qui la rende visible. L'analogie de l'oeil
et du soleil, décrite par Platon au livre VI de la
République186(*) impose une certaine visibilité à tout
étant. Tout étant et, a fortiori, toute production
poétique sont soumises à une délibération. Il est
entendu que Platon reconnaît le savoir-faire de l'artisan. Toutefois, ce
savoir-faire n'est pas réellement. Pour être, il doit encore se
faire savoir de l'administration et de la preuve. C'est sur cette
capacité du poète à répondre à un besoin que
son oeuvre est jugée. Une idée commune du bien s'impose donc au
poète, dès lors qu'il souhaite produire quelque chose. Aucun
personnage ou aucune action ne peuvent être mis en scène, s'ils
n'ont pas été l'objet d'un examen par un comité de
censure. De ce fait, le poète devrait déchirer lui-même le
voile de l'apparence qui recouvre ce qui est. Il devrait envisager
l'étant dans sa seule clarté, être ébloui
lui-même par les idées. Selon cette même doctrine, Platon
condamnerait donc Homère et les tragiques, non en raison de leur
ignorance (apaideia), mais du fait de leur inadéquation
à une pensée commune, l'épistémè
philosophique dont l'agent est l'esprit. La critique des philosophes n'en
serait pas moins partiale et les poètes toujours incompris depuis ce
temps. En conclusion, cette détermination générale de
l'essence de la vérité en terme de bien, d'exactitude du regard
et de visibilité commune imprimerait un changement d'essence à la
pensée à venir. De même, elle neutraliserait
l'émergence d'une vérité proprement poétique chez
les poètes eux-mêmes. Elle nécessiterait de cette
dernière qu'elle néglige le monde sensible et devienne, elle
aussi, « métaphysique » : «
l'interprétation de l'être par Platon marque de son empreinte la
philosophie occidentale des temps ultérieurs. L'histoire de celle-ci
depuis Platon jusqu'à Nietzsche est l'histoire de la
métaphysique »187(*). De cette exigence de clarté,
l'être-là (dasein) n'existerait plus dans le souci.
Inauthentique ou nouvellement barbare, il s'éloignerait du corps et de
ses « raisons », de même que de l'être tout
entier.
Descartes tire les enseignements de cette conception. Il
revient, après la scolastique, à l'être comme suprême
intelligibilité. La vérité advient à condition
qu'une idée soit saisie avec certitude. Est vrai ce qui est tenu pour
indubitable, après avoir été soumis à une
épreuve de son contenu. L'être se confond avec la certitude que le
sujet a ou qu'il peut acquérir. Il se découvre grâce
à une méthode. Or, la méthode impose sa
subjectivité à l'être dont elle ne reconnaît, encore
une fois, que l'effectivité. C'est donc toujours devant le sujet que se
légitiment les choses. L'objectivité dont la science et la
philosophie font usage se rapportent toujours au sujet et à son
appréhension méthodique de la réalité. Les grands
systèmes métaphysiques du dix-neuvième siècle
seraient animés de cette même volonté de réduire
tout à soi, sans toutefois y parvenir. Le principe ultime et unitaire de
tout se trouverait, à l'époque moderne, dans le sujet. La
question « qu'est-ce que l'étant ? »
deviendrait la question du « fondement absolu et inébranlable
de la vérité » chez ce dernier188(*). Une telle conception
subjective de la vérité a donc pour conséquence une
subordination de l'être par la pensée. L'être est
livré à la juridiction d'un sujet, le cogito moderne,
dont il dessine les premiers contours, les premières formes. Dans la
théorie des idées innées de Descartes, après la
théorie de la réminiscence chez Platon, les idées sont le
lieu d'une réappropriation, en plus d'une participation. Elles
n'apparaissent plus que dans un ordre ontologique où le sujet occupe la
première place. Pour bien comprendre cela, il est important de revenir
au problème du fondement. Dans l'Essence du fondement (Vom Wesen des
grundes)189(*),
Heidegger fait remarquer que dans l'histoire de la pensée, un
« principe de raison » a toujours prévalu. Tout ce
qui existe doit avoir une cause naturelle (aition) ou bien un principe
d'intelligibilité (arkè) qui l'explicite ou le fonde. La
connaissance est donc elle-même une connaissance des premières
causes et des premiers principes. Le principe de raison est toujours valable,
dans l'étendue et pour le temps qui appartient à la
pensée.
La validité de ce principe de raison se rapporte le
plus souvent à l'être-là inauthentique,
détaché du souci. Elle repose sur un prétendu
caractère « objectif » de l'étant, une
propriété que les objets partageraient dans une même
doxa. L'être-là a en effet toujours une
précompréhension de l'être. Pourtant, c'est cette
même précompréhension qui s'articule dans le discours
fondateur. Il n'y a de fondement que parce qu'il y a antérieurement un
projet qui ouvre le monde. Le vrai fondement est l'être-là. En
tant qu'il est lui-même un projet (Entwurf), il ouvre un horizon
au sein se dessine l'avenir, un futur190(*). Toute vérité suppose que soit ouverte
au préalable une compréhension de l'être. C'est de cette
vérité que dépend ce qui est présent.
La vérité a elle-même pour origine une absence de
fondement. Elle se rapporte à la transcendance de l'être-là
qui fonde (Grund), à partir de lui-même, ce qui est un
abîme (ab-grund). La question : « pourquoi de
l'étant plutôt que rien ? »191(*) surgit alors comme un effort
pour remettre en jeu l'étant tel qu'il est déjà
constitué - ce qui est rendu manifeste par la disjonction
« plutôt que ». Heidegger considère cette
question comme « la question constitutive de la
métaphysique », celle qui nécessite une réponse
à tout prix. Elle en appelle le plus souvent à une réponse
oublieuse de l'être et de la parole, comme des poètes. En trouvant
une solution dans le fondement, la pensée s'oppose au discours ne
satisfaisant pas aux exigences de la raison. Elle dément son absence
« objective » de fondement pour se fonder sur un a
priori, comme ce Dieu leibnizien « au géométral de
tous les points de vue ». Poser à nouveau cette question du
néant revient cependant à poser la question de l'être,
indépendamment du fondement de l'étant. Cela interroge le rapport
spécifique de l'être au néant. Cela permet de discuter
l'être de l'étant et celui, plus spécifique, de
l'être-là.
Jusqu'à présent, presque rien n'a
été dit de la possibilité, pour l'être-là, de
comprendre ce « rien ». Ce qu'il est, nous ne le
saisissons avant tout que de façon émotive, dans l'angoisse.
L'angoisse est, depuis Etre et temps, définie comme
« une situation affective fondamentale », laquelle permet
une « ouverture spécifique de
l'être-là ». À la différence de la peur ou
des sentiments de pitié et de crainte, l'angoisse est la
« peur de rien »192(*). Celui qui l'éprouve ne craint rien de
particulier. Il sent pourtant son monde sombrer dans l'insignifiance, sans
parvenir à nommer ce qui lui fait défaut. Son existence est sans
cesse remise en question. L'angoisse incite l'être-là à ne
pas se fondre dans le présent. En outre, elle apparaît
explicitement comme un lien entre le problème du néant et la
question de l'être. La manifestation de l'être de l'étant
dépend tout d'abord de cette peur du néant, non de la
constitution objective de l'étant. Dans Qu'est-ce que la
métaphysique ? (Was ist metaphysik ?) Heidegger
écrit : «Le rien est ce qui rend possible la manifestation de
l'étant comme tel pour l'être-là humain. Le rien ne fournit
pas d'abord le concept antithétique de l'étant, mais il
appartient originairement à l'essence
elle-même »193(*). Le néant est la mesure de l'être
jeté. L'élaboration conduite par Heidegger met en lumière
le rapport de l'être-là à son là. Il met en
évidence ce qui surgit du « néant
d'être », d'une privation d'être. Le « projet
du monde » s'oppose à l'étant en tant qu'étant
déjà constitué. Ce n'est pas tant l'organisation de
l'étant qui est essentiel que le projet lui-même. L'axiome selon
lequel : du rien, rien ne vient (ex nihilo nihil fit) doit
être renversé.
Dans Etre et temps, la vérité n'est
possible que si l'étant lui-même est déjà
accessible, autrement dit si un domaine est ouvert au
préalable194(*).
C'est dans une ouverture originelle que l'être-là peut saisir une
chose et s'y rapporter. Dans l'Essence de la vérité (Wom
Wesen der Wahreit), une étape décisive est franchie.
Heidegger repart de la notion de vérité, telle qu'elle est
présente dans toute l'histoire de la pensée : comme
conformité d'une proposition à une chose. La recherche de la
vérité présuppose de prendre comme norme du jugement cette
chose qui est déjà là. Il est possible de refuser cette
présence, le plus souvent inauthentique. Pourtant, cela témoigne
plutôt d'un manque d'engagement à connaître ce qui
conditionne une telle présence, que d'une réelle liberté.
S'ouvrir à la chose, telle qu'elle est donnée, banalisée
et normée relève davantage d'un acte libre. La liberté
fait même partie de la vérité, de la conformité de
soi-même aux conditions d'une telle présence195(*). Le fait est que ce qui est
d'abord accessible ne dépend pas du libre-arbitre de l'homme. Ce dernier
peut néanmoins se constituer en être-là en tant qu'il est
lui-même une ouverture sur le monde, un être au monde. Cette
liberté n'est cependant pas une faculté que
l'être-là aurait le loisir d'exercer : « La
liberté est l'être-là existant et [se]
dévoilant »196(*). Elle dispose l'être-là à
s'ouvrir, à entretenir lui-même un rapport plus originaire avec ce
qui est. Si l'homme s'accorde avec cette liberté, il compose avec sa
propre situation. Cet ensemble donné de critères, de normes et
même de préjugés lui permet d'accéder à
l'étant et de s'y découvrir lui-même comme projet197(*).
Heidegger fait un pas de plus dans la détermination de
la vérité en tant que « non essence ».
L'obscurité, le voilement ou l'absence de vérité
appartient désormais à la vérité elle-même.
La vérité, même lorsqu'elle est énoncée
librement, implique toujours un obscurcissement. Ce qui surprend à
première vue se révèle dans l'analyse
phénoménologique. Il est impossible de considérer toutes
choses dans une égale importance, ou en dehors d'un intérêt
personnel qui nous les ferait entrevoir198(*). En outre, toute vérité n'est
l'apparition que d'une, voire de plusieurs choses. Elle n'est jamais
l'apparition d'un tout, de l'étant dans sa totalité. Ce qui
apparaît en toute clarté et au premier plan voile ce qui, en
arrière fond, rend possible une telle apparition. C'est la raison pour
laquelle Heidegger écrit : « Dans la liberté existante
de l'être-là se réalise donc la dissimulation de la
totalité de l'étant »199(*). La découverte de l'étant
nécessite de ne retenir qu'une partie de ce qui est. C'est à
cette condition qu'il est possible de connaître quelque chose de
donné. L'erreur est une conséquence du fait qu'il est impossible
de « tout savoir » et de comprendre ce sur quoi repose la
vérité. Elle appartient donc à l'essence de la
vérité présente, qui correspond à ce qui est. De
là, il découle que les poètes ne sont pas tenus à
certaines imitations plutôt qu'à d'autres. Leurs choix produisent
des images qui, si elles ne sont que partielles, laissent entrevoir une
réelle liberté. L'existence authentique de l'homme demeure, d'un
certain point de vue, « déchue » et inauthentique.
Elle ne peut se départir de l'erreur ou de la fausseté.
L'homme est donc toujours un être jeté, un
être là et non un être en soi. En amont de telle ou telle
attitude, d'un certain être au monde, l'homme, avant même
d'être poète, se tient dans la dissimulation. Heidegger affirme
que l'homme est toujours déchu, quand bien même il se projette
librement. Il assigne volontairement un pourquoi, une justification au monde,
sans que cette justification n'ait de sens conformément à un
état de choses200(*). L'homme justifie le monde sans interroger ce que
c'est qu'être pour une chose. L'être-là, tout d'abord
inauthentique dissimule l'être de l'étant. Ce dernier est
imaginé à partir de ce qui est absolument présent,
effectif ou réel. Il se conforme à la doctrine de
Parménide où, si l'être est, le néant n'est rien et
mieux vaut en rester là. L'être inauthentique se tient donc tout
entier dans ce qui est, sans même tenir compte de sa
spécificité d'être. La poésie refondée sur
les idées et sur le bien suprême, s'inscrit dans cette même
« histoire de l'être », ce même oubli. Elle
occulte le demeuré manquant de ce qui est, dans le strict respect des
normes : « Au commencement de son histoire, l'être
s'éclaircit en tant qu'épanouissement et désoccultation.
De là, il reçoit l'empreinte de la présence et de la
consistance au sens de ce qui demeure. Ainsi, commence la métaphysique
proprement dite »201(*). La métaphysique, tout comme la
vérité, se constitue dans l'oubli de ce qui se dévoile et
s'épanouit. Elle ne dépend pas de nous, ni des
générations passées. L'oubli de l'être est
« quelque chose en quoi nous nous trouvons », un
« état de notre être-là ». Il
dépend de « la manière dont nous sommes situés
quant à l'être »202(*). Du fait de sa situation, de l'ouverture dans
laquelle il est jeté, la métaphysique fait partie de l'essence de
l'être-là. L'être-là apparaît dans une
ouverture historique qui le destine à être comme un étant,
non pas seulement en retrait.
La réflexion historique menée par Heidegger se
démarque du système de Hegel où l'être n'est que le
dévoilement progressif d'une vérité, en vue d'un savoir
absolu. La méthode hégélienne (die Aufhebung)
dépasse ces affirmations partielles tout en conservant ce qui est vrai
de la philosophie. Heidegger lui oppose le « pas en
arrière » (der schritt zurück) qui tend à
laisser demeurer la métaphysique comme un processus, comme le fait d'une
origine constitutivement obscure. Cette dissimulation n'est donc jamais tout
à fait levée chez Heidegger, pas même à
« la fin de l'histoire ». Elle ne peut être l'objet
de théorisations et de définitions, sans devenir à son
tour oublieuse de ce sur quoi elle repose. La caractéristique
« négative » de l'être, dans les écrits
immédiatement postérieurs à Etre et temps, repose
sur cette absence d'être de l'étant. L'être y apparaît
en creux et se refuse à la constitution d'un savoir de l'existant. Sa
vérité repose sur un oubli, une alternance de découvertes
et d'occultations qui lui ont été imposées. Il reste donc
comme suspendu et tributaire des époques dans lesquelles il est
énoncé. La question posée aux poètes est la
suivante : comment un authentique dépassement de la métaphysique
est-il possible ?
Après Nietzsche, la métaphysique semble
être arrivée à son terme. Elle témoigne de ses
dernières « possibilités d'essence », de la
dernière promotion de l'étant (le mè on
platonicien). Comme le remarque Heidegger en 1939, Nietzsche n'a pas
lui-même dépassé le nihilisme qu'il avait deviné. Il
n'y a plus de méta
ou d'« au-delà » de l'étant. La place
que Dieu occupait, dans le monde suprasensible, est vacante,
conformément à ce mot : « Dieu est
mort »203(*).
Cette formule ne se contente pas de revendiquer un athéisme
forcené. Elle provoque, comme l'a remarqué Franz Hoffmann :
« une sorte de crise et de décision suprême dans le
problème de l'athéisme »204(*). Elle relève d'une
crise religieuse. L'homme y dévoile son ultime égarement. La
totalité de l'étant, sans autre support que la volonté de
puissance, est désormais insensée, voire insensible et
forcenée : « La destruction du suprasensible supprime
également le purement sensible et, par là, la différence
entre les deux »205(*). Le poste unique, garantissant à la fois le
bien et la visibilité du monde sensible, est abandonné et le
monde physique demeure en friche. Ce dernier est abandonné à une
emprise ou à un savoir-faire technique, confondu avec une
« volonté de puissance » débridée. Si
Platon inaugure l'histoire de la métaphysique, Nietzsche
caractérise une époque de fin de civilisation. Il est sujet
à une compréhension historique (Geworfenheit) de
l'être, non plus comme être livré à la
volonté, comme chez les Modernes, mais comme l'expression même de
cette volonté. Il thématise la dernière ouverture de
l'être où l'homme se voit contraint d'épuiser ses forces.
L'art est également dissocié de la
vérité. Nietzsche l'entend comme une apparence et comme un
symbole du dionysiaque206(*). Elle a pour tâche d'exciter et d'aiguillonner
la sensibilité. Ce « grand stimulant de la vie »
agit pour conserver et accroître les forces dans l'illusion de
l'apparaître : « l'art excite avant tout la volonté
de puissance vers elle-même et l'éperonne à se
dépasser elle-même »207(*). Il organiserait finalement la totalité de
l'étant autour d'un individu particulier et instituerait des valeurs
où dominerait la force. Après la faillite de
l'interprétation nietzschéenne par l'idéologie
national-socialiste, un profond désarrois s'installe en Allemagne.
L'activité artistique et productive et de l'homme est en crise et les
hommes ont le sentiment d'avoir étés abandonnés. Heidegger
écrit : « Désormais, l'époque est
déterminée par l'éloignement du dieu, par le
« défaut de dieu »208(*). Le « défaut de dieu »
succède à la « mort de Dieu ». L'abyme se
creuse entre les hommes, par cette absence de sol qui les réunissait. La
poésie ressurgit donc, avec certains poètes comme Hölderlin
ou Rilke, pour faire le constat d'une actuelle « nuit du
monde ». L'élégie Pain et Vin pose cette
question : «Pourquoi des poètes en temps de
détresse ? ». Une époque d'éloignement du
divin signifie qu'il ne suffit pas de croire en dieu. Inversement, il se
pourrait que les dieux soient déjà présents sans que les
hommes ne s'en soient aperçus. Que les dieux aient été
assassinés ou qu'ils soient devenus invisibles nécessite que soit
frayé de nouveaux chemins (Holzwege). Cependant, ces chemins
n'aboutissent pas nécessairement. « Ici, le chemin de la
réponse qui examine et qui écoute est tout »209(*).
2. La vérité poétique de l'oeuvre
d`art
L'essai sur « L'origine de l'oeuvre
d'art » (Der Ursprung des Kuntswerkes), dont la première
rédaction est datée de 1935, inaugure une activité
proprement « ontologique » de l'homme. L'introduction du
concept d'historicité témoigne de cette possibilité de
nommer les ouvertures dans lesquelles l'être-là se projette.
L'attitude de l'homme n'est donc plus nécessairement déchue et
inauthentique, comme dans Etre et temps. Ce n'est plus seulement une
anticipation de sa propre déchéance ou une manière
différente de s'approprier l'inauthenticité elle-même. Ici,
il s'agit de penser qu' « il y a » de l'être et
quel peut être son sens. Toutefois, le concept d'instrument ou
« d'être produit », élucidé dans
Etre et temps, est insuffisant pour mener à bien cette
tâche. La qualité d'un instrument est d'autant plus grande qu'elle
se fait oublier devant les impératifs quotidiens de l'homme.
L'instrument tire sa raison d'être de sa fonction :
« l'être-produit du produit réside dans son
utilité »210(*). Plus radicalement, le contexte auquel un instrument
appartient suffit à déterminer son essence. Un instrument est
dans un monde et dans une ouverture déterminée. La notion
d'instrument, si elle est dans une certaine mesure nécessaire, ne suffit
pas à caractériser l'oeuvre d'art, ni l'origine historique par
laquelle elle s'oriente. Elle appartient à un monde ou à un
ensemble de significations et ne peut produire un objet tel qu'une oeuvre
d'art. Une chose et a fortiori une oeuvre d'art porte un monde, ce qui
n'est pas vrai d'un simple objet, d'un simple outil ou truc (Zeug).
À l'inverse d'une allégorie ou d'un symbole, l'oeuvre d'art ne
procède pas d'un modèle épistémologique
particulier. Ce qui est proprement à penser dans l'oeuvre n'est pas un
état de fait. Ce n'est pas davantage un support de prédicats qui
coïncideraient avec certaines structures connues et reconnues. La
signification ou éventuellement la fonction d'une oeuvre ne vient
qu'après coup. Elle s'ajoute ou se décline de l'oeuvre quand sa
« validité » demeure subjective.
Cette thèse de l'originalité de l'oeuvre compte
tenu d'un contexte donné, suppose qu'une oeuvre d'art soit une
véritable création. Avec elle, un monde inhabituel verrait le
jour. La notion de génie, thématisée par Kant dans la
troisième Critique est notable à cet égard. L'artiste
doué dans les beaux-arts ne peut fournir d'explication de la
manière dont il opère. Dans son cas, il apparaît que
« la nature prescrit ses règles à
l'art »211(*).
Le génie ne se représente pas conceptuellement la chose à
produire, ni avant, ni même après l'avoir produite. Ce qui fait
une oeuvre des beaux-arts ne peut donc pas être
« vérifié » ou connu. Tout dépend d'un
jugement de goût et d'un sujet où se produit une correspondance
harmonieuse entre l'imagination et l'entendement. Une telle correspondance
entre la structure de l'objet et la subjectivité accroît le
sentiment de vie. À la différence d'un simple objet, une oeuvre
d'art s'ouvre sur un monde subjectif et néanmoins partagé. A.
Danto écrit : « il existe deux types de réaction
esthétique, selon qu'il s'agisse d'une oeuvre d'art ou d'un simple objet
réel indiscernable d'elle »212(*). Un ready-made, un objet qui est pour
l'essentiel « déjà fait » et
« fini » est, de ce fait, toujours malheureux : en
faisant d'un simple objet une oeuvre d'art, il lui est conféré un
statut qui interdit de le considérer comme un simple objet.
« Fontaine », un urinoir choisi, baptisé et
présenté à un public n'en est déjà plus un.
Il ne peut donc pas y avoir, à proprement parler, de
ready-made, dans la mesure où cette notion implique qu'un
même produit soit à la fois un ustensile et, dans un sens nouveau,
une oeuvre d'art.
En règle générale, une oeuvre ne se
contente pas d'illustrer un état de fait ou de se situer comme un
« objet » usuel juxtaposé à d'autres.
L'oeuvre est une « vision du monde ». Elle jette un regard
sur la totalité de l'étant et oblige l'observateur attentif
à partager son regard. Elle est elle-même un dialogue qui
approfondit ou change un regard sur le monde. En somme, une oeuvre d'art rend
le monde plus accessible. Les chaussures peintes par Van Gogh dévoilent
en creux la rudesse du labeur aux champs. Elles peuvent se définir comme
un « avènement de la
vérité »213(*), au sens d'une authentique expérience de
pensée qui dévoile le monde paysan. Elles ont ainsi une certaine
contenance (In-sich-stehen). Par cette contenance, elles
n'appartiennent pas seulement à un monde qui aurait été
dévoilé à l'artiste, avant sa composition. Elles se
tiennent comme une ouverture unique sur le monde, tel un monde à part
entière. Inversement, c'est par accident qu'une oeuvre redevient un
objet sans contenance. Livrées à la subjectivité d'une
volonté, puis intégrées à des collections
étrangères, certaines oeuvres s'effondrent en tant qu'oeuvres.
Leur installation dans les galeries, déployant des trésors
d'architecture ou d'éclairage n'y change rien : le publique s'y trouve
confronté à des oeuvres muettes, à des objets de
curiosité qui ne renvoient plus à rien, si ce n'est à des
préjugés.
Jusqu'ici, l'oeuvre en tant qu'oeuvre s'est constituée
en une expérience de vérité. Toutefois, il peut sembler
que, dans une telle analyse, la matérialité d'une oeuvre ait
été oubliée et comme mise au rebut : la pierre, la
couleur, le son ou le mot n'auraient-ils donc rien à voir avec
l'être-oeuvre d'une oeuvre ? Il est vrai que l'oeuvre ne saurait se
confondre, pour Heidegger du moins, avec un « support » de
qualités sensibles. Elle ne se définit pas davantage comme une
unité de plusieurs impressions, ni même comme un complexe de forme
et de matière. Pour cette raison, la fable d'Hygin n'est
qualifiée, dans Etre et temps, que de témoignage
« pré ontologique »214(*). Elle vise une ontologie
fondamentale mais elle demeure en « étroite
cohésion » avec une conception par trop métaphysique de
l'homme. Elle dépend d'une conception de l'homme comme être
composé d'un corps et d'un esprit. Succinctement, cette fable raconte
comment « le Souci » modela un morceau de glaise à
partir de lui-même. Jupiter accepta de lui insuffler la vie, tout en
réclamant le droit de se l'approprier. Il s'ensuivit une dispute,
à laquelle se joignit la Terre (tellus). Cette statue
n'avait-elle pas la terre pour matière ? Saturne dut intervenir et
trancher, pour le présent et le futur. De son vivant,
l'homme serait baptisé homme (homo) compte tenu de la
terre (humus) dont il provient. Sa propre disposition le ferait toutefois
dépendre du Souci, entendu ici comme «concept
existential »215(*) et non comme soucis quotidiens. L'analyse de la
structure existentiale de l'être-là parachève ensuite la
fable dont la visée, en l'état indécise, se
révèle ontologique.
La terre à première vue opaque et
insondable s'oppose à l'oeuvre et à son ouverture. Pourtant,
la matérialité de la terre n'est pas tant oubliée que
mise à l'abri dans l'oeuvre. Abritée, la terre (Erde)
s'y retrouve comme une terre d'origine. À propos des souliers peints par
Van Gogh , Heidegger écrit : « Ce produit appartient
à la terre et il est à l'abri dans le monde de
la paysanne. Au sein de cette appartenance protégée, le produit
repose en lui-même »216(*). L'oeuvre d'art met en relief la terre : des
sons, des couleurs, de la pierre ou des mots, selon l'oeuvre produite. La terre
est non seulement ce vers quoi tout retourne, mais ce vers quoi tout provient,
par un geste initial créateur. Provenir de la terre et y retourner ne
fait qu'un dans l'oeuvre créée. « Mettre en place un
monde et faire venir la terre sont deux traits essentiels dans l'être
oeuvre de l'oeuvre. Ils s'appartiennent l'un l'autre dans l'unité de
l'être oeuvre »217(*). L'unité de ce phénomène
reproduit celui de la « nature » elle-même, quand
Héraclite dit qu'elle « aime à se cacher »
tandis qu'elle se dévoile justement comme
« nature »218(*). C'est de cette double exigence de voilement et de
dévoilement que l'oeuvre d'art tire sa force et sa
spécificité d'oeuvre. Dans une première version de
l'essai, Heidegger la décrit avec des formules en chiasme, telle que
celle-ci : « Le monde est vers la terre et la terre est vers le
monde »219(*).
L'être de l'oeuvre ne réside donc pas dans la monstration d'un
artiste, ni dans la reconnaissance du spectateur (Erlebnis). Il
réside dans le fait que la terre sort de son mutisme et prend vie dans
une oeuvre. L'être de l'oeuvre est donc toujours, indépendamment
de toute qualification ontique, un événement (Ereignis).
Il ouvre un chemin qui est en friche et qui nécessite, à
plusieurs reprises, d'être parcouru.
Fidèle à l'« idéalisme
allemand » pour lequel « tout art est
poésie » (ut pictura poiesis) Heidegger
découvre la poésie comme terre de tous les arts :
« Laissant advenir la vérité de l'étant comme
telle, tout art est essentiellement poème »220(*). Au sens large, cette
expression signifie que tous les arts relèvent d'une activité
poïétique. Ils portent en eux quelque chose d'authentiquement
nouveau, de l'ordre d'un monde ou d'un surgissement. Ils se tiennent ainsi sans
autre signification ou fonction. Le verbe dont est dérivé le
substantif de Dichtung signifie justement créer
(dichten), inventer ou imaginer. L'art est toujours, dans un sens
étendu, une création et une nouvelle ouverture de la
totalité de l'étant. C'est une expérience de
vérité ou, pour le dire autrement, une expérience de la
présence de ce qui est présent dans l'oeuvre. La poésie
comme essence productive de tous les arts se donne elle-même
comme « la présence du présent -
c'est-à-dire le laisser advenir à la
présence »221(*). Le fait que la poésie désigne aussi
un art « fondé sur le langage » n'est cependant pas
fortuit. Une fois apparue comme un mode d'éclaircissement parmi
d'autres, elle garde toute sa spécificité :
« l'oeuvre parlée, la poésie au sens restreint, n'en
garde pas moins une place insigne dans l'ensemble des
arts »222(*).
La vérité poétique de l'oeuvre d'art dépasse en
validité le monde des arts. Comme l'écrit Beda Allemann :
« Il y a, à cet endroit du texte, un renvoi à la
langue ; à la vérité, renvoi nécessaire
comprendre comment le concept de Poésie en général peut
être amplifié jusqu'à dépasser non seulement la
poésie au sens restreint, mais encore le domaine entier de
l'art »223(*).
Les oeuvres ne sont présentes que parce qu'elles accèdent
à la parole. C'est dans ce sens que la poésie est à la
terre de tous les arts.
Synonyme d'un avènement de l'être, le langage
n'est pourtant pas un « bien » comme les autres. Il n'est
pas davantage cette fonction qui permet de se faire entendre comme philosophe
ou comme poète. D'une part, parce qu'il possède l'homme plus
qu'il n'est possédé par lui. D'autre part, parce qu'il joue
davantage un rôle prospectif que descriptif. Heidegger
écrit : « Le langage n'est pas un instrument disponible ;
il est, tout au contraire, cet avènement (Ereignis) qui
lui-même dispose de la suprême possibilité de l'être
de l'homme »224(*). L'avènement de l'être dans le langage
est une « suprême possibilité d'être ».
Le « il y a » du langage détermine toute
ouverture. Néanmoins, la pertinence d'une telle analyse demeure
réservée aux oeuvres axées sur le langage. Ce qui
rapproche le philosophe du poète est un attachement, dans le logos
ou la mythologie, à une forme essentielle de langage. Cela se
vérifie notamment dans l'exercice de traduction et, de manière
plus aiguë, dans la traduction de poèmes. Le monde qui est ouvert
par le poème dépend à ce point d'une langue qu'il est
impossible de l'en distinguer. Il faut donc préférer se traduire
soi devant le sens des mots, avant de nommer cela qui est traduit dans une
autre langue.
Le poème a un sens privilégié parmi les
arts de la parole. À ce titre, P. Valéry distingue deux
utilisations du mot poésie. La première veut que la poésie
soit un état émotif de l'âme, une émotion proche de
l'excitation et de l'enchantement. Elle donne l'impression d'un monde complet,
d'un système de la nature où le moi adhèrerait son
environnement. Elle apparaît comme un rêve où tout
s'articulerait subjectivement: « L'émotion poétique
donne l'illusion d'un monde où les images, les êtres, les
événements et les choses sont dans une relation intime avec notre
sensibilité »225(*). Loin d'être moralement condamnable, cette
illusion d'un monde où tout serait unifié répond, dans
l'expérience esthétique, à un réel besoin. Elle
constitue l'aspect manifeste et second de l'art poétique, cet art
« fondé sur le langage ». La poésie permet en
réalité de recréer un sentiment d'excitation analogue, de
tisser une multitude de liens entre nos idées (le sens) et nos moyens
d'expression (les sons). Ces moyens d'expression, s'ils appartiennent au
langage courrant, font l'objet de soins infinis. Comme le musicien
étalonne son instrument avant de jouer, le poète choisit ses mots
en dehors de la prose et de la commodité du langage. Il extrait ce qui
lui convient le mieux et se rapproche d'autant de la
« sainteté » ou de son idéal.
Dans ce sens, la poésie n'est plus tant la fille de
l'imagination que celle de l'intelligence et de la technique. Cet art du
langage est moins une terre des arts qu'une matière oeuvrée. Au
plus profond, l'essence du langage se retranche dans l'expérience de
l'ineffable. Le dire du poète est un dire dans le non-dit, dans le
silence. Tout langage essentiel émerge de cette « voix
silencieuse de l'Etre »226(*). Il répond de l'occultation progressive de la
métaphysique, du non-dit qui ne cesse de se déployer.
« Le dire conceptuel le plus élevé consiste à ne
pas simplement taire dans le dire ce qui est proprement à dire, mais
à le dire de telle sorte qu'il soit sommé dans le non-dire :
le dire de la pensée est un taire
explicite »227(*). La poésie et la philosophie partagent un
même souci pour ce qui est tu dans le langage. Pourtant, comme le dit
Heidegger, il faut que la poésie et la philosophie suivent leur propre
route, pour ne se rejoindre, éventuellement, qu'à la fin. Elles
ne sont équivalentes pour la question de l'être que si
« l'abyme entre la poésie et la philosophie reste
béant, net et bien tranché » 228(*). Finalement, la
poésie risque bien d'accaparer le discours philosophique, avec ses
métaphores, son jargon ou son pathos. Elle doit donc être
tenue à distance, comme l'indique visiblement la méfiance de
Platon à l'égard des poètes. De nos jours, A. Badiou parle
d'un « âge des poètes » auquel il faudrait
reproduire un « geste platonicien » d'exclusion229(*). Aristotélicien, il
entend l'être dans plusieurs acceptions, distinctes les unes des
autres230(*). Il
professe encore Heidegger quand il envisage d'autres
développements à son analyse de l'oeuvre d'art, dans la
politique ou le religieux. Il introduit lui-même l'amour à
côté du politique et réhabilite le mathème au
détriment du poème.
3. Hölderlin ou la quadrature du poème
La présence du poème, si elle est contestable,
sert de garde-fou au déploiement d'une parole qui se veut authentique.
À partir de 1936, date à laquelle est prononcée la
conférence Hölderlin et l'essence de la poésie
(Hölderlin und das Wesen der Dichtung), Heidegger engagera un
dialogue ininterrompu avec les poètes. Dans ses écrits,
Hölderlin est qualifié de « poète des
poètes » du fait de son animation poétique. Il a le don
de « poématiser », de dire en poète ce en
quoi consiste la poésie elle-même : « La
poésie de Hölderlin est animée par la détermination
poétique de poétiser expressément l'essence de la
poésie »231(*). Pourtant, Heidegger ne souhaite pas
découvrir un concept universel et
« indifférent » de poésie.
L' « essence » de la poésie à laquelle
il s'attache dépasse le seuil de l'abstraction sur la poésie en
général. Pour la dévoiler, il prend appui sur les hymnes
et les élégies, les oeuvres tardives du poète. Ces
dernières sont douées d'une dynamique et d'un ressort unique.
Ainsi, elles ne se laissent pas confondre dans une indifférenciation
plus abstraite. Elles « contraignent à la
décision ». Les comprendre nécessite de se positionner
soi-même dans le champ de leur impulsion. L'essence de la poésie
ne se dévoile qu'à cette condition. Elle suppose de comprendre la
nature unique et simple de ce que dit le poète (das gedicht).
L'avant-propos au recueil d'éclaircissements sur la
poésie d'Hölderlin (Erlauterungen zu Hölderlins
Dichtung) met toutefois en garde le lecteur : « Peut-être
que tout éclaircissement de ces poèmes est chute de neige sur la
cloche »232(*).
Cette explication repose sur une « quête » plus que
sur un donné. Elle suppose de découvrir « la
vérité » de la poésie, indépendamment de
sa diversité sensible ou de sa généralité
abstraite. Finalement, elle doit « se briser » pour revenir
à la « pure présence » du poème,
nouvellement compris dans une synthèse implicite. Subséquemment,
la discussion (Erörterung) avec le poème n'est pas une
simple explication. Elle indique un espace de rassemblement choisi où
convergent les éléments du poème. Le philosophe y est
« attentif » à ce site (Ort) qui serait
susceptible de rassembler les éléments du poème, comme la
pointe contient à elle seule l'éclat d'une lance.
« Comme lieu de recueil, le site ramène à soi,
maintient en garde ce qu'il ramène »233(*). La pensée du site
imprègne donc la discussion avec le poète. Il
« délivre » le poème et, par l'exercice d'une
force certaine, dévoile ce qu'il a d'essentiel dans cinq paroles.
La première clé pour accéder à
l'essence de la poésie regarde l'activité du poète. Dans
la correspondance d'Hölderlin des années 1789-1800, elle se
définit volontiers comme « l'occupation la plus innocente
de toute »234(*). Le poète semble agir loin du monde et de son
tumulte. Hölderlin fait dire à Hypérion, héros de son
roman : « Mieux vaut se faire abeille, pensais-je, et bâtir sa
maison dans l'innocence, que régner avec les maîtres du monde,
hurler avec les loups, gouverner les nations... »235(*). La parole poétique y
est semblable à une libre donation. Elle n'engage pas à
première vue celui qui la reçoit à faire don de même
valeur, d'une valeur d'échange réciproque. Bien au contraire,
elle souhaite dispenser à l'homme un « repos
vivant », un recueillement ou une unité retrouvés dans
l'accord des « particularités vivantes » de chaque
individu. Cependant, la poésie, dans son
« innocence », n'est pas privée d'efficace. Elle
prend la mesure de ce qui a été déployé et
occulté chez l'homme, notamment dans l'une de ses aventures. Elle a le
souci des sentiments qui, jusqu'à présent ont été
occultés. Le poète y maintient une perspective sur le monde qui,
autrement, n'existerait pas ou plus. Cette perspective n'est pas celle des
droits et des devoirs de chacun. Elle n'est pas celle de la philosophie ou de
la politique. Elle est poétique en ce qu'elle recrée un lien avec
ce qui a été perdu. Elle donne à voir un « tout
vivant » d'individus partageant les mêmes joies et les
mêmes peines. Tout être-là est invité à s'y
projeter, bien qu'il n'en soit pas l'instigateur ni même le
bénéficiaire immédiat.
La seconde parole à propos de la poésie est
qu'elle dispose du langage non seulement comme d'une chose extrêmement
précieuse, mais tout à la fois dangereuse236(*). Reliant ce qui est disjoint
et ce qui a été occulté, le poète réactive
« la voix » du peuple. Il court alors le risque de
s'exalter dans un langage qui « l'assiège » et
« l'enflamme ». En même temps qu'il
« relève » l'étant par l'originalité
de sa visée, il l'« abuse » et le contraint à
lui servir de fond. Le peuple reste toutefois seul juge de sa parole. Le
poète doit donc devenir compréhensible pour faire signe aux
siens. Il doit abandonner une part de ce qui est énigmatique dans la
parole pour la rendre saisissable et utile aux mortels : « Il faut
d'abord que le fruit devienne plus commun, qu'il prenne un caractère
plus quotidien ; alors il devient le bien des
mortels »237(*). La poésie est désormais une chose
sérieuse et non plus un jeu oisif, un simple divertissement. Elle
appartient à une « réalité
historiale » et constitue une détermination de plus dans
l'histoire de l'Occident. Pour Adorno, cependant, la parole de Heidegger
persiste dans un « jargon de
l'authenticité »238(*). Pathologique, elle cherche avant tout l'effet, pour
subjuguer, fasciner et imposer finalement le silence autour d'elle. Elle est un
poème qui aurait substitué à la technique poétique
une fausse sobriété. L'avant-gardisme d'Heidegger occulte, selon
lui, les normes de la pensée discursive, à commencer par la
logique : L'attitude « méditative » nie toute
possibilité d'évaluer ses résultats. Par un exercice
sophistique, la raison y est discréditée comme inapte à
saisir, dans ses catégories, ce que le poème a d'original. En
outre, l'idée d'un langage parlant ressemble à s'y
méprendre à une résurgence de
l'« idéalisme ». La mystique du langage et de
l'authenticité (Sprachmystiker) voudrait en effet de
l'être qu'il soit lui-même parlant, sans plus d'objet ni de sujet.
L'autorité de l'argument y serait toutefois remplacé, de fait,
par l'argument d'autorité, par la violence ou le « sacrifice
essentiel »239(*).
Il est donc nécessaire de revenir, dans un
troisième temps, sur la « parole essentielle » qui
se crée dans le poème. Hölderlin dit alors que les mortels
sont, à proprement parler, « un dialogue ». Ce n'est
pas dans la communication qu'ils se révèlent eux-mêmes un
dialogue, mais dans l'entente autour de ce que la parole
(Gespräche) a d'essentiel. Ils sont eux-mêmes dans le
rassemblement en l'unité, rassemblement indiqué par le
préfixe (Ge-). Heidegger écrit : « Là
où doit être un dialogue, la parole essentielle doit
rester relative à l'Un et au Même»240(*). La parole du poète
relie dans un tout ceux qui se trouvent à ses côtés. Or
Heidegger précise : « Un dialogue, nous le sommes depuis le
temps où `il y a le temps' »241(*). Ce dialogue est davantage rendu possible dans
l'histoire que dans un monde intelligible d'idées. C'est un dialogue
extérieur, une réunion dans l'être historial de l'homme.
« Être un dialogue » et « être dans
l'histoire » reviennent ici au même. Ils forment un tout en
« temps de détresse ». Le poète nomme ou
baptise ainsi les dieux, lesquels sont également en porte-à-faux
avec le non-être : « La parole qui nomme les dieux est
toujours une réponse à cette interpellation »242(*). D'une part, il collecte les
traces éparpillées ou confondues du divin sur terre. Il se soumet
donc aux impératifs que suppose une telle collecte. D'autre part, il
aménage un lieu où le sacré serait rendu disponible et
sauvegardé. Il se doit d'interpréter ces traces comme autant de
témoignages d'un système complet de la nature. C'est ainsi que le
monde homérique redouble les divinités élémentaires
d'une distinction entre les Hommes et les dieux243(*). De la même
manière, Schelling parle d'un « jointement du ciel et de la
terre »244(*)
qui, avec Hölderlin, prend le sens d'une « communauté de
destin » engageant à son tour les mortels245(*). À cette occasion, le
poète réunit les siens en faisant se replier le divin sur terre.
Conformément au dernier vers de Souvenir
(Andenken), la poésie d'Hölderlin annonce que les
poètes fondent « ce qui demeure »246(*). Ils ont le devoir de nommer
les dieux et les choses mortelles, de réinventer l'étant dans sa
totalité. Heidegger écrit que : « la poésie
est la fondation instauratrice de l'Etre par la parole »247(*). Les poètes doivent
instaurer, enraciner et légitimer l'être. C'est à eux de
créer le simple et la mesure, le fondement de l'étant. Le
compliqué et la démesure, mais encore l'abîme et
l'être ne viennent qu'après. La parole du poète
est « souveraine », davantage que le
« réel » ou l'être-là tel qu'il se
rapporte habituellement à l'étant. L'être-là doit
recourir à l'oeuvre historiale du poète pour y trouver son
assise. C'est de la poésie que dépend son avenir. À propos
du temps de l'élaboration d'un produit, Bergson écrit qu'il
« retarde » et dure. Le poète a la
possibilité de composer avec un langage habituellement déchu et
de préciser sa visée. « La réalisation apporte
avec elle un imprévisible rien qui change tout »248(*). Une seconde approche,
explicative cette fois et non plus productive, attribue ensuite une origine
à cela qui a été produit. L'oeuvre accomplie et
démystifiée peut s'expliquer au moyen de causes et d'effets.
L'historien ou le philosophe ont ainsi l'intelligence pour comprendre la
rhétorique du poète, l'instauration d'un nouvel ordre du monde.
La réalité de la poésie est qu'elle appartient toujours
à une époque, quoiqu'elle la devance par de nouvelles croyances
et des mythes.
Dans le dernier vers, extrait du poème En bleu
adorable, la poésie annonce que l'habitat est par essence
poétique. Il se situe plus en amont des mérites que l'homme gagne
à cultiver la terre ou bâtir des maisons. Il détermine
l'ancrage à partir duquel l'être-là se projette, dans un
« entre-deux » de la terre et du ciel. Heidegger
écrit : «c'est en premier lieu et uniquement dans cet
entre-deux que se décide qui est l'homme et où est établi
son être-là »249(*). Le poète accomplit cette
« décision » où va se situer essentiellement
l'être-là. Tel Cratyle dans le dialogue de Platon, il
établit un lien entre les mots et ce qu'ils signifient. Par
l'intermédiaire des formes dialectales de la langue, il dévoile
leur essence plus que d'antiques conventions. En outre, sa maîtrise du
langage lui permet de dévoiler son projet sous un jour favorable.
Hölderlin écrit dans le poème Comme au jour de
fête: « Lui-même, et tendre au peuple / Le don
céleste enveloppé dans l'Hymne »250(*). Ce qui est
« céleste » dans le poème et comme
jeté en hors de lui y est également enveloppé ou
ramassé. D'un aspect plaisant, l'hymne aspire à donner corps
à son peuple, à s'en faire le plus strict destin. Elle anticipe
le réel plus qu'elle ne rivalise avec lui dans le poème et le
rêve. « Mais c'est tout au contraire ce que le poète dit
et ce qu'il assume d'être qui est réel »251(*).
Le cinquième et dernier vers d'Hölderlin, s'il
ressemble aux quatre autres, est donc essentiel. Il rassemble la
totalité de l'étant dans le Quadriparti (Geviert).
À ce sujet, J.-F. Mattéi écrit, contre Beda Allemann et la
primauté constante du poète sur le philosophe : «Heidegger
lui-même ne reconnaît d'analogie entre le Geviert et la
quaternité hölderlinienne que dans la mesure où celle-ci
insiste sur le centre - l'unité cinquième - qui n'est
aucun des quatre»252(*). Heidegger y est moins l'épigone ou
l'interprète du poète que le penseur de l'être et de
l'événement. Il entr'aperçoit l'« unité
cinquième » ou « quintessence du
poème » qui n'avait pas été nommée
jusqu'ici. Il parle ouvertement des multiples éléments qui
composent l'étant, mais il évoque également l'endroit
où ils se réunissent, dans le poème. Avec Heidegger, la
philosophie entretient la poésie de son unité ou de sa non
excentricité. À la croisée des chemins, entre l'Orient et
l'Occident, le poème réunit la totalité de ce qui est dans
un lieu unique et simple, Terre Sainte de tous les croyants. Dans la
conférence « Bâtir, habiter,
penser », un leitmotiv indique l'absence et
corrélativement l'attente d'un tel site : « Lorsque nous
disons `la terre' [ou, séparément, le ciel, les divins, les
mortels] nous pensons déjà les trois autres avec lui ;
pourtant nous ne considérons pas la simplicité des
Quatre »253(*). Or, pour que cet site soit habitable, il
nécessite d'être aménagée. Heidegger écrit :
« le trait fondamental de l'habitation est le ménagement
(das Schonen) »254(*). Il entend poursuivre l'aménagement entrepris
par les poètes, cette fondation de l'être par la parole. Cette
fois, la fondation va réunir ceci ou ceux qui ont été
dispersés aux quatre vents. Elle va aménager la terre et de
façon « positive » dans l'« entre
deux » de la nature et de la grâce. Elle va faire un pas
de plus pour déterminer les limites du « temple »
où les mortels profanes vont devoir cohabiter et dialoguer.
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1.2 Ecrits posthumes 1870-1873, « Le drame
musical grec », « La philosophie à l'époque
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« Vérité et mensonge au sens extra moral ».
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et IV « De l'utilité et de l'inconvénient de l'histoire
pour la vie (1874), « Schopenhauer
éducateur » (1874), Richard Wagner à Bayreuth
(1876).
3.1 et 3.2 Humain, trop humain I et II, Un livre
pour esprits libres (1878-1879). Le Voyageur et son Ombre.
4. Aurore, pensées sur les préjugés
moraux (1881).
5. Le Gai Savoir, « la gaya scienza »
(1882-1887).
6. Ainsi parlait Zarathoustra, Un livre pour tous
et pour personne (1883-1885).
7. Par-delà le Bien et le Mal, Prélude
à une philosophie de l'avenir (1886). La
Généalogie de la Morale, Pamphlet (1887).
8. Le Cas Wagner, un problème de musicien
(1888). Le Crépuscule des Idoles, Comment on philosophe au
marteau (1888, publié en 1889). L'Antéchrist,
Imprécation contre le christianisme (1888, publié en
1894). Ecce Homo, Comment on devient ce qu'on est (1888, publié
en 1908).
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depuis 1977.
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TABLE DES MATIÈRES
Remerciements, p. 4
Introduction, p. 5
Première Partie - Platon et les poètes
1. L'apogée de la poésie, p.9
2. Le métier de poète, p.15
3. Le poète dans l'allégorie, p.22
Deuxième partie - La philosophie tragique de
Nietzsche
1. L'alliance fraternelle d'Apollon à Dionysos, p.32
2. La mort de dieu, l'action de Socrate, p.38
3. La musique et le mythe, p.47
Troisième partie - Ontologie et poésie
1. La métaphysique impensée, p.56
2. La vérité poétique de l'oeuvre d'art,
p.62
3. Hölderlin ou la quadrature du poète, p.67
Bibliographie, p. 72
* 1 Aristote,
Poétique, chap. 8, 1451a30, trad. fr. J. Hardy, Paris,
Les Belles Lettres, 1985.
* 2 Platon, Phédon,
107 d, trad. fr. M. Dixsaut, Paris, GF Flammarion, 1991.
* 3 F. Nietzsche, Ecrits
posthumes 1870-1873, Cinq préfaces à cinq livres qui n'ont pas
été écrits, « La joute chez
Homère », OEuvres Philosophiques Complètes, t.1, vol.
2, p. 192.
* 4 M. Heidegger, Nietzsche
I, trad. fr. P. Klossowski, Paris, Gallimard, 1971.
* 5 W. W. Jaeger,
Paideia: la formation de l'homme grec, « Homère
éducateur », trad. fr. A. & S. Devyver, vol.1, Paris,
Gallimard, 1964.
* 6 Aristote,
Poétique, trad J. Hardy, Paris, Les Belles Lettres,
2000, 1449 b.
* 7 Platon, Le
banquet, 205 c, trad. fr. E. Chambry, Paris, GF
Flammarion, 1964.
* 8 Platon, Ion,
530 c, trad. fr. M. Canto, Paris, GF Flammarion, 1989.
* 9 Platon, Les Lettres,
VII, 324 d, trad. fr. L. Brisson, Paris, GF Flammarion,
1994.
* 10 Ibid., 325
d.
* 11 Pour avoir un
aperçu de la méthode Socratique: Charmide, Lachès,
Euthyphrion, Hippias Majeur.
* 12 H. Cheniss,
L'énigme de l'ancienne Académie, trad. fr. L. Boulakia,
Paris, Vrin, 1993.
* 13 K. Gaiser, La
dottrina non-scritta da Platone, trad. it. V. Cicero, Milano, Vita e
Pensiero, 1994. Cf. M.-D. Richard, L'enseignement Oral de Platon : une
nouvelle interprétation du platonisme, Paris, éditions du
Cerf, 2005.
* 14 Platon,
Phèdre, 274 d, trad. fr. L. Brisson, Paris, GF
Flammarion, 1989.
* 15 Ibid., 275
c.
* 16 Diogène
Laërce, Vie et doctrine des philosophes illustres, livre III, 5,
trad. fr. M.-O. Goulet-Cazé, Paris, le livre de poche, 1999, p.
395-396.
* 17 Homère,
L'Iliade, Chant XVIII, vers 392, trad fr. B. Yves, Paris, Les
Belles Lettres, 1945.
* 18 Aristophane, Les
Grenouilles, Théâtre complet, trad. fr. M.-J.
Alfonsi, Paris, GF Flammarion, 1966.
* 19 F. Nietzsche, Le
Crépuscule des Idoles, «Le problème de Socrate»,
Ouvres philosophiques complètes, Paris, Gallimard, 1975.
* 20 Platon, La
République, III, 386 e, trad. fr. R. Bacou, Paris, GF Flammarion,
1966.
* 21 H.-G. Gadamer,
«Philosophie et poésie», dans la Revue de
métaphysique et de morale, Décembre 96, no 4, p. 466.
* 22 Platon, La
République, op. cit., X, 601 b.
* 23 J.-P. Dumont, Les
présocratiques, Héraclite A XXIII, Paris,
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade »,
1988, p. 145.
* 24 Platon, La
République, op. cit., X, 595 a.
* 25 Platon, La
République, op. cit., III, 398 b.
* 26 Platon, La
République, op. cit., X, 607 d.
* 27 Platon, Les Lois,
Livre VII, 817 b trad. E. des Places, Paris, Les Belles Lettres, 1992.
Confère aussi Platon, La République, op. cit., III, 398
a.
* 28 Platon, Les Lois,
op. cit. VII, 801 c.
* 29 Platon, La
République, op. cit. IV, 441 b.
* 30 Ibid., IV, 443
d.
* 31 Ibid., IV, 444
a.
* 32 Ibid., X, 606
c. Sur cette ancienne divergence, confère Les Silles de
Xénophane, fragments B X à XX et
Héraclite A I, XXII-XXIII et B XLII.
* 33 Ibid., X, 596
c.
* 34 Ibid., X, 598
b.
* 35 Ibid., X,
599 b.
* 36 Ibid., II, 377 b.
* 37 Ibid., II, 395
d.
* 38 Ibid., II 377
e.
* 39 Ibid., II, 380
c.
* 40 Ibid., II, 382
c.
* 41 Ibid., X, 601
d.
* 42 Ibid., X, 601
e.
* 43 Ibid., III, 396
c.
* 44 Ibid., III, 397
b.
* 45 Ibid., IV, 428
b.
* 46 Ibid., IV, 430
c.
* 47 Ibid., I, 331
a.
* 48 Bergk, Poet. Lyr.
Gr. I, p. 452.
* 49 Ibid., III, 386 d.
* 50 Platon,
Phédon, op. cit., 68 c.
* 51 Ibid., 81
c.
* 52 Homère,
Iliade, op. cit., Chant XVIII, vers 27 à 44.
* 53 Ibid.,
XXIII, 175 et ss.
* 54 Ibid., XXIV, 14 et
ss.
* 55 Ibid., XXIV, 502
à 555.
* 56 Platon, La
République, op. cit., X, 602 b.
* 57 Ibid., III, 394
d.
* 58 Ibid., III, 395
a
* 59 Ibid., X, 607
a.
* 60 Ibid., VII, 829
c.
* 61 Ibid., III, 393
a.
* 62 Ibid., I, 329
b.
* 63 Ibid., II,
377 a.
* 64 Louis Couturat, De
platonicis mythis, Paris, Alcan, 1896.
* 65 Platon,
Phèdre, op. cit., 229 c.
* 66 Ibid., 230
a.
* 67 Aristote, La
Métaphysique, , 8, 1074 b 1, trad fr. J. Tricot, Paris, Vrin,
1991.
* 68 Platon, La
République, op. cit., II, 378 d.
* 69 P. Frutiger, Les
mythes de Platon, Paris, Alcan, 1930, p. 224.
* 70 Ibid., p.
101.
* 71 Platon, La
République, op. cit., VII, 514 a.
* 72 Ibid., VII, 514
a.
* 73 Ibid., VII, 514
b.
* 74 Ibid., VII, 517
a.
* 75 Ibid., VII, 516
c.
* 76 Ibid., VII, 515
c.
* 77 Ibid., II, 364
d.
* 78 Ibid., II, 364
e.
* 79 J.-P. Dumont,
Les Présocratiques, Héraclite B V, op.
cit., p. 147.
* 80 Platon, La
République, op. cit., VII, 519 c.
* 81 Ibid., VII, 519
d.
* 82 Ibid., VII, 518
c.
* 83 Ibid., VII, 518
d.
* 84 Platon, Alcibiade,
245 d, trad. fr. C. Marboeuf, Paris, GF Flammarion, 1998.
* 85 Platon,
Théètète, 150 d, trad. fr. E.
Chambry, Paris, GF Flammarion, 1967.
* 86 Platon, La
République, op. cit. VII, 515 c.
* 87 Ibid. VII, 515 d.
* 88 Ibid., VII, 515
e.
* 89 Ibid., VII, 516
b.
* 90 M. Heidegger,
Questions II, «La Doctrine de Platon sur la
vérité» (1940), trad. A. Préau, Paris,
Gallimard, 1968, p. 439.
* 91 E. Cassirer, La
philosophie des formes symboliques, t.2, trad. fr. J. La Coste, Paris,
Editions de Minuit, 1972, p. 124.
* 92 J.-P. Dumont, Les
Présocratiques, Héraclite B VI, op. cit.,
p. 147.
* 93 Platon, La
République, op. cit., VII, 515 c.
* 94 Ibid., VII, 520
d.
* 95 Ibid., II, 376
c.
* 96 Ibid., VII 521
a.
* 97 Ibid., III, 412
b.
* 98 Ibid., III, 411
a.
* 99 Ibid., III, 519
b.
* 100 Ibid., III, 415
a.
* 101 J.-P. Dumont, Les
présocratiques, Héraclite B XXII, op. cit.,
p.151.
* 102 Platon, Cratyle,
399 c, trad. fr. Chambry, Paris, GF Flammarion, 1967.
* 103 Ibid., 400 b.
* 104 Luc Brisson et F. W.
Meyerstein, Puissance et limite de la raison, Paris, Les Belles
Lettres, 1995.
* 105 Friedrich Nietzsche,
La Naissance de la Tragédie, Oeuvres Philosophiques
Complètes, tome 1, vol. 1, sous la direction de G. Colli
et M. Montinari, trad. fr. M. Haar, P. Lacoue-Labarthe, J-L Nancy, Paris,
Gallimard, 1975, p. 41.
* 106 F. Nietzsche, La
Naissance de la Tragédie, «Dédicace à Richard
Wagner», OPC, op. cit, p. 40.
* 107 F. Nietzsche, Ecrits
posthumes 1870-1873, «La Vision dionysiaque du monde»
(1870), OPC, t. I, vol. 2, op. cit., p. 64.
* 108 F. Nietzsche, La
Naissance de la Tragédie, § 1, OPC, op. cit.,
p.41.
* 109 A. Schopenhauer, Le
Monde comme volonté et comme représentation, Livre I, Chap.
3, trad. A. Burdeau, Paris, PUF, 2003, p. 31.
* 110 Ibid., Livre
II, Chap. 23, p. 155.
* 111 Platon, La
République, op. cit., VI, 508 a.
* 112 Platon, Cratyle,
op. cit., 405 d.
* 113 J.-P. Dumont, Les
présocratiques, Thalès B III, op. cit., p. 22. Cf.
F. Nietzsche, Ecrits posthumes 1870-1873, «La philosophie a
l'époque tragique des Grecs», § 3, OPC, op. cit., p.
220.
* 114 Platon, Cratyle,
op. cit., 406 c.
* 115 Giorgio Colli,
Ecrits sur Nietzsche, trad. fr. P. Farazzi, Paris, Editions de
L'éclat, 1980, p. 21.
* 116 Platon,
Phèdre, op. cit., 244 a.
* 117 Ibid., 265
b.
* 118 Johann Joachim
Winckelman, Histoire de l'art dans l'Antiquité, Première
partie, Ch. 4, § 2, trad. fr. D. Tassel, Paris, La
pochothèque, 2005.
* 119 F. Nietzsche, La
Naissance de la Tragédie, § 3, OPC, op. cit., p.
50.
* 120 Ibid., §
4, p. 55.
* 121 F. Schiller, De la
poésie naïve et sentimentale, trad. fr. S. Fort, Paris,
L'Arche, 2002, p. 30.
* 122 Ibid.
* 123 Platon, La
République, op. cit, VII, 523 b.
* 124 Ibid., VII, 524
e.
* 125 F. Schiller, La
fiancée de Messine, «De l'usage du choeur dans la
tragédie», trad. H. Loiseau, Paris, Aubier-Montaigne, 1942, p.
97.
* 126 Ibid., p.
99.
* 127 F. Nietzsche,
Ecrits posthumes 1870-1873, OPC, op. cit., «Vérité
et mensonge au sens extra moral», p.275.
* 128 Gianni Vattimo,
Introduction à Nietzsche, trad. fr. J. Rolland, Paris, Cerf,
1991.
* 129 F. Nietzsche,
Humain, trop humain, II, OPC, t. III, vol. 2, Deuxième partie,
«Le voyageur et son ombre», § 308.
* 130 Plutarque, Sur la
disparition des oracles, 17, trad. fr., R. Flacelière, Paris, Les
Belles Lettres, 1947, p. 87.
* 131 F. Nietzsche, La
Naissance de la Tragédie, «Essai d'autocritique»
(1886), § 3, OPC, op. cit., p. 28.
* 132 F. Nietzsche, La
Naissance de la Tragédie, § 11, OPC, op. cit., p.
87.
* 133 Aristophane, Les
Grenouilles, op. cit., v. 941 cité par F. Nietzsche, Ecrits
posthumes 1870-1873, «Socrate et la tragédie», OPC,
op. cit., p. 34.
* 134 F. Schiller, Sur
l'Art tragique, trad. fr. A. Régner, Arles, ed. Sulliver, 2005.
* 135 F. Nietzsche, La
Naissance de la Tragédie, § 12, OPC, op. cit., p.
95.
* 136 E. Kant, Critique de
la faculté de juger, Livre I, «Analytique du beau»,
§ 5, trad. fr. sous la dir. de F. Alquié, Paris, Gallimard, 1985,
p. 137.
* 137 Ibid., §
7, p. 142.
* 138 Ibid., §
16, p. 162.
* 139 Ibid., §
22, p. 175.
* 140 E. Kant, Critique de
la faculté de juger, op. cit., Livre II, «Analytique
du sublime», § 26, p. 190,
* 141 Ibid., §
27, p. 198.
* 142 Diogène
Laërce, Vie et doctrines des philosophes illustres, op. cit.
livre II, 18, p. 226.
* 143 Aritosphane, Les
Nuées, op. cit., v. 1377.
* 144 F. Nietzsche, La
Naissance de la Tragédie, §12, OPC, op. cit., p.
96.
* 145 Platon,
Phédon, op. cit., 60 b.
* 146 Platon, L'Apologie
de Socrate, 22 b, trad. fr. L. Brisson, Paris, GF Flammarion,
1997.
* 147 F. Nietzsche, La
Naissance de la Tragédie, §13, OPC, op. cit., p.
99.
* 148 F. Nietzsche,
Humain, trop humain, I, OPC, t. III, vol. 1, § 217,
«L'intellectualisation du grand art».
* 149 Platon, L'Apologie
de Socrate, op. cit., 28 b.
* 150 Platon,
Phédon, op. cit., 118 a.
* 151 F. Nietzsche, Le Gai
Savoir, OPC, t. V, Livre IV, § 340, «Socrate mourant».
* 152 F. Nietzsche, Le
Crépuscule des Idoles, OPC, t. VIII., «Le problème de
Socrate», § 1.
* 153 F. Nietzsche,
Introduction à l'étude des dialogues de Platon,
Première partie, § 1, trad. fr. O.
Berrichon-Sedeyn, Paris, Edition de l'Eclat, 1991.
* 154 Platon,
Philèbe, 16 c., trad. fr. J.-F. Pradeau, Paris, GF
Flammarion, 2002.
* 155 J.-P. Dumont, Les
présocratiques, Héraclite A VI, op. cit.,
p. 167.
* 156 Platon,
Théétète, 152 d. trad. fr. E. Chambry,
Paris, GF Flammarion, 1967.
* 157 A. Schopenhauer, Le
Monde comme Volonté et comme représentation, Livre III,
§ 50, op. cit., p. 304.
* 158 F. Nietzsche,
Considérations inactuelles, IV, OPC, t. II, vol.
2, «Richard Wagner à Bayreuth», § 6.
* 159 A. Schopenhauer, Le
Monde comme Volonté et comme représentation, Livre III,
§ 52 op. cit., p. 327.
* 160 A. Schopenhauer, Le
Monde comme Volonté et comme représentation,
Suppléments au livre III, chap. 39, «De la métaphysique
de la musique», p. 1189.
* 161 F. Nietzsche, La
Naissance de la tragédie, § 17, OPC, op. cit., p.
118.
* 162 F. Nietzsche,
Fragment posthume 7 [127] de fin 1870-avril 1871, OPC, op. cit.,
p. 299.
* 163 F. Nietzsche, La
Naissance de la tragédie, § 21, OPC, op. cit., p.
139.
* 164 Aristote Politique,
VIII, 1341 b, trad. fr. J. Tricot, Paris, Vrin, 1989.
* 165 F. Nietzsche,
«Introduction aux études de philologie classique»
(1871), trad. fr. F. Dastur et M. Haar, Paris, Encre Marine, 1994.
* 166 U. von
Wilamowitz-Moellendorff, «Philologie de l'avenir» dans
Querelle autour de « La Naissance de la
Tragédie », trad. de M. Cohen-Halimi, H. Poitevin et M.
Marcuzzi Paris, Vrin, 1995, p. 93.
* 167 F. Nietzsche, La Gai
Savoir, livre IV, OPC, t. V, «Regard en
arrière», § 317.
* 168 F. Nietzsche, Le Cas
Wagner, OPC, t. VIII, § 10.
* 169 F. Nietzsche, La
Naissance de la tragédie, § 19, op. cit., p. 128.
* 170 F. Nietzsche, Ecrits
Posthumes 1870-1873, OPC, op. cit., «Le drame musical grec»,
p. 17.
* 171 E. Faure, Histoire
de l'art, L'art antique, «Le crépuscule des
hommes», Paris, Denoël, 1985, p. 235.
* 172 Diogène
Laërce, Vie et sententes des philosophes illustres, op. cit.
livre II, 19, p. 228.
* 173 Aristote,
Poétique, op. cit., 1457 b 7, p. 61.
* 174 Ibid., 1457
b 25, p. 62.
* 175 F. Nietzsche, La
Naissance de la tragédie, § 25, OPC, op. cit., p.
155.
* 176 Platon, La
République, op. cit., III, 399 b.
* 177 F. Nietzsche, Le Gai
Savoir, Livre V, OPC, op. cit., § 370, «Qu'est-ce que
le romantisme?».
* 178 F. Nietzsche, Ecce
Homo, «Pourquoi j'écris de si bon livres : La Naissance de
la Tragédie», § 2, OPC, t. VIII.
* 179 F. Nietzsche, Ainsi
parlait Zarathoustra, Première partie, «Des contempteurs du
corps», OPC, t. VI,
* 180 Ibid.
« Pourquoi je suis un destin, § 9. Cf. C. Angelino, Il
«terribile segreto» di Nietzsche, Genova, Il melangolo, 2000,
«Dionyso contro il crocifisso».
* 181 F. Nietzsche, Le
Crépuscule des idoles, OPC, op. cit., «Ce que je dois aux
anciens», § 5.
* 182 H. Bergson,
L'évolution créatrice, Chap. 1, Paris, Puf, 2001, p.
97.
* 183 M. Heidegger,
Questions II, «La Doctrine de Platon sur la
vérité» (1940), trad. A. Préau, Paris,
Gallimard, 1968, p. 442.
* 184 Ibid., p.
455.
* 185 Ibid., p.
459.
* 186 Platon, La
République, op. cit., VI, 508 b.
* 187 M. Heidegger,
Nietzsche II (1940), «Le Nihilisme européen», trad.
Fr. P. Klossowski, Paris, Gallimard, 1961, p. 175.
* 188 M. Heidegger,
Nietzsche II, «Le Nihilisme européen», op. cit.,
p. 115.
* 189 M. Heidegger,
Questions I, «Ce qui fait l'être-essentiel d'un
fondement ou `raison'» (1929), trad. fr. H. Corbin, Paris, Gallimard,
1968.
* 190 M. Heidegger, Etre
et temps, trad. fr. H. Corbin et F. Vezin, Paris, Gallimard, 1976, §
65, p. 388.
* 191 M. Heidegger,
Questions I, «Qu'est-ce que la métaphysique?» (1929),
op. cit., p. 43.
* 192 M. Heidegger, Etre
et temps, op. cit., § 40, p. 236.
* 193 Ibid., p.
63.
* 194 M. Heidegger, Etre
et temps, op. cit., § 44, p. 263.
* 195 M. Heidegger,
Questions I, «De l'essence de la vérité»
(1930), op. cit., p. 173.
* 196 Ibid., p.
148.
* 197 Ibid., p.
179.
* 198 Ibid., p.
184.
* 199 Ibid., p.
182.
* 200 M. Heidegger,
Introduction à la métaphysique, trad. fr. G. Kahn,
Paris, Gallimard, 1972, p. 37.
* 201 F. Nietzsche,
Nietzsche II, «La métaphysique en tant qu'histoire de
l'être», op. cit., p. 324.
* 202 M. Heidegger,
Introduction à la métaphysique, op. cit., p.
61.
* 203 F. Nietzsche, Le Gai
Savoir, OPC, op. cit., § 125, «L'insensé».
* 204 F. Nietzsche, Ecce
Homo, «Pourquoi j'écris de si bon livres: Les
considérations inactuelles», § 2, OPC, op.
cit.
* 205 M. Heidegger,
Chemins qui ne mènent nulle part, «Le mot de Nietzsche `Dieu
est mort'» (1943), trad. fr. G. Brokmeier, Paris,
Gallimard, 1962, p. 253.
* 206 Cf. F. Nietzsche,
Ecrits Posthumes, 1870-1873, «La Vision dionysiaque du
monde», § 3, OPC, op. cit.
* 207 M. Heidegger,
«Le mot de Nietzsche `Dieu est mort'», op. cit., p.
291.
* 208 M. Heidegger,
Chemins qui ne mènent nulle part, «Pourquoi des
poètes?» (1946), op. cit., p. 323.
* 209 M. Heidegger, Essais
et Conférences, «Lettre à un jeune
étudiant», trad. fr. A. Préau, Paris, Gallimard, 1958,
p. 219.
* 210 M. Heidegger,
Chemins qui ne mènent nulle part, »L'origine de l'oeuvre
d'art» (1936), op. cit., p. 33.
* 211 E. Kant, Critique de
la faculté de juger, « Déduction des jugements
esthétiques purs », § 46, op. cit., p. 261.
* 212 Athur Coleman Danto,
La transfiguration du banal, chap. 4, trad. fr. C. Hary-Schaeffer,
Paris, Seuil, 1989, p. 161.
* 213 M. Heidegger,
Chemins qui ne mènent nulle part, «L'origine de
l'oeuvre d'art», op. cit., p. 37.
* 214 M. Heidegger, Etre
et temps, op. cit., § 42, p. 247.
* 215 Ibid., p.
250.
* 216 M. Heidegger,
Chemins qui ne mènent nulle part, «L'origine de
l'oeuvre d'art», op. cit., p. 34.
* 217 Ibid., p.
51.
* 218 J.-P. Dumont, Les
présocratiques, Héraclite B CXXIII, op.
cit., p. 173.
* 219 M. Heidegger, De
l'origine de l'oeuvre d'art (1935), trad. fr. E. Martineau, Paris,
Autentica, 1987, p. 32.
* 220 M. Heidegger,
«L'origine de l'oeuvre d'art», op. cit., p. 81.
* 221 M. Heidegger,
Questions IV, «Temps et être», trad. fr. J. Beaufret,
Paris, Gallimard, 1991.
* 222 M. Heidegger,
«L'origine de l'oeuvre d'art», op. cit., p. 82.
* 223 Beda Allemann,
Hölderlin et Heidegger, Troisième partie, «Le
dialogue», trad. fr. F. Fédier, Paris, Puf, 1987, p.
139.
* 224 M. Heidegger,
Approches de Hölderlin, «Hölderlin et l'essence de
la poésie»(1936), trad. fr. H. Corbin, Paris, Gallimard, 1962,
p. 48.
* 225 P. Valéry,
Variété, «mémoire d'un poète»,
Oeuvres, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la
Pléiade», 1957.
* 226 M. Heidegger,
Nietzsche II, «La Remémoration dans la
métaphysique», op. cit., p. 394.
* 227 M. Heidegger,
Nietzsche I, op. cit., p. 365.
* 228 M. Heidegger, Essais
et Conférences, «Que veut dire penser?»
(1952), op. cit., p. 163.
* 229 Alain Badiou,
Manifeste pour la philosophie, Paris, Seuil, 1989.
* 230 Aristote,
Métaphysique, , 2, trad. fr. J. Tricot, Paris, Vrin,
1991.
* 231 M. Heidegger,
Approches de Hölderlin, «Hölderlin et l'essence de
la poésie», op. cit., p. 43.
* 232 M. Heidegger,
Approches de Hölderlin, «Avant-Propos»,
op. cit., p. 8.
* 233 M. Heidegger,
Acheminement vers la parole, «La parole dans
l'élément du poème» trad. fr. J. Beaufret,
Paris, Gallimard, 1976, p. 41
* 234 M. Heidegger,
«Hölderlin et l'essence de la poésie», op.
cit., I, p. 43.
* 235 Hölderlin,
Hypérion ou l'Ermite de Grèce, Premier livre, trad. fr.
P. Jaccottet, Paris, Gallimard, 1965, p. 91.
* 236 M. Heidegger,
«Hölderlin et l'essence de la poésie», op.
cit., II, p. 46.
* 237 Ibid., II, p.
47.
* 238 Th. W. Adorno,
Jargon de l'authenticité. De l'idéologie allemande,
trad. fr. E. Escoubas, Payot, 1989.
* 239 M. Heidegger,
«L'origine de l'oeuvre d'art», op. cit., p. 69.
* 240 M. Heidegger,
«Hölderlin et l'essence de la poésie», op.
cit., III, p. 49.
* 241 Ibid., III, p.
50.
* 242 Ibid., III, p.
51.
* 243 W. F. Otto, Les
dieux de la Grèce, trad. fr. C. Grimbert et A. Morgant, Paris,
Payot, 1993.
* 244 M. Heidegger,
Schelling, trad. fr. J.-f. Courtine, Paris, Gallimard, 1977, p. 54.
* 245 M. Heidegger,
Approches de Hölderlin, «Terre et Ciel de
Hölderlin», op. cit., p. 222.
* 246 Hölderlin,
Hymnes et autres poèmes, «Souvenir», trad.
fr. B. Pautrat, Paris, Payot et Rivages, 2004.
* 247 M. Heidegger,
«Hölderlin et l'essence de la poésie», op.
cit., IV, p. 52.
* 248 H. Bergson, La
pensée et le mouvant, III, «Le possible et le
réel», Paris, Puf, 1999, p. 99.
* 249 M. Heidegger,
«Hölderlin et l'essence de la poésie», op.
cit., V, p. 59.
* 250 Ibid., p.
56.
* 251 Ibid., p.
57.
* 252 J.-F. Mattéi,
L'ordre du monde. Platon, Nietzsche, Heidegger, Chap. VII, Paris, Puf,
1989, p.190.
* 253 M. Heidegger, Essais
et Conférences, «Bâtir, Habiter,
Penser»(1951), op. cit., p. 176-177.
* 254 Ibid., p. 177.
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