Introduction
« Quand [les soeurs de Pascal] soignent la gloire de
leur frère, ce qu'elles vénèrent, c'est un instrument de
dieu, et pour ainsi dire, la grâce de dieu. Mme Périer, soeur tout
à fait digne de son frère. Les sentiments les plus
élevés soutiennent toutes leurs paroles. Toute fière
qu'elle est de la gloire de ce nom qui est le sien, ce n'est pas une
vanité ordinaire qui l'anime ; le grand homme, le saint est
à ses yeux un instrument de dieu, en qui elle vénère pour
ainsi-dire la grâce elle-même »1(*).
En qualifiant ainsi l'attitude de la famille Périer en
général, et de Gilberte en particulier, à l'égard
de Pascal, Barrès met l'accent sur l'une des difficultés que
rencontrent tous ceux qui désirent connaître `l'homme' Pascal
à travers des biographies. En effet, avec La vie de Monsieur Pascal
écrite par Madame Périer, sa soeur, Gilberte se constitue en
biographe `officielle' de ce frère illustre, alors que tout indique
qu'elle voue un véritable culte à ce frère aimé.
Or, une entreprise biographique peut-elle s'arranger de ce culte ?
Dans le cas de Pascal, il semble que cela soit le cas, et
Gilberte parvient à monopoliser la biographie pascalienne, tout en
dessinant de son frère une image sanctifiée. Tentation et
trahison de la biographie, l'hagiographie envahit le récit, mais avec
assez d'habileté pour que ce texte puisse passer à la
postérité et devenir la référence exclusive en
matière de biographie pascalienne.
Ce sont les ressorts de cet étrange projet qu'il
s'agit de mettre en évidence ici, pour voir comment l'on peut passer
d'une biographie à une hagiographie, et comment ce discours à la
croisée de deux genres parvient, malgré ou en raison de son
statut mal défini, à déterminer `une certaine idée
de Pascal'.
I.Le récit de
Gilberte : une biographie officielle ?
« [Les registres paroissiaux sont] la mémoire
de tant de morts, la biographie qu'étiquettent ces trois mots :
né,..., marié,..., mort... »
E .et J. De Goncourt2(*)
A. Les ressorts de la biographie
La vie de Monsieur Pascal écrite par sa soeur
Gilberte s'ouvre sur ces mots : « Mon frère naquit
à Clermont, le 19 juin de l'année 1623. » et se referme
sur ceux-ci : « [...] sa mort, qui fut vingt-quatre heures
après ; savoir le dix-neuvième d'août mil six cent
soixante-deux à une heure du matin, âgé de trente-neuf ans
et deux mois ». Le ton de la biographie est donné, et d'une
biographie qui portera les marques subjectives d'une soeur qui se propose de
`raconter' la vie d'un frère, et d'un frère illustre. Son dessein
relève à la fois de la sphère privée - il
s'agit de rendre hommage, par l'écriture, à la mémoire
d'un frère aimé - et de la sphère publique - la
famille Pascal est reconnue et Blaise lui-même fait figure de savant,
voire d'homme publique, notamment grâce à la publication des
Provinciales. Deux attentes de lecture naissent donc de ce
dessein : le discours devra être à la fois informatif - c'est
une `vie', et élogieux - il s'agit d'un frère dont il faut
célébrer la mémoire, dont il faut entretenir le souvenir
avec respect. A les considérer brièvement, les quelques trente
pages3(*) qui composent
cette vie répondent à ces deux attentes puisqu'on y trouve la
relation des grandes étapes de sa vie : le récit commence
par le détail de l'enfance de Pascal, enfance considérée
surtout sous l'angle de l'instruction qu'il reçut, instruction
donnée par son seul père :
« [mon père] ne put se résoudre de
commettre son éducation à un autre, et se résolut
dès lors de l'instruire lui-même, comme il a fait, mon
frère, n'ayant jamais été en un collège, et n'ayant
jamais eu d'autre maître que mon père ».
Le récit de cette instruction étant toujours
très étroitement lié à l'acquisition d'un savoir,
la figure du savant se constitue sous la plume d'une soeur aimante, à la
croisée du public et du privé. Cette étape d'apprentissage
culmine enfin avec l'invention de la machine arithmétique à
l'âge de 19 ans, et avec la réalisation de l'expérience du
vide à 23 ans. Intervient ensuite le récit de sa conversion,
à 24 ans, puis celui de sa maladie et enfin de sa mort. Quoique de
manière très succincte, la `vie' de Pascal est jalonnée
par la plume de sa soeur, et les passages obligés de la biographie
semblent respectés. Pourtant, de nombreux indices viennent contredire
les règles de ce genre.
B. Les failles du discours biographique
1. La
répartition du discours
La longueur des différents épisodes est
très variable ; par exemple, le récit de son
éducation jusqu'à sa conversion ne compte que cinq pages, comme
si son activité scientifique, qui correspond aux deux tiers de sa vie,
s'effaçait devant le récit de sa vie morale et spirituelle, de la
conversion jusqu'à la mort. Du portrait physique et
événementiel, Gilberte passe au portrait de l'âme de
Pascal, et ce portrait se révèle à travers l'apparition
d'un « je ». En effet, alors que jusque là,
l'écriture de Gilberte se limitait à l'énoncé,
sinon objectif, du moins extérieur, des progrès de l'esprit du
jeune Blaise, le récit de la conversion se traduit par la marque de
l'énonciatrice. Désormais, Gilberte parle en son nom, ou
plutôt au nom du `clan' Pascal, le « je »
cédant souvent la place au « nous ». Comme si la
première partie, la plus courte, devait faire naître l'admiration
du lecteur pour ce génie précoce qu'on lui présente, et la
seconde, la plus longue, n'avait d'autre fonction que d'indiquer l'admiration
d'une soeur pour un frère. Et en effet, le contenu `informatif' de la
seconde partie se révèle très pauvre : une anecdote
sur l'acharnement que Blaise met à persécuter un libertin4(*), à peine quelques lignes
sur la prise de voile de Jacqueline5(*), et quasiment rien sur ce qu'il est convenu d'appeler
`la période mondaine' de Pascal, réduite ici à quelques
mots6(*). Ces allusions
seront les dernières à évoquer le `destin terrestre' de
Pascal:
« Il avait trente ans quand il résolut de
quitter ces nouveaux engagements qu'il avait dans le monde ; il
commença à changer de quartier, et, pour rompre d'avantage toutes
ses habitudes, il alla à la campagne, d'où, étant de
retour après une retraite considérable, il témoigna si
bien qu'il voulait quitter le monde que le monde enfin le
quitta »7(*).
Dès lors, le portrait deviendra exclusivement moral,
consacré à la peinture de sa conduite `sainte' et parfaite,
rapportée par un « je » ou un
« nous » qui se fait humble devant tant de grandeur. Plus
aucun mot sur sa vie d'homme, sauf pour souligner l'adéquation de ses
actes à la vie de saint qu'il entendait mener : ses
différents écrits ne seront jamais évoqués que dans
cette perpective.
Alors que la présentation et le choix d'un genre
codé laissait entrevoir une `histoire' de la vie de Pascal,
l'écriture tend au contraire vers un éloge qui passe sous silence
les détails les plus prosaïques pour ne plus se livrer qu'à
une peinture sans fin des qualités morales d'un homme, qui devient vite
un modèle : la `vie ' de Pascal s'érige en règle
de conduite - « Voilà une partie des instructions qu'il nous
donnait pour nous porter à l'amour de la pauvreté ».
2. Les indices
d'écriture
Si le récit avait été simplement
biographique, la place du « je » énonciateur aurait
été bien moindre : or, le « je » envahit
le discours. Le titre lui-même donnait déjà le signe de la
tournure qu'allait prendre le récit : il s'agit d'une vie, certes,
mais `écrite par Madame Périer, sa
soeur' ; or, traduire une réalité par écrit, c'est
courir le risque de modifier cette réalité en la couvrant d'un
voile interprétatif. C'est un risque, mais c'est aussi une
opportunité, que Gilberte, fine plume, saisit, tout en signalant par le
titre qu'elle donne à son oeuvre qu'elle s'autorise à donner de
son frère les seules informations qu'elle estime nécessaires
à l'édification du portrait. C'est déjà une
réécriture ; on ne lit plus la vie de Pascal, mais la vie
de Pascal par sa soeur, ce qui change tout dans une perspective biographique.
Pourtant le titre ne l'annonçait-il pas très
honnêtement... ?
Gilberte se donne toute licence ; ainsi,
l'écriture elle-même est truffée d'indications du point de
vue de Gilberte : à travers l'usage qu'elle fait des pronoms
personnels bien-sûr, mais aussi à travers la répartition
des temps du discours, où des jugements nourris d'une vision globale de
la vie de Pascal viennent, au présent, pervertir un récit au
passé. Par exemple, dans les premières pages, alors qu'elle
souligne l'appétit de savoir manifesté par son frère
dès son plus jeune âge, Gilberte glisse dans le cours de sa
narration une réflexion qui relève du temps de
l'énonciation et non plus du récit:
« Mon frère prenait grand plaisir à
ces entretiens, mais il voulait savoir la raison de toutes choses [...] lorsque
mon père ne les lui disait pas, [...] cela ne le contentait pas :
car il a eu toujours une netteté d'esprit admirable
pour discerner le faux ; et on peut dire que toujours et en toutes choses
la vérité a été le seul objet de son esprit,
puisque jamais rien n'a su et n'a pu le satisfaire que sa
connaissance »8(*).
Or, ce brouillage des temps se retrouve tout au long de son
récit, signe de son intervention, et biais habile pour amener son
lecteur à la suivre dans son portrait.
Mais la narration elle-même est marquée du sceau
de son interprétation, puisqu'on peut y relever des incohérences
et des lacunes, qui démarquent définitivement son écriture
d'une écriture biographique, ou au moins d'une écriture
biographique qui aurait pour seule fonction d'être le gardien d'une
mémoire fidèle.
3. Les lacunes du
texte
Au sein de cette `entreprise biographique' viennent se
glisser des références à des événements non
explicités ; par exemple, à la page 22, Gilberte fait
allusion à `l'affaire des carrosses', sans pourtant juger utile de
rappeler la teneur de cette affaire. En se reportant à des documents
`historiques' extérieurs, on apprend que cette affaire n'est autre
qu'une entreprise commerciale élaborée par la famille Pascal et
qui lui permit de recouvrer une situation financière honnête. Or,
la présence de cette allusion dans le texte de Gilberte suscite au moins
deux remarques : d'une part, le schéma informatif est ici rompu
puisqu'il faut se reporter à des clefs extérieures pour
reconstituer le cadre événementiel de la biographie, alors que sa
fonction aurait dû être justement de dessiner ce cadre. D'autre
part, le silence attaché aux détails les plus prosaïques
peut impliquer deux réalités, la détermination de Gilberte
d'écrire pour un public averti du contexte, et qui peut comprendre les
différentes allusions - mais se pose alors la question du destinataire -
et sa volonté de ne faire entrer aucun détail matériel -
en l'occurrence il s'agit d'argent - dans le portrait idéal et moral
qu'elle dresse de son frère.
D'une certaine manière, ce `filtre' qui
présiderait à l'élaboration du texte se retrouve dans les
nombreuses `lacunes' que comporte le récit, et que l'on peut faire
apparaître si l'on compare cette vie de Pascal aux éléments
issus de récits historiques relevant cette fois de la seule
sphère publique, et à ce titre digne de foi, ou même
à des écrits de Pascal lui-même. Première absence
remarquable et remarquée, le récit de la seconde
conversion : nulle allusion directe en effet à la nuit du 23
novembre 1654, date pourtant décisive dans l'itinéraire
pascalien. De la même manière, les Provinciales, dont la
publication fit pourtant grand bruit, sont quasiment omises, comme si ces
textes, et le contexte polémique qu'ils impliquent, n'avaient pas droit
de cité dans une `vie' de Pascal : à peine mentionne-t-on
leur existence, et encore comme exemple de la puissance de son écriture.
« Enfin il était tellement maître de
son style qu'il disait tout ce qu'il voulait, et son discours avait toujours
l'effet qu'il s'était proposé. Et cette manière
d'écrire naïve, juste, agréable, forte et naturelle en
même temps lui était si propre et si particulière
qu'aussitôt qu'on vit paraître les Lettres au Provincial ,
on jugea bien qu'elles étaient de lui »9(*).
Gilberte ne retient, ou plutôt veut que l'on ne retienne
de son frère , et des Provinciales, que l'image d'un homme
saint à l'écriture `naïve'. Pascal apparaît alors
comme un solitaire qui aurait rompu tout commerce avec le monde, alors
même qu'il continue à entretenir des liens avec le monde qui
l'entoure. Gilberte ne parlera jamais des relations de Pascal avec un Descartes
ou un Père Noël, bien que la correspondance de Pascal les
attestât. La confrontation de la parole de Gilberte et des documents qui
touchent à la vie de Pascal révèle alors les larges
limites de sa fidélité à la mémoire de son
frère. Mémoire très sélective et parfois
infidèle, ou plutôt falsificatrice, par exemple dans le rapport
fait de la prise de voile de leur soeur Jacqueline, à laquelle Pascal
était d'abord opposé. Or, il n'est fait nulle trace de cette
opposition dans le récit, qui présente cette prise de voile comme
la conséquence directe et heureuse de l'influence
bénéfique d'un frère sur la conscience de ses proches.
Cette biographie est donc très éloignée
des règles du genre ; la fonction `informative' n'est pas remplie,
et l'on peut même dire plus, ne semble pas visée. De
surcroît, la figure du destinataire se dessine difficilement : soit
ce texte est destiné à des contemporains qui peuvent comprendre
le contexte sans qu'il soit besoin de le leur rappeler, mais dans ce cas le
récit ne peut plus prétendre à la conservation d'une
mémoire ; soit il est effectivement destiné à la
postérité, mais alors quel étrange monument qui ne livre
que des bribes d'information ! Si l'on ne possédait aucun autre
document d'époque, le Pascal de Gilberte serait le seul `officiel'.
Pourtant, si d'autres textes existent, ils émanent tous de la
sphère publique, et n'ont pas pour objet de tracer un portrait
fidèle d'un particulier. A ce titre, ils sont peut-être plus
objectifs, mais seuls les écrits de Gilberte, en proposant un projet
d'ensemble, peuvent jouer le rôle d'une biographie, et le jouent en
effet : par bien des aspects, la postérité a retenu de
Pascal l'image dessinée par sa soeur . Pourtant, il existait, et il
existe encore, en marge de la biographie `officielle' constituée par
Gilberte , un autre récit, celui de la nièce de Pascal,
Marguerite, et qui peut faire figure de biographie non autorisée.
C. Le récit de Marguerite, la
biographie non-autorisée ?
Biographie non autorisée parce que radicalement
éloignée du texte de Gilberte : celle-ci concentrait son
attention sur la vie morale de son frère, celle-là livrera les
anecdotes les plus diverses touchant à la vie de son oncle. Cette
seconde biographie est beaucoup plus courte : à peine huit
pages10(*),
marquées par un recul chronologique - le récit est
postérieur à celui de Gilberte - et par un recul familial -
Marguerite ne pouvant avoir de son oncle que des souvenirs d'enfant ou des
informations rapportées. Curieux récit qui s'ouvre sur le
récit d'une possession - une espèce de sorcière aurait
jeté un sort au jeune Blaise pour se venger du père de celui-ci,
sort qui lui aurait fait pousser des hurlements à la seule vue de l'eau
et au spectacle de la proximité de ses parents - et qui se referme sur
la description très crue de l'autopsie du crâne de Pascal,
manière insolite de remplir le contrat biographique en évoquant
la naissance et la mort d'un homme. L'ensemble du récit est à
l'image de ces deux anecdotes : dispersé, ponctuel et presque
`bavard', comme si Marguerite jetait sur le papier les souvenirs tels qu'il lui
parvenaient, bruts et désordonnés. Quand Gilberte construisait
patiemment un monument épuré, Marguerite `déconstruit' une
vie et met l'accent sur les `accidents' de cette vie. Le `génie' de
Pascal tel que l'avait senti, puis décrit, Gilberte, lui échappe
manifestement, et quand Pascal, affligé d'un terrible mal de dents,
résout le problème de la roulette qu'avait lancé le
Père Mersenne, c'est la fin du mal plus que la solution du
problème qui impressionne Marguerite : « Cette
application si vive détourna son mal de dents, et quand il cessa d'y
penser après l'avoir trouvée il se sentit guéri de son
mal »11(*).
Cette seule remarque rend compte de la différence des deux biographies
et, partant, des deux biographes, mais cette différence est
profondément utile puisque dans son bavardage, Marguerite met l'accent
sur ce que Gilberte s'évertuait à dissimuler, notamment la
période mondaine. Dans le récit de Gilberte, l'épisode
mondain était présenté comme une nécessité
médicale, et admise à contrecoeur : « Il y eut
beaucoup de peine d'abord [ à se laisser aller au divertissement
qu'offre la mondanité ] ; mais on le pressa tant de toutes part
qu'il se laissa enfin aller à la raison spécieuse de remettre sa
santé »12(*). Marguerite, au contraire, multiplie les allusions
aux plaisirs que Pascal trouvait à fréquenter le monde:
« Il fut contraint de revoir le monde, de jouer et
de se divertir. Dans le commencement cela était modéré,
mais insensiblement le goût en revient, on ne s'en sert plus par
remède, on s'en sert par plaisir. Cela
arriva »13(*).
Et, comble de l'irrespect, elle évoque la situation
professionnelle et amoureuse, ou matrimoniale, de son oncle :
« Il jeta la vue et sur une fille et sur une
charge ».14(*)
Comme dans le récit de Gilberte, Pascal finit par se retirer du monde,
mais couvert de la haine du monde qui lui reproche d'avoir
entraîné le comte d'Harcourt dans sa folie, et dans son
hérésie de préférer Dieu à un beau parti.
A travers le récit de Marguerite, Pascal fait plus
figure de misanthrope que de saint, et même si son texte est tout aussi
subjectif que celui de Gilberte, voire plus romancé, il
révèle, par opposition, ce que Gilberte, biographe
attitrée, voulait dissimuler. Pascal n'était sans doute pas le
monstre asocial qu'en fait sa nièce, mais il n'était sans doute
pas plus le saint homme que voulait nous faire admirer sa soeur. Aucun des deux
textes ne relève de la stricte biographie, mais la comparaison des deux
met en évidence le dessein de Gilberte, celui de sanctifier la
mémoire d'un frère en réécrivant sa vie à la
manière d'une hagiographie sous couvert de biographie.
II. La tentation
hagiographique
« `Le dernier acte est sanglant, quelque belle que
soit la comédie en tout le reste : on jette enfin de la terre sur
la tête, et en voilà pour jamais'. Cette pensée que Pascal
avait écrite devait être fausse dans son cas. Mort, il ne fut pas
oublié, au contraire. La cause en fut le culte dont les Périer
entourèrent sa mémoire.[...] Gilberte se voua à la
sauvegarde des souvenirs de son `saint'.»15(*).
Le récit de Gilberte ne répond manifestement
pas aux lois du genre biographique ou historiographique, et pourtant il est
reçu comme le seul témoignage biographique digne de ce nom.
Gilberte écrit une vie, certes, mais une vie de saint. Alors, si son
récit ne présentait pas les éléments
incontournables d'une biographie, peut-on y trouver les marques du discours
hagiographique ?
A. Constitution du récit
hagiographique
Le genre hagiographique est rigoureusement codifié, et
dans la mesure même où le récit de Gilberte se
présente officiellement comme une biographie, il est évident
qu'il serait peu pertinent d'assimiler son texte à la littérature
hagiographique qui circule encore au XVIIème siècle.
Avant Gilberte, personne ne voyait un saint en Pascal, quelque exemplaire
qu'ait été sa vie, et cela fait toute la différence avec
une vie de saint. En revanche, son récit présente de nombreuses
similitudes avec les textes hagiographiques, similitudes qui donneront
peut-être la clef de l'écriture de Gilberte.
D'une manière générale, on retrouve dans
la Vie de Pascal tous les caractères du récit
hagiographique, mais de façon un peu décalée, amoindrie,
adaptée en somme. Ainsi, toute vie de saint se doit de commencer par un
récit circonstancié de la naissance et de la
généalogie du saint ; « Le sang est la
métaphore de la gloire. D'où la nécessité d'une
généalogie »16(*). Or, si Gilberte signale la généalogie
de Pascal (quelques lignes à l'initiale du récit indiquent les
témoins de son baptême), cette liste se limite à ses
`parrin' et `marrine', comme pour limiter le récit au domaine du
privé. Traditionnellement, la noblesse, la richesse et
l'éducation du saint doivent être mises en valeur dès le
début du récit. Dans le cas de la vie de Pascal, la noblesse
familiale est indiquée mais non soulignée, et la richesse
passée sous silence. En revanche, l'accent est mis sur la bonne
éducation, qui constituera l'essentiel des premières pages. Ici,
l'éducation est à la fois à l'image et à l'usage du
saint : il présente tous les signes du génie et une
instruction particulière est chargée de mettre en
évidence, et en action ce qui est déjà en lui, élu
qu'il est.,
L'apparition des signes de la foi vient après la
naissance dans le récit hagiographique, foi qui se traduit presque
toujours, à l'adolescence, par une rupture du saint et de
l'autorité qui le gouverne : le plus souvent, le saint choisit la
vie religieuse contre l'avis de sa famille et s'expose à son opprobre.
Paradoxalement, la foi du jeune Blaise n'est jamais évoquée avant
le récit de la première conversion, mais la rupture est bien
présente : c'est contre l'avis de son père que Pascal
étudie, ou plutôt découvre seul, la
géométrie, lui qui « priait souvent [son] père
de lui apprendre les mathématiques »17(*). Après avoir choisi le
parti religieux, le saint se trouve confronté à l'autorité
ecclésiastique, qui tente de le contrôler ou de le
détourner de sa voie, mais il sait y résister, de même
qu'il résistera au temps d'épreuve qu'il doit traverser pour se
réaliser, la tentation repoussée faisant partie intégrante
de la vie du saint. Dans le cas de Pascal, si nulle autorité
ecclésiastique n'est à braver, sa résistance aux pressions
des vanités du siècle se cristallise dans son rejet de la
mondanité, en même temps que son repli du monde représente
sa victoire sur la tentation. D'ailleurs, cette mise en retrait du monde
s'accompagne ici de la même géographie que dans les vies de saint.
La tentation « exile le saint de la ville au désert, dans les
campagnes ou dans des terres lointaines, temps d'ascèse que clôt
son illumination. Puis vient l'itinéraire qui le ramène à
la ville ou qui conduit à lui la foule des villes - temps
d'épiphanie, de miracles et de conversions »18(*). Or, Gilberte évoque la
`retraite considérable'19(*) qui suivit sa période mondaine, période
également suivie des conversions produites dans le sillage des saints,
précédés toujours par leur réputation et leur
popularité. En effet, la réputation de Pascal fut d'abord
bâtie sur son génie scientifique - « on prenait son avis
sur tout et avec autant de soin que de pas un autre ; car il avait des
lumières si vives, qu'il est arrivé qu'il découvre des
fautes dont les autres ne s'étaient pas
aperçus »20(*) - mais bien vite sa foi prit le relais de cette
réputation et c'est au sage plus qu'au savant qu'on vint demander
conseil:
« Un certain nombre de gens de grande condition et
de personnes d'esprit qu'il avait connues auparavant le venaient chercher dans
sa retraite et demander ses avis ; d'autres, qui avaient des doutes sur
des matières de foi, et qui savaient qu'il avait de grandes
lumières là-dessus, recouraient aussi à
lui »21(*).
Et cette popularité, signe d'élection du saint,
se concrétise aussi dans une véritable attitude de croisé
contre les hérétiques - l'une des plus longues anecdotes
rapportées narre le rôle de Pascal dans la lutte contre un
hérétique22(*) - et contre les athées, contre lesquels `il se
[sentait] tellement animé'23(*), mais aussi à l'égard de ses proches
et de la tiédeur de leurs sentiments religieux :
« Mon frère, continuant de plus en plus de
rechercher les moyens de plaire à Dieu, cet amour de la perfection
s'enflamma de telle sorte dès l'âge de 24 ans, qu'il se
répandit sur toute la maison ; mon père, n'ayant pas de
honte de se rendre aux enseignements de son fils, embrassa dès lors une
vie plus exacte, par une pratique continuelle des vertus jusqu'à sa
mort »24(*).
La conversion du père est symbolique : la plus
haute figure d'autorité après dieu s'incline devant la puissance
du saint, et cette influence se répand également sur Gilberte,
dont tout le récit est parcouru des marques de cette influence ;
dans les passages les plus personnels de Gilberte se fait entendre la parole
en action du prédicateur, comme pour donner une réalité
tangible à son attitude de croisé25(*). A cet égard, le texte de Gilberte se
constitue presque en ex voto à la gloire de celui qui répandait
la lumière autour de lui.
Pourtant, malgré ces similitudes, l'identification de
ce texte aux vies de saint est compromise par le peu de valeur accordée
par Gilberte aux faits et gestes de son frère. En effet, les
hagiographies favorisent les anecdotes et les accidents d'une vie, accidents
qui permettent aux signes de l'élection d'apparaître. `Res non
verba', tel est leur credo, même si, comme le fait remarquer Michel de
Certeau, `les res sont les verba dont le discours fait le culte d'un sens
reçu'. Dans l'imagerie pascalienne transmise par Gilberte, seules
subsistent les `verba'.
B. Res non verba ?
Si l'hagiographie se fonde sur des `res', elle renvoie plus
à leur exemplarité qu'à leur réalité
historique, qui n'a pas sa place dans un tel projet. Son discours `illustre une
signification acquise, alors qu'il prétend ne traiter que
d'actions'26(*), et d'une
certaine manière, Gilberte déplace la convention du genre en
supprimant la référence aux actions : l'exemplarité
de Pascal réside dans sa grandeur morale, aussi est-il non seulement
inutile mais aussi dangereux de vouloir l'illustrer dans un discours
`matériel' ; inutile parce que dans son cas, l'absence même
de `res' fait sa grandeur morale et le rend exemplaire, et inutile car il n'est
pas un saint mais un saint qu'il s'agit d'inventer : toute
référence à sa vie charnelle risquerait de pervertir ce
projet, et l'existence du texte de Marguerite Périer l'indique assez.
L'hagiographie « postule que tout est donné
à l'origine avec une vocation, avec une élection [...] avec un
ethos initial »27(*) : c'est cet aspect de la vie de saint que
Gilberte retiendra, et traduira dans son texte, truffé des signes de
cette permanence du génie de Pascal. En effet, dès le
début, cette permanence est posée : « Ce
commencement, qui donnait de belles espérances, ne se démentit
jamais ». Comme un saint, le Pascal de Gilberte n'agit que pour que
l'on puisse voir dans ses actions le signe de son élection, à
cette différence que ses actions sont avant tout morales. Mais il s'agit
bien du même principe, qui fait de `l'histoire l'épiphanie
progressive du donné'28(*) . Chaque parole de Gilberte est alors comme une
manifestation de surface de l'ethos du saint, et donc de son caractère
sacré et immuable, donné dès le départ. Sous la
plume de sa soeur, Pascal est un saint, un élu, et son élection
se manifeste par des marques bien précises : dès les
premières lignes, Gilberte indique : « Dès que
mon frère fut en âge qu'on pût lui parler, il donna les
marques d'un esprit tout extraordinaire »29(*). L'extraordinaire est ici un
signe du sacré, d'où le discours hyperbolique qui sera
attaché à son génie. Et le sacré ne se
réduit pas à cet extraordinaire : lorsque le jeune Blaise
réinvente la géométrie, il réinvente aussi le nom
des figures:
« Mais comme le soin de mon père avait
été si grand de lui cacher toutes ces choses qu'il n'en savait
pas même les noms, il fut contraint lui-même de s'en
faire »30(*).
Qu'est-ce d'autre qu'un exemple d'adamisme ? Nouveau
messager de dieu sur la terre, il porte en lui les signes du
sacré ; d'ailleurs, Gilberte souligne à deux reprise
l'attention particulière portée par dieu à cet être
extraordinaire : « La Providence de Dieu ayant fait naître
une occasion qui l'obligea de lire des écrits de
piété »31(*), Pascal se convertit une première fois.
Ensuite, à la fin du texte, alors qu'il est au bord de la tombe, la main
de dieu intervient encore : « Mais nous allons voir que dieu l'a
préparé à une mort d'un vrai prédestiné par
d'autres actions qui ne sont pas d'une moindre consolation »32(*).
Le saint, `qui ne perd rien de ce qu'il a reçu', se
caractérise par sa constance, et ici, la constance du récit est
dans l'hyperbole. Il fallait que le récit fût hyperbolique pour
que l'extraordinaire apparaisse, et toute l'écriture de Gilberte est
tendue dans ce sens. Ainsi, Pascal est présenté comme
l'être du `toujours plus' : toujours plus de génie - il
« vit et entendit [les éléments d'Euclide] tout seul,
sans avoir jamais eu besoin d'explication »33(*) - et un génie toujours
renforcé par les restrictions qui entourent sa manifestation
(« Cependant il n'employait à cette étude que les
heures de récréation »). Il est `préservé
de tous les vices', et il renonce à
`tous les plaisirs' : la demi-mesure est bannie
en tout, y compris et surtout dans la contrition, la mortification ou
l'abnégation ; par exemple, lorsqu'il décide de mortifier
ses sens, il refuse d'absorber tout ce qui `[excite l'appétit],
quoiqu'il aimât naturellement toutes ces choses'34(*), et lorsque, hautement malade
et sur le point de rendre l'âme, l'enfant de l'un de ses
protégé tombe malade de la petite vérole dans sa propre
maison, il cède sa place à cet enfant pour qu'il soit bien
soigné, alors que lui-même aurait besoin des plus grands soins.
Comme dans une vie de saint, le sacré est le principe
générateur du texte. Tout est déjà donné,
« mais le récit n'en reste pas moins dramatique ».
Seulement, « il n'y a de devenir que de la manifestation ».
Ici, la manifestation est déplacée de la vie publique à la
vie de l'esprit. C'est un portrait moral, où les manifestations sont
d'abord spirituelles, et où l'extraordinaire trouve sa place dans
l'hyperbole, ce qui expliquerait le maigre contenu informatif du
récit : Gilberte ne rend compte que de choix moraux, qui conduisent
certes à des attitudes physiques, mais qui ne s'ouvrent pas sur des
réalisations matérielles. On pourrait presque dire pour parler de
ce texte : `verba non res', parce que d'une part il s'agit de créer un
mythe en `réécrivant' une `histoire', et d'autre part parce que
les `res' sont absentes, effacées par les signes de l'ethos et du
spirituel. Pour reprendre une distinction pascalienne, dans l'hagiographie
traditionnelle, la vie des saints dans l'ordre de la chair figure leur
appartenance à l'ordre de la foi, tandis qu'avec Pascal, les marques
dans l'ordre de la chair de son élection sont vite remplacées par
les seuls signes du spirituel, comme s'il était de toutes façons
au-delà de l'ordre de la chair, comme s'il était lui-même
une figure de l'ordre de la foi.
Evidemment, en disant cela, on s'éloigne de
l'hagiographie et de sa destination populaire, de même qu'en se
plaçant du côté du verbe, Gilberte renonçait
à la tentation du spectaculaire si souvent exploitée dans les
vies de saint. L'extraordinaire frappe les esprits, mais plus dans les actes
que dans les tournures morales et spirituelles ; il manque ici les signes
de la différence radicale du saint Pascal qui ne réalise pas de
miracles. Comme si Gilberte voulait en faire un saint laïque, en refoulant
de cette biographie officielle toute l'altérité qui ferait
définitivement basculer son récit du côté de
l'hagiographie, et qui le rendrait alors peu crédible dans sa fonction
biographique, le propre de l'hagiographie n'étant justement pas de
rendre un compte fidèle de la réalité mais d'impressionner
les esprits. Pourtant, le tour hagiographique de son récit met en
évidence cette absence du spectaculaire plus que le tour biographique ne
le dissimule, et provoque un effet de loupe sur les rares allusions à
l'altérité radicale du saint. Ainsi, il est dit qu'à la
découverte du génie de son fils, le père de Pascal fut
`épouvanté de la puissance et de la grandeur de ce génie'
et qu'il `demeura immobile et comme transporté' versant même
`quelques larmes'35(*).
Or, cette description est précisément celle qui accompagne la
rencontre du sacré, la confrontation au monstrueux et au sublime, qui
terrifie et fascine à la fois. Du coup, on peut se demander si les
limites que pose Gilberte au portrait ne relève pas, aussi, d'un
processus apotropaïque qui viserait à refouler le sacré en
le canalisant.
C. Fascinans et tremendum ?
« Le sacré est toujours plus ou moins ce dont
on n'approche pas sans mourir »36(*).
Biographie annoncée, La vie de Monsieur
Pascal écrite par sa soeur reprend les topoï de la vie de
saint, en les amoindrissant. En effet, au moins dans leur branche populaire,
les hagiographies fonctionnent en frappant les esprits par des récits
extraordinaires (miracles, guérisons ante-mortem et post-mortem,
stigmatisations...). Tel n'est pas le cas ici ; d'une certaine
manière, Gilberte signale la présence du sacré - son
frère est comme un saint - mais en le circonscrivant dans son domaine
réservé - ce saint reste recevable dans le domaine profane.
Ainsi, et c'est peut-être la marque la plus flagrante du filtre qu'elle
impose à son récit, elle passe sous silence la seconde
conversion ; or, l'expérience hallucinatoire de la nuit du 23
novembre 1654 aurait dû faire partie du récit hagiographique,
puisqu'elle répond à toutes ses exigences - c'est une
illumination, un `feu', que tous les saints connaissent et que les
hagiographies privilégient. Pourquoi n'en parle-t-elle pas, sinon pour
éloigner le sentiment de terreur qui naît au contact des
manifestations non domptées du sacré ? Comme si ce
frère la fascinait - son discours hyperbolique traduisant bien cette
fascination - et la terrorisait en même temps par la monstruosité
du sacré (monstruosité qui n'affleure alors que bien
involontairement, comme dans le récit de l'attitude du père).
Alors, son récit devient comme une église : il serait le
médiateur qui seul peut rendre le sacré recevable en lui donnant
une forme terrestre, forme humaine du sacré dont on n'aurait que les
signes. Et cette hypothèse expliquerait aussi l'existence d'une seconde
biographie, celle de Marguerite, qui serait la forme non `filtrée' de la
présence de ce sacré. Dans son récit, le sacré est
introduit dans le domaine du profane et cette confrontation suscite un
conflit : le discours est déconstruit et la version monstrueuse du
saint apparaît - n'est-il d'ailleurs pas né sous le signe de la
possession ?
Une fois encore, Marguerite semble introduire dans son
récit tout ce que Gilberte voulait dissimuler, c'est-à-dire ici
le spectaculaire attaché à son oncle. Ces deux textes s'opposent
radicalement : d'un côté, un texte placé sous le signe
du père, récit masculin et rationalisé, dont la structure
et la forme figée canalisent les `débordements' du sacré.
De l'autre, un récit placé sous le signe de la mère,
désorganisé, conflictuel, et où le sublime, figure du
sacré, devient grotesque : c'est sensible dans la réaction
qui accueille la décision de Pascal de se retirer du monde, et son
influence sur le comte d'Harcourt qu'il entraîne à sa suite. Cette
attitude est condamnée par les représentants du monde, Pascal est
taxé de folie, et l'on tente même de l'assassiner. Sous la plume
de Gilberte, cette retraite était accompagnée de tous les signes
de la grandeur qu'elle trahissait ; sous celle de Marguerite, elle devient
une folie incompréhensible, et elle est rejetée.
Incompréhension et rejet qui sont alors comme les manifestations du
sublime non dompté qui vire au grotesque , car il n'est pas à sa
place.
Gilberte, en supprimant le sublime, supprime le grotesque et
le monstrueux ; la seule altérité autorisée sera
celle de l'esprit, meilleur moyen de canaliser le sacré, et de le
traduire dans un projet d'apparence biographique. Bâtir un saint et son
église en même temps, tel semble être finalement le projet
de Gilberte, mais toujours sous couvert d'écriture biographique, pour
permettre à ce texte d'assurer la postérité publique de
son saint. Si Gilberte avait rempli un contrat purement biographique, jamais
son frère n'aurait pu être érigé en saint, mais si
elle s'était limitée à une seul écriture
hagiographique, jamais son texte, et partant son frère, n'auraient eu de
postérité. Il fallait donc que les deux genres s'unissent pour
que le Pascal de Gilberte devienne le Pascal de référence.
III. `Une certaine idée de
Pascal'
« Cette puissante assurance du récit quant
à son pouvoir de vérité, cette immédiate
habilitation de l'histoire à tenir le discours du réel a
provoqué un soupçon que le récit est aussi un
piège et d'autant plus qu'il n'apparaît point
tel »37(*).
A. Le texte souverain : `un empire
dans un empire' ?
Comment juger de ce récit ? La
réalité historique qui le sous-tend peut à la limite
être `vérifiée' à travers des textes
`extérieurs' au `clan' Périer, et l'on peut tenter de
reconstituer une biographie `objectives' de Pascal à l'aide de ces
documents. De telles entreprises ont d'ailleurs déjà vu le
jour38(*) , mais elles
souffrent de deux handicaps majeurs. D'une part, les nouveaux biographes de
Pascal ne peuvent absolument pas se défaire totalement de la vision de
Pascal transmise par sa soeur - ils peuvent au mieux recouper des textes pour
mettre en évidence les lacunes et les incohérences de son texte -
et d'autre part, les documents extérieurs n'offrent un accès que
très indirect à la biographie pascalienne : ils
procèdent de la sphère publique, et ne peuvent même pas
combler toutes les lacunes du texte de Gilberte. Elle seule se tient du
côté du privé, elle détient les `sources', et sa
parole est invérifiable à bien des égards. Un texte qui se
nourrirait seulement d'informations publiques serait beaucoup trop lacunaire
pour remplir un rôle de biographie. Pascal mort, Gilberte a tout
pouvoir ; seuls les textes de Pascal pourraient rivaliser avec le texte de
sa soeur, mais celle-ci a bien soin de ne pas trahir ces écrits - son
analyse des Pensées est à cet égard très
fidèle - et Pascal ne laisse aucun texte autobiographique. Le
Mémorial, peut-être, serait la seule autobiographie, mais
c'est un texte mystique, et de surcroît, Gilberte évite
soigneusement, comme nous l'avons déjà souligné,
d'évoquer l'expérience de la seconde conversion. Alors, quand
bien même le Mémorial pourrait faire office
d'autobiographie, jamais on ne pourrait le comparer au texte de Gilberte.
Les références à la
réalité sont donc entièrement brouillées, et il
faut faire confiance à un texte perverti d'hagiographie. Si l'on
était en présence d'une pure hagiographie, l'indexation
référentielle serait secondaire, son but n'étant pas
d'être fidèle à la réalité mais d'être
exemplaire - il est « impossible de [ne la]considérer qu'en
fonction de l'authenticité »39(*). L'authenticité étant un critère
de la biographie ou de l'historiographie, le conflit des genres qui
s'opère ici rend délicate l'exigence de vérité, car
sous les signes de la biographie surgit le sens de l'hagiographie. La fonction
du récit devient alors également problématique :
quand l'hagiographie décrivait la sainteté, Gilberte la
crée de toutes pièces. Le processus d'écriture est
inversé : c'est le récit qui crée un saint, et un
public. L'hagiographie « est la cristallisation littéraire des
perceptions d'une conscience collective »40(*). Ici, l'inverse se
produit : Gilberte crée de toutes pièces une perception et
`invente' une conscience collective, dans un passage du privé au
publique qui est peut-être le fait marquant de ce texte ; en effet,
Gilberte peut bien, si elle le désire, élever un monument
à son frère, et adorer son saint `en famille', le clan
Périer jouant le rôle ici du groupe ou de la communauté qui
préexiste à toute hagiographie, et qui doit se s'identifier, et
se renforcer dans cette hagiographie en `représentant la conscience
qu'il a de lui-même'41(*). Mais il s'agit pour elle `d'exporter' cette
imagerie : par le biais de l'alibi biographique et par sa position de
gardienne exclusive d'une mémoire, elle crée un saint, un public
et une postérité, qui désormais devra se nourrir de
l'imaginaire pascalien qu'elle lui transmet.
Les sources sont filtrées, le discours orienté,
et le piège du récit se referme : Gilberte a mené
à bien son entreprise : c'est son Pascal
que la postérité a conservé.
B. La permanence de l'imaginaire pascalien
dans la littérature
1. La version
laïque du saint : Pascal par Sainte-Beuve
« Pascal était un grand esprit et un grand
coeur, ce que ne sont pas toujours les grands esprits ; et tout ce qu'il a
fait dans l'ordre de l'esprit et dans l'ordre du coeur porte un cachet
d'invention et d'originalité qui atteste la force, la profondeur, une
poursuite ardente et comme acharnée de la vérité.
Né en 1623 d'une famille pleine d'intelligence et de vertu,
élevé librement par un père qui était
lui-même un être supérieur, il avait reçu des dons
admirables, un génie spécial pour les calculs et pour les
concepts mathématiques, et une sensibilité morale exquise qui le
rendait passionné pour le bien et contre le mal, avide de bonheur mais
d'un bonheur noble et infini. Ses découvertes dès l'enfance sont
célèbres ; partout où il portait son regard, il
cherchait et il trouvait quelque chose de nouveau ; il lui était
plus facile de trouver pour son compte que d'étudier d'après les
autres. Sa jeunesse échappa aux légèretés et aux
dérèglements qui sont l'ordinaire écueil : sa nature
à lui, était très capable d'orages ; ces orages, il
les eut, il les épuisa dans la sphère de la science, et surtout
dans l'ordre des sentiments religieux. Son excès de travail intellectuel
l'avait de bonne heure rendu sujet à une maladie nerveuse
singulière qui développa encore sa sensibilité naturelle
si vive. [La doctrine de gens de Port-Royal] devint pour lui un point de
départ d'où il s'élança avec son originalité
propre pour toute une reconstruction du monde moral et religieux.
Chrétien sincère et passionné, il conçut une
apologie, une défense de la religion par une méthode et par des
raisons que nul autre n'avait encore trouvées, et qui devait porter la
défaite au coeur même de l'incrédule. Agé de
trente-cinq ans, il se tourna vers cette oeuvre avec le feu et la
précision qu'il mettait à toute chose »42(*).
Ce portrait épuré et expurgé est à
la mesure de la volonté de Gilberte : Sainte-Beuve dresse le
portrait d'un saint laïque, et un portrait parfaitement organisé,
logique, sans heurts, exactement comme l'avait voulu Gilberte. Ici, les `petits
faits vrais' chers à Sainte-Beuve ont été remplacés
par les `grandes actions intellectuelles et spirituelles'qui ne sont vraies que
parce que Gilberte en a décidé ainsi... Sorte de version
laïque de l'hagiographie, ce portrait est parfaitement élogieux,
chose rare sous la plume de Sainte-Beuve, et signe du succès de
Gilberte.
Et si Sainte-Beuve ne fait de Pascal qu'un saint laïque,
le processus de sanctification mis en oeuvre par Gilberte est couronné
par d'autres plumes, celles de Chateaubriand et Barrès, qui font de
Pascal leur saint.
2. Pascal, nouveau
saint du panthéon littéraire : Chateaubriand et
Barrès
« Il y avait un homme qui, à douze ans, avec
des barres et des ronds, avait créé les
mathématiques ; qui, à seize ans, avait fait le plus savant
traité des coniques qu'on eût vu depuis l'antiquité ;
qui, à dix-neuf ans, réduisit en machine une science qui existe
toute entière dans l'entendement ; qui, à vingt-trois ans,
démontra les phénomènes de la pesanteur de l'air, et
détruisit une des grandes erreurs de l'ancienne physique ; qui,
à cet âge où les autres hommes commencent à peine
à naître, ayant achevé de parcourir le cercle des sciences
humaines, s'aperçut de leur néant et tourna ses pensées
vers la religion ; qui, depuis ce moment jusqu'à sa mort,
arrivée dans sa trente-neuvième année, toujours infirme et
souffrant, fixa la langue que parlèrent Bossuet et Racine, donna le
modèle de la plus parfaite plaisanterie comme du raisonnement le plus
fort ; enfin, qui, dans les courts intervalles de ses maux, résolut
par distraction un des plus hauts problèmes de la
géométrie et jeta sur le papier des pensées qui tiennent
autant du dieu que de l'homme. Cet effrayant génie se nommait Blaise
Pascal »43(*).
« Je n'étudierai pas le Pascal des savants et
des philosophes. Mais celui qui nous intéresse, l'homme
passionné, le poète, un cas magnifique de poésie, un
témoignage d'héroïsme... au juste un chrétien
sublime. »
« Il y a de la vénération, un
perpétuel espoir d'acquisition, un perpétuel étonnement
dans mon amour pour Pascal.
C'est un homme de qui l'on n'ose pas dire qu'on
l'aime, car il est un héros et un martyr plus encore qu'un
écrivain. Plus qu'aucun solitaire de ce Port-Royal qui
détestait la familiarité, il décourage d'un regard toute
médiocrité, mais on se groupe autour de lui comme autour d'un
foyer dans la nuit. On veille non loin de lui, sans oser l'approcher, sur une
sorte de Mont des Oliviers »44(*).
Dans un cas comme dans l'autre, on retrouve les topoï,
insufflés par Gilberte, qui canonisent Pascal, et cette permanence est
d'autant plus intéressante que cette fois, la réécriture
de la vie du saint a bien pour fonction de cristalliser les perceptions d'une
conscience collective : quand Chateaubriand ou Barrès
découvrent Pascal, le texte de Gilberte a eu le temps de créer
son public ; Pascal est un saint, dans l'histoire duquel Chateaubriand ou
Barrès trouvent la quintessence de leur propres aspirations. Il sera
donc leur saint, et ils écriront et transmettront l'histoire de sa vie
comme symbole de ce qui réunit tous les croisés de la foi. Sur la
foi d'une vie de saint `truquée', ils jettent les bornes d'une
véritable hagiographie.
Conclusion
Gilberte, biographe de Pascal, s'est donné beaucoup de
peine pour que la postérité retienne une image idéale de
son frère. Sa peine fut récompensée, puisqu'il est
désormais impossible d'avoir une vision de Pascal qui ne soit pas
pervertie par ce court texte. Et une vision sanctifiée. Alors
évidemment, personne peut-être mieux que Pascal n'aurait pu
correspondre à cette image de saint, mais l'habileté de sa soeur
en a fait un élément incontournable. Mieux, même: sa
sainteté fut si bien démontrée qu'elle acquît une
existence autonome, et se réalisa dans le culte littéraire que
lui vouèrent, entre autres, les plumes de Barrès et de
Chateaubriand.
Gilberte avait inventé un saint, d'autres se
reconnurent en lui, l'adorèrent et en firent leur signe de
reconnaissance. L'hagiographie retrouvait sa fonction initiale, la boucle
était bouclée.
Bibliographie
Corpus
La vie de Monsieur Pascal écrite par Madame
Périer, sa soeur, in Pascal, OEuvres Complètes,
Paris, 1954, Gallimard, p.3-34
Mémoire sur la vie de M. Pascal écrit par
Mademoiselle Marguerite Périer, sa nièce, in Pascal,
OEuvres Complètes, Paris, 1954, Gallimard, p.35-41
Ouvrages cités
Album Pascal, commentaire de B. Dorival, Paris, 1978,
Gallimard, p.173-176
Barrès, Maurice, Cahier Pascal, in Mes
cahiers
Caillois, Roger, L'homme et le sacré, Paris,
1950, Gallimard
De Certeau, Michel, L'hagiographie, Paris, 1995,
Encyclopaedia Universalis, p.160-165
De Goncourt, Jules, Edmond, Journal, 1861
Fontaine, Jean, Vie de Saint Martin, Paris, 1967
Marin, Louis, Le récit est un piège,
Paris, 1978, Editions de Minuit
Sainte-Beuve, Galerie des grands écrivains
français, in Portraits du lundi, 29 mars 1852
Table des matières
INTRODUCTION
1
I.LE RÉCIT DE GILBERTE : UNE BIOGRAPHIE
OFFICIELLE ?
2
A. LES RESSORTS DE LA BIOGRAPHIE
2
B. LES FAILLES DU DISCOURS BIOGRAPHIQUE
3
1. La répartition du discours
3
2. Les indices d'écriture
4
3. Les lacunes du texte
5
C. LE RÉCIT DE MARGUERITE, LA BIOGRAPHIE
NON-AUTORISÉE ?
7
II. LA TENTATION HAGIOGRAPHIQUE
10
A. CONSTITUTION DU RÉCIT HAGIOGRAPHIQUE
10
B. RES NON VERBA ?
13
C. FASCINANS ET TREMENDUM ?
16
III. `UNE CERTAINE IDÉE DE PASCAL'
18
A. LE TEXTE SOUVERAIN : `UN EMPIRE DANS UN EMPIRE' ?
18
B. LA PERMANENCE DE L'IMAGINAIRE PASCALIEN DANS LA
LITTÉRATURE
19
1. La version laïque du saint : Pascal par
Sainte-Beuve
19
2. Pascal, nouveau saint du panthéon
littéraire : Chateaubriand et Barrès
20
CONCLUSION
22
BIBLIOGRAPHIE
23
TABLE DES MATIÈRES
24
* 1 Maurice Barrès,
Cahier Pascal
* 2 E. et J. De Goncourt,
Journal, 1861
* 3 Dans l'édition
Pléiade
* 4 p.9
* 5 p.9
* 6 p.10
* 7 p.11
* 8 p.4
* 9 p.15
* 10 dans l'édition
Pléiade
* 11 p.40
* 12 La vie de Monsieur
Pascal écrite par Madame Périer, sa soeur, p.10
* 13 Mémoire sur la
vie de M.Pascal écrit par Mademoiselle Marguerite Périer, sa
nièce, p. 37
* 14 ibid.
* 15 Album Pascal,
commentaire de B. Dorival, Paris, 1978, Gallimard, p.173-176
* 16 Michel de Certeau,
L'hagiographie, Paris, 1995, Encyclopaedia Universalis, p.160-165
* 17 La vie de Monsieur
Pascal écrite par Madame Périer, sa soeur , p. 5
* 18 Michel de Certeau,
L'hagiographie, Paris, 1995, Encyclopaedia Universalis, p.160-165
* 19 La vie de Monsieur
Pascal écrite par Madame Périer, sa soeur , p.11
* 20 La vie de Monsieur
Pascal écrite par Madame Périer, sa soeur , p.6
* 21 p.13
* 22 p. 8-9
* 23 p.16
* 24 p. 9
* 25 Voir en particulier le
récit de l'influence de Pascal sur l'éducation de ses neveux et
nièces, p. 23
* 26Michel de Certeau,
L'hagiographie, Paris, 1995, Encyclopaedia Universalis, p.160-165
* 27 Ibid.
* 28 Ibid.
* 29La vie de Monsieur
Pascal écrite par Madame Périer, sa soeur, p.2
* 30 p.5
* 31 p.7
* 32 p. 31
* 33 p.6
* 34 p.12
* 35 p.5-6
* 36 Roger Caillois,
L'homme et le sacré, Paris, 1950, Gallimard
* 37 Louis Marin, Le
récit est un piège, Paris, 1978, Editions de Minuit
* 38 Voir en particulier les
travaux de Jean Mesnard;
* 39Michel de Certeau,
L'hagiographie, Paris, 1995, Encyclopaedia Universalis, p.160-165
* 40 Jean Fontaine, Vie de
Saint Martin, Paris, 1967
* 41 Michel de Certeau,
L'hagiographie, Paris, 1995, Encyclopaedia Universalis, p.160-165
* 42 Sainte-Beuve, Galerie
des grands écrivains français, in Portraits du
lundi, 29 mars 1852
* 43 Chateaubriand
* 44 Maurice Barrès,
Cahier Pascal, in Mes cahiers
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