Année universitaire 2021-2022
La spécificité du personnage
héroïque dans Le
Comte de Monte Cristo
Mémoire préparé sous la direction de Mme
Corinne Blanchaud
Présenté et soutenu par Hagar Ali-Cherif
2
Remerciements
Je voudrais dans ces quelques lignes remercier toutes les
personnes qui ont contribué à la rédaction de ce
mémoire.
En premier lieu je souhaiterais exprimer ma reconnaissance
à Mme BLANCHAUD pour m'avoir guidé pas à pas dans la
réalisation de ce travail et avoir toujours eu un conseil pertinent
à me donner.
Ces remerciements s'appliquent enfin de façon plus
générale à l'ensemble de la promotion des L3 de Lettres
modernes. L'atmosphère d'entraide collective qui y règne a
apporté à mes études l'ambiance studieuse
nécessaire à la réalisation d'un projet comme ce
mémoire.
À tous, je témoigne mon respect et ma
gratitude.
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Table des matières
Remerciements
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Table des matières
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Introduction
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Partie I : Une évolution significative de
la conception Dumasienne
du héros
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1. Maturité et apprentissage
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2. L'ambition au service d'un idéal personnel
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Partie II : Un érudit parmi les ignorants
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1. Dantès, le héros cosmopolite
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2. Une utilisation ambigüe du savoir
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Partie III : La persistance du mystère
autour de la figure du comte
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1. La notion de travestissement
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2. Une narration équivoque
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Conclusion
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Bibliographie
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5
Introduction
1807, Nîmes. À la suite d'un complot contre sa
personne, le cordonnier François Picaud faussement accusé
d'espionnage pour le compte de l'Angleterre est emprisonné sept ans
à la forteresse de Fenestrelle, ignorant tout du motif de son
incarcération. Libéré en 1814, riche d'un trésor
que lui aurait légué un compagnon de cellule et revenant sous le
nom de Joseph Lucher il se venge des quatre conspirateurs responsables de la
machination avant de mourir lui-même assassiné. Issue des archives
de la police et narrée par Dumas en personne1, cette histoire
réelle, quoique très romancée, constituera le
modèle du jeune marin Edmond Dantès, personnage principal du
roman le plus célèbre de cet auteur : Le Comte de Monte
Cristo2.
Genre très prisé et florissant au XIXème
siècle, le roman feuilleton s'appuie sur des personnages marquants,
adulés du grand public. Parmi la foule de héros qui peuplent
l'oeuvre de Dumas, l'un des plus connus en France comme à
l'étranger est sans conteste le second du navire Le Pharaon :
Dantès. Il est tout à fait pertinent de se demander ce qui
confère une telle aura au futur comte de Monte Cristo et en fait un
héro qui se démarque de la représentation habituelle qu'on
est en droit d'attendre d'un personnage principal. L'idée du justicier
par excellence est l'un des points les plus fréquemment soulevés
dans l'étude du personnage au même titre que le concept du
travestissement : obligatoire pour parvenir à ses fins. Ces deux notions
sont importantes et nous les développerons plus avant. Or si elles
amorcent un fécond début de réflexion, elles ne
constituent cependant qu'une partie des raisons qui différencient Edmond
Dantès des autres héros de feuilleton. Quelles peuvent bien
être ces raisons ? C'est ce que nous allons tâcher
d'éclaircir dans ce mémoire en nous interrogeant sur la
spécificité du personnage héroïque dans Le Comte
de Monte Cristo.
En nous appuyant sur une lecture approfondie des tomes du
roman et d'articles universitaires, nous étudierons tout d'abord le
personnage comme étant le contre-pied du héro de roman Dumasien,
mis en parallèle pour ce faire avec la figure du mousquetaire
d'Artagnan, du même auteur. Ce que nous découvrirons nous
amènera à aborder la position peu commune de Monte Cristo par
rapport au savoir et à la connaissance que ce soit dans le domaine
scientifique ou philosophique, rendant pour finir, le comte un être
mythique encore plus impénétrable qu'avant.
1 DUMAS, Alexandre, Oeuvres complètes d'Alexandre
Dumas, Paris, 1850-1857, p.404-408.
2 DUMAS, Alexandre, Le Comte de Monte-Cristo, Paris,
1844, folio classique 1998, 2075p. Désormais
référencé : [LCMC1] ou [LCM] suivant le tome
cité.
6
7
Partie I : Une évolution significative de la
conception Dumasienne du héros
Lorsqu'on dit Alexandre Dumas, l'on pense tout de suite
à des héros représentant avant tout la fougue et les
rêves de la jeunesse. Après tout un roman paraîssant en
publication régulières se doit d'être captivant, empli de
rebondissements et d'aventures. Cependant cette conception est facilement
réfutable si l'on compare Les Trois Mousquetaires3,
oeuvre majeure de Dumas s'il en est, avec le comte de Monte Cristo.
Si nous prenons Les Trois Mousquetaires, le
personnage archétypal du héros se construit sous nos yeux.
D'Artagan est un jeune homme qui vient d'atteindre sa dix-huitième
année. Il sera tout au long du livre entouré de compagnons bien
plus âgés, certes, mais il n'en reste pas moins le personnage
central de l'oeuvre, celui qui lui donne son souffle épique, qui va au
devant de l'action là où Athos, Porthos ou Aramis ne se seraient
pas aventurés sans réflexion. Il paraît logique de narrer
les aventures d'une personne jeune qui ne connaît encore rien à la
vie, justement pour que les lecteurs puissent le voir évoluer
positivement au fil du récit. Là réside le premier point
de divergence entre le sémillant cadet aux gardes et le comte de Monte
Cristo. Nous suivons la jeunesse de ce dernier durant un laps de temps
compté : du début du livre jusqu'à l'exhumation du
trésor. À ce moment là, Edmond Dantès
disparaît pour revenir sous la forme de l'abbée Busoni, l'un de
ses nombreux déguisements, puis enfin celle du comte de Monte Cristo, un
homme d'environ trente à quarante ans, ainsi qu'il est décrit
dans le livre : «Il [...] se trouva en face d'un homme de trente huit
à quarante ans [...] cet homme avait une figure remarquablement belle;
ses yeux étaient vifs et perçants» [LCMC1 : 346p]. On voit
que le comte n'est pas spécialement marqué par l'âge, mais
qu'il n'appartient déjà plus à la catégorie des
jeunes hommes dans laquelle on rangerait plutôt Albert de Morcerf, le
fils d'un de ses rivaux. La longueur des ellipses, que ce soit celle de la
prison où Dantès passe quatorze ans, ou encore le long voyage
à travers le monde qu'il opère après s'être
emparé du trésor de Monte Cristo, nous prouve que le livre est
centré sur l'Edmond Dantès adulte et non pas le jeune homme. Ce
choix narratif nous permet de suivre les aventures d'un homme
déjà mûr à qui la vie n'a rien à apprendre,
ce qui constitue la déviation d'avec le modèle d'Artagnesque.
Là où un monsieur de Tréville ou un Athos accompagnent le
jeune bretteur tout au long du roman, la phase d'apprentissage de Dantès
est beaucoup plus courte et il s'émancipe très vite de
l'abbé Faria pour devenir son propre mentor. Le choix de nous focaliser
sur cette partie de la vie du héros est représentatif du
thème du livre, qui est la vengeance. Il y a deux façons de la
concevoir dans ces
3 DUMAS, Alexandre, Les Trois Mousquetaires, Paris,
1844, 799p.
8
deux ouvrages, deux façons qui présentent des
similitudes et des différences. Le futur mousquetaire se vengera en
effet de Milady pour le meurtre de Constance Bonacieux. S'il venge en quelque
sorte un tiers en même temps que de se venger lui-même des affronts
que la dame à commis envers lui, il le fait de façon très
fougueuse et expéditive ce qu'Athos lui reprochera plus tard. La
vengeance de Monte Cristo concerne lui aussi un tiers, son père qui
suite à son incarcération est mort de faim, oublié de
tous, mais le concerne aussi avant tout lui-même. Or loin d'être
rapide, ce qui fait tout le sel et toute la célébrité de
la vengeance du comte est qu'elle est très lente. On sent la
maturité d'un homme ayant longtemps vécu derrière le plan
ourdi de sang froid d'Edmond Dantès. Là où d'Artagnan et
ses amis en se faisant justice ressentent beaucoup de douleur, car étant
encore jeunes, ou pour le cas d'Athos imprégné de fatalisme, le
comte est considéré comme un véritable surhomme justicier,
de par son insensibilité et son plaisir apparent pour la souffrance
qu'il cause à ses ennemis. Gérard Gengembre, professeur
émérite à l'université de Caen reprend dans un
article les termes d'Antonio Gramsci sur le comte : «Le type du
«surhomme» est Monte-Cristo, libéré de cette
auréole particulière de «fatalisme» qui est propre au
bas romantisme et qui est encore plus appuyé chez
Athos»4, cette idée de libération de
notre héros montre bien la différence opérée entre
les deux oeuvres et l'évolution de la figure héroïque, munie
d'une nouvelle aura et donc d'une interprétation nouvelle.
Avec le comte de Monte Cristo, Dumas prend un nouveau
départ, et propose une oeuvre au thème certes très
usité, mais traité par un personnage peu conventionel. Car s'ils
sont nombreux les romans feuilletons à aborder la notion de vengeance,
et ainsi que nous venons de le citer Les Trois Mousquetaires
n'échappe pas à la règle, il est plus rare cependant
de traiter ce sujet à la manière du Comte de Monte
Cristo. D'Artagnan était enclin à pardonner, le comte ne
l'est pas, tout du moins pas avant la fin lorsque les doutes le prennent. Pas
vraiement antagoniste et pourtant difficilement acceptable comme un
protagoniste sans défauts il est novateur de présenter l'histoire
d'un homme à la morale bien particulière et au but sanglant
posé très clairement et qui donc en montrant le
contre-modèle à suivre provoque une rupture entre le héros
et le lecteur. Ce dernier continue toujours de suivre avec autant de
délectation les aventures du comte, mais sait dorénavant que
celui-ci ne consitue plus un modèle et cela l'amène à
questionner sa morale, par rapport à celle de Monte Cristo. Encore une
fois on remarque l'évolution par rapport à un roman tel Les
Trois Mousquetaires où la quasi exemplarité du héros
montrait de façon évidente la voie à suivre. Dumas dans
Le Comte de Monte Cristo nous fait entrevoir la voie à suivre,
mais de façon détournée et par le contre-exemple qu'il
donne. C'est ce que Raphaël Yao Kouassi appellerait le héros
concave protagoniste.
4 GENGEMBRE, Gérard, «Le comte de Monte Cristo ou le
surhomme, la justice et la loi», dans Les Cahiers de la Justice,
2012, n°1, p160.
9
Reprenant dans sa thèse sur les héros dans la
littérature les explications de Vincent Jouve sur sa classification des
différentes typologies de héro il écrit : «Le
troisième type est le héros concave protagoniste. Sa conduite est
loin d'être exemplaire, mais il est le sujet d'une histoire qui, elle,
est porteuse de leçon. En outre, comme il occupe le devant de la
scène, c'est lui qui focalise l'attention du
lecteur»5. L'évolution d'avec d'Artagnan
qualifié, lui, de héro convexe protagoniste est flagrante, un
héros convexe protagoniste étant : «un personnage à
la conduite exemplaire et qui occupe le devant de la scène [...]
héros classique qui, non seulement est, quantitativement, plus
présent que les autres personnages, mais qui, en outre, offre au public
un miroir idéalisé. C'est, par exemple, Enée, d'Artagnan,
ou encore James Bond» [HJA : 79p]. Avec l'exemple du modèle
à suivre vient aussi celui des idéaux transmis par le
héros. D'Artagnan est fortement politisé, se battant contre le
cardinal de Richelieu, grand antagoniste du roman et faisant l'éloge du
roi et de la reine. Cette vision de la politique perdure dans les autres tomes
ou le romancier nous narre les épisodes de la Fronde et les
différents partis dans lesquels les héros se rangent, souvent
poussés par d'Artagnan. Le récit du comte de Monte Cristo aurait
pu suivre le même chemin mais ne le fait pas. Emprisonné pour
cause de Bonapartisme alors même qu'il n'avait pas d'idéaux
politiques, le livre aurait pu nous décrire un Edmond Dantès
ressassant une véritable haine contre l'empereur qui a indirectement
causé sa perte. Par là il aurait pu faire l'éloge du
régime monarchique restauré. Or ce n'est absolument pas ce qui se
passe. En devenant le surhomme justicier qu'il est, Edmond Dantès se
place au dessus des lois humaines, comme un envoyé divin. La politique
trouve donc peu d'agrément à ses yeux et il s'en montre fort
détaché. En décidant de n'inclure dans sa vengeance que
des raisons personnelles et non pas politiques, Dumas ne fait donc pas de
l'histoire de Dantès un cas général de l'injustice d'un
régime, mais bien une histoire particulière avec un héros
tout aussi particulier et qui s'en retrouve par là même rendu
unique.
L'évolution de la figure héroïque dans le
roman-feuilleton Dumasien est donc avant tout un moyen de mettre en avant un
personnage en proposant une réappropriation des thèmes
déjà traités et des modèles de héros connus
afin d'aller toujours au-delà des attentes du lecteur de
l'époque, conférant à Monte Cristo une aura d'être
supérieur qui le démarque. Cela vaut lorsqu'on le compare
à d'autres héros de romans comme d'Artagnan, mais est aussi
valable à l'intérieur même de sa propre histoire où
il se singularise par les qualités qu'il possède et sur
lesquelles nous allons à présent nous pencher.
5 KOUASSI, Yao Raphaël, Héros, jeunesse et
apprentissage dans quelques romans du XIXe siècle : Chateaubriand,
René, 1802 - Stendhal, Le Rouge et le Noir, 1830 - Musset, La Confession
d'un enfant du siècle, 1836 - Balzac, Illusions perdues, 1837/1843 -
Flaubert, L'Éducation sentimentale, Histoire d'un jeune homme,
1869, thèse de doctorat, Université Blaise Pascal -
Clermont-Ferrand II, 2011, p79. Désormais référencé
[HJA].
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11
Partie II : Un érudit parmi les ignorants
Au début naïf et ingorant, c'est au contact de
l'abbé Faria, puis grâce à ses nombreux voyages à
travers le monde qu'Edmond Dantès évolue pour devenir le comte de
Monte-Cristo. Un homme cultivé dans à peu près tous les
domaines possibles et imaginables. Nous avons déjà vu en quoi il
différait du modèle du héros habituel dont
l'éducation restait à faire. Dans ce roman la situation est
inversée puisque c'est le héros qui à un certain point
instruira les autres personnages et non le contraire.
Véritable héros des milles et une nuits, Monte
Cristo est considéré par beaucoup comme un pacha voyageant
incognito. Si la profusion de luxe dont il fait preuve n'est pas sans rappeller
les contes orientaux, le personnage ne fait pas que s'approprier le cadre et le
décor propre à ces pays, il en intègre aussi la langue
principale : l'arabe, qu'il parle avec une grande pureté ainsi qu'on
peut le constater lorsqu'il s'adresse à son serviteur Ali. L'arabe n'est
d'ailleurs pas la seule langue vivante parlée par le comte,
l'abbé Faria ainsi que son passé de navigateur, l'ayant
poussé à apprendre l'italien, le romaïque, l'espagnol,
l'anglais, l'allemand et le grec en plus du français qui se trouve
être sa langue maternelle. Loin donc de faire comme tout le monde et
seulement imitier la mode orientale du XIXème siècle, le comte
intègre la langue et la culture des pays visités. Cela se
remarque lorsqu'il fait monter pour Haydée des appartements et un
service tel qu'elle aurait pu en bénéficier dans son palais en
Épire ou encore lorsqu'à Rome lors de l'exécution des
condamnés Peppino et Andrea il se montre au courant des
procédés des différents types de mises à mort.
Homme cosmopolite par excellence, Edmond Dantès s'adapte aux pays dans
lesquels il s'installe, tant physiquement que moralement. Cependant, revenant
d'orient, il ramène de son voyage une philosophie orientale qui n'est
pas sans choquer l'aristocratie française à laquelle il en fait
part. «Ali est mon esclave ; en vous sauvant la vie il me sert, et c'est
son devoir de me servir» [LCMC1 : 605p] dira-t-il à Mme de
Villefort, lorsque son serviteur Nubien la sauvera, elle et son fils, d'un
attelage aux chevaux enragés. C'est cette intégration de
différentes cultures qui, venant s'ajouter à ses très
nombreuses connaissances, font de notre héros un homme à la
conversation recherchée et à la supériorité
écrasante. Danglars, homme d'affaires obsédé par l'argent
ne peut soutenir la comparaison et même le procureur du roi monsieur de
Villefort, pourtant un esprit aiguisé, habitué aux plaidoiries,
condescend à discuter avec cet étrange noble et est surpris par
l'acuité et l'étrangeté de ses raisonnements. Franz
d'Epinay et le jeune vicomte Albert de Morcerf lui-même, devenu amis du
comte l'un à l'île de Monte Cristo, l'autre à Rome, le
prenne comme protecteur, un être qui peut accomplir des miracles. Ceci
est une manoeuvre habile du comte afin de parvenir à ses fins ainsi
que
12
nous l'explique Jean-Marie Salien, professeur de
littérature à l'université de Strasbourg :
«L'efficacité de ces signes, qui dépend de la
crédulité de leurs destinataires, se mesure aux réactions
de Franz et d'Albert, enfants naïfs que le comte prend pour
intermédiaires entre leurs parents et lui et qu'il s'occupe de charmer
pour qu'ils le conduisent à leurs pères. Ces deux jeunes gens
s'enthousiasment pour Dantès et sont impressionnés par les
largesses de cet homme mystérieux qui les gâte. Franz, qu'il a
attiré à grand-peine à Monte-Cristo, est ébahi et,
bien que tout suggère l'artifice dans le palais de Simbad (alias
Dantès), il donne innocemment dans le piège. Albert, moins
soupçonneux encore, défendra énergiquement le comte contre
les sceptiques»6.
Ainsi, si le savoir multiculturel du héros lui permet
de parvenir à ses fin, il entraîne aussi son passage dans un camp
plus difficile à définir. En effet la façon dont le comte
utilise ses connaissances est tout sauf anodine. Il suffit de se rappeller la
conversation sur les poisons qu'il tient avec Mme de Villefort, la seconde
épouse du procureur, pour s'en convaincre. Monte Cristo fait le choix
d'user de ce qu'il à appris afin de fomenter et de peaufiner sa
vengeance. C'est lui qui donne à ladite Mme de Villefort la recette de
la drogue avec laquelle elle empoisonnera toute sa famille, plongeant au final
son mari dans la folie. C'est par sa connaissance des télégraphes
qu'il parvient à corrompre un fonctionnaire et à lui faire
envoyer un faux message, influant sur le cours de la bourse et contribuant
à la ruine de Danglars. Enfin c'est en divulgant le récit
pourtant secret de la trahison du comte de Morcerf qu'il provoque sa chute et
plus tard son suicide. La somme de ses savoirs, couplée à la
connaissance de faits qui auraient dû rester cachés, met Edmond
Dantès en position de force, de supériorité par rapport
à ses adversaires. Le fait même que ceux-ci ignorent sa
véritable identité et ses intentions lui donne un avantage non
négligeable. Toutefois, la façon dont il use de son intelligence
afin de commettre une vengeance qui, même si elle est
compréhensible, à somme toute de terribles répercussions,
empêche le lecteur d'admirer pleinement le comte dont la cruauté
et la froideur peuvent en effrayer plus d'un. Il est ironique de constater que
les positions extrémistes et dangereuses d'Edmond Dantès ne sont
pas dues à ses convictions politiques ainsi que le pensaient ceux qui
dans son dossier de détenu notaient une mise en garde contre son
bonapartisme enragé. Bien au contraire, c'est par la faute des
complotistes que Dantès devient l'homme à l'intelligence
redoutable qu'il est, eux qui en l'emprisonnant l'ont amené à
rencontrer l'abbé Faria qui lui ouvre les yeux sur tant de choses. On ne
peut pas dire que l'évolution du comte soit toujours positive, on
pourrait même le qualifier de mégalomane ainsi qu'en
témoigne cette conversation tenue avec le procureur du roi.
6 SALIEN, Jean-Marie, «La subversion de l'orientalisme dans
Le comte de Monte-Cristo d'Alexandre Dumas», dans Études
françaises, vol 36, n°1, 2000, p188.
13
«- Je dis, monsieur, que [...] il a fallu que l'un
dît : «Je suis l'ange du Seigneur» ; et l'autre : «Je suis
le marteau de Dieu», pour que l'essence divine de tous deux fût
révélée.
- Alors, dit Villefort de plus en plus étonné et
croyant parler à un illuminé ou à un fou, vous vous
regardez comme un de ces êtres extraordinaires que vous venez de citer
?
- Pourquoi pas ? Dit froidement Monte Cristo». [LCMC1 :
614p]
Il n'empêche que cette mégalomanie se fonde sur
une supériorité bien réelle de la connaissance face
à l'ignorance, que ce soit une ignorance de ses ennemis due à un
manque d'études, ou l'ignorance de l'existence de Dantès dans
leur ombre.
Le comte de Monte Cristo est l'un des personnages les plus
érudits de la littérature populaire du XIXème
siècle et c'est cette érudition qui est le fondement de sa
vengeance et de sa singularité dans le beau monde. Par ses idéaux
orientaux il intrigue les autres personnages et réussit à
s'infiltrer auprès de ses ennemis, déclenchant un plan
minitieusement préparé des années à l'avance. Nous
retiendrons cet concept d'«infiltration» car il peut être
lié à des notions telles que celles d'espionnage, de
discrétion et de mystère. Et au fond, le comte de Monte Cristo ne
reste-t-il pas un mystère vivant ? C'est ce que nous allons voir
à présent.
14
15
Partie III : La persistance du mystère autour de
la figure du comte
Cette intelligence qui mène à la manipulation
nous montre bien Monte Cristo comme un être qui a toujours un coup
d'avance sur les évènements. Ne parvient-il pas à se
venger sans être soupçonné avant longtemps ? Tout ceci, en
plus de reposer sur un plan mûri à l'avance est aussi porté
par des déguisements qui s'ils peuvent paraître
irréalistes, se prêtent bien à l'esthétique du roman
feuilleton, un genre populaire et donc sujet à des coups de
théâtres et des péripéties qui ne sont pas toujours
très intellectuelles.
Le travestissement a donc son importance dans l'oeuvre au
point que la première forme sous laquelle réapparaît
Dantès, dans le livre, après avoir trouvé le trésor
de Monte Cristo, n'est pas celle du comte mais bien de l'abbé Busoni,
vénérable prêtre Italien qui vient alléger
l'aubergiste Caderousse de la vérité concernant le complot contre
Dantès dont il a été bien malgré lui le complice
dans ses jeunes années. Cette réapparition sous les traits d'un
prêtre, très forte sur le plan de la symbolique, le comte de Monte
Cristo se déclarant comme un envoyé divin venu pour
récompenser et punir, n'en est pas moins un subterfuge utilisé
pour masquer son identité. Dantès change de nom très
facilement, ce qui peut être compréhensible. Lui le prisonnier
numéro 34 ayant failli sombrer dans la folie, ne se reconnaît plus
véritablement comme étant Edmond Dantès. Il peut donc sans
problème se couler dans d'autres identités, la première,
seule étant véritablement importante car étant celle
liée à tous les êtres chers qu'il aimait, comme son
père ou Mercedes, cette identité originelle, ayant
été détruite avec sa jeunesse. N'est-il pas normal que le
mystère persiste autour d'un homme aux cents déguisements,
tantôt prêtre Italien, Lord Anglais ou seigneur Maltais ? Monte
Cristo est en effet lui-même inconsciemment dans une quête
constante de soi, une quête qui se calme vers la fin du livre lorsqu'il
se réconcilie en quelque sorte, avec l'ancien homme qu'il était :
Edmond Dantès. Ancienne identité qu'il ne peut plus embrasser
totalement à présent, devenant une sorte d'hybride, un
mélange entre une part de la bonté du jeune marin, second du
Pharaon, et le personnage distant mais, vers la fin du livre,
apaisé du comte de Monte Cristo. La figure héroïque que
plante Dumas dans son oeuvre est difficile à cerner car toujours en
mouvance, alternant entre plusieurs identités et donc plusieurs
rôles joués. Effectivement il ne faut pas croire que le comte se
contente de se déguiser. Sa personnalité aussi bien que son
physique, sa façon de parler et d'agir changent au gré de ses
travestissement. Même en cela il est plus fort que ses adversaires qui en
voulant le confondre se retrouvent pris à leur propre jeu. On se
souvient de la scène où Villefort, se faisant passer pour un
simple inspecteur de police, obtient une audience avec Lord Wilmore qui se
trouve n'être autre que Monte Cristo déguisé. «De son
côté Lord Wilmore,
16
après avoir entendu se refermer sur lui la porte de la
rue, rentra dans sa chambre à coucher, où en un tour de main, il
perdit ses cheveux blonds, ses favoris roux, sa fausse mâchoire et sa
cicatrice, pour retrouver les cheveux noirs, le teint mat et les dents de
perles du comte de Monte Cristo». [LCM : 849p]. La façon dont
Villefort est abusé, quoi qu'assez théâtrale et se
prêtant au ressort comique du roman feuilleton montre bien qu'il est
facile pour Monte Cristo de changer d'apparence et d'incarner un autre homme.
Preuve s'il en est qu'il s'agit d'un personnage qui se dérobe et reste
mystérieux, même pour les lecteurs qui ont du mal à
l'appréhender sous toutes ses formes, toutes ses apparences, tout ses
subterfuges.
Toutefois ce n'est pas la seule raison qui fait que le
personnage de Dumas reste un héros bien mystérieux, ce qui fonde
une partie de l'attirance des lecteurs pour lui. Bien plus que physique, cette
zone d'ombre concerne la façon dont l'auteur nous fait suivre les
aventures de son personnage principal. Le point de vue de la narration est
externe avec de rares, très rares incursions dans l'esprit de comte. Le
fait de ne pas faire accéder le lecteur aux pensées du
Dantès non pas jeune homme mais adulte, est un choix qui nous
éloigne du vengeur, d'autant plus que le lecteur découvre comme
un spectateur, au fur et à mesure qu'elle se déroule, la
vengeance du comte. Cette éloignement entre le public et son
héros le place dans une position originale où il attire
l'intérêt non pas en se dévoilant mais justement en restant
obscur quand à ses pensées et ses prochaines actions ce qui
pousse les lecteurs à espérer jusqu'à la dernière
seconde connaître les sentiments et les émotions de cet homme
qu'ils ont connu bien en détail, jeune, quand il était encore un
livre ouvert et qu'il était comme tout digne héros Romantique
traversé de mille émotions. Ce manque d'accès aux
pensées de Monte Cristo amène un autre point trouble qui rejoint
la question de l'identité dont nous parlions plus haut. En effet si en
tant que lecteurs nous savons que nous avons affaire à Edmond
Dantès lorsqu'il réapparaît sous l'apparence de
l'abbé Busoni pour extirper son secret à Caderousse, puis celle
de Lord Wilmore pour s'emparer d'une page du registre des prisons et enfin de
Sindbad le marin pour approcher Julie Morrel et Franz d'Epinay, nous n'avons
presque aucun indice lorsqu'à Rome on nous parle pour la première
fois du comte de Monte Cristo. Nous devinons qu'il s'agit de Dantès,
mais à aucun moment cela n'est mentionné dans le livre. Monte
Cristo n'est jamais révélé explicitement comme
étant Edmond Dantès, il faut le comprendre implicitement
jusqu'à ce que le personnage lui-même se dévoile à
Fernand de Morcerf. La première personne à qui il revèle
sa véritable identité est Caderousse mais même là,
celle-ci n'est pas entendue par le lecteur :
«Le comte n'avait pas cessé de suivre le
progrès de l'agonie. Il comprit que cet élan de vie était
le dernier ; il s'approcha du moribond, et le couvrant d'un regard triste et
calme à la fois :
«Je suis..., lui dit-il à l'oreille, je
suis...»
Et ses lèvres, à peines ouvertes,
donnèrent passage à un nom prononcé si bas, que le comte
semblait craindre de l'entendre lui-même.» [LCM : 1042p].
17
Le fait de devoir deviner cette identité, tout en nous
rapprochant par un lien de complicité au personnage, contribue aussi
à accentuer l'éloignement entre le public et le comte, comme s'il
ne nous acceptait pas dans sa compagnie, parmis ses amis qui sont peu nombreux.
L'identification au héros se révèle compliquée si
tout ce que nous savons de lui, nous l'apprenons par ses discours et ses actes
et non sa pensée intime.
Pour finir nous nous rendons donc bien compte que nous en
savons très peu sur le personnage, même après avoir
passé plus de deux tomes en sa compagnie. La multiplicité de ses
visages et l'opacité de ses sentiments qui peuvent très bien
être simulés pour autant que nous le sachions bâtissent
l'image d'un homme impénétrable dont on ne sait jamais si on
avance ou on recule dans son amitié, ainsi que le constate avec un
pincement au coeur, Albert de Morcerf.
18
19
Conclusion
Ce travail avait pour but de mettre en évidence les
caractéristiques du personnage d'Edmond Dantès dans le roman
feuilleton Le comte de Monte Cristo, dont il est le héros.
C'est dans cette optique que nous nous sommes posés la question suivante
: quelle est la spécificité du personnage héroïque
dans le comte de Monte Cristo ? Question à laquelle nous avons
répondu en découvrant l'imbrication des différents traits
tant physiques que moraux, de ce protagoniste.
Notre première approche a tout d'abord consisté
en une comparaison entre Edmond Dantès et un autre héros
Dumasien, suffisament différent pour que nous puissions statuer les
caractéristiques qui font du comte le personnage unique qu'il est,
d'Artagnan. Une maturité rare pour un personnage principal de roman
populaire couplée à une ambition qui le pousse à ne servir
que ses intérêts personnels, ces deux traits se sont
avérés être les résultats de la comparaison.
Cette découverte sur la psychologie du comte nous a
permis de pousser plus avant la réflexion et de comprendre par la suite
l'intelligence et l'érudition écrasante de ce personnage, qui lui
donnent une emprise indéniable sur ses ennemis. Nous avons vu que autant
force que faiblesse, cette connaissance n'était pas sans apporter des
dilemmes moraux aux lecteur sur la façon dont il devait recevoir le fait
que Dantès pouvait être corrompu par sa science.
C'est en ayant cela à l'esprit que s'est enfin ouvert
à nous le constat d'un personnage sans identité fixe, constamment
changeant car usant librement du travestissement et écrit de telle sorte
qu'il reste pour le lecteur, une figure aux pensées très peu
dévoilées, véritable mystère ambulant.
L'ensemble de ces caractéristiques relevées, ont
pour but de se montrer un travail sinon exhaustif, du moins suffisament complet
afin de pouvoir servir à son tour le cas échéant de base
solide à tout autre étude sur le personnage du comte de Monte
Cristo. Découvrir que Dantès est finalement une figure qui par le
mystère qu'elle dégage s'apparente à un mythe, voire un
conte oriental, c'est comprendre finalement ce qui élève ce
héros parmi tant d'autres et en fait l'un des personnages les plus
connus au monde. C'est également comprendre les raisons de son
entrée dans le folklore populaire.
Ce mémoire n'avait pour ambition que de se focaliser
sur l'étude de l'oeuvre littéraire, mais du livre découle
tant de supports, qu'ils soient cinématographiques,
théâtraux ou musicaux pour ne citer que ces domaines artistiques,
qu'il serait enrichissant, au regard du travail que nous avons mené, de
tenter de saisir la manière dont le personnage du comte est
réécrit, interprété sur scène ou à
l'écran, appréhendé donc par différents artistes,
et dans quelle mesure il s'inscrit dans la continuité ou la rupture avec
l'oeuvre originale de son créateur.
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Bibliographie
DUMAS, Alexandre, Le Comte de Monte-Cristo, Paris, 1844,
folio classique 1998, 2075p.
DUMAS, Alexandre, Les Trois Mousquetaires, Paris, 1844,
799p.
DUMAS, Alexandre, Oeuvres complètes d'Alexandre
Dumas, Paris, 1850-1857.
GENGEMBRE, Gérard, «Le comte de Monte Cristo ou le
surhomme, la justice et la loi», dans Les Cahiers de la Justice,
2012, n°1.
KOUASSI, Yao Raphaël, Héros, jeunesse et
apprentissage dans quelques romans du XIXe siècle : Chateaubriand,
René, 1802 - Stendhal, Le Rouge et le Noir, 1830 - Musset, La Confession
d'un enfant du siècle, 1836 - Balzac, Illusions perdues, 1837/1843 -
Flaubert, L'Éducation sentimentale, Histoire d'un jeune homme,
1869, thèse de doctorat, Université Blaise Pascal -
Clermont-Ferrand II, 2011.
SALIEN, Jean-Marie, «La subversion de l'orientalisme dans
Le comte de Monte-Cristo d'Alexandre Dumas», dans Études
françaises, vol 36, n°1, 2000.
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