Philosophie et Poésie( Télécharger le fichier original )par Benoit ROUILLER UFR de Philosophie, Université de Rennes 1 - Master de Recherche 2006 |
PREMIÈRE PARTIEPLATON ET LES POÈTES« Démesure, il faut l'éteindre plus encore qu'incendie » Héraclite, Les présocratiques, B XLIII 1. L'apogée de la poésieDans la Grèce antique, la parole des aèdes, des mélopoï «faiseurs de chants» et des rhapsodes a un impact considérable. Ces connaisseurs de mythes, considérés alors comme de véritables savants, voyagent de ville en ville communiquer leurs récits et en instruire les hommes. Une «Culture itinérante« vient à se développer par le biais des ces vers, puis dans l'épopée. Mnémonique, elle se transmet uniquement de manière orale, comme chez les griots d'Afrique. Sans posséder de livres ni de bibliothèques, les poètes sont les garants du savoir. Leur parole est alors déterminante pour l'unité du peuple grec. Elle rassemble les hommes autour des mêmes histoires, des mêmes mythes. Par leurs représentations des dieux, des héros, des démons et des hommes, les poètes communiquent à tous une même identité culturelle. Avant que le paradigme scientifique accomplisse de scission entre le muthos et le logos, le poète permet l'établissement d'un patrimoine culturel commun. Comme le dit W. Jaeger : « La conception du poète comme éducateur fut un principe certain pour les Grecs. Elle conserva toujours pour eux sa validité »5(*). Le poète participe à l'éducation de chacun et chacun se retrouve dans ses poèmes. L'espace de l'agora où eurent lieu les premières représentations théâtrales, avant que celles-ci ne deviennent plus complexes et qu'elles nécessitent un espace approprié, rappelle cette dimension publique. Les poètes s'y produisent gratuitement, ils sont rétribués au mérite. Quand, par la suite, on joua au théâtre ces représentations, elles conservèrent cet esprit d'ouverture. Le rhapsode, « chanteur » de l'épopée, y entretient cependant un plus large audimat. Il réunit les hommes et fonde le peuple grec dans la cité. Dans la mise en commun et dans le partage des mêmes chants, il entretient non seulement l'imaginaire commun mais l'idée d'une même de normalité. Avec l'apparition des théâtres, un plus grand nombre d'hommes et de femmes peuvent suivre les compositions poétiques, elles-mêmes plus longues et plus complexes dans la scénographie, le nombre et le jeu des acteurs ou dans son récit. Riant avec les comiques et pleurant avec les tragiques, le peuple converge vers la scène (skènè) comme on s'approche d'un feu. Les citoyens s'y regroupent pour y former le corps de la cité, elle-même restreinte. La réunion autour de la scène n'est cependant que provisoire, elle s'apparente à un campement ou une hutte plutôt qu'à une véritable demeure où tous pourraient loger durablement. Cela ne diminue pourtant en rien son attrait et le plaisir au moment du spectacle. Temporairement, il s'établit une cohésion dans la synthèse de tous les présents : citoyens, enfants et esclaves - dont le statut n'avait à Athènes rien de misérable. Autour de la scène, dans l'orchestre (orkèstra), les hommes et les femmes se libèrent des tensions accumulées par un processus cathartique6(*). Ceux qui sont réunis ne forment alors pas un « public » tel qu'on pourrait l'entendre aujourd'hui, c'est-à-dire qu'ils ne se contentent pas d'assister à un spectacle qui leur serait étranger. Ils y entrent par une force du lien social que salue finalement la critique. Le peuple participe pleinement à la trame du récit qui restitue et éclaircit leurs inquiétudes. La poésie y tient lieu de processus cathartique, pour permettre aux hommes de se libérer de leurs passions nocives. Elle est donc aussi et avant tout psychagogique : Elle conduit les âmes vers elles-mêmes. Elle a certes le don d'étonner, d'émouvoir et de provoquer la risée, mais elle soulève aussi toutes les interrogations et les doutes de l'instant où elle se joue. C'est dans la cité démocratique d'Athènes que la parole du poète arrive à son acmé. Elle y démultiplie alors ses modes d'exposition avec ingéniosité. Ne serait-ce que dans le théâtre, elle déborde très largement ce que nous appelons aujourd'hui « la poésie ». La poésie, dans le sens déjà restreint d'une production artistique7(*), se solidifie dans des sculptures ou des projets architecturaux directement inspirés des mythes. Tout ce qui est artistique à Athènes découle de cette « culture mythique » et antique. Elle répond à un certain nombre d'interrogations propres à l'homme et traite de sujets philosophiques, tels que « la liberté et le destin », « la paix et la guerre » ou « la vie et son au-delà » avec les moyens imagés dont elle dispose. C'est à ce moment que naît la subjectivité. Le poète n'est plus le poète dont l'activité consiste à réciter des vers appris par coeur. Il devient faiseur de chant et redouble désormais son activité mnémonique d'un aspect créatif. Le rhapsode devient l'interprète de la pensée mythique du poète auprès de ses auditeurs8(*). La complexité de son art réside désormais dans une sélection, une composition et dans l'écriture de ses vers. Il lui faut créer et non plus seulement reproduire. Son activité exige de lui qu'il compose désormais son chant, un discours accompagné parfois de musique, de manière à ce qu'il réponde à des exigences esthétiques, éthiques et politiques. Parallèlement, les sciences, toujours plus nombreuses, poursuivent leur progression. Un discours rationnel gagne de nouveaux domaines. Avec Thucydide, par exemple, l'histoire devient une discipline qui traite scientifiquement de ce qui a eu lieu. Le poète Hérodote racontait bien les coutumes et les moeurs de son temps, mais il intègre à son récit un certain nombre d'éléments personnels ou de généralités. Il ne fait donc pas à proprement parler de récit historique. Sans mener une véritable recherche documentaire ni suivre fidèlement la chronologie des faits, son discours demeure infondé. De même, dans le milieu médical cette fois, Asclépios développe sa science à partir de l'efficacité curative des plantes. Sans avoir l'agrément de la poésie, la science procure une vision plus exacte du monde, de l'homme et de la nature. La science est justifiée en raison par un savoir véritable, non pas seulement par une tradition ou des choix personnels. Elle vient donc progressivement se substituer aux pratiques des poètes. Le rhapsode, en l'occurrence Ion, ne possède qu'une technique particulière (téknè). Il ne peut juger ni des auteurs de poésie qu'il ne pratique pas, ni des autres modèles poétiques. Devant les avancées de la science, la poésie devient le fonds de croyances passées ou de techniques isolées. Elle devient un réservoir à croyances où puise à leur convenance la volonté particulière des artistes. Dans le prolongement de ces révolutions, tant artistiques que scientifiques, la communauté démocratique d'Athènes (koinè) connaît des bouleversements, suite à sa défaite contre Sparte, en 399. Le trouble agite la cité et Platon écrit alors aux proches de Dion : « De mon côté, je ne conçus aucun étonnement en raison de ma jeunesse ; Je m'imaginais en effet qu'ils les Trente allaient bien sûr administrer la cité de façon à l'amener d'une vie injuste à une condition juste »9(*). Ce régime tombé, succède une époque troublée de règlements de comptes pendant laquelle « beaucoup de choses se produisirent, dont on pourrait s'indigner ». De plus, le régime démocratique qui se met en place l'année suivante n'est pas meilleur. Il se discrédite complètement aux yeux de Platon lorsqu'il décide de condamner Socrate pour impiété : « celle des accusations qui, de toutes, lui convenait le moins ». La situation finit, pour Platon, par être la suivante : « Les lois écrites et les coutumes étaient corrompues et cette corruption avait atteint une importance si étonnante (...) que je finis, en considérant la situation et en voyant que les choses allaient absolument de travers, par être pris de vertige et par être incapable de cesser d'examiner quel moyen ferait un jour se produire une amélioration, aussi bien en ce domaine que - cela va de soi - pour le régime politique dans son ensemble »10(*). Quelques années plus tard, Platon se décide à ouvrir la première grande école de philosophie et à rédiger une constitution pour Athènes. Désormais, il connaît un moyen pour que cessent les dissensions. Déjà, les dialogues écrits de Platon permettent de diffuser des contenus philosophiques. Ils ont en effet une valeur protreptique et de parénèse : Ils exhortent et encouragent ceux qui s'adonnent à la philosophie. Dans la mesure où ils sont lus et bien écoutés, ils fournissent des enseignements de type socratiques pour pratiquer la vertu11(*). Ils s'adressent principalement aux hommes cultivés ou « honnêtes hommes » (kaloi kagathoi) et témoignent de son engagement personnel pour résoudre les problèmes que rencontre Athènes. Avec l'Académie, le système philosophique de Platon s'ancre plus profondément encore dans la cité, en favorisant une fréquentation assidue et partagée des idées. Dans cette école, un certain nombre de questions attenantes aux préoccupations de l'époque et de la cité étaient probablement débattues12(*). Elles étaient débattues et, dans la mesure du possible, résolues. Un certain nombre de témoignages évoquent aussi une doctrine non écrite de Platon au sujet des « premiers principes »13(*). D'un caractère plus acroamatiques, ces enseignements se seraient adressés prioritairement à ceux qui étaient déjà familiarisés avec les problématiques et les termes techniques en vigueur. On raconte encore que certains citoyens, épris du style et des idées des dialogues de Platon, auraient été désappointés par cette différence de ton. Quoi qu'il en soit, les dialogues écrits et les leçons orales seraient nés d'une même passion pour le savoir. Les dialogues de Platon, bien qu'ils s'adressent à un plus large public, nécessitent des efforts d'attention et d'écoute, un désir de s'instruire14(*). Comme nous le dit Platon : « Celui qui se figure, dans les caractères d'écritures, avoir laissé après lui une connaissance technique, et celui qui à son tour la recueille avec l'idée que ces caractères produiront un savoir solide et stable, ont sans doute leur compte de naïveté »15(*). Dans Phèdre, la prédiction du roi Ammon témoigne d'une inquiétude pour une connaissance massivement divulguée, vulgarisée et dé substantialisée. Une telle connaissance s'expose à la critique et à tous les contresens. Cependant les papyrus, où le savoir est consigné, donnent lieu à des lectures publiques, puis à une transmission orale par le bouche-à-oreille. Ils permettent de consigner et de transmettre un savoir pour finalement informer et former d'autres citoyens. Bien employés, ils deviennent des auxiliaires indispensables à la pratique de ceux qui souhaitent s'instruire. Les dialogues de Platon, jusqu'à la parution de la République vers 370 avant J-C sont tous orientés vers cet objectif. Théorétiques, ils éclairent le sens de la vertu. Pratiques, ils constituent un chemin de pensée vers une connaissance concrète, dans le domaine de l'agir. La philosophie de Platon définit ainsi, dans la République et dans la continuité de ses recherches, un programme pour élever la cité à son optimum. Si l'on en croit la tradition, le jeune Platon avait tous les attributs d'une « nature poétique »16(*). Il aurait fréquenté des cercles de peintres et se serait exercé au mélange des couleurs. Il aurait également composé des poésies et aurait été près de donner une tétralogie. Pourtant, sous l'impulsion de Socrate, il se serait finalement rétracté. Jetant ses écrits au feu, il aurait prononcé ces vers : « Viens ici, Ephaistos : Platon à besoin de toi »17(*). Cette anecdote rappelle qu'au moment où écrit Platon, le tout de la forme poétique se mélange au rien de ses émanations. La connivence qui s'établit entre le poète et les citoyens repose sur la satisfaction des désirs de ces derniers. Euripide ne se félicitait-il pas d'avoir porté sur la scène des théâtres la vie de tous18(*) ? Le poète est donc considéré comme un sot par la jeune élite. Socrate, pour sa part, condamne l'insuffisance normative de la poésie. Il la juge incompatible avec une fonction pédagogique. Les modèles qui servent de base à l'activité mimétique éloignent d'une recherche de l'essentiel. Au contraire, la philosophie cherche à définir l'être ou l'origine des apparences. Elle dénonce les apparences de vertu et, dans une recherche de définition, adopte une démarche rationnelle. Intellectuelle, elle n'est cependant pas indifférente, puisqu'elle se refuse de répéter aveuglément et inconsciemment ce qui est déjà donné. À mille lieux des palliatifs distillés, la philosophie suppose une recherche des essences. Pour être « le plus laid de tous les hommes »19(*) selon Nietzsche, Socrate essaye de comprendre quel est le sens des représentations poétiques. À ce niveau, l'opposition de Socrate et des poètes se situe dans le fait que ces derniers laissent impensée l'origine de leur dire poétique. Les poètes adhèrent à une pensée nonchalante. Ils reproduisent des modèles sans êtres sûrs de leur véracité. Pour Platon, la poésie est saisie d'une contradiction fondamentale. Elle demeure dans une constante opposition entre un dire essentiellement pédagogique - fondé sur la reconnaissance d'un savoir du poète - et un dit effectivement ludique. Il semble y avoir un hiatus entre son propos, traditionnellement pédagogique et son insouciance effective. Désormais, les discours des poètes semblent devoir nier leur sens pédagogique et formateur pour être pleinement poétique. Ainsi, Platon nous dit des vers homériques que : « plus ils sont poétiques, moins il convient de les laisser entendre à des enfants et des hommes, destinés à être libres et à redouter l'esclavage plus encore que la mort »20(*). Cette dichotomie, au sein du dire poétique, conduit le plus souvent à ne privilégier qu'un seul de ses deux aspects. Toute la tradition homérique et épique est donc examinée et même contestée dans l'état où elle se trouve. Elle manque à sa fonction pédagogique, en amont des poèmes et des chants de tel ou tel poète. C'est dans ce sens que Gadamer nous dit : « c'est, en fait, en rupture avec le fondement poétique de la païdeutique attique que le sens pédagogique du philosophé de Platon se développe, comme quelque chose de nouveau et de différent par rapport à la totalité de la tradition »21(*). Le philosopher socratique de Platon s'inscrit en rupture avec un enseignement traditionnel, sacré mais imparfaitement conservé et comme dépourvu de son sens originaire. La poésie, dans la mesure où elle n'est que mimétique, ne peut être bénéfique aux hommes. Répétitive, la mimêsis ne saisit pas l'idée à l'origine du dire poétique. Elle en reste à des manifestations, à des vestiges de sens trop souvent repris, déformés et usés. La source homérique de l'éducation y est tarie. Après la disparition des tragédiens que furent Eschyle et Sophocle la poésie connaît une crise. Les pièces d'Euripide renouvellent et modifient profondément la forme même de la tragédie. Il n'est pas douteux que la forme expressive (lexis) des poètes, le ton contenu dans leurs mètres, les rythmes et l'harmonie de leurs chants entraînent encore une fascination esthétique. Cependant, les poètes y excellent sans contenus véritables. Ils sacrifient à l'esthétique de leur art, devenu genre littéraire, les exigences de la raison. La lexis des poètes se détourne du rapport gnoséologique qu'elle avait avec les autres hommes. Elle cherche à plaire, non plus à instruire les hommes de ce qui est vraiment. Les propos des poètes sont, en sommes, comme absorbés par leur expression. Il ne convient donc pas de s'y reporter, autrement que pour en apprécier la beauté, juvénile et malheureusement éphémère22(*). Elle relève de l'apparence sensible et non de la réalité qui dure et persiste dans le temps. Elle témoigne de ce qui est passager, de ce qui échappe à toute vérification. Comme le dit Héraclite : « Il ne siérait point d'invoquer encore le témoignage des poètes et des auteurs de mythes sur ce que nous ignorons - comme bon nombre de prédécesseurs et de précurseurs l'ont fait sur maints sujets - en citant, à propos de questions controversées, des autorités sans crédits »23(*). Les poètes, les mythologues et le sensible auquel ils se rapportent ne permettent pas ou plus de sortir de l'ignorance. Dans son oeuvre, Platon accentue de temps à autre l'aspect poétique. Les mythes y jouent un rôle éminent pour montrer ce que la raison ne peut immédiatement prouver. À la lisière de l'indémontrable, ils viennent non seulement illustrer les idées mais encore les déployer dans une autre forme de discours. Pourtant, l'écriture de Platon est elle-même en dehors de tout genre littéraire. Son esthétique ne repose pas essentiellement dans l'ingéniosité de ses mises en scène, dans la psychologie de ses personnages ou dans le fil de ses discours, souvent aporétiques. Sa beauté véritable lui vient de ses contradictions explicites et de cette extraordinaire capacité à discourir des idées. La République est belle parce qu'elle véhicule un modèle de justice, une méthode pour que l'homme se réalise dans une dimension personnelle et éthique. Le règlement sur les poètes et la poésie y est sévère, mais ce sont les semblants de poésie qui y sont condamnés, non la poésie dans sa réalité, dans sa forme même de « tragédie vraie ». La poésie y trouve respectivement son sens et sa portée, dans et grâce à la philosophie. Platon fait le voeu d'une poésie idéelle, qui puisse léguer aux générations futures un témoignage exemplaire de vie et de constitution. Pour que la poésie remplisse de sa fonction pédagogique, elle doit désormais être éclairée. C'est la raison pour laquelle Platon entreprend un « règlement sur la poésie »24(*), au livre III, puis au livre X de la République. Lorsqu'il s'interroge sur la poésie, Platon suit le chemin ouvert par Socrate. Le savoir véritable ou connaissance conceptuelle (épistémè), lui apparaît progressivement comme la seule réalité. Distinct des récits poétiques comme du flux de la sensation, le logos constitue le tout de la réalité, l'amont et l'aval du sensible. Il est tout ce que l'on peut véritablement en dire. C'est donc par la philosophie et son logos que la poésie acquiert tout son sens. En tant qu'elle n'est que mimétique, la poésie n'est pas, à proprement parler, réelle. Il faut que l'épopée soit subordonnée au discours vrai, qu'elle ait une portée épistémique et éthique, pour être au mieux de sa forme. Ainsi, aux poètes qui viendraient innocemment se produire dans la cité, Platon ne manque pas d'humour ou d'ironie. Quand un orateur arrive à Athènes pour s'y produire, il faut « le saluer bien bas, comme un être sacré, étonnant, agréable » ; il faut « lui verser de la myrrhe sur la tête » et « le couronner de bandelettes », comme le veut la coutume pour les statues des dieux25(*). Au terme de ce rituel, le poète se veut reconduit en dehors des murs et ce, bien sûr, avant qu'il ait pu s'y produire. Platon se dit pourtant « charmé » au livre X de la République, lorsqu'il entend des vers épiques26(*). L'exclusion des poètes n'est peut-être pas irrévocable. Platon ne promeut pas de pure et simple exclusion de la poésie. La condamnation des poètes et l'ironie dont Platon témoigne, à leur insu, cache un véritable problème. Dans les Lois, Platon s'adresse aux poètes avec davantage d'égards : « Chers hôtes, nous sommes aussi les auteurs d'une tragédie que nous voulons, dans la mesure de nos forces, la plus belle et la meilleure possible. Toute notre constitution est combinée comme une imitation du genre de vie le plus beau et le meilleur ; et c'est cela, disons-nous, qui est réellement la tragédie vraie. Vous êtes donc des poètes, mais nous aussi le sommes... nous sommes vos rivaux dans ce concours pour produire la plus belle des pièces ; seule la loi vraie est destinée, par nature, à atteindre ce but ».27(*) Rivaux, les philosophes se veulent supérieurs aux poètes. Ils savent en effet ce que la poésie doit être : « une imitation du genre de vie le plus beau et le meilleur ». L'opinion droite du poète, guidée par la philosophie, n'a pas d'autre vocation que celle d'« engendrer la justice »28(*). Quand le poète produit des récits, il doit se montrer utile à la cité tout entière. L'organisation des classes sociales qu'il intègre, au niveau politique, vient alors se superposer aux parties de l'âme : « Il y a dans la cité et dans l'âme des individus des parties correspondantes et égales en nombre »29(*). Le poète constitue une force qui, pour être organisée de manière hiérarchique, est coercitive. Il rend sensible le bien dans une justice de chacun avec lui-même30(*). D'une conception moindre de la justice comme empiètement de soi sur soi, ou comme droit privé de chacun sur autrui - qui, pour Platon, est attenante à la partie inférieure de l'âme - le poète advient à la justice dans l'accord qu'il engendre. À terme, on peut supposer que le poète dénoncerait l'individualisme issu des traités de sophistique, lesquels privilégient la séparation, l'intempérance et la dysharmonie des parties dans le tout, qu'il soit anthropologique ou politique31(*). Il reviendrait au poète de mettre un terme à ce qui est initialement multiple et divisé, l'homme et la cité.
* 5 W. W. Jaeger, Paideia: la formation de l'homme grec, « Homère éducateur », trad. fr. A. & S. Devyver, vol.1, Paris, Gallimard, 1964. * 6 Aristote, Poétique, trad J. Hardy, Paris, Les Belles Lettres, 2000, 1449 b. * 7 Platon, Le banquet, 205 c, trad. fr. E. Chambry, Paris, GF Flammarion, 1964. * 8 Platon, Ion, 530 c, trad. fr. M. Canto, Paris, GF Flammarion, 1989. * 9 Platon, Les Lettres, VII, 324 d, trad. fr. L. Brisson, Paris, GF Flammarion, 1994. * 10 Ibid., 325 d. * 11 Pour avoir un aperçu de la méthode Socratique: Charmide, Lachès, Euthyphrion, Hippias Majeur. * 12 H. Cheniss, L'énigme de l'ancienne Académie, trad. fr. L. Boulakia, Paris, Vrin, 1993. * 13 K. Gaiser, La dottrina non-scritta da Platone, trad. it. V. Cicero, Milano, Vita e Pensiero, 1994. Cf. M.-D. Richard, L'enseignement Oral de Platon : une nouvelle interprétation du platonisme, Paris, éditions du Cerf, 2005. * 14 Platon, Phèdre, 274 d, trad. fr. L. Brisson, Paris, GF Flammarion, 1989. * 15 Ibid., 275 c. * 16 Diogène Laërce, Vie et doctrine des philosophes illustres, livre III, 5, trad. fr. M.-O. Goulet-Cazé, Paris, le livre de poche, 1999, p. 395-396. * 17 Homère, L'Iliade, Chant XVIII, vers 392, trad fr. B. Yves, Paris, Les Belles Lettres, 1945. * 18 Aristophane, Les Grenouilles, Théâtre complet, trad. fr. M.-J. Alfonsi, Paris, GF Flammarion, 1966. * 19 F. Nietzsche, Le Crépuscule des Idoles, «Le problème de Socrate», Ouvres philosophiques complètes, Paris, Gallimard, 1975. * 20 Platon, La République, III, 386 e, trad. fr. R. Bacou, Paris, GF Flammarion, 1966. * 21 H.-G. Gadamer, «Philosophie et poésie», dans la Revue de métaphysique et de morale, Décembre 96, no 4, p. 466. * 22 Platon, La République, op. cit., X, 601 b. * 23 J.-P. Dumont, Les présocratiques, Héraclite A XXIII, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1988, p. 145. * 24 Platon, La République, op. cit., X, 595 a. * 25 Platon, La République, op. cit., III, 398 b. * 26 Platon, La République, op. cit., X, 607 d. * 27 Platon, Les Lois, Livre VII, 817 b trad. E. des Places, Paris, Les Belles Lettres, 1992. Confère aussi Platon, La République, op. cit., III, 398 a. * 28 Platon, Les Lois, op. cit. VII, 801 c. * 29 Platon, La République, op. cit. IV, 441 b. * 30 Ibid., IV, 443 d. * 31 Ibid., IV, 444 a. |
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