UNIVERSITÉ MICHEL DE MONTAIGNE-BORDEAUX
III UFR de géographie
LES REPRÉSENTATIONS DANS LA GÉOGRAPHIE :
UNE
APPROCHE A VALORISER DANS LES PAYS DU SUD
L'EXEMPLE DES HAUTES TERRES D'AFRIQUE DE L'OUEST ET
D'AFRIQUE CENTRALE
Mémoire de D.E.A. en géographie
présenté par David LEYLE
Sous la direction de M. Georges ROSSI Septembre
2001
REMERCIEMENTS
Je tiens tout d'abord à remercier M. Georges Rossi,
pour m'avoir permis de traiter cette thématique qui me tient à
coeur. Ces remerciements vont également à M. Morin, M. Bart, M.
Bidou et M. Di Méo, qui m'ont également apporté de
précieux éclairages pour la rédaction de ce
mémoire.
Merci aux différents acteurs du centre de documentation
Regards, pour leur appui logistique et bibliographique, ainsi qu'à tous
ceux qui ont contribué à mes recherches dans les centres de
documentation de Bordeaux, Paris et Toulouse.
Merci à ma famille et à mes amis, pour leur soutien
et leur compréhension tout au long de cette année.
Merci à Mathilde et à Mallory pour leur
collaboration à ce travail.
Merci à Emilie pour la relecture de ce mémoire.
Enfin, merci à mon grand-père, René Richard,
pour ses magnifiques illustrations.
Illustration de la couverture: L'aiguille de Saptou, dominant
du haut de son escarpement vertigineux (Mont Alantika, Cameroun) la plaine du
Faro qui s'étend à perte de vue. (d'après un cliché
de Morin, S.)
AVANT PROPOS
Le choix ma thématique fait suite à une
expérience de terrain dans le massif du Fouta-Djalon où, lors de
travaux d'enquêtes en milieu rural, j'ai remarqué qu'il existait
souvent un fossé entre le discours des différents projets
développés sur place et la réalité paysanne. Cette
dichotomie est due à un manque de compréhension des logiques
socio-spatiales des individus et des communautés qu'ils composent. J'ai
donc choisi de m'intéresser à ces dysfonctionnement par le biais
des représentations, dont le rôle est aujourd'hui en
géographie mis en avant dans les dynamiques spatiales.
La démarche que j'ai adopté pour réaliser
ce DEA s'intègre dans une logique de long terme, dans la mesure
où je souhaite poursuivre par une thèse doctorale. Il m'est
apparu que la fonction du DEA est effectivement celle-ci : construire une
bibliographie élargie, poser les bases de réflexions,
émettre des hypothèses et tenter de mettre en évidence des
pistes d'argumentation dans l'étude d'une thématique.
De toute manière, ce choix s'imposait à moi dans
la mesure où mon terrain d'étude se situe en Afrique de l'Ouest
et qu'il ne m'a pas été possible d'effectuer sur place des
enquêtes approfondies, afin de confronter mes hypothèses et mes
méthodes à la réalité du terrain.
Il me paraît également important de souligner les
difficultés dans mes recherches bibliographiques : rares sont les
publications associant ma thématique et mon terrain d'étude. De
plus, une grande partie des ouvrages sur les pays du Sud ne sont aujourd'hui
plus accessibles, avec la fermeture des centres de documentations du
Ministère de la Coopération à Paris, privant ainsi de
nombreux étudiants et chercheurs de bases de données importantes.
De la même manière, de nombreuses personnes rencontrées
dans les centres de documentation sont sceptiques quand à l'avenir du
réseau Ibiscus.
J'ai dû alors travailler par procuration, à
travers les écrits d'autres chercheurs et les observations de mes
propres expériences de terrain, avec le risque que mon discours subisse
le filtre de mes propres représentations.
Pour ces raisons, cette approche se veut prudente. En adopter
une autre, plus objective, plus affirmative, ne pouvait se faire sans
déformation de la réalité géog raph iq ue.
NB : les astérisques ( * ) dans le texte
renvoient aux définitions des termes concernés, qui, comme les
« notes » se consultent dans les annexes (fascicule)
PRESENTATION GÈNERALE DU TERRAIN
D'ÉTUDE
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INTRODUCTION
Un tata samba (Atacora) avec ses fétiches. La
religion animiste tourne autour des fétiches qui sont la
représentation et plus exactement un abri pour l'âme de
l'être ou de l'animal vénéré
décédé.
INTRODUCTION
« Qu'on apporte cent preuves de la même
vérité, aucune ne man quera de partisans, chaque esprit a son
télescope. C'est un colosse à mes yeux que cette objection qui
disparaît aux vôtres : vous trouvez légère une raison
qui m'écrase. »
Diderot, pensées phiosophiques, 1746, XXIV
« Il nous faut sortir de la logique impersonnelle et
objective de la démarche scientifique habituelle et explorer l'univers
mental des hommes ». Par cette invitation, Paul Claval résume un
courant de pensée de plus en plus adopté dans les sciences
humaines et sociales et plus particulièrement dans la géographie:
la prise en compte de la subjectivité dans l'approche des
problématiques socio-spatiales. L'identification et la lecture des
représentations1 de la réalité
géographique, permettent aujourd'hui de tendre à une meilleure
compréhension des logiques et des stratégies qui motivent les
individus et leurs groupes sociaux.
Ces multiples réflexions ont engendré une
profonde remise en cause épistémologique dans la discipline : en
enrichissant la portée des connaissances disponibles sur les
comportements spatiaux des hommes, elles s'affirment progressivement comme une
alternative incontournable aux principes, aux démarches
déterministes et ethnocentriques qui sévissent toujours. En
effet, si l'on s'attache aux politiques de développement et de gestion
de l'environnement écologique, passées et présentes, dans
les pays du Sud on constate que bien trop souvent elles sont pensées,
conçues et appliquées en référence à des
rationalités occidentales, qui sont propres aux pays du Nord.
Relayées par des Etats soumis aux conditions
drastiques des ajustements structurels et qui n'ont pas véritablement le
choix de leurs perspectives, ces conceptions du développement et de
l'écologie apparaissent inadéquates aux réalités et
aux logiques des sociétés du Sud. Rares sont les projets ou les
politiques menées dans ces domaines qui parviennent à leurs
termes tout en remplissant les objectifs fixés.
Ainsi, à travers l'exemple des hautes terres en
l'Afrique de l'Ouest et en l'Afrique Centrale -à savoir la dorsale
guinéenne, la chaîne de l'Atacora et la dorsale
camerounaise2-, nous chercherons à mettre en évidence
l'importance de l'étude des représentations, dans une approche
géographique et critique de politiques et de projets conduits dans les
pays du Sud. La dissémination de ce terrain d'étude s'explique
par la nécessité de concrétiser notre démarche
à travers des exemples, qui présentent des
caractéristiques biophysiques, culturelles et
socio-économiques
1 la représentation consiste soit à
évoquer les objets en leur absence, soit à enrichir la stricte
connaissance perceptive par des considérations et des connotations
émanant du couple intelligence / imagination. (Piaget et Inhelder)
2 voir carte p. 4 bis et p.8 à p.1 1bis
contrastées, mais qui facilitent l'argumentation par
une documentation plus importante et les possibilités de comparaison.
Ajoutons enfin que dans des aires géographiques
où la grande majorité de la population vit dans des espaces
ruraux, où l'environnement écologique est considéré
comme riche et fragile, une multitude de projets se succèdent depuis
plusieurs décennies. Or, la compréhension des logiques paysannes
et de leurs dynamiques spatiales, étape qui parait obligatoire dans ces
processus, souffre visiblement trop souvent d'un cloisonnement des conceptions
et des méthodes employées.
La clé d'entrée des représentations
montre que les recherches menées à ce niveau restent
sous-utilisées, voire ignorées par les structures nationales,
internationales ou privées, chargées des actions de
développement et de gestion de l'environnement. Nous ne jugeons pas ce
système interventionniste, mais nous tentons plutôt de mettre en
valeur un courant de recherche qui apparaît porteur et utile dans ses
applications.
Dans notre première partie, la difficulté
réside dans l'étendue du domaine d'étude des
représentations. Cette thématique est en effet partagée,
étudiée, conceptualisée par de nombreuses sciences
humaines et sociales (psychologie, sociologie, ...etc.) ; elle peut donc
être abordée sous différents points de vue. Pour notre part
nous nous placerons dans une approche géographique, en essayant de
cerner quelles peuvent-être les implications des perceptions et des
représentations, d'objets géographiques mais aussi d'objets
socioculturels ou économiques, dans les logiques spatiales des individus
et des sociétés des pays du Sud.
La deuxième partie sera consacrée à la
dialectique représentations-milieux montagnards. En effet, les montagnes
sont communément admises, notamment dans les discours des
différents organismes et projets, comme des milieux aux
caractéristiques et aux potentialités spécifiques, mais
également comme des aires sous-développées et fragiles.
Quelle est la véritable portée de ces écosystèmes
sur les sociétés, leurs territoires et les images qu'elles
produisent ? Nous nous pencherons alors sur ce « fait montagnard » et
sa confrontation aux environnements des hautes terres d'Afrique de l'Ouest et
d'Afrique Centrale, et nous nous interrogerons sur leurs interactions avec les
représentations des individus et des communautés qui y vivent.
La dernière partie proposera une grille de lecture des
représentations, en s'appuyant sur des études de cas. Il s'agit
de faire une critique d'actions menées sur les hautes terres d'Afrique
de l'Ouest et d'Afrique Centrale. Loin d'être exhaustifs, les faisceaux
de représentations présentés invitent à
s'interroger sur la validité de l'interventionnisme dans ces
environnements socio-écologiques et tente de justifier la
nécessité de s'ouvrir aujourd'hui à d'autres
méthodes de travail.
SOMMAIRE
INTRODUCTION GENERALE
PREMIÈRE PARTIE : LE CONCEPT DES
REPRÉSENTATIONS DANS LA GÉOGRAPHIE : ESSAI
MÉTHODOLOGIQUE.
CHAPITRE 1 : DES SCIENCES SOCIALES Á LA
GÉOGRAPHIE: L'ÉMERGENCE DU CONCEPT CONTEMPORAIN DES
REPRÉSENTATIONS.
CHAPITRE 2 : LES REPRÉSENTATIONS DANS LA
GÉOGRAPHIE : UNE NOUVELLE APPROCHE DU RAPPORT DE L'HOMME A L'ESPACE ?
DEUXIÈME PARTIE : LES HAUTES TERRES D'AFRIQUE
DE L'OUEST : DES MILIEUX SPÉCIFIQUES POUR L'ÉTUDE DES
REPRÉSENTATIONS ?
CHAPITRE 1 : LES HAUTES TERRES D'AFRIQUE DE L'OUEST, DES
MILIEUX AUX CARACTÉRISTIQUES BIOPHYSIQUES MONTAGNARDES ?
CHAPITRE 2 : LA DIALECTIQUE REPRÉSENTATIONS-MILIEUX
MONTAGNARDS EN AFRIQUE DE L'OUEST : QUELLE REALITE GÉOGRAPHIQUE?
TROISIÈME PARTIE :TENTATIVE D'APPROCHE DES
REPRÉSENTATIONS POUR UNE MEILLEURE COMPRÉHENSION DES LOGIQUES
SOCIO-SPATIALES: UNE CARENCE DE
L'INTERVENTIONNISME DES
STRUCTURES EXOGÈNES.
CHAPITRE 1 : SUR LES TRACES DU TERRITOIRE, LES
REPRÉSENTATIONS DE L'HOMME ET DE LA VIE SOCIALE.
CHAPITRE 2 : LES SOCIÉTÉS CONFRONTÉES A
LEUR MILIEU :UNE SOURCE DE REPRÉSENTATIONS
CHAPITRE 3 : AU-DELÀ DU DE LA SOCIÉTE ET DE SON
TERRITOIRE : VISIONS DU MONDE EXTÉRIEUR ET DE SES ACTEURS
CONCLUSION GENERALE
BIB LIOGRAPHIE
PRÉSENTATION DES DOCUMENTS
· Document 1 : Les rapports de l'homme
à l'espace. (p.21 bis)
· Document 2 : Système de
représentation de la réalité et comportement humain. (p.25
bis)
· Document 3 : La place des
représentations dans le processus de territorialisation. (p.27 bis)
· Document 4 : L'interprétation du
paysage et points de vues. (p.28 bis)
· Document 5 : Les hautes terres d'Afrique
de l'Ouest et d'Afrique Centrale : des massifs imposants... (p.42 bis)
· Document 6 : ...et des
hauts plateaux. (p.42 ter)
· Document 7 : Ceinture de
végétation dans les montagnes tropicales humides, semi-humides
à semi-aride et aride. (p.43 bis)
· Document 8 : Le mécanisme du
F.I.T. (p.43 bis)
· Document 9 : les aires biophysiques
d'Afrique de l'Ouest et d'Afrique Centrale. (p.44 bis)
· Document 10 : Quelques pratiques de
gestion de l'environnement. (p.45 bis)
· Document 11 : La boucle historique des
peuls. (p.51 bis)
· Document 12 : Les représentations
dans les paysages : les pays de bocages. (p.53 bis)
· Document 13 : Les représentations
dans les paysages : l'habitat. (p.53 ter)
· Document 14 : Un système de
défense végétal et minéral (Monts Mandara). (p.51
bis)
· Document 15 : Pratiques et
représentations de la haie dans le Fouta-djalon-1 (p.65 bis)
· Document 16 : Pratiques et
représentations de la haie dans le Fouta-djalon-2 (p.65 bis)
· Document 17 : L'individu dans ses
rapports sociaux. (p.68 bis)
· Document 18 : La chefferie de Bandjoun
(pays Bamiléké) (p.68 bis)
· Document 18 bis : La répartition
de l'habitat sur les versants du Fouta-Djalon (p. 69 bis)
· Document 19 : Forêts et gestion de
l'environnement en Afrique : l'exemple de la Forêt classée
d'Hooré Dimma (p.74 bis)
· Document 20 : Calendrier des
activités socio-agricoles en pays Tamberma. (p.78 bis)
· Document 21 : Arbres sacrés et
fétichisme. (p.79 bis)
· Document 22 : Arbres, modernité
et conservation. (p.81 bis)
PREMIÈRE PARTIE :
LE CONCEPT DES REPRÉSENTATIONS DANS
LA GÉOGRAPHIE : ESSAI MÉTHODOLOGIQUE
Pistes dans les Timbis (Fouta-Djalon). A gauche, la route
d'un projet, défoncée par la précédente saison des
pluies ; et à droite, la route locale, qui, malgré sa trajectoire
sinueuse rallongeant la distance et ralentissant le « trafic », reste
la plus praticable et la plus empruntée.
CHAPITRE 1
DES SCIENCES SOCIALES Á LA GÉOGRAPHIE: L'ÉMERGENCE DU
CONCEPT CONTEMPORAIN DES REPRÉSENTATIONS.
|
|
Les représentations des individus et des
sociétés ne sont apparues comme objet d'étude dans les
thématiques de recherche des sciences humaines et sociales, qu'à
la fin du XIXème siècle. Alimentée notamment
par les travaux de la sociologie, de l'ethnologie et de l'anthropologie,
l'application des représentations sociales à l'espace
géographique a permis le développement d'un concept novateur, qui
donna naissance à la « géographie des représentations
» (Bailly S., 1995).
En nous appuyant principalement sur les travaux
francophones1, nous reviendrons tout d'abord sur ses fondements
conceptuels et théoriques ainsi que ses évolutions
historiques2 accompagnant ceux de la géographie sociale*,
étape nécessaire à la compréhension de la
dialectique représentations-espace géog raph iq ue.
1 Ces derniers nous ont été
matériellement plus accessibles.
2 L'approche proposée ne se veut pas exhaustive, tant
les interactions entres les sciences humaines et sociales ainsi que les
problématiques liées aux représentations sont nombreuses.
L`objectif de cette démarche est de mettre en évidence la
richesse du concept.
1 Ici employé dans le sens restreint « d'ensemble
des constructions mentales du réel ».
1 UNE NOUVELLE APPROCHE DE LA RÉALITE
GÉOGRAPHIQUE APPARAIT A LA FIN DU XIXEME SIECLE : LA PERCEPTION
MENTALE.
« Les problèmes de la perception de l'espace ont
depuis longtemps attiré les géographes. » (Claval P., 1974).
En effet, durant le XIXème siècle, la conquête
de nouveaux espaces et la découverte de sociétés et
civilisations jusqu'alors inconnues ont amené les explorateurs et
scientifiques à s'interroger sur leurs pratiques et leurs comportements,
ainsi que sur leurs conséquences sur l'espace. C'est ainsi que des
psychologues, ethnologues, géographes, puis des psychiatres, se sont
penchés sur les problématiques abordant le sens de l'espace,
l'orientation, et la structuration de la perception lointaine appliquée
tout d'abord aux populations dites « primitives », puis
réutilisées dans les pays occidentaux. La géographie
sociale et culturelle, apparue vers 1890, connaît alors ses premiers
disciples et ouvre une nouvelle page dans la construction des pensées et
théories géographiques.
Foncin (1898), Cornets (1909, 1913), Gautier (1908) et
Gallois (1908), relayés sur ces thématiques par Jaccard (1926,
1932), Demangeon (1923, 1940) et Rabaud E. (1927), ce dernier s'attachant plus
particulièrement à l'analyse de l'orientation lointaine, furent
donc les géographes précurseurs de l'étude des formes de
la perception de l'environnement et de leurs significations
géographiques. Ces recherches, fortement influencées par le
raisonnement déterministe alors omniprésent dans l'école
de géographie française, n'exposèrent que de
manière timide et détournée, les réflexions
produites sur les images mentales et leurs implications sur les constructions
spatiales; « ils n'avaient pas toujours conscience de l'originalité
de leur démarche » (Claval P., 1974). Les interrogations portant
sur la conscience1 dans sa participation au processus de
spatialisation et d'identification territoriale furent par contre
limitées dans les écoles de géographie allemande et
anglo-saxonne, profondément béhavioristes* et se rapprochant
parfois du naturalisme*. La géographie d'avant-guerre
privilégiait alors l'étude des dépendances et des
détermi nismes (biophysiques, économiques, rarement culturels)
auxquels sont soumis les individus et les sociétés qu'ils
composent.
Ancrées dans le déterminisme*, les sciences
humaines et sociales ont longtemps sous estimé les mécanismes de
perception, d'appréhension du réel et les représentations
qu'ils impliquent, si bien que ces problématiques ne furent
qu'effleurées par les géographes du début du siècle
: «Les géographes français [...] limitaient souvent leurs
recherches dans cette direction à une interrogation sur la conscience
qu`avaient les communautés de leur appartenance territoriale »
(Bailly S. et Debarbieux B., 1995). Il faudra alors attendre un renouvellement
des conceptions
1 Il s'agit de la prise en compte d'une dimension de l'espace
construit mentalement, à travers les perceptions et les
représentations des individus, dans une démarche
géographique.
philosophiques des sciences sociales dans les années
1950-1960 pour que soit explicitement acceptée l'idée de
subjectivité de la connaissance.
Bien que ce soient les géographes français qui
aient fait, dans la première moitié du XXème
siècle, plus de place aux perceptions et à leur rôle
dans l'organisation de l'espace que ce n'est le cas d'aucune autre école
de géographie, au lendemain de la deuxième guerre mondiale, les
chercheurs en sciences humaines et sociales anglo-saxons se démarquent
à leur tour des théories matérialistes* et behaviouristes
pour s'engager dans l'étude des représentations.
2 LE DÉCLIN DU MATÉRIALISME* ET DU
DÉTERMINISME* DANS LES SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES : LE
DÉVELOPPEMENT DU CONCEPT DES REPRÉSENTATIONS AU LENDEMAIN DE LA
DEUXIÈME GUERRE MONDIALE.
La deuxième moitié du XXème
siècle marque un profond renouveau dans les sciences sociales :
les questions spatiales deviennent une préoccupation croissante.
Profitant des recherches des sciences connexes, la discipline
géographique élargi ses champs d'applications et ses
méthodes d'approches du rapport de l'homme à l`espace. La
géographie humaine et sociale s'enrichi alors d'une clé
d'entrée culturelle, nettement plus valorisée qu'auparavant,
notamment sous l'impulsion des géographes tropicalistes. Elle
intègre progressivement « l'espace subjectif1 »
à sa démarche analytique : « Ce sont donc le sens et les
valeurs accordées aux lieux et à l'espace, plus que l'espace
lui-même, qui sont sollicités comme phénomènes
explicatifs. » (Bailly S. et Debarbieux B., 1995).
L'émergence des concepts d'espace vécu, de
perceptions et de représentations de l'espace rompt avec la
géographie paternaliste, sectorisée, déterministe;
cependant, la pensée géographique qui s'attache aux images
mentales des acteurs sociaux n'invalide pas forcément certains
résultats des analyses et recherches précédentes ; elle
peut certes les remettre en cause, mais elle peut également les
justifier ou les approfondir.
2.1 Un enrichissement de la démarche
géographique issu de la psychologie et de la sociologie
Durant les années 1950 -1970, les sciences humaines et
sociales apportent une contribution essentielle au débat. Dans les pays
anglo-saxons, les théories de l'économie spatiale, basée
sur les postulats de transparence du milieu et sur la rationalité des
choix (voir note 1), sont censées guider et déterminer les
actions productives de chacun des acteurs du système économique.
Ces principes normatifs d'économie spatiale ne se vérifient que
rarement et se retrouvent alors remis en cause. Dans la recherche de
théories plus efficaces, des courants de pensée alternatifs aux
théories de l'économie spatiale se développent autour de
l'étude des attitudes, des préjugés, des opinions,
montrent qu'il est essentiel de s'attacher à la subjectivité des
individus pour comprendre les comportements.
Parmi les nombreuses productions scientifiques des
géographes anglosaxons, on peut citer celles de Lynch K. (1960)
travaillant sur l'image* de la ville par les usagers ou encore Gould P.
(1966,1974), attaché à l'élaboration de cartes mentales*.
Nous retiendrons également Wright J.K., Lowental D. et Bowden M.J., qui
de 1961 à 1976 travaillent sur la géographie de l'imaginaire. Ces
recherches novatrices connaissent un écho en Allemagne, notamment avec
les travaux de Geipel. Au sein du vaste mouvement ascendant des sciences
humaines, l'espace, implicitement ou explicitement, est devenu un thème
« à la mode » (Frémont, A., 1980).
Mais, beaucoup plus que les géographes
étrangers, ce sont des ethnologues (Lévi-Strauss, 1955, 1958),
des psychologues (Piaget, 1947, 1948 et 1971; Moles et Rohmer, 1972), des
historiens (Ouzouf, 1971), des philosophes (Bachelard, 1957 et Bachelot, 1973)
et surtout des sociologues qui ont influencé les géographes
francophones s'attachant à décrypter l'espace vécu ; Morin
E . (1967), Rambaud P. (1969) et Bourdieu P. (1962 et 1964) se sont
penchés sur la sociologie des images de l'espace perçues par les
ruraux, alors que Choay F. (1965 et 1973), Ledrut (1968 et 1973), Lefebvre H.
(1959, 1962, 1968 et 1970) et Pailhous J. (1970) ont étudié la
perception de la ville par les citadins et les images qui en
découlent1.
Alimenté par les sciences humaines, un fort courant de
pensée géographique se manifeste alors dans la géographie
française, sous la plume de précurseurs comme Sorre M., Gourou
P., Georges P. et Beaujeu J., ouvrant la voie à leurs «
élèves », Gallais J., Frémont A., Metton A., Bertrand
M.-J., Piveteau J.-L., Claval P. et Bailly A..
1 « Sur le thème de la ville, la bibliographie des
sciences humaines devient un fleuve ». Frémont A. (1973).
1 Dans les années 1960-1970, on disait alors «
géographie tropicale ».
2.2 Les liens entre l'ethnologie et le développement
du concept dans la géographie des espaces tropicaux.
D'après Frémont A. (1980), les sociologues ont
fortement inspiré les écrits des géographes qui
travaillent au sein des sociétés industrialisées, mais
s'il est une influence à détacher des autres, c'est bien celle
des ethnologues (Lévi-Strauss et Nicolas, 1975) pour les
géographes tropicalistes: « Ils savent qu'ils ne sauraient ignorer
les travaux des ethnologues, même si ceux-ci ne se confondent pas
exactement avec leurs propres préoccupations » (Frémont A.,
1973).
L'analyse comparée des ethnologues (voir note 2),
permet de mettre en évidence les différentes perceptions et
représentations de l'espace entre les sociétés, appuyant
leurs raisonnements sur les facteurs culturels, mais aussi religieux, sexuels,
économiques et sociaux. Ils permettent ainsi de révéler
dans l'espace des sociétés du Sud une dimension cachée et
non explorée par les géographes qui, à travers les images
qu'elle produit, contribue à façonner leurs territoires* et leurs
paysages. Bien que la vision des ethnologues soit plus centrée sur
l'homme lui-même comme objet d'étude que sur l'espace, leurs
préoccupations vont dans le sens de celles des géographes
tropicalistes. Anthropologue de l'espace ou géographe des
représentations, la frontière paraît mince.
Dans le cadre de la géographie des espaces
tropicaux1, Gallais J. et « l'équipe de Rouen »,
à travers leurs multiples études en Afrique (Gallais J., 1968,
1973, 1976) en Amérique du Sud (Vergolino et Gallais, 1971 ; Gervaise,
1976), et en Inde (De Globéry, 1976 ; Choët, 1977), ont
effectué une comparaison entre les principaux aspects de l'espace
vécu dans les civilisations du monde tropical. Ils mirent en
évidence que, dans les sociétés tropicales, les recherches
sur l'espace vécu doivent s'adapter à tous les particularismes de
l'humain, que ceux-ci s'expriment par les langues ou par les psychologies
individuelles et collectives. Ces recherches furent le moyen de
développer de nouvelles techniques d'enquêtes destinées
à décrypter les comportements, induits par les perceptions et les
représentations des individus, et leurs implications spatiales.
2.3 L'introduction progressive de la subjectivité
dans l'analyse géog raph iq ue
Fortement impulsée par la
phénoménologie, et la psychologie cognitive*, l'étude des
perceptions et des représentations sociales amène les
géographes à remettre en question leurs modes d'analyse. Les
théories déterministes et
béhavioristes*, fondamentalement positivistes*,
laissent place au centre des sciences sociales et de l'homme à de
nouveaux mode d'analyses, notamment structuralistes* et systémique*, qui
s'ouvrent largement aux images mentales*. Malgré des points de vue
différents, voire divergents, la science géographique
élargi son champ de vision : « l'espace, la région, les
lieux, ne peuvent plus être considérés uniquement comme des
réalités objectives » (Frémont, A., 1973), et
l'objectivation des comportements revêt une complexité et une
incertitude jusque là sous-estimées.
Les lectures matérialistes de l'espace par la
géographie dite classique ou parfois même par celles d'influence
marxiste*1 montrent leurs limites à travers les travaux des
géographes ayant recours aux représentations
spatiales2. Dans la science géographique, l'étude des
représentations individuelles et collectives, influencent directement ou
indirectement sur la construction d'un espace ou concernant cet espace
lui-même, questionne la totalité des problématiques
géographiques ; elle ne peut plus se concevoir comme une étude de
cet espace qui serait parallèle aux autres. Les images mentales et leur
pouvoir de façonnement territorial nécessitent l'adoption d'un
nouveau paradigme géographique et la redéfinition de concepts
centraux de la discipline (sur lesquels nous reviendrons plus tard).
« Il s'agit en effet d'une véritable rupture
épistémologique » (Bailly S. et Debarbieux B., 1995). La
nécessité de prendre en compte la subjectivité de l'espace
impose aux géographes un changement complet d'attitude, avec de nouveaux
matériaux, de nouvelles méthodes, de nouvelles perspectives.
Ainsi, deux « référentiels d'observation et d'analyse »
(Pailhous J.,1970) de l'espace s'apparentent à la démarche
géographique, un égocentré3 et l'autre
exocentré4, et amènent les géographes à
redéfinir les concepts de distance, espace et territoire en y
intégrant la subjectivité des individus et des
sociétés.
Cette remise en cause est d'autant plus nécessaire
dans les espaces tropicaux où l'application de ces concepts,
réfléchis, élaborés, et le plus souvent
confrontés à la réalité en Occident, ne
s'appliquent que rarement, en témoigne l'expérience de Gallais J
: dans le Delta intérieur du Niger, ce dernier remarque à travers
la diversité des perceptions de l'espace et les différentes
appropriations que les sociétés font du site, que la
région, cette unité spatiale de référence
privilégiée par de nombreux géographes, n'y existe pas
(voir note 3).
1 Qui expliquent l'organisation de l'espace par les conditions
de l'environnement biophysique ou socioéconomique.
2 Qui intègrent cet environnement complexe
(voir3) par l'intermédiaire des images que les acteurs
sociaux s'en font.
3 Correspond à la conception d'un espace construit autour
du sujet, à partir de l'image d'un trajet ou d'une série de
trajets ou d'expériences individuelles.
4 Correspond à une conception de l'espace
indépendante du sujet, créé par autrui.
3 LES THÉORIES ET LES CONCEPTS AUTOUR DES
REPRÉSENTATIONS AUJOURD'HUI : UN VASTE DÉBAT.
A partir du milieu des années 1970, suite au colloque
de Rouen1 sur l'espace vécu2, ce que Claval P.,
Metton A. et bien d'autres redoutaient être un effet de mode, s'affirme
comme une nouvelle clé d'entrée au débat
géographique. La voie ouverte par les précurseurs des
années 1960/1970 est désormais empruntée par de nombreux
géographes : « on sent chez beaucoup de chercheurs l'espoir de
découvrir certaines constantes derrière la multiplicité
des interprétations que les individus donnent du monde » ( Claval
P., 1973).
Sans rentrer dans le détail des multiples ouvrages
publiés ces deux dernières décennies,
l'énumération en serait futile, nous allons néanmoins
dégager les différents courants de recherche dans le monde sur le
thème des représentations, celles de l'espace plus
spécifiquement. Pour cela, nous nous appuierons notamment sur le travail
de Bailly A.3, relayé sur cette thématique par de
nombreux collègues géographes au cours des différents
colloques sur les perceptions et les représentations de l'espace
(Genève, Lausanne, Venise, Pau... etc.).
Les recherches sur les représentations de l'espace
géographique peuvent être abordées sous trois points de
vue, trois grandes directions de recherche; ces travaux
développés depuis le début des années 1970, sont
chacun influencés par des présupposés philosophiques et
des objectifs propres.
3.1 la pensée environnementaliste issue de la
psychologie cognitive* anglo-saxonne
On peut tout d'abord distinguer le courant
environnementaliste* et la psychologie cognitive* anglo-saxons, dont l'objectif
est d'évaluer la manière dont les perceptions et les
représentations de l'environnement influencent nos réactions et
nos comportements spatiaux. L'individu est à la fois le sujet et la
finalité de la recherche; en effet ce genre de problématique
privilégie les différentes enquêtes de types
psychosociologique pour essayer de percer les personnalités, les
impressions et le pourquoi des pratiques.
Poussé par des scientifiques comme Ittelson (1973) ou
Moore et Golledge (1976) ce courant de recherche s'est attaché à
comprendre les rétroactions des individus face à un stimuli
environnemental et les mécanismes qui les commandent. Pour cerner
1 Ce colloque faisait état du programme financé
par le CNRS,
2 Organisé par Frémont A. et Gallais J.
3 BAI LLY, A., Pratiques et perceptions de l'espace : les
principaux courants de recherche dans le monde. Hégoa. 1985,
n° 1.
les interactions individu-environnement, l'analyse
émotionnelle face à l'habitat (De Vries, 1981 ; Espe, 1981 ;
Kaliaden, 1982), l'évaluation de la distance sur la géographie
touristique (Plettner, 1979), ou encore la qualité de la vie qui inclut
le rôle de la participation publique aux opérations
d'aménagement (Laurence, 1982) ont été des
problématiques abordées. Mais la voie de recherche de
prédilection des géographes anglo-saxons et notamment
américains reste la perception des catastrophes naturelles (Heathcote,
1979 ; Hultaker, 1981).
Ces travaux ont des objectifs opérationnels ; ils sont
destinés à répondre à un problème ou une
attente en vue d'une opération d'aménagement (voir note 4), ou
encore dans la mise en place d'un programme dans les pays du Sud ; ces derniers
décrétés comme étant plus exposés aux
aléas du milieu biophysique, on a donc justifié leur
sous-développement par un milieu contraignant : réminiscence du
déterminisme* ? L'analyse environnementaliste établit ainsi un
lien étroit entre l'environnement physique et le comportement humain :
les déterminations1 du milieu occultent ici les
régulations collectives et minimisent les différenciations des
modèles de l'homme de ceux de la société. La
majorité des projets anglo-saxons développés dans les pays
du Sud répondent toujours à cette approche «
réductionniste » (Bailly A., 1985). On peut alors s'interroger sur
leur pertinence aux vues des résultats obtenus; nous y reviendrons plus
bas.
3.2 L'école de géographie française :
de la géographie régionale à la géographie
critique.
Le deuxième courant de recherche s'inscrit dans la
tradition de la géographie régionale française et
s'attache à l'interprétation du vécu des habitants, par
l'étude de petites sociétés, un arrondissement urbain ou
une localité rurale par exemple. Les géographes s'appuient sur le
sentiment d'appartenance régionale cher à Gallais J., la
psychologie collective et sur l'analyse des attitudes sociales (Frémont
A., 1976 ; Holtz J.M., 1980). Ce sentiment d'appartenance territoriale est
traité à travers les relation tissées entre les hommes et
les sociétés, ainsi que le symbolisme, l'affectivité
portée à la région ; sans oublier l'influence de
l'histoire et les relations entre les différents groupes (Ferras, 1978 ;
Gumuchian et Guérin, 1978). Cette voie s'intéresse donc à
la logique des comportements dans le cadre d'une conception d'ensemble des
rapports sociaux, notamment au moyen du décryptage du paysage et du
discours. En s'appuyant sur les progrès de la sémiologie*, qui a
permis le transfert de certaines de ses méthodes à l'étude
des significations données aux objets géographiques, les
géographes ont souligné le codage et la symbolique des
communications humaines, des relations sociales, qui façonnent l'espace.
Dans
1 De l'analyse des déterminations, rien n'oblige
à passer au déterminisme*. La science n'est possible que parce
qu'il existe des déterminations, c'est à dire des causes et des
effet, des causalités et des chaînes de causes. (D'après
Brunet R., Ferras R. et Thery H., 1992)
l'étude des paysages, le courant «
régionaliste » tente, au-delà de leur explication par le
géographe, de comprendre comment les hommes les interprètent.
Dans la géographie française, on note que la
démarche critique, où certains géographes s'attachent plus
particulièrement au caractère collectif des
représentations1, se distingue. La pensée critique
insiste sur la manière dont les idéologies sociales
modèlent nos représentations et nos pratiques spatiales, nos
territoires. En avançant la thèse que l'organisation spatiale est
essentiellement le reflet des forces et des relations de production, cette
géographie également qualifiée de « radicale
»2, soulève les insuffisances des positions trop
idéalistes qui privilégient l'analyse de l'esprit et des
intentions ; mais on lui reproche sa tendance à minimiser les
particularismes individuels.
3.3 La démarche humaniste
Enfin, il existe un dernier courant de pensée dans
l'étude des représentations en géographie, le courant
phénoménologique* et néo-humaniste*. A l'opposé de
l'approche critique (Relph, 1976), le courant
phénoménologique3 développe
délibérément une approche idéaliste, où la
sensibilité et les attitudes de l'homme sont mises en avant. Depuis
Wright (Terrae incognitae, 1947), ce courant géographique fait
place à l'imagination dans la pensée géographique
(Lowental, 1961 ; Tuan, 1961). Dans la démarche intellectuelle humaniste
l'influence de la culture prévaut sur les représentations
mentales (Appleton, 1975 ; Seamon, 1979 ; Frémont, A., 1981, Podock,
1984). Le courant humaniste, en s'appuyant sur la pensée
phénoménologique et sur la psychologie des individus, tente de
mettre en évidence la dialectique sujet-objet,
intériorité/extériorité. Pour cela, les signes dans
le paysage et la lecture et l'interprétations d'oeuvres
littéraires sont les principaux supports. Cette vision idéaliste
est notamment remis en question pour son manque de perspective globale par les
marxistes et les néo-positivistes.
3.4 Les multiples points de vues sur les
représentations : la richesse du concept
Il convient de préciser que cette classification, par
son catégorisme, ne peut être considérée comme un
modèle. Néanmoins la clarté qu'elle apporte au
débat complexe sur les représentations présente des
intérêts méthodologiques.
1 Leurs travaux sont influencés par les travaux des
sociologues marxistes* (Castells, 1972 ; Ledrut, 1973)
2 Notamment dans les pays anglo-saxons, où le terme de
« marxiste »à une connotation péjorative. 3 Qui devient
humaniste* à la fin des années 1970.
LES RAPPORTS DE L'ÊTRE HUMAIN À
L'ESPACE
Source: Di Méo, (1991)
DOCUMENT 1
21 bis
Tout d'abord, l'évocation d'une classification, aussi
réductrice soit-elle, apparaît déjà significative de
convergences, de recherches approfondies, et donc d'un intérêt
certain pour ce que les images mentales représentent dans la
géographie. Qu'il s'agisse de représentations sociales (Etat,
institution,... etc.), de phénomènes (catastrophe climatique,
érosion... etc.) ou de l'espace géographique (région,
territoire... etc.), le consensus sur leur rôle prédominant dans
les dynamiques socio-spatiales montre qu'il n'y a pas d'activité humaine
sans représentation : l'analyse des représentations produites et
véhiculées par les groupes sociaux, par les instances
politico-économiques ou encore par le chercheur, sont résolument
des moyens de parvenir à une meilleure connaissance des enjeux dont
l'espace est l'objet et le support (Bailly, S. et Debarbieux, B., 1995). Quelle
que soit notre culture, notre aire de résidence, notre place dans la
société, la subjectivité de chacun influence nos actes
spatialisés : « Nous baignons dans nos représentations
» (Di Méo, G., 2000).
La présente classification met ainsi en
évidence la richesse du concept à travers les divergences des
fondements, objectifs et démarches de chaque courant de pensée.
Le débat idéologique y occupe une place importante ; il
détermine l`axiomatique de chaque théorie dans ses influences
philosophiques, culturelles, voire même politique. Nous avons vu que les
méthodes (voir doc.1) et les perspectives d'analyse qui reposent sur ces
bases varient également. En témoignent les divergences portant
sur les différentes échelles d'approche des
représentations : le sujet d'étude des pensées marxistes
et structuralistes, le groupe social, s'oppose à celui de la psychologie
cognitive*, de la phénoménologie* et du néo-humanisme,
l'individu. Malgré leurs différences, les différentes
approches offrent chacune un intérêt à la
compréhension des logiques spatiales, en s'appuyant sur les perceptions,
l'imagination et les interprétations que se font les individus de la
réalité, pour en faire leur réalité. La
finalité des recherches dégage des objectifs distincts: ainsi, de
l'intégration des représentations dans la mise en place de
programmes d'aménagement, à l'étude fondamentale de
représentations d'un pasteur africain, on peut cerner des orientations
et des motivations contrastées.
La difficulté d'aborder la construction des
représentations réside dans la variété des
disciplines concernées qui travaillent avec des points de vue
différents sur des objets ou sur des pratiques semblables. En effet
l'ouverture que permet l'étude des représentations au sein des
sciences humaines et sociales engendre une multitude de voies, de
réflexions, aux fondements idéologiques et théoriques
variés ; cependant malgré un effort de clarification de la part
de nombreux auteurs, la confusion sur cette thématique peut
déconcerter le géographe. Quelle voie adopter face à cette
divergence méthodologique ?
Nous venons d'aborder le rôle des
représentations dans les approches géographiques de l'espace.
Mais quelle est la portée, le poids des représentations dans les
activités et les comportements spatiaux des hommes ? Le débat
offre de
multiples perspectives, divers points de vues, un large
éventail de visions géographiques sur la question. Pour clarifier
la démarche qui sera la notre dans l'appréhension des
représentations sur les hautes terres d'Afrique de l'Ouest et d'Afrique
Centrale, il s'avère également utile de cerner la
méthodologie que nous utiliserons. Nous pensons qu'une analyse des
représentations peut s'inspirer de plusieurs courants de pensée,
de plusieurs démarches, favorisant une approche synthétique,
multisectoriel le ; une approche géographique.
Cette approche historique, sur les fondements philosophiques
et idéologiques des recherches s'attachant à la
compréhension des représentations, met en évidence un axe
de recherche novateur. L'approfondissement du concept passe d'abord par une
meilleure connaissance des sciences humaines et sociales, en se
référant à des auteurs comme Marx, Freud ou encore
Lévi-Strauss, dont les travaux éclairent ou renouvellent la
pensée géographique. Les multiples applications possibles sur la
thématique des représentations dégage non pas un, mais
plusieurs concepts ou théories ; y compris au sein de la discipline
géographique où le débat autour du thème enrichit
les connaissances et les approches de la dialectique sociétés -
espaces. De plus, on constate à travers le biais des
représentations sociales et spatiales, que les connaissances sur les
logiques des sociétés tropicales sont alors remises en
question.
CHAPITRE 2
LES REPRÉSENTATIONS DANS LA GÉOGRAPHIE : UNE NOUVELLE APPROCHE DU
RAPPORT DE L'HOMME A L'ESPACE ?
|
|
L'étude des représentations apparaît pour
le géographe comme un axe fondamental dans l'analyse de l'Homme, de ses
comportements (sociaux, économiques, politiques, culturels) et de leurs
répercussions spatiales. Il paraît maintenant intéressant
de se plonger sur la manière dont sont produites les
représentations et sur les différentes clés
d'entrées théoriques utilisées pour les aborder.
Il nous sera alors possible de nous positionner sur la voie
méthodologique que nous avons choisie pour apprécier
l'implication des représentations dans les logiques spatiales des
sociétés du Sud, car « découvrir les
représentations en construction peut constituer l'objectif
intermédiaire d'une recherche géographique mais doit surtout
armer la réflexion sur l'organisation de l'espace. »
(Retaillé, D., 1995)
Dans le cadre des divers projets de développement et
de gestion de l'environnement qui se succèdent dans les pays « dits
» sous-développés, nous pourrons alors dégager les
insuffisances de ceux-ci dans l'appréhension de logiques
socio-spatiales, en ayant l'idée de poser les représentations
comme un outil fondamental pour les appréhender. Il s'agit donc de
réintégrer ce concept de manière concrète,
appliquée, ou plutôt impliquée (R. Brunet 1992).
1. LES LOGIQUES SPATIALES DES HOMMES : LE ROLE DES
REPRÉSENTATIONS DANS LEUR TERRITORIALITE
De toute évidence, les recherches sur les
représentations en géographie balayent un large champ de
thématiques et d'applications possibles de la discipline
géographique. Au-delà du débat
épistémologique, le géographe ne peut plus aujourd'hui
s'affranchir de l'espace mental, construction individuelle et sociale qui
influence chacun de nos actes. Seulement, face aux multiples clé
d'entrées que nous offrent les représentations il s'avère
nécessaire de clarifier notre démarche, en justifiant ce qu'elles
signifient ainsi que leurs rôle dans les production territoriales des
hommes. Pour aborder la dialectique espace géographique -
représentations, nous nous appuierons sur les travaux de Di Méo
G. (1991, 1998), dont les diverses influences théoriques et
méthodologiques évoquées plus haut, nous permettent la
« compréhension, aussi universelle que possible, sur la
façon dont l'Homme et ses sociétés se représentent,
conçoivent et produisent leur rapport à l'espace,
territorialisant du même coup certaines aires de celui-ci » (Di
Méo, G., 1998).
1.1 Essai de définition des représentations
: des sciences sociales à la géographie
Les représentations sont étudiées et
utilisées dans de nombreuses sciences sociales ; de multiples
définitions plus ou moins approfondies existent. De par sa puissance
métaphorique, le mot se prête ainsi à de très
nombreuses définitions selon les contextes où il est
utilisé.
C'est tout d'abord sous la plume de psychologues,
centrés sur les mécanismes cognitifs, et de sociologues que
furent définies les représentations (voir annexes 1 et 2 ) : La
représentation mentale est le produit d'une élaboration
psychologique et sociale du réel ; elles portent la marque du sujet et
de son activité. Ce dernier aspect renvoie au caractère
constructif, créatif, autonome des représentations qui comportent
une part de reconstruction, d'interprétation de l'objet et d'expression
du sujet Elles mettent en relation le réel (objets des perceptions et
des représentations), le sujet psychologique (avec ses
déterminations propres) et le même sujet abordé dans sa
dimension sociale (avec ses apprentissages et ses
SYSTÈME1 DE
REPRÉSENTATION DE LA RÉALITÉ ET COMPORTEMENT
HUMAIN
DOCUMENT 2
MOTIVATIONS OBJECTIFS
ÉVALUATION ADOPTION
FACTEURS PSYCHOLOGIQUES
RÉALITÉ
INFORMATION CODES MÉDIATION
IMAGE2
(réalité modifiée)
CONTRAI NTES CULTURELLES, SOCIALES,
ÉCONOMIQUES, PHYSIQUES
FACTEURS CULTURELS
COMPORTEMENT
1 Les représentations ne peuvent être
réduites; on peut alors parler de « système de
représentation ». (D'après Di Méo, G., 1991)
|
Source: d'après Bailly A., Berdoulay V., Bertrand
M.J., et al. Conception et réalisation Leyle D., 2001.
|
|
2 Si un objet est représenté de manière
négative par le sujet, il peut intervenir une situation de blocage ou de
rejet. On parle alors d'« image négative » (Brunet, R.,
1974)
Les représentations orientent et organisent les conduites
et les communications sociales (Jodelet, D., 1989)
La représentation d'un objet est un système
d'élaboration perceptive et mentale qui schématise le milieu en
le transformant en images, soit la façon dont les individus transcrivent
en images les expériences du milieu. (D'après Fisher, G.N.,
1983)
codes sociaux). (D'après Jodelet, D., 1989). La
dialectique sujet-objet, où le sujet est un être socialisé
et donc influencé par la médiation sociale, est ainsi mise en
avant : « Il n'y a pas de représentation sans objet »
(Jodelet, D., 1989). On retrouve cette interrelation dans la définition
des représentations de Piaget et Inhelder : « la
représentation consiste soit à évoquer les objets en leur
absence, soit à enrichir la stricte connaissance perceptive par des
considérations et des connotations émanant du couple intelligence
/ imagination. Elle traduit une perception modelée par la psyché.
»
Si on considère que l'essence de la géographie
est l'entendement du rapport des hommes à l'espace (voir note 5), des
sociétés à leur environnement, à leurs territoires,
l'étude des représentations privilégie alors l'espace
comme objet. Nous l'avons vu précédemment, l'étude des
images mentales en géographie, a tout d'abord été
abordée sous la forme des perceptions de l'espace et du milieu. Ce n'est
que progressivement que la géographie s'est ouverte aux
représentations. L'intégration de la subjectivité de
l'imaginaire dans la compréhension des dynamiques spatiales humaines, a
tout d'abord posé plus de problèmes et de questions au
géographe qu'elle ne lui a donné de réponses. Pour Bailly
A. (1985), la perception se réduit à la fonction par laquelle
l'esprit se représente des objets en leur présence. Elle laisse
donc peu de place à l'imaginaire et à la conceptualisation par le
sujet ou le groupe de sujets. En effet, la perception fait
référence à une liaison entre l'objet et le sujet, alors
que la représentation, elle, permet d'intégrer ce que l'homme
à intériorisé tout au long de son apprentissage social
(médiations, codes, normes... etc).
Certaines représentations sont une constante, au lien
étroit entre représentations individuelles et collectives ;
d'autres sont variables dans le temps, influencées par le
phénomène. Quelle que soit la part de la psychologie individuelle
dans la formation de ces représentations, elles renvoient toujours
à des référentiels sociaux, culturels et territoriaux :
« Nous ne pouvons plus nous passer d'un sujet socialisé en
matière de construction géographique » (Di Méo,
1991). Les informations issues de notre environnement -social ou naturel,
bâti ou non bâti- sont filtrés par notre perception, par nos
codes sociaux et par notre histoire, puis influencent nos comportements. Les
pratiques induites par les représentations des acteurs donnent à
leur tour un sens à l'espace. Nous avons affaire à un
système d'interactions entre le sujet et l'objet (voir doc. 2).
Admettre l'influence des représentations en
géographie, c'est présupposer une logique mentale, pour tout ce
qui concerne l'espace, dans la façon de le vivre, de le percevoir et de
l'organiser. Cette démarche doit tenir compte en amont des
représentations sociales ou culturelles qui, si elles ne sont pas
forcément des représentations de l'objet « espace
géographique », sous-tendent des influences conséquentes sur
les activités humaines : indirectement concernées par l'objet
géographique, elles induisent des corollaires sur l'espace en aval du
processus de
représentation1. Aussi, bien que notre
vocation de géographe nous amène à considérer
préférentiellement2 les représentations de
l'espace, du milieu ou de l'environnement géographique, nous essayerons
de tenir compte de toute la dimension que nous offrent les
représentations dans la mesure où elles apportent des
élément de compréhension des logiques spatiales des
populations.
1.2 La redéfinition des concepts centraux à
la discipline sous l'influence des représentations dans le processus de
territorialisation: distances et espaces
Après avoir singulièrement enrichi l'approche
géographique par l'apport de la subjectivité des
représentations, les notions les plus fondamentales de la discipline,
à savoir les concepts de distance et d'espace ont été
réexplorés, redéfinis, et complexifiés.
Pour le terme de « distance », la conception
géométrique du terme ne pouvait plus suffire. En effet, la
distance géométrique (ou métrique) standard entre deux
ensembles de points, à longtemps été étudiée
par les géographes comme moyen de description, comme un outil purement
mathématique. Mais les recherches sur les images mentales et les
représentations ont montré que leur subjectivité
s'applique aux distances parcourues par les individus dans leurs
déplacements : « la représentation de la distance
dépend non seulement de l'individu, de son environnement (physique et
social), mais aussi de sa pratique » (Bailly, A., 1985).
Selon Bailly, A., pour qualifier les différentes
significations de la distance on peut distinguer, en plus de la (( distance
métrique ,,, (( la distance temps ,, (intervalle de durée
entre deux points), (( la distance affective ,, (charge affective
rapprochant ou séparant deux points), (( la distance
écologique ,, (distance variable mesurant une aire
considérée comme nécessaire par une société
pour répondre à ses besoins écologiques et donc
productifs) et la (( distance structurale ,, ou (( distance
sociale ,, (fondée sur la nature des rapports sociaux qui
rapprochent ou éloignent les hommes entres eux ou avec un lieu). (voir
note 6 pour plus de détails)
Particulièrement observables dans les espaces
tropicaux à travers les travaux de Gallais J (1968, 1980), ces
différentes formes de distances montrent que les systèmes de
coordonnées sont sujet à des distorsions, selon que le
référentiel soit égocentré ou
exocentré3.
1 « Les convictions, les valeurs et les aspirations ne
se traduisent d'habitude pas directement dans l'espace.[... ] C'est donc bien
souvent de manière détournée que les modèles
imaginés par les hommes finissent par se traduire dans la
réalité. » (Claval, P., 1995)
2 Ou par affinité...
3 Si la distance kilométrique est correctement
évaluée le long d'un trajet connu par un individu, le passage au
système de coordonnées indépendantes du sujet, est source
de distorsions. (D'après Bailly, A., 1985)
LA PLACE DES REPRÉSENTATIONS DANS LE PROCESSUS
DE TERRITORIALISATION
ESPACE PRATIQUÉ1
ESPACE DE VIE3
ESPACES OBJECTIVÉS8
REPRÉSENTATIONS & ESPACES
REPRÉSENTÉS
NATION
RÉGION LOCALITÉ
ESPACE SOCIAL4
ESPACE PERÇU2
ESPACE VÉCU6
ESPACE IMAGINÉ ET
CONCEPTUALISÉ5
TERRITOI RES9
RAPPORTS STRUCTURELS AVEC LES
LIEUX7
Sphère des rapports sociaux
Sphère de l'individu
DOCUMENT 3
1 Espaces, lieux et trajectoires quotidiennes de nos
déplacements .
2 L'espace tel qu'il est perçu et signifié par
les sens et interprété par la psyché .
3 Univers objectif des dispositifs spatiaux:
matérialités pratiques, concrètes et quotidiennes de
l'espace du sujet.
4 Ensemble des interrelations sociales spatialisées
(D'après Frémont A., 1976). L'espace social correspond à
l'imbrication des lieux et des rapports sociaux. Derrière l'espace
social se profilent les rapports sociaux et les pouvoirs qui les organisent et
influencent le sujet.(D'après Gilbert, A., 1986)
5 Images mentales résiduelles, réalité
spatiale représenté et déformée par l'individu.
6 L'espace vécu est l'espace de vie soumis aux
représentations et à l'imaginaire. Il comprend donc l'ensemble
des lieux fréquentés par l'individu, les interrelations sociales
qui s'y nouent et les valeurs psychologiques qui y sont projetées et
perçues.
7 Rapports d'origine économique, idéologique et
politico-administrative.
8 Facteurs spatialisés exogènes, voire
imposés. Leurs moyens d'action peuvent être les politiques, les
programmes ou encore les projets.
p.27 bis
9 Implique une notion d'emboîtement, de superposition
d'échelles.
« La territorialité s'inscrit dans le cadre de la
production, de l'échange et de la consommation des choses et se
manifeste à toutes les échelles sociales et spatiales >
(Raffesin, 1980)
« Les représentations de l'espace permettent
d'interpréter les sens différentiels que nous attribuons, les uns
les autres, à chaque dispositif spatial. > (Di Méo G.,
1991)
Outil de mesure, la distance, remaniée par la
subjectivité des individus et de leurs groupes, a amené la
redéfinition du concept d'espace, objet privilégié de la
géographie. Etendue support, matérialité souvent non
qualifiée, le concept d'espace est également retravaillé,
influencé par la << vague subjective >> des
représentations. Toujours selon Bailly, A., tout espace mental est
organisé selon trois aspects : !'aspect structure!, qui
correspond à l'organisation du réseau d'axes, de repères
et de limites par un individu pour qu'il puisse se déplacer et se
positionner ; !'aspect fonctionne! est lié à la pratique
de cet espace, les déplacements fonctionnels étant en rapport
avec les objectifs choisis. Et enfin, !'aspect symbo!ique, souvent le
moins abordé, qui résulte du caractère relationnel de la
représentation et de la variété des expériences
spatiales individuelles. L'espace a donc été redéfini avec
de multiples qualificatifs, variant en fonction des auteurs.
En intégrant les différentes distances
évoquées plus haut, Frémont A. distingue «
!'espace objectif » ou « espace support »,
fondée sur des métriques dites objectives ou
exocentrées , « !'espace de vie », ensemble des lieux
fréquentés par le groupe dont l'individu fait partie, «
!'espace socia! », mettant en rapport les lieux
fréquentés par le groupe social et les relations qui sous-tendent
cette fréquentation, et « !'espace vécu » qui
fait appel à affectivité des individus et des groupes (voir note
7 pour plus de détails). L'approche que nous retiendrons,
inspirée par Di Méo G. (1991, 1998) est mise en évidence
dans le document 3, où nous remarquons que l'imbrication de ces
différentes formes d'espaces peut être traduite par un processus
de territorialisation. En effet, la territorialité se manifeste à
toutes les échelles spatiales et sociales. Le territoire, espace temps
et mémoire spatiale, est une construction, une reconnaissance collective
de l'espace, où certains éléments sont immatériels
ou symboliques.
Construction collective, le territoire est manié et
déformé par chaque acteur social, au fil de ses pratiques et de
ses représentations. (D'après Raffestin et Turco, Barel, Y, 1981
et Nordman, 1986).
Médiatisées par la double appartenance sociale
et spatiale des acteurs, les représentations individuelles et
collectives engendrent des pratiques et des stratégies qui prennent de
singulières distances par rapport au réel et à la vision
<< objective >> qu'on en a. Elles parviennent toujours à
s'ordonner et aboutissent, pour des groupes d'acteurs différents,
à un accord sur l'espace, à un consensus territorial plus ou
moins puissant (voir doc. 3).
Au total, la focalisation et la superposition de
stratégies d'acteurs et de groupes (endogènes ou exogènes)
sur un espace, fortement influencés par leurs représentations,
contribuent largement à son identification territoriale1.
Beaucoup plus en tout cas que les données objectives comme
l'environnement, la nature de l'occupation de l'espace (ou une tradition
culturelle quelqu'elle soit) ; ces dernier
1 Di Méo, G. emploie pour territoire la <<
formation socio-spatiale >>, terme qualifié par Brunet R. <<
d'inutile, flou et n'ajoutant qu'une fausse scientificité >>. Nous
touchons là aux difficultés de l'explication en sciences humaines
et sociales. (Di Méo, G., 1998)
L'INTERPRÉTATION DU PAYSAGE ET POINTS DE
VUE
28 bis
Ce discours, ici fictif est pourtant celui tenu par les
techniciens du SNPRV, un service technique local qui souhaite rationaliser ces
espace de cultures intensives. Ils véhiculent un savoir qu'ils ont
appris au contact des techniciens des projets occidentaux.
Clichés: Beuriot M. et Leyle D., 2000
Ci contre: vue plongeante d'un bas-fond,
dans la région de Labé, (Fouta-Djalon, Guinée).
En bas: une planche de culture de ce
même bas-fond, associant plusieurs production.
DOCUMENT 4
éléments n'interviennent dans la stimulation de
stratégies que parce qu'ils participent, parmi d'autres
déterminants, à la formation des représentations (voir
doc.4), des rapports et des pratiques.
Le territoire apparaît comme l'aire, ou la série
d'aires, limitées et privilégiées dans la pratique par
l'homme. Une échelle d'étude intéressante, compte tenu de
l'organisation sociale des communautés africaines. En effet, on constate
en Afrique de l'Ouest et en Afrique Centrale que la notion de groupe
socio-ethnique1, aux identités et aux fondements culturels
forts, intervient toujours dans l'organisation de l'espace, sous la forme
d'entités villageoises ou de quartiers par exemple; (même si dans
beaucoup de pôles urbains, certains aspects cosmopolites, pour ne pas
dire occidentaux, éclipsent les structures spatiales traditionnelles.)
L'approche territoriale, par la multiplicité des échelles (Etat,
région ou encore localité) et des méthodes d'analyses
(systémique, dialectique) nous est apparue la plus adéquate pour
l'étude des représentations sur les hautes terres d'Afrique de
l'Ouest et d'Afrique Centrale. Issue des représentations des individus
et des sociétés, les entités territoriales
témoignent des comportements et des logiques individuelles et sociales
qui président au rapport des hommes à l'espace.
2. LA COMPRÉHENSION DES COMPORTEMENTS SPATIAUX AU
MOYEN DES REPRÉSENTATIONS : UNE VOIE A EMPRUNTER DANS LES PAYS DU SUD
?
« L'espace représenté se
révèle d'une étonnante fécondité pour la
réflexion géographique >> (Di Méo, G., 1991). Le
concept2, représentation mentale, généralement
dégagé de l'expérience, constitue une définition
opératoire qui prend son sens dans le cadre d'une problématique.
Il s'avérait d'abord nécessaire de cerner la portée du
concept des représentations en géographie, et de choisir une
méthodologie d'approche pour que nous puissions maintenant nous
positionner plus dans le détail, en mettant en évidence nos
orientations de recherche et les outils dont nous disposons pour essayer
d'identifier les représentations des sociétés des hautes
terres d'Afrique de l'Ouest et d'Afrique Centrale, dans l'objectif
d'améliorer les connaissances sur les dynamiques spatiales. Une
contribution qui, sans doute,
1 Nous pourrions aussi employer le terme «
d'unité socio-spatiale >>.
2 « Il n'y a pas de concept définitif, pas de
concept éternel, puisque, s'il est essentiellement de nature
relationnelle, les choses peuvent s'enchaîner différemment et par
conséquent les relations se modifier... >> (Raffestin C., 1978).
« Le concept est un faisceau de possibilités, inscrites dans le
temps, l'espace et le vécu. >> (Bailly, A., Raffestin, C., Reymond
H., 1980)
permettrait aux différents programmes et aux
différentes politiques d'intervention, d'être plus efficaces.
2.1 Des représentations dans la géographie
à la remise en cause des mécanismes d'intervention au Sud.
L'utilisation de l'étude des représentations en
géographie, leurs applications concrètes dans un cadre
institutionnalisé comme celui des programmes ou des projets peut
paraître illusoire. Mais de nombreux auteurs1 soulèvent
des critiques portant sur le système de l'interventionnisme occidental
et de ces conséquences dans les pays du Sud, remettant en cause ses
fondements et ses méthodes d'application. Nous nous appuierons sur la
situation africaine plus particulièrement.
Découpée entre les différents empires
coloniaux, alors européens, et véritablement occupée
à partir du XIXème siècle, l'Afrique gagne son
indépendance2 au lendemain de la deuxième guerre
mondiale, et bénéficie même du soutien des grandes
puissances économiques pour « construire son développement
et en finir avec sa pauvreté >>. Après quasiment un
demi-siècle de coopération internationale, de projets et une
masse d'argent considérable investie3, l'heure est aux
interrogations sur l'efficacité et la pertinence des actions
menées, d'autant plus qu'aux contraintes de la croissance
économique se greffent aujourd'hui celles, et non des moindres, du
développement social et de la gestion de l'environnement
écologique.
Si le développement existe, c'est qu'on
considère qu'il existe un sousdéveloppement. De même, si
aujourd'hui les populations du Sud sont accusées d'ingérence
écologique, c'est qu'on considère qu'elles ne sont pas capables
d'organiser leur environnement. Cette vision ethnocentrique occidentale est
basée sur ce que Rossi G. appelle des « mythes fondateurs >>
et qui sous tendent l'évidence indiscutable de la
supériorité de ses savoirs scientifiques, techniques et
économiques sur « l'indigène >>, sur « le sauvage
>>.
Ces mythes sont, pour la plupart, de véritables
contre-vérités scientifiques, issues de l'observation
biaisée des sociétés du Sud et des rapports qu'elles
entretiennent avec leur environnement4 ; issues donc des
représentations « occidentales >>5 (voir note 8).
Quand aux structures nationales, elles véhiculent aujourd'hui les
mêmes messages que les anciens colonisateurs. En effet, la
décolonisation n'a pas modifié
1 Ce mouvement, à notre connaissance, concerne les
géographes francophones et anglo-saxons ; mais intervient là la
barrière du langage qui limite l'étendue de nos recherches.
« le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes
>>...
2
3 800 à 900 milliards de francs par an, pour 36000 ONG
environ (selon l'ONU).(D'après Rossi, G., 2000)
4 la pensée environnementaliste anglo-saxonne, a
été utilisée à outrance comme
référence conceptuelle dans la préparation de projets
(voir 2.1 .1).
5 « L'ethnocentrisme et le socio-centrisme ont,
historiquement, présidé à la construction de la vision
occidentale de la nature et des sociétés du monde tropical, y
compris dans le domaine scientifique. >> (Rossi, G., 2000)
les structures ; au contraire, employant un personnel
administratif et politique formé à l'occidentale, les Etats se
sont appuyés sur les réseaux préexistants de la
période coloniale pour favoriser leur contrôle sur les populations
vivant sur le territoire national, notamment les pasteurs nomades. De toute
manière, fortement contraints par les politiques d'ajustement du FMI et
la Banque Mondiale qui leur imposent une certaine vision du
développement, les Etats ne peuvent se passer de la rente1
que leur apporte les différents bailleurs de fonds des projets
occidentaux.
A l'opposé, < les pratiques de gestion des
sociétés du Sud, sont fondées sur une intime connaissance
empirique de leur milieu physique et sur les représentations qu`elles en
ont tiré, sur les liens religieux, spirituels, qu`elles entretiennent
avec les éléments naturels/surnaturels qui le composent.>,
(Rossi, G., 2000). Or, bien que ces connaissances empiriques2 soient
souvent plus adaptées aux contraintes de l'environnement biophysique et
socio-économique que celles prônées par la pensée
occidentale, elles restent actuellement remises en cause sous-estimées
au profit des concepts déterministes qui servent de base aux
différents programmes. La faible considération qu'on apporte aux
connaissances et aux logiques endogènes est incontestablement à
l'origine des nombreux échecs de projets : < ce qui, imposé de
l'extérieur, est trop différent du patrimoine culturel n'y est
pas intégré, n'y est pas internalisé, approprié par
les individus, ne reçoit pas un sens et ne peut pas être vraiment
pris en compte. >, (Rossi, G., 2000). Par exemple, le refus de l'innovation
correspond le plus souvent à une inadéquation entre ce que le
projet propose et les stratégies des populations à cette
période là.
Les situations d'échec jalonnent l'histoire de l'aide
au développement. La quasi-totalité des projets reposent sur des
structures et des mécanismes de fonctionnements
institutionnalisées, rigides; il existe des < normes standard >,
en matière de conception de projets : les concepts qui en
définissent les bases de fonctionnement, les techniques
utilisées, les acteurs concernée, l'échelle d'intervention
(souvent locale, villageoise)... etc. : des projets clés en mains,
imaginés et conçus à partir de préjugés et
de concepts occidentaux, prêts à l'utilisation... Dans quel
objectif ? Ce que certains appellent un < business >,, pour les
organisations, les Etats et même les populations, notamment les
élites locales, est aujourd'hui vivement critiqué par le monde
scientifique ; certains allant même jusqu'à qualifier les actions
du Nord comme des instruments de domination (Escobar, A.) . Même si le
développement s'améliore progressivement, avec le
développement d'ONG aux micro-réalisation ou encore avec des
tentatives d'approches < participatives >,, dans le domaine de la gestion
de l'espace, les politiques définies il y a plusieurs décennies,
inspirées du déterminisme (voir note 9), sont toujours
utilisées : les aires protégées, la lutte contre
l'érosion, contre la déforestation, contre la
désertification, ...etc. Les politiques nationales
généralisées à l'échelle du pays,
2
< Ces savoirs, ces modes de gestion doivent être
reconnus, acceptés et aidés ; c'est peut-être l'une des
seules façons de ménager un véritable développement
durable . < (Rossi, G., 2000)
comme la réforme du foncier ont également des
implication néfastes, dans la mesure où leurs caractères
généraux et autoritaires s'imposent aux populations.
Ainsi, face à l'observation
répétée des mêmes défauts dans les
interventions occidentales vers les pays du Sud, nombreux sont ceux qui
appellent à une modification des approches : « aujourd'hui, elle
[la notion des rapports Nord-Sud] se pose en terme beaucoup plus culturels
qu'économiques, contrairement à l'époque où elle
à commencé à se banaliser, à la fin des
années 1950 » (Henry, J-R., 1995) . « Le poids des techniques
dans l'aménagement de l'espace est largement exploré. Celui des
utopies qui guident l'action l'est à peine. Il nous faut sortir de la
logique impersonnelle et objective de la démarche scientifique
habituelle et explorer l'univers mental des hommes » (Claval, P., 1995).
On ne peut plus aborder les sociétés du Sud avec des normes et
des systèmes de références occidentaux ; toute analyse ou
description d'une organisation spatiale devrait comprendre les
représentations des autres, de ceux qui habitent ce territoire. Or nous
sommes actuellement dans un conflit de représentations, ou chacun se
fait une image de l'autre.
De toute évidence, « le mythe
prométhéen du développement » par la croissance
économique s'essouffle, ouvrant peut-être de nouvelles
perspectives. Il apparaît que les mesures comptables, indicateurs sociaux
et matériels, paramètres économiques, ne peuvent plus
suffire dans l'évaluation de la qualité de la vie et de la
satisfaction des populations. On se doit d'intégrer dans notre
démarche une meilleure connaissance des valeurs accordées aux
lieux et aux espaces. Comprendre les satisfactions et insatisfactions
liées aux réseaux de lieux et systèmes de distances dans
lesquels les hommes s'inscrivent, peut permettre de mieux comprendre le
bien-être socio-spatial des uns et le mal-être des autres ; et de
contribuer ainsi à une amélioration des conditions de vie des
uns, et des autres.
« Cela suppose que l'on ne considère pas les
cultures des pays du Sud comme a-scientifiques, étrangères
à la construction et à l'exploitation technoscientifique du
réel, mais que l'on utilise des histoires culturelles, des visions du
monde, des constructions du réel différentes pour élargir
le champ des possibilités au lieu de tenter de les conformer aux
nôtres. » (Rossi, G., 2000). L'étude des
représentations nous semble être une voie incontournable qui
permet de se rapprocher de la compréhension des logiques socio-spatiales
des sociétés.
2.2 Comprendre et interpréter les
représentations : peu d'outils et beaucoup de prudence...
Depuis que les recherches sur les représentations ont
intéressé les sciences sociales, de nombreuses méthodes
sur leur « mesure » ont été
expérimentées. Les concepts et les théories nous apportent
des réponses, puisqu'ils servent à qualifier
les représentations, mais ces démarches et les
conclusions qu'on peut en tirer sont soumises à nos propres
représentations : < l'interprétation des valeurs qui attachent
les hommes à leur espace, les sociétés à leurs
territoires est soumis aux représentations du géographe »
(Frémont, A, 1974). Par contre en ce qui concerne leur quantification,
la difficulté est plus grande ; il est vrai qu'il existe des
modèles élaborés par la psychologie et la sociologie (voir
annexe 3). Ces méthodes sont elles transposables à la
géographie ? Peuvent elles être utilisables, applicables dans le
cadre que nous nous sommes défini ? Nous n'avons pas la
prétention d'y répondre mais nous essayerons de mettre en
lumière certains problèmes qui se posent au géographe dans
l'appréhension < concrète » des
représentations.
Pour Brunet R. (1974), même si la quantification peut
s'avérer être un outil référence de la
géographie, la recherche de modèle mathématique concernant
les représentations est difficile à mettre en place. De plus,
dans ce cadre, il ne lui apparaît pas évident que tout
conceptualisation doit aboutir à un modèle mathématique.
Les modèles de détermination des représentations
inspirés des autres sciences sociales sont à manier avec prudence
: soit ils imposent d'aborder les représentations à une
échelle réductrice, celle de l'individu ou du microcosme social,
comme dans la psychologie cognitive ; soit leur caractères
généraux et rigides1, peuvent occulter ou minimiser
les spécificités des représentations de chaque
unité socio-spatiale.
Dans un souci d'objectivité2, Il
apparaît plus avisé de dégager des variants ou des
invariants, des symétries ou des dissymétries, concernant les
représentations d'une société : faire émerger des
faisceaux de représentations, tenter de les hiérarchiser, d'en
déceler les codes et les médiations sociales, pour essayer
d'apprécier leur place dans les activités, les pratiques et les
dynamiques territoriales. < Pour cela, l'objectivité consisterait
à délaisser totalement, au moins momentanément, le point
de vue extérieur, décentré de l'objet, pour adopter une
observation décentrée du point de vue extérieur »
(Retaillé, D., 1995) . Ainsi, faute de pouvoir valider de < recette
miracle »3, il convient d'insister sur le rôle des
concepts, qui sont eux-mêmes des outils, puisqu'ils sont la
représentation des relations des sociétés à leurs
territoires (Bailly, A., Raffestin, C., Reymond, H., 1980).
La difficulté d'interpréter et de quantifier
les représentations posent donc un problème < d'outillage
». Néanmoins, de nombreux géographes montrent qu'il existe
des supports utilisables pour cerner les représentations, notamment
celles de l'espace.
Nous pouvons tout d'abord distinguer les enquêtes
directes, auprès des sujets concernés ; nous revenons ici
à la difficulté de transposer des méthodes des sciences
humaines et sociales connexes à la géographie. Ce
procédé est néanmoins
1 Modèles de la sociologie, de la psychologie
collective.
2 Même si nous sommes bien conscient qu'il s'agit ici
seulement d'un objectif dont nous cherchons à nous rapprocher.
3 Faute d'expérimentation également.
porteur de résultats, si toutefois l'entretient
s'appuie sur une trame peu directive et sur une longue durée. Il est
évident que s'il existe des liens affectifs entre les interlocuteurs, ou
encore si l'enquête permet des conversations informelles1, les
résultats n'en seront que plus probants. Hélas, de telles
enquêtes ont un coût élevé et nécessitent une
maniabilité des approches ; effort que peu de programmes font, ou
peuvent faire.
De manière indirecte, le géographe peut se
pencher sur les différents moyens d'expression verbale et de
communication, à savoir le langage (qui peut-être chanté),
les discours officiels, ou encore ceux des médias ; pour cela il peut
utiliser des techniques d'analyse lexico-graphiques ou sémantique par
exemple. On pourrait ajouter à ces supports la peinture, le
cinéma, la littérature (etc.) : tout ce qui émane des
manifestations de la culture des société, qui exprime
également les représentations que se font les
sociétés de la réalité géographique. Enfin,
la lecture des écrits des spécialistes en sciences humaines et
sociales (ethnologie, sociologie, géographie... etc.) est une source
d'information riche et variée ; cette interprétation doit
être accompagnée de vigilance, le filtre du scientifique
s'intercalant entre le celui du géographe et la société
qu'il étudie.
Ces précédents supports sont tous liés
à un filtre supplémentaire, celui du langage. La médiation
du discours peut également déformer le sens de ce qui est dit, la
traduction littérale se confondant souvent avec l'interprétation
du scientifique ou de son interprète : au travers du filtre du langage,
véhicule des formes et structures de pensée d'une
société, les représentations perdent ou gagnent des
significations dont il faut tenir compte. De plus, le langage fige,
schématise, codifie ; il a tendance à ramener tout
phénomène original à sa dominante et à
accroître les discontinuités, puisque le choix d'un nom ou d'un
verbe équivaut à une classification. (D'après Metton, A.,
1974)
Face à l'expression linguistique, l'expression
graphique peut être mise en avant : la représentation par le
dessin ou le croquis apparaît pour de nombreux auteurs un moyen efficace
de cerner les représentations de l'espace : « une des pratiques les
plus séduisantes est la carte mentale2, très connue
des géographes pour sa capacité à révéler
les significations de l'espace social à travers le choix des signes et
des formes » (Bailly, A., et Debarbieux, B., 1995). Pour ces derniers, le
jeu dialectique des référentiels égocentrés et
exocentrés s'y trouve matérialisé de façon
expressive. Une fois de plus cette méthode n'est pas sans dangers : le
procédé graphique est soumis à une codification, à
des normes sociales parfois, et aux représentations de celui qui
l'interprète. Pour Bailly A., et Debarbieux B., (1995), la carte mentale
subordonnée à cette codification ne fait qu'évoquer les
représentations d'une personne sans véritablement « mettre
à plat » ses représentations.
1 Souvent plus intéressante que l'entretien
lui-même.
2 Une carte mentale désigne deux
réalités différentes selon les auteurs : tantôt il
s'agit de la représentation graphique d'un espace par un individu ;
tantôt il s'agit de la représentation mentale de cet espace. (S.
Bailly et B. Debarbieux).
L'étude du paysage1, qui s'insère
dans la démarche géographique, à été
abordée par de nombreux auteurs. Cela nécessite beaucoup de
précautions, sachant que le paysage montre une multitude de signes au
géographe, mais cache aussi bon nombre de logiques et de
stratégies socio-spatiales au décryptage complexe ; là
encore, « la connaissance et la recherche de significations du paysage se
heurte à la notion de filtre ou d'écran s'intercalant entre
l'observateur et l'espace à apercevoir » (Metton, A., 1974).
En étudiant les représentations, le
géographe se confronte au mur de la quantification et à la notion
de « filtre » lorsqu'il cherche à les qualifier (voir note
10). Le positionnement de chaque chercheur sur l'étude des
représentations dépend de celles qu'il s'en fait lui-même.
La subjectivité du chercheur influence ses travaux ; ses
représentations, ses valeurs référentielles sont souvent
différentes de celles des individus vivant sur place. L'infiltration de
nos cadres conceptuels dans l'interprétation des systèmes de
représentations est un risque que le géographe doit
connaître. Il est d'autant plus grand lorsqu'il s'agit des montagnes, des
hautes terres, espaces d'études qui, nous semble-t-il, font l'objet d'un
puissant imaginaire social.
Cela dit, il nous apparaît possible aujourd'hui
d'utiliser ces « outils », ces méthodes pour apprécier
la nature et la portée des représentations dans la
géographie, et plus largement, dans la compréhension des logiques
socio-spatiales des individus et des groupes qu'ils constituent.
1 Les paysages sont des interfaces entre les hommes et leurs
milieux. Empreinte et matrice de la culture, il sont du temps incarné en
espace. (D'après Rossi, G. et Berque, A., 1996)
Notre objectif s'attache à une meilleure
compréhension des logiques spatiales des individus et des
sociétés qu'ils composent. Acquérir de nouvelles
connaissances sur les représentations que se font les individus de leur
environnement, ou simplement les valoriser, nous apparaît comme un outil
primordial de l'analyse géographique. Pour cela nous avons tenté
de définir une approche qualitative des représentations, en
essayant de comprendre leurs implications sur les comportements spatiaux des
individus et des sociétés, en favorisant l`approche territoriale
qui nous semble la plus appropriée.
Concernant l'aire géographique d'étude, notre
objectif s'inscrit dans une approche critique des multiples projets de
développement, de gestion de l'envi ronnement écologique, des
politiques nationales; ces actions institutionnalisées, conçues
et mises en place par des acteurs souvent exogènes aux groupes
concernés, n'ont obtenu que peu de résultats. Il nous est en
effet apparu que bon nombre de ces programmes ne tiennent pas suffisamment
compte des représentations des populations concernées, dont on
sait aujourd'hui qu'elles sont déterminantes dans leurs logiques et
leurs stratégies productives, sociales, politiques et culturelles, qui
se traduisent par des processus de territorialisation spécifiques,
souvent incompris.
DEUXIÈME PARTIE :
LES HAUTES TERRES D'AFRIQUE DE
L'OUEST : DES MILIEUX SPÉCIFIQUES POUR
L'ÉTUDE DES REPRÉSENTATIONS ?
Les majestueux inselbergs du pays Kapiski après la
saison des pluies (Monts Mandara), chacun étant le domaine d'un Esprit
(Skar).
INTRODUCTION
Nous venons de cerner le concept des représentations,
son rôle sur les comportements spatiaux des individus et des
sociétés, ainsi que ses approches méthodologiques ; cette
démarche nous paraît une nécessité pour pouvoir
maintenant justifier le rôle des représentations dans
l'amélioration des connaissance géographiques, et leur
utilisation dans la mise en place de projets, à l'aide d'exemples plus
concrets.
Le choix des hautes terres d'Afrique de l'Ouest et d'Afrique
Centrale comme terrain d'étude s'inscrit dans la recherche
d'unités socio-spatiales distinctes pour appréhender les
représentations, en suivant l'approche territoriale que nous avons
défini plus haut. Nos préférences, pour des raison
notamment bibliographiques, se sont donc portées sur ces hauts reliefs
d'Afrique de l'Ouest :
· la dorsale guinéenne (rép. de
Guinée), comprenant le massif du Fouta-Djalon et les Monts Nimba (voir
carte p. 8 ).
· la chaîne de l'Atacora s'étendant du N-W
Bénin au S-W Togo, comprenant l'Atakora, le Plateau Kabyé, les
Monts Fazao et les Monts Togo (voir carte p.9 et 10 ).
· la dorsale camerounaise (Cameroun), aux
frontières de l'Afrique centrale, comprenant le Mont Cameroun, les
Hautes Terres de l'Ouest, l'Adamaoua, les Monts Alantika et les Monts Mandara
(voir cartes p 11 ).
Nous avons souhaité travailler dans des milieux <
montagnards », car ces derniers ont en effet été longtemps
reconnus comme des espaces aux caractéristiques biophysiques,
socio-économiques et culturelles < spécifiques » ; le
discours peut aujourd'hui être nuancé, notamment grâce aux
travaux réalisés sur les représentations.
Mais < La montagne ne doit pas être une simple
légitimation d'une démarche scientifique » (Debarbieux, B.,
1989). Il s'avère donc essentiel de s'attarder non seulement sur la
composante montagnarde en milieu tropical, en tant qu'objet
géographique, avec ses réalités environnementales
(biophysiques, socioéconomiques) pouvant influencer les
représentations, mais aussi sur ces montagnes en tant que qu'image
culturelle et sociale forte. Se pencher sur la dialectique milieux
montagnards-représentations semble une étape utile à la
compréhension des systèmes de représentations des
individus et des sociétés de notre terrain d'étude.
L'intérêt est d'autant plus grand que s'annonce
en 2002 < l'année internationale de la montagne », sous
l'impulsion de l'Agenda 21 Chapitre 13, établit lors de la
CNUCED1 de Rio en 1992 et du Bilan du Sommet de la Terre en 1997,
par l'ONU (voir note 11). Désignés comme < espaces sensibles
à protéger et à
1 CNUCED : Conférence des Nations Unies sur
l'Environnement et le développement, généralement
appelé < Sommet de la Terre ».
aménager» (Messerli, B., et Yves, J-D., 1999), il
existe aujourd'hui un engouement pour les milieux montagnards, vecteur de
multiples projets à venir. De plus les mêmes auteurs constatent
que dans les montagnes et sur les hauts plateaux se retrouvent la
majorité des espaces protégés sur la plan de
l'environnement. Alors, dans ce contexte, s'intéresser de plus
près à la spécificité de ces milieux nous semble
opportun.
CHAPITRE 1 :
LES HAUTES TERRES D'AFRIQUE DE L'OUEST ET D'AFRIQUE CENTRALE : DES MILIEUX AUX
CARACTÉRISTIQUES BIOPHYSIQUES MONTAGNARDES ?
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La spécificité montagnarde existe-elle
réellement pour ces hautes terres d'Afrique de L'Ouest et d'Afrique
Centrale ? (voir note 12). Nous exposerons plusieurs interrogations concernant
tout d'abord le « fait montagnard », au sens commun évocateur
mais difficile à qualifier objectivement. Nous allons alors essayer de
mettre en évidence certaines caractéristiques spécifiques
de ces environnement montagnards ; elles sont tout d'abord biophysiques, car il
est important de cerner quelle peut-être la portée des
potentialités du milieu sur les comportements spatiaux des individus et
de leurs groupes.
Dégager des facteurs qui conditionnent les
activités spatialisées humaines nous amène à
réfléchir sur la spécificité des
représentations en milieu montagnard. Si on compare certains milieux
biophysiques des hautes terres d'Afrique de l'Ouest et d'Afrique Centrale
à d'autres dans le monde considérés comme montagnards,
comme le Massif des Alpes ou encore ceux de l'Est asiatique, peut-on alors se
demander s'il est possible de parler de montagnes tropicales dans cette zone ?
L'exemple du relief le montre ; même si la dorsale camerounaise
s'assimile plus aisément à des montagnes puisqu'elle culmine 4070
m au Mont Cameroun (voir carte p.11), la majeure partie de ces reliefs reste en
dessous de 2000 m (dorsale guinéenne), voire inférieure à
1000 m (chaîne de l'Atacora).
Apparaît une notion fondamentale dans l'analyse des
milieux montagnards : la notion de gradients*. Au-delà de cet exemple,
elle s'étend en effet à la totalité des
éléments biophysiques des écosystèmes montagnards
et permet de mettre en rapport, tout en les visualisant de plus près,
les différents écosystèmes du terrain d'étude.
1. DES DISCONTINUITÉS DANS LES PAYSAGES.
Nombreux sont les auteurs qui évoquent la
verticalité et ce qu'elle implique sur les dénivellations comme
l'une des principales caractéristique des milieux
montagnards1. Mais, à partir de quel seuil cette
verticalité peut être annonciatrice d'une montagne ? Ce seuil
n'existe pas de manière objective, et les débats ouverts à
ce sujet sont nombreux, mais pour notre part on se réfère plus
particulièrement à la discontinuité du paysage, dans la
lignée de Thouret J-C., Debarbieux, B., (1989) pour lesquels < Toute
morphologie est liée à une discontinuité des
propriétés du milieu ; la montagne, pour être une forme
géographique, doit pouvoir répondre à ce critère de
discontinuité >,.
Les montagnes se distinguent donc dans le paysage par leur
massivité, par la rupture qu'elles constituent avec les reliefs
environnants (voir note 13); l'exemple de l'Afrique de l'Ouest montre bien la
relativité du fait montagnard et l'importance des gradients.
Les reliefs2 sont appréciés et
mesurés au moyen du paramètre altitudinal : ils se distinguent
ainsi par cette composante verticale qui en fait des espaces a trois
dimensions.
Les deux grandes lignes des relief les plus à l'Ouest,
la dorsale guinéenne et la chaîne de l'Atacora sont des ceintures
montagneuses relativement étendues. La première se déroule
sur un axe nord-sud de la Guinée-Bissau à la Côte d'Ivoire;
on y distingue le massif du Fouta-Djalon et ses hauts-plateaux au Nord et la
< constellation >, des massifs du Sud dominée par les Monts Nimba
(1752 m) (voir carte p. 8). Alors que la seconde dorsale, orientée N-E /
S-W du Niger au Ghana, d'aspect étroit3, est
constituée de vigoureux reliefs à ses extrémités
Nord (641 m) et Sud (920 m), ainsi que des résidus de massifs
épars en son centre (voir carte p. 9 et 10) ; bien que d'altitude
relative, ces reliefs entaillent les monotones étendues planes qui les
entourent.
Nous sommes ici sur des vieux massifs érodés,
au relief caractéristique des hauts contreforts et des cascades en
marche d'escalier, avec un modelé tabulaire profondément
entaillé, guidant le réseau hydrographique. Ces dorsales sont
pourtant < récentes >, dans l'histoire géologique de
l'Afrique de l'Ouest et de l'Afrique Centrale puisqu'elles ont d'abord
été des zones tectoniques déprimées du bouclier
africain, dans lesquelles se sont déposés des sédiments.
Relevés par des mouvements verticaux, ces massifs sont ainsi assis sur
des roches sédimentaires traversées par des venues volcaniques
basiques, recouvrant le socle granitique.
1 Morin, S., Debarbieux, B., Messerli, B., Yves, J-D, Brunet,
R.,...etc.
2 Il paraît évident que nous excluons ici les
micro-reliefs.
3 Guère plus de 50 km de large.
La dorsale camerounaise, est composée de
véritables « citadelles » et « murailles
»1 qui s'étendent selon un axe N-W / S-W du Cameroun au
Tchad en longeant la frontière Nigériane. Il s'agit là
encore du socle granitique soulevé par des mouvements tectoniques,
fortement intrusé par des venues volcaniques, formant le grand appareil
central (Mont Manengouba : 2396 m). Ainsi dominés, ces hauts plateaux en
marches d'escalier délimités par de grands escarpements (Hautes
terres de l'Ouest, Monts Alantika, Monts Mandara, l'Adamaoua, entre 1000 et
2000 m), surplombent les plaines et les bas plateaux environnants.
Le travail de l'érosion et de la tectonique toujours
active a fortement fracturé et entaillé ces reliefs : d'aspect
austère, disséqués, compartimentés et fortement
encombrés de roches arrachées au reliefs pour les reliefs
cristallins (Monts Alantika) ; pour les reliefs volcaniques, sous la forme de
vastes plateaux découpés, modelés en demi-oranges ou en
hauts bowé2 pour les plateaux et sous la forme de gorges ou
de caldeiras3 pour les grands appareils de la dorsale.
Ainsi, il est possible de rapprocher ces différents
massifs dans les processus géomorphologiques de leur genèse, dans
leurs pédogenèses, dans leur domination sur les plaines
périphériques et leur discontinuité dans le paysage ;
certes ces milieux offrent des caractères différents entre eux en
terme d'altitude, impliquant des paramètres écologiques
contrastés sur lesquels nous reviendrons, mais les effets de domination
topographique existent dans ces massifs. Bien que ces derniers soient plus
prononcés sur les reliefs de la dorsale camerounaise que sur les autres
massifs étudiés, une vision globale de l'Afrique de l'Ouest et de
l'Afrique Centrale montre que ces ensembles émergent nettement dans la
morphologie de cette zone. Pour Morin S., ces allures de forteresses sont
fréquentes dans les massifs soudaniens et sahél iens.
La verticalité peut-être
considérée de plusieurs manières par les
sociétés qui y vivent : comme un avantage, car le commandement
des reliefs sur les basses terres périphériques peut constituer
une protection physique en cas de conflit (site de protections perchés,
observatoires, ...etc.), mais aussi comme un milieu qui semble plus
contraignant, puisque les systèmes de pentes ou de versants qui
déterminent le commandement et le compartimentage, impliquent des modes
de production, de communication et de protection de la ressource
appropriés au milieu : gestion des sols contre l'érosion,
préservation des ressources agricoles et pastorales... etc
De plus, notamment pour la dorsale camerounaise (le
compartimentage du relief y étant plus accentué) les niches
topographiques que constituent les hautes terres de l'Afrique de l'Ouest et
d'Afrique Centrale sont des terrains favorables à l'isolement et
à l'enclavement des sociétés y vivant, favorisant la
multiplicité des
1 Morin, S., 1996
2 bowé (bowal au singulier) : ces
cuirasses indurées Les formations consolidées sont
constituées de dépôts des cuirasses latéritiques et
ferrugineuses.
3 Grand cratère formé par effondrement ou par
explosion de la partie centrale d'un volcan (Georges, P., 1970)
Les chutes de la Saala entaillent les imposants contreforts
à Ouest des hauts plateaux centraux du Fouta-Djalon qui
s'élèvent au dessus de 1000 m.
Cliché: Beuriot M. et Leyle D., 2000
Les imposants Monts Mandara, vus du village de Rhumsiki (Pays
Kapsiki) au Nord de la dorsale camerounaise.
Cliché: Morin, S.
42 bis
DOCUMENT 5
Les Monts Nimba sont le point culminant de la dorsale
guinéenne à 1752 m au dessus de la Guinée
forestière.
http://www.unesco.org/whc/sites/155.htm
Escarpement vertigineux des Monts Alantika (dorsale
camerounaise) qui commandent l'aiguille de Saptou et les plaines
environnantes.(D'après Morin, S.)
Cliché: Morin, S.
Grand appareil volcanique de la dorsale camerounaise: la
caldeira des Monts Bamboutos qui s'élève au dessus de 2100
LES HAUTES TERRES D'AFRIQUE DE L'OUEST ET CENTRALE
: DES MASSIFS IMPOSANTS...
...ET DES HAUTS PLATEAUX
Les Hautes Terres de l'Ouest du Cameroun; le pays
Bamiléké et la « douceur de ses paysages » (Morin, S.,
1996)
Cliché: Morin, S.
Plateaux du Sud de l'Atacora béninois, dans la
région de Boukombé.
www.isa-africa.com
42 ter
Les hauts plateaux du Fouta-Djalon, dans la région de
Labé, aux reliefs et aux pentes adoucies.
Cliché: Beuriot, M. et Leyle D.
DOCUMENT 6
groupes ethniques, avec leurs coutumes et leurs langages
propres : A propos des montagnes camerounaises, Balandier G. (in Morin, S.,
1996) écrit que « ces peuples montagnards accrochent leurs villages
aux pitons granitiques, et se révèlent très
attachés à leur montagne, non seulement pour des raisons de
sécurité, car elles jouent un rôle refuge, mais aussi pour
des raisons culturelles, car elles sont le lieu le plus sacralisé
».
Ainsi, au-delà du compartimentage et des
barrières physiques, pour les sociétés qui vivent sur ces
hautes terres (voir docs. 5 et 6) , la verticalité, la massivité,
apparaît comme un facteur déterminant, voir comme une constante
dans les images qu'elles produisent, dans les représentations qu'elles
se font de leur environnement écologique. Toutefois, peut-on
établir qu'il existe une corrélation entre la vigueur ou la
massivité d'un relief et la fréquence ou l'intensité des
représentations qu'il véhicule ? La démonstration semble
délicate.
2. DES MILIEUX AUX APTITUDES SPÉCIFIQUES ?
Les caractères biophysiques des
écosystèmes des milieux montagnards, sont largement
influencés par la verticalité. Pour Messerli, B., et Yves, J-D.,
(1999), dans la recherche d'une définition des
spécificités des milieux écologiques montagnards, il est
seulement vrai que les montagnes sont des régions possédant un
relief accentué qui influence le climat, la fertilité des sols,
la végétation, l'instabilité des versants et leurs
commodités d'accès.
Les modifications des conditions climatiques zonales par la
verticalité peuvent s'apprécier selon un
référentiel de gradients : l'étagement bioclimatique (voir
doc.7) ; cet stratification écologique est souvent retenue comme un
critère spécifiquement montagnard (Lassère G., 1983,
Messerli, B., et Yves, J-D, 1999, Chardon, M., 1989...etc.), bien que les
limites ne soient qu'approximatives et dépendantes d'une multitude de
facteurs locaux.
D'un point de vue global, notre terrain d'étude se
situe dans la zone bioclimatique intertropicale et de ce fait subit le
balancement saisonnier du FIT1, qui, combiné à
l'influence océanique, détermine une gradient latitudinal des
conditions bioclimatiques en l'Afrique de L'Ouest et d'Afrique Centrale (voir
carte p. 4bis, doc.8 et doc.9). Etirés chacun selon un axe N-S, les
massifs étudiés se dressent face aux flux dominants,
l'harmattan2 et la mousson3. Ainsi l'altitude influence
les régimes
1Front intertropical
2 Alizé continental sec et chaud en provenance de
l'anticyclone saharien (secteur N-E).
3 Alizé maritime chaud et humide en provenance de
l'anticyclone de Ste Hélène (secteur S-W).
CEINTURE DE VÉGÉTATION DANS LES
MONTAGNES TROPICALES HUMIDES, SEMI- HUMIDES
À SEMI-ARIDES ET ARIDE
Localement la valeur des températures et des
précipitations peut varier
Source: d'après Ellenberg (1975), Klötzli (1976,
1991) Réalisation: Messerli, B., et Yves, J-D., (1999)
|
|
DOCUMENT 7
MÉCANISME DU F.I.T.
43 bis
DOCUMENT 8
thermiques et pluviométriques des hauts reliefs.
Globalement, les précipitations y sont plus importantes et les
températures plus fraîches, même si l'exposition aux flux
crée des dissymétries à l'intérieur d'un même
massif, comme le montre l'exemple du Fouta-Djalon (voir note 14). D'une
manière générale, dans la zone étudiée, les
façades Sud et Quest sont plus fraîches et plus arrosées,
à l'inverse des façades Est et Nord.
En raison de leurs caractéristiques morphoclimatiques,
la majorité des fleuves et des rivières prennent leur source en
montagne et représentent une grande partie de la ressource en eau du
globe ; ce fort potentiel hydrologique se confirme en Afrique de l'Quest et en
Afrique Centrale, où de nombreux grands fleuves prennent leur source
dans les massifs montagneux (voir carte p.4 à 11), à l'image du
fleuve Niger dans la dorsale guinéenne1. La forte
capacité hydrologique des hautes terres du terrain d'étude,
constitue une ressource non négligeable, plus particulièrement
sous les latitudes tropicales à tendance sèche (Monts Mandara).
La plus grande présence d'eau sur les hauts reliefs permet la mise en
valeur d'espaces agricoles proches des zones humides, les « bas-fonds
». Mais les régimes pluviométriques,
DOCUMENT 9 : Localisation et climats des massifs
montagnards du terrain d`étude
|
Massif montagnard
|
latitude
|
longitude
|
type de climat
|
dorsale guinéenne
|
Fouta-Djalon
|
11° N
|
12° W
|
soudano-guinéen
|
|
8°N
|
8°W
|
guinéen
|
chaîne de l'Atacora
|
Nord de l'Atacora (Bénin-Togo)
|
10°N
|
2°E
|
soudano-guinéen
|
|
8°N
|
1°E
|
guinéen
|
dorsale camerounaise
|
Monts Mandara
|
1 0°N
|
1 4°E
|
soudano-sahelien
|
|
9°N
|
1 2°E
|
soudano-guinéen à tendance sèche
|
|
7°N
|
13°E
|
soudano-guinéen à tendance humide
|
|
6°N
|
1 0°E
|
camerounien, ou de mousson équatoriale
|
|
4°N
|
9°E
|
|
climat sahélo-soudanien:
400-900 mm de pp (1100 mm pour les Monts Mandara), 28°C de
moyenne, deux saisons dont une sèche de 7 mois.
climat soudanien: 900-1500mm de pp (
1300 mm pour les Monts Alantika, 1600 pour le Fouta-Djalon), 28°C de
moyenne, deux saisons dont une sèche de trois à 6 mois.
climat guinéen: 1500 à
2000 mm de pp (2200 mm pour les Mont Nimbas, 25°C de moyenne, quatre
saisons avec deux mois moins humides.
climat camerounien (d'altitude): + de
2000 mm de pp (jusqu'à 4400 mm sur les premiers reliefs de la dorsale),
21°C de moyenne, avec 0 à 3 mois moins humides.
NB : en ce qui concerne les précipitations, il faut tenir
compte de l'irrégularité inter-annuelle, allant parfois du simple
au double.
Source : Atlas Géographique (1998), Toupet, C.,
(1992)
|
|
1 Plus exactement dans le Sud du Fouta-Djalon, qualifié
excessivement de « château d'eau d'Afrique de l'Quest » (Akle,
M., 1983)
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|
LES GRANDES DIVISIONS BIOCLIMATIQUES
EN AFRIQUE DE L'OUEST ET CENTRALE
444 bis
combinés aux systèmes de versants, qui par
gravité accélèrent le ruissellement et
l'écoulement, accroissent les risques d'érosion. De plus, les
systèmes de versants réduisent la superficie des espaces
cultivables, plus rares et plus étroits qu`en plaine, ce qui implique
des organisations foncières et des techniques agraires anti-risques
(érosion, fertilité...etc.) adéquats, afin de
préserver la ressource agricole.
Les modes de production agricoles et pastoraux, bien que
favorisés par la pédogenèse et une grande présence
d'eau, doivent ainsi développer une capacité d'adaptation et des
techniques de protection des sols pour maintenir une certaine
productivité et assurer la reproduction du groupe ; cette
dernière répond à des logiques et des stratégies
variables dans le temps et dans l'espace, que les sociétés
mettent en place (voir doc.1 0).
Mais bien plus que les caractères climatiques, la
verticalité influence également les biotopes, dans leurs
compositions, leurs adaptations aux conditions du milieu ainsi que dans leurs
formes de sociabilité : par exemple, le tapis végétal se
modifie au fur et à mesure qu'on prend de l'altitude, et ce d'un point
de vue floristique mais également morphologique. On trouve dans
l'écosystème de nombreuses espèces endémiques,
réfugiées dans les niches écologiques montagnardes au fil
des oscillations paléoclimatiques et des activités humaines
agricoles. Souvent convoités pour leurs ressources en bois et leurs
facultés de << protection des terroirs de versant1
», les forêts de montagne captivent l'attention de nombreux
organismes de protection de l'environnement. Ils dénoncent et luttent
contre la déforestation en montagne, méconnaissant souvent les
logiques qui poussent les individus à pratiquer l'essartage brûlis
ou le déboisement.
A chaque étage correspondent donc des
caractéristiques écologiques différentes et des aptitudes
variables pour les activités humaines. Dans les espaces tropicaux, de
nombreux scientifiques considèrent les montagnes, du fait de leur
verticalité et de ses effets, comme des milieux biophysiques avantageux.
Pour Demangeot J. (1996) ou Lassère G., (1983), à l'inverse des
montagnes tempérées ou froides, les montagnes tropicales sont des
milieux favorables aux hommes ; pour Morin, S. (1996), << la dorsale
camerounaise dans sa partie septentrionale se comporte souvent comme une
île au-dessus des flux de mousson chauds et hyperhumides, dominant les
basses terres forestières engluées dans leur touffeur. » Les
hautes terres d'Afrique de l'Ouest et d'Afrique Centrale apparaissent alors
comme des milieux plus salubres, au << climat agréable qui
élimine la plupart des maladies de la plaine » : pour les pasteurs
peuls du Fouta-Djalon, de l'Atacora béninois et de l'Adamaoua, les
hautes terres verdoyantes et fraîches favorisent leurs
1 Terroir : Au sens strict, il s'agit d'un lieu défini
par des qualités physiques particulières : pente, exposition,
nature du sol. Au sens large, il renvoie à la campagne, à
l'activité agricole : << un terroir agricole fertile ».
Certains géographes spécialistes des espaces tropicaux, surtout
en Afrique, emploient terroir au sens de finage ; cet usage, quoique
établi, est source de confusion et devrait être
évité. (R. Brunet, les Mots de la Géographie)
Les billons du pays Bamiléké sont une technique
dont disposent les paysans pour limiter les pertes en terre; celles-ci
constituent un handicap pour la production, dans la mesure où la
ressource est limitée par le poids démographique (D'après
Rossi, G., 2000)
Cliché: Rossi G.
DOCUMENT 10
Les pratiques de gestion des risques, certes multiples et
variées, répondent notamment à des adaptations aux
contraintes du milieu biophysique: verticalité, altitude,
potentialités agronomiques, érosion, natures et variations
climatiques.
les stratégies et les techniques adoptées par
les communautés dans leurs activités de production marquent le
paysage de signes révélateurs des contraintes du milieu:les
pratiques antiérosives (en haut et ci-contre), la gestion de l'eau
(ci-contre) ou encore l'organisation des parcelles dans l'espace et dans le
temps (en bas et ci-contre).
Sommet du massif du mont Ziver (Pays Mafa): dans les
montagnes sèches de la dorsale camerounaise, les systèmes de
terrasses, associés à une certaine gestion des pâturages,
permettent de limiter l'érosion et de conserver la ressource en eau
pendant la saison sèche: « la cuvette sommitale est occupée
par deux pâturages reliés entre eux et clôturés
où convergent les terrasses [...]. Une source résurgente se
maintien toute l'année dans la partie méridionale. Ces
pâturages pourraient être la clef de voute anti-érosivede
cette vallée haute [...]. » (Seignoboss, C., 1982)
Cliché: Seignoboss, C.
Le système des jachères du Fouta-Djalon est un
élément central dans la structure agraire: par ses rotations
élaborées, il permet après une période de culture
la régénération de la végétation «
spontanée », qui protège les sols et facilite leur
fertilisation. Ce système n'est cependant efficace que dans un contexte
ou la pression démographique n'engendre pas une colonisation agraire de
toutes les terres.
Cliché: Beuriot M, & Leyle D., 2000
45 bis
QUELQUES PRATIQUES DE GESTION DE
L'ENVIRONNEMENT
élevages bovins et caprins, à l'abri des
glossines, de la trypanosomiase et des mouches tsé-tsé.
<< La montagne est tantôt << plus »,
tantôt << moins » que ce qui l'entoure » (Debarbieux, B.,
1989). Elle adoucit certains phénomènes biophysiques
(sécheresses cycliques, touffeur équatoriale), créant des
milieux convoités pour leurs ressources (hydrologie, sols, ressources
végétales) ; mais elle en exacerbe d'autres (érosion et
ses risques) nécessitant des modes de gestion de la ressource
particulières et souvent complexes par les sociétés.
Nous constatons qu'en terme d'aptitudes, les massifs
d'Afrique de l'Ouest et d'Afrique Centrale présentent de nombreux
contrastes longitudinaux et altitudinaux conditionnés par les
caractères morphoclimatiques zonaux. La diversité y est grande :
des << pays de déluges »1 fortement boisés
des montagnes intertropicales humides (Monts Nimba, parties méridionales
de l'Atakora, et de la dorsale camerounaise) aux formations sèches des
Monts Mandara soudanos-sahéliens, l'éventail des milieux est
large ; les aptitudes et les potentialités différentes. Ces
dernières peuvent évoluer rapidement dans le temps et dans
l'espace: lorsque des changements sociaux perturbent la gestion des milieux,
l'exacerbation des contraintes biophysiques entraîne parfois des
bouleversements rapides, souvent désastreux. Les montagnes sont des
milieux dynamiques.
Le rapport contraintes / avantages de l'environnement
écologique peut-il être un facteur influent sur les
représentations des individus ? Il nous semble que la
réalité biophysique d'un milieu montagnard2, aux
caractères particuliers induits par la verticalité, appelle des
représentations le concernant ; en témoignent par exemple les
cérémonies ou les rites liés aux pratiques agricoles,
pouvant être des repères forts, voire incontournables, dans les
modes de mise en valeur et leur organisation dans le calendrier agricole. Nous
pensons que la nature du rapport précédemment
évoqué peut-être déterminante dans les
représentations. Un milieu soumis à de fortes contraintes
engendre-t-il des images mentales négatives pour les populations ?
L'inverse est-il également valable ?
Ces interrelations sujet - objet sont difficiles à
saisir et dépendent également d'une multitude de facteurs
exogènes ainsi que des stratégies socio-économiques
(enclavement, dynamisme économique et démographique... etc.) des
sociétés. Leurs territoires s'intègrent dans un contexte
national, voire international. De ces facteurs découlent les
représentations que vont se faire les individus de leur environnement
écologique montagnard.
1 (Morin, S., 1996).
2 La notion de gradient concernant les milieux montagnards des
terrains d'études que nous avons choisi doit rester à l'esprit de
chacun, compte tenu des multiples facettes qu'il présente.
CHAPITRE 2 :
LA DIALECTIQUE REPRÉSENTATIONS-MILIEUX MONTAGNARDS EN AFRIQUE DE L'OUEST
ET EN AFRIQUE CENTRALE: QUELLE REALITE GÉOGRAPHIQUE?
|
|
« Etre géographe aujourd'hui, c'est admettre que
l'espace en soi n'existe pas ; que cet espace ne devient objet d'étude
que par les significations et les valeurs qui lui sont attribuées par
chacun de groupes utilisateurs » (Gumuchian, H.). Certaines
caractéristiques des hautes terres peuvent-elles influencer les
représentations des sociétés qui y vivent, ainsi que
celles du chercheur ? Le fait que les montagnes soient des objets
géographiques vecteurs d'un puissant imaginaire social (Bailly, A.,
Debarbieux, B., 1995) nous amène à nous interroger sur les
interactions entre ces milieux montagnards, les représentations des
sociétés qui y vivent, et celles du géographe
confronté à leur étude.
Approcher les représentations des communautés
implantées sur les hautes terres d'Afrique de l'Ouest et d'Afrique
Centrale est utile à la compréhension de leurs dynamiques
spatiales. Nous nous pencherons ainsi sur les liens qui existent entre les
représentations et leur milieu, les comportements démographiques,
les structures sociales et les structures territoriales supérieures.
Leurs traductions spatiales peuvent améliorer nos connaissances, sur les
convergences ou les différences, des logiques de territorialisation de
ces sociétés.
Nous touchons là encore à un débat sur
le fait social en montagne, sur sa spécificité difficile à
démontrer : il semble plus aisé de mettre en évidence des
invariants ou des corrélations concernant les caractères et les
mécanismes biophysiques des milieux montagnards1, alors que
cela apparait plus difficile dans le cadre des sciences humaines et sociales ;
l`approche systémique est un outil de compréhension des
sociétés étudiées : elle en souligne
l'extrême complexité et fait appel à de larges
connaissances. Mais on ne peut affirmer la spécificité sociale
des milieux montagnards étudiés, il nous est juste possible de la
suggérer et se question ner.
1 Même si ceux-ci ne sont pas toujours évidents,
dépendants également des méthodes et des techniques de
recueil et de traitement des données collectées
1. LES MONTAGNES EN AFRIQUE DE L'OUEST ET EN AFRIQUE
CENTRALE, RÉALITE OU CONSTRUCTION SOCIALE ?
Pour Gumuchian, H., le fait d'aborder les montagnes sous leur
forme subjective -à savoir les images individuelles et collectives
qu'elle produit- n'en revient pas à nier leur réalité
biophysique ou humaine. En ce qui concerne le statut spécifique de la
réalité sociale montagnarde, on peut néanmoins
s'interroger sur sa validité tant on constate qu'aujourd'hui sa
qualification humaine et sociale est biaisée par nos
représentations (voir note 15). « Du coup, l'interrogation
portée sur la spécificité montagnarde ne se limite plus
à l'étude des paramètres objectifs qui la
différencie de son environnement. Elle s'étend aussi aux
constructions culturelles, souvent à fonction spécifiante dont
elle à été l'objet. » (Debarbieux, B., 1989)
1.1 L'objet d'étude montagnard et ses
humanités dans la géographie : des déformations
scientifiques.
L'intérêt pour les espaces montagnards
émerge au XVIIIème siècle à travers le
regard des artistes et des romanciers (voir annexe 4): attractive et
mystérieuse, la montagne par sa dimension métaphysique et
imaginaire captive celui qui s'y intéresse. Probablement liée
à cet engouement, la problématique de la montagne apparaît
à la même époque dans les sciences naturelles. Les reliefs
montagnards deviennent un terrain d'étude privilégié pour
la diversité des écosystèmes qu'ils offrent aux
scientifiques européens. Ces milieux sont ainsi perçus à
l'époque comme une véritable « mosaïque de formes
naturelles » : « c'est dans la montagne que l'on doit principalement
étudier l'histoire du monde » (Deluc, J.A., 17781). Dans
la même période, l'utilisation des gradients altitudinaux permet
aux scientifiques d'effectuer des expérimentations (climatologie,
botanique, géologie) qu'ils n'auraient pu réaliser en dehors des
milieux montagnards, faute de moyens techniques suffisants.
Les images péjoratives des sociétés
vivant dans ces milieux se construisent dans le milieu scientifique dans le
même temps2 : on croit alors qu'elles ont de faibles
capacités de transformation et d'aménagement de leur
environnement ; en tout cas bien moindres que les plaines environnantes. La
nature y est moins maculée de l'empreinte de l'homme, plus virginale ;
elle est donc perçue comme étant « un musée de la
nature, une mémoire de la terre, un conservatoire des formes originelles
» (Debarbieux, B, 1989). Ces différentes perceptions et
1 Deluc, J.A., lettres physiques et morale sur les monta gne
, La Haye, 1778 p. 127.
2 Pour les populations vivants sur les piémonts
montagnards, ces images existent depuis bien longtemps déjà.
1 Dupaigne, A., les montagnes, Tours, 1873, p.35
représentations des réalités
géographiques montagnardes sont devenues les fondements de la
spécificité des ces milieux.
Fortement influencé par le déterminisme
environnemental et sa démarche de causalité directe, le discours
sur les humanités montagnardes évoque des images : < il suffit
de prononcer le mot de < montagnard » pour éveiller
l'idée d'un homme robuste, actif, persévérant, brave,
généralement honnête et de bon sens, aimant la
liberté, enfin, sincèrement religieux » (Dupaigne, A.,
18731). Mais cette vision des montagnards a également son
antithèse : < Pour les gens de la plaine et des villes, les habitants
des régions de montagne ont souvent la réputation d'être
traditionnels, conservateurs, passifs ou même rétrogrades. »
(Messerli, B. et Ives, J.D., 1999), voire même celle de sauvages,
d'hommes sous-civilisés ; cette vision du montagnard reste
prégnante dans les hauts reliefs tropicaux, où l'on oppose la
plus grande modernité des plaines et des côtes,
considérées comme des espaces centraux, à la tradition des
périphéries montagnardes enclavées, isolées.
Les particularismes des sociétés vivant dans
les milieux montagnards sont nés des représentations de < ceux
d'en bas » : valorisant au XVIIIème siècle,
dévalorisant au XIXème siècle. Il est probable
que ces discours péjoratifs ont contribué, et contribuent
aujourd'hui encore, à développer les identités
montagnardes des populations qui y vivent ; d'autant plus que les espaces
montagnards deviennent à notre époque des enjeux
socio-économiques importants. Les opérations d'aménagement
et les projets qui s'intéressent de nos jours aux milieux montagnards ne
sont-ils pas la reconnaissance de leurs spécificités ? Ou
traduisent-ils les représentations de ceux qui les conçoivent,
envers ceux qui en sont (ou qui voudraient en être) les destinataires
?
Les évolutions contemporaines des discours
scientifiques sur les montagnes n'ont que peu altéré cette
spécificité d'objet, sa réalité biophysique ne
pouvant être remise en cause, mais ils intègrent progressivement
les images propres que véhiculent ces milieux : < la montagne telle
qu'on la perçoit est un outil de l'esprit, un mythe [...] ; à ce
titre elle entre donc, dès les origines, comme un élément
essentiel de la structuration sociale de l'espace » (Bozonnet, J.P.).
Ainsi, le géographe, l'ethnologue ou encore le
développeur, observateurs des montagnes, de leurs
phénomènes et des sociétés, doivent avoir à
l'esprit que leur volonté d'objectivité, si toutefois elle
existe, subit l'influence de leurs propres images, de leurs propres
représentations. En fonction de leur culture, de leurs parcours humains
et scientifiques, de leurs points de vues, les manières de voir et
d'apprécier la réalité montagnarde sont
inévitablement influencées par leurs systèmes de
représentations (voir note 16). Nous avons affaire ici à un
filtre majeur dans l'approche et la compréhension des
représentations en milieu tropical montagnard.
1.2 Images et représentations de la montagne sur
les hautes terres d`Afrique de l'Ouest et d'Afrique Centrale: un constructeur
spatial ?
Les montagnes ont une nature évocatrice pour le
géographe, mais surtout, elles ont influencé, voire
conditionné, les représentations que se font les groupes humains
de leur environnement. A travers leurs croyances et leurs pratiques, les
sociétés des hautes terres d'Afrique de l'Ouest et d'Afrique
Centrale ont progressivement construit des images de la montagne qu`elles se
sont appropriées et qui jouent un rôle fondamental dans leur
culture*, ainsi que dans leur gestion de l'espace.
Les communautés vivant sur des hautes terres sont
volontiers caractérisées par leur forte identité, par
l'attachement à leur terroir et à leurs coutumes, par des formes
de culture variées et profondément marquées par les
montagnes. Quelle symbolique peut-on voir derrière le rapport des
sociétés à leur milieux montagnards ? Nous attacher
à ce rapport métaphysique entre les communautés
montagnardes et leurs reliefs contribue certainement à mieux comprendre
les dynamiques paysagères des hautes terres d'Afrique de l'Ouest et
d'Afrique Centrale.
« Qu'une société africaine soit
organiquement attachée à son terroir n'a rien de très
commun. » (Morin, S., 1996). Par exemple, les populations du Fouta-Djalon
ou celles des Monts Mandara sont attachées à leur terre, celle de
leur clan, de leur famille, ou de leur lignage. Mais de quelle nature est le
rapport des peuls musulmans à leurs hauts plateaux1, et quel
est le rapport des Kapiskis animistes à leurs inselbergs
granitiques2 ? Peut-on rapprocher les systèmes de
représentations que véhiculent ces liens avec la montagne?
Pour cela, il suffit de se plonger dans les facettes
culturelles de chaque communauté, auxquelles elles s'identifient et
qu'elles construisent au fil des générations et des contextes
locaux, pour s'apercevoir que les rapports des hommes à leur
environnement présentent des aspects multiples et contrastés. Et
cela, même si parfois, en fonction des aires géographiques, il est
possible de distinguer un fond socioculturel commun.
Nous ne pourrons ici aborder la totalité de ces
éventails culturels, compte tenu du large terrain d'étude et du
grand nombre de communautés qu'il regroupe. Il s'agit de saisir
l'importance du fait montagnard sur les représentations des
individus.
La relation des hommes à leur milieu biophysique est
rarement matérialiste et fonctionnelle. Au-delà de
l'économique et du technique, l'environnement montagnard et son
influence sur l'organisation spatiale des activités est perçu et
interprété de manière imagée, symbolique, comme
nous le montre Morin S. au sujet des sociétés de la dorsale
camerounaise. Dans un essai de généralisation3,
l'auteur met en
1 voir illustration de la première partie
(présentation)
2 voir illustration de la deuxième partie
(présentation)
3 « [...]même si toute tentative de
généralisation doit être menée avec
précaution. » (Morin, S., 1996)
évidence des faisceaux culturels communs entre les
sociétés et constate que certains sont fortement marqués
par les milieux montagnards.
En ce qui concerne le rapport à la terre ou au
terroir, toutes les communautés vouent un attachement à leur
montagne bien plus que symbolique, même si celui-ci varie en fonction des
ethnies. Morin, S., le qualifie d'organique, à l'image de la chefferie
dans les Grassfields qui est « la traduction spatiale des structures
sociales et des représentations propres aux habitants [...]. Ainsi, pour
tous, la terre, c'est d'abord la montagne, le pays habité par une
association de villages et de clans. Il existe une relation existentielle des
sociétés montagnardes à leur milieu, et un attachement
viscéral des populations à leur terroir et à leur village
» -en somme, à leur territoire-. « Seul le massif est
perçu par le montagnard comme sa vraie patrie » (Seignobos, C.,
1982) .
On retrouve ce sentiment chez les migrants. Malgré
leur exode vers la plaine ou la ville, ils restent imprégnés de
leurs croyances vis à vis de la montagne d'origine. En pays
Bamiléké se préserve et se cultive l'adhésion
à un idéal commun : la valorisation de la chefferie d'origine,
où l'on doit construire et investir, car le Bamiléké est
mis en contact avec ses ancêtres dès sa naissance, et à sa
mort, il y sera définitivement remis à sa terre (voir note 17)
(D'après Tchawa, P., 1991 et 1997). Le même constat est valable
pour les populations du Fouta-Djalon.
L'auteur souligne l'image de la panthère dans les
massifs de la dorsale camerounaise, qui reste fortement présente et
associée à la sorcellerie ainsi qu'au pouvoir. Sa
furtivité et sa réputation de prédateur fait que « la
panthère jouit d'une aura maléfique en même temps que d'une
réputation de beauté et de puissance. En bref, elle résume
les attributs d'un chef. » Malgré sa disparition progressive de la
faune dans les zones fortement peuplées, elle demeure ainsi une figure
emblématique des puissants (Grands, Princes et les Fon), et un
lien avec les esprits des montagnes (les Margay). Elle joue donc un
rôle social essentiel, qui « apparaît lié au pouvoir et
à son origine : la terre ou la montagne ». Dans les croyances des
communautés de ces massifs, aucun autre animal, même jouant un
rôle comparable, « ne s'assimile à la montagne comme la
panthère ».
Nous avons vu précédemment que les reliefs de
la dorsale camerounaise influencent les régimes pluviométriques
et hydrologiques. L'eau est également une source de
représentations en fonction de son abondance, ou de sa rareté, et
de ses rythmes saisonniers. Même si l'auteur souligne la banalité
de ce fait dans les sociétés rurales africaines, il en souligne
les spécificités montagnardes : là où l'eau est
abondante, « elle est considérée comme source de
fécondité et de puissance. Dans les montagnes sèches
[...], ce sont les points hauts plus humides et le retour de la saison des
pluies qui focalisent les attentions1 ». Dans les Monts
Mandara, le Prince, Chef de pays, est également Chef de la pluie. Notwa
C. (1976) remarque que dans les Grassfields, les rivières et les lacs
sont de véritables mystères, source de fécondité,
mais également de danger, lieux de réunions d'esprits
maléfiques, de sorciers anthropophages ; pierres de pluies (Ksof),
arc-en-ciel divins et faiseurs de
1 voir la céane du Mont Ziver (doc.10).
LA BOUCLE HISTORIQUE DES PEULS
Source: Pelissier P., 1995.
DOCUMENT 11
SYSTÈME DE DÉFENSE VÉGÉTAL
ET MINÉRAL
DOCUMENT 14
Source: Seignobos, C., 1982.
« Des populations proches de celles des Mandaras
méridionaux, comme les Mofou Mokong, placés sur une voie de
pénétration facile, que favorisaient la présence des mayo
(cours d'eau), avaient raffiné leur système de défense,
face aux éventuels envahisseurs ou pilleurs, mais aussi face aux animaux
sauvages (Seignobos, C., 1982)
pluie1 aux pouvoirs surnaturels témoignent
des rapports mystiques des populations à l'eau.
L'élevage taurin présente un contraste racial
avec celui des plaines. La recherche de pâturages viables serait
même à l'origine du peuplement montagnard. Le pastoralisme
s'intègre de différentes manières dans le système
agraire, en fonction des espaces cultivables disponibles ; il pèse donc
sur l'organisation territoriale. Au-delà de sa fonction pastorale, le
bovin présente une marque sociale forte : il est une forme
d'épargne et surtout, sacrifié lors de la fête de la
Maray (Monts Mandara) ou Nàgnàppõ (Monts
Alantika), il participe à une cérémonie essentielle de la
vie sociale, qui précise les rapports entre les individus dans le cadre
de la communauté. Le bovin représente une marque de prestige
social dans toute l'Afrique de l'Ouest et Centrale, comme on peut le constater
avec la boolatrie des peuls (ou fu l bés).
En témoigne le mil, les cultures agricoles sont
également sujettes aux représentations populaires. Cette
céréale n'est plus cultivée sur les Hautes Terres de
l'Ouest, concurrencée par les tubercules et par les cultures de rentes.
Mais dans les montagnes sèches, le mil participe toujours à
l'autosuffisance alimentaire dans les associations de culture2, et
surtout, « le mil est prince et commande les relations sociales >>.
Il est utilisé comme monnaie d'échange (chez les Dowayo), comme
matière première de la bière locale ; dans les Mandara, le
Prince est maître du mil et assure la pérennité du groupe
en cas de soudure alimentaire difficile. Ainsi, fondement du système
agraire « le mil participe à un système socio-spatial quasi
fermé qui fait de ces montagnes soudano-sahéliennes des
entités homogènes et équilibrées capables de
pratiquement vivre sur elles-mêmes3 [...]. >>
On retrouve l'importance des productions
céréalières dans les représentations des groupes
sociaux à travers la marque des greniers à grains,
éléments centraux dans les concessions familiales puisque «
le nombre et les dimensions des greniers indiquent le degré d'opulence
de leur propriétaire >> (Maquet, 1962). « Leur
présence révèle de ce fait les structures des
sociétés devenues de ce fait inégalitaires et
hiérarchisées >>.
Le cas des Peuls peut également être
souligné, puisque l'histoire de l'Afrique de l'Ouest et de l'Afrique
Centrale (voir doc.11) montre que ces pasteurs sahéliens - dans leurs
migrations vers le Sud- ont installés leurs parcours de pâture
à la limite sud de la zone soudanienne en plaine, comme dans le Nord
Togo, le Nord Bénin où le Nord Cameroun. Ils se sont parfois
sédentarisés (ou semi-sédentarisés) sur les hautes
terres, à la recherche de pâturages pour leurs bovins
(Fouta-Djalon, Atacora, Adamaoua, plateau de Jos... etc.). On peut remarquer
que leurs zones d'installations montagnardes se situent de
préférence sur des hauts plateaux tabulaires. Pour ces
populations il existe également un fond socioculturel commun, vecteurs
d'images et
1 Méto'o Beng sur les Hautes Terres de l'Ouest,
Bi Yam dans les Mandara.
2 L'ouverture contemporaine des montagnes les plus
enclavées a amené la culture du maïs, qui, en terme de
production alimentaire (« le plat et la sauce >>) concurrence
progressivement celle du mil. 3 « Les projets de développement
n'ont pas de prise sur la montagne. L'économie y connaît un tel
degré d'efficacité qu'elle ne semble pas perfectible. >>
(Seignobos, C., 1982)
de représentations sociales et spatiales. On peut
suggérer que celui-ci trouve ses fondements principalement dans l'Islam,
dans le rôle du pastoralisme, le commerce et l'importance des migrations
dans les dynamiques spatiales. Et ce, même si lors des phases de
peuplement chacune des communautés peules a intégré
-rarement l'inverse- en partie les cultures trouvées sur place ; en
effet, maraboutage et fétichisme local s'intègrent dans une
certaine pratique de la religion musulmane.
Mais dans le cas de cette grande communauté de la zone
soudanienne et sahélienne, l'influence de l'environnement
écologique montagnard est bien plus difficile à cerner.
Existerait-il des gradients dans les représentations des milieux
montagnards, en corrélation avec ceux des environnements
écologiques ? « La spécificité d'image trouve
toujours quelque part une traduction matérielle. » (Debarbieux, B.,
1989).
Malgré la diversité des milieux
écologiques et les trajectoires historiques de chaque communauté,
partout ont été élaborés des systèmes
d'exploitation très savants, fondés sur des relations
existentielles des sociétés avec la terre. Ces faisceaux
culturels communs aux sociétés de la dorsale camerounaise,
induisent des représentations -aux nombreuses déclinaisons
locales- de leurs milieux montagnards. Par contre, étendre ce constat
à l'ensemble du terrain d'étude serait hasardeux, non seulement
par manque de matière bibliographique (notamment sur l'Atacora et les
Monts Nimba), mais aussi car les fondements historiques et culturels des
civilisations étudiées présentent de multiples variantes.
L'exemple localisé de la dorsale camerounaise se veut
révélateur de la force symbolique et mythique des milieux
montagnards, mais il convient de ne pas généraliser ; l'exemple
moins convainquant des peuls incitant à la prudence (même si ce
dernier mériterait d'être approfondi) pour ne pas tomber dans
l'environnementalisme ou le déterminisme à outrance. « Le
facteur montagne en tant que milieu biophysique n'importe-t-il pas moins que le
contexte social, économique, culturel dans lequel il s'inscrit ? »
(Debarbieux, B., 1989)
Selon différents gradients physiques mais surtout
culturels, les hautes terres d'Afrique de l'Ouest et d'Afrique Centrale portent
la marque des sociétés qui y vivent, qui les ont
aménagées en inscrivant sur leurs versants les signes de leurs
structures socio-économiques, et de leur vision du monde à
travers les représentations qu'elles s'en font (voir doc.12 et 13). On
retrouve les représentations, notamment montagnardes, à la base
du sentiment identitaire des communautés lorsqu'elles concernent la
terre, le terroir ou l'environnement écologique. La portée des
représentations s'étend à toutes les activités
humaines, et plus particulièrement aux activités agricoles. Les
productions sociales de l'espace ne sont pas dissociables de leurs
significations, perceptibles dans les paysages.
Sources:
1: extrait du cro quis de la chefferie de Bandjoun, et 2:
photographie aérienne de la chefferie de Baleng.d'après Morin, S,
1996.
3: haie dans la « plaine » des Timbis
(Fouta-Djalon). Cliché: Beuriot M. & Leyle D., 2000.
4: extrait de la carte IGN de Labé (1956). Village de
Poréko , au Nord proche de Labé.
Le rapport des hommes à leur terre, leur attachement
à leur territoire, s'exprime dans l'espace par des marquages originaux;
le bocage en est un exemple, que l'on retrouve fréquemment sur les
hautes terres d'Afrique de l'Ouest.
La haie du bocage Bamiléké (1 et 2), à
l'image de celle du Fouta-Djalon (3 et 4), se développe d'abord autour
de la concession car elle est limite, borne et signe d'appropriation. Mais
également, la clôture, marque la frontière entre le clos,
domaine restreint des cultures, et l'ouvert, vaste domaine des jachères,
de la brousse, autrement dit des pâturages. Morte ou vive, la haie est
« un trait d'union entre l'agriculture et l'élevage
>> (C. LaugaSallenave, 1996). La présence de barrières
est destinée à protéger les cultures contre
l'appétit féroce du troupeau.
« L'élevage, c'est le totem du Peul
>>*. Les Peuls du Fouta-Djalon revendiquent encore de nos jours
leurs racines de pasteurs. La célèbre boolatrie peule et ce
qu'elle représente pour eux s'exprime également à travers
les paysages, dans ce bocage caractéristique (3 et 4).
*(El Hadj Dioulde Sow, Lingui Ferobe, sous préfecture
de Popodara, 2000, enquètes personnelles)
La chefferie de Baleng, la plus ancienne du Pays
Bamiléké. Paysage de collines polyconvexes et de bas-fonds
humides à raphiales sur substrat volcanique. La chefferie s'organise
dans une clairière nichée dans une relique de forêt dense
en bas de versant . (Morin, S, 1996)
2
3
1
DOCUMENT 12
53 bis
4
LES REPRÉSENTATIONS DANS LES PAYSAGES _ LES PAYS
DE BOCAGES
LES REPRÉSENTATIONS DANS LES PAYSAGES _
L'HABITAT
DOCUMENT 13
L'exemple de la dorsale camerounaise nous démontre que
les représentations façonnent les paysages des individus et des
sociétés: en témoigne l'exemple des unités
d'habitat:
Ci-dessus, la chefferie de Bangwa
(Bamiléké), étudiée par Pradelles de Latour, H.,
1972). On remarque que les éléments sacrés, dont les
ossuaires de la panthère en bord du allée centrale
(Mbutsué) menant à la place principale (Seto),
occupent une situation importante dans ce haut lieu pour les Bangwa; en
effet, pour eux, le palais du Mfo (Roi), dont on distingue le
labyrinthe de ses quartiers, est la Tête du Monde
(Tsuâgguong). Alors que la chefferie se situe en
proximité d'un bas-fond.
A gauche, ce croquis d'une concession Mofou
(Mts Mandara) met en évidence les greniers de l'homme (1), de la femme
(2), et la case-brasserie où l'on fabrique la bière de mil (3),
ainsi que la case réservée au boeuf sacré, sacrifié
lors de la fête de la Maray (4).
Source: Seignobos, C., 1982 Réalisation montage:
Leyle, D., 2001
2. LA MARQUE DES SOCIÉTÉS DANS LES PAYSAGES :
DES FORMES DE TERRITORIALISATION ORIGINALES
La multiplicité des toponymes rencontrés, les
cartes ethniques, la multitude d'héritages linguistiques ou encore la
variété des types architecturaux, mettent en évidence la
mosaïque et l'éparpillement des populations sur les hautes terres
d'Afrique de l'Ouest et d'Afrique Centrale (voir annexes 5, 6, 7 et 8). Les
origines de cette répartition sont conditionnées par des grappes
de facteurs physiques, sociaux, culturels, politiques et économiques,
dynamiques dans l'espace et dans le temps.
2.1 Des peuplements contrastés dans l'espace
Les dissymétries de peuplement s'expliquent notamment
par les potentialités de ces milieux. Le poids des déterminations
biophysiques dans notre terrain d'étude est fonction -nous l'avons vu-
de multiples gradients zonaux d'altitude et de dénivellation, qui
génèrent des potentialités dont les individus et les
sociétés ne peuvent s'affranchir totalement : « Il n'est
guère réaliste de nier toute influence des contraintes et des
potentialités bioclimatiques des milieux physiques sur les modes de
structuration de l'espace » (Rossi, G., 2000).
Encore largement orientées vers la production agricole
et pastorale, les sociétés africaines se regroupent de
préférence sur des espaces ruraux favorables à leurs
activités de production. L'importance des cultures vivrières,
où dominent le mil, le sorgho, le manioc, le maïs, le fonio et les
tubercules est un facteur incontournable dans les stratégies de
reproduction des groupes humains en Afrique de l'Ouest et en Afrique Centrale.
Bien que les productions vivrières soient parfois concurrencées
dans l'espace par les cultures de rente depuis le début du
siècle1, la sécurité alimentaire prime sur
l'instabilité des productions à l'exportation. En effet, la
fluctuation des prix de vente sur les cours internationaux décourage
souvent les petits exploitants.
En raison des potentialités montagnardes
appréciées par de nombreuses populations, le peuplement des
hautes terres d'Afrique de l'Ouest et d'Afrique Centrale peut atteindre 2000
hab/km² sur les riches substrats volcaniques, qui contrastent
avec les marges granitiques ne dépassant pas 60 hab/km²
; de même
1 Caractérisant les milieux montagnards à tendance
humide :café, cacao, banane et bois principalement.
que le massif du Fouta-Djalon a également des
densités rurales élevées dépassant 250
hab/km² sur les hauts plateaux. Mais à l'inverse,
l`Adamaoua (moins de 10 hab/km²) et les Alantika (guère
plus de 20 hab/km²) apparaissent sous peuplés par
rapport à leur potentiel productif.
D'une capacité pédologique et hydrologique
importante par rapport à celles des basses terres, les montagnes
d'Afrique de l'Ouest et d'Afrique Centrale ont toujours attiré les
populations : « ces massifs1 se sont offerts comme terre
d'élection à une époque où les plaines et montagnes
étaient, sur la plan de la culture matérielle, plus comparables.
Ils apparaissaient comme les seules zones habitables pour les populations en
place » (Seignobos, C., 1982). Ce phénomène s'est parfois
même accentué à l'époque contemporaine avec les
cultures de rentes dans les montagnes humides, à l'image de la forte
immigration de Kabyés sur le plateau Akposso (Monts Togo). Mais les
communautés ont eu des dynamiques démographiques
différentes. On peut attribuer ces divergences aux multiples formes de
réponse face à des aléas biophysiques et sociaux :
conquête spatiale, migrations, amélioration du système
productif par l'assimilation d'innovations, conflits... etc.
Pour caractériser géographiquement les
communautés inégalement réparties et comprendre la nature
de leur rapport à l'espace, il nous semble utile de nous attarder sur la
dimension historique et socio-économique de leurs évolutions.
2.2 La diversité des héritages historiques et
des évolutions socio-économiques
Les dynamiques de peuplement des hautes terres d'Afrique de
l'Ouest et d'Afrique Centrale sont multiples. Elles ont évolué
également selon les vicissitudes de l'histoire et selon les logiques et
les stratégies socio-économiques des populations, aux nombreux
particularismes locaux sur lesquels nous ne pouvons nous attarder dans le
détail. Peut-on toutefois y trouver des caractéristiques communes
pouvant nous aider à cerner les représentations des individus
?
Tout d'abord, les montagnes d'Afrique de l'Ouest et d'Afrique
Centrale furent des sites refuges et de protection pour certaines populations.
Lassère G. (1983) et Morin S. (1996), soulèvent cette fonction
d'abri et de repliement qui, au cours de l'histoire mouvementée de
Afrique de l'Ouest et de l'Afrique Centrale, ont amené les populations
à s'installer sur les hauteurs, qui les protégèrent ainsi
des menaces et des razzias des peuples esclavagistes basés sur les
basses terres périphériques. De nombreuses populations se sont
ainsi réfugiées sur les sites défensifs des hautes terres
par vagues successives2, dont les systèmes de protections
végétaux et
1 Les « massifs évoqués sont les Monts
Mandara (dorsale camerounaise)
2 Ces faits de peuplement par vagues révèlent la
complexité de ses origines, tant ces populations montagnardes ont
été capables d'assimiler des nouveaux venus et de s'adapter
à la présence de peuples ennemis dans la plaine.
minéraux marquent encore de leurs stigmates les
paysages (voir doc.12) : les Bamiléké des Hautes Terres de
l'Ouest, Les Kabyé du Togo, les Somba du Bénin, ou encore les
peuples des Monts Mandara (voir docs.1 1 et 14). La fonction de refuge,
s'inscrit également dans l'époque contemporaine, avec la
colonisation européenne, puis avec les Etats indépendants, dont
les administrations ont toujours voulu accentuer le contrôle territorial.
N'est-ce pas là le témoignage d'une identité forte ?
Cette notion de refuge doit cependant être
nuancée. Elle ne signifie pas forcément l'isolement total, car ce
repli ne fut pas systématique, comme dans l'Atacora béninois et
le Fouta-Djalon pour se protéger de la pression Peule ; ou dans certains
massifs de la dorsale camerounaise, où cette fonction ne fut qu' «
accidentelle et épisodique » (Morin, S., 1996), s'effectuant en
fonction des contextes historiques, socio-politiques et économiques dans
une région donnée.
Nous pouvons alors plutôt parler de berceaux de
civilisations, de communautés ethniques et culturelles originales.
Recherchés pour leur compartimentage et pour les potentialités de
leurs milieux, les sites montagnards ont été des espaces
privilégiés pour le développement de foyers de peuplements
humains. L'ancienneté de ces civilisations remonte parfois au
néolithique, comme pour les Hautes Terres de l'Ouest du Cameroun ;
d'autres, comme « le château fort Peul » du Fouta-Djalon, sont
plus récentes (à partir du IXème
siècle).
Il s'agit ainsi de considérer ces
sociétés montagnardes comme des systèmes ouverts, en
relation entre eux et avec les bas reliefs environnants. Cette notion de
complémentarité spatiale s'étend à de nombreux
espaces montagnards, où les connexions amont-aval sont fréquentes
à travers les mouvements de population et les échanges
commerciaux. Les Peuls du Fouta-Djalon ne sont-ils pas de grands
commerçants entre le Sénégal, le Mali et la Guinée
? L'Adamaoua, véritable barrière orientée W-E, n'est-il
pas un lieu de passage obligé du commerce au Cameroun ? On pourrait
ainsi multiplier les exemples qui relativisent la situation de montagnes
refuges, enclavées et isolées.
Bien qu'elles soient des « conservatoires de
civilisations traditionnelles » (Lassère, G., 1983), ces
communautés montagnardes ont intégré au fil du temps, des
échanges et de l'assimilation de nouveaux venus, des techniques
nouvelles qu'elles se sont appropriées et qu'elles ont
intégré à leur système de production, notamment
durant les périodes de paix. Parfois, elles ont même
étendus leurs espaces productifs aux marges des massifs, comme les Peuls
de Télimélé dans les basses terres que dominent les
contreforts du Fouta-djalon, ou encore les Akebou et les Akposso (Monts Togo)
dans celles de Litimé, et les Mofou (Monts Mandara) dans la plaine
voisine. Ces mouvements de colonisation s'accompagnent de migrations, qui
constituent de véritables régulateurs démographiques et
sociaux des populations montagnardes. Elles s'intègrent dans les
stratégies de gestion de la ressource et de la cohésion sociale :
le plus souvent, ces mouvements sont le fait de jeunes et de marginaux.
L'époque contemporaine, avec son flot de croissance
démographique, le poids de ses politiques administratives, et ses enjeux
économiques certains, a
profondément transformé la réalité
des sociétés montagnardes en Afrique de l'Ouest et en Afrique
Centrale.
Ces connexions des espaces montagnards avec la « plaine
» dépendent de multiples facteurs locaux et du contexte
socio-économique à une échelle plus large, dont la
pénétration dans les logiques socio-spatiales autochtones varie
d'un massif à l'autre. On peut pourtant retenir l'importance de la
dimension structurale des reliefs, de la situation géographique des
populations à l'intérieur même d'un massif, des
stratégies socio-économiques des sociétés, et des
contextes historiques.
2.3 Des unités socio-spatiales distinctes ?
« Les montagnes sont le lieu de vie du plus grand nombre
de groupes ethniques, gardiens de leurs traditions culturelles, de leurs
connaissances de l'environnement et de leurs facultés d'adaptation
» (Messerli, B., et Yves, J-D, 1999). En fonction de leurs milieux, de
leurs stratégies de reproduction du groupe et de leur évolution
historique, les sociétés des hautes terres d'Afrique de l'Ouest
et d'Afrique Centrale ont ainsi développé, des cultures, des
organisations sociales, et des modes de productions originaux, qui s'expriment
à travers les structures territoriales et leurs témoins, les
paysages.
L'outil paysage, caractérisant l'interface entre
l'homme et son milieu, permet au géographe de soulever des
interrogations, des hypothèses par rapport aux structures territoriales
des sociétés (voir note 18). Interfaces dynamiques, ils portent
la marque spatiale et temporelle du rapport des sociétés à
leur espace. Pour Rossi G. (2000) et Berque A., (1986) les paysages sont
l'empreinte et la matrice de la culture : ils expriment les conceptions, les
rapports, de la représentation qu'ont les groupes et les individus de
leur milieu et de leur territoire, des pratiques de gestion et des
comportements qu'ils adoptent.
Ainsi, si on s'attarde sur la structure des paysages sur les
hautes terres d'Afrique de l'Ouest et d'Afrique Centrale, y déceler des
points communs, des convergences socioculturelles apparaît bien difficile
; l'aire géographique étudiée, dans sa dimension humaine
et historico-économique semble bien trop contrastée pour qu'on
puisse mettre en évidence de manière objective des permanences
sociales dans les paysages montagnards ; d'autant plus que de nombreuses
informations nous manquent afin d'établir des liens solides entre ses
différentes composantes. Bien au contraire, la diversité ethnique
et culturelle à construit au long de leur histoire les paysages des
massifs, véritables unités socio-spatiales.
L'adaptation humaine aux caractères montagnards
nécessite des modes de production particuliers (stratégies
répondant aux logiques socio-économiques de
chaque groupe humain localisé) qui suivent les
objectifs de la reproduction du groupe et du maintien de la ressource. Si on se
penche sur les modes de mise en valeur agricole, on constate alors que les
pratiques de gestion des risques, certes multiples et variées,
répondent non seulement aux caractères du milieu biophysique
évoqués plus haut (verticalité, altitude,
potentialités agronomiques, érosion, natures et variations
climatiques) (voir doc.10), mais aussi aux humanités endogènes
(culture, rapports sociaux, dynamisme géographique) et exogènes
(contexte économico-administratif et ethnico-social).
Les déclinaisons paysagères en fonction de ces
grappes de facteurs sont nombreuses. Même si certaines pratiques,
principalement productives et défensives, marquent le paysage de leur
empreinte, la gestion de l'environnement en milieu montagnard ne dépend
pas seulement des potentialités écologiques « naturelles
» ; elle est également, et même surtout, sociale et
culturelle.
Certes la réalité de « l'étagement
» biophysique est prise en compte par les sociétés dans
l'aménagement de leur territoire, dans la gestion des espaces de culture
qui occupent de préférence les sols les plus fertiles, ou
l'organisation des espaces pâturés qui varient en fonction des
saisons1. Mais cette gestion répond rarement aux mêmes
logiques, aux mêmes rationalités, et aux mêmes
représentations que dans nos montagnes occidentales.
L'étagement qu'on peut observer sur la grande
majorité des versants du Fouta-Djalon traduit la hiérarchie
sociale dans le paysage. La période de l'Empire Théocratique peul
du XVIIIème siècle a vu la mise en place d'un
régime esclavagiste, au détriment des Dialonkés,
descendants des premiers occupants du massif. Cette ségrégation
sociale est à l'origine de la ségrégation spatiale. Les
gens de classe vivent dans des villages à l'écart des villages
peuls (misiide et foulaso), dans les runde (voir note 19) : « les foulaso
se juchent de préférence sur les hauteurs et les runde dans les
bas-fonds2 » (Richard-Molard, J., 1952).
Ce commandement direct se retrouve dans les massifs à
tendance sèche de la dorsale camerounaise (Monts Alantika, Monts
Mandara), où le haut des reliefs est le siège de la puissance :
pour les Ouldémé (Monts Mandara), « habiter en haut, c'est
demeurer près du ciel, près de la pluie et dominer les autres
» (Morin, S, 1996) (voir note 20); l'étagement montagnard
correspond ici à la stratification de la population historique : les
premiers occupants ont abandonné les bas de versants aux derniers
arrivés.
Ainsi, à l'inverse, Morin, S., relève que «
la position des concessions selon l'altitude inscrit dans l'espace montagnard
la hiérarchie sociale entre les divers clans*, lignages et individus
» (Morin, S., 1996). Dans les Grassfields et les Bamiléké,
l'étagement social est inverse : plus l'individu ou son clan
réside en
1 le plus souvent sur les hauteurs après la saison des
pluies (bowés du Fouta-djalon), et pour les massifs à
longue saison sèche, la descente vers les bas-fonds permet aux bestiaux
de trouver des espaces apetables
2 « Dans le Fouta-Djalon, les bas-fonds sont
traditionnellement des espaces marginalisés, car réputés
insalubres. Domaine du paludisme et de l'onchocercose pendant la saison
pluvieuse, ce sont des espaces qui sont perçus par les Peuls du
Fouta-Djalon comme des espaces à risques. » (Beuriot, M., 2000)
altitude, moins il occupe un rang élevé dans la
société ; la concession du roi (Mfo) s'établit
donc en bordure des bas-fonds, au contact des riches terres du bas.
Mais, dans le contexte politique et socio-économique
actuel et ses traductions spatiales (voir annexes 9, 10, 11 et 12), notamment
par des structures exogènes supérieures (Etats, régions
administratives, cantons,... etc.), des mutations paysagères
apparaissent, modifiant voire parfois déstructurant les organisations
traditionnelles des massifs. En effet, la période contemporaine, de la
colonisation à nos jours, a véhiculé des dynamiques
nouvelles dans les sociétés des hautes terres d'Afrique de
l'Ouest et d'Afrique Centrale. Le déploiement de structures
administratives par les colons européens a été repris par
les Etats indépendants dans la deuxième moitié du
XXème siècle. La mise en place d'organismes de
développement, de coopération et de gestion de l'environnement
exogènes aux populations des massifs, a fortement perturbé ou
transformé les dynamiques sociospatiales de leurs territoires ; de ce
fait, elle a aussi modifié les paysages. S'ajoutant à la
croissance démographique endogène, les leitmotivs de ces
différentes politiques et leur application sur le terrain -à
savoir l'ouverture à l'économie de marché, la
modernisation, le désenclavement des espaces montagnards et la gestion
rationnelle des ressources- sont à l'origine de mutations
paysagères contemporaines dans notre terrain d'étude. Dans
l'appréciation de ce contexte politique général, il
s'avère nécessaire de tenir compte la vigueur des conflits
ethniques et religieux sous-jacents de manière permanente dans
l'exercice du pouvoir au niveau national ; ce dernier devient souvent
l'instrument de certaines ethnies aux détriment d'autres.
Par exemple, le développement des cultures de bas-fonds
dans le massif du Fouta-Djalon, favorisé par les projets de
développement des institutions guinéennes et des ONG, influence
aujourd'hui les choix culturaux des paysans. Tous ont très vite saisi
leur intérêt à pratiquer ces cultures : les exploitants,
qui s'investissent dans les bas-fonds, concentrent leur énergie sur le
maraîchage qui apparaît fortement rémunérateur. Leur
intérêt n'est pas seulement financier, et les agriculteurs les
plus dynamiques, issus des populations anciennement soumises, l'ont bien
compris. Le bas-fond est l'instrument de la revanche économique et
sociale des anciens captifs sur leurs maîtres et de l'émancipation
des femmes. Les bas-fonds sont des instruments au service de la joute sociale
et de la récurrence des conflits : le développement c'est la
compréhension, l'acceptation c'est une toute autre histoire. De plus,
à ce point attractif dans les zones de forte concentration humaine
(périphérie des marchés), l'écosystème
bas-fonds montre déjà des signes de faiblesse attestant d'une
dégradation environnementale préjudiciable à son bon
fonctionnement (D'après Beuriot, M., 2000).
Un autre exemple peut être mis en évidence avec
les mutations paysagères dans la dorsale camerounaise. En pays
Bamiléké, l'ouverture à l'économie de marché
par les cultures de rente (café) depuis la colonisation a
engendré de profondes mutations socio-économiques et joue donc un
rôle important dans les dynamiques contemporaines du paysage. Le
développement d'une agriculture
spéculatrice dans un contexte foncier
limité1, a provoqué le délaissement progressif
des stratégies agraires traditionnelles : abandon progressif du bocage
protecteur des sols, ainsi que les modifications du système
jachère dont les rotations ont été
accélérées sur les terroirs. Dans les Mandaras, il s'agit
par contre de l'obligation de cultiver le coton qui est à l'origine des
dysfonctionnements des systèmes culturaux. Ainsi, la
stérilisation et l'érosion des sols, accentuées par les
caractéristiques montagnardes des systèmes de versants et de la
dénivellation, sont les conséquences directes de l'introduction
des cultures de rente et de la modernité (D'après Morin, S.,
1996)
Souvent inadaptées, car inadéquates dans les
logiques, dans le temps et dans l'espace, ces mutations contemporaines
véhiculées par des acteurs exogènes aux
sociétés ont provoqué chez les populations des massifs
d'Afrique de l'Ouest et Centrale des résurgences identitaires, celles-ci
dépassant parfois même la réalité sociale. Par le
refus de l'innovation et de la transformation d'un système de gestion de
la ressource devenu obsolète sous des pressions extérieures, le
repli identitaire de certaines populations occulte de nombreuses perspectives
d'avenir et accentue souvent les situations de crise. Nous pouvons ainsi
constater que les conséquences de la mise en place de projets et de
politiques sont à l'origine d'une image négative de
l'interventionnisme exogène. De nouvelles formes de
représentations apparaissent alors face à l'intervention de ces
acteurs « étrangers >>.
Les paysages des hautes terres étudiées se
distinguent donc par leur originalité, dans les modes de mise en valeur,
aux adaptations subtiles aux aptitudes du milieu, mais également par la
force constructive des facteurs culturels où les représentations
occupent une place majeure, qu'elles se basent sur une réalité
biophysique, socioculturelle, ou économique.
De toute évidence, l'organisation de l'espace n'est pas
imposée ou déterminée par les contraintes du milieu ; elle
laisse apparaître de multiples facettes sociales et culturelles : «
L'aménagement sur les versants est donc fonction des
représentations sociales >> (Morin, S., 1996). Les multiples
formes de paysages observées sur notre terrain d'étude sont,
avant tout, des constructions des individus et des représentations
qu'ils se font de leur société, auxquelles les communautés
des hautes terres d'Afrique de l'Ouest et d'Afrique Centrale sont fortement
attachées. Ce sentiment d'identité spatiale et culturelle, qu'on
perçoit dans les structures paysagères, ne trouve pas toujours
ses fondements dans les caractères montagnards. Ces derniers sont plus
conséquents sur les comportements sociospatiaux dans la dorsale
camerounaise2 que sur certains hauts plateaux tabulaires de la
dorsale guinéenne et de la chaîne de l'Atacora ; mais ce sentiment
identitaire qu'on retrouve dans tous les massifs est significatif
d'unités socio-spatiales distinctes, avec des fonds socioculturels
communs. Ils nous permettent maintenant d'aborder les systèmes de
représentations en géographie sur des bases territoriales
valables.
1 « l'espace [Bamiléké] est fini >>
(Morin, S.)
2 « Ces montagnes constituent de vrai systèmes
socio-spatiaux. >> (Morin, S., 1996)
« La recherche d'une définition de la montagne est
une chimère » (Messerli, B., et Yves, J-D., 1999). Cette
complexité de cerner le « fait montagnard » se pose donc dans
l'étude des représentations des individus et des
sociétés qui y vivent. Dans un souci de compréhension des
logiques socio-spatiales sur notre terrain d'étude, nous ne pouvions
occulter ou contourner ce problème.
Dans notre démarche, nous avons choisi une approche
« classique » du problème montagnard, non par volonté
de dissocier le physique de l'humain, mais plutôt en raison des
spécificités des milieux physiques par rapport aux reliefs
alentours; de ce point de vue, les hautes terres d'Afrique de l'Ouest et
d'Afrique Centrale sont des montagnes, réalités biophysiques
appréciables selon certains gradients. Par contre, l'approche des
spécificités sociales est à traiter avec plus de prudence,
au vu des multiples humanités, dont les cultures, les trajectoires
historiques et les contextes socio-économiques apparaissent
contrastés : « autant certaines visions globales sont possibles sur
les caractéristiques biophysiques des montagnes, autant la
multiplicité et parfois la complexité des humanités
montagnardes rendent périlleuses toutes formes de
généralisation » (Lassère, G., 1983).
La spécificité des environnements1
montagnards, des hautes terres d'Afrique de l'Ouest et d'Afrique Centrale, nous
semble bien difficile à affirmer et offre de diverses formes de
territorialité : les systèmes montagnards sont le lieu de vie
d'un grand nombre de groupes ethniques, gardiens de leurs traditions
culturelles, de leurs connaissances du milieu et de leurs facultés
d'adaptation. Pour cela, même s'il importe de connaître les
interactions entre les sociétés et leur milieu pour comprendre
les représentations et leurs implications spatiales, nous essayons de
considérer les espaces montagnards non pas comme des objets
d'étude, mais plutôt comme un cadre d'étude, contenant de
pratiques sociales étudiées indépendamment du contexte.
Toutefois, nous pensons que les populations au contact,
parfois multiséculaire, de ces milieux biophysiques, ont
intégré certaines des images ou représentations qu'ils
véhiculent, pour les sociétés mais aussi pour le chercheur
ou l'observateur. Nous ne saurons pourtant dire si l'intensité et la
force de ces représentations peuvent être corrélées
avec les gradients physiques de vigueur, de massivité et de
commandement. Pour cette raison, même si nous venons de montrer que ces
milieux originaux en influencent la formation et la construction mentale et
sociale, la notion de représentations montagnarde2 n'a
guère de signification en soi, tellement diverses sont les conditions
offertes aux hommes par ces écosystèmes, ainsi que leurs
perceptions et leurs formes d'adaptations au milieu.
Nous pouvons seulement pour l'instant constater que les
représentations participent à la construction des paysages et
nous permettent de cerner plus
1 La notion d'environnement au sens large incluant
(évidemment) les sociétés y vivant.
2 catalogue générique des représentations
des sociétés au contact de leur milieu montagnard.
précisément les logiques socio-spatiales des
individus et des sociétés. Les caractères implicites de la
montagne mettent en lumière des facteurs culturels et spirituels qui
influencent profondément la manière dont les hommes voient et
traitent l'environnement. Ces valeurs et croyances déterminent dans une
grande mesure les ressources et les éléments du milieu que les
hommes veulent exploiter et ceux qu'ils se sentent profondément
déterminés à protéger (D'après Messerli, B.,
et Yves, J-D., 1999).
Même si cette analyse de la dialectique
représentations-environnements montagnards tente de montrer des pistes,
de poser des questions ; cette étape nous permet maintenant
d'élargir cette vision pour tenter de mettre en évidence des
faisceaux de représentations qui interviennent dans les logiques
spatiales endogènes et leur confrontation à celle des projets,
encore fondamentalement exogènes. Car même si depuis la fin des
années 1970, se développe un mouvement critique de
l'interventionnisme dans les pays du Sud, et que les organismes et les
institutions affichent leurs bonnes intentions1, la
réalité dans les motivations, la conception et l'application des
politiques et des projets n'a que trop peu évoluée.
Hier encensés par les naturalistes, les milieux
montagnards centralisent aujourd'hui l`attention des organisations de
développement et de protection de l'environnement, relayées par
les institutions nationales : conserver ces « patrimoines de
l'humanité » est une source d'enjeux non négligeables
(pharmacie, bois, eau, génétique...). D'après l'O.N.U.,
« le développement durable des montagnes est une priorité
planétaire » (voir note 11).
Nous allons maintenant voir, au moyen d'exemples concrets que,
jusqu'à présent, la majorité des politiques
institutionnelles mises au point dans des visions globales de la dialectique
développement-environnement, s'affranchissent toujours des logiques
locales et des représentations des hommes.
1 "la meilleure façon de traiter les questions
d'environnement est d'assurer la participation de tous les citoyens
concernés au niveau qui convient" (principe 10) déclaration de
Rio, 1992.
TROISIÈME PARTIE :
TENTATIVE D'APPROCHE DES REPRÉSENTATIONS
POUR UNE MEILLEURE COMPRÉHENSION DES
LOGIQUES SOCIO-SPATIALES: UNE CARENCE DE
L'INTERVENTIONNISME DES STRUCTURES
EXOGÈNES.
Barrage de Foduyé envasé, sur les hauts
plateaux centraux du Fouta-Djalon (Labé-Timbi), construit par un projet
pour irriguer des parcelles ; quelques années après la
départ du projet, le barrage et les canaux sont progressivement
abandonnés. Miné par le manque de moyens pour entretenir la
structure et par les tensions sociales internes aux participants, le
développement voulu par le projet n'aura pas été durable
du tout..
INTRODUCTION
« Penser le Sud quand on est du Nord, penser le Nord
quand on est du Sud, [...] cela suppose une rupture
épistémologique et un renversement de problématique qu'une
grande majorité de politiques, de banquiers, de développeurs et
de chercheurs ne sont pas encore près à assumer » (Bertrand,
G., 20001). La pensée globale des phénomènes,
qu'ils soient politiques, socio-économiques ou géographiques
apparaît aujourd'hui limitée, décalée par rapport
à leurs réalités multiples et changeantes. Chaque
société, chaque territoire ne peut plus être abordé
de manière générale, avec des outils conceptuels qui
émanent d'une vision ethnocentrée d'inspiration occidentale. La
compréhension des logiques sociospatiales des hommes s'affirme comme une
optique incontournable à l'accompagnement des sociétés
dans leur développement, car « ne pas voir le même espace
lorsqu'on travaille ensemble est une difficulté majeure, c'est ne pas
parler le même langage. » (Rossi, G., 2000).
Nous allons montrer que, jusqu'à présent, la
majorité des politiques institutionnelles, mises au point dans des
visions globales du développement et de la gestion de l'environnement,
s'affranchissent toujours des représentations des hommes, vecteurs des
logiques socio-spatiales. Pour cela, nous proposons ici une grille de lecture
des représentations que peuvent avoir les sociétés de leur
sphère endogène, à savoir leurs rapports sociaux internes
et leurs rapports au milieu, mais également de la sphère
exogène, le monde extérieur et plus particulièrement les
acteurs institutionnels politiques et économiques, nationaux et
internationaux. Ainsi, nous orienterons dans un premier temps la
réflexion sur l'approche locale des sociétés et de leur
environnement, qui reste aujourd'hui la forme de territorialisation des
individus la plus aisément observable sur notre terrain d'étude ;
nous élargirons ensuite l'échelle des observations.
Cette tentative de trouver des pistes, des faisceaux de
représentations des sociétés ne se veut pas exhaustive ;
il s'agit plutôt d'une tentative méthodologique d'approche,
argumentée d'exemples concrets, le plus possible en rapport avec
l'interventionnisme des structures exogènes dans les
sociétés et leurs territoires. Identifier les
représentations des individus et des sociétés dans un
contexte socioéconomique connu facilite la compréhension des
logiques socio-spatiales et leurs dynamiques paysagères. Nous pensons
que ce type de démarche, si elle était adaptée à la
préparations de politiques et de projets dans les pays du Sud,
viabiliserait les actions menées. Utopie ?
1 In Rossi, G., 2000
CHAPITRE 1 :
SUR LES TRACES DU TERRITOIRE, LES REPRÉSENTATIONS DE L'HOMME ET DE LA
VIE SOCIALE.
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65
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Dans cette tentative de mise en évidence de pistes de
recherche pour l'identification et l'interprétation des
représentations, nous avons tout d'abord choisi de nous
intéresser aux images mentales qui sont construites par l'individu sur
luimême (sur lesquelles nous nous attarderons peu) , ainsi que celles
émanant de la société à laquelle il appartient,
dans sa structure et ses rapports sociaux. En effet, sur les hautes terres
d'Afrique de l'Ouest et d'Afrique Centrale, il apparaît que la dynamique
et la gestion des paysages des hautes terres d'Afrique de l'Ouest et d'Afrique
Centrale s'associent étroitement à l'ensemble du contexte
socio-culturel.
Il s'agit ici de « rendre compte de ce qui, dans les
attitudes et les comportements des personnes réelles, échappe
à la logique agrégative du marché, à l'interaction
mécanique des stratégies individuelles et à la recherche
rationnelle de l'intérêt personnel, pour s'orienter par
référence à la croyance dans l'existence d'une personne
collective. » (Di Méo, G., 1991) . Dans cette démarche, Nous
nous appuierons sur des exemples de notre terrain d'étude, pour montrer
que les représentations, ciment des sociétés et de leur
culture, sont trop souvent négligées dans les interventions des
projets et des politiques exogènes alors qu'elles facilitent la
compréhension de logiques socio-spatiales.
Le bocage est à la fois un mode de gestion de
l'agriculture et de l'élevage sur les terroirs peuplés, et un
mode de vie, un cadre de vie construit autour de la protection. Ce choix
technique motivé par la promiscuité du bétail et des
cultures exprime aussi certaines tension sociales exacerbées par la
promiscuité des hommes entre eux et les enjeux fonciers. L'habitat ne se
conçoit pas sans clôture.
Ainsi, outre la compréhension d'un système
d'agroélevage, l'étude des îlots de bocages apporte un
éclairage sur les représentations et sur le fonctionnement
interne de la communauté rurale (voir carte men-tale ci-contre). Le
social et le symbolique se révèlent ici aussi par le
géographique (Bonnemaison, 1992). Inversement, le géographique se
comprend par le symbolique. Les fonctions symboliques des clôtures
contribuent, de manière invisible, à fonder une organisation de
l'espace quand à elle bien observa- ble.
Nombre d'observateurs peu attentifs confondent aujourd'hui
encore les palissades du Fouta-Djalon avec des clôtures mortes, ne
voulant décidément pas voir ou admettre que c'est
précisément l'installation de palissades en piquet qui a abouti
à la création de forêts réticulaires favorisant
à leur tour toute une dynamique naturelle d'enrichissement floristique.
Certains projets environnementaux enfermés sur les problèmes de
déforestation proposent, sans grand succès, du fil de fer et du
grillage pour remplacer les palissades, ignorant que ce changement technique
pourrait amorcer la disparition du bocage (voir ci-contre). Absorbés par
la question du bois de feu, certains forestiers ont tendance à occulter
le rôle des ligneux de la haie qui satisfont les besoins domestiques.
DOCUMENT 15
PRATIQUES ET REPRÉSENTATIONS DE LA HAIE DANS LE
FOUTA-DJALON (1)
PRATIQUES ET REPRÉSENTATIONS DE LA HAIE DANS LE
FOUTA-DJALON (2)
Quand un individu qui réussit redoute les jalousies de
ses semblables et souhaite en particulier se prémunir de son entourage,
il s'adresse à un marabout. Il prie le karamoko de l'enclore;
aux barrières matérielles que constituent la clôture et la
case, on ajoute une clôture symbolique autour du corps, Le
hoggugol bandu.
Le karamoko récite alors une formule magique,
le coorawol, ou il est question d'un haie contre les sorciers; le
karamoko entoure ainsi le plaignant d'un enveloppe symbolique
isolante. C'est une véritable barrière, invisible mais
bâtie comme un rempart, que le karamoko dresse autour de l'individu pour
le protéger des attaques de la sorcellerie.
Le hoggugol bandu mis en place, un sorcier est dans
l'incapacité d'exercer son influence maléfique. Jusqu'alors, les
clôture matérielles ne pouvaient rien contre le mangeur
d'âme. Une simple coorawol entourant celui qui se sent
convoité d'un filtre protecteur magique aura suffi à rassurer ce
dernier. Ainsi, la clôture se révèle ici aussi comme la
pièce maîtresse du corpus des protections magiques. Aussi
invisible soit elle, la clôture du corps donne lieu à une
représentation réaliste
Textes et documents d'après Lauga-Sallenave, C.,
1996
« Construit d'abord ta clôture
»
DOCUMENT 16
A travers les clôtures et les barrières de
protection symbolique, la société du Fouta-Djalon nous livre les
représentations qu'elle se fait de son environnement et des forces
invisibles qui l'animent. La multiplicité des haies et l'installation
d'autres barrières matérielles et symboliques dans les jardins
enclos permettent à chacun de neutraliser tout danger extérieur
et de s'isoler de son proche entourage, de ses voisins, de ses parents... La
clôture, le toit, la porte, la serrure, en sont des signes. On les
retrouve dans la terminologie hoggo et tapade [concession d'un
ménage] expriment une volonté de fermeture, et uddidugol,
mot pour dire « ouvrir » qui se traduit par « fermer
à l'inverse », ainsi que dans certains gestes de la vie quotidienne
(verrouillage systématique des portes, empressement à
enclore...). Ils révèlent plus discrètement un état
d'esprit de fermeture. Derrière les protection matérielles, se
révèlent enfin des barrières symboliques dont le
hoggugol bandu (ci-dessus), la clôture reste la pièce
maîtresse, la clé de voûte, du dispositif de protection.
Le bocage est un dispositif de protection qui associe le clos
et l'ouvert et un dispositif de protection qui associe des barrières
visibles et des barrières symboliques. Les barrières symboliques
sont aussi nécessaires à la culture intensive. Qu'elle soit
matérielle ou virtuelle, la clôture est une protection contre les
menaces naturelles et surnaturelles et même quand elle apparaît
tout d'abord un solide rempart contre le bétail. La boucle est
bouclée. Le réalisme et le symbolisme forment un système.
L'imaginaire paysan s'ancre profondément dans la réalité;
une réalité qui est construite et non léguée par la
nature puisque les protections magiques sont techniques. On protège ses
cultures comme on protège son corps du sorcier et on protège son
corps comme on protège ses cultures de la dent du bétail. On ne
saurait dire si la violence symbolique de la sorcellerie a la même force
qu'autrefois. Toujours est-il que la clôture individuelle exprime encore
très souvent l'enracinement d'une certaine peur de l'autre.
1 L'HOMME : SES ORIGINES, SES CROYANCES.
Nous l'avons vu en première partie, dans la
construction des images mentales, l'individu est un élément
central et déterminant. Dans ses déplacements, ses
activités de production, dans sa vie sociale, l'homme (voir note 21)
subit les interférences psychologiques et culturelles de la vision qu'il
a de lui-même, de sa place dans le monde et dans sa
société. S'agit-il d'une entité autonome et
responsable de ses actes ? Est-il mû par des forces extérieures ou
supérieures ? Quels sont ses objectifs socio-économiques propres
? Existe-il des interdits, des craintes ou des limites que se fixe l'homme dans
son rapport à l'espace ?
S'intéresser à l'homme en tant qu'Être de
conscience, de réflexion et d'imagination1, pose les bases
des représentations qu'il crée et qu'il transforme ensuite dans
le temps. « Posséder le Je dans sa représentation :
ce pouvoir élève l'homme infiniment au-dessus de tous les autres
êtres vivants sur la terre. Par-là, il est une personne ; et
grâce à l'unité de la conscience dans tous les changements
qui peuvent lui survenir, il est une seule et même personne, c'est
à dire un être entièrement différent, par le rang et
la dignité, de choses comme le sont les animaux sans raison,
dont on peut disposer à sa guise. » (Kant, 17982).
Les représentations que l'homme se fait de
lui-même peuvent s'avérer être un facteur induisant des
pratiques spatiales particulières (voir doc.15 et 16). Dans ce sens, les
croyances peuvent être mises en avant car elles conditionnent l'individu
dans la vision de sa propre personne. Ainsi, les religions animistes
polythéistes, dominantes dans notre terrain d'étude, ne
considèrent pas l'individu de la même manière que la
religion islamique ou catholique. Cependant, il s'agit de ne pas s'aventurer
dans un « psychologisme individuel » démesuré, car dans
le cadre de la géographie et plus largement dans l'application de
politiques ou de projets, tenir compte des logiques subjectives de chaque
individu dans la complexité de sa conscience paraît
évidemment illusoire. L'individu est-il en permanence
l'expression d'un groupe sans lequel il n'existerai pas ? En tout cas
notre démarche ne peut se passer d'individus socialisés.
Identifier et cerner les représentations de la place
qu'occupe l'homme dans son environnement socioculturel -moteurs de sa logique
individuelle et de ses stratégies pour y parvenir- nous amène
à considérer l'individu à l'intérieur de sa
communauté : « L'homme est double. En lui, il y a deux êtres
: un être individuel qui
1 « L'imagination est le pouvoir de se représenter
dans l'intuition un objet même en son absence » (Kant, Critique
de la raison pure, 1781, Introduction, III). Si l'on reprend la
définition contemporaine du terme représentations, il semble
qu'aujourd'hui la représentation est une production de notre
imagination.
2 Anthropologie du point de vue pragmatique, librairie
J. Vrin, p. 17
a sa base dans l'organisme et dont le cercle d `action se
trouve, par cela même, étroitement limité, et un être
social qui présente en nous la plus haute réalité, dans
l'ordre intellectuel et moral, que nous puissions connaître par
l'observation, j'entends la société. » (Durkheim,
19251).
Cela dit il s'agit cependant de ne pas minimiser le rôle
de l'individu, qui constitue la diversité interne de chaque population,
puisque aujourd'hui, dans le cadre de projets, on voit apparaître de plus
en plus de micro-réalisations favorisant le soutien d'un individu.
Par exemple, cette stratégie est celle l'ONG «
ESSOR » dans le cadre du programme « concilier l'Environnement et le
développement économique en République de Guinée -
volet agroforesterie ». Basé notamment à Labé et
à TimbiMadina (Fouta-Djalon), le programme cherche à valoriser
les jachères par l'arbre (plantations d'eucalyptus), et à
favoriser le développement de haies vives monospécifiques en les
substituant à la palissade en bois mort. La démarche consiste
à trouver des personnes motivées et à financer le
lancement de l'exploitation, à savoir les premiers achats de plants et
la mise en place de pépinières destinées à
approvisionner les plantations. Ce choix de s'adresser à des individus
permet à l'ONG des investissements raisonnables et limite les
gaspillages en cas d'échec ; de plus ce choix est également
tactique : la réussite d'un exploitant donne des idées à
ses voisins qui démarchent eux-même auprès de l'ONG. Mais,
en favorisant la réussite individuelle, l'ONG crée des situations
de convoitise, car les élites locales peules voient d'un mauvais oeil
celui qui par sa réussite remet en cause la hiérarchie
traditionnelle ; d'autant plus s'il s'agit d'un ancien captif. On assiste
à une confrontation de stratégies socio-économiques
différentes provoquée par un projet, qui peut entraîner des
conflits sociaux localisés.
Parmi les erreurs de réalisation dans ces
micro-projets, par manque d'appréciation des représentations de
l'individu qui en est responsable et par manque de compréhension des
objectifs de ce dernier, nous pouvons exposer un cas qui nous concerne
directement. Lors de notre séjour à Labé (Fouta-Djalon,
2000), nous avons décidé de monter une entreprise avicole que
nous laisserions en gestion à notre famille d'accueil. Avant notre
départ, toute la logistique était
opérationnelle2 et la gestion tracée sur
l'année à venir : l'objectif fixé était le
doublement de la capacité du poulailler en 18 mois. Cette exploitation
représentait pour nous un gage de revenus à long terme pour M.
Baldé et sa famille. Au vu des résultats, nous constatons que
pour ce dernier le poulailler représentait plus un « cadeau »
de départ, une forme d'épargne familiale qu'il pouvait
gérer à sa manière et en fonction du contexte
socio-économique, qu'un véritable investissement reproductible
sur le long terme.
1 Les formes élémentaires de la vie religieuse,
Alcan, 1925, p.23
2 L'opération d'aménagement et d'équipement
du site, le financement de la nourriture, l'achat des poulets et le suivi
vétérinaire.
2 LES REPRÉSENTATIONS DE LA SOCIÉTÉ,
SA NATURE ET SA STRUCTURE, SES DYNAMIQUES INTERNES
On peut donc considérer que la subjectivité de
chaque individu participe à la construction de logiques spatiales qui
lui sont propres (voir doc. 15 et 16). Mais ce dernier est aussi un être
social, installé dans une niche territoriale, accessible à des
valeurs référentielles de groupe suffisamment claires et
puissantes pour que des structures telles que le pouvoir, l'économie et
ses règles, la culture, les croyances, la religion ou simplement le
langage revêtent une intelligibilité commune. « Etre social
>, parce que, dans le contexte des relations et des pratiques quotidiennes,
l'individu partage non seulement la situation objective, mais aussi, quelle que
soit l'ampleur des négociations auxquelles d'inévitables
divergences le contraignent, les opinions, les représentations, et les
stratégies d'autres acteurs sociaux. (D'après Di Méo, G.,
1991).
Ainsi, existe-il un sentiment d'appartenance à
un même groupe, à un même territoire ? Sur quoi reposent les
identités collectives ? Sur le territoire, la descendance, la pratique
de certains rituels religieux, certains codes sociaux, les classes sociales ?
La religion peut-être considérée comme un centre
dynamique et universellement reconnu. Ciment, clé de voûte de
certaines sociétés et qui, au travers des images qu'elle
véhicule, la religion pose son empreinte dans les pratiques de gestion
de l'espace et dans les paysages. « Le continent africain est remarquable
pour l'importance que les croyances occupent dans la vie quotidienne >,
(Deletage, V, 1998). Une autre forme de codification sociale fortement
symbolique se retrouve dans le langage. Notamment dans les repères
toponymiques, car le groupe se dote d'un nom et de représentations
mentales associées à ce nom : « je ne suis pas
guinéen, je suis peul du Fouta-Djalon >, (Baldé., M.L, 2000,
enquêtes personnelles).
Mais également, l'identité ethnique et
territoriale est parfois une construction contemporaine. « Ainsi en est-il
pour les Bamiléké, nom crée en 1885 par les Allemands
à la suite d'une mauvaise traduction des propos d'un interprète
qui désignait ainsi les Grassfields, les gens d'en haut >,
(Morin, S, 1996). Le sentiment d'identité ethnique des chefferies
Bamiléké est né de la confrontation avec les colons et
avec l'Etat indépendant ; ce sentiment d'unité représente
pour elles un moyen de défendre leurs intérêts, «
alors qu'au début de la colonisation, les chefferies des Hautes Terres
ne cessaient de guerroyer entre elles et leur dernier souci était bien
celui de l'unité d'une quelconque communauté >, (Morin, S,
1996). Malgré une pseudo-identité contemporaine qui
s'étend à un ensemble régional plus vaste, l'unité
socio-spatiale de référence reste la chefferie..
Le paysage de la chefferie de Bandjoun
(Bamiléké), en 1955, avant son saccage par les maquisard
pendant les troubles de 1960. Elle témoigne néanmoins d'une
organisation spatiale toujours visible.
Les concessions familiales (Mba) les plus anciennes
et donc les demeures des puissants se sont d'abord installés sur les
basses pentes. Leurs enfants et serviteurs, villageois, se sont
implantés plus haut, sur les terres de moindre valeur agricole et
sociale. L'inscription de l'habitat traduit la position sociale des individus:
plus on réside en altitude, moins on occupe un rang élevé
dans la chefferie (voir également doc.12_2). La conquête agricole
des versants s'est développée à partir des riches terres.
Sur le haut du versant, la place du marché joue un rôle essentiel:
ici se fait l'information de la population, les danses et les
cérémonies s'y déroulent. On notera l'omniprésence
des signes et des symboles sacrés dans le paysage de la chefferie qui
constituent autant de marques et de représentations sociales.
(D'après Morin, S., 1996, texte et document)
DOCUMENT 18
68 bis
Beaucoup plus nettement que les territoires
géographiques, groupes et classes font l'objet de représentations
souvent identiques, tant de la part des individus qui les composent que des
acteurs sociaux qui leur sont extérieurs. (Di Méo, G., 1991)
A quelle échelle peut-on considérer les
identités collectives? Ou s'arrête le cercle des proches, du clan
ou du lignage ? Comment s'organisent les liens entre les différentes
unités sociales ? Sont-ils spatialisés ? Ainsi, on peut
également raisonner à une échelle plus réduite, en
terme de groupes sociaux et de territoires plus restreints. Nous touchons alors
à l'unité sociale et productive de base, où souvent domine
un homme chef de famille ; les sociétés d'Afrique de l'Ouest et
d'Afrique Centrale sont très largement patriarcales (voir doc. 17).
En pays Tamberma1 (Atacora), la
société s'organise autour de la cellule familiale polygame, forme
de groupement de base. Cette dernière s'intègre dans le lignage
qui comprend les grands-parents, parents et leurs enfants, où les
familles entretiennent des liens motivés souvent par des
intérêts d'entraide et participent aux rites ancestraux dans le
tata2 familial. Au-dessus, l'ensemble le plus vaste est le
clan, unité supérieure référentielle pour tous les
individus de la communauté. « C'est la base même de la
reconnaissance sociale, on se dit de tel ou tel clan et on en est fier. >,
(Deletage, V., 1998). C'est à ce niveau qu'existent des relations
complexes entre les différentes branches ; ici, la religion animiste
maintient l'unité du clan, du lignage et de la famille. Cette notion
parait simple mais les relations qu'elle sousentend sont d'une grande
complexité et presque insaisissables pour un étranger à
leur groupe.
La vie sociale de référence pour les individus
s'organise donc en lignages et en clans, parfois regroupés en hameaux,
en villages ou en quartiers urbains. Ces groupes spatialisés distincts
participent à la gestion des biens communautaires (fonciers,
constructions, aménagements... etc.) ainsi qu'à l'organisation de
la vie sociale et productive. Cette complexe organisation socio-spatiale
représente pour les populations un gage de stabilité sociale et
une garantie de la reproduction du groupe dans ses activités. Un projet
de développement rural ne peut se passer de connaissances
localisées de ces phénomènes sociaux, des logiques et des
représentations qui les président.
Mais surtout, dans l'étude des représentations
que se font les hommes de la société qu'ils composent, on ne peut
s'affranchir de l'étude des rapports sociaux, entre les individus et
entre les multiples unités socio-spatiales d'une communauté.
La société est elle conçue selon un modèle
hiérarchique ? La hiérarchie a-t-elle une traduction spatiale ?
S'exprime-t-elle par des ségrégations socio-spatiales, des signes
dans le paysage ? En effet, « tous ces groupes sociaux ne sont
pas structurés de la même manière et ils sont loin
d'être tous des modèles de démocratie.
L'intérêt collectif n'est pas obligatoirement leur moteur, le
consensus leur seul mode de prise de décision. >, (Rossi, G ., 2000).
Au contraire, les groupes étudiés dans le cadre des hautes terres
d'Afrique de l'Ouest et d'Afrique Centrale sont fortement
hiérarchisés, organisées et médiatisés par
des grappes de facteurs
1 Région du Nord-est de l'Etat togolais, située sur
le versant oriental de l'Atacora, sur la rive droite du fleuve Kéran.
2 Le tata est une construction, un habitat repère d'une
famille et d'un clan (voir illustration de l'introduction). Il s'agit d'une
sorte de concession, à l'image de la tapade du Fouta-Djalon.
LA RÉPARTITION DE L'HABITAT SUR LES VERSANTS DU
FOUTA-DJALON
Dans le massif du Fouta-Djalon, la ségrégation
sociale est à l'origine de la ségrégation spatiale dans le
paysage. Les gens de classe vivent dans des villages à l'écart
des misiide et des foulaso, dans les runde. Le
modèle religieux qui déterminait le statut socioéconomique
et spatial des différentes classes du Fouta-Djalon est toujours visible
dans le paysage et perceptible dans les pratiques quotidiennes des
individus.
DOCUMENT 18 BIS
Ci-dessus, le misiide de Falo
Bowé (au N de Labé, 1958), qui perché sur son bowal,
domine les runde installés près du bas-fond .
A droite, le même
phénomène est observable sur le terroir de Dempo dans les Timbis
(1989).
culturels, dont les composantes sont plus ou moins influentes
en fonction des organisations sociales observées (voir doc.17). Parmi
ces multiples facteurs, on peut retenir le lignage et ses racines historiques
dans la société, le sexe, l'age, la religion, le pouvoir
politique et économique.
En Afrique de l'Ouest et Centrale, les chefs de clans, les
chefs de lignage, les sorciers et devins, sont très respectés
voire craints, notamment pour les représentations qu'en ont les membres
de la société. Par exemple, dans les croyances animistes, les
chefs symbolisent les pouvoirs que leur confèrent les ancêtres et
les autres esprits avec lesquels ils entretiennent des liens.
Ainsi, sur les Hautes Terres de l'Ouest Cameroun,
l'unité territoriale est la chefferie ; véritable Etat, elle
réunit un grand nombre de patrilignages par un fort sentiment
d'appartenance à une même communauté que sacralise le chef
(Fon ou Mfo). Desservant du Grand Esprit de la Montagne (Mbolom),
il est responsable de la gestion de la communauté
(Ngwa1), des terres, des femmes et de la justice.
Ici, les chefs sont mieux écoutés par les populations que
l'administration (Leplaideur, M-A., 1997) (voir note 22). Nous avons vu
précédemment que de cette hiérarchie découle une
occupation de l'espace sectorisée, hiérarchisée sur les
versants (voir doc. 18).
Suivant le nombre de clan et leur hiérarchie que
comporte le village ou la communauté, on peut distinguer parfois
plusieurs chefs qui officient chacun pour leur groupement clanique (Sombas et
Tamberma de l'Atacora), ou à tour de rôle.
Cette vision hiérarchique de la société
est donc répandue sur notre terrain d'étude ; même si elle
peut-être remise en cause2, cette structure sociale
véhicule des représentations de la société par ses
membres. Elle est souvent fonction de la place qu'occupe l'individu dans la
hiérarchie. C'est pourquoi, les facteurs socioculturels de
différentiation des individus et des groupes nous amènent
à la reconnaissance des statuts sociaux et des classes sociales. Quels
sont-ils ? Sont-ils traduits dans l'espace ? Sont-ils figés ou
dynamiques?
Dans le Fouta-Djalon, on distingue à la tête de
la pyramide sociale, l'Almamy (de l'arabe al-imâm, celui qui
dirige la prière) et la branche de sa famille. Juste derrière se
situe la noblesse qui comprend les familles peules à la tête des
chefferies de diwal (provinces) et de misiide (paroisse)
(voir doc.18 bis). Les autres familles peules sont les hommes de condition
libre ; ces derniers habitent dans les foulaso, à
l'écart des misiide, hameau principal de la mosquée. Le
clivage de cette portion privilégiée de la société
existe avec la base de la pyramide sociale, composée par les gens de
classe : les esclaves captifs et les groupes d'artisans. En marge de la
société évoluent différents groupes d'hommes de
condition libre, des artisans parmi lesquels des forgerons, des cordonniers,
des tisserands, des teinturiers, des potiers, des griots, des boisseliers,
souvent d'origine Dialonké. Les traductions spatiales de la
hiérarchie sociale apparaissent ici nettement, principalement en
fonction des origines ethniques, de la pratique religieuse et des
activités pratiquées (D'après Leyle, D., 2000).
1
« Unité de référence des populations,
un tout indissociable, un véritable Pays. » (Morin, S., 1996)
2 Dynamiques sociales sur lesquelles nous reviendrons plus
amplement.
Comprendre une société, cerner les logiques et
les représentations qui façonnent leurs structures, ses
composantes, apparaît comme fondamental dans le développement de
projets. Hélas, on ne compte plus le nombre d'échecs dans le
domaine des politiques de développement et de gestion de l'environnement
écologique, où cette démarche fait souvent
défaut.
Prenons l'exemple d'un projet rizicole en Guinée
forestière, dans la région du Nimba, mis en place pour faire face
à l'inefficacité du système de défriche
brûlis dans un contexte de pression démographique
élevée (40 hab./km²). Organisée par la
polygamie1, la culture du riz sur versant est le domaine des femmes
; mais dans le cadre du projet, la riziculture dans les bas-fonds est
préconisée. La lourde charge de travail que demande ce mode de
mise en valeur risquait de remettre en cause la répartition du travail
entre hommes et femmes, et donc toute l'organisation socioéconomique
patriarcale basée sur la polygamie. Les réticences à
reconsidérer le statut des femmes ont alors été
masquées par de multiples prétextes dévalorisant les
milieux des bas-fonds pour la culture du riz. Le projet, ainsi
court-circuité par la classe sexuelle dominante, n'a donc jamais abouti,
dans l'incompréhension des coopérants responsables du projets.
(D'après Rossi, G., 2000).
Dans le Fouta-Djalon, le même problème
émerge progressivement avec le développement du maraîchage
dans les bas-fonds où les femmes, et surtout les anciennes captives, qui
sont les instigatrices du mouvement de descente dans les bas-fonds, jouent un
rôle prépondérant. Elles sont les premières à
avoir mis ces espaces répulsifs et réputés insalubres en
valeur. Et elles en retirent aujourd'hui d'importants bénéfices
qui ne sont pas que financiers. Cette tendance a d'ailleurs influencé
considérablement les institutions gouvernementales et les ONG dans leur
choix de soutenir prioritairement la gente féminine qui, par ce biais,
recherche la possibilité de s'affranchir d'un joug marital et social
trop pesant et d'offrir à leurs enfants et à elles-mêmes
une émancipation et des perspectives d'avenir qu'elles estiment plus
intéressantes. Le président de la CRA2 de Labé,
El Hadj Mamadou Bilo Baldé Kompaya, n'entrevoit l'avenir agricole de la
sous-préfecture qu'en favorisant dans un premier temps le travail des
femmes. Celui-ci apparaît aujourd'hui comme un moteur du
développement rural. (D'après Beuriot, M., 2000).
Longtemps réticents à travailler ces espaces,
« domaine des captifs », les hommes de descendance peule, conscients
des risques sociaux que représentent pour eux l'émancipation des
femmes et des anciens captifs, refusent aujourd'hui le prêt de leurs
bas-fonds aux particuliers, aux groupements, de surcroît si une ONG ou
les services techniques locaux encadrent ces opérations de mise en
valeur. L'échec du projet aménagé de Foduyé (voir
illustration de la troisième partie), sur les hauts plateaux centraux de
Labé-Timbi, est, au-delà de la mauvaise conception de ses
aménagements hydro-agricoles, le résultat d'un véritable
sabotage social : les élites sociales ne voulaient pas être
concurrencées par l'émergence d'une élite
économique ; et parce que les terres leur appartiennent, certains
grands
1 « Avoir beaucoup de femmes, c'est avoir beaucoup de main
d'oeuvre » (Alpha Moktar Bah, FoutaDjalon, enquêtes personnelles,
2000)
2 Chambre Régionale de l'Agriculture
propriétaires locaux ont annulé les prêts
engagés, prétextant une mise en valeur de leurs parcelles ; qui
fut effective, mais qui fut l'oeuvre de leurs femmes et sur de faibles
superficies comparées à celles engagées par les
prêts.
Quel que soit le jugement qu'on porte sur les «
détournements », les accaparements ou les neutralisations de
projets, ils expriment un profond désaccord avec le projet technique,
politique ou social proposé par une structure exogène ; ils
dénoncent l'inadéquation du contenu du projet avec les logiques
de leur société, ce qu'elles représentent pour eux. Nous
verrons cependant dans le troisième chapitre que ces
sociétés, par l'intervention d'acteurs exogènes ou
allogènes, sont aujourd'hui confrontées à des dynamiques
contemporaines qui modifient parfois profondément leurs
représentations.
Afin de faciliter les pistes d'identification et de lecture
des représentations, nous avons choisi d'aborder en premier lieu celles
qui émanent de l'homme, de sa société, et de son statut
dans la hiérarchie sociale, avant de nous pencher sur les images du
milieu. Pourtant, même si les pays du Nord font aisément une
distinction entre la société et le milieu, pour les
communautés d'Afrique de l'Ouest et d'Afrique Centrale, cette dichotomie
n'existe pas forcément, les hommes et leur environnement formant un
tout.
CHAPITRE 2 :
LES SOCIÉTÉS CONFRONTÉS A LEUR MILIEU : UNE SOURCE DE
REPRÉSENTATIONS
|
Dans le système de pensée occidental actuel, les
individus et les sociétés entretiennent avec leur environnement
biophysique des rapports pour l'essentiel d'ordre économique, technique
et matériel. Or nous avons abordé précédemment sur
les hautes terres d'Afrique de l'Ouest et d'Afrique centrale ces rapports avec
leur milieu qui relèvent de fondements culturels, sociaux et
économiques bien différents.
Pour Rossi G. (2000), les pratiques de gestion des
sociétés, souvent très élaborées, sont
fondées sur une intime connaissance empirique de leur milieu physique,
sur la représentation qu `elles en ont tirée, sur les liens
religieux, spirituels, qu'elles entretiennent avec les éléments
naturels/surnaturels qui le composent. Le but de cet ensemble de conceptions,
de liens et de pratiques, résultats d'évolutions
multiséculaires, est d'assurer la survie et la reproduction du
système communautaire.
Ainsi, dans la perspective de compréhension des
systèmes de représentations des hommes, il s'avère
nécessaire de s'interroger sur la manière dont ils
conçoivent les rapports avec leur milieu.
1 LE MILIEU BIOPHYSIQUE : LES REPRÉSENTATIONS DE SES
COMPOSANTES ET DE SES PHÉNOMENES
L'environnement écologique, par ses composantes et
leurs interactions dans le temps et dans l'espace, donne des précieux
indicateurs sur la manière dont les hommes perçoivent et
interprètent leur environnement.
De quelle manière sont décrits les
éléments du milieu et comment sontils expliqués ? De
quelle manière sont perçus et représentés le
relief, le climat, les terroirs, la faune et la flore ? Pour Gallais
J. (1974), les sociétés des espaces tropicaux1 ne
peuvent considérer les éléments du milieu comme le support
neutre de leur existence, de leurs activités de production.
Le langage est une forme d'interprétation des
représentations du milieu et de ses composantes ; même si les
grilles d'analyses peuvent être discutées2, les
significations qu'on peut en retirer en font un outil primordial.
Par exemple Bidou J.E, au moyen d'enquêtes
effectuées à Hooré Dimma3 (Fouta-Djalon, au
Nord de Labé) et à l'aide d'un logiciel d'analyse
textuelle4, l'auteur décrypte le discours paysan et
dégage les polarités dans l'usage des mots ; il est alors
possible de les placer sur un cercle de corrélation et de classer les
discours en fonction de leur vocabulaire (annexe 13).
Ainsi, il constate que le vocabulaire de la nature s'oppose
à celui de l'environnement. D'un côté on note les mots de
la végétation (forêt, bois), de l'eau (pluie, source,
ruissellement), de la topographie (bowal, qui est un plateau cuirassé) ;
le mot érosion n'apparaît que pour dire qu'elle n'existe pas dans
la région ; on trouve également les mots qui règlent le
cours du temps (mois, saison, année). Bien sûr, on invoque Dieu,
qui a créé la nature et qui dispense les pluies. De l'autre
côté du cercle, se trouvent les mots de l'environnement,
c'est-à-dire la nature transformée, le milieu construit par
l'homme : la clôture et la haie, les arbres fruitiers, la maison, la
concession (c'est à dire le domaine clôturé), les
troupeaux. Sont associés les verbes de la transformation (planter,
cultiver, récolter) mais aussi plus haut (couper le bois, brûler
la brousse). Le mot « nature > se trouve dans ce groupe lié
à l'expression « protéger la nature > qui est aussi une
obligation (Bidou, J-E., 2000).
Pour ces villageois, la « nature > est ce qui est
sauvage, sans hommes, ou ce qui échappe à leur pouvoir : la
brousse ; alors que « l'environnement > est une nature
domestiquée, transformée par l'homme : le cercle des haies. De ce
fait, les
1 L'auteur emploie ici le terme de « traditionnelle >,
sur lequel nous reviendrons plus en détail dans le chapitre 3.
2 « Le language est-il l'expression adéquate de
toutes les réalités ? > (Nietzsche, Le livre du phiosophe,
Etudes théorétiques, 1872-1875, p.133)
3 Hameaux des sources de la Gambie en Guinée, ces
dernières faisant l'objet d'une protection.
4 Alceste, société Image, Toulouse.
Source : carte IGN, 1/50000 Echelle: 1/25000
FORET CLASSÉE D'HOORÉ DIMMA
DOCUMENT 19
Ci-dessus, la forêt classée d'Hooré Dimma
(Fouta-Djalon), mise en place par les colons français pour
protéger la source de la Haute Gambie; aujourd'hui, « sur les
versants cuirassés entourant la source de la Dimma, ont
été construites avec les crédits de l'Union
Européenne, plusieurs centaines de demilunes en pierre. Sur une cuirasse
extrêmement poreuse et à nue depuis quelques centaines de milliers
d'années, le ruissellement ne peut rien transporter: les demi-lunes ne
montrent pas l'ombre d'une accumulation de sédiments. Les paysans,
absolument persuadés de l'inutilité de ces travaux énorme,
ne les ont pas moins effectués: à 5 $ la demi-lune, le revenu
induit est appréciable. Ce qui est particulièrement
intéressant, ce sont les discours que suscite chez les
différentes catégories de paysans cette entreprise
scientifiquement absurde. Les responsables de la communauté louent la
grande science et le savoir faire des Blancs; ils demandent à ce que le
projet continue et s'étende. Si on leur montre les demi-lunes
désespérément vides, ils expliquent que dix ans, c'est
bien trop court pour juger de leur efficacité, d'autant que ces
ouvrages, au demeurant pas assez nombreux, mériteraient un peu
d'entretient, qu'ils seraient prêt à fournir, si on les
rétribuait pour cela... Les paysans de base, quand à eux,
commencent par tenir le même discours convenu, mais un peu plus tard, la
confiance rétablie, rient franchement: leur argent est bon à
prendre mais les Blancs ont vraiment des idées étranges, ils
combattent l'érosion là où il n'y a pas de sol et
où rien ne pousse et ne poussera jamais. Il faut qu'ils aient des
intérêts autres pour faire les choses aussi curieuses. Ils
attendent que le projet se termine: ils pourront ainsi réutiliser les
pierres pour les fondations de leurs maisons, l'entretien des pistes et ...pour
faire des cordons anti-érosifs là où ils le jugent utile.
« (Rossi, G, 2000)
autochtones ne comprennent pas que les projets1 et
les objectifs des experts leur imposent la protection de leur terroir : c'est
pour eux une évidence. Le discours paysan décrit la même
réalité et les mêmes objectifs que le scientifique, mais
à sa manière. Ils comprennent encore moins la raison pour
laquelle il faut protéger la nature, ce domaine non humanisé et
qui échappe à leur pouvoir. Par ces incompréhensions, il
existe une perception nette de la différence entre un
développement "traditionnel" qu'on pourrait qualifier d'endogène
et un développement "moderne" exogène qui, pour un objectif
commun, est perçu et conçu de manière totalement
différente (voir doc.19). Au-delà des discours où les
villageois considèrent qu'il n'y a pas d'érosion, que leur
pratique du brûlis est équilibrée, que le classement de la
forêt pour la protéger les gêne, et où ils expriment
leur incompréhension des politiques de protection des forêts ou
des sols, se profile le fait que leur notion d'environnement n'est pas la
nôtre. (D'après Bidou, J-E., 2000 et Rossi, G, 2000).
Rapporté par Nassourou S., (1999), un poème
boori2, témoigne également que la
littérature, orale ou écrite, constitue un support
appréciable pour l'étude des représentations du milieu.
Dans ce poème, Yâya Nguessek, décrit son environnement aux
travers des représentations qu'il s'en fait. Il y décrit
notamment les conditions climatiques et atmosphériques de
Ngaoundéré : « il fait sombre et pourtant ce n'est pas la
nuit » (nyibbi hiiraay), cela tenant à ce que la
région a souvent un ciel nuageux. L'image la plus forte est celle du
paysage de brousse, qu'il qualifie de noire (laade baleere), pour
signifier son aspect désert, parfois hostile voire effrayant,
parsemée de rivières, d'espaces boisés, de montagnes et de
ravins; une zone répulsive où le seul berger courageux peut
s'aventurer ou installer un campement. Mais à l'opposé, à
travers l'activité pastorale, il décrit la brousse comme un
milieu humanisé, espace utile transformé par l'homme et son
bétail.
Dans leur vision de l'espace, les sociétés font
la distinction entre les terres cultivées, l'espace habité
(l'environnement) et les terres non exploitées
représentées par la brousse perçue de manière
négative (la nature). Elle est présente chez les Peuls autour de
la tapade (voir doc.15 et 16), les Kabyés ou encore dans les Hautes
Terres de l'Ouest où l'espace est centralisé autour de la
chefferie (voir note 23).
De cette manière, on remarque que les
représentations de l'environnement écologique varient en fonction
de ses caractéristiques, et véhiculent des images souvent fortes
; nous en avons fait la démonstration en ce qui concerne le cas
montagnard des hautes terres du terrain d'étude. Il s'avère
nécessaire de remonter également aux conceptions du rapport
à la nature des hommes, aux liens qu'ils tissent avec elle.
1 Notamment le projet Haute-Gambie.
2 1973 : Yâya Nguessek, est un berger peul de l'Adamaoua,.
Il a vécu la plus grande partie de sa vie avec les troupeaux dans les
pâturages, laade, la brousse. Sur ses vieux jours, il a rejoint
la ville de Ngaoundéré
De quelle nature sont les liens avec le milieu
biophysique ainsi que les cycles de ses éléments? Quel est le
rôle de la religion et des croyances populaires dans les
représentations du milieu ? Quelles entités, quelles
divinités se représentent les hommes dans leur milieu? S'agit-il
de puissances localisées sur certains points ou diffuses ? Le
poids des croyances, des religions et des traditions culturelles qu'elles
impliquent en Afrique (et plus particulièrement dans notre terrain
d'étude montagnard), rend presque impossible de concevoir le milieu
comme vide de puissances invisibles ; effectivement, la grande majorité
des lieux sont présentés et abordés comme étant
habités par des forces spirituelles qui leur seraient consubstantielles
et antérieures à la présence humaine, auxquelles il faut
ajouter l'âme des ancêtres. Ainsi le territoire ne peut être
dissocié des esprits et divinités, d'où découle
leur caractère sacré.
La concession, le territoire clanique, celui du village ou
encore la brousse est associé à une divinité qui en a la
charge. Ces représentations divinisées du milieu se retrouvent
plus intensément et plus ouvertement chez les populations animistes,
mais on perçoit des pratiques de maraboutage et fétichistes
également chez les musulmans, de manière sous-jacente.
De ce fait, chaque acte, productif ou social, doit être
minutieusement réfléchi pour ne pas avoir à subir les
représailles de démons ou des esprits qui se manifestent de
manière ubiquiste dans les éléments du milieu. L'espace
religieux n'est pas entièrement statique, il est aussi dynamique : on ne
peut pas toujours délimiter un centre religieux, car certains sont en
perpétuel mouvement et varient en fonction des activités et des
moments de la vie (D'après Deletage, V., 1998)
Présente dans le quotidien de chaque membre de la
société, les représentations sacrées du milieu
constituent un système de repères, de signes admis par tous. La
dimension spirituelle de l'espace participe au fonctionnement et à
l'identification d'une communauté, à son terroir et sa dimension
historique ; de symboliques, les représentations du milieu peuvent
devenir organiques, médiatisées par la culture et notamment les
croyances religieuses.
L'exemple des Bakweri du Mont Cameroun (Morin, S., 1996) est
révélateur de l'attachement que peuvent avoir les
sociétés des hautes terres d'Afrique de l'Ouest et d'Afrique
Centrale à leur milieu, notamment les montagnes. «
Dépossédés de leurs terres fertiles de piémont par
les Allemands puis par les Britanniques pour y installer des plantations
industrielles, ils sont repoussés en altitude ». Depuis ce «
choc colonial », privée d'un partie de son territoire, la
société Bakweri se déstructure progressivement. Le
quotidien devient plus difficile à assumer, l'exode et la prostitution
se développent, la natalité s'effondre... La communauté
Bakweri, spoliée et désorientée, traverse une crise qui
menace la survie du groupe, « parce qu'il a perdu sa montagne, parce
qu'avec son terroir on lui a volé son âme » (Courade, G,
1981).
Les croyances, les mythes, les légendes sont des
représentations qui reconnaissent la nature des choses sacrées,
leurs pouvoirs et leurs vertus, leurs rapports les uns avec les autres et avec
les choses profanes, et ce, aux yeux de toute la société. Ainsi,
lorsque les éléments du milieu se manifestent, à travers
l'activité sismique et volcanique, ou encore les aléas
climatiques, tous les membres de la société y perçoivent
des signes, des messages des divinités qu'ils savent interpréter.
Comment les sociétés réagissent aux
phénomènes du milieu ? Quelle gestion en font-elles ? Il
s'agit de connaître tout d'abord les origines des dynamiques du milieu.
Car bien souvent, elles trouvent leur cause dans des explications sociales,
comme par exemple l'érosion1.
En 1982, les Bakwéri du Mont Cameroun avaient
assimilé l'éruption volcanique de la montagne à la mort du
chef. Mais les interprétations peuvent être multiples : en 1922,
une éruption de huit semaines détruisit 200 ha. de plantations ;
pour les autochtones, la coulée de lave dévastatrice fut l'oeuvre
du dieu Ebassy Moto qui contrôle la montagne, pour protester
contre la présence coloniale. La plus récente fut à
l'origine de nombreux dégâts, et elle représente de nouveau
la protestation contre les étrangers, qui investissent aussi le site au
moyen du tourisme, et qui perpétuent la plantation de cultures de rentes
(huile de palme... etc.). Alors, pour apaiser la colère du Dieu, «
on lui sacrifie des coqs et des chèvres ; le sang est ensuite
répandu sur le sol, ainsi que du vin de palme, pour calmer la
colère du dieu Ebassy Moto ))2
Au-delà du simple constat de leur
interprétation, on peut souligner la capacité d'adaptation des
sociétés aux phénomènes du milieu ; elles
développent des stratégies spécifiques en fonction de la
représentation positive (bonne saison des pluies en pays Kabyé)
ou négative (sécheresse dans les Alantika).
Par exemple, une mauvaise saison des pluies, et son corollaire
sur les rendements représente pour certains chefs de familles du
Fouta-Djalon l'obligation de devoir pratiquer une activité
parallèle, l'agriculture vivrière traditionnelle ne permettant
pas de subvenir à l'autosuffisance du foyer familial en encore moins de
dégager des revenus suffisants nécessaires à la
dépense: « l'homme est obligé d'émigrer )) (J.
Richard-Molard, 1952). La motivation première reste d'ordre
économique. L'exode est un moyen de trouver des revenus
monétaires extérieurs, nécessaires à la survie du
groupe familial et de faire face au sous emploi dans le Fouta-Djalon.
Dans la dorsale camerounaise, « l'inquiétude de
l'eau )) véhicule de nombreuses représentations sur les
phénomènes pluviométriques, et différents rites et
cérémonies s'établissent en fonction des aléas. Sur
les Hautes Terres de l'Ouest, si les semailles tardent à venir, les
femmes organisent des deuils aux grands carrefours de la chefferie, où
elles se lamentent et implorent les dieux de la pluie
1 « Nos visions de l'érosion sont influencées
par nos constructions sociales et mentales. Elles occultent souvent la
multiplicité des cas de figure et des variantes. )) (Rossi, G., 1997)
2 Jonathan Kongo Mbappé (notable de Buéa)
1 Ce que de nombreux auteurs appellent les ethnoconnaissances.
auxquelles sont offerts des sacrifices et des offrandes ; ce
sont les cérémonies des « pleurs de la pluie »
(Lelaa mbeng). Dans ce cas, les Fon, grands prêtres
(faiseurs de pluie) et maîtres de la société du
culte des eaux et des rites agraires interviennent pour régler les
saisons. (Morin, S., 1996)
2 LES REPRÉSENTATIONS DU MILIEU DANS LE
SYSTÈME PRODUCTIF : D'AUTRES RATIONALITÉS
La longue familiarité des pratiques, des besoins
esthétiques et leurs besoins spirituels des communautés du Sud
confère aux éléments du milieu, et à leurs
interrelations dans les écosystèmes, une valeur symbolique et
rituelle qui en est indissociable et qui conditionne largement leur usage
(Gallais, J., 1974).
On en revient de ce fait à l'implication des
représentations dans le système productif, qui dans le cadre de
notre terrain d'étude, est principalement basé sur
l'activité agricole. L'artisanat, la production industrielle ou encore
le commerce sont rarement des activités centrales dans les
stratégies de reproduction des sociétés ; ces
activités occupent plutôt une fonction secondaire. Cependant il
s'agit de réintégrer chaque groupe social étudié
dans son contexte géographique et socioéconomique pour mieux
cerner les représentations et leurs portées spatiales.
Quel est le rapport à la ressource ? Leurs
conditions d'accès ? Les signes de reconnaissance dans les paysages ?
Quelle est la part des rituels et des recettes techniques dans les modes de
mise en valeur ? Les représentations que se font les individus
et leurs groupes du milieu écologique, fortement influencées par
les croyances religieuses et populaires, se retrouvent dans les modes de mise
en valeur des ressources par les populations.
Jusqu'à présent, de nombreux exemples
abordés nous ont mis sur la voie des logiques et des stratégies
de gestion du milieu par les sociétés, qu'on retrouve sous des
formes d'adaptation aux potentialités du milieu et dans l'étendue
des pratiques de gestion de la ressource disponible. Ces logiques de gestion
tendent vers un seul et même but : la reproduction de la
communauté, ou du moins de la strate sociale, clanique ou familiale
à laquelle les individus s`identifient.
Elles s'affirment souvent par des savoirs et des pratiques
empiriques, résultat des expériences et de leurs enseignements
parfois multiséculaires1. Ces stratégies de gestion de
la ressource suivent donc les dynamiques du milieu et des
sociétés
CALENDRIER DES ACTIVITES EN PAYS TAMBERMA
DOCUMENT 20
Le calendrier des activités sociales et agricoles est
immuable et rythme la vie des tamberma. Ainsi, la vie religieuse et sociale est
indissociable des travaux agricoles, tous deux, étroitement liés,
sont apposés sur le même emploi du temps (Deletage, V, 1997,
texte, tableau et cliché)
dans le temps et dans l'espace. Elles constituent des
systèmes normatifs, des repères pour la communauté, et
intègrent ou s'approprient l'innovation, si celle-ci est jugée
efficace. Même si elle s'avère souvent précaire face aux
crises, la tradition ne peut être assimilée à
l'immobilisme. Ainsi liées aux milieux par les images mentales, les
représentations des hommes se retrouvent donc également dans la
gestion de la ressource, sous de multiples configurations : «
Contrairement à ce qui se passe en Occident, les aspects techniques ne
sont pas isolés des considérations sociales ou
magico-religieuses. Ils en sont bien souvent indissociables. C'est sans doute
ce qui les rend à la fois difficiles à comprendre et à
prendre en considération par l'observateur extérieur. >>
(Rossi, G., 2000)
« Les savoirs écologiques, bien qu'ils ne soient
pas conçus et utilisés consciemment comme tels1, font
partie de toutes les cultures du monde tropical >> (Rossi, G., 2000). Or,
bien souvent, les structures exogènes (Etat, ONG, organismes
internationaux de gestion de l'environnement... etc.) interviennent dans les
processus autochtones afin de « rationaliser >>, ou «
d'optimiser >> les pratiques de gestion de la ressource. Pour justifier
leur démarche interventionniste, elles invoquent le caractère
« prédateur >> et « destructeur >> des modes de
mise en valeur des sociétés « sousdéveloppées
>>, et implantent des programmes de développement (et leurs lots
d'innovations), ainsi que des projets de protection de l'environnement.
Ce que nous observons à travers les paysages ce n'est
pas seulement un écosystème plus ou moins transformé, mais
aussi l'empreinte d'un système social, avec ses propres
représentations du milieu, ses rationalités de gestion de la
ressource et ses stratégies de limitation du risque.
Ces pratiques d'organisation des activités productives
s'expriment notamment à travers les représentations des cycles
climatiques2, dont les rythmes et les aléas ont une
corrélation étroite avec des rites ou des
cérémonies agricoles sur fond social (voir doc.20). Sur ce point,
les sociétés des hautes terres d'Afrique de l'Ouest et d'Afrique
Centrale marquent, par les représentations des éléments du
milieu et de leurs cycles, les calendriers des modes de mise en valeur. Ces
rituels agricoles ou sociaux témoignent d'une certaine vision des
dynamiques biophysiques du milieu. L'importation dans ces systèmes
socio-agricoles de techniques ou de cultures nouvelles par des organismes
exogènes échoue souvent car leur valorisation
nécessiterait des transformation des calendriers auxquels les
populations sont attachées. Ces rituels, rythmés par les cycles
et les représentations que s'en font les populations, restent des
repères socio-culturels forts, de véritables
éléments de cohésion sociale. De plus ils garantissent au
groupe le maintien de la production agricole en adéquation avec ses
objectifs, qui ne tendent pas toujours vers l'optimisation : d'après
P-M. Decoudras (1997), « leurs logiques ne poussent pas
nécessairement les paysans à optimiser leurs productions et leurs
revenus, contrairement à la vision technocratique exogène du
développement >>. Ainsi, la praxis agricole des
sociétés des hautes terres de notre terrain d'étude
recèle de
1 De manière « rationnelle >>, «
scientifique >>, « optimale >>...
2 Et donc agricoles.
ARBRES SACRÉS ET FÉTICHISME
1 2
DOCUMENT 21
4
1: fétiche au pied d'un baobab sacré en pays
Tamberma (Deletage, V., 1998)
2: bois sacré et cimetière en pays Tamberma
(Deletage, V., 1998)
3: Diable de la brousse Toma, Guinée forestière
(Saulnier, T., 1953)
4: forêt sacrée dans le Fouta-Djalon.(Beuriot, M
& Leyle D., 2000)
3
79 bis
multiples rites et cérémonies,
conditionnés par les représentations du milieu, et elle participe
à la fois à l'activité productive, mais également
à la cohésion socioculturelle du groupe.
Nous traiterons ici dans le détail l'exemple de
l'arbre, élément important du paysage et des systèmes
agraires en Afrique : par sa composition et par le rôle qui lui est
assigné, le peuplement arboré de l'espace agricole apparaît
comme révélateur de la stratégie que chaque
société conduit à l'égard du milieu où elle
est insérée (Pélissier, P.). Marquage foncier,
élément productif et protecteur des sols des systèmes
agro-sylvo-pastoraux, ressource en bois, symbole sacré ou encore source
d'ombre pour les palabres, l'arbre marque par sa forte présence les
paysages des hautes terres d'Afrique de l'Ouest et d'Afrique Centrale. Il est
ainsi visible dans les paysages sous plusieurs formes : isolée, espaces
boisés, parcs arborés, haies vives...etc. D'après Deletage
V., (1998), il est un composant fondamental dans l'expression des croyances et
dans la pratique des rites, notamment pour les religions animistes.
Sur les Hautes Terres de l'Ouest camerounais, les arbres
sacrés des chefferies se localisent toujours dans les bas de pentes
humides, et les vallons hydromorphes à raphiales1. Le vieux
et grand Ficus est un symbole royal2, et les kapokiers, fromagers ou
canariums, symbolisent les âmes des ancêtres, et font
référence aux fonctionnement des institutions traditionnelles des
sociétés secrètes qui s'y abritent (voir doc.21 et
doc.18). Dans le Fouta-Djalon, l'implantation d'une tapade est
symbolisée par la plantation d'un arbre, souvent un oranger, et signe
l'appropriation foncière3 ; on retrouve également de
multiples variétés arborées dans les haies vives qui
structurent le bocage, qui derrière des fonctions agronomiques et
productives, sont les gardiens des tapades contre les mauvais esprits, et les
protecteurs de leurs habitants (voir doc. 15 et 16).
Les représentations de l'arbre sont ainsi visibles dans
le paysage : les forêts sacrées en constituent des témoins.
Dédiées aux divinités et aux esprits, elles
représentent l'empreinte visible de la présence de forces
surnaturelles qui vivent dans une dimension parallèle à celle des
humains ; ce que Deletage V. (1998) appelle « un pont entre les deux
mondes », concrétisation des relations que les hommes ont
tissé avec les esprits. En pays Tamberma, les bois sacrés,
représentent le lieu de rencontre des âmes des ancêtres et
des âmes des vivants : n'ayant pas tous la même fonction mystique,
certains sont les domaines de fétiches4 alors que d'autres
1 Même si celles-ci sont relativement récentes,
jouent un rôle essentiel dans les actes de la vie sociale, par les
matériaux et les produits divers qu'on en retire et surtout par le vin
de raphia qu'on y récolte et qui participe à toutes les libations
et de la simple politesse vis à vis des hôtes (d'après
Morin, S., 1996)
2 « Le Ficus est le plus grand arbre de la montagne : il
est grand comme le prince » (Vincent, J.F., 1991)
3 Dans les haies vives dans les montagnes humides du Cameroun,
cette fonction est remplie par le Cang, (Ficus agnophila Hutch) que
l'on retrouve dans toutes les concessions. Le plus souvent, cette fonction
d`appropriation est symbolisée, marquée par des Fromagers (Ceiba
pentanda).
4 Dans la religion animiste, un fétiche représente
un abri pour l'âme de l'être ou de l'animal
vénéré décédé.
accueillent des démons1 redoutés ou
les sépultures des défunts. Sur les hautes terres humides du
Cameroun, les forêts situées aux marges du territoire sont
perçues de manière négative, peuplées de
génies malfaisants : elles représentent l'au-delà,
l'ailleurs, alors que les bois sacrés des chefferies, Domaine des Dieux
du lignage, donnent une image rassurante (Morin, S., 1996); ces sanctuaires
forestiers représentent un repère identitaire2.
Demeures de divinités et des ancêtres,
territoires des sorciers, des prêtres et des chefs, les forêts
sacrées baignent dans une multitude de représentations et de
privilèges, d'interdit, de tabous : dans celles des Kabyés du
Togo, toute utilisation prédatrice de la ressource forestière est
strictement prohibée, au risque de provoquer la colère des
esprits qui se manifestent par des phénomènes paroxysmiques, et
qui sont responsables de dégâts que la communauté devra
réparer par des sacrifices et des offrandes. La majorité de ces
espaces sacrés servent de semencier pour des espèces utiles, de
réserve de pharmacopée traditionnelle, de coupe-vent, de
protection des versants et des têtes de sources3. On constate
alors que derrière le sacré se cache le souci de gestion et de
protection de la ressource polymodale et multifonctionnelle que
représente l'arbre (D'après Rossi, G., 2000 et Deletage, V.,
1998).
Or, depuis la colonisation, les Etats et les organismes
internationaux implantent des projets de gestion de la ressource en bois, de
protection de la biodiversité forestière, ou de réduction
de l'érosion des versants. Ils fondent leurs actions sur des postulats
scientifiques hérités de cette époque, qui remettent en
cause les pratiques paysannes, mettant en avant << l'irrationalité
» du pastoralisme et << l'inconscience » des feux de brousse,
et qui s'inspirent d'une vision fonctionnelle et esthétique de l'espace.
Dans le Fouta-Djalon, l'exemple de Hooré Dimma approché plus haut
évoquait les incompréhensions des communautés à
l'égard de la science et des techniques des << Blancs » (voir
doc.19 et annexe 13 ).
Un autre exemple peut argumenter cette incohérence : le
projet de << Restauration et de protection du massif du Fouta-Djalon
» (André et Pestana, 1998, Rossi, G., 2000). Fondé sur un
récit alarmiste d'experts, mal renseignés sur la
réalité de la dégradation des sols (voir annexe 14), le
projet fut instauré par l'OUA en 1979 et financé dans ses
différents volets par de multiples bailleurs de fonds
(Coopération française, FED, USAID, PNUD, FAO...). Le
Fouta-Djalon fut décrété (abusivement) <<
château d'eau d'Afrique de l'Ouest » ; il est donc devenu un enjeu
majeur pour les pays dont les ressources en eau dépendent des fleuves
qui y naissent. Pour protéger cette ressource << en danger »
le projet préconise alors la protection des formations
forestières, qui conditionnent la pérennité des
débits et donc la sécurité
1 Démons et génies des bois sacrés se
rapportent généralement à un esprit, une entité
invisible.
2 La forêt sacrée est avant tout
considérée comme un lieu de culte et de recueillement. Elle est
également la preuve indiscutable de l'existence légale d'un
groupe et de ses droits sur le sol ; elle est la mémoire du
territoire.
3 <<[ En pays Tamberma,] ces bois sont parfois
arrosés par des marigots, il peut même arriver que le long du
piémont atacorien, des sources y soient localisées. Ces cours
d'eau sont considérés eux aussi comme sacrés dans le
périmètre du bois, car ils permettent aux esprits de s'abreuver.
»(Deletage, V, 1997)
ARBRES, MODERNITÉ ET CONSERVATION
Aménagements de haies coupe-vent « modernes
>> mis en place par la FAO. Ces plantations rectilignes de
résineux sont destinées à faciliter la mise en culture
tout en protégeant le sol de l'abrasion éolienne et de
l'évapotranspiration. Les haies sont entretenues par les paysans, qui
touchent les rétributions du projet, mais que ces réalisation
font plus rire qu'elles ne sont efficaces. Les colons, puis les administrations
qui suivirent ont reboisé de manière sporadique certaines zones
du Fouta-Djalon de plantations monospécifiques. Des résineux, la
« mode >> est passée à
celle de l'eucalyptus. (Cliché: Beuriot, M, &
Leyle D., 2000)
81 bis
Dans le village de Lelato (sous-préfecture de
Daralabé), situé juste en bordure Est de la forêt
classée de Daralabé, les habitants revendiquent des terres ayant
appartenues à leurs ancêtres dans le périmètre
même de la forêt, alors que ce site classé existe depuis la
colonisation (enquêtes personnelles).
Depuis ce temps, il se plaignent auprès des technicien
forestiers de dégâts de la faune dans leur tapades proche et des
risques que constitue la traversée de la forêt; celle-ci est en
effet réputée jusqu'à Labé (25km au Nord) pour
être un domaine de bandits dans lequel il ne vaut mieux pas tomber en
panne de moto...
Carte IGN, 1958, 1/50000 modifiée
DOCUMENT 22
hydraulique en aval, et les reboisements
monospécifiques1 (voir doc.22). « Depuis la
période coloniale, la dégradation des milieux dans le Fouta est
donc systématiquement dénoncée [par les autorités
successives et les organismes internationaux]. Elle est toujours
présentée comme la conséquence directe des pratiques
paysannes extensives. >> (André et Pestana, 1998, Rossi, G.,
2000). Pourtant, la réalité offre un bien autre visage : le
couvert forestier progresse et l'érosion est inexistante2
(voir annexe 13). Les discours malthusiens des premiers explorateurs et
administrateurs, catastrophistes et urgentistes, ont ainsi construit les
représentations scientifiques contemporaines du phénomène
de la dégradation du milieu dans la massif du Fouta-Djalon. Pour Rossi,
G, ce projet illustre l'inertie des représentations dans le temps. Cela
dit, la permanence de ces contre-vérités scientifiques cache
aussi des intérêts financiers et géopolitiques certains
pour l'Etat guinéen et les organismes intervenant sur
place3.
Ainsi, au détriment d'une gestion traditionnelle
efficace qui répond à des représentations et à des
rationalités différentes de celles des intervenants, les
boisements sont protégés là où les populations les
utilisent et les gèrent parfaitement (réserves, forêts
classées, opérations de reboisement), et sont parfois
supprimés, ou remplacés par des formations
monospécifiques, là où leur valeur productive et
symbolique est fondamentale pour les communautés (voir doc. 15 et
16).
Les représentations autour de l'arbre et les valeurs
sociales qu'elles véhiculent sont largement négligées ;
comme par exemple au Togo où le code forestier de 1987, destiné
à gérer juridiquement toutes les forêts du pays, incorpore
sans distinctions les bois sacrés qui deviennent ainsi des domaines
administrés par l'Etat.
Les représentations du milieu s'expriment ainsi sous de
multiples formes dans le rapport à l'espace des sociétés
des hautes terres d'Afrique de l'Ouest et d'Afrique Centrale.
On peut distinguer de manière générique
deux types de rapports des hommes à leur milieu : une relation
orientée vers le fonctionnalisme et le matérialisme pour les
populations de tradition judéo-chrétienne et islamique, alors que
dans les sociétés animistes, l'homme n'est pas opposé
à la nature : il en fait partie intégrante (voir note 24)
(D'après Rossi, G., 2000). Ces rapports au milieu conditionnent les
représentations des individus et de leurs groupes. Ils confortent la
communauté et contribuent au façonnement des stratégies de
reproduction du groupe, au niveau socioculturel, mais également au
niveau des activités de production et de la gestion de ces
écosystèmes.
Dans leurs représentations du territoire, on remarque
que la vision traditionnelle est celle d'un espace binaire4,
où les positions d'acteur endogène et
1 « Les innombrables entreprises de reboisement
illustrent mieux que n'importe quel autre domaine la conception
désarticulée de l'environnement qui préside aux
opérations contemporaines d'aménagement. >> (Pellisier, P,
1981)
2
4 nature humanisée/nature sauvage.
3 Ecologie business ?
« Le mot érosion n'apparaît que pour dire
qu'elle n'existe pas dans la région >> (Bidou, J-E., 2000)
1 On pourrait aussi bien dire tout espace ou toute formation
socio-spatiale.
d'acteur exogène se prêtent à des
représentations identifiables. Mais comme le précise Braudel
(1986), « tout village1 a beau faire, il ne se suffira jamais
à lui même. Toute communauté à besoin d'une
indispensable ouverture ». Par exemple, les migrations des populations et
les activités commerciales ont toujours participé aux logiques et
aux stratégies des sociétés, dans la gestion de la
ressource et la minimisation des risques.
Les unités socio-spatiales villageoises des hautes
terres de notre terrain d'étude doivent ainsi être abordés
comme les éléments d'un réseau, à
l'intérieur de systèmes dynamiques. Cette approche se justifie
d'autant plus que les contextes contemporains de ces sociétés
intègrent progressivement les populations montagnardes (plus ou moins
enclavées) aux réseaux supérieurs nationaux et
internationaux.
CHAPITRE 3 :
AU-DELÀ DE LA SOCIÉTÉ ET DE SON TERRITOIRE : LES VISIONS
DU MONDE EXTÉRIEUR ET DE SES ACTEURS.
|
Même si elles restent fortement attachées
à leur territoire local, les communautés des hautes terres
d'Afrique Centrale et d'Afrique de l'Ouest entretiennent tout de même des
liens avec « le monde extérieur ». Nous l'avons
précédemment vu, les espaces et les aires qui s'étendent
au-delà du territoire et de l'espace vécu des individus
contribuent à la formation de représentations, d'images d'une
réalité déformée ou imaginée.
Or depuis la colonisation, de multiples structures,
organisations et administrations interviennent, souvent physiquement par des
actions, dans les territoires des sociétés, sur leur
système productif ou encore sur leurs pratiques de gestion de la
ressource. Ces « étrangers » soumettent depuis plusieurs
générations les communautés à des projets et
à des politiques. Nous avons montré par des exemples que
l'interventionnisme exogène de ces acteurs est loin de faire
l'unanimité au sein des sociétés des hautes terres
d'Afrique de l'Ouest et d'Afrique Centrale : généralement il ne
correspond pas à leurs besoins réels, si toutefois elles
considèrent la nécessité d'une aide.
Ainsi, face à l'intervention sur leur territoire
d'acteurs transitionnels, les émigrés, et surtout les acteurs
exogènes, l'Etat, les projets, les opérateurs
privés1 ou encore les ONG, on peut s'interroger sur les
représentations des populations à leur égard et à
celles de leurs actions. Nous pourrons alors mettre en opposition deux visions
différentes du réel ou chacun raisonne selon ses
intérêts et ses représentations.
1 Ces acteurs privés, souvent motivés par des
intérêts économiques, ne seront pas abordés en
profondeur, conformément à notre démarche qui s'appuie sur
les actions institutionnelles; cela dit, leur rôle ne doit pas être
négligé.
1 LES IMAGES DU MONDE EXTÉRIEUR
Dans la grille de lecture proposée, nous avons
abordé dans le chapitre précédent les
représentations du milieu biophysique, et leurs conséquences sur
le fonctionnement des systèmes sociaux et des systèmes
productifs, ainsi que sur les structures paysagères. Mais au-delà
du territoire s'étendent des espaces plus ou moins connus par les
populations, avec d'autres sociétés, d'autres milieux et d'autres
organisations spatiales.
Comment les communautés si situent-elles dans
un espace plus large ? Quels sont leurs repères d'orientation
géographique ? Quelles représentations du monde extérieur
se font-elles ? Quelles sont les notions sur lesquelles reposent ces
représentations du monde extérieur, de l'espace lointain ? Quels
supports véhiculent les images de «i'extérieur » ?
Ces visions du monde reposent sur une multitude de
caractéristiques socioculturelles localisées, sur un fond de
nécessités économiques.
A travers le langage, de la même manière que nous
l'avons montré pour les représentations du milieu, on peut ainsi
identifier et décrypter la manière dont les
sociétés se représentent les espaces extérieurs
à leur territoire identitaire ainsi que les communautés qui y
vivent. Pour cela, on peut s'attacher aux termes employés pour
décrire et expliquer les lieux, les aires ou les groupes humains.
La religion et ses variantes locales, qui s'exprime à
travers les croyances populaire,s influence aussi les représentations du
monde extérieur. Sur les hautes terres d'Afrique de l'Ouest et d'Afrique
Centrale, nous avons vu que les sanctuaires montagnards sont des repères
visuels et spirituels forts1 qui centralisent le monde de la
communauté autour de la montagne, demeure des esprits des ancêtres
et garante de la reproduction du groupe (voir note 26): de la montagne
dépend la destinée de la communauté. En cela, elle est un
repère géographique fort pour la (les) société(s)
qui s'y rattache(nt).
De même, pour les peuls (fulbés, fulani...
etc.), la pratique de l'Islam les amène à développer
une représentation forte de La Mecque. Cette image est non seulement
spirituelle, puisque tout bon musulman aimerait y faire le pèlerinage et
devenir El Had] ou Had]a, mais aussi géographique, car les
prières quotidiennes nécessitent que le fidèle s'oriente
vers cette ville sacrée.
Les visions du monde extérieur dépendent
également de la mobilité des individus, des migrations qu'ils
entreprennent et des raisons qui les motivent. Ainsi, dans le Fouta-D]alon,
nombreux sont les individus qui entrevoient le monde à travers les
migrations de leurs proches, du lignage ou du clan: un fils à Conakry,
un autre à
1 Voir partie 2, chapitre 2.
Banjul ou Dakar, et, fierté familiale, une nièce
en Belgique1. Les populations sédentaires ont plus
aisément une vision centralisée sur le territoire et ses
repères, avec une vue discontinue du monde extérieur
correspondant aux lieux où les membres issus de la communauté se
sont installés2 ou qu'ils ont fréquentés lors
de leurs migrations; l'espace représenté occupe dans ces
sociétés une place importante. Par contre, les populations
nomades ou semi-sédentaires, comme certaines populations de pasteurs
peuls, ont une vision de l'espace vécu plus large, et linéaire en
fonction des parcours de pâture.
Cela dit, les représentations de l'espace
géographique qui s'étend au delà du territoire local
(unité socio-spatiale de référence), dépendent
surtout des trajectoires individuelles de chaque membre de la
société, de son espace vécu, espace pratiqué
quotidien ou occasionnel. A l'échelle d'approche individuelle, les
représentations de l'espace « lointain >> peuvent ici prendre
de multiples formes.
Les référentiels socio-spatiaux et les
trajectoires individuelles influencent la vision de « l'autre>>, de
la société voisine, qu'on croise parfois, ou lointaine, dont on
« entend parler >>. Mais, dans les représentations du monde
des individus et des groupes, les supports de l'information et de la
communication jouent une place prépondérante. Les moyens
techniques modernes de communication3 et de diffusion de
l'information permettent d'avoir accès à une certaine
quantité d'information. Les « récepteurs >>
perçoivent cette information, l'interprètent et se la
représentent 4. Mais, en dehors des capitales et des grandes
agglomérations (voir note 27), les technologies de l'information et de
la communication restent pour l'instant marginales, non seulement faute de
moyens car elles ont un coût, mais aussi faute de réseaux denses
et élargis.
L'information circule donc principalement avec les individus
et les biens marchands, voire par l'intermédiaire des grandes
cérémonies ou rassemblements qui permettent de resserrer les
liens sociaux et de prendre des nouvelles ; on y écoute un cousin parler
de la famille ou les griots5 conter et répandre la vox
populi. La communication orale occupe donc encore une place
prépondérante, dans la circulation de l'information sur les
hautes terres d'Afrique de l'Ouest et d'Afrique Centrale. Elle influence
fortement les représentations du monde extérieur, puisque les
supports écrits sont rares et déchiffrés par une
proportion encore minoritaire de la population.
Parmi les vecteurs des représentations du monde, on
pourra également retenir comme indicateurs les représentations
cartographiques (si elles existent), mais surtout dans le cadre de notre
terrain d'étude, artistiques (art pictural et plus largement
artisanal).
1 Alors que bien souvent, les conditions de vie des
expatriés africains en Europe ne sont pas toujours facile. Beaucoup le
savent mais le taisent lorsqu'ils en parlent.
2 Par exemple pour les peuls, on peut parler d'une
véritable diaspora, avec un réseau complexe de liens, à
toutes les échelles territoriales : le village, le massif, le pays,
l'Etat, le continent, le monde.
3 Nous retiendrons la télévision (par satellite),
le téléphone, l'Internet mais surtout dans les
sociétés des hautes terres du terrain d'étude, la radio
hertzienne.
4 Ce flux, lui-même soumis aux interprétations, aux
représentations, et (surtout) aux intérêts de «
l'émetteur >>.
5 Les griots sont en Afrique de l'Ouest des personnages que
l'on respecte, car ils apportent la nouvelle, mais on les appelle
également « les menteurs >>, car ils savent subtilement
déformer la réalité dans leur intérêt.
Dans les représentations que se font les
sociétés de l'espace, la place de la ville parait difficile
à définir. De nos jours, doit-on considérer la ville comme
un élément extérieur au milieu car elle s'étend
souvent aux limites du territoire local, ou doit-on l'y intégrer puisque
ses fonctions économiques, politiques et administratives la rendent
progressivement incontournable? Construction humaine, repère
identifiable, mais également entité mystérieuse et parfois
lointaine, la place de la ville dans les représentations des hommes pose
véritablement une difficulté d'interprétation. Sa
perception par les populations est vraisemblablement fonction de facteurs
locaux : les distances (voir note 6), les rôles socio-économiques
et administratifs, la nature du peuplement (densité, répartition
et migration). Ces facteurs d'attraction ou de répulsion
déterminent la pratique de la ville qui en découle (quotidienne,
régulière, fréquente, occasionnelle, rare...) et
modèle les représentations dont les cités font l'objet.
Quelle est vision de la ville ? Quelle est sa
structure ontologique? Estelle un élément endogène
à la société, ou un élément exogène
?1
Nous avons précédemment vu que les
représentations du milieu et les structures spatiales des
sociétés rurales des Hautes terres d'Afrique de l'Ouest et
d'Afrique Centrale s'apparente à une vision binaire de l'espace : le
village, nature humanisée, rassurante, domaine des ancêtres, et la
brousse, nature sauvage, peu sécurisante, demeure des mauvais
génies et des démons. Dans cette représentation de
l'espace territorial, la ville s'associe à une nature
artificialisée, autrement dit à une construction humaine et
sociale. Mais, du fait de la mosaïque culturelle et sociale, elle est plus
difficile à réduire à un certain modèle.
De toute évidence les relations entre les villes et les
espaces ruraux accusent des rapports de domination économique, car la
pratique du marché assure un besoin fondamental de l'homme, et
politique, puisque y siègent les administrations nationales
délocalisées. Même si le Fouta-Djalon et les Hautes terres
de l'Ouest présentent des structures urbaines régionales plus
imposantes et un réseau plus dense, nous nous placerons essentiellement
du point de vue des sociétés rurales, largement dominantes dans
notre terrain d'étude.
Dans un premier temps, la vision des milieux urbains
dépend de la distance structurale* entre ces derniers et le territoire
villageois. Dans le Fouta-Djalon, les principaux centres urbains et
marchés se situent le long de l'artère routière
centrale2 ou en bordure de massif3, en contact avec la
plaine environnante. Les grands marchés fonctionnement en réseau
(Timbi-Madina - Labé) à l'échelle du massif, mais les
marchés secondaires et locaux4 sont d'une moindre importance
; on le constate au regard des cultures maraîchères
commercialisables, qui, dans des
1 Pour cela nous nous baserons sur des travaux effectués
par Gallais, J., Frémont, A et Chevalier J., 1982
2 Le long de la route nationale : Mamou, Dalaba, Pita,
Labé, Mali...
3 Télimélé, Lélouma, Tougué,
Dabola...
4 Sur le haut plateau de Labé : Tountouroun,
Daralabé, Bantiniel, Niguélandé...
zones éloignées1, ne sont pas
pratiquées, car on va à la « grande ville » deux fois
dans l'année. Ainsi, plus la communauté sera isolée de la
ville, plus la dichotomie sécurité-aventure et incertitude dans
les représentations sera forte.
Mais également, les pratiques et les
représentations de la ville sont inséparables du rôle
politique qu'elle joue, des groupes sociaux qui ont le pouvoir ou qui
déterminent l'atmosphère urbaine. Ainsi, pour Schwartz, les
perceptions de la ville sont essentiellement saisies à travers
l'ensemble des services que la ville est capable de dispenser. La ville est
alors souvent représentée comme une source de travaux biens
rémunérés. Cette image de la ville comme source de revenus
est d'autant plus importante s'il s'agit de la capitale ; elle est à
l'origine de nombreuses migrations. De ce fait, pour assurer les revenus du
ménage et la dépense, l'exode n'est pas un
phénomène nouveau dans le Fouta-Djalon ou encore en pays
Bamiléké Ces mouvements concernent surtout les hommes, qui, au
sein de la société foutanienne, exercent certes le pouvoir de
décision, mais sont également responsables de la
sécurisation de la famille.
La migration apparaît également comme un passage
obligé pour accéder à la vie adulte, une étape
sociale : le jeune homme doit partir pour faire ses preuves. (voir note 25).
Les migrations vers la ville résultent de différentes
réalités urbaines, mais aussi des représentations que s'en
font les individus : l'ouverture de la Guinée au monde depuis 1984 a
également engendré des migrations d'ordre social. La relative
liberté de circulation a développé un désir
d'émancipation chez les jeunes et les anciens captifs du Fouta ; l'exode
féminin demeurant pour l'instant marginal. La recherche de «
nouveaux modes de vie » (N. Badie-Levet, 1998) que représente la
ville, loin des contraintes de la société traditionaliste peule,
a entraîné d'importants flux d'exode rural vers les grandes
villes, d'individus à la recherche de réussite
sociale2.
Ces migrations sont vécues comme une aventure dans la
mesure où la distance perçue entre la région de
départ et celle d'arrivée est suffisante. On peut souligner le
phénomène d'acculturation que constitue la ville et qui
entraîne, pour les plus traditionalistes3, une
représentation négative ; ils y entrevoient la disparition de
leur culture, la remise en cause du pouvoir traditionnel, mais aussi la mort de
leur communauté. D'après Balandier (1955), les sociologues ont
analysé depuis longtemps le rôle de la
désintégration des cultures locales assuré par les villes
coloniales. Cette déstructuration socioculturelle des cultures locales
s'affirme d'autant plus que la ville est grande et particulièrement dans
les capitales qui bénéficient de cette image de «
société inédite », souvent le reflet d'une culture
occidentale qui s'impose via les modes de communication et de consommation
« modernes ».
1 En terme de distance-temps. Ex : Kasagui, 35 km au S-E de
Labé : 4 h de « route » sur les bowés, et en moto sans
chargement (enquêtes personnelles)
2 Cette perception flatteuse de la ville continue à
susciter l'émigration en dépit des épreuves subies par les
migrants: de retour au pays, ceux-ci taisent ces dernières par
fierté et ne transmettent qu'une image idyllique appuyée sur les
objets prestigieux ramenés de l'aventure. (Gallais, J., Frémont,
A et Chevalier J., 1982)
3 Le terme est utilisé sans aucune connotation
péjorative.
Dans le présent travail nous avons un peu mis à
l'écart les représentations des citadins de leur propre
environnement urbain1. Les études menées ont
été essentiellement expérimentées en milieu urbain
occidental. On peut néanmoins dégager quelques axes de
réflexions.
Le développement urbain contemporain en Afrique traduit
une véritable << explosion démographique » des villes,
aux caractères anarchiques en terme d'aménagement. On constate
cependant que le quartier représente un équivalent urbain du
territoire pour ceux qui y vivent. Pour Gallais J., Frémont A. et
Chevalier J., (1982), les structures résidentielles prennent parfois un
caractère plus traditionnel qu'à la campagne : les groupements
domestiques de cohabitation lignagers, ou de frères et soeurs,
deviennent plus étendus et plus complexes qu'ils ne le sont dans les
villages. Le regroupement socioculturel représente pour les urbains un
gage de sécurité.
Mais, en zone urbaine, on peut s'interroger sur la
reproduction d'un système sociospatial villageois. Cette réserve
est d'autant plus justifiée que les populations urbaines des hautes
terres d'Afrique de l'Ouest et d'Afrique Centrale augmentent progressivement,
et que les générations urbaines développent une
mentalité particulière, fortement occidentalisée :
à Labé 2 (Fouta-Djalon), des groupes de musique
rap3 se sont constitués. Le sens de ce genre de
phénomène est bien plus qu'anecdotique, il est significatif que
des mentalités urbaines prennent forme, avec leurs propres
représentations de la ville. D'après Bailly S, (1974), les
représentations de l'espace urbain et de ses paysages sont
influencées par l'espace d'usage de l'individu et de son groupe :
<< l'image mentale de la ville est donc en partie sectorielle (quartiers
connus et fréquentés), mais ces secteurs sont liés entre
eux par des flux visuels linéaires correspondant aux axes de
déplacements ».
On peut s'interroger sur la validité de ce
modèle dans les villes de notre terrain d'étude car, face
à l'acculturation par l'adoption de comportements urbains <<
occidentaux », l'attachement au village et aux terres des ancêtres
reste fort. Gallais J., Frémont A. et Chevalier J., (1982) ainsi que
Morin S., (1996) et Champaud (1978), s'appuyant sur l'exemple
Bamiléké, remarquent qu'une pratique urbaine déjà
ancienne et remarquablement efficace ne coupe pas les individus de leur domaine
traditionnel : ils participent à deux mondes. Même ceux qui ont
quitté leur montagne4 y restent très attachés
et y construisent une résidence secondaire : << c'est dans sa
chefferie que l'émigré reviendra vieillir et mourir ; c'est
là qu'il sera enseveli » (Delarosière, 1949). La <<
villa mania » (Tchawa, P., 1991) qui sévit aujourd'hui sur les
collines Bamiléké témoigne de la prégnance des
liens avec le territoire d'origine.
A la vision de l'espace binaire5, majoritairement
celle de ruraux, peut-être opposée celle des urbains, dont la
vision de leur environnement varie en fonction des trajectoires
socio-économiques individuelles et des quartiers
fréquentés.
1 Il faut préciser que les données disponibles
à ce sujet sont peu nombreuses ou inaccessibles en ce qui concerne notre
terrain d'étude. Nous ne disposons donc que de peu d'études des
représentations de la ville africaine vue de l'intérieur et dans
le détail de la vie quotidienne.
2 La communauté urbaine de Labé compte environ
120000 hab.
3 Qu'on peut considérer comme une musique originaire des
ghettos urbains noir-américains.
4 Di Méo, G., (1991) qualifie ces acteurs territoriaux
émigrés de << transitionnels ».
5 Etudiée dans le chapitre précédent.
2 LES POLITIQUES EXOGÈNES FACE A LA GESTION
ENDOGÈNE : L'INCOMPREHENSION.
Quels sont les acteurs territoriaux exogènes ?
Quels sont leurs domaines d'intervention ? Comprendre les
représentations des individus et de leurs groupes vis à vis des
différents intervenants sur leur territoire nécessite
l'identification de ces derniers.
Ils sont en effet nombreux, principalement motivés par
des considérations économiques et politiques. Nous laisserons
volontairement de côté les opérateurs économiques
privés, dans la mesure où nous risquons de nous éloigner
de la problématique que nous nous sommes fixés. Toutefois, dans
le cadre d'une approche des faisceaux de représentations, il convient de
ne pas minimiser leur rôle ; bien au contraire dans la mesure où
il existe un potentiel d'exploitation d'une ressource commercialisable (bois,
minerais, cultures de rente...)
Nous nous attacherons à trois types d'intervenant : les
opérateurs de développement et de gestion de l'environnement
ainsi que les migrants (émigrants et immigrants).
Ces derniers occupent une place ambiguë entre acteurs
endogènes et acteurs exogènes. Pour les qualifier au sein de
l'unité socio-spatiale qu'est le territoire, Di Méo G, utilise le
terme < d'acteur allogène »
En effet les dynamiques des populations amènent
certains individus à migrer, essentiellement pour des raisons
économiques et sociales, et à s'installer loin de leur terre
d'origine. Le plus souvent, ces destinations sont de nos jours essentiellement
urbaines ; dans tous les cas, elles sont destinées à
améliorer les conditions de vie. Quels liens entretiennent-ils
avec leur territoire d'origine ? Sont ils les vecteurs de dynamiques
contemporaines ? Comment sont perçus les « expatriés »
?
Si nous prenons l'exemple des Hautes Terres de l'Ouest, nous
constatons que les expatriés (gra ffi) restent
viscéralement attachés à leur chefferie d'origine : <
On investit dans le Moungo devenue vraie région économique
Bamiléké, ou à Douala, on y vit, mais on y demeure pas
réellement. Le Pays rêvé et désiré est celui
où résident les crânes des Ancêtres. » (Morin,
S., 1996). Or les médiances paysagères
traditionnelles1, et donc le fonctionnement du système
aristocratique, traditionnel sont aujourd'hui remises en cause par les
élites extérieures qui, pour montrer leur réussite
à l'ensemble de la société, réinvestissent la
chefferie. Les graffi construisent ainsi des villas sur les hauteurs,
car < s'installer en haut, c'est être vu de tous.[... ].
Désormais, le haut devient symbole de richesse [...]. » (Morin, S.,
1996). Profitant de son pouvoir économique, de sa < modernité
»2, cette nouvelle aristocratie, groupée
1 Le commandement inverse : plus l'individu, son lignage et son
clan habitent près des bas-fonds, plus leur rang dans la
société est élevé.
2 Ce que Morin, S., (1996) nomme < la stratégie
d'accumulation ».
en association par chefferie, assigne à cette
dernière de nouvelles fonctions et en détournent ainsi le
fonctionnement à son profit.
En effet, les graffi se sont lancés dans une
véritable chasse à la notabilité, dans le sens où
pour être reconnus, il leur faut acquérir un titre de
notabilité. Auparavant distribués aux membres de la
société selon une tradition stricte par le Fon (Roi),
les titres et la propriété foncière deviennent un enjeu
mercantile où les intérêts financiers prennent le dessus
sur la tradition : « la chefferie, par le foncier et par ses titres
traditionnels, se recompose ainsi à partir des élites
extérieurs qui imposent de nouvelles représentations de l'espace
et de nouvelles médiances paysagères » (Morin, S., 1996). On
peut alors s'interroger sur la manière dont est perçue ce
phénomène social, notamment par l'aristocratie en place, car
même si certains en profitent, d'autres le dénoncent ouvertement :
« les élites ont de l'argent, mais elles n'ont pas le pouvoir et ne
sont pas respectées, c'est pourquoi elles veulent toutes un titre de
notabilité. »( (Momo 1er, chef des
Foto1, 1997). De toute évidence, pour certains aristocrates
traditionnels, cette forme de corruption de la tradition représente,
bien plus que la remise en cause de leur pouvoir, une déstructuration
sociale dont les signes révélateurs (érosion, exode rural,
...etc.) sont visibles dans les paysages.
Cela dit, ces élites bénéficient souvent
d'une image positive auprès des populations, car leur rôle de
soutien économique au village est important, symboliquement, et
substantiellement. On le remarque également dans le FoutaDjalon : dans
un rayon de 30 km autour de Labé, 34% des personnes
enquêtées avouent recevoir de l'aide de « l'extérieur
», d'un fils ou d'un parent. Il est un devoir pour les expatriés de
participer à la vie de la communauté et à sa modernisation
(construction de forages, de dispensaires, de lieux de culte, aide aux plus
jeunes... etc.). Pour cela, à l'opposé de la méfiance du
pouvoir traditionnel, on constate que les émigrants jouissent d'une
image positive auprès des populations.
Par contre l'immigrant « étranger » ne
bénéficie pas d'une image tout aussi positive. L'antipathie
envers ces derniers draine souvent des paroles de haine et
d'incompréhension, significatives de représentations
négatives.
Dans l'Adamaoua, pourtant zone peu peuplée,
l'arrivée de migrants venus du Nord (notamment des Kirdi, dont beaucoup
se sont installés dans la vallée de la Bénoué),
n'est pas forcément vue d'un bon oeil par les populations fulbés
vivant sur place, qui craignent pour leur pouvoir coutumier aristocratique :
« Il faut les mater, c'est le seul moyen de les tenir en respect. Ils sont
nombreux et ils se sont fait de l'argent ; Cela peut donner des idées
» (auteur anonyme, Syfia international2, 1998). Les croyances
religieuses s'opposent : les pratiques et les coutumes animistes des migrants
ne plaisent pas aux peuls musulmans, ces derniers les obligeant à
vénérer le lamido3 : « Ou ils respectent
les volontés du chef, ou ils partent d'ici » (un dogari,
sbire du lamido) ». Certains n'ont pas attendu les menaces
des fulbés et ont quitté les rebord
1 Il règne sur une grande partie de la ville de Dschang et
ses environs, sur les Hautes Terres de l'Ouest Cameroun.
2 Propos relevés par Etienne Tassé
3 Le lamido est un chef traditionnel fulbé.
du massif pour s'installer à 150 km au Nord : < nous
nous sentons mieux ici. Là où nous étions, les gens du
lamido nous faisaient vivre un calvaire >,.
Ainsi, sur les hautes terres d'Afrique de l'Ouest et d'Afrique
Centrale, les problèmes de cohabitation entre populations migrantes et
autochtones sont répandus. En pays Bamoun1, les locaux se
plaignent que les Bamiléké se sont installés chez eux mais
qu'ils ne pratiquent pas l'Islam et ne votent pas comme eux. Mêmes griefs
des populations du littoral à l'encontre des Bamiléké
(D'après Tassé, E, 1998).
En Pays Mafa (Mont Mandara), < on distingue les vrais Mafa,
ceux qui sont nés ici, sur cette terre où est enterré leur
placenta (Posok), des nouveaux venus, étrangers sans racines,
les Kéda (Chiens) qui ne peuvent que cultiver des terres
attribuées de manière précaire. >, (Morin, S.,
1996).
Parmi les structures qui conçoivent et appliquent les
politiques de développement, on peut considérer deux grandes
familles : celles des opérateurs occidentaux et plus largement
étrangers2, et celle des intervenants nationaux. Souvent, ces
deux types d'acteurs sont liés dans les actions qu'ils mènent sur
le terrain. De quelles manière les communautés se
représentent-elles les différents opérateurs de projets et
de politiques nationaux et internationaux ? Comment apprécient-elles les
actions et les politiques menées ? De quelle manière se sont
construites ces représentations dans le temps ? Que représente
pour les sociétés la modernité ?
Des régimes coloniaux à nos jours, < les
individus et les communautés ont constaté, à leurs
dépens, que l'administration coloniale, le coopérant, l'expert,
le cadre national, ne sont pas infaillibles et que leurs pratiques varient au
gré du temps, des idéologies et des modes >, (Rossi, G.,
2000). En effet, il est rare qu `un projet s'installe sur un terrain
historiquement et technologiquement vierge. Les populations villageoises ont
une mémoire des opérateurs extérieurs qu'elles ont
développé au fil des alternances politiques et des passages des
projets. Les objectifs des organismes leur sont bien connus3, et les
propositions que formulent les acteurs exogènes suscitent la
méfiance des populations.
Conscientes néanmoins de l'intérêt
matériel et financier qu'elles peuvent en retirer -notamment les
élites locales- elles refusent rarement l'implantation d'un projet sur
leur territoire. Mais leurs stratégies restent prudentes face aux
innovations proposées : si ce qu'on leur propose se détache trop
de leurs logiques socioéconomiques, elles saboteront ou laisseront
stagner le projet. Les paysanneries se méfient des innovations <
sûres >, et < rentables >, du < développement durable
>,. Les actions exogènes représentent un
bénéfice certain, pour le projet en lui même
1 Sur les Hautes Terres de l'Ouest camerounais.
2 Le terme est employé ici dans son sens civique.
3 les leitmotivs des ces différentes politiques et
leurs application sur le terrain : l'ouverture à l'économie de
marché et la modernisation (intensification agricole, cultures de rente,
micro-industrie et artisanat... etc.), le désenclavement des espaces
montagnards et la gestion rationnelle des ressources.
ainsi que pour ses retombées, mais surtout un risque
potentiel, tant productif que social. Les communautés en font parfois la
douloureuse expérience.
Ainsi, comme le relate Rossi, G, (2000), sur les hauts
plateaux du Sud-Ouest Togo, l'introduction de la monoculture du caféier
par la force coloniale allemande au début du siècle fut
assimilée par les populations et intégrée au
système de production. Il permit jusque dans les années 1960 aux
producteurs d'accéder à une certaine évolution
économique et sociale. Devenu peu rentable et risquée au regard
des cours du marché, la culture de café fut progressivement
abandonnée ou insérée à un système
polycultural. Au début des années 1970, relancés par de
multiples projets sous couvert de l'administration, avec de nouvelles
variétés de café et des crédits ruraux, de nombreux
exploitants investirent toute leur exploitation en monoculture, au
détriment de la sécurité que représente la
complantation. Après des années d'efforts pour que produisent les
nouvelles parcelles, la sécheresse de 1983- 1984 dévasta les
parcelles de café « modernes » d'arabusta, mal conçues
d'un point de vue agronomique, et beaucoup d'agriculteurs furent ruinés.
Seul ceux qui avaient conservé en partie l'ancien système
réussirent à compenser le manque à gagner.
Si on s'attache au problème du foncier en Afrique, on
constate que par exemple des politiques de transition foncières ont
été, avec plus ou moins de vigueur, imposées aux
populations des hautes terres d'Afrique de l'Ouest. En Guinée
(Fouta-Djalon), les pratiques communautaires traditionnelles assuraient
à chacun l'accès à la terre, alors que l `évolution
en cours tend à faciliter la privatisation des espaces. Dans un contexte
où l'espace est fini1, la compétition foncière,
forte autour des zones urbaines (notamment dans les bas-fonds), cause de
nombreux conflits dont l'issue est rendue complexe par la superposition des
droits fonciers coutumiers, islamiques et modernes. « Aujourd'hui, la
question foncière se caractérise à l'échelle locale
par une pluralité des droits : cet éventail de normes fait
accroître l'insécurité foncière et favoriser les
conflits, parfois violents » (I. Boiro , 1996). La juxtaposition de droits
d'inspiration différente provoque une confusion, chacun faisant
prévaloir le droit qui l'avantage le plus en cas de litige.
Un autre exemple de politique nationale peut être
évoqué : les migrations forcées ou largement
incitées, qui déplacent des milliers d'hommes dans le monde, et
plus particulièrement dans les pays où l'Etat cherche à
avoir un contrôle territorial sur les populations nomades et
montagnardes.
Ainsi l'administration pousse les montagnards du Nord Cameroun
(Monts Mandara) à descendre dans la plaine. La progression de
l'économie monétaire a joué un grand rôle : cultures
de coton, opportunités de salariat urbain (Maroua), terroirs agricoles
disponibles... etc. Au départ, soupape du trop plein
démographique de la montagne, l'exode rural dépeuple aujourd'hui
les campagnes et vident les villages de leur force de travail : la plaine,
autrefois crainte, est devenue l'image de l'émancipation et du
progrès pour les jeunes. Même si l'organisation socioculturelle
des montagnards se maintient pour l'instant, cette descente progressive vers
les plaines et ses traductions paysagères est aussi synonyme
d'acculturation : « les migrations
1 « il n'y a plus depuis longtemps de terres sans
propriétaire dans le Fouta-Djalon » (C. LaugaSallenave, 1996)
urbaines s'accompagnent souvent de l'islamisation et d'un
renoncement à l'identité et au mode de vie montagnard
>>.
Sur notre terrain d'étude, on pourrait ainsi multiplier
les exemples de projets ou de politiques qui ont fortement
déstabilisés, voire déstructurés, des
communautés, ou qui ont parfois freinés les hommes dans leur
développement.
Par exemple, en ce qui concerne la gestion de l'environnement,
la conservation des espaces < naturels >> nous donne encore un exemple
du danger de la pensée écologique occidentale appliquée
dans les pays du sud. Dans les Monts Nimba, l'UNESCO et des organisations
écologiques américaines s'opposent à l'exploitation d'un
riche gisement de fer, pour protéger le biotope des seuls crapauds
vivipares au monde. La guinée est tout de même actuellement l'un
des pays les plus pauvres au monde : < à la limite de cette <
réserve de la biosphère >>, les populations vivent dans le
dénuement le plus extrême et un enfant sur quatre meurt avant
l'âge d'un an >> (Rossi, G., 2000). Que représente la limite
d'un parc pour les communautés chassées et interdites ? Comment
la population peut percevoir ce genre d'action qui hypothèque ses
perspectives d'avenir ?
Le même problème se pose au Togo, avec la
politique de gestion des aires naturelles au Togo. La conservation de la nature
se fait ici dans la force. La création de l'immense parc de la
Kéran (voir annexe 16), et son extension en 1981-1982, à
entraîné < le déplacement de près de 10000
personnes et l'intervention de l'armée qui détruisit les villages
à la grenade et au lance-flamme>>. (Rossi, G, 2000). Cette
situation explosive entre les autorités et les populations qui
revendiquent leur terres connut son apogée lors des troubles nationaux
de 19901 : < Les paysans déplacés ont
généralement perdu le territoire de leurs ancêtres et leurs
forêts sacrées >> (Deletage V., 1997) Cette
répression vigoureuse, pour protéger un < patrimoine de
l'humanité >>, a ainsi repoussé des populations aux marges
du Parc, notamment en pays Tamberma. Par ces afflux de populations, le rapport
hommesgestion de la ressource connaît ainsi des perturbations: < les
conséquences logiques sont un déboisement, une diminution des
jachères ; tout cela ayant des répercussions sur la
dégradation des sols [sur les versants atacoriens] >>. le
sentiment de frustration est double, pour les migrants et pour ceux qui les
accuei l lent.
L'interventionnisme exogène se caractérise par
un vocabulaire, un langage distant de celui des communautés
concernées (voir annexe 13). Ce que De Noray M-L., (1998) appelle les
< ravages du langage >> prend toute son ampleur dans des discours
stéréotypés que s'approprient même les agents
autochtones du développement: < ce projet entre dans le cadre de
l'appui aux populations locales dans le domaine de la santé ; il a pour
objectif la sensibilisation, la conscientisation et l'auto-promotion de ces
populations, et plus particulièrement des groupes cibles,
c'est-à-dire des mères. >> (agent de développement
malien, sur les ondes de RFI)..
1 jusque là < efficacement >>
protégée, la réserve a connu une recrudescence de
braconnage qui a entraîné la disparition d'une majorité des
animaux du parc. < Préservation de la biodiversité >>
?
1 Cette énumération pourrait être
élargie.
2
3 Encore faut-il que la compréhension soit
véritablement souhaitée ou même envisagée.
« la langue du Blanc )).
Ainsi, « l'animation rurale )), « l'encadrement )),
« les organisations paysannes )), « l'approche sectorielle )) et
« participative )), « la micro-finance )), « la
biodiversité )), « la conservation de la nature )), ou encore
« le développement durable ))1 sont biens connus des
individus et de leurs groupes. Comment les individus interprètent ces
propos ? Vide de sens à leurs yeux, ils se méfient de ce genre de
vocabulaire, car culturellement il ne le comprennent pas : « autour de
moi, on dit que maintenant que j'ai appris le touba b2 , je
n'arrive plus à parler normalement des gens... Alors moi je leur dis :
mais je passe ma vie à parler de nos frères, à leur venir
en aide. On me rétorque : tes frères, c`est nous, c'est pas les
populations, c'est Moussa, Adama, Mariétou, et les autres. Explique-nous
comment tu nous viens en aide. )) (Un opérateur de développement
malien, 1998). La communication et la compréhension ne sont effectives
que si les différents acteurs territoriaux se
comprennent3.
Au final, les courtiers en développement, les
élites économiques, l'aristocratie traditionnelle et le paysan de
base, ont tous une certaine représentation de l'acteur exogène,
qu'il soit national ou étranger. L'administration et colonisation se
confondent par leurs méthodes et par les représentations
auprès de la population : « l'administration, c'est la colonisation
)) (Mamadou Bobo Bah, M'Balbé, Lombonnah, enquêtes personnelles
2000). Souvent les deux se confondent comme au Cameroun où
l'administration est appelée « le Blanc )). Les
représentations varient en fonction de l'intérêt que
l'individu et le groupe portent à l'opération, à la
manière dont elle est amenée et mise en place. On constate
cependant que l'image de l'acteur exogène n'est pas très positive
(voir annexe 15), ou du moins ambiguë :
Il existe un mot inuit qui caractérise les sentiments
que les blancs leur inspirent. Ce mot est Ilira et il n'est pas facile
à traduire. C'est une sorte de peur, un mélange de respect et
d'intimidation... Ilira est cette tendance en chacun de nous à
donner les réponses que les puissants attendent de nous et non ce que
nous croyons vraiment. Ainsi, quand on demanda à des pères et
mères inuit s'ils souhaitaient que leur enfants poursuivent leur
scolarité en internat, ce qui signifiait qu'ils seraient sortis de leur
environnement et de leur langue maternelle, la plupart ont répondu
« oui )) alors que chaque fibre de leur être désirait
répondre « non )).
Martin O'Malley, 1999
Il paraît complexe de vouloir qualifier «
objectivement )) les représentations des individus et des populations
à l'égard des acteurs exogènes, car dans ce domaine on ne
peut ni analyser dans le détail, ni généraliser. Nous
pouvons seulement constater combien l'image de l'acteur exogène peut
véhiculer de sens
auprès des sociétés, en fonction des
intérêts de chacun et de la réussite de l`action
menée. En effet, même si nous insistons ici sur les
problèmes et les échecs de ce type d'opération, certaines
opérations contribuent au mieux être des sociétés
concernées : aménagement de l'hydraulique villageoise (forages,
pompes), programmes d'amélioration de la santé... etc.
Nous pouvons déplorer que les réussites ne
soient pas suffisamment nombreuses dans le domaine du développement
rural et dans la gestion des environnements écologiques. Les
dérives d'un système de coopération et du tout Etat
laissent des stigmates dans les consciences individuelles et collectives, que
nous pouvons aborder à travers la clé d'entrée des
représentations, dont nous venons de proposer un essai de grille de
lecture.
Aujourd'hui, face à un système politique,
économique et culturel exogène qui leur pèse de plus en
plus, les choix des sociétés sont limités : bien souvent
pour les communautés s'affrontent la nécessité d'une
ouverture au monde (par choix ou par force), avec la logique du Marché
et l'individualisme économique qui risquent de mettre en péril la
vie de la communauté, et la volonté de préserver un
fonctionnement social (souvent communautaire), garant de la
pérennité du groupe sur son espace. Le fait qu'on voit de nos
jours se développer la participation autochtone, ce qu'on peut
considérer comme progrès des sciences sociales, ne remet pas en
cause les rapports développeurs/développés.
La technicité, le marché et la
préservation de la ressource selon des valeurs exocentrées par
rapport à celles des communautés territoriales montrent leurs
limites dans les systèmes socio-spatiaux territoriaux des hautes terres
d'Afrique de l'Ouest et d'Afrique Centrale. Ces sociétés ne
répondent pas aux mêmes logiques sociospatiales et donc aux
mêmes stratégies dans le temps. Les modes de gestion du groupe et
de sa ressource sont élaborés et adaptés selon des
rationalités que les intervenants extérieurs ne savent pas
toujours décrypter et analyser. Nous pensons que l'étude des
représentations apporte des connaissances fondamentales pour la
compréhension de ces logiques socio-spatiales, et qu'une
véritable carence -parmi d'autres- existe dans ce domaine : « les
représentations et les pratiques de l'espace de nombreuses populations
d'Afrique sont très éloignées des logiques de
découpage caractéristiques des représentations
territoriales modernes » (Pourtier, R.).
Tambour sacré du village de Nadhel (Fouta-Djalon),
utilisé pour la prière qui clôture le jeûne musulman,
le ramadan.
Les progrès des sciences sociales ont poussé les
géographes à s'intéresser aux représentations, non
pas comme un objet d'étude, mais comme un outil de compréhension
des dynamiques socio-spatiales des individus et des sociétés.
Deux approches se dégagent dans l'étude des
représentations : l'analyse des liens entre l'image et le réel
connu, et la variance entre les diverses représentations. Ces
dernières peuvent être abordées selon plusieurs
échelles, et leur complexité amène le géographe
à adopter des points de vue variés pour pouvoir en cerner le
contenu et la signification.
Pour identifier les représentations, l'approche
territoriale s'avère (en théorie) efficace : nettement
identifiable dans les sociétés du Sud, les territoires
apparaissent comme de précieux indicateurs sur la manière dont
les groupes humains construisent et signent dans les paysages leur propre
réalité géographique, culturelle et
socioéconomique.
Quand le Nord perd le Sud... (Henry, J.R., 1995)
L'analyse des représentations produites et
véhiculées par les groupes sociaux est un moyen de parvenir
à une meilleure connaissance des enjeux dont l'espace est l'objet et le
support. Une connaissance qui reste aujourd'hui sous-utilisée dans la
compréhension des logiques socio-spatiales des sociétés
tropicales.
L'exemple des hautes terres d'Afrique de l'ouest et d'Afrique
Centrale est significatif du rôle important que jouent les
représentations dans les dynamiques socio-spatiales des hommes sur leurs
territoires.
Marqués par les écosystèmes d'altitudes
(selon certains gradients), les groupes humains présentent de multiples
facettes socio-culturelles et paysagères qui témoignent de leurs
capacités d'adaptation et de leurs représentations.
Ces sociétés sont attachées à leur
identité culturelle et religieuse -comme beaucoup d'autres en Afrique-
et s'organisent selon des rationalités endogènes
sous-estimées par les opérateurs de « l'extérieur
». A la lumière des expériences malheureuses et
coûteuses, nous pouvons nous interroger sur les méthodes
employées pour accompagner les hommes vers le
bien-être social, et sur les raisons d'être d'un système
qu'ils subissent ou détournent.
Face à la divergence entre les intérêts
extérieurs et les communautés locales, à
l'incompréhension mutuelle des différents acteurs
territoriaux,
La vision occidentale, notamment par l'étude des
représentations, commence à changer. Mais les discours des
chercheurs restent sans écho dans la conception et la réalisation
de projets ou de politiques.
Les méthodologies d'approche des populations et de leurs
logiques sociospatiales sont à repenser dans les sens des
communautés.
La problématique des représentations est au
coeur de plusieurs enjeux sociaux, économiques et politiques auxquels
les différents opérateurs du développement et de la
gestion de l'environnement ne peuvent rester indifférents dans les pays
du Sud.
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