Philosophie et Poésie( Télécharger le fichier original )par Benoit ROUILLER UFR de Philosophie, Université de Rennes 1 - Master de Recherche 2006 |
3. Le poète dans l'allégorieL'importance donnée à la poésie conduit Platon à interroger le mythe. En effet, il arrive au mythe d'être vraisemblable même s'il n'est pas tout à fait véridique et vérifiable. Il contient une part de vérité qui, pour l'heure, est enchâssée dans une multitude de mensonges63(*). Il n'est vrai que par hasard, de manière accidentelle et seconde. C'est la raison pour laquelle le mythe n'est pas immédiatement apte à instruire les hommes. Il les nourrit de fantasmagories qui s'opposent aux vertus de courage, de tempérance ou de respect des lois attendues dans la cité. En ce sens, il est juste de dire que les mythes sont comme des « contes, affabulations, et superstitions populaires destinées à bercer l'enfant qui sommeille en chacun de nous »64(*). C'est l'opinion du mathématicien Couturat qui exclut de la philosophie platonicienne tout ce qui a peu ou prou trait au mythe. Il ne faudrait alors retenir de Platon que la théorie des idées. Il faudrait penser Platon contre Platon, dire en quoi nous ne sommes pas platoniciens lorsque Platon a lui-même recours aux mythes. Toutes les fables ne serviraient qu'à bercer les enfants et à les tromper sur la véritable nature des choses. Les fables et récits des poètes seraient fondamentalement nuisibles. En effet, dans Phèdre, Platon prend ses distances vis-à-vis du mythe. Il n'adhère pas à la sagesse populaire qui se satisfait d'images. De même, Anaxagore voit dans le mythe des causes physiques, mais cela est insuffisant pour le rendre intelligible65(*). En outre, le discours mythique comporte une trop grande diversité de noms et d'essences. Il faudrait alors disposer d'un temps infini, pour rendre compte de cette « multitude de créatures inconcevables et monstrueuses »66(*), ce dont Socrate ne dispose pas. Socrate ne peut examiner tous les mythes et reporter sa recherche de soi. Cependant, les enjeux de la République nuancent ce propos. Les meilleures conditions pour sortir de ses troubles Athènes doivent être réunies. Bien que Platon ne le dise pas dans ces termes, Socrate n'a pas été capable de relever tous les citoyens d'Athènes de leur condition. Platon explique bien comment Socrate a rompu, à lui seul, les chaînes de son enfermement. Cependant les autres hommes, à son appel, sont restés indifférents. En outre, la poésie est toujours utile aux mères, ou aux nourrices qui ont la charge de jeunes enfants : Elle dessert les enfants qui viennent chercher, en elle, des modèles véritables d'actions justes qui répondent à leur désir le plus légitime et qui les accompagnent jusqu'à l'âge adulte. Elle devient ainsi l'auxiliaire indispensable de la fonction qu'ils occupent. Ce sont autant de raisons pour lesquelles Platon examine la vocation pédagogique du mythe, sa capacité à fournir des modèles dans un programme éducatif. Dès le livre II de la République, Platon relève certaines fables utiles à la constitution. Ce ne peut être seulement des affabulations. Dans l'exercice de leur fonction, les mythes ont une valeur allégorique. Si le terme d'allégorie n'est pas présent chez Platon, le terme d'huponoia en a la signification. C'est un substantif du verbe huponoein, lequel signifie « soupçonner, suspecter ». Le nom d'uponomos signifie pour sa part « ce qui est creusé, miné ». Il désigne ce qui est recouvert de terre, ce qui est comme caché par autre chose. Il suppose une réalité tout à fait intelligible derrière la superficialité du mythe. Il émet l'hypothèse que quelque chose de signifiant se cache derrière la fable. L'allégorie s'exprime dans un vocabulaire mythique, mais elle montre aussi ce qui se cache à l'endroit même du mythe. On songe alors à Aristote, à cette « tradition divine » recouverte d'histoires en tout genre, qui cependant aurait conservé toute sa véracité. Dépouillée de ses artifices, elle parviendrait encore à dire que « toutes les substances premières sont divines »67(*). Par l'emploi du terme d'huponoia, Platon signifie que ce qui est recouvert est ainsi préservé. Il garde donc toute son importance. Or, le mythe ne peut être absolument intelligible à l'enfant qui, de lui-même, ne peut établir de limite précise entre ce qui a du sens et ce qui n'en a pas68(*). Il ne voit pas ce qui est essentiel et allégorique dans le mythe. Il ignore, tout comme le poète, la nature du bien, du beau ou du juste. Il revient donc au philosophe de consacrer les mythes qui, chez les poètes, relèvent de ces idées. Il existe des discours mythiques, anodins ou plus vraisemblablement trompeurs (logoï pseudeis) et des allégories (huponoia) capables d'enseigner la vertu. Cependant, dans les récits des poètes, les discours significatifs se mêlent le plus souvent aux discours mensongers. Il faut par conséquent les distinguer, ce qui peut se faire en trois temps69(*). Premièrement : L'allégorie décrit un état et non une histoire ou une réalité d'ordre physique. Elle est figée dans une situation où il ne se passe rien. Elle s'apparente à un tableau et ne connaît aucune progression, aucun dynamisme. Elle se contente au contraire de décrire un état persistant qui est comme figé dans un présent intemporel. Le deuxième point qui permet de distinguer l'allégorie du mythe, quantitativement supérieur mais de qualité moindre, est que l'allégorie considère ses personnages comme des types. Ce sont des profils, des caractères et non des acteurs dramatiques. Son discours est donc « purement imaginaire et presque aussi schématique qu'une figure de géométrie »70(*). Elle produit un drame dont les personnages s'effacent aisément au profit d'un sens plus général. Ainsi, Achille doit-il être représenté en vérité, de manière à acquérir plus de réalité. Il doit se montrer brave guerrier, digne de son ascendance à la déesse Thétis. Troisièmement, l'allégorie est explicite. Elle existe sous une forme imagée mais sa forme véritable, en retrait, y apparaît clairement. En d'autres termes, elle fournit toutes les clés nécessaires à l'interprétation de son fonds mythique et, à l'inverse des autres fables, elle ne prête pas le flanc à des discours de toutes sortes, notamment impies. De même qu'un symbole, l'allégorie est explicite et univoque. Suffisamment claire pour ne pas entraîner de confusion chez ses auditeurs, l'allégorie peut donc intégrer un discours pédagogique. Elle est accessible à tous comme une parabole de La Bible et instructive comme une fable de La Fontaine. Cette simplicité symbolique se retrouve avec force au début du livre VII, lorsque Socrate dresse le constat de la condition humaine. Celle-ci est double et dépend de l'instruction ou de l'ignorance de l'homme71(*). Pour rendre son discours plus compréhensible, Socrate enjoint son interlocuteur à se représenter les hommes au fond d'une demeure souterraine, voûtée, « en forme de caverne »72(*). L'homme y est enchaîné depuis son enfance73(*) ce qui revient à dire qu'il est, de son point de vue du moins, enchaîné depuis toujours. Il n'en est libéré que plus tard, à la fin de ce premier tableau, par l'intervention d'un autre homme dont on ne sait presque rien. Le mythe est cependant largement explicité par Socrate qui en donne les clés peu après74(*). Glaucon est ainsi autorisé, voire tout à fait exhorté à le comprendre. Dès les premières lignes, le cadre est posé avec tous ses éléments : la route, le muret, le feu et, au fond, face à une paroi des hommes anonymes. Ces derniers sont empêchés de voir par des chaînes qui leur maintiennent le cou. Enchaînés, ils regardent droit devant eux sans même se reconnaître. Un jeu d'ombres projetées sur la paroi vient cependant les distraire et, apparemment, légitimer leur enfermement par le plaisir qu'ils y prennent. Grâce à l'habitude qu'ils ont acquise de l'obscurité, ils fondent leur honneur à reconnaître ces ombres.75(*) Au-dehors, des hommes libres et indifférents passent leur chemin. Il convient cependant d'appeler marionnettistes ou poètes ceux qui manipulent des objets à l'effigie d'hommes et d'animaux. Ils projettent d'en reproduire les « merveilles » sur les parois de la caverne. Excepté un feu au loin qui éclaire faiblement la scène, il semble que nulle lumière n'éclaire les prisonniers. L'alternance naturelle des astres solaires et lunaires ne vient donc pas rythmer leurs jours et, par conséquent, leur donner la conscience du temps qui s'écoule. Dans un tel isolement, il est vraisemblable que ces prisonniers ne parviennent jamais à se défaire eux-mêmes de leurs chaînes. Socrate émet alors l'hypothèse « qu'on les délivre de leurs chaînes » et, ce qui revient au même, « qu'on les guérisse de leur ignorance »76(*). L'une appartient à l'ordre du mythe et de l'image quand l'autre relève plus spécifiquement de l'allégorie et du sens. Dans le cadre du mythe, les montreurs de marionnettes supervisent l'enfermement des hommes. Ils les distraient en projetant des ombres grâce à un feu et des objets fabriqués. Ils maintiennent l'homme enchaîné au moyen d'artifices qui, pour être composés de plusieurs matières, n'imitent toujours que des corps. Ils ne reproduisent de l'existence humaine que des corps et des voix désolidarisés. Par ce jeu, l'homme s'habitue à la captivité. Il prend plaisir à son ignorance et fait de son existence particulière la norme de toute existence, sensible et intelligible. Il n'y a que les marionnettistes qui semblent, pour leur part, épargnés. Surélevés et abrités, ils se cachent. Ils pensent ainsi obtenir des biens que la vertu leur imposerait autrement, comme: « une route longue, rocailleuse et montante »77(*). Par des sacrifices, ils se pensent se laver des crimes qu'ils ont accomplis78(*). Cependant, il est improbable qu'ils passent inaperçus à la vue des esprits déliés et des dieux dont ils ne sont que les medium. Il est douteux en effet qu'ils puissent solliciter l'aide des dieux qu'ils n'arrivent pas à se représenter. Héraclite dit à leur sujet qu'ils : « adressent leurs prières à ces statues comme quelqu'un qui ferait conversation avec des murs, ne connaissant pas la nature des dieux et des héros »79(*). Leurs prières et leurs voeux d'absolutions sont donc vains et leur injustice dévoilée. En outre, les hommes les plus à plaindre sont ceux qui commentent l'injustice. Elle ne les rend pas heureux mais vils, au regard des autres hommes et au leur comme à celui de la divinité. L'analyse du pronom impersonnel sujet que Platon utilise pour indiquer celui ou ceux qui viendraient délivrer les hommes de leur ignorance pose alors une énigme : À qui fait-il référence ? Il englobe tout d'abord les fondateurs de la République, les philosophes de l'Académie80(*). Ils ont reçu la meilleure instruction qui soit en apprenant à connaître les idées du bien, du beau et du juste. C'est la raison pour laquelle ils doivent partager les travaux et les honneurs des hommes81(*), quitter leur état de béatitude et oeuvrer pour le bien commun. Si le mythe est un moyen pour se représenter la nature humaine dans toute la misère de son ignorance, l'allégorie sert ici à faire émerger une autre voie. De ce tableau mythique vient la figure du philosophe qui, dans le récit allégorique, libère les hommes de leur ignorance. Il peut les détourner des ombres en leur donnant une éducation. Ce n'est donc pas une illusion de plus, projetée dans l'âme comme une ombre dans la caverne qui aurait pour fin de le détourner de lui-même. L'éducation philosophique se distingue de l'éducation sophistique car elle ne produit rien d'étranger à l'homme qu'elle éduque. Aucune dotation supplémentaire ne vient remédier à la dite imperfection de sa nature82(*). De même, elle se distingue de l'éducation poétique car elle n'utilise pas d'artefacts, elle n'inculque rien de nouveau et rien dont l'homme est dépendant. Ce n'est pas plus une information qui viendrait former, au sens strict, l'âme du prisonnier. Elle vise seulement à montrer l'homme tel qu'il est réellement. Ce n'est pas tant une connaissance qu'une méthode pour que l'homme réussisse à combler l'écart qui le sépare de sa vraie nature.83(*) Le philosophe descend dans la caverne pour que le prisonnier se voit tel qu'il est, tel un homme. L'homme est désormais capable de se tenir debout, de marcher et de monter une pente abrupte. Le philosophe invite chaque homme à suivre Socrate et l'inscription portée sur le temple d'Apollon à Delphes : « connais-toi toi-même »84(*). Il ne lui appartient pas de donner lui-même naissance à de beaux discours. Son savoir se rapproche du savoir-faire maïeutique dans la mesure où il aide les autres à enfanter et de ce qu'ils ont de meilleur85(*). Cependant, cet art est inhabituel, il engendre même de la souffrance. Il semble en effet que pour accoucher du meilleur de soi-même, il faille avoir la force pour expédient. En effet, il est écrit qu'il est nécessaire de « dresser immédiatement » les hommes à une posture plus digne. Il faut aussi leur faire « tourner le cou, marcher et lever les yeux vers la lumière »86(*) vers la source de lumière qui n'était pas immédiatement présente à leurs regards. Ces premiers gestes engendrent une souffrance du corps. Cependant, celle-ci est d'autant plus saisissante que l'homme a été maintenu au sol et dans une même position face aux parois de la caverne. Dans un deuxième temps, les questions auxquelles il doit répondre le jettent dans le trouble et l'embarras87(*). Elles semblent lui faire l'effet de la torpille et, probablement, l'ankylosent. Elles ont pour but de révéler son ignorance, lui qui ne connaît que les ombres. Elles en appellent à la nécessité de se tourner vers une autre connaissance, vers l'âme et ce qui est divin en lui-même. Dans un troisième temps, il s'engage sur un chemin « rude et escarpée »88(*). Vertueux et abrupt, il est la condition de sa libération effective. Sans l'abandonner ni même le lâcher un seul instant le philosophe permet à l'homme de se rapprocher du soleil et de la connaissance véritable. Dans un quatrième temps, un dernier effort permet à l'homme de se découvrir et de se voir dans la pleine lumière. Il voit les astres et découvre enfin, non sans être d'abord aveuglé la source de toute la lumière et de toute connaissance. Cette dernière vision est une connaissance de toute chose y compris des objets fabriqués et des ombres projetées jusque dans les esprits de ses compagnons d'infortune89(*). À la fin de ce chemin de douleur, l'homme arrive lui-même à la connaissance, laquelle est symbolisée par la lumière dans l'allégorie. Il peut donc en conclure que, dans la caverne, l'ignorance est due à l'obscurité. Il y apporte un autre éclairage, naturel cette fois, sur la nature des ombres. Comme le dit très bien Heidegger : « Le mythe raconte une histoire et n'est pas seulement la description des séjours et conditions de l'homme dans la caverne et en dehors d'elle »90(*). La signification du mythe raconte un double mouvement d'ascension vers la lumière (anabase) et de descente dans l'obscurité (katabase). Cassirer signale à ce titre que c'est là le propre d'une pensée mythique de reconnaître en chaque jour une authentique genèse et un véritable déclin du monde. Le monde naît et périt à l'âge mythique, dans l'opposition du jour et de la nuit. La création du monde est corrélative au lever du jour vécu chaque matin à l'aurore91(*), de même que sa fin s'apparente à l'obscurité du soir au crépuscule. Il décèle ainsi une trace de pensée mythique chez Héraclite lorsqu'il dit : « Le soleil, non seulement, est nouveau chaque jour, mais sans cesse nouveau continûment »92(*). Cette alternance du jour et de la nuit rend primitivement compte de la temporalité. Le passage de l'ombre à la lumière introduit encore l'espace : Les points cardinaux est ouest sont les lieux abstraits d'où vient et où périt la lumière du jour. La lumière symbolise l'assistance du ciel et des dieux, laquelle ne peut se faire que de jour et non dans la pénombre d'une grotte. Cependant, la venue du philosophe n'interrompt l'éternité de la scène que pour un seul homme. En outre, cet homme est mort pour libérer ses codétenus. La mort du prisonnier ou, plus précisément, son assassinat fait donc encore défaut à l'intelligibilité du tout. Le chemin parcouru ne semble effectivement mener nulle part et les hommes ainsi libérés de manière isolée seraient destinés à mourir parmi des ignorants. Ici, Platon ne s'adresse donc pas seulement aux meilleurs des hommes, c'est-à-dire aux philosophes, mais encore à tous les hommes, y compris les poètes. Les poètes doivent participer au bien commun, dans la mesure où ils ont été instruits de leur fonction effective par les philosophes. Par l'examen de leurs mythes, les poètes ont désormais la capacité de mettre à la disposition du plus grand nombre un savoir utile à tous. Ils peuvent non seulement instruire une poignée d'hommes mais relever tous les autres, conformément au souhait de Socrate93(*). Les philosophes se destinent à être à la tête de l'Etat. Ils doivent s'astreindre à y occuper, tour à tour, des postes de gouvernants, en vue du bien commun uniquement94(*). Or, ceci n'est justifié que pour éviter la corruption de quelques-uns qui viendrait nuire à tous. L'enrichissement des dirigeants qui, faisant mine d'occuper convenablement les affaires publiques, pillent l'état, est condamnable. Sur ce point, Platon se serait opposé à l'expédition des Grecs contre Troie, laquelle n'engageait que les familles royales d'Hélène et de Pâris et non le peuple tout entier. De manière similaire, de mauvais gardiens favorisent l'injustice dans la cité. Il est donc essentiel de faire leur éducation pour qu'ils veillent au bien commun, à ce que l'injustice ne s'introduise pas dans la cité95(*). Ils doivent se nourrir de modèles exceptionnels, ceux des poètes qui ont été retenus. C'est dans une perspective hautement républicaine et démocratique qu'il faut donc lire Platon. La république à construire ne s'adresse pas à une élite qui, convenablement instruite, maintiendrait le peuple dans la plus grande ignorance. Bien que Platon condamne ouvertement les excès de la démocratie pour cette recherche effrénée de liberté qui la caractérise, il n'adhère pas pour autant à la tyrannie. Les interprétations marxistes de Platon se méprennent ici. À la fin du livre III, l'or symbolise une sagesse vivante et une vertu en acte, c'est-à-dire une valeur chez celui s'y adonne et qui y parvient96(*). Ce n'est ni une référence à une pureté de race, ni une manière d'instaurer des classes sociales. Ce n'est que de manière seconde et conditionnée que des personnes sont promues aux taches les plus importantes. Les hommes gouvernés par ceux qui, du point théorétique, connaissent le bien et qui, du point de vue pratique, le réalisent ont toutes les chances de s'élever. La difficulté consiste seulement à découvrir ce en quoi excelle chaque individu pour ne pas le placer à une fonction qui ne lui conviendrait pas97(*). La valeur de chacun est donc représentée par un métal, en fonction de sa capacité à occuper une fonction bien précise. La métaphore que Platon utilise (à l'origine, une fable phénicienne) met à rude épreuve le mythe. Il est significatif que le gardien soit plus éprouvé que l'or. L'essentiel est ici que le mythe, comme le gardien, révèlent leur vraie forme98(*). La tache des éducateurs est d'instruire et de mettre à l'épreuve les personnes pour révéler de quoi ils sont faits - comme l'airain, le fer, l'argent ou l'or en ce qui concerne les métaux. Il faut dès l'enfance libérer les hommes de ces mauvaises habitudes, celles qui les empêchent de s'élever, comme s'ils étaient faits de plomb99(*). Les hommes ne seront pas évalués en fonction des métaux dont ils sont faits, ce qui serait absurde. Ils seront jugés en fonction de leurs aptitudes réelles, selon leur souvenir des enseignements, leur constance dans l'effort, leur résistance aux charmes et leur dévouement. Il est admis d'ordinaire que les enfants héritent de la valeur de leurs parents par l'éducation qu'ils en reçoivent. Pourtant, l'attention portée à ce que chacun est sa place nécessite la vigilance constante du magistrat100(*). Si l'on file la métaphore, il arrive qu'un métal moins noble apparaisse dans un groupe de métaux où il n'a pas lieu d'être. La lignée n'est donc pas un critère satisfaisant pour déterminer la valeur d'un homme. Le poète ne s'apparente donc pas à un chercheur d'or dont Héraclite nous dit qu'ils : « renversent beaucoup de terre et trouvent peu »101(*). Il va, comme un plongeur de Délos, chercher la préciosité de chacun et, le plus tôt possible, déterminer ce en quoi il excelle. En guise de conclusion, la poésie a pour fin d'instruire l'homme et de le développer dans le sens qui lui convient le mieux. La géographie du corps renvoie chez Platon à une tripartition de l'âme. La tête est le siège de la pensée et de l'âme immortelle ; Le diaphragme et le cou relèvent de la partie mortelle, lâche ou, au contraire, courageuse et offensée ; Enfin, le thorax témoigne encore de la partie mortelle mais désirante cette fois. Les représentations des poètes se posent en modèle pour élever les hommes, leurs âmes comme leurs corps y sont travaillés par des protocoles, des régimes et des exercices. Dans le Cratyle, Platon nous dit que l'homme est capable de se remémorer102(*). Il se rapproche d'autant plus de ce qu'il a d'essentiel qu'il contemple les idées que son âme a vu avant de s'incarner. L'homme est lui-même lorsqu'il se remémore ces idées. Pour le héros comme pour le gardien, le corps (soma) est le lieu de résidence, le signe de cette âme qui l'habite103(*). Luc Brisson rappelle cependant que, pour être au principe de l'intelligibilité, l'âme ne peut rendre compte de tout104(*). Une part non négligeable de ce qui est reste dans l'ombre. Le corps demeure ainsi un espace chargé de mystère qu'il serait présomptueux d'éclairer tout à fait, jusque dans ses méandres sensibles et désirants. Il se soustrait à la pleine intelligibilité de l'âme, elle-même ancrée dans la sensibilité et dans l'épaisseur de ses troubles. Un équilibre doit alors se faire et instaurer une harmonie entre ces différentes parties. Chez Homère, l'épopée ne se donne pas pour fin la pleine intelligibilité de ses histoires. De même, les premières tragédies ne donnent pas un sens proprement humain à ce qui advient. Elles dévoilent au contraire des forces organiques que nulle raison ne peut tout à fait éluder, devant lesquelles nul esprit ne peut briller. Il n'existe pas de mot exact pour dire « le corps » chez Homère, il y est plutôt comme un « champ corporel ». À l'inverse des dieux, les hommes et les héros ne peuvent véritablement se soustraire au cours de la nature. Instable, leur corps est sans cesse croissant et décroissant. Pour Platon au contraire, les chants des poètes doivent se tenir à ce que l'âme a d'ascendances divines, d'immortel. Ce primat fait force de loi pour les poètes et la poésie. Le poète doit faire l'apologie du corps signifiant et pleinement réel, comme l'est la meilleure partie de son âme. Il doit rendre les idées transparentes. La place du corps n'y est donc essentielle que si une âme l'éclaire de son intelligence. Ses postures et ses attitudes sont des procédés scéniques pour révéler sa vraie nature, intelligible. Ainsi, Achille restitue le corps du défunt Hector et, par ce geste, sauve son honneur. Dans OEdipe a Colone, Sophocle relate comment OEdipe, au seuil de la mort, trouve refuge dans la divinité, chez Thésée. Il disparaît alors sans subir la disgrâce de mourir. Dans Antigone, le corps de Polynice est le lieu de l'emprisonnement de l'âme, enfermée dans l'attente d'une sépulture. L'héroïne l'en délivre par ses gestes de pudeur adressés à la divinité. Le corps est conçu comme un tabernacle de l'âme à laquelle reviennent tous les égards. Avec Platon, la poésie doit instruire les jeunes de ce qu'ils ont de meilleur et non plus les en écarter. Dans sa fonction pédagogique, elle doit être positive, pour autrui. C'est la raison pour laquelle le mythe est perçu à l'horizon de l'idée. Psychagogique, la poésie guide les âmes par des représentations mythiques agréables, en direction des idées les meilleures. Par un choix de ses formes poétiques, elle représente aussi fidèlement que possible des hommes bons. Elle permet ainsi aux jeunes hommes de disposer de leurs facultés de manière hiérarchique, conformément à ses modèles. Elle y dévoile enfin les qualités de chacun, que chacun doit apprendre à se reconnaître. À la différence du philosophe, le poète procède comme un artisan, à partir d'une connaissance jugée utile par le philosophe. Son devoir consiste à suivre le canon esthétique qui lui est prescrit. Les autres représentations qui viendraient s'y intercaler en sont définitivement proscrites. Ce que la poésie montre ne doit ni surprendre, ni détourner le gardien potentiel. Tout y est énoncé et comme « orchestré » par la connaissance de l'être qu'a le philosophe. * 63 Ibid., II, 377 a. * 64 Louis Couturat, De platonicis mythis, Paris, Alcan, 1896. * 65 Platon, Phèdre, op. cit., 229 c. * 66 Ibid., 230 a. * 67 Aristote, La Métaphysique, , 8, 1074 b 1, trad fr. J. Tricot, Paris, Vrin, 1991. * 68 Platon, La République, op. cit., II, 378 d. * 69 P. Frutiger, Les mythes de Platon, Paris, Alcan, 1930, p. 224. * 70 Ibid., p. 101. * 71 Platon, La République, op. cit., VII, 514 a. * 72 Ibid., VII, 514 a. * 73 Ibid., VII, 514 b. * 74 Ibid., VII, 517 a. * 75 Ibid., VII, 516 c. * 76 Ibid., VII, 515 c. * 77 Ibid., II, 364 d. * 78 Ibid., II, 364 e. * 79 J.-P. Dumont, Les Présocratiques, Héraclite B V, op. cit., p. 147. * 80 Platon, La République, op. cit., VII, 519 c. * 81 Ibid., VII, 519 d. * 82 Ibid., VII, 518 c. * 83 Ibid., VII, 518 d. * 84 Platon, Alcibiade, 245 d, trad. fr. C. Marboeuf, Paris, GF Flammarion, 1998. * 85 Platon, Théètète, 150 d, trad. fr. E. Chambry, Paris, GF Flammarion, 1967. * 86 Platon, La République, op. cit. VII, 515 c. * 87 Ibid. VII, 515 d. * 88 Ibid., VII, 515 e. * 89 Ibid., VII, 516 b. * 90 M. Heidegger, Questions II, «La Doctrine de Platon sur la vérité» (1940), trad. A. Préau, Paris, Gallimard, 1968, p. 439. * 91 E. Cassirer, La philosophie des formes symboliques, t.2, trad. fr. J. La Coste, Paris, Editions de Minuit, 1972, p. 124. * 92 J.-P. Dumont, Les Présocratiques, Héraclite B VI, op. cit., p. 147. * 93 Platon, La République, op. cit., VII, 515 c. * 94 Ibid., VII, 520 d. * 95 Ibid., II, 376 c. * 96 Ibid., VII 521 a. * 97 Ibid., III, 412 b. * 98 Ibid., III, 411 a. * 99 Ibid., III, 519 b. * 100 Ibid., III, 415 a. * 101 J.-P. Dumont, Les présocratiques, Héraclite B XXII, op. cit., p.151. * 102 Platon, Cratyle, 399 c, trad. fr. Chambry, Paris, GF Flammarion, 1967. * 103 Ibid., 400 b. * 104 Luc Brisson et F. W. Meyerstein, Puissance et limite de la raison, Paris, Les Belles Lettres, 1995. |
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