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Sécurité et liberté chez Thomas Hobbes


par Jacob Koara
Université Joseph Ki Zerbo  - Master 2022
  

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2. Le projet hobbesien d'une rationalisation du pouvoir politique

Si le dessein que Thomas Hobbes s'assigne, c'est l'éducation politique de l'homme59(*), cela revient pour lui à lui enseigner quels sont ses devoirs, en tant que citoyen et en tant que chrétien60(*). Pour y parvenir, il faut épurer la science politique de toutes ses fables, dont l'avaient enveloppées les classiques61(*), et l'exposer dans un langage clair et intelligible62(*). En effet Platon, dans l'ensemble de son oeuvre politique, n'a cessé de faire recours aux mythes pour expliquer la société politique. En sus, l'usage des mots simples, dans la science politique des Anciens, a été remplacé par des « mots ambigus ou qui ne veulent rien dire »63(*).  Une telle manière de faire dénote d'une insouciance pour la rationalité scientifique du discours au profit de la beauté du style. C'est somme toute se montrer plus rhéteur qu'analyste politique. « La lumière de l'esprit humain est la clarté des mots, mais grâce à des définitions exactes préalablement débarrassées et lavées de toute ambiguïté »64(*). Thomas Hobbes, pour sa part, ne se « soucie pas tant d'écrire en beaux termes, que de bien supputer, (...) et de bien déduire tous (...)[ses] raisonnements »65(*). Aussi prend-il toujours le soin dans son instruction relative à la politique de clarifier chaque nouveau terme qu'il introduit, et qu'il juge être susceptible de confusions dans l'usage. Il spécifie ce qu'il entend dire. Cela est nécessaire, car on ne saurait accorder crédit aux sens des mots, aux choses en vertu de l'autorité de ceux qu'on considère comme de grands savants qui en dehors du fait d'être simplement humains ne sont pas plus que quiconque compétents pour légiférer comme de vrais nomothètes sur la signification des choses66(*).

Si les hommes ont souvent du mal à se comprendre dans les débats, cela serait pour beaucoup dû à l'emploi qu'ils font des mots. Il leur arrive d'emprunter les mêmes mots, mais en leur conférant des sens différents. De là naissent les quiproquos, les amalgames, les brouilles. Sinon, quiconque se lance dans une investigation de quelque nature que ce soit, et qui a le souci de se faire comprendre, doit observer des précautions d'ordre liminaire. Ces précautions consistent simplement, avant d'exposer ses vues, d'élucider le sens des concepts qu'il va utiliser67(*). C'est le procédé propre à ceux qui n'ont l'« envie de ne laisser de lieu à la dispute »68(*) superfétatoire, nous dit le philosophe de Malmesbury.

À ce stade de notre propos, rappelons à toutes fins utiles que Thomas Hobbes est un penseur matérialiste et mécaniste. Comme tel, il va appliquer le matérialisme mécanique à la science politique. Sémantiquement, le matérialisme est une doctrine philosophique qui postule qu'il n'existe d'autre substance que la matière69(*) ; laquelle matière obéit à des lois que la science et la philosophie pourraient découvrir. Quant à « la théorie mécaniste [elle] ramène la vie à un ensemble d'organes fonctionnant comme les rouages d'une machine »70(*). Dans la même veine, Thomas Hobbes estime également que la philosophie politique est une science qui a pour objet d'étude le corps politique. Et le corps politique est à l'image du corps humain qui lui-même est assimilable à une machine71(*). Il fonctionne selon les lois qui régissent la matière. Autrement dit, le corps politique, à l'instar du corps humain, obéit au mécanisme des corps en mouvement. La science politique aura pour but de définir les mécanismes qui font fonctionner le corps politique. Saisir ces mécanismes ne saurait s'opérer sans une méthode adaptée.

Àl'instar de René Descartes qui estimait que la recherche de la vérité ne pouvait se faire sans méthode convenable72(*), Thomas Hobbes, aussi, postule l'idée que la philosophie politique, si elle aussi veut atteindre son but, ne peut se passer d'une méthode adéquate73(*). D'ailleurs, si la philosophie politique des classiques excelle dans le faux, et qu'on rencontre en son sein des absurdités, cela serait vraisemblablement dû à un défaut de méthode74(*). Pour pallier ce déficit d'ordre méthodologique, il invente une nouvelle méthode : la construction théorique de l'état de nature75(*). Pour ce qui le concerne, « on ne saurait mieux connaître une chose, qu'en bien considérant celles qui la composent »76(*). Il en découle que, quand on veut comprendre une machine, on la dépièce, la démonte pour saisir son mécanisme de fonctionnement. Hobbes en fera de même pour le corps politique. À dessein, il se fait l'anatomiste de la société puisqu'il déconstruit théoriquement la communauté politique pour la reconstruire méthodiquement. De façon plus claire, il

commence par réduire la réalité par voie d'analyse en éléments simples ; puis la reconstruit, par synthèse. (...) Il conçoit un « état de nature » fait d'une poussière d'hommes isolés, et la société, les institutions seront reconstruites à partir des hommes77(*).

C'est la méthode résolutive-compositive qui se présente structurellement sur le modèle de l'analyse-synthèse. Sous ce rapport, l'analyse se saisit comme la déconstruction et la synthèse, comme la reconstruction. Cette méthode permet de saisir par quels mécanismes la société s'instaure et s'institue78(*). Autrement dit, grâce au concept d'état de nature qu'il forge, on est en mesure de s'imprégner des normes qui fondent et justifient la communauté politique.

La préoccupation hobbesienne pour la recherche d'une méthode opératoire, efficiente pour discourir sur la politique s'enracine dans sa fascination pour le modèle mathématique qui ne souffre d'aucune contestation, comparativement aux autres sciences79(*). Les mathématiques sont une science qui procède de manière hypothético-déductive. Elles ont une procédure féconde qui permet d'expliquer l'univers. C'est eu égard à la fécondité qu'elles impulsent que Thomas Hobbes transpose alors la démarche mathématique dans sa volonté d'intellection du pouvoir politique, et partant de la science politique. D'abord, il formule une proposition. Ensuite, dans un souci de démonstration, il prend le soin d'en définir les termes, d'expliciter la proposition et finit par en tirer la conséquence logique. Ces énoncés clairs et évidents s'emboitent alors harmonieusement les uns aux autres : la mimique mathématique va jusqu'à la structure logique des paragraphes, des chapitres80(*). Louis Roux nous apprend, dans la préface à Le Corps politique, que dans cet ouvrage, « au paragraphe 13 du chapitre 2 de la première Partie, on compte au total neuf fois «si», quatre fois «car», et une fois «bien que», «pourtant», «à cause que» »81(*). Cette approche ressemble à la démarche discursive mathématique qui progresse de manière minutieuse et méthodique. Dans son argumentation, si le besoin se fait pressant, Thomas Hobbes n'hésite pas à opérer à un rappel de ce qui a déjà été expliqué ou encore à référencer. On peut affirmer avec Louis Roux que la démarche hobbesienne « se caractérise par l'énumération, l'explication, la dépendance, la répétition »82(*). Bref, Hobbes, au risque de le répéter indéfiniment, « a recherché la cohérence et la rigueur du discours plutôt que les artifices de la persuasion »83(*).

La publication même de ses ouvrages devait obéir à cette même démarche rigoureuse et pointue. De Corpore, De Homine, De Cive : Tel devrait se présenter l'ordre trilogique de publication de ces ouvrages. Comprendre d'abord le corps en général ; ensuite, cerner la nature humaine ; enfin ce dernier dans son rapport avec les autres. Le cours des événements notamment l'imminence de la guerre civile en Angleterre bouleversera cet ordre originel d'édition prévu par Thomas Hobbes. Mais comme l'a si bien remarqué Simone Goyard-Fabre :

Que la chronologie des publications ait bouleversé l'ordre logique de la philosophie hobbesienne est, au fond, sans grande importance. Celle-ci demeure pénétrée d'un voeu de scientificité dont l'essentiel est contenu dans la « méthode de recherches » qu'elle met en oeuvre84(*).

De cette déclaration, il ressort que même si l'ordre d'édition a été modifié, l'hobbisme ne souffre d'aucune contradiction. L'ensemble des théories scientifiques, philosophiques et politiques du philosophe de Malmesbury est un tout qui se veut structuré, logique, méthodique et cohérent.

Du reste, dans son approche du pouvoir politique, Hobbes adopte une attitude empiriste. Précisons dès l'entame de cette exégèse que l'empirisme est un courant de pensée, qui soutient que toutes nos connaissances dérivent de l'expérience sensible. S'il recourt à une démarche empirique fondée sur l'expérience, pour être plus explicite, c'est justement parce que le réel est son point de départ pour construire sa pensée politique. Autant dire que dans son investigation, il se sert des quelques informations de base que nous fournit l'expérience quotidienne sur le comportement des hommes et les extrapole dans l'hypothétique état de nature. Pour le philosophe anglais, l'expérience quotidienne montre des hommes craintifs et méfiants les uns à l'égard des autres85(*). L'homme, au quotidien, par ses actes incrimine l'humanité :

Partant en voyage, il s'arme et cherche à être bien accompagné, qu'allant se coucher, il verrouille ses portes ; que, dans sa maison même, il ferme ses coffres à clef ; et tout cela sachant qu'il existe des lois, et des fonctionnaires publics armés, pour venger tous les torts qui peuvent lui être faits86(*).

Le hobbisme politique se veut ainsi une pensée soucieuse d'exposer les faits tels qu'ils surviennent.

Aussi s'appuyant sur l'expérience sensible, Hobbes expose-t-il un ensemble de preuves qui concourent à donner l'impression que la narration qu'il fait de l'état de nature et qui donne l'impression au final que ce n'est pas « un récit plein de bruit et de fureur raconté par un idiot »87(*). En effet, il existe des lieux où les hommes vivent « de manière quasi-animale »88(*), tel que décrit dans l'état de nature hobbesien notamment chez les indiens d'Amérique89(*). En plus, la situation des hommes en temps de guerre civile est pareille que leur condition naturelle90(*). Enfin, les relations entre États souverains ressemblent aux rapports que les hommes entretiennent quand ils vivent à l'état de nature : la construction des forts, les garnisons et les canons postés aux frontières de leurs pays, et l'entretien d'espions chez leurs voisins dénotent de leurs méfiances réciproques91(*). Au regard de cette situation de méfiance et de suspicion généralisées, nous sommes d'avis avec Norbert Campagna lorsqu'il affirme que « la philosophie politique de Hobbes repose (...) sur une anthropologie élaborée à partir des faits et de l'expérience »92(*). Cependant, il convient de signaler que :

les exemples d'état de nature que l'on vient de considérer ne sont jamais des représentations parfaites de la natural condition93(*), (...) Il s'agit, tour à tour, d'approximations différentes, des plus lointaines, comme dans le cas des relations entre États, aux plus proches, comme pour la guerre civile (...) Approximations dont la fonction n'est pas de décrire le concept mais plutôt de persuader le lecteur de la valeur politique de celui-ci94(*).

En clair, ce recours récursif à la réalité historique, pour illustrer son propos, a pour but de vaincre les résistances que le lecteur pourrait opposer à sa fiction méthodologique95(*).

De ce qui précède, nous pouvons dire que la nouveauté opérée par Thomas Hobbes dans le champ épistémologique de la philosophie politique est l'introduction d'une nouvelle méthode, le souci constant de la clarté, de la rigueur et de la démonstration de ce qui est dit. Tout ceci est révélateur du caractère scientifique du hobbisme politique. Cependant, pour mieux saisir l'hobbisme politique, ainsi que sa portée, il convient de s'intéresser de plus près à ce concept hobbesien d'état de nature que nous venons d'évoquer. L'objet du prochain chapitre est ainsi annoncé.

* 59Norbert Campagna, Thomas Hobbes. L'Ordre et la liberté, Paris, Éditions Michalon, p. 14, in https://fr.booksc.org, consulté le 05/01/2021.

* 60 Thomas Hobbes, Le Citoyen, trad. Samuel Sorbière, Paris, GF Flammarion, 1982, p. 67.

* 61 Thomas Hobbes, Op. Cit., p. 69.

* 62 Thomas Hobbes, Op. Cit., p. 71.

* 63 Thomas Hobbes, Léviathan, trad. François Tricaud, Paris, Sirey, 1971, p. 44

* 64 Thomas Hobbes, Léviathan, trad. Gérard Mairet, Paris, Gallimard, 2000, p. 120.

* 65Thomas Hobbes, Le Citoyen, trad. Samuel Sorbière, Paris, GF Flammarion, 1982, p. 75.

* 66 Thomas Hobbes, Léviathan, trad. François Tricaud, Paris, Sirey, 1971, p. 32.

* 67 Thomas Hobbes, Op. Cit., p. 31.

* 68 Thomas Hobbes, Le Citoyen, trad. Samuel Sorbière, Paris, GF Flammarion, 1982, p. 101.

* 69 André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, PUF, 1926, p. 591.

* 70 Didier Julia, Dictionnaire de la philosophie, Paris, Libraire Larousse, 1988, p. 171.

* 71 Thomas Hobbes, Léviathan, trad. François Tricaud, Paris, Sirey, 1971, pp. 5-6

* 72 René Descartes, Discours de la méthode, Paris, GF Flammarion, 1966, p. 33.

* 73 Thomas Hobbes, Léviathan, trad. François Tricaud, Paris, Sirey, 1971, p. 374.

* 74 Thomas Hobbes, Op. Cit., p. 41.

* 75 Nous analyserons ce concept hobbesien dans le chapitre II de ce Mémoire.

* 76Thomas Hobbes, Le Citoyen, trad. Samuel Sorbière, Paris, GF Flammarion, 1982, p. 71.

* 77 Michel Villey, Le Droit et les droits de l'homme, Paris, PUF, 1983, p. 138.

* 78 Thomas Hobbes, Op. cit., p. 23.

* 79 Thomas Hobbes, Éléments de la loi naturelle et politique, trad. Dominique Weber, Paris, Librairie Générale Française, 2003, p. 77. Selon Simone Goyard-Fabre, Jean Bernhardt parle d'une « illumination euclidienne » de Thomas Hobbes lors de son second voyage, en 1629, sur le Continent. Cf. Thomas Hobbes, Le Citoyen, trad. Samuel Sorbière, Paris, GF Flammarion, 1982, p. 25.

* 80Louis Roux, « Préface » Cf. Thomas Hobbes, Le Corps politique, trad. Samuel de Sorbière, Saint-Étienne, Publication de l'Université de Saint-Étienne, 1972, p. 11.

* 81 Thomas Hobbes, Idem.

* 82 Thomas Hobbes, Ibidem.

* 83 Thomas Hobbes, Ibidem.

* 84 Simone Goyard-Fabre, « Introduction » Cf. Thomas Hobbes, Le Citoyen, trad. Samuel Sorbière, Paris, GF Flammarion, 1982, p. 23.

* 85 Thomas Hobbes, Léviathan, trad. François Tricaud, Paris, Sirey, 1971, p. 125.

* 86 Thomas Hobbes, Idem.

* 87 Pasquino Pasquale, « Thomas Hobbes : la condition naturelle de l'humanité », in Revue française de science politique, Vol. 44, n°2, 1994, p. 298.

* 88 Thomas Hobbes,Op. cit., p. 125.

* 89 Thomas Hobbes,Idem.

* 90 Thomas Hobbes,Op. Cit., p. 126.

* 91 Thomas Hobbes,Idem.

* 92 Norbert Campagna, Thomas Hobbes. L'Ordre et la liberté, Paris, Éditions Michalon, 2016, p. 11, in https://fr.booksc.org, consulté le 05/01/2021.

* 93 Souligné par l'auteur.

* 94 Pasquino Pasquale, Op. Cit., p. 301.

* 95 Jean Terrel, Thomas Hobbes : philosopher par temps de crise, Paris, PUF, 2012, p. 81.

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"Il y a des temps ou l'on doit dispenser son mépris qu'avec économie à cause du grand nombre de nécessiteux"   Chateaubriand