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D'une montagne l'autre: faire école dans les Alpes. Comparaison franco-suisse des expériences scolaires en milieu alpin (1880-1918)


par Lucas BOUGUEREAU
EHESS - Master 2 Histoire, parcours sciences sociales 2021
  

Disponible en mode multipage

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Master 2 Histoire/ Parcours sciences sociales

EHESS 2021/2022

D'une montagne l'autre : faire école dans les Alpes
Comparaison franco-suisse des expériences scolaires en milieu alpin

(1880-1918)

Lucas BOUGUEREAU - Sous la direction de Monsieur Emmanuel SAINT-FUSCIEN

Rapporteur : Monsieur Stéphane AUDOIN-ROUZEAU

Photographie de couverture : Archives départementales de la Haute-Savoie. 8Fi 1131 : « Inventaire du fonds de cartes postales anciennes, semi moderne et moderne (1890-2000) », Chamonix [1900].

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REMERCIEMENTS

Je tiens tout d'abord à remercier très chaleureusement mon directeur de mémoire, Emmanuel Saint-Fuscien pour m'avoir accompagné tout au long de ce travail. Ses remarques et conseils toujours très pertinents, sa disponibilité soutenue et ses encouragements constants m'ont été d'une aide plus que précieuse dans la rédaction de ce mémoire. Je remercie chaleureusement ma famille pour son soutien moral, ma mère particulièrement pour ses relectures. Enfin, tous mes sentiments de gratitude vont à mes camarades et amis qui, par leurs conseils avisés, leurs lectures patientes, et surtout, leurs sentiments d'amitié sans faille, ont participé à faire de ces deux années de Master, des moments enrichissants et heureux. Merci donc à Alban, Colas, Mehmet, Niya et Jonas.

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SOMMAIRE

INTRODUCTION 7

PREMIÈRE PARTIE. Le lieu scolaire : matérialité, pratiques et représentations 19

CHAPITRE 1. L'aménagement des lieux 21

CHAPITRE 2. Quand l'école se heurte au climat 31

CHAPITRE 3. Pratiquer l'école dans les Alpes suisses et françaises 43

DEUXIÈME PARTIE. Jeux de frontières et trajectoires de vies. 57

CHAPITRE 4. Pour vivre heureux, vivons cachés 59

CHAPITRE 5. Frontières de l'enseignement. 69

CHAPITRE 6. Le tourisme, sauveur des petites patries ? 85

CHAPITRE 7. Le maître, la maîtresse et l'enfant. 103

TROISIÈME PARTIE. Les Alpes protègent-elles de la guerre ? 119

CHAPITRE 8. Des systèmes scolaires ébranlés. 121

CHAPITRE 9. L'école transfigurée 133

CHAPITRE 10. Les territoires alpins dans la guerre 149

CONCLUSION : L'école des Alpes, quel bilan ? 161

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Introduction générale

« Insensibles aux intempéries des saisons, endurcis de bonne heure à toutes les fatigues, ardents au travail, âpres au gain, probes, honnêtes, intelligents, ils ne montrent de répugnance pour aucun métier. [...] Leur caractère souple, leur esprit insinuant les font prospérer là où les autres mourraient de faim »1. Voilà comment sont présentés les montagnards, dans ce cas précis, les hauts-savoyards au sein du premier manuel d'histoire à usage local de la région. On décèle de suite qu'en ce début de XXe siècle, l'environnement alpin est perçu comme peu hospitalier malgré les qualités intrinsèques des populations qui l'habitent. C'est d'ailleurs une constante au moins depuis les discours naturalistes du XVIIIe siècle : la montagne effraie mais elle fascine. Pourtant, comme l'indique le manuel, jusque « dans la plus petite commune, dans chaque hameau, s'élève une coquette maison d'école où les enfants sont instruits gratuitement par de dévoués institutrices ou instituteurs »2.

Construire l'école de la nation devient durant La Belle Époque, l'objectif affiché de bien des pays européens. Le maillage scolaire s'intensifie : partout, jusque dans les bourgs les plus reculés, une école se dresse, maintenant un lien entre la nation et les territoires qui la composent. Mais est ce que proclamer l'homogénéité de l'éducation populaire suffit à lui donner une réalité effective ? Enseigner quelque part, ou être éduqué quelque part n'est pas sans conséquences sur les expériences, les représentations, et les trajectoires de vie des acteurs historiques.

Nous plaidons ici pour l'introduction dans le champ de l'histoire de l'éducation, des études spatiales et environnementales, trop oubliées, bien qu'ayant prouvé leur efficience ailleurs. Les travaux en histoire de l'éducation ont pris des formes diverses et variées, motivées par un fort dynamisme à partir des années 19603, mais la focale du « quelque part » est pendant longtemps restée - et l'est peut-être encore trop souvent - celle de la Nation4. En gardant cette idée en tête, énonçons ici une première fois notre problématique de départ. L'on peut ainsi se demander comment, entre 1880 et 1918 les politiques scolaires françaises et suisses

1 F. CHRISTIN, F. VERMALE, Abrégé d'histoire de la Savoie en 10 leçons, Chambéry, Perrin, 1913, p. 164.

2 Ibidem, p. 159-160.

3 Pour un état de la recherche en éducation (certes un peu daté mais utile) voir Marie-Madeleine COMPERE, Philippe SAVOIE, « L'histoire de l'école et de ce que l'on y apprend », Revue française de pédagogie, n°152, 2005, p. 107-146.

4 On pense ici aux grandes synthèses telles que Antoine PROST, Histoire de l'enseignement en France, Paris, Armand Colin, 1968, ou encore, Françoise MAYEUR, Histoire de l'enseignement et de l'éducation. III. 17891930, Paris, A.Perrin, 1981.

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s'inscrivent-elles dans les montagnes alpines ? En quoi façonnent-elles les manières de se représenter et de pratiquer ce milieu tout en impliquant des reformulations, des adaptations locales ? Celles-ci sont-elles superposables en France et en Suisse ?

Précisons d'abord le contexte. Le parachèvement des identités nationales entamé à la fin du XIXe siècle suppose un lieu, une institution, où les enfants d'aujourd'hui seront formés à devenir les bons citoyens, les bons patriotes de demain, en une phrase : à prendre conscience de leur appartenance à une nation. De ce constat naquit une multitude de lois scolaires dans les deux pays, toutes visant à transformer l'école - existant bien évidemment déjà quoique sous des modalités différentes - en une école populaire, une école du peuple. On pense naturellement du côté français aux lois Ferry de 1881-1882 qui instaurent la gratuité, l'obligation scolaire et la laïcité à l'école de la IIIe République. Pourtant, la loi fédérale Suisse de 1874 précède la française et impose déjà la gratuité et l'obligation scolaire à l'ensemble des cantons suisses - deux conditions en réalité déjà largement respectées dans les deux territoires.

Une fois posé ce constat général, il s'agit d'aller plus avant et de repérer quelques divergences dans les politiques scolaires de ces deux nations. D'un côté, la République française, administrativement centralisée, impose un système scolaire pensé à l'échelle nationale, très normé, qui s'efforce d'homogénéiser pratiques et contenus d'enseignement indépendamment des lieux compris dans ses frontières. De l'autre côté, l'État fédéral suisse, bien qu'à tendance de plus en plus centralisatrice, laisse une très large autonomie aux cantons, particulièrement en matière d'éducation. Cela donne lieu à de très grandes disparités entre cantons selon leur richesse, leur intérêt éducatif, et même leurs contenus d'enseignements ; d'autant que la Suisse compte trois groupes linguistiques - allemand, français, italien - et une très nette séparation entre cantons catholiques et protestants. On observe donc un contraste assez fort entre un État promouvant une unité de fait et un autre qui favorise une unité dans la diversité des réalités sociales et culturelles. Se déploient ici deux manières d'envisager la Nation et sa première instance de socialisation : l'école. Un deuxième point, découlant du premier, est la prise en considération de l'adaptation à l'échelle locale d'une école nationale. Dans la pédagogie républicaine, le point de vue local est intégré dans la perspective nationale : il est en effet enseigné, mais considéré uniquement comme une partie de la grande synthèse de la nation,

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il ne peut avoir d'existence en dehors d'elle5. Il faut pourtant regarder au-delà de l'enseignement proprement dit en postulant que les expériences scolaires des acteurs s'inscrivent dans un espace. Une cohorte d'inspecteurs primaires, d'inspecteurs d'académie et de préfets - sans oublier le rôle des maires - gèrent l'application des lois nationales dans les différents territoires administratifs, ce sont des hommes de l'État, dont le pouvoir est délégué « d'en haut ». Pourtant, certains - comme les inspecteurs primaires - jouent un rôle d'intermédiaire : proches de l'administration, mais aussi du terrain, ils conseillent à la fois leurs supérieurs mais aussi les maires et les enseignants. Nous reviendrons sur la figure plus ambiguë de l'instituteur. À l'inverse, si ces personnages ont plus ou moins leur équivalent en Suisse, ils dépendent du pouvoir cantonal, limité dans l'espace, plus proche des réalités locales : un chef de l'instruction publique est présent dans chaque canton. Surtout, l'État cantonal se positionne en retrait, laissant une large place - du moins en Valais - aux pouvoirs communal et ecclésial.

Intéressons-nous maintenant aux deux territoires de l'étude. La Haute-Savoie et le Valais font partie de deux ensembles organisés différemment mais poursuivant un objectif commun dans l'instauration d'une école du peuple. Tous deux sont des territoires de montagne, d'une superficie équivalente et juxtaposés de part et d'autre d'une frontière politique tracée sur le haut des cimes alpines. L'environnement géographique est largement similaire, alternant entre rocs escarpés et coteaux de montagne où vivent des populations pastorales, comprenant également des vallées plus ou moins larges, plus propices à l'activité agricole et aux industries naissantes. D'un point de vue de géographie physique, ces caractéristiques forment leur dénominateur commun, entraînant d'ailleurs des spécificités dans l'organisation scolaire. Les communes de montagne dénombrent jusqu'au début de notre période une multitude d'écoles temporaires qui changent de lieux, étant installées auprès des populations dans le bourg en hiver et les suivant dans les alpages en été. Le maillage scolaire est également extrêmement dense : la rudesse du climat hivernal bloque toute circulation, même sur de courtes distances, et oblige la tenue d'un grand nombre d'écoles de hameau, regroupant une poignée d'élèves des deux sexes, qui partagent une même expérience scolaire, isolés du reste du monde pendant quelques mois chaque année. En conséquence, le nombre d'instituteurs et institutrices est très élevé pour des communes de tailles somme toute modestes.

Abordons maintenant le tourisme, vraie pierre d'angle - en devenir - de ces sociétés montagnardes. L'afflux d'étrangers, de plus en plus nombreux au fil des ans, fait vivre les

5 Idée développée entre autres par Michel YOUENN, « Des petites patries au « patrimoines culturels » : un siècle de discours scolaire sur les identités régionales (1880-1980) », Carrefours de l'Éducation, n°38, 2014, p. 1531.

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économies locales, accroît leurs finances, permet l'investissement dans les constructions scolaires. Cela modifie également les conditions d'enseignement dans ces lieux, faisant naître ici et là des vocations de guide chez les enfants qui profitent ainsi de conférences tenues dans les locaux scolaires, de cours d'anglais ou d'allemand - surtout en France. Enfin, l'activité touristique apporte avec elle une réserve d'hommes et de femmes fortunés, souvent bien disposés à soutenir les quêtes et collectes scolaires. Les territoires alpins, repliés sur eux-mêmes en hiver, deviennent les fleurons du tourisme international en été : drôle de paradoxe qui influe grandement sur les trajectoires de vie des habitants. Seulement, il faut se prévenir contre l'idée d'un déterminisme géographique qui ne recouvre jamais entièrement le réel : s'il existe des aspects communs des deux côtés de la frontière, les différences politiques, sociales et culturelles évoquées plus haut pèsent très fortement, induisant des écarts sensibles entre les situations. Il faut ici insister sur la frontière, ou plutôt sur les frontières. La plus évidente est la frontière politique, frontière alpine qui est peut-être le déterminant principal de l'organisation scolaire - surtout dans le contexte de parachèvement des identités nationales réalisé par l'école - mais une multitude d'autres frontières peuvent être pensées pour éclairer les expériences et représentations des acteurs de l'école. Pensons ici aux frontières qui opposent enfants des bourgs aux enfants des hameaux, notamment en raison de la spécialisation des centres dans le tourisme au détriment des périphéries - Chamonix en donne un bon exemple. Mais également la frontière entre les enfants de montagne et les enfants de plaine, où l'industrie naissante et l'existence de formations professionnelles offrent des opportunités différentes.

En élargissant la focale, il existe également des différences notables entre l'école de la ville et l'école du hameau, que ce soit au niveau des lieux scolaires, des possibilités d'emplois, des itinéraires de vie, et ce malgré l'intention d'instaurer un enseignement homogénéisé. La morale chrétienne qui infuse l'enseignement valaisan promeut d'ailleurs l'enfant des montagnes, plus « pur », non contaminé par les vices de la ville. Il existe encore, des frontières de genre, transfigurées par l'existence des écoles mixtes évoquées plus haut, où garçons et filles prennent place sur les mêmes bancs, isolés ensemble dans leur micro-sociabilité hivernale. Cette liste n'est pas exhaustive, et ces frontières, loin d'être des catégories arbitraires plaquées par le chercheur, sont ressenties, partagées, imaginées, appropriées et parfois instrumentalisées par les acteurs de l'école alpine. L'enseignement scolaire est producteur de représentations, de pratiques, mais celles-ci ne sont jamais la projection unilatérale et uniforme d'un pouvoir national sur des intelligences vierges. Elles coexistent et se recomposent avec les propres représentations des élèves, des enseignants, des parents d'élèves, avec leurs propres expériences sensibles inscrites dans un milieu, dans des lieux.

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Les questions ayant trait à la pluralité des frontières prennent une résonance particulière à l'aune de la Première Guerre mondiale. L'école de montagne, l'école « isolée » est percutée par l'événement guerrier qui heurte brutalement ses frontières : les Alpes protègent-elles de la guerre ? La réponse ne peut qu'être partielle et ambiguë. Les frontières se ferment, les touristes fuient, mais instituteurs français comme instituteurs valaisans endossent l'uniforme et courent aux frontières. Ici et là, même angoisse ou du moins même incertitude au moment de l'appel6 : qui va combattre ? qui va peut-être mourir et pourquoi ? Les institutions scolaires s'en trouvent désorganisées, une partie du corps enseignant masculin est absente : comment les remplacer ? Les frontières de genre bougent : les institutrices - déjà très nombreuses dans les deux pays - suppléent aux manques d'effectifs. Des enseignants intérimaires sans expérience sont propulsés dans les salles de classe, les élèves-maîtres en formation sont arrachés des bancs de l'école normale pour aller enseigner dans les écoles vacantes. Mais cela ne suffit pas toujours : il faut parfois fermer des établissements et privilégier les regroupements - chose impossible en montagne au vu de l'enclavement hivernal des populations.

Les références au milieu local qui se développaient depuis le début du XXe siècle dans les enseignements français et suisses sont éludées pour se concentrer sur la nation, sur les nations7. Le sentiment national renforcé, semble annihiler la pluralité des espaces d'identification : la patrie devient le seul cadre enseignable. Du côté français, collectes et quêtes scolaires à l'adresse des soldats du front et des réfugiés des régions dévastées se multiplient ; en Valais comme dans la plupart des cantons suisses, l'école semble remise en cause dans son rôle d'unificateur national. Le multiculturalisme helvétique qui ne semblait pas jusqu'ici poser de problème majeur - en étant même à la base du roman national - devient l'objet de tensions : de part et d'autre, sympathies plus ou moins assumées aux patries française et allemande en fonction des communautés linguistiques, attentent à la cohérence nationale - du moins dans les débuts de la guerre.

Mais si la nation prend une place majeure dans les enseignements scolaires des deux pays, la guerre crée des espaces de solidarité plus larges qui transgressent ses frontières. C'est, en France, le soutien aux populations étrangères dévastées, mais aussi aux nations alliées : jusque dans le hameau le plus reculé, les pavillons des écoles se drapent des couleurs italiennes et roumaines lors de leur entrée en guerre. En Valais, c'est le soutien à la Belgique, patrie soeur

6 Étant entendu qu'au moment de l'appel, les valaisans ne savent pas s'ils vont effectivement combattre.

7 Sur l'apprentissage du milieu local à l'école voir entre autres Jean-François CHANET, L'école républicaine et les petites patries, Paris, Aubier, 1996 et Anne-Marie THIESSE, Ils apprenaient la France : L'exaltation des régions dans le discours patriotique, Paris, Éditions De la Maison de l'Homme, 1997.

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dont la neutralité a été violée, mais aussi le soutien à la France de plus en plus explicite et, dans ce canton catholique, puis le « rêve » de paix chrétienne européenne. En bref, les frontières physiques sont bouleversées, mais des frontières moins immédiatement saisissables pour l'observateur s'ouvrent.

Quelle méthodologie privilégier pour appréhender les expériences scolaires alpines ? Insistons d'abord sur la dimension micro-historique8 de l'étude. En effet, notre terrain se limite aux deux territoires mentionnés, plus précisément, à quelques communes de montagne comprises en leur sein. C'est, semble-t-il, la meilleure manière d'appréhender le vécu quotidien des acteurs scolaires9 et par là, un moyen privilégié pour appréhender l'école dans son espace10. Rappelons toutefois que micro-histoire n'est pas monographie, l'attention portée aux pratiques des acteurs11 informe plus largement sur la conformité ou la déviance par rapport aux normes sociales en vigueur. De là l'idée de généralisation de cas particuliers et leurs confrontations à des changements culturels, sociaux, politiques et économiques qui débordent les frontières de l'analyse. Cette méthode appliquée à l'objet scolaire est particulièrement fructueuse, elle permet de confronter normes nationales et contournements, négociations, au niveau local.

Nous voyons ici que les échelles coexistent sans s'annuler : il n'est pas inutile de rappeler les enseignements de la sociologie pragmatique, à savoir que les généralités entrent toujours dans les justifications des acteurs12 . Ces observations ont d'ailleurs été ensuite portées en histoire13, permettant de réconcilier le général et le particulier, l'échelle globale et l'échelle micro14 . Il faut pourtant reconnaître que le champ de l'histoire de l'éducation a longtemps

8 Sur l'analyse microhistorique, voir l'ouvrage fondateur de Carlo GINZBURG, Le fromage et les vers. L'univers d'un meunier du XVIe siècle, Paris, Flammarion, 1980 [1976].

9 Sur l'histoire du quotidien, voir Alf LÜDTKE (dir), Histoire du quotidien, Paris, Maison des Sciences de l'Homme, 1994 [1989].

10 Les études « spatiales » constituent un champ très dynamique de la recherche en sciences sociales depuis quelques décennies, mais nous notons que leur objet est systématiquement l'étude de territoires urbains et jamais ruraux. C'est aussi ce qu'écrit Alain BOURDIN, « De la production de l'espace aux lieux : un itinéraire entre espaces et sociétés », Espaces et sociétés, n° 180-181, 2020, p. 79-96, p.82.

11 Sur la prise en compte de croissante des acteurs dans la pratique historienne, voir Bernard LEPETIT « L'histoire prend-t-elle les acteurs au sérieux ? », Espace-Temps, n° 56-61, 1995, p. 112-122.

12 Idées constitutives de la sociologie pragmatique pour concilier l'échelle individuelle et générale : les acteurs utilisent des formes de justifications qui se rapportent à des « généralités civiques ». Voir Luc BOLTANSKI et Laurent THEVENOT, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991.

13 Par exemple, Simona CERUTTI, « Histoire pragmatique, ou la rencontre entre histoire sociale et histoire culturelle », Tracés. Revue de Sciences humaines, n°15, 2008, p. 147-168.

14 On trouvera des considérations similaires dans Jacques REVEL (dir), Jeux d'échelles. La micro-analyse à l'expérience, Paris, Le Seuil, 1996.

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privilégié l'analyse des règles, des lois, des politiques scolaires, calquées sans distinction sur des territoires aux réalités parfois bien différentes15 . Nous arguons ici contre l'idée d'une homogénéité parfaite des expériences scolaires à l'échelle nationale. Placer l'environnement alpin au centre de l'étude permet d'aller dans ce sens, en ouvrant l'analyse à d'autres territorialités16 présentes dans les expériences des acteurs. Cela permet de distinguer des différences de pratiques scolaires entre l'école de la ville et l'école rurale, l'école de montagne et l'école de plaine, de même pour l'école du bourg et celle du hameau. Au-delà des pratiques, les représentations changent aussi, l'école est indissociable du lieu physique où elle se dresse, les acteurs locaux mobilisent l'environnement alpin pour justifier leurs pratiques scolaires. Selon Jean-Luc Piveteau, le territoire est « un lieu de mémoire », un espace « d'appartenance » et « d'appropriation » 17 , ceci implique que l'appropriation d'un espace est vecteur d'expériences vécues particulières. Toutefois, Bernard Debarbieux nous enseigne qu'un lieu peut en contenir un autre, « échapper à son échelle » sous une forme symbolique18. L'école est un parfait exemple de cette double fonction : elle se dresse quelque part - en l'occurrence dans la montagne - et fait voir un ailleurs - la nation. Entre ces deux pôles, pas nécessairement de tensions mais plutôt une imbrication des espaces d'identification19. À travers l'école, aussi bien dans son corps immatériel - apprentissage - que son corps physique - géographie du lieu - élèves, maîtres et maîtresses expérimentent « la République au hameau »20.

Bien que le présent mémoire se réduise à l'étude de la scolarisation, il informe plus généralement sur les rapports dynamiques entre populations et environnement 21 . Il faut néanmoins se prévenir de postuler un espace d'appartenance homogène qui traverserait les

15 En réalité certains travaux revendiquent déjà une forme d'histoire plus attentive aux acteurs scolaires : voir Antoine PROST, « Pour une histoire « par en bas » de la scolarité républicaine », Histoire de l'éducation, n°57, 1993, p. 59-74, mais aussi Jean-François CHANET, L'école républicaine... op.cit. et Jacques et Mona OZOUF , La République des instituteurs, Paris, Seuil, 1992.

16 François WALTER définit la territorialité par « la pratique de l'identité spatiale » pour dépasser la limite du « paysage » à la perception visuelle, François WALTER, Les figures paysagères de la nation territoires et paysages en Europe (16-20e siècle), Paris, EHESS, 2004, p. 302.

17 Jean-Luc PIVETEAU, « Le territoire est-il un lieu de mémoire ? », L'espace géographique, n°24/2, 1995, p.113-123, p. 114.

18 Bernard DEBARBIEUX, « Le lieu, le territoire et trois figures de rhétorique », L'Espace géographique, °24-2, 1995, p. 97-112 p. 101.

19 Maurice AGULHON mettait déjà en garde en 1968 contre l'idée répandue d'une annihilation des particularismes par une identité nationale autoritaire. Voir Maurice AGULHON, Histoire Vagabonde, Paris, Gallimard, 1988, « Conscience nationale et conscience régionale en France de 1815 à nos jours », p. 615-639.

20 Formule inspirée de Maurice AGULHON, La République au Village, Paris, Pion, 1970.

21 Notamment par les concepts de « médiance » et de « trajectivité » chers à Augustin BERQUE, La mésologie, pourquoi et pour quoi faire ? Nanterre, Presses Universitaires de Paris-Nanterre, 2014.

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frontières étatiques pour créer une parfaite communion entre les populations alpines françaises et suisses. Au contraire, en partant du paradoxe apparent de deux systèmes scolaires fonctionnant différemment tout en étant placés dans un environnement semblable, il est question de réintroduire avec force la frontière nationale comme limite de disjonction. En traversant les cimes alpines, elle donne un rôle significatif au politique : on ne se représente pas, et on ne pratique pas l'école de la même manière dans les Alpes françaises ou dans les Alpes suisses. Si le référentiel alpin est mobilisé dans les deux cas pour justifier des formes que prend la scolarisation dans ces territoires, il l'est de manière sensiblement différente22. Insister sur les représentations, permet de nous prévenir contre toute tentation d'essentialiser l'environnement, et d'ainsi d'écarter les risques de tomber dans une forme de déterminisme géographique - longtemps porté par une lecture positiviste de Vidal de la Blache ou située dans la longue durée et les lourdes structures braudeliennes. Nous favorisons ainsi « la pensée de la réalité par rapport à la réalité elle-même, la représentation par rapport à l'objet représenté »23 pour expliquer les modes d'organisation et de pratiques scolaires différenciées entre la Haute-Savoie et le Valais. Peut-être faut-il ici invoquer le concept, lui aussi daté mais ô combien utile, de possibilisme permettant à Lucien Febvre de voir dans les régions un « ensemble de possibilités pour les sociétés humaines qui les utilisent mais ne sont point déterminées par elles »24. Étude micro-historique donc, mais objet qui traverse les frontières nationales pour proposer une réflexion élargie des processus de scolarisation. En somme, nous proposons ici une micro-histoire globale des expériences scolaires sur la période 1880-191825. Cette chronologie insérant le temps de guerre nous impose d'affiner notre problématique. En effet, comment comparer la situation française, nation en guerre, à celle suisse nation en paix ? Tout semble les opposer de prime abord. Pourtant, et d'ailleurs contre-intuitivement, la mobilisation générale dans les deux pays amène un temps de guerre par-delà la frontière alpine qui modifie profondément les manières de faire école. De plus, le territoire haut-savoyard - tant par les vestiges du congrès

22 Bernard DEBARBIEUX montrait récemment l'importance de la frontière politique dans les représentations identitaires des habitants du bassin genevois (côté français et suisse), dans un environnement pourtant similaire et interconnecté qui tendait à faire disparaître la frontière physique. Voir « Identités, frontières et projet de territoire. Une recherche sur les identités dans la région genevoise [compte-rendu] », Le Globe. Revue genevoise de géographie, n°150, 2010, p. 136-139.

23 Marie-Vic OZOUF MARIGNIER, La formation des départements. La représentation du territoire français à la fin du 18e siècle, Paris, EHESS, 1992, p. 14. Dans la même idée, Michel DE CERTEAU opérait une distinction entre objet et discours : L'écriture de l'histoire, Paris, Gallimard, 1975, introduction, p. 13-34.

24 Lucien FEBVRE, La terre et l'évolution humaine, Paris, Albin Michel, 1970 [1922], p. 204.

25 Projet à la base de l'approche micro-historique comme l'ont bien compris Romain BERTRAND et Guillaume CALAFAT en parlant de « micro-histoire globale » ; Romain BERTRAND, Guillaume CALAFAT, « La microhistoire globale : affaire(s) à suivre », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 73e année, n°1, 2018, p. 1 -18.

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de Vienne de 1815 que par des justifications liées à sa géographie - est épargné d'une confrontation trop directe avec l'appareil guerrier : il n'y a pas d'hôpitaux militaires, pas de réquisitions de locaux scolaires, peu d'accueil de réfugiés dans les cantons de montagne. Ces distinctions infranationales avec les territoires de l'avant, mais également avec les autres territoires de l'arrière, autorisent alors à rapprocher les expériences scolaires hauts-savoyardes et valaisannes pendant la durée du conflit.

Pour mener à bien notre travail, nous avons largement et presque exclusivement mobilisé les fonds des Archives départementales de la Haute-Savoie (ADHS) ainsi que les fonds des Archives Cantonales de l'État du Valais (AEV). Dans les premiers, c'est principalement la série « T », « Enseignement général. Affaires culturelles. Sports - 1849-2009 » qui a servi de pierre d'angle à notre travail. Nous avons pu, entre autres, consulter les monographies d'instituteurs écrites à l'occasion de l'exposition universelle de 1889 qui, tout suivant un plan stéréotypé, permettent d'appréhender l'école au niveau communal26 . Les plaintes et réclamations des instituteurs ont permis d'analyser les conflits de représentations, les jeux de pouvoir, les difficultés d'adaptation au niveau local de prérogatives nationales27 . Pour appréhender la formation des instituteurs, pour comprendre ce que l'administration attend d'eux, nous avons eu recours aux sources relatives à l'école normale d'instituteurs de Bonneville28 . D'autres sources peuvent être mentionnées : les affaires générales par communes, riches en détails sur l'organisation de l'école de la IIIe république dans les communes haut-savoyardes29. Nous nous sommes également servis de la série « O » « Administration et comptabilité communales. 17141956 », afin d'appréhender au plus proche quelques communes de montagne française, concentrant surtout des actes du conseil municipal concernant l'éducation et plus largement la politique locale30. Enfin, la série « R » « Affaires militaires, organismes de temps de guerre. 1855-1945 » où sont conservées les réponses des instituteurs à l'enquête de l'instruction publique sur les événements de la Grande Guerre, s'est révélée très précieuse pour appréhender

26 ADHS, 1 T 236, « Monographies rédigées par des instituteurs. 1888-1892 ».

27 ADHS, 1 T 54-55, « Plainte contre des instituteurs ou réclamations d'instituteurs. 1861-1918 ».

28 Notamment sous la côte ADHS, 1T 1235-1236 « Administration générale école normale de Bonneville. 18871927 ».

29 ADHS, 1 T-38-53, « Affaires générales par commune. 1860-1940 ».

30 Par exemple ADHS, 2 O 2174, « Archives de la préfecture concernant l'administration communale de Chamonix-Mont-Blanc. 1859-1941 ».

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la période de guerre - chose difficile car les archives se raréfient31. Notons également le recours aux questionnaires de Jacques Ozouf concernant les instituteurs ayant exercé avant 1914, ce recueil de témoignages constitue un matériel ethnographique très riche - 26 concernent des enseignants hauts-savoyards32.

Du côté Suisse, les recherches se sont avérées plus concises bien que fructueuses. Salarié de l'Éducation Nationale, les contraintes professionnelles ont limité nos possibilités de déplacement. Il faut également mentionner la fermeture - assez longue - des archives et l'impossibilité de se rendre en Suisse en raison de la pandémie de Covid. Tous ces aléas ont entravé notre recherche. Ajoutons à cela que les Archives de l'État du Valais ne possèdent un règlement de conservation structuré que depuis très récemment. De ce fait, la quantité documentaire est faible et nous avons été surpris de voir que certains documents présents dans l'inventaire étaient par ailleurs introuvables sur le site. Si l'observation au niveau communal est rendue plus compliquée que du côté français, nous revendiquons une histoire indiciaire33 qui, sans être exhaustive, a le mérite d'ouvrir des pistes de recherches, permet de proposer de nouveaux angles d'analyse et voies d'interprétation sur « un terrain quasiment inexploré »34. Le fond DIP « Département de l'instruction publique. 1756-1976 » contient entre autres des rapports du département de l'instruction publique sur la situation des écoles valaisannes - utiles pour avoir une vue d'ensemble de la politique scolaire du canton 35 -, des rapports des inspecteurs primaires, parfois très précis, qui - quel dommage - s'arrêtent mystérieusement en 190636, une correspondance très inégale, mais assez riche entre les différents acteurs de l'école valaisanne37. Enfin, un très beau fonds privé d'un instituteur, regroupant un cahier d'élèves et quelques lettres, permet cette fois d'observer au plus proche une classe valaisanne - une des

31 ADHS, 8 R 140 « Enquête lancée par le ministère de l'Instruction Publique et des Beaux-Arts concernant la prise de notes communales sur les événements de la guerre 1914-1918 par les instituteurs : circulaire, réponses communales. - 1914-1917 ».

32 Musée National de l'Éducation (MUNAE), « Fonds Ozouf ».

33 Carlo GINZBURG, « Signes, traces, pistes. Racines d'un paradigme de l'indice », Le débat, n°6, 1980, p. 3-44.

34 Rita HOFSTETTER, Charles MAGNIN, Lucien CRIBLEZ, Carlo JENZER (dir), Une école pour la démocratie. Naissance et développement de l'école primaire en suisse au 19e, Berne, Peter Lang, 1999. Les auteurs parlent de l'histoire de l'éducation de la Suisse entière en la qualifiant de « terrain inexploré ». De nouveaux travaux ont néanmoins vu le jour depuis, mais le Valais semble totalement ignoré.

35 AEV, 1 DIP 29, « Rapports du Département de l'instruction publique ; imprimés (1876-1911) »

36 AEV, 1 DIP 30-98, « Rapport des inspecteurs scolaires. 1854-1873 ». Malgré les dates de l'inventaire, les rapports s'étendent bien à 1906.

37 AEV, 1 DIP 144.2, « Copies-lettres en français. 1906-1910 » et 1DIP 145bis, « Correspondance. 1913-1915 ».

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seules sources « intimes » valaisanne que nous avons pu consulter38 . Nous nous sommes énormément servis de L'école primaire, journal pédagogique mensuel du canton du Valais39, grâce auquel nous avons pu compléter nos informations lacunaires, notamment sur la période de guerre, encore plus difficile à saisir qu'en France.

Ce corpus, bien qu'imparfait, permet cependant d'assurer une comparaison des systèmes éducatifs français et suisses en milieu de montagne sur la période 1880-1918, de proposer des pistes de réponses aux questions que nous avons posées dans cette introduction. Dernière difficulté soulevée : l'historiographie de la recherche en éducation. Si du côté français, les productions sont nombreuses et couvrent des objets variés, la recherche en éducation valaisanne est quasiment inexistante. Rita Hofstetter écrivait il y a dix ans, que la recherche en éducation en Suisse pouvait être un laboratoire des plus intéressants du fait des grandes divergences entre les cantons et la limitation actuelle du champ à quelques monographies40. Ce travail n'a pas encore été mené : une seule étude sur le Valais existe seulement - encore que l'auteure se fonde presque exclusivement sur des productions travaux français41. Nous ouvrons ici un champ resté vierge, l'excitation de l'apprenti-chercheur se mêle à la limite évidente de ne pas pouvoir s'appuyer sur une littérature existante.

Une première partie de ce mémoire sera consacrée à la réflexion autour du lieu scolaire, son implantation dans un environnement contraignant. Nous aborderons le rôle des différents pouvoirs - État, canton, commune - dans l'aménagement des locaux scolaires des communes alpines, puis essayerons de mesurer le fonctionnement de l'école en mesurant les négociations normes/pratiques qui y prennent place. Celles-ci s'incarnent au travers des spécificités - réelles ou supposées - du milieu alpin - isolement hivernal, risques naturels - et des manières de se le représenter en France et en Suisse. Une seconde partie sera consacrée aux frontières de l'enseignement, et aux trajectoires de vies qui en découlent, en pointant tout d'abord l'étanchéité surprenante entre la Haute-Savoie et la Valais - pourtant si proches. Y seront abordées les questions relatives au tourisme naissant et leur influence sur les écoles alpines avant d'étudier la place de l'environnement local dans les enseignements haut-savoyard et

38 AEV, « Pitteloud Vincent. 1557-20e siècle », « 24. Instituteur, 1908-1931 ».

39 Résonances ( resonances-vs.ch).

40 Rita HOFSTETTER, « La suisse et l'enseignement aux XIXe-XXe siècles. Le prototype d'une «fédération d'enseignants» ? », Histoire de l'éducation, n°134, 2012, p. 59-80.

41 Danièle PERISSET-BAGNOUD, Vocation : régent, institutrice : jeux et enjeux autour des Écoles normales du Valais romand, (1846-1994), Thèse de doctorat en Sciences de l'Éducation, sous la direction de Philippe PERRENOUD, Université de Genève, 2000.

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valaisan ainsi que les manières différenciées de se le représenter. Concernant les trajectoires de vie, nous parlerons des représentations que les acteurs scolaires se font de leur milieu en mêlant contraintes « objectives » et représentations « subjectives » qui pèsent sur leur parcours et les incitent à déployer certaines stratégies. Enfin, dans une dernière partie, nous étudierons l'école des Alpes face à la guerre en montrant l'ébranlement des systèmes scolaires par l'événement guerrier la nationalisation de l'école mais aussi l'éloignement des deux territoires du front, dans un jeu de ressemblances/différences qui redéfinit les frontières scolaires, à un niveau tant local que national et même international.

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PREMIÈRE PARTIE. Le lieu scolaire : matérialité, pratiques et représentations

L'école s'inscrit par des lieux dans des milieux et doit s'y adapter si elle veut s'y implanter. Dans le cas français, l'école de la IIIe République cherche justement à s'enraciner dans toutes les localités, tant dans la matérialité du bâti que par son enseignement. Cela passe notamment par la largesse des dotations de l'État envers les communes pour les constructions scolaires42, mais aussi par la volonté politique d'imposer un programme d'enseignement unique et commun dans toutes les écoles, de prodiguer aux instituteurs et institutrices une formation de plus en plus rigoureuse. La Suisse, également prise dans le processus européen de développement de l'offre scolaire, tend vers le même objectif. Pourtant, le modèle fédéral de la Confédération laisse une large autonomie aux cantons en termes de politique scolaire, ouvrant ainsi la voie à de grandes disparités entre ces territoires. En Valais par exemple, l'État fait preuve d'une économie qui contraste avec le canton voisin de Genève - et même d'une bonne partie de ses voisins européens : la plupart des charges scolaires est laissée aux communes, les programmes censés suivre une ligne commune - quoique assez floue - sont en réalité largement laissés au bon vouloir des instituteurs, très peu formés jusqu'au début des années 1880, et souvent sous la tutelle du maire43 et du curé. Pourtant, un réel effort de « rattrapage » est revendiqué par les acteurs de l'école valaisanne sur la période 1880-1914, menant à des réalisations non négligeables en termes de politique scolaire. Il s'agit ici d'étudier à quels niveaux sont prises les décisions concernant l'école, d'identifier le rôle de l'État, du département, du canton et de la commune. Ceci n'est pas sans conséquences sur les formes que prennent les lieux scolaires dans le paysage alpin, et permet d'éclairer les « arrangements » entre prérogatives de l'État et application dans un cadre géographique particulier. Comme nous l'avons évoqué dans l'introduction, l'école de montagne n'est pas l'école de la ville, ni celle de la plaine. Elle possède plusieurs caractéristiques « physiques » propres qui induisent des modalités d'organisation différenciées selon les lieux où elle se dresse. Toutefois, au-delà de la simple insertion du bâti scolaire au sein du milieu alpin, il s'agit d'analyser les manières qu'ont les

42 La presse réactionnaire critiquera d'ailleurs les « palais scolaires » de Jules Ferry.

43 Par souci de clarté, nous utiliserons systématiquement le terme de « maire » pour le Valais qui alterne avec celui de « président ».

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acteurs de se représenter et de pratiquer l'école de montagne. Leurs justifications s'appuient d'ailleurs très souvent sur un argumentaire lié à leur environnement physique.

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CHAPITRE 1. L'aménagement des lieux

A] Rôle de l'État, Rôle de la commune

En Haute-Savoie existait avant la IIIe République la tenue de nombreuses écoles temporaires, organisées par des maîtres itinérants dans des locaux souvent modestes, rarement conçus pour y tenir une classe. Ces écoles fonctionnaient en hiver et pouvaient s'arrêter en été, selon que le maître décide de suivre les populations aux alpages, de faire classe parmi les logements rudimentaires - pensés pour le travail et non le confort - ou qu'il déserte le pays, souvent pour un emploi de plaine, dans les larges vallées agricoles des pré-alpes annéciennes.

La IIIe République, par ses investissements massifs va grandement changer cet état de fait44 . En Août 1881, Ferdinand Buisson, directeur de l'instruction publique en voyage à Chamonix relève l'urgence des nouvelles constructions scolaires et convie l'inspecteur primaire à étudier avec lui « les emplacements les plus convenables pour mettre les écoles à portée, non seulement des hameaux principaux, mais aussi des autres hameaux où se tenaient jusque-là des écoles temporaires » 45 . L'inspecteur primaire ajoute ensuite que « jusqu'aujourd'hui, la commune de Chamonix a été obligée de louer deux locaux pour les écoles de Montquart et des Pratz » et affirme qu'en acceptant les plans « nous supprimons pour Chamonix 4 ou 5 écoles temporaires, où jusqu'alors on n'enseignait absolument rien »46. C'est dire si ces écoles font taches pour le régime républicain, elles constituent une anomalie qu'il faut au plus vite conjurer : à peine la visite de Buisson est entamée en août que quelques jours plus tard, il convoque l'inspecteur primaire pour discuter des plans des nouveaux bâtiments scolaires - visite à visée pourtant plus touristique que pratique au départ. Le 19 août, la chose est quasiment actée : l'inspecteur rapporte que le maire va faire nommer un architecte par son conseil à la toute prochaine séance. Et de fait, le 28 novembre le préfet est averti et donne son accord pour remplacer les « écoles temporaires ou clandestines » par « 5 écoles mixtes permanentes ». L'inspecteur primaire doit veiller à ce que les dossiers relatifs à la création des écoles soient

44 Sur cette question voir entre autres Antoine PROST, Histoire de l'enseignement..., op.cit, 1968.

45 ADHS, 1 T 169, Lettre de l'inspecteur primaire de Bonneville à l'attention de l'inspecteur d'académie d'Annecy, 19 Août 1881.

46 Ibidem.

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constitués par les communes le plus tôt possible47. L'administration est efficace et les agents de l'État étendent leurs actions au niveau communal, que ce soit pour guider, épauler ou faire pression sur le maire au besoin. Ses agents prennent à coeur d'appliquer la politique de refondation de l'instruction publique que proposent Jules Ferry et Ferdinand Buisson. Les écoles temporaires disparaissent très vite et il n'en est presque plus jamais fait mention par la suite. À la place vont se dresser des écoles de hameau dans des locaux neufs, tous construits selon les mêmes plans48, dont l'inspecteur primaire sera chargé par l'inspecteur d'académie de vérifier la conformité.

Le pouvoir républicain organise l'instruction populaire. Il n'agit pas toujours de manière autoritaire et au contraire, les communes acquises au régime républicain profitent d'un relai solide pour mener à bien leurs politiques scolaires. Entre l'autorité centrale et le pouvoir communal, l'inspecteur primaire joue le rôle d'intermédiaire. Proche du terrain, à l'écoute du conseil municipal, il transmet ses demandes à l'inspecteur d'académie - qui dispose du pouvoir décisionnel - tout en faisant part de son avis personnel. Il peut se montrer favorable ou opposé aux requêtes, parfois muet sur ses préférences. Chamonix se montre réceptive aux nouvelles lois Ferry, la liste des membres des commissions scolaires communales dressée par l'inspecteur primaire en 1882 la classe parmi les communes « favorables » à l'école laïque républicaine49. Et de fait, cette même année, de nombreux chantiers se mettent en place pour améliorer l'offre scolaire. L'empressement que met la commune à satisfaire à l'exigence des nouvelles lois lui vaut même certains traitements de faveur. Par exemple, en août 1889, sur demande de l'enseignant et du conseil municipal, l'inspecteur primaire envoie une lettre à l'inspecteur d'académie pour appuyer la demande de concessions des tableaux d'histoire naturelle à l'école de La Praz. Il insiste sur les efforts de la commune : celle-ci a lancé la construction de 6 écoles de hameau qui devraient ouvrir en octobre50. C'est justement dans ce processus de négociation qu'un interstice s'ouvre, permettant aux agents locaux (conseil municipal, enseignants, parfois pétitions de parents) de porter certaines revendications, acceptées ou non, mais qui atterrissent toujours sur le bureau de l'inspecteur d'académie. Jean-François Chanet, relativise d'ailleurs l'idée d'un pouvoir étatique centralisateur et omnipotent - dominant jusqu'alors dans

47 ADHS, 1 T 418, Lettre du préfet de la Haute-Savoie à l'inspecteur d'académie d'Annecy, 5 décembre 1881.

48 La mauvaise qualité des documents et également celle des photos ne permet pas de reproduire les plans des écoles de hameau. Toutefois, ceux-ci sont conservés sous la côte 1 T 169, « - Créations d'écoles et d'emplois - 1862-1930 », Chamonix, 1881.

49 ADHS, 1 T 93, Liste des membres de commissions scolaires du département de la Haute-Savoie, 1882.

50 ADHS, 1 T 418, Lettre de l'inspecteur primaire à l'inspecteur d'académie, 3 Août 1889.

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l'historiographie - en parlant de « décentralisation pratique »51. Expression très juste car, si c'est le pouvoir central qui mène le jeu - en dotant les communes, en décidant des plans des écoles, en appuyant certaines demandes et en en refusant d'autres - les acteurs au niveau communal suivent des stratégies, plus ou moins conscientes - afficher son soutien à la politique républicaine et redoubler d'efforts pour la mettre en place, flatter l'inspecteur - qui leur confèrent un pouvoir d'action sur les décisions prises d'en haut. En étant conciliants avec les représentants de l'État, les acteurs locaux peuvent justifier des demandes de matériel scolaire plus importantes, le dédoublement de certaines classes ou l'ouverture de nouvelles écoles. L'enseignant, la commune, les parents ne sont pas seulement des serviteurs de l'État, ils disposent d'une agentivité dans leurs pratiques52.

De l'autre côté de la frontière, le canton du Valais n'investit pas autant dans l'éducation populaire au début des années 1880. Certes, de timides lois scolaires ont déjà vu le jour, mais plus pour répondre aux prérogatives de la Confédération que par réelle volonté politique. La loi de 1873, ambitieuse par son contenu propose une véritable sécularisation de l'enseignement primaire : augmentation du personnel scolaire, programme d'étude commun aux écoles primaires du canton, création du collège industriel de Sion53... Toutefois, en plus de n'être pas appliquée - faute de moyens suffisants54 - cette loi ne prévoit rien sur les constructions des écoles primaires. Il faut attendre 1901 pour que le canton accepte les subventions de la Confédération et commence à investir dans l'organisation matérielle de l'école valaisanne55. En réalité, c'est seulement en 1903 que l'État annonce officiellement sa participation, encore que très partielle : « les dépenses des communes résultant de construction et de transformation de bâtiments scolaires effectuées en 1903 seront mises au bénéfice d'un subside de 25 % sur les subventions fédérales à l'école primaire »56. Jusque-là, l'État se place en retrait et c'est aux

51 Jean-François CHANET, L'école républicaine...op. cit, p. 67.

52 C'est l'historien britannique Edward Palmer THOMPSON qui, le premier, met en avant cette notion, voulant se départir de la tradition marxiste considérant les foules comme totalement déterminées par la conjoncture économique. Voir, La formation de la classe ouvrière anglaise, Paris, Gallimard, 1988 [1963]

53 Danièle PERISSET-BAGNOUD, Vocation : régent, institutrice... op. cit, p. 148.

54 Elisabeth ROUX, « Le régime de Torrenté », dans Jean-henri PAPILLOUD, Gérald ARLETTAZ, Michel REY, Elisabeth ROUX, Patrice FRASS, Georges ANDREY (dir), Histoire de la démocratie en Valais (1798-1914), Sion, Groupe Valaisan de Sciences Humaines, 1999, p. 224.

55 Danièle PERISSET-BAGNOUD, Vocation : régent, institutrice... op. cit, p. 178.

56 « Décisions du conseil », L'école primaire, n°1, Janvier 1904, p. 2-3 (frontispice).

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communes de pourvoir à la mise à disposition de locaux57, à la construction des écoles, à leurs entretiens. Cette politique de non-intervention a pour conséquence de favoriser des situations divergentes en fonction des municipalités, dénotant avec la politique égalisatrice déployée dans les Alpes françaises. La qualité des locaux - souvent médiocre - a pour conséquence de mettre en concurrence les enseignants pour l'obtention de postes plus « privilégiés ». En guise d'exemple, dans la commune de Martigny-Combes, l'école de Brocard mesure 9 mètres de long sur 5 de large pour un effectif de 19 élèves, alors que celle des Jears, mesure 6 mètres de long sur 4 mètres de large pour un effectif de 27 élèves58 . Il semble donc évident qu'en termes d'attractivité et de conditions d'enseignement, certaines communes - et même certaines écoles dans une même commune - sont mieux pourvues que d'autres.

Les écoles temporaires - appelées plus poétiquement écoles nomades dans ce canton - existent également. La spécialisation de l'économie montagnarde dans l'élevage au cours du XIXe vient, comme en France, légitimer cet état de fait : les populations quittent parfois entièrement leur village durant une période de l'année. Cependant, la manière de considérer ces écoles est différente : Si elles servent aux observateurs à déplorer le retard de l'éducation populaire en Valais, elles ne dérangent pas outre-mesure le gouvernement qui s'en accommode comme un mal nécessaire, une spécificité du canton lié au mode de vie des habitants qu'il ne faut pas bouleverser. Le chanoine de Cocatrix, très investi dans la vie scolaire valaisanne, écrit en 1906 un rapport où il relate la situation de l'enseignement primaire en Valais et ses progrès des dernières décennies. Il écrit à propos des écoles nomades : « Nous enregistrons sous ce titre, un des faits les plus curieux de notre histoire scolaire, inouï, dans aucun autre canton de la Suisse, et qui mérite de retenir quelques instants notre attention : fait qui exerce aussi une influence funeste, on s'en convaincra bientôt, sur la bonne marche et les résultats de l'école ». Cela ne l'empêche pas de noter ailleurs qu'il est impossible « d'avoir un plus grand nombre de mois de classe : les travaux journaliers exigent que les parents puissent disposer des petites forces de leurs enfants de mai à octobre et toute tentative de réforme sous ce rapport serait mal accueillie de nos populations agricoles »59. Ne pas froisser les familles, se prévenir de toute intervention trop brutale, limiter les investissements publics, trois raisons qui justifient la

57 Elles décident seules du lieu des locaux jusqu'en 1907 : Josef GUNTERN, L'école valaisanne au XXe siècle : de l'école de six mois aux hautes écoles spécialisées et universitaires, Sion, Vallesia, Archives de l'État du Valais, 2006, p. 362.

58 AEV, 1 DIP 91, Rapport des inspecteurs scolaires, commune de Martigny-Combes, 1902-1903.

59 AEV, 1 DIP 102bis, Cahier sur les examens de recrue par le chanoine Cocatrix, 1906, p. 14-15.

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politique scolaire du canton. Ces écoles continuent donc d'exister, même si leur nombre tend à diminuer sur la période.

Cette brève comparaison a pour mérite d'éclairer les différences dans l'aménagement des lieux scolaires d'un côté et de l'autre des alpes. La République française prend à coeur l'aménagement et la normalisation des écoles sur son territoire. Les moyens déployés sont conséquents et l'État surveille de très près les décisions communales. En Valais, l'État s'affiche en retrait au profit du pouvoir communal. Un bon exemple de la divergence dans les politiques scolaires se trouve dans les écoles temporaires/nomades. Elles font partie du paysage dans les deux territoires de montagne à la fin du XIXe siècle. Pourtant, la manière de les considérer diverge et informe de stratégies scolaires différenciées : anomalie à corriger ou fait « naturel » inscrit dans les modes de vie des montagnards ? Le vocable employé pour les qualifier trahit cette différence. Écoles temporaires (ou clandestines) côté français, implique qu'elles sont hors de la légalité, vouées à disparaître ; Écoles nomades côté suisse est purement descriptif, presque esthétique.

Au-delà de ces divergences dans la politique d'aménagement des lieux scolaires, il faut s'attarder sur les spécificités dans l'appréhension du milieu géographique qui induit des similarités dans les caractéristiques du maillage scolaire. Pour exemple, écoles nomades et les écoles de hameaux existent de part et d'autre d'une frontière étatique, le politique ne peut pas être la seule variable explicative.

B] Une multitude d'école aux faibles effectifs

En montagne, pour les mêmes raisons qui justifient les écoles temporaires, les écoles sont nombreuses et le maillage scolaire particulièrement dense à l'échelle des communes. L'exiguïté de certaines vallées ne permet pas l'étalement urbain. Une constellation de petits hameaux s'organise autour des bourgs, souvent éloignés de plusieurs kilomètres et reliés par une unique route sinueuse, qui doit composer avec une les aspérités d'une topographie inhospitalière, avec les pentes escarpées des montagnes qui, en venant obstruer la vue, renforcent la sensation d'isolement de lieux pourtant proches. En France, l'investissement dans les chemins vicinaux permet une circulation relativement correcte entre les hameaux et les bourgs, du moins quand la saison le permet, et c'est justement l'inconvénient : les hameaux sont souvent perchés au-delà des 1200 mètres d'altitude, garantissant des hivers rigoureux où les circulations sont

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quasiment nulles pendant la moitié de l'année. En Valais, l'état des routes - et par là l'isolement des hameaux - est encore plus accentué. L'investissement de l'État est faible, si bien que certaines communes ne sont reliées que par des chemins muletiers où, ni voitures - et plus tard automobile - ne peuvent circuler. L'instituteur Vincent Pitteloud reçoit le 27 Mars 1888 une lettre de l'inspecteur primaire l'informant de sa visite prochaine dans son école. Ce dernier écrit que « vu le mauvais état des chemins » il accepte volontiers « l'offre que vous [Vincent Pitteloud] aviez bien voulu me faire de venir me chercher à mulet ». L'inspecteur prévoit de partir à 7 heures de Sion - la capitale cantonale - et souhaite arriver à midi aux Agettes pour une « visite locale »60. Le trajet va durer 5 heures, entre des communes qui sont éloignées de moins de 5 kilomètres à vol d'oiseau et à peine 10 kilomètres par voie pédestre. Cette lettre, si avare soit-elle en informations, permet à elle seule de rendre compte de l'isolement et des difficultés de communication de ces territoires de montagne. De plus, les Agettes, placé à proximité de Sion n'est ni le bourg le plus élevé, ni le plus isolé. Chaque déplacement est une expédition : il est aujourd'hui cocasse d'imaginer l'inspecteur primaire et l'instituteur à dos de mulet, en train de gravir les chemins pierreux pour assurer l'inspection scolaire. Les archives ne laissent rien du déroulement de la visite, il est toutefois probable que l'inspecteur primaire couche dans le bourg avant, soit de repartir dans la capitale cantonale, soit poursuivre son ascension vers les écoles les plus reculées du pays, perchées en haut des cimes alpines.

Pour toutes ces raisons, des communes de tailles modestes se retrouvent avec de nombreuses écoles. Chamonix compte 2400 habitants en 1888 pour une surface de 116 km2. L'instituteur Louis Mauroz, écrit une monographie de la commune à l'occasion de l'exposition universelle de 1889, il dénombre « 14 écoles avec en tout, 16 maîtres et maîtresses » pour une population scolaire d'environ 250 enfants (et donc une moyenne d'environ 18 élèves par école)61 . Sur ces 14 écoles, 10 sont des écoles de hameaux, c'est dire la dissémination géographique de l'école communale. Exemple peut-être encore plus parlant, la commune de Martigny-Combes, en Valais - située à une trentaine de kilomètres à vol d'oiseau de Chamonix - compte, en 1890, 11 écoles pour une population d'environ 1500 habitants. Certaines écoles - celles du bourg - peuvent compter jusque 40 élèves, d'autres descendent à une fréquentation de 15 élèves62. En 1916, la situation est sensiblement la même, « Le hameau de Littroz (Trient)

60 AEV, Fonds Pitteloud Vincent, 24.2 Correspondance instituteur, 1886-1913, lettre de l'inspecteur d'académie du 27 Mars 1888.

61 ADHS, 1 T 236, Monographie de la commune de Chamonix par l'instituteur Mauroz, 1888.

62 AEV, 1 DIP 58, Rapport des inspecteurs scolaires, commune de Martigny-Combes, école de Broccard, 18901891.

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possède l'école certainement la plus minuscule du Valais. Elle ne comptait en effet, le dernier cours scolaire que 5 élèves, tous garçons »63. Les particularités du milieu entraînent cet état de fait, il laisse aussi imaginer la différence dans le vécu scolaire des populations isolées des hameaux par rapport à celles du bourg, ou encore à celles des plaines ou celle des villes. La maison-école, modeste dans son bâti, compte une pièce unique en rez-de chaussée, pourvue d'un escalier étroit placé à l'arrière de la classe, donnant sur le logement de l'instituteur ou de l'institutrice. Fouettée par le vent, alourdie par la neige, elle se dresse dans chaque localité et accueille le peu d'élèves qui s'y trouve. Quelques familles voisines s'y retrouvent tous les jours, dans la classe mêlant tous les niveaux, sous la tutelle de l'enseignant. Souvent les mêmes noms, frères et soeurs, plus ou moins grands, s'assoient ensemble sur les bancs scolaires qui voient défiler des générations de « Chappaz », de « Delaloye » ou de « Deneriaz ». En Valais dans le hameau de Champex « sur les 18 élèves présents à l'école, 15 portent le nom de Crettez. Voici une famille qui n'est pas près de s'éteindre. »64. L'on voit ici, un exemple de la pénétration de la république - tant française qu'helvétique - au village, de l'importance renouvelée de l'enseignement dans l'Europe de ce XIXe siècle : aucun lieu n'est oublié, l'école pénètre la société de montagne jusque dans ses confins les plus inaccessibles, instaurant un lien entre la micro-sociabilité villageoise et par-delà les cimes, la nation.

C] La fonction spatiale du lieu

Le bâtiment scolaire s'inscrit dans un lieu, mais sa fonction spatiale n'est pas la même selon qu'il existe dans la montagne ou par exemple à la ville. Marianne Thivend, dans son étude sur l'école républicaine en ville montre bien l'amélioration de l'offre scolaire en France sur la période 1870-1914. Phénomène partagé en campagne, mais les écoles urbaines, véritables « usines » peuvent compter jusque 800 voire 1000 élèves65. Celles-ci, par leur taille et leur fonction sociale, servent souvent de point d'ancrage à l'aménagement urbain66. La forte densité du maillage scolaire donne lieu au déploiement de certaines stratégies scolaires par les habitants des villes : les établissements sont mis en concurrence en fonction de leur réputation, de leur

63 « Curiosités scolaires », L'école primaire, n°3, Mars 1916, p. 2 (frontispice).

64 Ibidem.

65 Marianne THIVEND, L'école républicaine en ville : Lyon, 1870-1914, Paris, Belin, 2006, p. 208.

66 Ibidem, p. 76-77.

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situation matérielle, afin de suivre un instituteur ou une institutrice particulièrement appréciée67. Ce qui a pour effet de créer une attractivité accrue des centres aux détriments de périphéries, de privilégier une vraie « ségrégation sociale et spatiale » et de relativiser ainsi l'image « d'école du peuple »68. Dans les territoires de montagne, les populations ne choisissent pas leur école en fonction du niveau supposé - du moins pour l'école primaire - celle-ci correspond à une nécessité pratique. C'est d'ailleurs pour cela qu'en France, certaines écoles temporaires ont pu être tolérées dans les quelques années suivant les lois Ferry. C'est également pour cela qu'en Valais, faute de moyens financiers communaux suffisants ou de dotations de l'État, on s'accommode d'école nomades. L'école de montagne, disséminée au gré des hameaux ou dans les bourgs, s'impose par sa proximité, à l'instar de la petite chapelle69, dans un milieu où les déplacements sont rendus difficiles - surtout en hiver nous y reviendrons. Le lieu scolaire, ne remplit pas les mêmes fonctions pour les populations de montagne ou celles de la ville. Il ne sert pas d'appui à l'aménagement territorial mais s'inscrit dans un paysage déjà constitué et relativement stable - du moins pour les hameaux. La taille modeste des bâtiments, le faible nombre d'élèves qui fréquente ses bancs n'en font pas un lieu imposant à l'inverse des écoles de ville. Il ne prend d'ailleurs que rarement place au centre du hameau, les emplacements sont choisis pour satisfaire aux enfants des hameaux mais doivent être également proches des « micro-hameaux » ou des maisons isolées. Le bâtiment scolaire n'est d'ailleurs pas rattaché au bâtiment de la mairie - il n'en existe pas - comme c'est souvent le cas dans les bourgs des plaines, il constitue - avec certains relais de postes - le seul marquage du pouvoir central dans l'aménagement territorial.

Toutefois, les bâtiments scolaires, si modestes soient-ils, endossent une fonction spatiale et symbolique qui transgresse les frontières du hameau. Les écoles intègrent, dans le lieu physique où ils se dressent, un autre espace, celui du pouvoir central, celui de la nation. Celle-ci « échappe à son échelle et se condense dans un des lieux qui la constituent ». Ainsi, « le signifié du lieu [nation] présent dans un lieu [école] ne dépend pas du lieu lui-même mais par les systèmes de significations dans lequel le lieu est introduit et par les attitudes des individus par rapport à ces systèmes de représentation » 70 . Le bâtiment scolaire, au-delà de ses

67 Ibid, p. 137-139.

68 Ibid, p. 121.

69 Bernard DEBARBIEUX écrit que chaque hameau possède sa chapelle dans la commune de Chamonix. Voir, Chamonix-Mont-Blanc, 1860-2000, les coulisses de l'aménagement, Grenoble, Editmontagne, 2001, p. 14.

70 Bernard DEBARBIEUX, « Le lieu, le territoire... », op.it, p.101.

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caractéristiques physiques, est donc vecteur d'identité, il combine une fonction spatiale - différente de celle des villes - et une fonction sociale - qui se veut commune à tout le territoire national. Les acteurs de l'école primaire sont multi-situés71, ils existent dans l'espace du village, du hameau, du bourg, mais ils existent aussi - grâce à l'école - dans l'espace de la nation. Cette analyse fonctionne mieux dans le cas de la IIIe république française, car l'homogénéisation des pratiques scolaires est un des objectifs que se fixe l'État, mais les écoles valaisannes, bien que moins investies par le pouvoir central - cantonal et fédéral - affichent comme objectif sans cesse répété d'oeuvrer à l'unité nationale.

Cependant, il ne faut pas imaginer le levier scolaire comme seule résultante de volontés nationales véhiculant à travers l'école un éventail de représentations et de pratiques uniformes sur tout le territoire. Un tel postulat impliquerait, sur un mode diffusionniste, que l'apprentissage scolaire se ferait à partir du haut vers le bas, sans tenir compte des spécificités de chaque milieu de réceptions des pratiques scolaires nationales. Pour exemple, un certain nombre de travaux ont pu considérer que l'école introduisait des « pratiques urbaines » à la campagne72 . Cette analyse implique plusieurs présupposés dont celui de considérer que le monde urbain, dynamique et modernisé, « avale » un monde rural statique, laissé jusque-là hors de l'histoire. De plus, il y a une confusion entre l'inscription de la république dans les territoires et l'urbanité, thèse discutable : la République se veut rurale et, si elle est souvent associée à Paris, lieu du pouvoir, les discours de Méline suffisent à relativiser l'image d'un pouvoir qui pense la campagne sur un référentiel urbain73. Or, tout en reconnaissant la part prégnante de l'État dans l'aménagement des lieux scolaires et la diffusion de l'idée nationale, l'école doit composer avec un milieu physique, social et culturel, qui porte lui aussi son lot de représentations. Plus encore, il y a toujours des processus de réappropriations, de réceptions, qui déforment et recomposent au niveau local les politiques nationales. Dans ses travaux, Augustin Berque dépoussière la mésologie et réhabilite le concept de milieu74 considéré comme

71 Pour une brève synthèse du concept voir Denis BOCQUET, « les études multi-situées, entre pragmatisme et construction scientifique d'une posture », Espaces et Sociétés, n°178, 2019/3, p. 175-182.

72 Notamment Placide RAMBAUD, Sociétés rurales et urbanisation, Paris, Seuil, 1969, chap. 3, ou Jean LEDUC, Histoire de la France, l'enracinement de la République, 1879-1918, Paris, Hachette, chap. 3.

73 Sur la politique du cabinet Méline voir Arnaud- Dominique HOUTE, Le Triomphe de la République (1871-1914), Paris, Le Seuil, 2014, chap. 6.

74 Voir Philippe PELLETIER, « Pourquoi Elisée Reclus a choisi la géographie et non l'écologie ? », dans Denis CHARTIER, Estienne RODARY, Manifeste pour une géographie environnementale, Paris, Sciences Po, 2016, p. 101-124, p. 109.

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la relation dynamique entre la société et l'environnement, récusant l'opposition nature/culture75. Les sociétés montagnardes en Haute-Savoie et en Valais existent dans leur milieu, évidemment, ces relations et les manières de se le représenter varient dans le temps, dans une perspective « trajective »76 . En guise d'exemple, la spécialisation de l'économie locale dans l'activité pastorale ne constitue pas un état naturel, il fait partie d'un processus historique qui s'explique par le faible rendement de l'agriculture et l'ouverture à des marchés plus larges, il n'en reste pas moins que cela devient un aspect de l'identité montagnarde avec sa pénétration dans la société et sa réappropriation par les acteurs. Plus encore, le tourisme modifie radicalement la manière de se représenter son milieu, les terrains les plus dévalués peuvent prendre une valeur nouvelle et inespérée pour les habitants, favorisant le passage d'un environnement contrainte à un environnement ressource 77 et le qualificatif de montagnard finit d'ailleurs par être revendiqué par les acteurs locaux eux-mêmes à la fin du XIXe siècle78. De la même manière, l'école agit sur un milieu, transformant nécessairement l'identité - au moins le rapport au monde - des habitants de montagne, redéfinit les représentations de l'espace, mais elle ne le fait pas seule : elle ne se substitue pas aux manières de pratiquer et d'expérimenter son milieu, elle compose avec elles. Si l'école est sûrement le « mode de spatialisation dominant », il en existe d'autres79. Dans le milieu de montagne et dans le lieu du hameau « on mange à la même table et on échange plus entre soi qu'avec les autres. On vit dans les mêmes paysages, on participe, dans beaucoup de menus faits du quotidien, d'une même culture régionale ou nationale ; on partage des représentations affectives : les connivences sont multiples »80 . Ajoutons que la claustration hivernale ajoute à ces « connivences », l'école de montagne, déjà isolée, se retrouve littéralement prisonnière des neiges pendant plusieurs mois chaque année.

75 Augustin BERQUE, La mésologie... op. cit, chap. 2.

76 Ibidem.

77 Marie-Claire ROBIC (dir), Du milieu à l'environnement : pratiques et représentations du rapport homme/nature depuis la Renaissance, Paris, Economica, 1992, p. 239.

78 Bernard DEBARBIEUX, « Construits identitaires et imaginaires de la territorialité : variations autour de la figure du « montagnard » », Annales de géographie, n°660-661, 2008, p. 90-115, p. 98.

79 Alain BOURDIN, « De la production...op.cit, p. 83.

80 Jean-Luc PIVETEAU, « Le territoire... », op. cit, p.114.

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CHAPITRE 2. Quand l'école se heurte au climat

« Autant les montagnes sont belles quand les vallées qui en ceignent la base font une ceinture de feuillage, autant elles sont effrayantes à voir lorsqu'elles reposent sur un monde de frimas. Alors un silence terrible repose sur la vaste étendue des vallées et des montagnes uniformément blanches ; le ciel gris se confond avec l'horizon dentelé des cimes ; souvent les neiges tourbillonnent fouettées par la tourmente, et les avalanches s'écroulent en grondant du haut des rochers. Au milieu de cette nature inhospitalière, l'homme, blotti dans un souterrain, se sent à peine le droit d'exister. »81.

Ces phrases d'Elisée Reclus rendent bien compte de la double figure des Alpes, majestueuses et terribles, mais aussi dangereuses. Lorsque l'hiver approche, « tout change dans la nature, et telle maisonnette, tel sentier, qui n'avaient jadis rien à craindre, finissent par se trouver exposés au danger ; l'angle d'un promontoire a peut-être disparu, la direction du couloir d'avalanche s'est peut-être modifiée, une lisière protectrice de forêt a cédé sous la pression des neiges, et, par suite, toutes les prévisions des montagnards se trouvent déçues. »82. On perçoit, à travers ces mots, le danger de l'hiver montagnard, si rigoureux qu'il change à la fois le paysage et les manières de vivre dans ces lieux. L'école alpine, se trouve privée de quasiment toute communication avec l'extérieur du hameau, dans cette claustration forcée, elle devient le centre de la sociabilité villageoise. Le bâtiment lui-même est dégradé par les aléas climatiques, les frêles écoles ne supportent pas toujours la lourdeur des flocons. Le froid s'insinue dans la salle de classe, le combattre requiert de fortes dépenses dans des poêles encombrants et du bois parfois trop humide qui ne parviennent à réchauffer ni les enfants, ni les enseignants.

A] L'isolement hivernal

Les hameaux, reliés au reste du monde par l'unique chemin menant au bourg pendant la belle saison, se replient sur eux-mêmes pendant l'hiver. Les frontières habituelles se meuvent,

81 Elisée RECLUS, « Excursion à travers le Dauphine, 1850-60 », Le Tour du Monde, vol 2 n°52, 1860, p. 416, cité par Soizic ALAVOINE-MULLER, « Les Alpes d'Elisée Reclus », Revue de géographie alpine, t. 89, n°4, 2001, p. 27-42, p. 36.

82 Elisée RECLUS, Histoire d'une montagne, Paris, Hetzel, 1880, p. 130-132, cité par Soizic ALAVOINE-MULLER, « Les Alpes d'Elisée Reclus », op.cit, p. 37.

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la sociabilité des habitants se cantonne aux limites étroites du lieu : plus question d'aller au marché du bourg, l'accès au transport ferroviaire - plus commun en France qu'en Suisse pour les communes de montagne - est impossible, les déplacements sont réduits. L'hiver touche tous les pans de la vie sociale et économique, le « chômage climatique » selon l'expression de Paul Guichonnet pousse parfois les populations à migrer en plaine à l'approche de l'hiver, à la recherche d'une activité rémunéré83 , souvent dans les industries horlogères de la vallée de l'Arve pour les hauts-savoyards et dans le peu d'industries que compte la vallée du Rhône en Valais. Dans d'autres cas, c'est le travail à domicile, payé pièce par les firmes des plaines qui permet une activité de subsistance. Pourtant, l'éloignement trop prononcé des hameaux de montagne par rapport au tissu économique urbain rend impossible la pratique de ces activités. Les habitants sont donc réduits à l'inertie et n'ont parfois d'autres relations que celles des quelques parents et voisins proches.

Dans ces lieux où, « les jeunes gens [qui] ne peuvent pas travailler en hiver [...] tiennent à employer leur temps par la fréquentation scolaire »84, l'école fissure le temps gelé comme nulle part ailleurs, en continuant à dispenser son enseignement à des élèves bien plus nombreux que pendant la saison d'été. Elle est dès lors le seul lien avec l'extérieur, avec ce que l'amoncellement de neige cache à la vue : les leçons de géographie, les ouvrages de la bibliothèque scolaire, permettent aux enfants d'imaginer un ailleurs, de les projeter dans des contrées où le climat, moins rude, n'affecte pas la vie sociale des habitants au-delà du port d'une écharpe.

Les conditions climatiques, en plus d'entraîner des difficultés pratiques de déplacements, présentent aussi des dangers qui, comme une épée de Damoclès, menacent chaque sortie à l'extérieur du foyer. L'inspecteur primaire de Bonneville en fait part dans une lettre de 1882 à l'inspecteur d'académie : « Au Tour par exemple, on a parfois 3 mètres de neige, et les avalanches, là comme dans tous les autres hameaux, sont fréquentes et terribles. Impossible d'aller d'un hameau à un autre pendant les 6 mois d'hiver »85 . Les frontières du hameau, objectivement fermées, sont traversées par l'école qui leur donne à voir autre chose, autre part. Cela n'enlève rien pour autant à la rudesse de cette vie cloîtrée ; une institutrice, ayant exercé pendant 10 ans (1912-1921) dans un hameau de Chamonix perché à 1300 mètres d'altitude

83 Paul GUICHONNET, « Politique et émigration savoyarde à l'époque des nationalités (1848-1860) », Hommes et Migrations, n°1166, 1993, p. 18-22, p. 18.

84 ADHS, 1 T 418, Lettre de l'inspecteur primaire à l'inspecteur d'académie, 17 novembre 1882.

85 ADHS, 1 T 169, Lettre de l'inspecteur primaire à l'inspecteur d'académie concernant la création des écoles de hameaux, 6 novembre 1882.

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témoigne : « Emprisonnée dans la neige d'Octobre à Avril - Le 25 novembre il en était tombé 80 cm dans la nuit, j'ai vécu en recluse, me consacrant à mes 19 élèves, lisant des livres empruntés à la bibliothèque pédagogique, et « Le Volume » journal pédagogique auquel j'étais abonné. Le jeudi je faisais du ski avec mon frère. (Ce sport en était à ses débuts dans la région) »86. Isolée donc, renfermée sur la sociabilité familiale, l'ennui est presque palpable chez l'enseignante ou du moins la monotonie du quotidien. Ces conditions d'enseignement particulières entraînent des pratiques scolaires différentes dans les écoles de montagne par rapport à celles de plaine. Par exemple, concernant les moyens de transports, les skis - à usage exclusivement domestique - sont un moyen privilégié pour se déplacer sans que le corps s'enfonce dans la neige, réduisant efforts et distance, et permettant, à moindre échelle, d'échapper à cette geôle de flocons. Autre alternative, la luge qui semble plébisciter par de nombreux écoliers montagnards : l'inspecteur primaire, en visite à l'école du bourg de Chamonix note en 1912 que « les luges [sont] alignées contre le mur »87. La mention est sobre, mais le fait qu'elle existe donne déjà à voir d'un fait assez inhabituel - aux yeux de l'observateur - pour qu'on prenne la peine de le noter. L'hiver reconfigure les moyens de se rendre à l'école, des pratiques spécifiques au milieu montagnard prennent place pour essayer au mieux d'abolir les distances accentuées par la neige. Plus anecdotique mais non dénué de sens, un article d'un instituteur valaisan anonyme, publié dans le journal pédagogique en janvier 1904, recommande « le balayage à la neige » des salles de classe, garantissant un « nettoyage bien plus simple qu'avec le classique arrosage »88.

Les liens de proximité et le vivre ensemble du hameau sont accentués par la restriction des circulations pendant 6 mois de l'année. Cette situation d'entre-soi peut également être vecteur de tensions. Certes, il est impossible d'affirmer que l'isolement hivernal en est la seule et l'unique cause, mais il renforce nécessairement cette sociabilité interne au hameau où les liens se font ou se défont, les amitiés se soudent et les rancoeurs s'accroissent. Intéressons-nous à la jeune institutrice Lina Charlet (née Balmat), qui enseigne en 1905 dans le hameau des Pellerins - sa mère exerce la même profession dans le hameau d'à côté - dont « les habitants

86 MUNAE, « Fond Ozouf », Questionnaire n° 940086815, Madame Ephise Jacquer.

87 ADHS, 1 T 793, Dossier individuel de l'instituteur François-Narcisse Perrin, rapport d'inspection du 27 décembre 1912.

88 « Le balayage à la neige », L'école primaire, n°1, Janvier 1904, p. 15.

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[...] passent pour les moins commodes de Chamonix »89. Monsieur Alphonse Ancey lui adresse une lettre de plainte en Mars 1905, il lui reproche d'avoir fait de son fils « le bouffon de son école » et affirme que « tout ce qui se passe a été toléré jusqu'à présent, ce encore pour vous et vos parents en qualité de voisin, que nous n'avons rien dit, n'y porté plainte contre vous. Voulant rester en bons termes avec tous »90. Un mois plus tard, une pétition des pères de famille atterrit sur le bureau de l'inspecteur d'académie, reprenant les mêmes arguments et accusant l'institutrice de négligence, notamment de laisser les enfants trop longtemps en récréation en plein hiver91 (sur les 14 noms, figure un « Balmat » parent de l'institutrice ?). L'inspecteur primaire reconnaît d'abord que cette plainte ne semble pas fondée et rappelle que « Madame Charlet a le désavantage d'être institutrice dans son village » avant d'avancer que « Monsieur Balmat, père de Madame Charlet, aurait fait d'assez beaux bénéfices en tenant le chalet de la Pierre pointue et celui des Grands Mulets ; de là les jalousies et les inimitiés, dont Monsieur Balmat a déjà souffert »92. Les sociabilités hivernales « resserrées » de ces hameaux peuvent générer des mécontentements, surtout au sein de l'école qui en constitue le centre : les enfants fréquentent très assidûment ses bancs et les manquements au règlement de l'institutrice sont plus visibles. De plus, le bâtiment est considéré comme un lieu où les enfants peuvent être accueillis utilement pendant l'inactivité saisonnière, dans des locaux chauffés qui font figure de refuge contre le froid : d'où l'indignation quand les enfants sont laissés trop longtemps dehors ou lorsqu'ils sont renvoyés chez eux avant l'heure réglementaire.

Les liens de voisinage, les liens familiaux retardent l'expression du mécontentement - « les membres de sa famille étant voisins avec nous avons toujours retardé à porter plainte »93 - mais ne suffisent pas à la faire taire. Aux beaux jours, les absences régulières et répétées inquiéteront moins les parents, profitant de la saison pour employer leurs enfants à divers travaux, mais, pendant les mois d'hiver, l'école est une chose sérieuse, importante, dont les règles doivent être respectées.

Si en France, l'institution scolaire n'est bouleversée que dans ses marges, l'école valaisanne, située dans sa grande majorité en moyenne montagne, est remise en cause dans l'ensemble de son fonctionnement normal. En février 1910, la conférence annuelle des

89 ADHS, 1 T 486, Dossier individuel de l'institutrice Lina Balmat, lettre de l'inspecteur primaire à l'inspecteur d'académie, 19 Août 1905.

90 Ibidem, Lettre d'Alphonse Doncey à Lina Balmat, 27 Mars 1905.

91 Ibid, Pétition des pères de famille auprès de l'inspecteur d'académie, 28 Avril 1905.

92 Ibid, Lettre de l'inspecteur primaire à l'inspecteur d'académie, 19 août 1905.

93 Ibid, Pétition des pères de famille auprès de l'inspecteur d'académie, 28 Avril 1905.

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inspecteurs scolaires, prévue à Sion, a vu de nombreux empêchements « par la détestable, ou plutôt, abominable température de ces jours derniers » 94, ajoutant plus loin que « c'était le cas notamment pour MM. Les inspecteurs les plus éloignés, bloqués dans leurs vallées sans pouvoir momentanément en sortir ou retenus chez eux grâce aux routes coupées sur différents points »95. L'hiver handicape la bonne marche de l'institution scolaire, là où elle n'est que dysfonctionnement mineur outre-alpes. Cette réunion empêchée ne semble pas être un fait rare. Chaque hiver, inspecteurs ou instituteurs sont privés de réunions professionnelles et même de toutes relations avec leurs collègues pendant une moitié de l'année. Heureux sont ceux pour qui le facteur peut encore monter livrer le journal pédagogique, presque le seul lien entre les instituteurs coincés dans leur école et l'École en tant qu'entité nationale, administrative et pédagogique.

En Valais le lieu scolaire se transforme aussi en centre de village, la fréquentation étant elle aussi bien meilleure en hiver, nous y reviendrons. Néanmoins, la médiocrité des bâtiments scolaires et l'investissement différencié selon les communes en bois et en chauffage créent de grosses inégalités de situation. L'état matériel des écoles valaisanne s'améliore lentement, surtout à partir de 1904, mais si la ferveur scolaire connaît une nette progression sur la période, l'école n'a pas la même place dans la vie sociale du canton que dans la vie sociale française. Josef Guntern en rendait responsable « l'attitude de la population, à savoir son indolence et son manque d'intérêt »96, il semble plus probable que ce soit l'investissement tardif dans le champ de l'éducation populaire qui en soit la cause, il n'en reste pas moins que cela témoigne de l'importance mesurée assignée à l'école. Et justement, les bâtiments scolaires alpins souffrent du climat, qu'ils soient inadaptés à leur milieu ou justement pensés spécifiquement par rapport au lieu, les expériences scolaires des écoles alpines ne sont pas totalement les mêmes qu'ailleurs.

B] Des bâtiments inadaptés

Dans cette sous-partie, nous prendrons exclusivement appui sur les sources françaises par manque de documentation. Cependant, il n'est pas à douter que, largement fondée sur les

94 « Conférences des inspecteurs scolaires », L'école primaire, n°2, Mars 1910, p. 2 (frontispice).

95 Ibidem.

96 Josef GUNTERN, L'école valaisanne..., op. cit, p. 15.

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conditions climatiques, les analyses proposées ci-dessus s'appliquent également - sinon plus en raison de la fragilité de l'investissement dans le bâti scolaire - au cas des écoles valaisannes.

Malgré l'investissement conséquent de la IIIe République dans les locaux scolaires, les écoles de montagne restent des bâtiments sommaires, conçus pour parer au besoin urgent d'instruction primaire. Les nouvelles écoles de hameaux à Chamonix ont toutes été construites sur les mêmes plans, respectant les normes républicaines - salle de classe au rez-de-chaussée et logement de l'enseignant à l'étage - et contrôlées dans leur conformité par l'inspecteur primaire pour le compte du préfet. Le solde de subvention de l'État est délivré seulement lorsque le bâtiment est jugé conforme « aux plans et aux devis approuvés par l'administration supérieure »97. Si la marge de manoeuvre est mince, les autorités s'accommodent pourtant de quelques manquements aux devis initiaux, lorsque la garniture de cheminée en marbre n'a pas été montée, ou encore que « l'évier de la cuisine est en mélèze au lieu d'être en pierre »98. Toutefois, un des principaux problèmes soulevés par cette centralisation du bâti réside en ce que les écoles n'ont pas été pensées pour les conditions géographiques particulières qui composent le quotidien de la vie en montagne. En plus des délais de construction très longs, interrompus pendant les longs mois hivernaux - 7 ans de travaux - les bâtiments scolaires se dégradent très rapidement. Dès 1893 - 3 années après sa construction - l'école du Tour nécessite déjà des travaux urgents. L'inspecteur primaire en reconnaît les failles : « le reproche que l'on pourrait faire à ces travaux, c'est qu'ils ont été mal prévus » il ajoute plus loin que « les cheminées, telles qu'elles ont été projetées et exécutées ne présentaient pas une résistance suffisante à la quantité de neige qui tombe à Chamonix » et conclut : « On aurait dû modifier les plans primitifs »99 . La politique de normalisation de l'enseignement primaire a failli, le pouvoir décisionnel étant trop loin de la réalité du terrain. Autre exemple, en avril 1905, l'école d'Argentière est largement dégradée par un tremblement de terre. Ces aléas, pourtant fréquents en montagne, n'ont pas été pris en compte lors de la construction du bâtiment. En conséquence, la classe n'a pas pu se tenir pendant plusieurs semaines et l'inspecteur d'académie, sous l'égide du préfet, ordonne la réduction des vacances d'Avril pour rattraper le temps d'enseignement perdu pendant les travaux100. L'inadaptation des locaux scolaires au milieu montagnard montre

97 ADHS, 1 T 418, Lettre de l'inspecteur primaire à l'inspecteur d'académie concernant la vérification de l'école de Pratz, 29 Juin 1890.

98 Ibidem.

99 ADHS, 1 T 418, Lettre n°1245 de l'inspecteur primaire à l'inspecteur d'académie, 30 Mai 1893.

100 ADHS, 1 T 418, Lettre de l'inspecteur primaire à l'inspecteur d'académie, 5 Septembre 1905.

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une fois encore l'écart entre la politique centralisatrice déployée dans les affaires scolaires françaises et la réalité de la diversité des situations locales. Les manquements des autorités centrales dans la construction des bâtiments scolaires entraînent à leur suite une série d'événements qui modifient les pratiques scolaires des habitants de montagne - à l'inverse du but initial que se fixe l'enseignement primaire.

Pour exemple, les écoles de hameaux ne possèdent pas de jardin. Les instituteurs et institutrices perçoivent une prime depuis au moins 1885 du fait de ce manque101, mais une grosse partie du discours républicain, très insistant depuis les débuts de la IIIe République sur l'apprentissage des cours d'agriculture et d'horticulture ne peut être mis en pratique. Les programmes scolaires ne cessent de soulever l'importance de ces cours qui prennent normalement place dans le jardin attenant à l'école afin d'une part, d'améliorer les pratiques agricoles des populations rurales, et d'autre part - pour l'horticulture - de développer un goût de l'esthétique paysagère102 au coeur d'un enseignement aux atours parfois naturalistes - nous y reviendrons. Autre point témoignant de la spécificité de l'école de hameau, l'accès à l'eau courante. Ces écoles, contrairement aux écoles de ville qui possèdent de meilleurs équipements, ne possèdent pour certaines pas d'accès à l'eau jusque dans la toute fin des années 1890. Le conseil municipal de Chamonix pointe ce manque dans une séance du 19 août 1897, et propose la prolongation du conduit d'eau jusqu'à l'école car, « l'instituteur qui a plus de 400m à parcourir aller et retour chaque fois qu'il a besoin de s'alimenter, mais encore au point de vue de la propreté et de la salubrité de la classe qui est privée sous ce rapport de l'élément le plus utile »103 . En effet, comment concilier les campagnes hygiénistes au centre des doctrines scolaires, tant en France qu'en Suisse à la Belle Époque avec l'impossibilité de s'alimenter en eau courante ? Et que se passe-t-il lorsque les élèves, en manque d'eau dans les chaudes journées d'été, doivent, pour s'hydrater, parcourir 800 mètres aller/retour ? De plus, si la régularisation s'effectue dans les années suivantes, le froid hivernal menace souvent le bon fonctionnement des canalisations. Toujours durant l'année 1897, les canalisations de l'école normale de Bonneville, située à environ 600 mètres d'altitude ont gelé, privant les élèves-maîtres de l'accès

101 ADHS, 2 O 2175, Chamonix, « Vie scolaire », Lettre de l'inspecteur primaire de Bonneville à l'inspecteur d'académie, 10 Septembre 1885.

102 Voir sur ce point la distinction faite entre agriculture et horticulture par Yves LUGINBULH, « Le XIXe siècle, de l'éclatement aux tentatives de recompositions d'une totalité de la nature », dans Marie-Claire ROBIC (dir), Du milieu à l'environnement..., op.cit, p. 27-49.

103 ADHS, 2 O 2175, Délibération du Conseil Municipal de Chamonix, 19 Août 1897.

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à l'eau courante104, il est facile d'imaginer que ces faits relèvent du quotidien pour des écoles de hameau situées entre 1200 et 1400 mètres d'altitude. Les déplacements rendus difficiles en hiver par la quantité de neige importante ne favorisent pas non plus l'approvisionnement en eau en cas de gel des canalisations.

Si les écoles du bourg sont souvent mieux pourvues et moins enclavées, on constate que l'hiver dévoile les failles dans les constructions de bâtiments. Le médecin scolaire cantonal des épidémies, monsieur Servellaz, écrit un rapport au sous-préfet en 1908 sur la situation de l'école de garçons du bourg de Chamonix et commence par noter que « l'école est dépourvue de préau couvert et asphalté (dans un pays ayant 4 mois de neige »105 - les plans des écoles de hameaux n'en prévoient pas non plus. Il poursuit en précisant que « les cours sont mal empierrées et non exposées au soleil, si bien que les enfants jouent dans la boue les jours de pluie ou de fonte des neiges et de nombreux jours suivants »106. L'école républicaine n'est pas adaptée au milieu de montagne, les plans normés des bâtiments peinent à résister au lieu : les écarts/normes pratiques se creusent. Une partie des enseignements prévus ne peut pas avoir lieu, les conditions d'études ne sont pas favorisées par les différents manques énumérés ci-dessus et de surcroît, toujours selon le docteur Servellaz, « ces conditions antihygiéniques doivent jouer un rôle très important dans l'éclosion des maladies parmi les élèves »107. Il s'agit alors de déployer des stratégies pour lutter contre le froid, de manière à assurer le bon fonctionnement de l'école de montagne et ainsi permettre aux enfants d'étudier dans des conditions favorables, faits primordiaux pour favoriser l'amélioration des conditions d'enseignements.

C] Lutter contre le froid

Les épidémies sont fréquentes dans ces communes de montagne. Les autorités sont particulièrement vigilantes à éviter leur propagation et promptes à réagir aux cas d'infections. Le médecin cité plus haut évoque le fait que « les fièvres éruptives éclatent avec une certaine gravité toute particulière chez les enfants exposés au froid lors de l'éclosion de ces

104 ADHS, 1 T 1236, Conseil d'administration de l'école normale de Bonneville, 26 Juin 1897.

105 ADHS, 2 O 2175, Lettre du docteur Servellaz au sous-préfet de Bonneville, 14 Novembre 1908.

106 Ibidem.

107 Ibidem.

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maladies »108. Sur avis de celui-ci, décision peut être prise d'isoler les enfants malades ou même parfois de fermer les classes pendant une certaine période. En général, les autorités françaises sont plus frileuses à décider la fermeture de classe, souhaitant à tout prix ne pas interrompre le bon fonctionnement de l'école républicaine. En Valais, étant accepté d'une part, que les écoles n'ont pas toute la même durée en fonction de leur localisation géographique, d'autre part, que le programme n'est jamais suivi à la lettre ni vraiment homogène dans le canton - l'État se tenant plutôt à distance des décisions scolaires - les fermetures sont décidées plus aisément, souvent par les pouvoirs locaux, sans que cela ne remette en cause le bien-fondé de l'enseignement primaire.

Pour exemple, les écoles valaisannes resteront fermées pendant de longues semaines en 1918 pendant l'épidémie de grippe, sans qu'il n'en soit fait mention plus de quelques fois à la commission cantonale de l'instruction primaire109 . Toutefois, dans les deux territoires, les épidémies dont la cause est imputée au froid, déstabilisent pendant la période hivernale la marche normale des écoles. D'autant plus que la promiscuité dans laquelle vivent les habitants de hameaux favorise la diffusion rapide des maladies. Celles-ci sont d'autant plus graves que l'isolement et les rudes conditions climatiques des hameaux ne favorisent pas l'établissement de médecins sur place, capables de prendre en charge la patientèle enfantine. L'instituteur Paul Vigroux, ayant enseigné pendant 6 ans dans la commune de Petit-Bornand exprime ce manque, constatant « l'absence de docteur dans un rayon de moins de 12 kilomètres »110. Introduisons néanmoins une distinction au sein même des communes de montagne, entre celles qui deviennent des destinations touristiques à partir de la seconde moitié du XIXe siècle et celles qui restent dans un relatif isolement. Pour les premières, la présence de médecins est une nécessité et une activité lucrative au vu de l'afflux de visiteurs pendant une période de l'année. La commune de Chamonix par exemple compte dès 1884 au moins un médecin qui vaccine gratuitement les enfants111, c'est également le cas de communes valaisannes comme Nendaz. Pour la seconde catégorie de commune, la faible attractivité des bourgs n'encourage pas la fixation de médecins à l'année. Les écoles doivent se contenter de la visite annuelle du médecin scolaire en Valais ou celle, plus régulière, du médecin scolaire des épidémies en Haute-Savoie. Toutefois, même dans les communes privilégiées, les médecins ne s'installent parfois que

108 Ibid.

109 AEV, 3 DIP 188, Protocole de la commission cantonale de l'instruction primaire, 22 Octobre 1918.

110 ADHS, 1 T 55, Lettre de l'instituteur Paul Vigroux à l'inspecteur d'académie, 19 Juillet 1913.

111 ADHS, 2 0 2174, Délibération du Conseil Municipal, 23 Août 1883.

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pendant la saison d'été, c'est ainsi que Chamonix se trouve privée de médecin pendant l'hiver 1887 alors qu'une épidémie de rougeole sévit.

Dans tous les cas, les épidémies au sein de l'école sont perçues comme un danger que favorise le rude climat montagnard. En 1902, des cas de diphtérie sont détectés dans les écoles de Chamonix : à la question de savoir s'il faut fermer les classes ou non, le secrétaire général du préfet adresse une lettre à l'inspecteur d'académie pour maintenir les classes ouvertes tout en veillant à ce « qu'aucun des enfants qui ont été atteints ne soit admis en classe avant 40 jours à dater du début de la maladie »112. Quelques années plus tard, en février 1908, une sévère épidémie de rougeole touche plus de 130 enfants chamoniards, la fermeture ne peut plus être évitée. Le docteur Bonnefoy fait un rapport dans lequel il valide la décision de fermeture des classes pendant 15 jours avec, en contrepartie, une suppression des vacances d'avril113. Si le froid est tenu responsable, il faut s'assurer de lutter contre ses conséquences sur la santé des élèves au sein de classes et ici, le pouvoir communal est l'acteur décisionnel majeur.

En Valais comme en Haute-Savoie - et plus généralement en France comme en Suisse - les communes fournissent certains avantages en nature aux instituteurs. Jean-François Chanet remettait même en cause l'idée d'égalité de conditions des postes d'enseignants du fait des différentes faveurs variant selon les communes - importance des primes ou secrétariat de mairie114. Dans la même idée, Danièle Périsset-Bagnoud expliquait le « leurre » selon elle, de la gratuité scolaire valaisanne : les impôts locaux financent des avantages plus ou moins larges attribuées aux instituteurs115. Ce sont les communes qui s'occupent de fournir le bois aux écoles et aux instituteurs/institutrices, ce qu'elles font en fonction de leurs moyens et de leur degré de préoccupation quant aux affaires scolaires. Dans les cahiers référençant le personnel enseignant valaisan, on trouve parfois au sein d'une même commune, des instituteurs ou institutrices qui bénéficient du bois fourni - avec en général 30 francs de retenue sur leur salaire - et d'autres qui n'y ont pas droit, c'est le cas pour la commune de Fully pour l'année 1891-1892116. En

112 ADHS, 1 T 418, Lettre du secrétaire général du préfet à l'inspecteur d'académie, 3 Mars 1902.

113 ADHS, 1 T 418, Rapport du docteur Bonnefoy à l'inspecteur d'académie, 26 Février 1908.

114 Jean-François CHANET, « Les instituteurs entre État-pédagogue et État-patron, des lois républicaines aux lendemains de la Grande Guerre » dans Marc-Olivier BARUCH, Vincent DUCLERT (dir), Serviteurs de l'État : une histoire politique de l'administration française, Paris, La Découverte, 2000, p. 351-363.

115 Danièle PERISSET-BAGNOUD, « L'instruction primaire publique en Valais 1830-1885 : Des législations cantonales à leur application », dans Rita HOFSTETTER, Charles MAGNIN, Lucien CRIBLEZ, Carlo JENZER (dir.), Une école pour la démocratie...op.cit, p. 137-151, p. 139.

1 DIP 21, Personnel enseignant, commune de Fully, 1891-1892.

116 AEV,

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Haute-Savoie, les provisions de bois sont presque systématiquement fournies aux personnels enseignants et plus généralement aux écoles, où la nécessité de se chauffer revêt une importance primordiale. La dépense est telle qu'en 1884, le conseil municipal de Chamonix décide de demander une contribution de 30 francs par an aux instituteurs pour l'approvisionnement en bois117. Toutefois, la commune voit à l'économie en ne fournissant qu'un « poêle ordinaire de moindre valeur »118 aux écoles de hameaux nouvellement construites en lieu et place du calorifère proposé par l'autorité supérieure. Mauvais calcul car le bois pèse énormément sur les dépenses de la commune, décision est prise dès 1892 de le remplacer par de l'anthracite pour chauffer les classes, d'autant plus que le conseil municipal est de plus en plus vigilant quant à la préservation de la forêt sur son territoire. Mais les quantités sont mal estimées au départ : la commune commande 30 tonnes pour chauffer les écoles pendant l'hiver 1884, cela ne suffit pas. Le conseil communal se voit donc contraint de recommander dans l'urgence quelques tonnes en plus alors que son premier souci était que « les transports puissent se faire avant les neiges »119. En effet, l'enclavement hivernal ne permet pas les communications entre le bourg et les hameaux pendant plusieurs mois de l'année. Le transport d'une dizaine de tonnes supplémentaires de combustibles à acheminer ensuite sur des distances longues de plusieurs kilomètres, sur des routes entravées par la neige et le gel n'est pas chose aisée. Pendant ce temps, les élèves de l'école et l'enseignant doivent supporter le froid qui s'insinue dans la classe, ou solliciter l'aide des voisins bienveillants en attendant un temps plus clément pour assurer la livraison de combustibles. La commune prend note du problème et investit, en 1897, dans l'achat de 8 calorifères pour remplacer les fourneaux peu efficaces et énergivores de ses écoles. Les quantités commandées - environ 40 tonnes par an - se stabilisent dès le milieu des années 1890, montrant l'intérêt de Chamonix à régler le problème du chauffage des classes. Les élèves peuvent profiter de l'atmosphère chaude et accueillante de la salle de classe, qui contraste avec le froid glacial du dehors. L'hiver qui sévit d'octobre à mars fait de l'école le nerf du village, accueillant les nombreux enfants qui viennent y trouver refuge.

Néanmoins, la plupart des communes de montagne de la Belle Époque ne disposent ni de finances aussi importantes que Chamonix, ni de moyens de transport aussi sophistiqués - train

117 ADHS, 2 O 2174, Délibération du Conseil Municipal, 14 Décembre 1884.

118 ADHS, 1 T 418, Lettre de l'inspecteur primaire à l'inspecteur d'académie concernant la vérification de l'école de Pratz, 29 Juin 1890, op. cit.

119 ADHS, 1 T 418, Délibération du Conseil Communal, 18 Août 1894.

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dans le bourg, pour pouvoir à un approvisionnement aussi conséquent. Il faut, semble-t-il, prendre la mesure du fait que, dans bien des hameaux, l'enfant a froid.

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CHAPITRE 3. Pratiquer l'école dans les Alpes suisses et

françaises

Nous avons jusqu'ici beaucoup insisté sur l'inscription de l'école dans un milieu, le milieu montagnard qui crée des expériences scolaires différenciées des autres milieux120 . Évidemment, les politiques scolaires françaises et suisses diffèrent et l'école des Alpes n'est pas la même des deux côtés de la frontière. Toutefois, en privilégiant les caractéristiques géographiques communes, nous avons essayé par-là de transgresser le cadre d'analyse national, quasiment naturalisé dans les études en histoire de l'éducation. Combiner approche spatiale et histoire de l'éducation permet de dégager l'école de son uniformité nationale supposée, en privilégiant une analyse microhistorique, proche des acteurs locaux et dégageant des défis propres aux écoles alpines. Toutefois, le milieu géographique n'entraîne jamais une détermination complète des pratiques et des représentations. Nous envisageons la montagne dans une perspective constructiviste, comme un fait social construit comme le proposent Bernard Debarbieux et Gilles Rudaz121. Roger Chartier a quant à lui beaucoup insisté sur la fécondité du concept de représentation, donnant comme tâche à l'histoire de « reconnaître la manière dont les acteurs donnent sens à leurs pratiques et à leurs discours »122. Et dans le domaine des représentations, il faut en premier lieu rendre justice aux décisions politiques qui donnent un cadre de référence et des moyens concrets aux acteurs scolaires pour justifier leurs pratiques - le rapport à l'école n'est pas le même en Haute-Savoie et en Valais. Ajoutons néanmoins que ces pratiques, si elles ne sont pas totalement déterminées par le milieu géographique, ne le sont pas non plus par le niveau macro-politique, mais plutôt par une combinaison des deux, dans un processus « d'appropriation de leurs univers par les êtres humains »123 . Il existe des interstices entre normes nationales et pratiques locales, souvent justifiées, comme nous le verrons, par des références au milieu de montagne, mais de manière

120 Principalement villes ou plaines mais l'on pourrait penser à d'autres comme le milieu côtier.

121 Bernard DEBARBIEUX, Gilles RUDAZ, Les faiseurs de montagne, Paris, CNRS, 2013, p. 8-9.

122 Roger CHARTIER, Au bord de la falaise. L'histoire entre certitudes et inquiétudes, Paris, Albin Michel, 1998, p.

96.

123 Principe au coeur de l'histoire du quotidien allemande portée par Alf LÜDTKE (dir), Histoire du Quotidien, op. cit, p. 7.

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différenciée en France et en Suisse. Ces justifications découlent d'une perception par les acteurs d'un espace vécu124. L'anthropologue américain Tim Ingold rappelait très justement que nous sommes « des êtres à l'intérieur du monde »125.

A] Des écoles valaisannes à temporalité variable

Sur toute la période étudiée, les écoles valaisannes n'ont pas la même rythme annuel qu'elles soient placées en montagne, en plaine ou en ville. En 1906, le chanoine de Cocatrix, fait une rétrospective sur l'évolution de l'enseignement valaisan sur la période 1886-1906. Il constate que l'année scolaire dans les écoles valaisannes ne dure que rarement plus de 6 mois car la plupart sont des écoles de montagne126. Il explique ainsi les difficultés inhérentes au développement de l'enseignement primaire dans le canton en s'appuyant sur des contraintes liées à l'environnement alpin: « qui juge de notre situation en la comparant avec celle d'une grande ville ou même simplement d'un canton du Jura ou du Plateau est porté à se tromper grandement » car « dans un grand nombre de communes, par suite de conditions topographiques et économiques, l'enfant du Valais ne trouve pas, dans l'intérêt de son développement intellectuel, toutes les facilités qui se présentent à chaque pas au petit citadin ou à l'agriculteur de Soleure ou de Fribourg »127. Les mots choisis par le chanoine sont lourds de sens, il place la campagne agricole et la ville sur le même plan, en distinguant pleinement la montagne, présentée comme une spécificité valaisanne. Or, bien que le canton soit le plus haut en altitude moyenne (2140 mètres), de nombreux cantons comme ceux des Grisons (2021 mètres) ou d'Uri (1896 mètres) ont un environnement montagneux similaire et pourtant, comme le reconnaît lui-même le chanoine, les écoles y durent en général 10 mois128. Cocatrix oublie également qu'au sein du Valais même, il existe des plaines agricoles dans la vallée du Rhône et des villes de taille respectables (Sion ou Martigny) dont l'année scolaire dure entre 7 et 9 mois. La confusion entre montagne et Valais, la mise à distance des plaines et des villes du canton rendent bien compte de l'importance du milieu montagnard dans les représentations que se font

124 Concept porté par Armand FREMONT, La région, espace vécu, Paris, Flammarion, 1999 [1976].

125 Tim INGOLD, « Culture, nature et environnement », Tracés. Revue de Sciences humaines, n°22, 2012, p. 169187, p. 180.

126 AEV, 1 DIP 102bis, cahier sur les examens de recrue par le chanoine Cocatrix, 1906, p. 15.

127 Ibidem, p. 14.

128 Ibid.

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d'eux-mêmes les valaisans. La différence des temps scolaires ne constitue pas une anomalie : elle est affirmée par les autorités et fait partie d'un règlement plus ou moins flou qui s'adapte au contexte local.

D'ailleurs, les populations semblent s'en accommoder car nous n'avons repéré aucune contestation de la part des parents d'élèves. La séance du 11 février 1908 de la commission cantonale de l'enseignement primaire rappelle que les écoles de ville ont une durée de 9 mois (mais d'autres de 8 mois), les écoles de village ont un cycle de 7 mois sauf pour les villages nomades (6 mois)129. Difficile de s'y retrouver car les règles sont souples, les écarts par rapport à la norme sont nombreux. Toutefois, rien ne va être fait pour normaliser la durée de l'année scolaire, le canton accepte ce traitement différencié comme un fait naturel lié aux conditions géographiques et aux modes de vie locaux, alors même qu'à quelques kilomètres de là, les écoles hauts-savoyardes, comme toutes les écoles françaises, ont une durée annuelle de 10 mois. Malgré les efforts déployés par le canton pour améliorer son offre scolaire, la question de la durée l'année scolaire va rester inchangée, exemple en est donné dans L'école primaire en 1917 : « nos écoles ont rouvert leurs portes, au moins dans les localités de plaine les plus importantes, car l'on n'ignore pas que c'est à la Toussaint que s'ouvre le cycle scolaire, pour nos écoles de 6 à 7 mois, assurément les plus nombreuses »130.

Une question à laquelle nous ne pouvons d'ailleurs pas répondre avec certitude est de savoir pourquoi les communes de montagne ont un traitement spécifique ? Le chanoine de Cocatrix évoque plusieurs raisons. Tout d'abord, les difficultés de déplacement des élèves dans les lieux de montagne, mais l'implantation de l'école, renforcée après les lois de 1873, 1903 et 1907 est uniformément présente sur le territoire, même dans les communes les plus isolées - bien que parfois de qualité médiocre. De plus, la scolarisation est obligatoire sous peine d'amende et les mois de fonctionnement de l'école (d'Octobre à Avril) sont parmi les mois où l'hiver rend difficiles les déplacements, pourtant, les enfants s'y rendent plus massivement que le reste de l'année. Il semble donc que l'école soit pratiquement accessible aux habitants des hameaux. Une seconde raison déjà évoquée est celle du besoin des parents de disposer de leurs enfants pour les travaux agricoles d'Avril à Octobre. Or, les économies de montagne sont plus structurées par l'activité pastorale que par l'activité agricole, et même si l'inverse était vrai, on peut se demander pourquoi les écoles de plaine - dont les populations vivent de l'agriculture - ont une durée annuelle de 7 à 8 mois ? La troisième raison avancée est la transhumance qui

129 AEV, 3 DIP 188, Protocole de la commission cantonale de l'enseignement primaire, 11 Février 1908.

130 « La famille et l'école », L'école primaire, n°9, Novembre 1917, supplément, p. 178-180, p. 178.

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favorise l'existence d'écoles nomades, mais nous avons déjà montré que si ces écoles existent, elles restent des exceptions dans le maillage scolaire. L'argumentation déployée pour justifier la durée des écoles de montagne est géographique, elle s'inscrit dans un processus de naturalisation de la montagne comme milieu spécifique qu'il n'est pas question de contester ; alors même que ce processus est lui-aussi une construction sociale.

On comprend aisément que les expériences scolaires des enfants de montagnes diffèrent de celles des enfants des autres milieux géographiques. Le nombre important de mois de scolarisation en moins joue nécessairement sur l'instruction de ces populations. Le chanoine de Cocatrix note cependant que « pendant ce laps de temps si court, il faut, comme dans les écoles dont la durée est plus longue, remplir tout le programme sans l'alléger en rien »131. En plus de paraître difficilement possible, cette considération se heurte aux réalités locales. Après avoir consulté les rapports des inspecteurs primaires, il apparaît que la liberté dans l'application des programmes est grande pour les régents132 et les institutrices. Pour l'année scolaire 1890-1891, à l'école de garçons de la Bâtiaz (Martigny-Bâtiaz) - située dans la vallée du Rhône, proche de la ville de Martigny - étaient enseignés entre autres : 1 heure de chant, 1 heure d'arboriculture et 1h de gymnastique133, alors que l'école mixte de la Fontaine (Martigny-Combe) n'enseignait aucune des trois matières, ni d'ailleurs l'histoire nationale134. Ces différences ne semblent pas poser problème aux autorités scolaires : aucun inspecteur ne trouve à redire et la rubrique « observations générales » reste bien souvent vide. Le fait que, de ces deux écoles, l'une soit en plaine - avec une durée plus longue - et l'autre en montagne - durée plus courte - peut en partie expliquer la différence de programmes. Les écoles de montagne doivent - contrairement à ce qu'écrit de Cocatrix - se concentrer sur les matières primordiales, expliquant le délaissement du chant ou du dessin. D'autre part, l'inexistence de jardins dans les écoles de montagne rend souvent impossible la pratique de l'arboriculture de même pour la gymnastique qui souffre du manque de matériel et de locaux des écoles de hameaux - nous y reviendrons.

Mais au-delà des différences entre les écoles de montagne et de plaine, il en existe également entre les écoles de hameaux elles-mêmes, confirmant la souplesse en vigueur dans l'application des programmes. Pour l'année 1899-1900, au sein de deux écoles mixtes du même

131 AEV, 1 DIP 102bis, Cahier sur les examens de recrue par le chanoine Cocatrix, 1906, p. 15.

132 Le terme « régent » est utilisé en Valais comme synonyme d'instituteur.

133 AEV, 1 DIP 58, Rapport d'inspection de l'école de garçons de la Bâtiaz (Martigny-Bâtiaz), 22 Février 1891.

134 Ibidem, École mixte de Borgeaud (Martigny-Combes), 3 Mars 1891.

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village - Martigny-Combes - les enseignements divergent énormément. L'institutrice Moret-Rouiller enseigne à l'école du Borgeaud, sa classe, divisée en 3 sections d'âge compte 11 élèves, elle enseigne 8 heures de lecture par semaine à la troisième section, 6 heures de calcul mental et 1 heure de géographie à la première section135. A quelques kilomètres de là, dans un autre hameau, l'institutrice Cécile Saudan enseigne dans l'école mixte du Brocard à 19 élèves regroupant également trois niveaux. En lecture, elle ne consacre que 3 heures par semaine à la troisième section et 1 heure de calcul mental à la première section. En revanche, si elle n'enseigne pas la géographie à la première section, elle en enseigne 2 heures hebdomadaires aux deuxièmes et troisièmes sections : matière absente chez sa collègue136. Les deux écoles sont visitées à trois jours d'intervalle par l'inspecteur Rouiller qui ne s'inquiète pas de ces différences et n'en donne aucune justification : il ne semble pas sommer de rendre des comptes à ses supérieurs.

Les pratiques scolaires des enseignants sont variables, dépendant largement de leur volonté et capacités propres. Dans un même village, des élèves peuvent connaître une éducation très différente qui ne semble unie que par des directives très générales, et somme toute assez floues. En plus du différentiel d'expériences entre école de la ville, école de la plaine et école de la montagne - se faisant sentir par la durée de l'année scolaire mais aussi par la différence dans les enseignements et dans le matériel - il existe de larges disparités au sein même des communes. De l'autre côté des Alpes, aucune différence aussi marquée entre les lieux scolaires, néanmoins le milieu montagnard est également au centre des justifications de certaines pratiques scolaires.

B] De la mixité scolaire

Les politiques de développement de l'éducation populaire qui fleurissent en Europe dans le dernier tiers du XIXe siècle intègrent petit à petit l'instruction des filles, jusque-là abandonnées aux congrégations religieuses. En France, si la loi Guizot de 1833 prévoyait l'obligation d'entretenir une école de garçons dans toute commune de plus de 500 habitants, c'est seulement en 1867 avec la loi Duruy que la mesure s'étend aux écoles de filles, et avec les lois Ferry que l'instruction publique des filles prend sa pleine mesure. Phénomène similaire

135 AEV, 1 DIP 85, Rapport d'inspection de l'école du Borgeaud (Martigny-Combes), 11 Avril 1900.

136 Ibidem, École du Brocard (Martigny-Combes), 14 Avril 1900.

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en Suisse avec la loi de 1874 qui oblige leur scolarisation dans tous les cantons. Toutefois, les rôles attribués à chaque sexe divergent fortement : filles et garçons sont séparés à l'école partout où faire se peut. Dans la plupart des villes et villages existent une école de filles et une école de garçons, mais cela n'est pas vrai pour les hameaux de montagne. La dissémination des populations sur des territoires assez vastes et les difficultés de circulation hivernale ont obligé les communes à se doter d'une multitude de petites écoles pour répondre aux lois d'obligation scolaire, mais, dans ces lieux isolés, impensable de construire deux bâtiments distincts pour accueillir filles et garçons. En termes d'investissements, les dépenses seraient trop lourdes pour les communes et la faible population d'âge scolaire ne justifie pas un tel coût. Ces écoles sont donc presque toutes mixtes, filles et garçons vont s'asseoir sur les mêmes bancs dans la promiscuité de la maison-école, partageant un enseignement, une expérience scolaire par beaucoup de points similaires, entorse majeure à la division des sexes en vigueur.

En France, la situation semble être acceptée sans trop de problème, aucune plainte des parents ou volonté de changement de la part de l'administration n'est enregistrée sur la période. Dans la commune de Chamonix, seul le hameau de Montquart aura deux classes distinctes à partir de 1882, mais l'inspecteur primaire appuie la demande de la commune en invoquant l'augmentation récente de la population scolaire et jamais en se référant à l'anomalie du mélange des deux sexes137 - l'école redeviendra d'ailleurs mixte en 1910. Dans toutes les communes de montagne, les écoles mixtes sont monnaie courante, il en existe à Chamonix, mais aussi aux Houches, à Saint-Gervais, ou à Vallorcine et environ 40 sur le département de la Haute-Savoie en 1907138. Il faut toutefois noter que cet état de fait, s'il est exacerbé par le milieu montagnard, ne lui est pas spécifique : il existe également des classes mixtes dans des petits villages de France rurale hors-Alpes139.

Pourtant, une autre caractéristique de ces écoles est particulière au milieu alpin. La loi Goblet du 30 Octobre 1886 prévoit que les écoles mixtes soient dirigées par des institutrices, difficile en théorie qu'un instituteur puisse enseigner à des jeunes filles. Le texte prévoit tout de même une possibilité de contournement en indiquant que « le conseil départemental, peut, à titre provisoire, et par une décision toujours révocable : 1° permettre un instituteur de diriger une école mixte, à la condition qu'il lui soit adjoint une maîtresse de travaux de couture ; 2°

137ADHS, 1 T 418, Lettre de l'inspecteur primaire à l'inspecteur d'académie concernant le dédoublement de l'école de Montquart, 17 Novembre 1882.

138 ADHS, 1 T 87, « Écoles mixtes : enquêtes concernant la direction », 1907.

139 Odile ROYNETTE, « La mixité, une révolution en danger ? », L'histoire, n°455, 2019, p. 12-19.

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autoriser des dérogations aux restrictions du second paragraphe du présent article ». C'est en s'appuyant sur cette seconde clause que les communes de montagne vont renverser la norme établie de la direction des classes mixtes par des institutrices, tout en réifiant les frontières morales de distinction des sexes. La commune de Saint-Gervais va demander, année après année, le maintien d'instituteurs à la tête de ses 5 écoles de hameaux, évoquant que celles-ci « sont de trop hautes altitudes pour être dirigées par une institutrice qui en hiver rencontre souvent des impossibilités de communication ou même des moyens d'alimentation. Que les autres écoles mixtes sont trop nombreuses pour qu'une institutrice souvent jeune et toujours d'un tempérament délicat puisse suffire à tant de fatigue. Qu'en outre, les écoles nombreuses exigent beaucoup plus de discipline qui s'obtient beaucoup plus facilement par l'autorité physique »140 . La commune voisine de Vallorcine emploie le même type de justification en « considérant que le pays [est] mauvais et plus supportable pour des instituteurs que des institutrices »141. Ces requêtes sont systématiquement acceptées et on remarque que la politique scolaire républicaine, souvent taxée d'ultra-centralisatrice, peut par certains aspects s'adapter aux situations locales comme dans le cas des classes mixtes. Dans un second temps, si la mixité scolaire est justifiée par les contraintes géographiques, elle ne signifie pas égalité de traitement entre les élèves filles et les élèves garçons. Il suffit pour s'en convaincre de regarder les rôles - eux-aussi justifiés par le milieu alpin - attribués aux instituteurs et institutrices : les secondes sont jugées trop fragiles pour supporter le climat montagnard et tenir les classes de hameaux. Il semble assuré que ce qui s'applique aux enseignants s'applique aussi aux élèves, la mixité est sûrement plus une cohabitation qu'une coopération : la loi prévoit une séparation des sexes par une cloison et la séparation dans les cours de récréation - en réalité peu applicable142. Dans la micro-sociabilité hivernale des hameaux, où un grand nombre de frères, soeurs ou cousins fréquentent la même classe, il est évident qu'une séparation stricte relève de l'impossible. Ce qui nous pousse à dire qu'encore une fois, les expériences scolaires des populations alpines diffèrent de celles du reste du pays.

En Valais, la mixité est plus difficilement voire pas du tout acceptée - surtout au début de notre période. Un article favorable à l'école mixte paru dans L'école Primaire en 1881 fait part des vifs débats autour de cette question. L'auteur remarque que pourtant, dans toutes les écoles

140 ADHS, 1 T 87, Délibération du conseil municipal de la commune de Saint-Gervais, 8 Mars 1908.

141 Ibidem, Commune de Vallorcine, 19 Janvier 1908.

142 Odile ROYNETTE, « La mixité... », op. cit.

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rurales du canton limitrophe de Genève la mixité est de mise et qu'elle répond à des contraintes locales autant qu'elle développe des vertus dans l'émulation des élèves143 . Dans le numéro suivant, le journal publie l'avis d'un lecteur qui s'applique à en réfuter tous les points. Dans tous les arguments déployés, les obstacles à la mixité scolaire sont de l'ordre de la morale chrétienne. Il semble impensable que les deux sexes puissent fréquenter les mêmes bancs pour le pouvoir valaisan - à gouvernement catholique conservateur durant toute la période et dont l'église a encore une forte influence sur l'instruction publique.

Pourtant, il existe des différences entre les prérogatives nationales et l'application concrète dans les milieux locaux. La mixité n'est pas une norme mais bien une nécessité ponctuelle, communes aux lieux isolés - rappelons qu'en France, la situation est similaire : il n'est pas question de généraliser l'enseignement mixte144 . Les rapports du département de l'instruction publique rapportent qu'en 1881, toutes les écoles de montagne de Martigny-Combe sont mixtes145. Pourtant dans les faits, si les deux sexes fréquentent bien la même école, ils ne la fréquentent pas toujours en même temps ! Le chanoine de Cocatrix note que jusqu'à l'instauration des soupes scolaires en 1904, les élèves des écoles de hameaux n'avaient souvent pendant l'hiver « qu'une seule classe par jour, les garçons le matin et les filles l'après-midi »146 du fait des difficultés de déplacements et de la distance des habitations vis-à-vis de l'école. Si l'on ajoute ce paramètre à la durée annuelle des écoles de montagne, on conclut que les heures de classe effectives des enfants valaisans sont très faibles et que la mixité, à l'inverse du cas français est parcellaire. Autre différence, ces écoles peuvent aussi bien être tenues par des instituteurs que des institutrices au niveau de la loi, mais c'est pourtant systématiquement des institutrices qui y enseignent. Les conditions de vie difficiles liées au climat et à l'altitude ne sont jamais évoquées pour justifier la présence d'un instituteur plutôt que son homologue féminin contrairement aux écoles haut-savoyardes, situées à quelques kilomètres seulement.

On voit donc que les écoles mixtes, si elles constituent une nécessité pratique en milieu alpin ne sont pas instituées de la même manière, ni justifiées par les mêmes arguments rhétoriques qui se basent pourtant sur les contraintes géographiques: preuve que les représentations que l'on se fait du milieu d'une part et du genre d'autre part et enfin de la

143 C.W, « Les écoles mixtes », L'école Primaire, n°4, Avril 1881, p. 33-34, p. 34.

144 Ces questions ont d'ailleurs connu de vifs débats en 1905, voir Frédéric MOLE, « 1905 : la « coéducation des sexes » en débats », Clio. Histoire femmes et sociétés, n° 18, 2003, [En ligne] http:// journals.openedition.org/clio/610 ; DOI : 10.4000/clio.610.

145 AEV, 1 DIP 29, Rapport du département de l'Instruction Publique, 1881.

146 AEV, 1 DIP 102bis, Cahier sur les examens de recrue par le chanoine Cocatrix, 1906, p. 15.

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frontière, ne sont pas totalement superposables, même si toujours utilisées pour légitimer des pratique scolaires différenciées des autres milieux : La frontière politique constitue ici un facteur important dans la perception des Alpes.

La mixité scolaire, même incomplète, crée des expériences scolaires spécifiques qui creusent une brèche dans la distinction des sexes en vigueur dans les deux nations. Néanmoins, les élèves filles et garçons continuent théoriquement d'être séparés aux moments des enseignements de couture et de certains exercices de gymnastique - si tant est que ces enseignements peuvent bien avoir lieu.

C] La gymnastique, une oubliée de l'école montagnarde ?

La gymnastique scolaire revêt une importance croissante dans les programmes scolaires des deux pays, d'ailleurs souvent liée à la préparation des enfants-citoyens pour leur future conscription147, se parant d'un caractère moral d'apprentissage de l'obéissance, de l'ordre et du patriotisme. En France, la loi du 27 janvier 1880 rend cet enseignement obligatoire, complétée par la loi de 1890 qui prévoit au moins deux heures d'éducation physique journalières pour les enfants de moins de 10 ans et au moins trois-quarts d'heure pour les autres. En Suisse, c'est avec la loi fédérale du 16 Avril 1883 que la gymnastique devient obligatoire148. Toutefois, il est difficile de savoir si ces exercices étaient réellement pratiqués dans ces deux territoires, quelques indices laissent à penser que leur application est limitée.

Nous avons déjà évoqué la modestie des bâtiments scolaires des hameaux de montagne et ils le sont autant par leur architecture que dans leur dotation en matériel. En 1906, le ministère de l'instruction publique informe le préfet de Haute-Savoie qu'une concession de matériel a été faite à l'école de Montquart afin de pourvoir au matériel de gymnastique prévu dans la loi de 1891 - une paire d'échelles jumelles, une paire de cordes lisses, une corde lisse à lutter de dix mètres - mais depuis 15 ans, ces équipements manquaient, rendant impossible la pratique de la gymnastique avec agrès149 . Plus généralement, les demandes de matériel scolaire - qui ne

147 Jean-François CHANET, « La férule et le galon. Réflexion sur l'autorité du premier degré en France de 1830 à la guerre de 1914-1918 », Le Mouvement Social, n° 224, 2008, p. 105-122.

148 Contrairement à ce qui a été récemment écrit par Véronique CZAKA, Histoire sociale et genrée de l'éducation physique en suisse romande (milieu XIXe-début du XXe siècle), Neufchâtel, PUS, 2021, p. 31-32.

149 ADHS, 2 O 2175, Lettre du ministre de l'Instruction publique au préfet de la Haute-Savoie, 10 Février 1906.

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relèvent pas seulement de la gymnastique - sont très nombreuses chaque année, et le préfet fait part de l'impossibilité de fournir toutes les écoles150. Les écoles de hameaux, aux marges du département, les plus inaccessibles et celles qui regroupent le moins d'élèves sont aussi les moins bien servies. Certes, l'absence ou le manque de matériel scolaire n'empêche pas les exercices physiques sans agrès, eux aussi aux programmes, mais limitent une dimension de la pratique sportive. Est-ce que d'ailleurs la gymnastique sans agrès peut être pratiquée dans ces lieux de montagne ? En tout cas, le canton du Valais l'encourage activement à partir de 1916 en proposant des cours aux instituteurs dont l'école ne dispose « ni appareils, ni salle », recommandant divers sports comme les « marches, courses, préliminaires, sauts, levers, lancers »151. Nous ne pouvons-nous empêcher de remarquer que ces activités sont des activités d'été, impraticables pendant 6 mois de l'année en montagne. En effet, le manque de cours empierrées ou de préau, interdit la pratique de la gymnastique en intérieur comme en extérieur pendant la saison hivernale. Reste la salle de classe ? L'exiguïté des lieux, composés d'une seule salle de dimension restreinte ne paraît pas propice à la pratique sportive, mais il est possible, au moins dans le cas français, que cette solution ait été privilégiée car les rapports - très consciencieux - des inspecteurs scolaires n'auraient pas manqué d'inscrire les manquements aux programmes, or, il n'en est rien. À l'inverse, il est attesté que dans la plupart des écoles de hameaux valaisannes, la gymnastique pourtant obligatoire n'est pas pratiquée. Pour exemple, dans les rapports d'inspections, à la rubrique « gymnastique » un sobre « oui » est systématiquement apposé à la question « n'y en a-t-il pas du tout ? »152.

Même si la pratique de la gymnastique est moins répandue dans le canton du Valais que dans la Haute-Savoie voisine, les écoles de hameaux, ne sont pas outillées - ni par le matériel, ni par le climat - pour appliquer à la lettre les prescriptions nationales.

D] De vieux élèves

Le nombre d'années de scolarisation des écoles françaises et suisses est à peu près équivalent : de 6 à 13 ans pour l'une et de 7 à 13 ans pour l'autre - scolarité sanctionnée par le brevet d'études primaires et l'examen d'émancipation. Cet âge révolu, les élèves peuvent

150 ADHS, 1 T 180, « Achats et concessions de livres, cartes et matériel scolaire, subventions. 1870-1890 ».

151 « La gymnastique sans engins », L'école primaire, n°10, Décembre 1917, p. 66-68, p. 67.

152 AEV, 1 DIP 30-98, « Rapport des inspecteurs scolaires (1854-1906) ».

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poursuivre leurs études dans les écoles primaires supérieures - dans de rares cas dans le secondaire - et les écoles professionnelles, ou bien directement entrer dans le monde du travail ; Système équivalent en Suisse et dans le Valais, bien que le canton souffre d'un manque de collèges et de cours professionnels. La poursuite d'étude est conditionnée aux possibilités qu'offre le lieu, les villes sont évidemment mieux pourvues en établissement primaires, secondaires et professionnels que les plaines qui sont souvent elles même mieux pourvues que les lieux isolés comme les communes de montagne. Si l'on rétrécit encore la focale, on peut dire une fois encore, que les hameaux de montagne sont moins bien pourvus que les bourgs/centre, car plus isolés, surtout pendant l'hiver. Chamonix compte deux cours supérieurs dans les écoles du bourg, permettant aux enfants de poursuivre leurs études au-delà de la seule école primaire, malheureusement, les enfants des hameaux doivent parcourir plusieurs kilomètres pour atteindre le bourg. Ces trajets deviennent impossibles à effectuer pendant la saison hivernale où l'épais manteau neigeux couvre tous les chemins et les nombreuses avalanches font redouter le pire aux habitants. Les populations, forcées au cloisonnement l'hiver, souffrent du manque d'activités, tant économiques que sociales.

Dans ce contexte, l'école offre un foyer accueillant pour les enfants. Véritable lieu de vie du hameau, les enfants se pressent sur les pupitres pour assister à l'enseignement du maître ou de la maîtresse. Bien souvent - et contrairement à la loi en vigueur - des enfants parfois trop jeunes, souvent trop vieux, intègrent momentanément le lieu scolaire pour pallier l'inactivité saisonnière. La situation n'est pas ici spécifique aux écoles de montagne. Roger Thabault faisait déjà la distinction entre les bourgs et les hameaux dans une commune de campagne - Mazières-en-Gatines - expliquant d'une part que les enfants des hameaux étaient rares à dépasser le certificat primaire153, et d'autre part que ceux assistant aux classes avaient déjà bien souvent dépassé l'âge scolaire154. L'auteur explique ce fait en avançant que le développement des bourgs à la Belle Époque - avec le développement du chemin de fer notamment - a creusé un écart sensible entre les centres de village et leurs périphéries, en renforçant une forme de ségrégation spatiale. Nous partageons le point de vue de Thabault, mais nous ajoutons que dans le cas des communes de montagne, la spécialisation des bourgs au détriment des hameaux est renforcée par les éléments propres au milieu qui viennent accentuer les frontières physiques - et non pas

153 Roger THABAULT, L'ascension d'un peuple. Mon village. Ses hommes, ses routes, son école, Paris, Presses de Science Po, 1982 [1938], p. 207.

154 Ibidem, p. 210.

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que sociales et culturelles - surtout pendant la période hivernale, accentuant le phénomène des élèves « hors d'âge » à l'école.

158.

D'ailleurs, les formes de justifications des acteurs lorsqu'ils adressent leur demande de dérogations à l'inspecteur d'académie, se rapportent toujours aux conditions climatiques du milieu. En 1881, une lettre collective de parents de 4 enfants - âgés de 14 à 17 ans - du hameau du Pratz (Chamonix) demandent « en raison de la distance du chef-lieu, des mauvais chemins qui, très souvent, vu la quantité de neige sont impraticables pendant la mauvaise saison » l'autorisation pour leurs enfants de fréquenter l'école primaire du hameau « quoique ayant dépassé l'âge réglementaire » 155 . Les autorités supérieures - inspecteur d'académie - et intermédiaires - inspecteur primaire - se montrent le plus souvent compréhensives face à ces demandes, mais la justification par les contraintes géographiques est nécessaire pour obtenir gain de cause. Pour exemple, l'instituteur des Grassonnets (Chamonix) adresse une lettre à l'inspecteur d'académie en 1886 pour témoigner son désir d'accueillir un élève de 14 ans au sein de sa classe. Seulement, pour appuyer sa demande, il précise les dimensions de la salle - 5 mètres sur 4 pour 1,95 mètre de hauteur - et le nombre d'élèves inscrits dans son école - 14 - choisissant ainsi une argumentation sur l'espace disponible pour accueillir cet enfant156 . La requête est refusée par l'inspecteur d'académie et le père de l'enfant envoie à son tour une lettre, indiquant « qu'il est impossible et [...] serait même imprudent, de la part d'un père de famille soucieux de la santé de ses enfants de les envoyer à l'école d'Argentières quand pour s'y rendre, il leur faut faire chaque jour deux kilomètres et demi pour l'aller et pareil pour le retour »157 ; il poursuit son argumentation en mettant en avant les difficultés liées au climat hivernal et aux contraintes géographiques. Ces deux exemples montrent bien d'un côté, que l'administration scolaire française peut s'adapter aux situations locales des acteurs à condition que ceux-ci intègrent la rhétorique de justification adaptée. Ce discours - dont nous ne mettons pas en cause la véracité - s'intègre à des stratégies, plus ou moins conscientes de la part des parents d'élèves s'ils veulent maximiser leurs chances dans l'acceptation de la dérogation d'âge

155 ADHS, 1 T 418, Lettre des habitants du hameau du Pratz à l'inspecteur d'académie, 16 Mars 1881.

156 ADHS, 1 T 418, Lettre de l'instituteur des Grassonnets, à l'inspecteur d'académie, 21 Novembre 1886.

157 ADHS, 1 T 418, Lettre de Monsieur Ducroz à l'inspecteur primaire de Bonneville, 5 Décembre 1886.

158 Arlette FARGE fait une analyse similaire sur les discours rhétoriques stéréotypés que les personnes appelées à comparaître au commissariat de police mettent en place au XVIIIe siècle pour s'assurer les meilleures chances de non-inculpation. Voir La vie fragile : violence, pouvoirs et solidarités à Paris au XVIIIe, Paris, Hachette, 1986.

Les écoles valaisannes connaissent également la présence d'enfants hors-âge réglementaire. Dans la plupart des cas, on en compte deux ou trois par classe, mais parfois leur nombre est plus important. C'est le cas à l'école du hameau de Jears (Martigny-Combes) ou, pour un total de 24 élèves (10 garçons et 14 filles), 5 sont dans leurs quatorzième année, 2 dans leur quinzième et 4 ont plus de 15 ans : presque la moitié de l'effectif total a dépassé l'âge scolaire159. Cette particularité s'étend sur toute la période, et en Valais, nul besoin de la justifier auprès des autorités. Les arrangements semblent se faire directement entre les parents d'élèves et les enseignants car ni les inspecteurs, ni les autorités centrales ne s'en préoccupent. Il n'existe pas non plus de formulaire de dérogation et le fait semble accepté comme pratique habituelle dans le canton.

Il n'en reste pas moins que dans ces deux territoires, la présence de ces « vieux » élèves n'est pas anodine. Que cela pallie le manque de formation professionnelle ou d'écoles de niveau supérieur à proximité, nous l'avons déjà dit. Leur présence répond aussi à une envie d'instruction et peut-être une manière de conjurer l'ennuie due au chômage climatique et à la claustration hivernale. Le système scolaire français, bien que très normé, accepte les aménagements locaux des écoles alpines, et cela, même si elle garde un contrôle fort sur toutes les décisions. Le système scolaire valaisan, plus en retrait du processus décisionnel, laisse place aux arrangements locaux. Dans les deux cas, les contraintes liées au milieu et la manière de se les représenter - au niveau des pouvoirs centraux ou des acteurs locaux - influent sur les pratiques scolaires des habitants des montagnes. Nous avons constaté que les représentations et les pratiques, même si parfois communes, différent sur bien des points. Là est toute la question de la frontière politique qui désunit ces deux territoires alpins et joue sur les trajectoires de vie des acteurs.

159 AEV, 1 DIP 58, Rapport d'inspection de l'école du hameau de Jears (Martigny-Combes), 28 Avril 1891.

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DEUXIÈME PARTIE. Jeux de frontières et

trajectoires de vies.

Nous l'aurons compris, l'école alpine est plurielle, le même environnement géographique n'entraîne pas une similarité parfaite des expériences scolaires françaises et suisses. Nous avons montré le rôle important que jouait la frontière politique qui sépare les deux territoires, autant dans l'aménagement des lieux scolaires que dans la manière de les pratiquer, tout en reconnaissant des spécificités d'organisations liées à l'environnement alpin. Paul Guichonnet et Claude Raffestin écrivaient très justement que « la juxtaposition de systèmes différents, le long d'une ligne, même imaginaire mais que l'on fait respecter avec beaucoup de rigueur, détermine des décalages qui se lisent dans le paysage »160 rappelant que « la frontière, loin d'être un simple phénomène géographique, est un phénomène social au sens le plus large »161. À l'inverse de Daniel Nordman qui confesse ne pas trop aimer les usages pluriels du concept frontière162, nous prolongeons dans cette partie, la réflexion sur la frontière alpine prise dans ses dimensions multiples - culturelles et sociales - sans évidemment en oublier les dimensions politiques et spatiales ainsi que leurs effets sur les circulations des personnes et des savoirs entre la Haute-Savoie et le Valais.

Les écoles des Alpes sont physiquement isolées par rapport au reste des lieux scolaires de leur nation respective, mais elles sont également isolées de leurs voisins les plus proches géographiquement : il existe peu de contact entre les deux territoires. Pourtant, les frontières sont dans le même temps extensibles. Nous avons évoqué leur repli hivernal à l'heure des premières chutes de neige, confinant les habitants à une micro-sociabilité « hors du monde ». Les beaux jours revenus, elles s'étirent à l'extrême et certains lieux vont attirer des foules de visiteurs étrangers qui, en modifiant les manières de vivre de ses habitants, vont également façonner l'école. Nous verrons d'ailleurs que l'activité touristique s'accorde très bien avec certains discours portés par les institutions scolaires de « La Belle Époque ». Les enseignants participent à produire une image spécifique des Alpes, mais la place accordée à l'environnement local n'est pas la même dans les discours et dans les enseignements français et suisses,

160 Paul GUICHONNET, Claude RAFFESTIN, Géographie des frontières, Paris, PUF, 1974, p. 7.

161 Ibidem, p. 221.

162 Daniel NORDMAN affirmait sa volonté de s'en tenir aux frontières politiques, et sa réticente sur le flou instauré par l'usage plurielle de la notion, voir Frontières de France. De l'espace au territoires, XVIe-XIXe siècle, Paris, Gallimard, 1998, p. 9-19.

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entraînant un processus de valorisation/dévaluation des Alpes et de ses habitants qui varie selon les contextes. En dernier lieu, ni la position géographique, ni l'activité touristique ne sont sans conséquences sur les trajectoires de vie des acteurs historiques. Maîtres et maîtresses, élèves et parents, expérimentent l'école en milieu de montagne, véhiculant pratiques et représentations, conditionnant les possibilités d'avenir. Le fait de grandir et d'être socialisé dans certaines nations, dans certains milieux et dans certains lieux crée des expériences singulières, façonnent des identités particulières, souvent vectrices « d'inégalités spatiales »163.

163 Voir Isabelle BACKOUCHE, Fabrice RIPOLL, Sylvie TISSOT et Vincent VESCHAMBRE (dir), Dimension spatiale des inégalités, Presses universitaires de Rennes, 2011.

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CHAPITRE 4. Pour vivre heureux, vivons cachés

A] Haute-Savoie, Valais : contigus et pourtant fermés

Un premier constat s'impose : dans les deux territoires de notre étude, les politiques scolaires sont strictement délimitées par la frontière politique. D'ailleurs, au-delà du seul domaine de l'éducation, peu de routes relient la Haute-Savoie et le Valais. La plus praticable est celle qui longe le lac Léman, traversant le village binational de Saint-Gingolph, là où l'altitude est la plus réduite (389 mètres) et les obstacles moins rebutants. Toutefois, dans les communes de montagne qui nous intéressent, rien de tel. Une route-frontière existe et relie la vallée de Chamonix à la vallée du Rhône en passant par le col de la Forclaz. Pourtant, si ce passage est connu depuis longtemps, il ne devient carrossable qu'en 1875, reliant ainsi les communes de Vallorcine à Martigny - la route désenclavant la vallée de Chamonix du reste du département avait elle-même été construite en 1870. Auparavant, seuls les chemins muletiers permettaient les circulations entre les parties montagneuses des territoires : indice du faible intérêt commercial et début d'explication de la quasi-absence d'échange de populations. Quelles sont les raisons de cette opacité des frontières ? On pourrait être tenté de la justifier par les reliefs qui enserrent ces territoires dans d'étroites vallées, où les communications se font par des chemins sinueux, bordés de ravins profonds, parfois dangereux et surtout impraticables en hiver. Toutefois, en plus de présenter un tableau trop naturaliste de la réalité, cette hypothèse a été mise en cause par les travaux de Peter Sahlins, montrant que les espaces frontaliers des Pyrénées entre la France et l'Espagne ne produisaient pas de rupture des échanges entre populations ; celles-ci faisant parfois fi des frontières étatiques, pouvant les transgresser à l'occasion de la montée en alpage des troupeaux164 . Si l'hypothèse de la disjonction par l'environnement peut être écartée - ou du moins atténuée - il faut alors privilégier celle de l'absence d'intérêts commerciaux, ces territoires étant intégrés dans des espaces économiques très différents. Autre facteur, la stabilité des frontières, quasiment fixes depuis plusieurs siècles entre le Valais et le Duché de Savoie, devenu plus tard les départements français de la Savoie et de la Haute-Savoie. La frontière semble étanche et de toute évidence, les frontières

164 Peter SAHLINS, Frontières et identités nationales. La France et l'Espagne dans les Pyrénées depuis le XVIIe siècle, Paris, 1996 [1989].

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pédagogiques ne font pas exception. La proximité géographique des écoles de montagne françaises et valaisannes n'entraîne pas d'inter-relations particulières.

Car, en effet, dans les listes scolaires que nous avons pu consulter, il n'est apparu nulle part en Valais que des élèves français fréquentaient les écoles du canton suisse. En Haute-Savoie, il est parfois fait mention « d'élèves étrangers » sans pour autant spécifier leur nationalité. Il semble plus probable que ces élèves soient italiens en raison des fortes migrations en provenance de ce pays dans les Alpes françaises et suisses, ainsi que de la construction en cours d'un tunnel dans la commune de Chamonix- employant largement parmi la population ouvrière italienne. Les archives ne mentionnent qu'une unique fois la présence d'un élève originaire du Valais, « le jeune Sylvain Gay né à Trient (Suisse) » accusé de « manoeuvres impudiques sur sa personne (mast... » 165 pendant le cours d'histoire ainsi que d'avoir « lancé un jet d'urine sur un condisciple par-dessus la table »166 . Mais au-delà des transgressions sexuelles du jeune Sylvain Gay - qui lui vaudra 8 jours d'exclusion - l'archive ne donne aucune information sur le fait qu'il soit de nationalité suisse. Peut-être est-il simplement né là-bas en raison de la proximité - environ 25 kilomètres par la route - des deux communes. Toujours est-il que les frontières pédagogiques, en termes d'échange de populations scolaires, sont complètement étanches. Cela ne semble d'ailleurs pas étonnant car l'école réifie les frontières des États. Damiano Matasci écrivait récemment qu' « au XIXe siècle, l'école devient un moyen de « fixer » la nation : elle contribue à sa matérialité, à son invention, voire à sa pérennité. Elle constitue le berceau de la citoyenneté politique propre à chaque pays, ce qui accentue le caractère prétendument unique de chaque cas national »167. L'école est une oeuvre nationale, elle affiche ses fins civiques par l'apprentissage théorique du corps physique de la nation. Elle est le moyen par lequel les frontières s'inscrivent dans la chair et l'esprit des élèves-citoyens en légitimant la délimitation de l'espace national.

Pourtant, la frontière peut être traversée et elle l'est parfois. En 1904, c'est bien l'hôtel de l'Europe, à Chamonix, que choisissent les chefs de l'instruction publique romande pour leur réunion annuelle. Certes, l'accès n'y est pas rendu facile : le départ est fixé à 9 heures du matin de Vernayaz (proche de Martigny) et l'arrivée prévue seulement pour le souper168, et ce, malgré

165 ADHS, 1 T 418, Lettre de l'instituteur Perrin à l'inspecteur d'académie, 22 décembre 1902.

166 Ibidem.

167 Damiano MATASCI, L'école républicaine et l'étranger, Paris, ENS, 2015, p.8.

168 AEV, 2 DIP 21 n° 6, Lettre du chef du département de l'instruction publique du canton du Valais au chef de l'instruction publique du canton de Vaud, 22 Aott 1904.

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le fait que la route soit devenue carrossable. Si les affaires concernant l'instruction publique des cantons romands sont à l'ordre du jour, il n'est pas question d'effectuer, à Chamonix, des visites des écoles du bourg, ni même de convier leurs homologues français : les affaires pédagogiques sont des questions nationales. Pourtant, quelques années plus tôt, en 1886, est née l'idée lors d'une conférence similaire de « mettre à l'ordre du jour une convention internationale à passer avec la France, en vue d'assurer la fréquentation des écoles aux frontières des deux pays »169. Quelles étaient les modalités de la mise en place d'une telle mesure ? Comment assurer la fréquentation des écoles alpines françaises et suisses ? Nous ne le saurons jamais car l'intervention de Monsieur Gobat ne revêt pas plus de détails. Il affirme seulement avoir pris l'initiative d'envoyer une lettre auprès du ministre de l'Instruction publique français, René Goblet. Celui-ci a balayé la proposition en répondant que la fréquentation des écoles relevait d'une loi de police et non d'une loi de l'instruction en France et qu'en définitive, cela ne relevait pas de son autorité170. Le projet est vite avorté, mais en 1912, une autre conférence met à l'ordre du jour une proposition d'échanges de maîtresses et de candidats à l'enseignement entre la Suisse romande et la Prusse « et d'autres États, entre autres la France »171. Le 18 juin 1914, ce projet d'échange est relancé mais, mis à part le canton de Genève, les autres États de Suisse Romande se montrent frileux, concédant « qu'il serait plus facile d'envoyer des institutrices à l'étranger que de les recevoir »172. Le déclenchement de la guerre quelques semaines plus tard enterrera définitivement ces velléités internationales.

Malgré leur juxtaposition le long des crêtes alpines, la Haute-Savoie et le Valais sont donc hermétiques l'un à l'autre. Les échanges pédagogiques, mis-à-part quelques brèves tentatives, ne parviennent pas à franchir les Alpes. Nous verrons plus bas que si échanges il y a, ils s'effectuent « par le haut » par le biais d'emprunts ou de réappropriations des lois et pratiques scolaires entre États voisins, mais rarement « par le bas » à l'échelle des écoles de communes - du moins par le Valais. Nous l'avons évoqué, l'opacité des deux territoires s'explique en partie par l'intégration des territoires dans des tissus d'échanges économiques et culturels bien

169 AEV, 2 DIP 21 n°1, Intervention de Monsieur Gobat, chef du département de l'instruction publique de Berne lors de la conférence intercantonale romande, 28 Janvier 1886.

170 Ibidem.

171 AEV, 2 DIP 21 n° 54, Conférence intercantonale romande, 31 Mai 1912.

172 AEV, 2 DIP 21 n° 59, Conférence intercantonale romande, 18 Juin 1914.

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distincts. La Haute-Savoie ne regarde pas par-dessus les montagnes qui occultent sa vue, son attention est tout entière tournée vers son autre voisin suisse : Genève.

B] Genève, frontière poreuse

Les échanges culturels et commerciaux du département ne se font donc pas avec le Valais, mais avec le canton de Genève, dont la capitale du même nom forme un centre urbain et économique qui transgresse les frontières territoriales. Depuis le rattachement de la Savoie à la France en 1860, il existe une zone franche qui comprend le canton de Genève, une partie du pays de Gex et les trois-quarts nord de la Haute-Savoie. Justinien Raymond n'hésite pas à qualifier Genève de vraie « métropole du département »173 au détriment d'Annecy, et pour cause, le canton investit énormément sur le territoire, permettant ainsi le développement de l'industrie horlogère174 - principale activité industrielle avant le développement du décolletage et de la houille blanche. En plus du secteur horloger, Genève est le principal attributaire de crédits pour les paysans ou les petits industriels à la fin du XIXe siècle, remplacé par les caisses de crédit agricole seulement au début du XXe siècle175. L'interdépendance est grande entre les deux territoires, la Haute-Savoie, en contrepartie des investissements genevois, fournit la métropole en bois, en céréales, en lait et en bétail, car le canton, petite enclave au milieu du territoire français, ne dispose pas de surfaces agricoles suffisantes pour répondre aux besoins de la population176. Le commerce de la Haute-Savoie avec le reste de la France est quasiment nul177, l'absence de douane favorise les échanges dans la zone franche, et certaines denrées - sucre, café, miel, pétrole, tabac - sont 15 à 20 % moins chers que dans le reste du territoire. En 1909, le département de la Haute-Savoie importait pour 23,4 millions de francs et en exportait pour 25,4 millions178. Pour illustrer l'importance des liens commerciaux, François Condevaux,

173 Justinien RAYMOND, La Haute-Savoie sous la IIIe République : histoire économique, sociale et politique (18751940), Lille, Atelier National de Reproduction des Thèses, vol. I, 1983, p. 45-46.

174 Une école d'horlogerie est fondée en 1848 dans la ville de Cluses et Antoine PROST la place sur le même plan que les Écoles Nationales Professionnelles (ENP), voir Histoire de l'enseignement... op.cit, p. 310.

175 Ibidem, p. 240.

176 Paul GUICHONNET, Claude RAFFESTIN, Géographie des frontières, op.cit, p. 183.

177 Ibidem.

178 Sébastien CHATILLON, « Le régime des zones franches franco-suisses en 1914 : objet de tensions diplomatiques » dans Frédéric TURPIN (dir), Les Pays de Savoie entrent en Grande Guerre, Chambéry, Université Savoie Mont Blanc, 2014, p. 65-78, p. 76.

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instituteur ayant exercé de 1893 à 1923 dans la commune frontalière de Saint-Cergues, raconte qu'à sa fonction d'enseignant, s'ajoutait « un imposant secrétariat de mairie », car les transactions douanières s'effectuaient à la mairie179. La diaspora haut-savoyarde est nombreuse à Genève et même ceux qui n'y résident pas peuvent s'y employer, principalement dans les métiers du bâtiment, toujours à la recherche de bras solides et nombreux. Autre instituteur haut-savoyard, Léon Gavard, né en 1884 à Viuz-en-Sallaz, précise que son grand-père, maçon, allait travailler à Genève à la belle saison, parcourant chaque lundi 20 kilomètres à pied, pour ne revenir que le samedi soir par le même moyen180.

En plus de l'attractivité économique et commerciale de Genève s'ajoute une attractivité culturelle qui inclut les mondes scolaires. Damiano Matasci écrit que les missions pédagogiques - avec pour objectif d'étudier les systèmes scolaires étrangers - qui prennent leur plein essor en France avec la IIIe République, ont bien souvent pour destination la Suisse - troisième place - et principalement le canton de Genève181. La Suisse, et surtout les cantons romands protestants, jouissent alors d'un grand prestige, souvent considérés comme le pays le plus alphabétisé d'Europe182. Lorsqu'il faut choisir en 1886 ou en 1908 une destination pour les voyages d'étude des élèves-maîtres de l'école normale de Bonneville, c'est encore Genève qui est la destination privilégiée183.

Entre la Haute-Savoie et le canton de Genève, la frontière s'efface, l'espace de la région du Léman est pensé comme une continuité par les acteurs historiques. Le régime zonien crée un espace particulier, complètement intégré à la métropole genevoise, le franc suisse circule en Haute-Savoie, les liens économiques sont étroits, l'abondance et le bas coût de certains produits précieux et les faibles échanges avec le reste du territoire français produisent des expériences quotidiennes singulières pour les habitants du département. Paul Guichonnet en vient même à dire que la frontière entre Genève et la région environnante n'était que symbolique avant 1914184. En reprenant les termes de Ratzel, c'est une « frontière épaisse » qui ne délimite pas

179 MUNAE, « fond Ozouf », Questionnaire n° 9400868 6, François Condevaux.

180 MUNAE, « fond Ozouf », Questionnaire n° 9400868 13, Léon Gavard.

181 Damiano MATASCI, L'école républicaine... op.cit, p.45.

182 Ibidem, p. 48.

183 ADHS, 1 T 1235, Conseil d'administration de l'école normale de Bonneville, rapport sur la situation matérielle et morale, 4 Juillet 1889 et ADHS, 1 T 1236, Conseil d'administration de l'école normale de Bonneville, rapport sur la situation matérielle et morale, 20 Juin 1908.

184 Paul GUICHONNET, Claude RAFFESTIN, Géographie des frontières, op.cit, p. 184.

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strictement deux territoires mais crée une région culturelle frontalière185 . À l'inverse, la frontière qui délimite la Haute-Savoie et le Valais fait plus figure de ligne stricte, où les échanges sont, sinon inexistants, très limités. Il faut tout de même se garder d'insinuer que Hauts-Savoyards et Genevois partagent une identité commune. Dans un contexte d'affirmation des identités nationales - porté par l'école - les deux populations se savent appartenir à des nations différentes et aucune revendication n'existe pour donner une consistance identitaire à la région genevoise élargie. Bernard Debarbieux, étudiant le concept de territorialité dans cette région - mais dans sa contemporanéité - écrit d'ailleurs que « les répondants signalent toujours, à type de lieu équivalent, une plus grande familiarité avec les lieux situés du côté de leur frontière »186.

Peut-être semblons-nous loin de notre sujet de recherche. Toutefois, mettre en lumière ces liens étroits entre le département de la Haute-Savoie et le canton de Genève permet d'expliquer la faiblesse des échanges avec le Valais. Avec ce pas de côté, nous avons pu voir l'opacité réelle mais aussi l'opacité culturelle entre les deux territoires : le canton est absent des représentations que les hauts-savoyards se font de la Suisse, il fait figure de « voisin oublié ». L'inverse est également vrai et cette ignorance mutuelle impacte les frontières scolaires. Les visites, les voyages, les emprunts pédagogiques se font principalement avec le canton de Genève et non avec celui du Valais. Ce dernier, unanimement jugé « en retard » dans le mouvement d'amélioration scolaire européen, n'est jamais évoqué comme modèle de référence. Cette explication nous permet aussi d'écarter sûrement l'explication de la fragilité des échanges par la géographie. Certes, les difficultés liées au déplacement de montagne doivent jouer un rôle, l'horizon vers Genève étant d'ailleurs largement moins semé d'embûches. Pourtant, c'est bien à Genève - à un peu plus de 80 kilomètres par la route - que la commune de Chamonix décide, en 1912, de s'approvisionner en anthracite pour chauffer ses écoles, et non en Valais, pourtant bien pourvu sous ce point, et dont la ville de Martigny ne se situe qu'à une quarantaine de kilomètres187. C'est aussi avec Genève que le canton de Chamonix a souhaité son rattachement lors du référendum de 1860. Nous voyons ainsi que l'hyper-proximité géographique n'est pas toujours vectrice d'identité spatiale partagée.

185 Voir Federico FERRETTI, « À l'origine de l'idée de » frontières mobiles » : limites politiques et migrations dans les géographies de Friedrich Ratzel et d'Élisée Reclus », BRIT 2011 - Les frontières mobiles, Septembre 2011, France [en ligne] ffhal-00981037.

186 Bernard DEBARBIEUX, « Identités, frontières... », op.cit, p. 137.

187 ADHS, 1 T 418, Délibération du Conseil Municipal de Chamonix, 1912.

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Le canton du Valais est lui-même dans une position ambiguë au sein de la Confédération : canton catholique et bilingue pourtant compté parmi la Suisse Romande, souvent qualifié « d'en retard » dans la marche pour le progrès - surtout en termes d'éducation - comme isolé sur le plan politique et hostile à la coopération. Il faut toutefois nuancer : sur la période qui nous intéresse, le Valais met en place de vrais efforts sur le plan éducatif mais aussi dans sa politique de collaboration intercantonale.

C] Le Valais, aux prises entre isolement et collaboration

Le régime de Torrenté, à la tête du Valais de 1870 à 1905 est un gouvernement conservateur, issu de l'aristocratie catholique, dont la politique est qualifiée de « fédéralisme violent, exacerbé par la politique radicale centralisatrice Suisse » 188 . Le canton est économiquement plus fragile que le reste de la Suisse : l'agriculture prime sur le développement de l'industrie, les subventions publiques sont de plus en plus faibles189, le chemin de fer ne prend son essor que dans les débuts du XXe siècle. En bref, le Valais fait figure de canton isolé parmi la Suisse, l'émigration y est d'ailleurs moins importante que dans le reste du pays190. À partir de 1905, le nouveau gouvernement, toujours conservateur, n'est plus représenté par l'aristocratie. L'État s'engage dans des politiques plus interventionnistes, ce dont témoignent la loi scolaire de 1907 ou le timide développement de l'industrie et du tourisme à partir de 1910. Pourtant le canton freine toujours l'implantation d'usines sur son territoire, craignant que le développement d'une classe ouvrière importe les idées socialistes sur son sol191. Afin de pallier ce risque, se développent plusieurs associations social-chrétiennes comme « l'Union ouvrière des travailleurs catholiques du Valais » en 1905 ou la « Fédération ouvrière valaisanne » en 1909192. Cette hésitation entre un ordre social traditionnel à préserver et la volonté de s'intégrer

188 Elisabeth ROUX, « Le régime de Torrenté », dans Jean-Henri PAPILLOUD, Gérald ARLETTAZ, Michel REY, Elisabeth ROUX, Patrice FRASS, Georges ANDREY (dir), Histoire de la démocratie en Valais (1798-1914), Sion, Groupe Valaisan de Sciences Humaines, 1979, p. 217.

189 Ibidem, p. 223.

190 Gérald et Silvia ARLETTAZ, « Les étrangers et la nationalisation du Valais, 1845-1945 », dans Gérald ARLETTAZ, Jean-Henry PAPILLOUD, Myriam EVEQUOZ-DAYEN, Maria-Pia TSCHOPP, (dir), Le Valais et les étrangers, XIXe-XXe siècles, Sion, Groupe Valaisan de Sciences Humaines, 1992, p. 63-122, p. 68.

191 Elisabeth ROUX, « L'évolution politique au tournant du siècle », dans Jean-Henri PAPILLOUD, Gérald ARLETTAZ, Michel REY, Elisabeth ROUX, Patrice FRASS, Georges ANDREY (dir), Histoire de la démocratie en Valais (17981914), op.cit, p. 229-240, p. 236.

192 Ibidem.

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au développement économique de la Suisse se ressent particulièrement à l'aune de la Première Guerre mondiale. En 1915, L'École Primaire reproduit un article de la Gazette du Valais qui témoigne bien de la manière dont le canton se représente sa situation au sein de la Confédération. Il y est question du « calme [...] si bon, si doux, si agréable nous ne réalisons pas de grandes fortunes. Mais nous vivons tranquilles, contents de notre sort » avant d'enchaîner « si nous ne pouvons rester simple, si nous voulons augmenter tous les jours notre bien-être, il faut bien se résoudre à imiter ceux qu'on envie » 193. Le plus lu des quotidiens valaisans constate : « notre canton ne peut rester toujours isolé. Il y des courants auxquels on ne résiste pas » pour finalement trouver une position intermédiaire : « Il nous sera possible de le faire sans saccager les charmes de la patrie, en sauvant le point de vue esthétique, le point de vue national, le point de vue moral, le point de vue religieux, nos traditions et nos goûts »194. Le canton se sait isolé, il en tire une forme de fierté nationale, dont l'ouverture aux affres du monde moderne pourrait bouleverser les fondements. En effet, parmi les cantons romands centralisateurs, représentant « la Suisse protestante, industrielle et urbaine »195, le Valais fait figure d'étrangeté. Comme évoqué plus haut, le canton, à majorité francophone, est tout de même bilingue, il n'est ni protestant, ni industriel, mais catholique à dominante agricole. Toutefois, les nécessités du temps présent poussent le Valais à ouvrir lentement ses frontières aux investissements étrangers - mouvement qui cohabite avec une peur de la contamination du canton par « l'extérieur ».

Dans le domaine de l'éducation, le même schéma se déploie. D'une position particulièrement hostile à la coopération au sein de la Confédération, à la nécessité de s'aligner sur les autres cantons, le système éducatif valaisan ouvre petit à petit au reste de la Suisse, ses frontières jalousement gardées. Les raisons qui motivent ce processus sont d'abord extérieures au canton. En effet, dès 1875, la Confédération publie un classement par canton des résultats obtenus aux examens de recrues. Pensé comme un moyen d'émulsion, ce tableau est un bon indicateur pour mesurer les efforts placés dans l'instruction publique dans chaque État196. Le Valais finit systématiquement dernier dans les premières années de sa mise en place. Améliorer son classement semble une question d'honneur national et le canton s'enorgueillit de sa place

193 « Nécessité », extrait de la « Gazette du Valais », L'école primaire, n° 10, 15 Décembre 1915, p. 3-5 (frontispice).

194 Ibidem.

195 Rita HOFSTETTER, « La suisse et l'enseignement... », op.cit, p. 67.

196 Ibidem, p. 70.

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de 22e sur 25e en 1880, tout en concédant que des efforts restent à faire197. Les autorités scolaires vont mettre un point d'honneur à publier chaque année des résultats de plus en plus probants : en 1912, le Valais arrive 17e au classement et en moyenne 14e sur les 5 dernières années (19071912)198. Une autre initiative de la Confédération consiste en la mise en place de subventions allouées aux cantons à partir de 1901. Le Valais, d'abord réticent - car soupçonneux des motifs centralisateurs de la mesure - accepte finalement ces subventions, qui servent, comme nous l'avons vu, à améliorer le bâti scolaire, ainsi que la formation des instituteurs - la durée des écoles normales passe de 2 à 3 ans199. Les initiatives de la Confédération permettent au niveau fédéral, l'amélioration de l'instruction populaire sans toutefois entraver totalement l'autonomie dont disposent les cantons. Danièle Périsset-Bagnoud, une des seules chercheuses à avoir produit un travail universitaire sur l'éducation valaisanne, en brosse un portrait peut-être trop sévère, en concluant que sur la période, le Valais est resté largement hostile à toute collaboration200 . À l'inverse, nos propres recherches archivistiques montrent que le canton ouvre ses frontières, et particulièrement à la Suisse Romande.

Le canton accuse un « retard » sur ses voisins : dans les missions pédagogiques françaises en Suisse, il fait figure de mauvais élève et, à l'inverse de Genève, est plutôt un repoussoir qu'un modèle à suivre. S'il est également vrai qu'il constitue un État relativement marginal parmi les autres, une uniformisation croissante des pratiques pédagogiques se fait sentir sur la période. Tout d'abord par le biais des conférences intercantonales romandes, qui débutent à un rythme discontinu - la première a lieu de 1886 et la seconde seulement en 1889 - avant de devenir très régulières à partir de 1903 - jusqu'à une dizaine par an en 1904 et 1905201. Lors de la conférence du 27 Septembre 1904 est fait mention d'un projet d'accord entre les cantons romands concernant la transmission des livrets scolaires entre États « en vue de rendre plus rigoureux le contrôle de la fréquentation des écoles pour les élèves qui changent de domicile » 202 : ce qui sera appliqué quelques années plus tard. Les cantons collaborent également dans la confection des manuels scolaires. Certes, il s'agit le plus souvent de copier

197 AEV, 1 DIP 29, Rapport du département de l'instruction publique, 1880.

198 « L'examen pédagogique des recrues en Automne 1912 », L'école primaire, n°8, 15 Novembre 1913, p. 2 (frontispice).

199 Danièle PERISSET-BAGNOUD, Vocation : régent, institutrice...op.cit, p. 153.

200 Ibidem.

201 AEV, 2 DIP 21, Conférences intercantonales romandes, inventaire.

202 Ibidem, Séance n°12, 27 Septembre 1904.

- avec de légers changements - les manuels en vigueur dans les autres cantons. C'est le cas en 1911 lors d'une séance de la commission scolaire, Monsieur Pernollaz évoque les négociations avec Fribourg ayant trait à leur livre de lecture « qui serait bon si l'on pouvait éliminer les pages par trop fribourgeoises et les remplacer par des pages valaisannes » 203 . Souvent, ces arrangements sont acceptés. Il est vrai qu'il ne s'agit pas d'une réelle collaboration et que chaque canton souhaite garder sa spécificité, cela nécessite néanmoins une coopération minimum entre États, et surtout, l'acceptation d'une base de connaissances communes, valable et souhaitable pour l'ensemble de la Suisse Romande. De plus, les simples copies de manuels remaniées laissent place, petit à petit, à de vraies collaborations pédagogiques. En 1917, lors de la conférence intercantonale romande, l'ordre du jour se porte autour du nouveau manuel d'éducation civique commun à tous les cantons francophones. La rédaction et le choix des contenus ont été pensés en commun, tenant compte de la diversité des situations locales et essayant de présenter une synthèse satisfaisante pour chacun. C'est ainsi que Monsieur Burgener, chef du département de l'instruction publique valaisan indique que dans le canton, « on craignait tout d'abord un manuel à tendances trop neutres, a-confessionnelles » et constate « que les auteurs ont tenu compte des voeux et des aspirations du peuple Valaisan »204. Au fil des années, la collaboration entre les cantons - romands du moins - devient de plus en plus prononcée. Se dégage une vision de l'enseignement commune sur bien des points, motivée au niveau national par la Confédération et à un niveau intermédiaire par les conférences intercantonales, qui sort ainsi le Valais de son isolement relatif. Le canton est de mieux en mieux intégré à l'espace romand, créant ainsi de nouvelles frontières, notamment des frontières de l'enseignement.

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203 AEV, 3 DIP 188, Commission cantonale de l'enseignement primaire, 7 Février 1911.

204 AEV, 2 DIP 21, Conférences intercantonales romandes, séance n° 64, 10 Février 1917.

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CHAPITRE 5. Frontières de l'enseignement.

Après avoir pointé l'opacité réelle qui existe entre la Haute-Savoie et le Valais de « La Belle Époque », et montré que ces territoires étaient en réalité intégrés à des espaces bien différents, il s'agit maintenant de réfléchir aux frontières que l'école produit ou participe à diffuser. La frontière nationale, dont nous avons beaucoup parlé jusqu'ici, induit une fracture majeure dans les représentations que l'on se fait des Alpes dans les écoles françaises et suisses. Elle induit également un mode d'organisation et de culture scolaire bien distinct entre l'école républicaine laïque et l'école valaisanne sous tutelle de l'administration ecclésiale. Toutefois, la frontière nationale, que nous avons jusqu'ici présentée comme hermétiquement close, est parfois transgressée. Si aucun échange par en bas n'existe réellement, il ne faut pas oublier que les idées et les savoirs font fi des Alpes et se propagent partout en Europe et au-delà. Volatiles et inorganiques, les connaissances et les représentations scolaires d'une époque circulent au travers des conférences, des congrès, ou encore des journaux à vocations pédagogiques. Bien sûr, elles se propagent inégalement, car elles ne disposent pas des mêmes moyens de diffusion, ni de réception, ni d'ailleurs du même rayonnement et de la même attention selon les lieux. Il serait toutefois imprudent d'affirmer que les systèmes scolaires qui prennent place en France et en Suisse sont totalement étrangers l'un à l'autre. Au contraire, les emprunts, les imitations, les adaptations sont nombreux et ne se bornent pas aux limites territoriales étatiques. Plus encore, il est question de repérer des frontières internes au sein même des deux nations, les enseignements inculqués dans - et par - les écoles ne sont pas systématiquement homogènes à l'échelle du pays - même lorsque c'est l'objectif affiché - ils dépendent souvent des lieux.

A] La place des Alpes dans les romans nationaux français et suisses

Commençons par rappeler une évidence, la Suisse a une géographie majoritairement montagneuse alors que la France non. Nous ne sommes pas sans savoir que les figures paysagères sont au centre de la construction des mythes nationaux du XIXe siècle dans les pays

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européens205 . Les discours français et suisses ne s'appuient pas sur la même géographie nationale : le premier opte pour l'unité dans la diversité - alors même que l'État est très centralisé - quand le second place les Alpes comme dénominateur commun, ferment de l'identité helvétique - alors que l'État est plutôt décentralisé.

En France donc, les Alpes n'ont pas de statut spécifique. Contrairement aux autres nations européennes, le paysage français n'a pas de forme précise et ne se fixe qu'au XIXe siècle206, en privilégiant la diversité plutôt que l'unicité symbolique : Youenn Michel écrit d'ailleurs que la diversité des paysages français s'intègre dans « une mosaïque harmonieuse »207 au sein du discours scolaire républicain. Nous développerons plus loin le discours sur les « petites patries » qui sert de pierre d'angle à l'édifice scolaire français, retenons seulement pour le moment que si des ethnotypes spécifiques à chaque région s'inscrivent dans les manuels scolaires, ils ne peuvent avoir d'existence propre en dehors de la synthèse nationale. Ainsi, le paysan de montagne, décrit comme « lent, réfléchi, âpre au grain, procédurier et attaché aux vieux usages »208 ne représente pas plus qu'un autre la nation française. Les Alpes sont un espace aux marges de la nation, elles constituent une frontière « naturelle » - du moins pensée comme telle - avec ses voisins et non une composante majeure de l'identité hexagonale. D'ailleurs, les ethnotypes attribués aux montagnards dans les manuels français sont empruntés au modèle suisse209, François Walter parle « d'appropriation transculturelle » du paysage alpin qui ne se limite d'ailleurs pas au seul cas français210. Patrick Cabanel remarquait ainsi que « la France a les Alpes » mais qu'elle en a « longtemps abandonné admiration, représentation et parcours à des Suisses, des Britanniques, des Allemands »211. L'école française n'adopte pas de discours visant à donner un statut particulier aux élèves des Alpes, elle dispense son enseignement uniformément sur le territoire. La référence au milieu ou aux régions qui fleurissent dans la géographie vidalienne ne sont pensées que comme des miniatures de la nation.

205 Voir le très bon ouvrage de François WALTER, Les figures paysagères de la nation... op.cit.

206 Sur ce point, voir Françoise CACHIN, « Le paysage du peintre », dans Pierre NORA, (dir.), Les Lieux de Mémoire. t. II, La Nation, Paris, Gallimard, 1997, [1986] p. 435-485.

207 Michel YOUENN, « Des petites patries au « patrimoines culturels » ... », op.cit, p. 16.

208 Anne-Marie THIESSE, Ils apprenaient la France... op.cit, p. 38.

209 Idée portée par Bernard DEBARBIEUX et Gilles RUDAZ, Les faiseurs de montagne, op.cit, p. 42.

210 François WALTER, « La montagne alpine : un dispositif esthétique et idéologique à l'échelle de l'Europe », Revue d'histoire moderne et contemporaine, n° 52, 2005, p. 64-87, p. 76.

211 Patrick CABANEL (dir), « Paysages de la nation » dans Le tour de la nation par des enfants, Paris, Belin, 2007.

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À l'inverse, « pour la majorité des Suisses du XIXe siècle, le vrai Suisse ne peut être que montagnard »212. Les Alpes ne font pas ici figure de frontière, elles sont un espace de jonction plutôt que de disjonction, elles fonctionnent comme « une métaphore de l'association librement consentie des hommes autour de l'image fédératrice d'une architecture naturelle »213. Les Alpes sont perçues comme un terreau commun à tous les suisses, elles opèrent « comme image-symbole de l'hélvéticité »214. Pour exemple, Jules Métral, élève de l'instituteur Pitteloud évoqué plus haut, rédige en 1913 une dictée dans laquelle il copie : « La Suisse est un pays élevé, le plus haut de l'Europe : elle a de superbes montagnes, de vallées profondes »215. Le Valais a d'ailleurs une position particulière au sein du pays, c'est le canton le plus haut de Suisse, souvent considéré comme le plus authentique et le mieux préservé dans ses traditions et sa géographie naturelle216. Contrairement aux élèves hauts-savoyards, les élèves valaisans ne sont pas considérés de la même manière qu'ils vivent en montagne ou en plaine. Malgré les conditions d'enseignement défavorables du hameau, la vétusté des bâtiments scolaires, la durée plus réduite des écoles et le rude climat hivernal, les enfants des montagnes sont considérés comme moralement et physiquement supérieurs aux autres. Étrange paradoxe qui montre bien la force symbolique que revêt le référentiel alpin en Suisse et particulièrement en Valais. On assiste à deux naturalisations distinctes : d'un côté les Alpes comme frontière naturelle, de l'autre les Alpes comme identité particulière.

B] Une meilleure moralité, un meilleur niveau scolaire ?

En Valais, l'importance de la figure du montagnard donne lieu à des positionnements ambigus et difficilement conciliables. Si le chanoine de Cocatrix justifiait le faible niveau scolaire du canton par les difficultés topographiques inhérentes à la géographie alpine, expliquant par-là l'existence d'écoles nomades et la durée limitée de l'année scolaire dans les

212 François WALTER, Une histoire de la Suisse, Neufchâtel, PUS, 2016, p. 366.

213 Bernard DEBARBIEUX, « La (M)montagne comme figure de la frontière : réflexions à partir de quelques cas », Le Globe. Revue genevoise de géographie, n°137, 1997 p. 145-166, p. 151.

214 Marie Claude MORAND, « Notre beau Valais : le rôle de la production artistique « étrangère » dans la construction de l'identité culturelle valaisanne », dans Gérald ARLETTAZ, Jean-Henry PAPILLOUD, Myriam EVEQUOZ-DAYEN, Maria-Pia TSCHOPP, (dir), Le Valais et les étrangers, XIXe-XXe siècles, Sion, Groupe Valaisan de Sciences Humaines, 1992, p. 191-246, p. 202.

215 AEV, Fonds Pitteloud Vincent, 24.3 Dictées, travaux d'élèves 1910-1924, Cahier d'exercice de Jules Métral.

216 Marie Claude MORAND, « Notre beau Valais... », op.cit, p. 198.

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écoles de montagne, il apparaît paradoxalement que ces enfants montagnards sont également considérés comme meilleurs que les autres. La réunion de la société d'éducation valaisanne qui se tient à Monthey le 28 Avril 1885 rend bien compte de cette tension. D'un côté Monsieur Chappaz, membre de la société, se désole du fait qu'en termes d'éducation « nous n'avançons pas et même nous reculons » 217 . Il cite plusieurs cantons qui ont « comme le Valais des montagnes, et qui sont cependant plus avancés que le nôtre » 218. En disant cela, Chappaz entend montrer que les écoles de montagne valaisanne ne sont pas « dans une position exceptionnelle comme nous l'avons prétendu »219 . Il refuse de faire une distinction entre l'éducation en montagne et celle des autres milieux géographiques. Monsieur Roten, chef du département de l'instruction publique lui répond : « le Valais est dans une position exceptionnelle, non-seulement à cause de ses montagnes, mais surtout à cause des conditions de certaines populations. J'estime que si le district de Conches figure constamment parmi les premiers pour les notes obtenues, cela est dû au fait que les habitants de ces villages se trouvent enfermés une bonne partie de l'année par les neiges et que les enfants disposent alors de tout le temps pour fréquenter les classes, tandis que dans une partie de la plaine on les emploie davantage aux travaux de la campagne »220. Roten affiche ici un avis contraire en reconnaissant au canton une position exceptionnelle qui est directement liée à sa situation géographique : les élèves de montagne, enfermés par les neiges pendant une moitié de l'année, sont plus assidus dans leur fréquentation scolaire. L'article d'un instituteur valaisan en 1889 affirme que l'hiver venu « c'est le moment de faire des progrès, car le vent, la neige et le froid, semblent s'être coalisés pour obliger les gens à rester enfermés dans leurs demeures [...] les élèves ont moins de sujets de distraction qui les empêchent de travailler »221. Roten et l'instituteur en question, prennent le contre-pied des affirmations de Cocatrix qui, au contraire, voyait dans l'école de montagne, une limitation aux progrès scolaires.

Pourtant, les arguments du chef de l'instruction publique sont critiquables. En comparant les rapports d'inspection de l'année 1890-1891, il apparaît que le nombre d'absences est variable et ne dépend pas de la situation de montagne ou de plaine. À Martigny-Bâtiaz, commune de plaine, l'école des filles comptabilisait 185 absences sur l'année (pour 33 élèves)

217 « Réunion à Monthey de la société valaisanne d'éducation », L'école primaire, n° supplément, 30 Mai 1885, p. 204.

218 Ibidem.

219 Ibid.

220 Ibid, p. 205.

221 « Mémorial d'instituteur », L'école Primaire, n°8, Mars 1889, p. 127.

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et celle des garçons 105 (pour 32 élèves). En regardant les écoles de hameau de la commune de Martigny-Combes, on trouve des chiffres étonnants : l'école de Broccard ne comptait que 5 absences sur l'année (pour 15 élèves) alors que celle voisine de Jears, 257 (pour 24 élèves)222. Rien ne semble a priori justifier une telle différence, les inspecteurs se montrent très souvent sceptiques sur les chiffres avancés par les instituteurs des écoles de hameaux : à la question « les absences ont-elles étés exactement notées et la liste régulièrement remise à l'autorité compétente ? », les inspecteurs inscrivent souvent « ? » ou « non », beaucoup plus rarement « oui ». Difficile donc de mesurer l'assiduité accrue des élèves de montagne par rapport aux autres. Il est clair que l'isolement hivernal a pour conséquence une meilleure fréquentation l'hiver, mais n'en est-il pas pareil des écoles de plaine dont les populations agricoles sont également réduites à l'inactivité hivernale ? Et quand bien même un nombre d'absence plus important serait noté pour les écoles des plaines en raison des travaux agricoles, il ne faut pas oublier que ces écoles durent environ sept à huit mois, alors que celles de hameaux six mois : si les élèves de montagne ont les mêmes travaux (agricoles ou pastoraux) à remplir que ceux de la plaine, ils sont déjà libérés de la contrainte scolaire et leurs absences ne sont pas reportées - l'école se termine en avril. En bref, deux discours s'opposent en comparant les contraintes/avantages pour l'éducation des communes de montagne alors même que, nous l'avons montré, les conditions d'enseignement sont largement plus précaires. À ces arguments, se surajoutent un ou plusieurs discours qui font intervenir des arguments moraux, essentialisant la figure du montagnard, naturalisant les Alpes.

« Sacraliser la figure du paysan »223 , porter une attention accrue aux mondes ruraux, s'inquiéter du déracinement des populations et s'effrayer de l'exode rural sont des caractéristiques communes à toutes nations les européennes de la « Belle Époque »224. En France, l'opposition rural/citadin cristallise les tensions, donnant souvent de plus grandes qualités morales au premier qu'au second : l'école républicaine se pense rurale et met largement en avant les mondes paysans225. En Valais, un discours équivalent se met en place, à cela près

222 AEV, 1 DIP 58, Rapport des inspecteurs scolaires, commune de Martigny-Combes, et Martigny-Batiaz 18901891.

223 Voir Anne-Marie THIESSE, « L'invention du régionalisme à la Belle Époque », Le Mouvement Social, n°160, 1992/3, p. 11-32.

224 Voir Anne-Marie THIESSE, La fabrique des identités nationales, Paris, Seuil, 1999.

225 Sur cette question voir Jean-François CHANET, « faire aimer le sol natal », chapitre 8, dans L'école républicaine...op.cit, p. 284-337, Anne-Marie THIESSE, « La France est variée dans l'unité », chapitre 1, dans Ils apprenaient... op.cit, p. 3-14.

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que le discours est double et souvent assez trouble : il tente de séparer la figure du montagnard de l'habitant de plaine, mais lorsqu'il s'agit de s'opposer à la ville, plaine et montagne sont conciliées sous le même dénominatif de « campagne » ou « rural ». En 1881, lorsque paraît l'article déjà cité en faveur des écoles mixtes, l'argument est le suivant « risquera-t-on davantage dans nos montagnes où l'air est plus vif et plus favorable sous le rapport de la moralité, et où n'existe pas à un si haut degré ce cosmopolitisme qui n'est nulle part une garantie en faveur des bonnes moeurs ? »226.

Ce terme de la moralité des habitants de montagne que l'on attribue entre autres à la pureté de l'air n'est pas nouveau227, il fleurit depuis le XVIIIe siècle sous la plume des naturalistes : Buffon - repris plus tard par Reclus - écrit que les habitants de montagnes sont plus agiles, plus beaux, plus intelligents et en meilleur santé que ceux des plaines228. Mondher Kilani ajoute que cette distinction est très répandue « le montagnard, de par son « style de vie», apparaît comme quelqu'un d'attachant et de haute moralité - ses moeurs sont «hospitalières», il est «désintéressé», «confiant», «généreux» -, alors que l'homme des plaines est comparé à quelqu'un de «rude», d'«austère», d'«indolent», d'«intéressé» et particulièrement frappé par le «crétinisme» et le «goitre» » 229 . Un écrivain valaisan publie en 1917 un article dans le supplément de L'école primaire, indiquant que les « filles de la montagne, solidement charpentées et musclées, donnent un type à part, qui établit entre elles et les filles de la plaine une différence qui n 'est pas toute à l'avantage de celles-ci. Leur teint basané proclame l'excellence de la vie au grand air et leurs yeux ingénus, la douceur du spectacle qui les frappe chaque jour. Le hâle de leur front est une auréole de vertu que je souhaiterais à beaucoup d'autres, c'est le sceau du travail quotidien, sur les pentes vertigineuses, sous un ciel bleu, ruisselant de soleil. »230 . Ainsi donc, l'habitant de montagne est perçu comme supérieur au niveau de la moralité à celui des plaines, mais celui-ci, à son tour, est d'une meilleure moralité que le citadin : comme dit plus haut, montagne et plaine font front commun.

226 C.W, « Les écoles mixtes », op. cit, 1881, p. 34.

227 Bernard DEBARBIEUX et Gilles RUDAZ, parlent de la vicissitude des plaines opposée à la pureté de la montagne, Les faiseurs de montagne, op.cit, p. 88.

228 François WALTER, Les figures paysagères de la nation... op.cit, p. 238.

229 Mondher KILANI « Les images de la montagne au passé et au présent, l'exemple des Alpes valaisannes », dans Archives suisses des traditions populaires, vol.1, Société suisse des traditions populaires, Bâle, 1988, p. 27-55, p. 33.

230 SOLANDIEU « A travers les Mayens (croquis valaisan) », L'école primaire, n°9, 1917, supplément, p. 191-192, p. 191.

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L'école primaire valaisanne est accusée de tourner « trop de regards vers la ville, où déjà se porte avec excès la population des campagnes » étant entendu qu'il « n'y a pas de comparaison à établir entre le délassement intellectuel, la dilatation morale et physique que procure le travail en plein air dans les allées et planches d'un jardin, et celle qui résulte d'un travail mécanique dans quelque coin d'un bâtiment »231. Les articles qui vantent la supériorité de l'enfant de la campagne sont légion. Ainsi, la culture livresque de la ville, certes plus savante, ne peut rivaliser avec l'observation directe des « Alpes fleuries, la première page, la plus belle, du livre de la nature, dans lequel on ne se lasse jamais de lire. »232. L'ouvrier est considéré moralement inférieur au paysan, nous en avons un exemple dans un sujet de composition française, publié en 1913, proposant aux élèves de traiter du sujet de la pauvreté. Celui-ci affirme qu'il n'est pas difficile de devenir pauvre « quand l'ouvrier se rend irrégulièrement à son travail parce qu'il est paresseux » ou lorsque « le cultivateur n'a pas le courage de faire sa moisson en temps utile »233 . Le vocabulaire employé révèle l'image que donne l'école des usines et des champs, des campagnes et des villes : l'ouvrier qui ne travaille pas est paresseux, le paysan n'a simplement pas eu le courage d'achever son ouvrage. Une série d'autres articles du journal célèbre les bienfaits de la campagne sur les vices de la ville, tous les citer serait trop long et inutile. Retenons tout de même que ce traitement différencié - non pas seulement dans le fonctionnement de l'école valaisanne mais aussi dans la perception de ses acteurs - diffuse, en partie par l'école, des frontières morales et sociales internes au canton, distinguant la montagne, la plaine et la ville à l'avantage de la première. Cela n'est pas sans rapport avec le fait que la montagne figure au centre de l'identité helvétique et également que le canton du Valais, farouchement conservateur, s'oppose souvent à l'industrialisation. Un autre facteur, brièvement évoqué qui corrobore les deux premiers est la place prégnante de l'Église dans l'enseignement valaisan.

C] L'église, pierre d'angle de l'enseignement valaisan

Ainsi donc, la frontière étatique qui sépare la Haute-Savoie du Valais exerce une influence sur la manière de se représenter les habitants des montagnes. Marie-Claire Robic écrit qu'au fil

231 « L'agriculture à l'école », L'école Primaire, n°8, Mars 1889, p. 119.

232 « Nature et éducation », L'école primaire, n°1, 1910, supplément, p. 3-4, p. 3.

233 « Composition française », L'école primaire, n°8, 1913, p. 110.

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des siècles, les montagnes « ont suscité des valorisations diverses, souvent même contradictoires » 234 . En termes de valorisations des montagnards, l'Église catholique valaisanne jouit d'un grand pouvoir ; selon Danièle Périsset-Bagnoud, les fins que propose l'enseignement du canton sont les suivantes : « Il n'est explicitement pas question de pousser le peuple hors de sa voie naturelle, la culture de la maigre campagne à flanc de coteaux et de montagnes. Une éducation utile lui est dispensée pour lui faire accepter, sans soupir ni revendication, cette vie assignée par la Providence. L'obéissance, la pauvreté et l'injustice sociale de naissance, sont acceptées comme un don de Dieu. Le respect craintif de la hiérarchie que comporte l'éducation catholique romaine abonde dans le sens de la politique cantonale mise en oeuvre par les gouvernements du Valais » 235 . De l'autre côté des Alpes, l'école républicaine française est épurée de toute référence religieuse. Chamonix ne compte aucune école privée et à Vallorcine, commune frontière, le vote à gauche est systématique : preuve à nouveau de l'importance de la frontière étatique qui sépare les deux territoires, celle-ci influant sur les expériences scolaires des acteurs de l'école. À l'inverse, si l'éducation valaisanne est publique et organisée par l'État, l'Église y tient un grand rôle : L'école primaire assigne dès 1881 comme fonction à l'instruction populaire de « contribuer à former de bons citoyens et surtout de bons chrétiens et des catholiques sans peur et sans reproche »236. En 1916, dans le contexte de guerre en Europe, la complémentarité entre la patrie et l'Église est réaffirmée : « Pour le chrétien, le patriotisme n'est pas seulement un sentiment, mais un devoir de conscience, un commandement de Dieu qui oblige l'homme à remplir, dans toutes les circonstances, ses devoirs de citoyens »237. Les agents de l'Église ne peuvent enseigner - mis-à-part les cours de religion, obligatoires dans le canton - ils sont néanmoins présents dans la plupart des institutions scolaires. La majorité des inspecteurs primaires sont des clercs : pour exemple, l'abbé Constantin d'Ayent, inspecteur du district de Sierre, démissionne de son poste, à sa place sera nommé l'abbé Adrien Bagnoud pour de longues années238. Les commissions scolaires communales sont systématiquement dirigées par le curé du village : c'est un organe puissant car une majorité des décisions concernant l'instruction publique sont prises au niveau local. Pour l'illustrer, il est utile de revenir à une lettre déjà mentionnée, où l'inspecteur primaire

234 Marie-Claire ROBIC (dir), Du milieu à l'environnement..., op.cit, p. 239.

235 Danièle PERISSET-BAGNOUD, Vocation : régent, institutrice, op.cit, p. 177.

236 « À nos lecteurs », L'école primaire, n°1, 1881, p. 2.

237 « À propos d'Instruction civique », L'école primaire, n° 10, Décembre 1916, p. 77.

238 AEV 1 DIP 29, Rapport du département de l'instruction publique, 1880, p. 30.

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écrit à l'instituteur Pitteloud pour le prévenir de sa visite prochaine. Dans cette lettre, l'inspecteur lui demande « d'avoir l'obligeance d'en informer M.M les membres de la commission scolaire » notant cependant que « Mr. le curé en est averti »239. Le curé est donc informé de la visite de l'inspecteur avant les autres membres de la commission et avant l'instituteur lui-même ! Les enseignants étaient d'ailleurs présentés en 1910 comme « les auxiliaires des autorités ecclésiastiques et civiles dans la formation de l'homme, du chrétien et du citoyen »240 . Les exemples de la collaboration des deux institutions sont nombreux : la Société valaisanne d'éducation - organe qui édite le journal L'école Primaire - est dirigée par le chanoine Delaloye, les écoles normales d'instituteurs sont tenues par les Frères de Marie - pour les instituteurs - et par les Soeurs Ursulines - pour les institutrices - sous contrat avec l'État, sans que celui-ci trouve à redire.

En bref, pouvoirs publics et pouvoirs ecclésiastiques coopèrent au sein de l'institution scolaire valaisanne. La situation est donc symétriquement à l'inverse de la France, où - du point de vue républicain - l'Église est tenue pour l'agent de la tradition dont l'école doit s'émanciper si l'instruction populaire veut progresser. En Valais - et non en Suisse en général - c'est au contraire l'Église qui est au centre du processus d'amélioration scolaire. Les analyses de Maurice Agulhon, faisant, en France, la disjonction entre deux sacralisations de la nation, celle de l'Église et celle de la République241, celle de l'école privée et celle de l'école publique, l'une réactionnaire et l'autre progressiste n'ont pas d'équivalent outre-alpes. Le discours républicain s'est fondé sur un rejet de l'Église catholique, et il est vrai que les lois instaurant l'école du peuple ont été menées par la jeune République installée depuis 1870. La reconstruction de cette période a pu, à posteriori, laisser penser que les fins des deux écoles étaient strictement séparées. En réalité, Mona Ozouf et bien d'autres historiens après elle, ont insisté sur le fait que les différences n'étaient pas tant dans les programmes que dans la manière de raconter l'histoire242. Toutefois, contre le régime républicain qu'elle honnissait, l'Église a pu adopter une rhétorique

239 AEV, Fonds Pitteloud Vincent, 24.2 Correspondance instituteur, 1886-1913, lettre de l'inspecteur d'académie du 27 Mars 1888.

240 « La rentrée des classes », L'école primaire, n°10, Novembre 1910, p. 147.

241 Maurice AGULHON, Histoire Vagabonde. t.1, Ethnologie et politique dans la France contemporaine Paris, Gallimard, 1988, p. 615-639.

242 Mona OZOUF, L'École, l'Église et la République : 1870-1914, Paris, Le Seuil, 1982 [1963], p.7-8, et Christian AMALVI, De l'art et de la manière d'accommoder les héros de l'histoire de France, Paris, Albin Michel, 1988, Introduction, p. 15-50.

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anti-scolaire en critiquant l'obligation243 , ou en valorisant les patois contre l'imposition du français - voyant une acculturation dans le processus d'uniformisation linguistique244. Ainsi, en France, l'institution ecclésiale a pu se revendiquer gardienne des traditions, contre l'idéologie du progrès, supposée destructrice du monde social. Or, en Valais, l'Église se pose en agent du progrès scolaire, si bien que les discours de certains clercs se rapprochent de la rhétorique employée par l'école républicaine française. L'usage du patois à l'école y est souvent fustigé, étant considéré que cet archaïsme « est funeste aux progrès de l'école »245 - bien que soit reconnu l'obligation contrainte pour l'instituteur de l'employer les premiers jours d'école246. Le curé, l'abbé, à l'instar du hussard noir, s'investissent énormément pour assurer la fréquentation scolaire. L'abbé Jérémie Gabbin du village de Loèche écrit en 1913 à l'inspecteur primaire pour lui notifier que l'élève « François Gillioz est un gros paresseux qui n'a même pas oser se présenter à l'examen d'émancipation » insistant sur le fait qu'il « ne faut pas qu'il échappe à l'école primaire cette année 1913-1914 »247.

Cette politique scolaire de complémentarité entre l'État et l'Église fonctionne. Nous avons déjà évoqué les lois d'amélioration scolaire successives qui prennent place dans le canton, bien qu'accusant un certain retard sur les autres cantons suisses et sur les autres nations européennes. Il reste que la scolarité devient plus contraignante qu'en France : les élèves qui ne réussissent pas l'examen d'émancipation - équivalent du brevet élémentaire - peuvent passer jusqu'à deux ans supplémentaires sur les bancs de l'école. Dans le cas d'un succès, ils seront tout de même astreints à suivre une formation de 100 heures par an entre leurs 15 et 19 ans avec un stage scolaire de deux mois avant l'examen de recrues. Nous avons déjà mentionné l'avancée du canton au classement de cet examen, en 1909, le canton parvient à la sixième place au classement général suisse248, alors qu'il était dernier 30 années plus tôt.

243 Mona OZOUF, Ibidem, chap 2.

244 Voir par exemple Mona OZOUF, Composition française, Paris, Gallimard, 2009.

245 AEV, 1 DIP 102bis, Cahier sur les examens de recrue par le chanoine Cocatrix, 1906 op. cit, p. 16.

246 Jean-François CHANET fait une remarque similaire dans « Maîtres d'école et régionalisme en France sous la IIIe République », Ethnologie française, n°18, 1988, p. 244-256, à propos des instituteurs français, contre une historiographie qui accusait l'école de déraciner les élèves, voire de génocide culturel : voir Eugen WEBER, Peasants into frenchmen, the modernization of rural France, 1870-1914, Stanford University Press, 1976 et Suzanne CITRON, Le Mythe National, Paris, Éditions ouvrières, 1987.

247 AEV, 1 DIP 145bis, Lettre de l'abbé Jérémie Gabbin de Loèche à l'inspecteur primaire, 31 Octobre 1913.

248 « L'examen pédagogique des recrues en 1909 », L'école primaire, n°10, supplément spéciale, Novembre 1910, p. I.

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Cela permet de nuancer la thèse de Danièle Périsset-Bagnoud qui voit dans le rôle de l'Église dans l'enseignement valaisan, une perpétuation de la société traditionnelle, fermée sur elle-même, insistant sur le fait que l'école n'a aucun objectif d'émancipation249. Selon elle, les lois successives du département de l'instruction publique valaisan répondent aux invectives de la Confédération sans susciter pour autant une vraie ferveur scolaire, or, les progrès sont là ! Le canton améliore son classement année après année et, soutenu par l'Église, se préoccupe réellement de l'instruction populaire. Les résultats sont parlants, de plus qu'ils sont obtenus dans un concours organisé, non pas par le Valais, mais par la Confédération suisse, de tendance radicale et centralisatrice, supposément loin des intérêts du canton. Ne soyons pas injustes, la réflexion de Périsset-Bagnoud s'appuie sur des sources solides, mais pratiquement que sur des discours généraux provenant de l'administration scolaire, or, le fossé entre discours et actions peut être profond. Nous avons montré que, tout en se pensant isolé - et en l'étant d'ailleurs parfois - le Valais s'engageait néanmoins dans un processus de collaboration de plus en plus poussé avec les autres cantons romands - laïques et radicaux. Pour reprendre le fil de la comparaison Haute-Savoie/Valais, si les deux systèmes scolaires ne disposent pas des mêmes moyens matériels, financiers et idéologiques, ils tendent vers la même fin, à savoir le parachèvement de l'instruction populaire. L'Église constitue la pierre d'angle du progrès scolaire valaisan, et pourtant, les parallèles avec l'école républicaine française sont nombreux, preuve que, dans cette Europe des années 1880-1914, les objectifs pédagogiques et les savoirs scolaires circulent au-delà des seules frontières nationales.

D] Des échanges « par en haut »

Le canton du Valais est un territoire à majorité francophone, classé parmi les cantons romands250. Bien qu'il dénote sur plusieurs aspects de cette partie de la Suisse, le canton est tout de même intégré à des espaces francophones plus larges qui témoignent d'une porosité de ses frontières. L'inexistence d'échanges « par en bas » donne l'impression de cloisonnement des systèmes scolaires aux limites territoriales. Pour rendre compte des points communs, des

249 Danièle PERISSET-BAGNOUD, Vocation : régent, institutrice, op.cit, p. 157.

250 Nous ignorons ici la partie germanophone du canton, tout en reconnaissant que cela constitue un point aveugle du présent mémoire. Notre incompétence en langue allemande nous contraint à ce choix. Toutefois, le canton est largement intégré à l'espace romand francophone, et c'est la langue maternelle de 67,2 % des habitants en 1880 contre 32 % de germanophone : voir Léo MEYER, Les recensements de la population du Valais de 1798 à 1900, Berne, Staempfli, 1908, p. 95.

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inspirations mutuelles - mais aussi des limites à la diffusion des pratiques et savoirs - il est donc nécessaire d'adopter, comme le revendique Damiano Matasci, une perspective comparée des systèmes scolaires européens « par en haut »251. Ce dernier a bien montré que chaque pays, tout en taillant son école dans le tissu national, procède en réalité par échanges, imitations, et jeux d'influences voilés. En effet, la circulation des idées pédagogiques est forte au sein de l'Europe de « La Belle Époque ». Nous pouvons tout d'abord faire quelques constatations sommaires : les lois scolaires se suivent en France et en Suisse, en Haute-Savoie et en Valais. La gratuité et l'obligation helvétique, mises en place en 1874, précèdent de quelques années les lois Jules Ferry de 1881-1882, qui toutefois ajoutent la clause de laïcité, une première à l'échelle d'un État - mais déjà en oeuvre dans certains cantons romands252.

Concernant les écoles normales d'instituteurs et d'institutrices, le Valais semble se calquer petit à petit sur le modèle français : avant 1873, la formation des enseignants n'était que de deux mois, elle passe à deux années complètes puis à trois en 1904. Seront adjointes aux écoles normales, au début du XXe siècle, des écoles annexes pour parfaire la formation des élèves maîtres et maîtresses - comme ce qui existe déjà en France. Du côté des échanges pédagogiques, nous avons déjà évoqué l'ampleur des relations entre la France et certains cantons de Suisse romande253, surtout à partir des années 1870, moment où la IIIe République se pense distancée par ses voisins en termes d'instruction populaire254. La suisse « urbaine et industrielle »255 fait figure de modèle et les personnels de l'instruction publique sont missionnés pour observer et s'inspirer d'un pays considéré comme étant à la pointe de l'éducation en Europe. Toutefois, les cantons catholiques, surtout le Valais et son système scolaire jugé archaïque, gangrené par l'omniprésence ecclésiale, « sont particulièrement montrés du doigt »256 par les dirigeants de l'instruction publique française. Il n'en est jamais fait mention et, à notre connaissance, aucune mission d'observation n'y est jamais menée. A l'inverse,

251 Damiano MATASCI, L'école républicaine... op.cit, p. 8.

252 Ibidem, p. 98.

253 Sur les échanges pédagogiques mutuels entre la France et le Suisse Romande, voir Alexandre FONTAINE, Transferts culturels et déclinaisons de la pédagogie européenne : le cas franco-romand au travers de l'itinéraire d'Alexandre Daguet (1816-1894), sous la direction de Michel Espagne, Université Paris 8, Université de Fribourg, 2013. Notons toutefois qu'il n'est jamais fait mention du Valais.

187.

254 Ibid, p.

255 Dénominatif des cantons protestants romands.

256 Pierre CASPARD, « Les miroirs réfléchissent-ils ? Esquisse d'une étude comparée de la gratuité, l'obligation et de la laïcité scolaires en France et en Suisse », dans Rita HOFSTETTER, Charles MAGNIN, Lucien CRIBLEZ, Carlo JENZER (dir.), Une école pour la démocratie... op.cit, p. 343-358, p. 346.

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lorsque le canton suisse prend conscience de son retard dans la marche européenne pour l'éducation populaire, les cantons romands et la France apparaissent comme des modèles de référence. Nous avons déjà montré que le Valais sort de son isolement relatif pour entrer dans une collaboration de plus en plus étroite avec les cantons romands, allant même jusqu'à coopérer dans la rédaction des manuels scolaires et à homogénéiser certains enseignements - comme la gymnastique. Mais plus encore, le canton, par son intégration dans un espace francophone, est largement dominé par l'hégémonie culturelle française. En consultant la liste des livres obligatoires dans les écoles valaisannes, il apparaît que la plupart des références littéraires sont des oeuvres d'auteurs français : Bossuet, Hugo, Chateaubriand, La Fontaine, Voltaire ou encore Michelet s'y côtoient257. Nombre de ces lectures sont communes aux enfants valaisans et aux enfants savoyards, preuve qu'au-delà des différences, un certain référentiel culturel est partagé et étend les frontières. De même, quelques indices ténus indiquent que les journaux pédagogiques peuvent, eux-aussi, traverser les Alpes. Dans un bref article sur l'écriture cursive publié par L'école primaire en 1884, il est fait mention des régents qui seraient aussi abonnés au Journal des instituteurs258 . Quelques années plus tard, en 1888, c'est un instituteur français, Alfred Charron - exerçant dans le Loiret - qui écrit au journal pour publier un article où il est question de « bien enseigner » dans les écoles primaires - sans faire de distinctions entre celles françaises et celles suisses259 . Difficile de savoir si les journaux pédagogiques français et valaisans circulent beaucoup entre les deux pays, reste que l'existence de l'un et de l'autre est connue des instituteurs, sans quoi Monsieur Charron, n'aurait jamais pu soumettre son article. Plus significatif cette-fois, le nombre de reproductions d'articles français est très important. Ceux-ci sont empruntés au Journal des instituteurs ou encore au Manuel Général sur des sujets variés touchant à l'éducation : cela montre que les contenus pédagogiques français sont pour partie valables en Valais. Toutefois, les échanges sont inégaux, il est peu probable que des journaux français aient à leur tour reproduit des articles de L'école primaire, modeste journal à l'attention d'un petit territoire étranger, mal considéré outre-Alpes en sus.

Pour autant, livres et articles sont-ils utilisés de la même manière des deux côtés des Alpes ? Les mêmes chapitres sont-ils utilisés pour l'analyse en classe ? Tous les contenus pédagogiques français sont-ils diffusés en Valais ? Concernant les livres, questions difficiles à

257 AEV, 3 DIP 188, Commission cantonale de l'enseignement primaire, Novembre 1912.

258 « L'écriture cursive », L'école primaire, n°12, 25 Avril 1884, p. 185.

259 Alfred CHARRON, « L'enseignement à l'école primaire », L'école primaire, n°1, 15 Novembre 1888, p. 2-4.

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élucider. Néanmoins, en se basant sur les publications de L'école primaire, nous pouvons esquisser quelques pistes de réponses. Que ce soit à propos de « la lecture expliquée »260, de l'attitude des maîtres261 ou de « l'école et l'abandon des terres »262, les emprunts ne posent aucun problème : la valeur des conseils prodigués est la même. Néanmoins, on remarque que tous les articles sélectionnés sont parmi ceux qui ne font jamais la moindre référence - si discrète soit-elle - à la laïcité de l'école française. D'ailleurs, très peu de publications dénoncent « l'école sans dieu », comme si le fait de le reconnaître frapperait d'illégitimité l'importation d'une part importante de sa pédagogie. La discrétion est de mise : dans le même temps, le personnel enseignant est arrosé d'un flot d'articles vantant les bienfaits de l'éducation catholique chrétienne, qui s'articule finalement assez bien avec les articles français263 . Par analogie, il est probable que parmi les livres d'auteurs français utilisés en Valais, l'insistance porte plus sur les chapitres les plus ouvertement en phase avec une vision chrétienne du monde. La place de la religion catholique dans l'enseignement est sûrement le plus grand point de divergences idéologico-pédagogiques entre les enseignements français et valaisans. Si nous avons montré le rayonnement culturel du modèle français, son laïcisme est, soit tu, soit utilisé en repoussoir en Valais. Parmi le maigre fond personnel que Vincent Pitteloud a laissé aux Archives cantonales, nous trouvons une coupure du journal La Gazette du Valais fustigeant Ferdinand Buisson pour son école sans Dieu264 - ce dernier est pourtant loin d'être le plus anticlérical des républicains265 . Le fond conserve d'ailleurs quelques lettres que des élèves dévoués ont adressées à l'instituteur. Les références à la chrétienté y sont omniprésentes, comme dans cette lettre où David Pitteloud266 adresse ses meilleurs voeux à l'instituteur pour

260 « La lecture expliquée », L'école primaire, n°11-12, Juillet-Août 1896, p. 183-184 - reproduction d'un article du Journal des instituteurs.

261 « Nos maîtres », L'école primaire, n°1, 15 Janvier 1904, p. 183-184 - reproduction d'un article d'un instituteur français.

262 « L'école et l'abandon des terres », L'école primaire, n°10, 10 Novembre 1910, p. 5-6 - reproduction d'un article d'un instituteur français.

263 Pierre OGNIER fait le rapprochement entre la morale chrétienne et la morale républicaine. Il écrit que cette dernière étant d'inspiration religieuse selon lui. Voir Une école sans dieu ? L'invention d'une morale laïque sous la IIIe République 1880-1895, Toulouse, Le Mirail, 2008.

264 AEV, Fonds Vincent Pitteloud, 24.1, Articles de journaux concernant les instituteurs.

265 Voir Pierre CASPARD, « Un modèle pour Ferdinand Buisson ? La religion dans la formation des maîtres à Neufchâtel (XIXe siècle) » dans Jean-François CONDETTE (dir), Éducation, religion, laïcité XVIe-XXe siècles : continuités, tensions, et rupture dans la formation des élèves et des enseignants, Lille, Septentrion, 2010, p. 121-143.

266 Un parent de l'instituteur ? Peut-être, dans tous les cas, David écrit comme un élève à son maître. L'homonymie témoigne à nouveau de la micro-sociabilité familiale des hameaux de montagne.

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l'année 1897 : « permettez-moi donc de faire des voeux au ciel pour que Dieu protège encore vos jours si chers pour vos élèves » et plus loin « que votre vie soit comblée de bénédiction du Tout-Puissant et qu'après votre carrière de combat dans ce bas monde il vous reçoive dans les tabernacles éternels » 267 . Plusieurs autres lettres conservées révèlent la même sainteté d'expression, il est évident que la cassure est nette avec la Haute-Savoie française, territoire très favorable aux lois républicaines268.

Nous avons esquissé un tableau qui permet de relativiser l'image de deux territoires en vase clos. L'intérêt heuristique du changement d'échelle réside dans le fait de montrer que malgré leur imperméabilité apparente, Haute-Savoie et Valais, en étant intégrés dans des ensembles plus larges - notamment un référentiel de culture francophone - partagent indirectement un lot de représentations et de pratiques communes. Bien sûr, cela n'enlève rien aux différences marquées dans la sélection et l'utilisation des contenus pédagogiques, mais permet de rapprocher les deux systèmes scolaires dans une analyse cohérente, sans faire intervenir l'idée d'un déterminisme géographique. Même les aspects qui donnent une forte réalité à la frontière étatique peuvent être nuancés. Pour exemple, la congrégation des Frères de Marie, qui dirige l'école normale d'instituteurs et la plupart des collèges du canton, a en réalité son siège en France. Le personnel enseignant de l'école est en majorité français, il est soumis à sa hiérarchie ecclésiale de l'autre côté des Alpes, bien que les écoles soient en Valais269. L'enquête reste à mener, notons toutefois que la communauté chrétienne et son enseignement constituent une autre échelle d'analyse qui transgresse les frontières des États. L'école isolée nous le paraît déjà moins. Il faut maintenant achever la démonstration en analysant l'activité touristique, en plein développement sur la période, qui vient s'agréger autour de l'école et à nouveau modifier ses frontières.

267 AEV, Fonds Vincent Pitteloud, 24.2, Lettre de bonne année de David Pitteloud à Vincent Pitteloud, 1er Janvier 1897.

268 Maurice AGULHON, plaçait d'ailleurs la Haute-Savoie dans les « démocraties républicaines », voir « Attitudes politiques » dans George DUBUY (dir), Histoire de la France rurale. t.III, De 1789 à 1914, p. 477-478.

269 Danièle PERISSET-BAGNOUD, Vocation : régent, institutrice, op.cit, p. 166.

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CHAPITRE 6. Le tourisme, sauveur des petites

patries270 ?

« Les sources électriques faisaient sourdre à flot la lumière dans la grande salle à manger, celle-ci devenait comme un immense et merveilleux aquarium devant la paroi de verre duquel la population ouvrière de Balbec, les pêcheurs et aussi les petits bourgeois, invisibles dans l'ombre, s'écrasaient au vitrage pour apercevoir, lentement balancée dans les remous d'or, la vie luxueuse de ces gens, aussi extraordinaire pour les pauvres que celles de poissons et de mollusques étranges »271.

Marcel Proust exprime ici à merveille l'impossible rencontre, entre le narrateur de La recherche du temps perdu, bourgeois parisien en villégiature au Grand-Hôtel de Balbec, et la population locale, pêcheurs et ouvriers, qui, tout en déambulant dans les mêmes lieux, se heurtent à diverses frontières. Frontière sociale tout d'abord, mais aussi frontière physique, symbolisée par la paroi de verre de la salle à manger qui sépare deux catégories d'individus. Pour Placide Rambaud, « avec le tourisme, le village le plus isolé rencontre la société urbaine dans sa situation de loisir ; de ce contact, naît une culture singulière, qui n'est plus tout à fait ni rurale, ni urbaine, avec ses modes, son goût des sports, la découverte ou la maîtrise de la nature. »272. Pour le romancier comme pour le sociologue, deux cultures bien distinctes séparent le touriste et l'habitant local, pourtant, le second préfère parler d'hybridation plutôt que de séparation stricte. Toutefois, Aimée, le maître d'hôtel de La recherche, incarne bien cette existence plurielle : ni bourgeois ni pêcheur, ni ouvrier ; c'est un être multi-situé, côtoyant et servant les villégiateurs sans faire partie de leur monde, vivant une expérience moins éphémère du lieu.

Une des motivations principales dans le choix des destinations des voyageurs à partir de la seconde moitié du XIXe siècle est un certain goût pour la nature, pour le paysage. Lieux côtiers et lieux de montagne deviennent ainsi des images-symboles du phénomène touristique.

270 Titre inspiré du chapitre 6 de l'ouvrage d'Anne-Marie THIESSE, « Le tourisme sauveur de la France », Ils apprenaient...op.cit, p. 95.

271 Marcel PROUST, À l'ombre des jeunes filles en fleurs, Paris, Librairie Générale Française, 1992 [1918], p. 247.

272 Placide RAMBAUD, Sociétés rurales et urbanisation, Paris, Le Seuil, 1973 [1969], p. 32.

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Pour les habitants du lieu, les rapports à l'environnement local, à l'identité spatiale s'en trouvent affectés. Marie-Claire Robic identifie plusieurs types de relations sociétés/nature qu'elle liste comme suit : « nature-ressource, nature-contrainte, nature apprivoisée, nature sauvage ou nature domestiquée, nature inépuisable ou nature périssable »273. Bien que ces catégories feraient hérisser les cheveux à un anthropologue, elles ont une certaine efficience si l'on admet que le paysage du touriste devient le mode de spatialisation dominant, redéfinissant les manières de vivre. Dans le cas des communes alpines, la nature contrainte - faible rentabilité de la culture, isolement hivernal, aléas climatiques - devient parfois nature ressource - augmentation du prix des terrains, sociétés de guides, nouveaux emplois274 . La montagne est perçue, vécue et pratiquée autrement : elle passe de territoire isolé qui dépend économiquement des plaines à territoire attractif dont les bénéfices vont s'étendre jusque dans les vallées275 . Ainsi, les territorialités276 des habitants des Alpes se modifient, se reconfigurent, les manières de se représenter et de vivre dans son milieu également. Pour reprendre Augustin Berque, « en transformant son environnement, une société se transforme elle-même, et ce faisant crée un nouveau milieu, c'est-à-dire une nouvelle relation entre la société et l'environnement »277.

Quel rapport avec l'école ? Nous avons montré que le paysage prend une place de plus en plus importante dans le processus de parachèvement des identités nationales. Une certaine vision de la nature, des paysages, est enseignée dans les classes, que ce soit sur le modèle de la « mosaïque » en France ou sur la figure singulière de la montagne en Suisse. Entre la pédagogie des petites patries - ou plus largement, les enseignements liés au milieu local- et la nature du tourisme, on trouve de nombreux parallèles, notamment dans la dimension d'esthétisation romantique. De plus, l'école et les oeuvres para-scolaires sont souvent - plus en Haute-Savoie qu'en Valais - imprégnées par les activités et pratiques liées au tourisme, si bien qu'une réelle complémentarité se repère parfois. Enfin, les effets combinés de la scolarisation populaire et du tourisme grandissant modifient les trajectoires de vie des acteurs historiques, redéfinissent de nouvelles frontières sociales et spatiales...

273 Marie-Claire ROBIC (dir), Du milieu à l'environnement...op.cit, p. 239.

274 Idée similaire chez François WALTER, « La montagne suisse. Invention et usage d'une représentation paysagère (XVIIIe-XXe siècle) », Études rurales, n°121-124, 1991, p. 91-107, p. 93.

275 Ainsi, les villes de la Vallée de l'Arve comme Cluses et Sallanches vont profiter de l'attrait de Chamonix en devenant des points de relais pour les voyageurs avec tout le développement économique qui s'ensuit (construction d'hôtel, ouverture de commerces...). Voir Justinien RAYMOND, La Haute-Savoie sous la IIIe République... op.cit, p. 77.

276 Entendue, rappelons-le, comme la pratique de l'identité spatiale.

277 Augustin BERQUE, La mésologie...op. cit, p. 20.

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A] Les petites patries et le tourisme

Le discours scolaire français sur les petites patries a été très bien été analysé par les travaux maintenant classiques de Jean-François Chanet et d'Anne-Marie Thiesse278. Dans la doxa républicaine, l'apprentissage du milieu local préfigure celui de la nation, il répond autant à des raisons pratiques - partir du concret vers l'abstrait, endiguer l'exode rural en attachant les élèves à leur sol natal - qu'à des raisons idéologiques - l'amour de la petite patrie préfigure l'amour de la grande, la nation est riche de la diversité de ses terroirs279. En France, c'est donc dans l'amour du milieu local - à l'échelle départementale280- que la pédagogie républicaine va concentrer ses efforts. Cela commence dès la formation des aspirants à la carrière d'enseignant - surtout pour les hommes. En effet, les écoles normales, présentes dans chaque département, vont s'efforcer de familiariser les élèves-maîtres avec leur environnement. En 1890, le directeur de l'école normale de Bonneville recommande de « se servir dans l'enseignement autant de fois que possible d'exemples locaux » ce qui permet « d'augmenter l'intérêt et l'efficacité des leçons », d'autant plus qu'au niveau des « beautés naturelles [...] la Savoie est si riche »281. Arguments similaires quelques années plus tard, quand le nouveau directeur préconise la multiplication des pratiques sportives « pour faire découvrir aux élèves les coins pittoresques de leur pays qu'ils ignorent »282. Ainsi, de nombreuses promenades sont organisées tous les ans, parfois en marchant, parfois en courant, les élèves-maîtres pratiquent même « l'alpinisme bon marché »283 . Les lieux choisis pour les excursions sont ceux rendus célèbres par l'activité touristique. Comme l'énonce le directeur : « connaître Le Mont-Blanc, Chamonix, autrement que par les livres me paraît faire partie de l'éducation de l'instituteur de la Haute-Savoie »284.

278 Jean-François CHANET, L'école républicaine...op. cit et Anne-Marie THIESSE, Ils apprenaient la France... op.cit.

279 Sur ce point, la géographie régionaliste de Paul Vidal de la Blache ne semble pas sans importance. Voir Guillaume RIBEIRO « Question régionale, identité nationale et émergence du monde urbain-industriel. La modernité dans l'oeuvre de Paul Vidal de la Blache », Annales de géographie, n° 699, 2014/5, p. 1215-1238.

280 Voir Jean-François CHANET, « Le cadre départemental », dans L'école républicaine...op. cit, p. 39-68.

281 ADHS, 1 T 1235, Conseil d'administration de l'école normale de Bonneville, Rapport sur la situation matérielle et morale, 11 Juillet 1890.

282 ADHS, 1 T 1236, Conseil d'administration de l'école normale de Bonneville, Rapport sur la situation matérielle et morale, 26 Juin 1897.

283 ADHS, 1 T 1235, Conseil d'administration de l'école normale de Bonneville, Rapport sur la situation matérielle et morale, 4 Juillet 1889.

284 ADHS, 1 T 1236, Conseil d'administration de l'école normale de Bonneville, Rapport sur la situation matérielle et morale, 26 Juin 1897.

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Nous voyons par ces quelques exemples, que l'apprentissage du métier d'instituteur par l'excursion touche souvent au pittoresque, au folklore. La formation des élèves-maitres apprend à distinguer la nature d'une autre manière que celle de la plupart des habitants ruraux des montagnes, et pour preuve, en 1897, « Sur trente élèves, deux ou trois à peine, fils d'instituteurs [...] connaissent les régions de la Haute-Savoie qui attirent annuellement de si nombreux touristes »285. Seuls les fils d'instituteurs ont eu l'opportunité de découvrir ces lieux à travers les lunettes de l'apprenti naturaliste. La manière d'appréhender leur milieu naturel se rapproche largement plus de la bourgeoisie voyageuse qui sillonne ces lieux que des paysans et bergers286. Soyons pourtant justes, comme l'ont montré les travaux de Jacques et Mona Ozouf, les instituteurs sont bien souvent des habitants du « crû », beaucoup sont fils de cultivateurs287, c'est seulement lors de leur formation qu'ils apprennent à « voir autrement »288. Francine Muel-Dreyfus note que ces activités liées à l'observation « orientent les activités intellectuelles de l'instituteur vers la monographie locale, l'histoire régionale, le recueil des « coutumes » paysannes et inspirent ses goûts en matière littéraire et son attirance pour les collections (herbiers, fossiles, cartes postales) »289 . Elle poursuit en affirmant que ceux-ci sont des « consommateurs de paysage »290 et constituent « l'avant-garde du tourisme populaire »291 . Muel-Dreyfus va peut-être trop loin, l'argumentation qui sous-tend l'article repose en somme sur l'idée que l'instituteur est un agent de la ville qui impose des pratiques et des représentations urbaines aux habitants des campagnes292. Néanmoins, elle a le mérite de faire une corrélation féconde entre les pratiques des touristes et les pratiques des instituteurs, en liant leurs expériences dans la manière d'appréhender la nature, le paysage. La présence du milieu local dans la formation des maîtres se retrouve même au travers des sujets d'examens, piochés dans

285 Ibidem.

286 Nous ne disons pas ici que l'esthétique est inconnue des habitants locaux, seulement qu'elle sert de fondement à l'appréciation du paysage bourgeois. Voir Alain ROGER, Court traité du paysage, Paris, Gallimard, 1997.

287 Jacques et Mona OZOUF, La République... op.cit, p. 359.

288 Bernard DEBARBIEUX, Gilles RUDAZ, insistent sur le fait que la social est un fait construit, ils parlent de « l'invention des montagnes », Les faiseurs de montagne,op.cit, p. 8.

289 Francine MUEL-DREYFUS, « les instituteurs, les paysans et l'ordre républicain », Actes de la recherche en sciences sociales, n°17-18, 1977, p. 37-61, p. 46.

290 Ibidem, p. 47.

291 Ibid, p. 56.

292 Pourtant, Jacques OZOUF avait déjà montré par ses questionnaires et son premier livre - certes destiné au grand public plutôt qu'au milieu de la recherche - Nous les maîtres d'école, Paris, Julliard, 1967, que les instituteurs étaient souvent des enfants des régions où ils exerçaient - Muel-Dreyfus se sert pourtant de ces questionnaires comme sources.

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des sujets qui touchent au « pays »293. Tout les pousse « à porter sur les choses de la terre, un regard d'apprenti folkloriste épris de pittoresque », une « disposition de voyageur dont la curiosité est toujours en éveil »294. Les travaux d'histoire locale dont ils se font les principaux acteurs incorporent souvent un pittoresque stéréotypé295 - l'institution les encourage dans ce sens296. De nombreux autres exemples peuvent être cités, notamment la collaboration étroite des instituteurs aux sociétés savantes, souvent à l'occasion des concours locaux, ou encore les voyages organisés pendant les vacances par les écoles normales, qualifiées par Chanet de véritable « tourisme scolaire »297. Ainsi donc, l'apprentissage du métier d'instituteur comporte une dimension croissante d'esthétisation de la nature, du milieu naturel, qui se juxtapose très bien avec les pratiques touristiques, particulièrement dans ce territoire alpin. Il faut cependant noter qu'au-delà de la formation des maîtres, ces représentations se retrouvent logiquement dans l'enseignement primaire.

Anne-Marie Thiesse, en étudiant les manuels à usages locaux, a bien montré que l'enseignement républicain avait poussé les élèves à des formes d'écritures abondantes concernant les régions et la vie locale298 . Si elle insiste sur le caractère patriotique de l'enseignement local - avec pour objectif d'attacher les enfants à leur terre et de lutter contre l'exode rural - elle voit tout de même l'espoir de régénération des petites patries dans le développement du tourisme d'entre-deux-guerres. Pour la Haute-Savoie, région pionnière, c'est bien avant que la rhétorique de la sauvegarde des petites patries par l'activité touristique prend place. Un des seuls manuels d'histoire local d'avant-guerre destiné aux deux départements savoisiens en rend bien compte. Celui-ci reprend les ethnotypes classiques attribués aux montagnards « Vifs, lestes, dégagés [...] constitution robuste, florissante santé »299 en y ajoutant leur « esprit d'initiative », nécessaire pour assurer « le développement de leur pays par l'industrie hôtelière »300. Difficile de savoir si ce manuel a connu une large diffusion, notons tout de même qu'il a vocation à être enseigné en classe et qu'un des auteurs est instituteur : ce

293 Jean-François CHANET, L'école républicaine...op. cit, p. 121.

294 Ibidem, p. 199.

295 Ibid, p. 130. Du moins avant la Première Guerre mondiale, les travaux deviendront plus rigoureux par la suite.

296 En 1905 les écoles normales laissent du temps aux aspirant instituteurs lors de leur 3ème année pour rédiger des travaux d'histoire locale, en 1911, la société des études locales dans l'enseignement public est créé.

297 Ibid, p. 186.

298 Anne-Marie THIESSE, Ils apprenaient la France... op.cit, p. 118.

299 F. CHRISTIN, F. VERMALE, Abrégé...op.cit, p. 164.

300 Ibidem, p. 159.

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qui témoigne de l'intérêt du corps enseignant dans l'apprentissage du milieu local. Autre exemple, Monsieur Perrin, directeur des cours complémentaires à l'école du bourg de Chamonix - et enseignant « modèle »301 - est inspecté le 19 Juin 1908. Dans son rapport, l'inspecteur note le « soin donné à l'histoire de Savoie »302. Quelques années plus tard, en 1912, l'inspecteur relèvera que sa leçon d'histoire porte sur « les origines de Chamonix et son histoire jusqu'au 13e siècle »303. La formation intellectuelle des instituteurs rejaillit sur les élèves qui apprennent, sur les bancs de l'école, à porter un regard érudit et souvent poétique sur le monde qui les entoure. Pour exemple, en 1907 est organisée à Poisy, une « fête de l'arbre » par le Touring club et les écoles communales. Quand Monsieur Guignier, président de l'association des amis des arbres - et instituteur - prend la parole, il célèbre « la fin du temps où les agriculteurs avaient peur de l'avancée des forêts » et « constate que l'époque n'est pas éloignée où le cultivateur, relié à la terre par un lien un peu différent de l'intérêt matériel immédiat cessera de déserter cette terre, vers laquelle malgré tout, un ancien ministre de l'agriculture a prédit le retour du paysan, de l'homme du pays ! »304.

Cet événement est riche en indices sur l'enseignement du milieu local à l'école. Tout d'abord, la fête est organisée par le Touring club de France, association bourgeoise créée en 1890 sur le modèle anglais, afin de promouvoir le développement du tourisme - des livres étaient d'ailleurs offerts gratuitement à l'école normale d'instituteur. Leur engagement dans la vie locale et la protection de la nature, en collaboration avec l'enseignement primaire, montre la convergence des vues des deux institutions. Deuxièmement, il est fait mention de la peur des paysans de l'avancée des forêts : effectivement, les brouilles entre un monde paysan à qui l'on reproche de surexploiter la forêt, et les gardes forestiers oeuvrant à sa conservation ont été un grand sujet de tensions tout au long du XIXe siècle305. Les paysans, et surtout les montagnards - en raison du déboisement par l'activité pastorale - sont souvent qualifiés d'ignorants ne connaissant pas la valeur des forêts. Le fait que l'école primaire s'associe au Touring club, et indirectement aux gardes forestiers, appuie à nouveau le lien entre école/tourisme/pittoresque. Les sociétés alpines françaises sont donc bien préparées par l'école à la rencontre avec la

301 Il obtient deux médailles de bronze (1900-1904), deux médailles d'argent, (1900-1916), devient officier d'académie (1910) puis officier de l'instruction publique (1920).

302 ADHS, 1 T 793, Dossier individuel de l'instituteur François-Narcisse Perrin, rapport d'inspection du 19 Juin 1908.

303 Ibidem, 21 Décembre 1912.

304 ADHS, PA 68.3, 4599, Bulletin de l'instruction primaire du département de la Haute-Savoie, n°2, 1907, p. 95.

305 Bernard DEBARBIEUX, Gilles RUDAZ, Les faiseurs de montagne, op.cit, p. 108.

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bourgeoisie voyageuse. Sans dire que les deux visent les mêmes fins, ni même qu'il y a une conscience aiguë ou des stratégies de rapprochement, il faut néanmoins admettre qu'il existe un référentiel commun de représentations et de pratiques de la nature entre l'instituteur, le touriste et, dans certains cas, l'élève. Si la petite patrie n'est qu'une miniature de la grande dans l'idéologie républicaine, il semble qu'au sein des Alpes françaises, l'enseignement du milieu local intègre aussi l'international par le biais du tourisme : les frontières des communes de montagnes s'étirent à l'extrême pour laisser entrer en leur sein la fine fleur des sociétés européennes.

En Suisse, les choses sont différentes : la forme fédérale de l'État n'incite pas à trouver un ciment aussi fort que le discours sur les petites patries, entre les cantons et la Confédération. L'indépendance politique des cantons - partielle mais bien assise - rend infructueuse toute tentative de démontrer que le grand contient le petit, que la Confédération contient les cantons. Paradoxalement, c'est dans un pays ou l'échelle locale a le plus d'importance politique qu'elle est le moins enseignée. Dans le canton du Valais, peu de place est faite à l'histoire locale, il n'y en a d'ailleurs quasiment aucune trace avant le début du XXe siècle. Toutefois, en 1908, lors d'une commission cantonale de l'instruction primaire, est évoquée l'idée de rédiger un précis d'histoire du Valais à destination des écoles306. La proposition ne fait pas d'émules mais n'est pas rejetée non plus, pourtant rien ne se fait. Il en est encore question quelques mois plus tard, puis quasiment chaque année pour que, finalement, le précis d'histoire soit rédigé en 1920 - soit 12 ans après sa première évocation. Il y a donc peu d'empressement de la part du canton pour enseigner l'histoire valaisanne dans ses écoles. L'institution scolaire semble se désintéresser de la question. En France, l'école laïque et ses instituteurs ont peu à peu remplacé les curés dans leur rôle d'écriture de l'histoire locale307, vidant ainsi le panthéon local des vieux saints oubliés pour y mettre leur conception républicaine de l'histoire des régions. À l'inverse, en Valais ce n'est pas le cas : l'instituteur agit dans la dépendance du pouvoir ecclésiastique, le monde rural mis en avant est moins à chercher dans la beauté pittoresque de la nature que dans « les avantages du côté religieux et moral »308 des campagnes. Néanmoins, quelques traces indiquent qu'une rhétorique folkloriste se déploie également en Valais. En 1910, un article de L'école primaire recommande aux instituteurs de faire des excursions, d'organiser des

306 AEV, 1 DIP 188, Commission cantonale de l'enseignement primaire, 11 Février 1908.

307 Jacques et Mona OZOUF, La république...op.cit, p. 383-424.

308 « Restez à la campagne », L'école primaire, n°8, 15 Novembre 1915, p. 73-74.

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promenades, de s'adonner à leur passion en mentionnant l'étude de la géologie ou de la flore309. Un autre en 1915 mentionne les traditionnelles grandes promenades scolaires le dernier jour de l'année310 qui « développent l'amour de la nature » et « sont la meilleure leçon de choses » car « c'est en voyant d'autres tableaux, d'autres sites, d'autres aspects que se développe l'esprit d'observation, Si nécessaire pour mieux apprécier l'oeuvre du Créateur »311. L'article mentionne également la présence du touriste étranger :« Ne vous est-il jamais arrivé de rougir de honte quand, vous trouvant tout un groupe de valaisans, il n'en est pas un qui puisse renseigner un étranger qui passe et dont la légitime curiosité aimerait à connaître les noms des détails de notre spectacle journalier ? »312. On voit ici, à l'instar du cas français, la différence de culture dans l'appréciation du milieu local entre l'enfant du pays qui en a une vision pratique, quotidienne, et l'étranger érudit qui a une connaissance livresque et poétique. Enfin, dernier exemple, à nouveau dans l'école primaire est publié en 1917 un texte intitulé « aux promeneurs et aux touristes » mais qui s'adresse en réalité aux instituteurs et aux enfants organisateurs des « courses scolaires » 313. Il est question de conseils pour préserver la flore alpine, d'éviter toute pollution. C'est une des premières fois que les pratiques des promeneurs, des touristes et des acteurs de l'institution scolaire sont réunies dans la protection de la nature. N'oublions pas pourtant que les articles précédents sont publiés dans un journal à vocation pédagogique, qui vise un public enseignant : si l'école n'est pas toujours le sujet central, il n'en reste pas moins que ces sujets touchant aux excursions, promenades, paysages pittoresques sont perçus comme susceptibles d'intéresser les instituteurs et institutrices valaisans.

La culture du pittoresque, du folklore dans l'enseignement est tout de même moins développée en Valais qu'en Haute-Savoie. Les enseignants n'ont, dans leur formation, aucune excursion en montagne, aucune activité développant leur goût des beautés naturelles du pays. L'histoire locale est quasiment absente de l'enseignement, les manuels également. Les liens entre tourisme et école, même s'ils se développent à partir des années 1910 - bien que plus tardivement qu'en France - ne prennent jamais la même ampleur. Aucun rapprochement avec

309 E.A « L'art d'être heureux d'après mon vieux maître », L'école primaire, n°8, 20 Janvier 1910, p. 25-26.

310 Patrick CABANEL (dir) écrit que la découverte du pays par l'excursion est une tradition helvétique qui remonte au XVIIIe siècle, Le tour de la nation...op.cit, p. 602-606.

311 « A l'occasion des promenades scolaires », reproduction de « La Gazette du Valais », L'école primaire, n°5, 15 Mai 1915, p. 6-7 (frontispice).

312 Ibidem.

313 « Aux promeneurs et aux touristes », L'école primaire, n°7, supplément, 15 Septembre 1917, p. 126-127.

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le Touring club ou le Club alpin ; si le tourisme existe, l'école s'en désintéresse, les frontières scolaires sont plus marquées. A l'inverse, les pratiques touristiques investissent parfois l'école française, au-delà même des simples discours, c'est le cas des écoles des communes de montagne.

B] Un enseignement international

Comme énoncé dans le paragraphe précédent, l'école alpine française est largement plus imprégnée par le développement touristique que sa voisine valaisanne. Cette différence traduit deux manières distinctes de se représenter l'école, mais également de se représenter la montagne. Si le phénomène touristique existe pourtant dans l'ensemble des Alpes, c'est dans celles françaises que l'enseignement - scolaire et para-scolaire - est affecté dans ses pratiques. Le tourisme se développe surtout à partir de la seconde moitié du XIXe siècle. Certaines communes alpines vont s'en trouver bouleversées dans leur modèle économique, architectural et social, ce qui en définitive, va nécessairement modifier leur territorialité, leur rapport aux lieux, à la nature, au paysage.

Chamonix - qui deviendra Chamonix-Mont-Blanc en 1923 - s'institue fleuron français du tourisme alpin. La croissance du nombre de visiteurs est impressionnante : de 12 000 visiteurs annuels en 1864, la commune passe à 24 000 en 1892314 puis à 80 000 en 1913315. Pour Jean-Robert Pitte, la croissance exponentielle du phénomène touristique le fait changer de nature : s'il relevait auparavant de la consommation de paysage, il en devient modificateur316. En effet, les hôtels-palaces, accueillant des visiteurs issus de l'aristocratie et de la bourgeoisie se multiplient au cours de « La Belle Époque », modifiant profondément l'architecture du bourg. Des aménagements multiples voient le jour : la commune bénéficie d'une route carrossable en 1870 puis est reliée par une ligne de chemin de fer à la vallée de l'Arve dès 1901, plus tard, en 1908, c'est une ligne transfrontalière qui verra le jour.

En apposant des boîtes de collectes au sein des hôtels chamoniards, l'association du Sou des écoles profite de l'afflux touristique pour remplir ses caisses. En Juin 1884, le directeur de

314 Bernard DEBARBIEUX, Chamonix-Mont-Blanc...op.cit, p. 21.

315 F. CHRISTIN, F. VERMALE, Abrégé...op.cit, p. 159. Bernard DEBARBIEUX parle lui de 170 000 visiteurs annuels en 1907. Chamonix-Mont-Blanc...op.cit, « conclusion ».

316 Jean-Robert PITTE, Histoire du paysage français, Paris, Tallandier, 2020 [1983], p. 300.

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l'association envoie une lettre au maire pour obtenir une subvention en vue de la confection de nouvelles boîtes à placer dans les hôtels avant l'été317. Le conseil municipal accepte la requête et alloue 150 francs au Sou des écoles quelques semaines plus tard318. Les indices sont ténus, mais l'empressement du président de l'association à réclamer la subvention pour placer les boîtes avant l'été, et la relative promptitude avec laquelle la commune l'octroie, laissent penser que les recettes liées à l'activité touristique ne sont pas négligeables. Cet argent est important pour la vie scolaire locale, l'association du Sou des écoles permet entre autres d'organiser et de financer des excursions, de fournir le matériel manquant aux élèves.

Chamonix s'enrichit par le tourisme et compte désormais des écoles « riches »319. Cette situation entraîne de nombreuses inégalités avec d'autres écoles de montagne placées dans des lieux où le tourisme ne s'est pas implanté de manière aussi forte - ou pas implanté du tout320. Avec le tourisme, les frontières scolaires s'imbriquent et s'étirent : l'école locale dispense un enseignement national et dispose d'un financement international. L'école isolée en hiver que nous avons décrite dans la première partie de ce mémoire se trouve à l'inverse, au carrefour de l'Europe voyageuse durant la saison d'été. Vont s'agréger autour de l'école une multitude d'activités qui, tout en ne relevant pas stricto sensu de l'enseignement primaire, lui sont liées, par exemple en utilisant les locaux scolaires. C'est le cas des conférences de langues qui s'organisent petit à petit dans la commune, après les horaires de cours réglementaires durant la saison d'hiver. L'afflux d'étrangers principalement anglais et allemands apporte une variété linguistique inédite dans ces petites communes de montagne. La part de la population dont les activités sont liées au tourisme se doit d'en avoir une maîtrise élémentaire : c'est particulièrement le cas pour les guides de montagne. Ainsi, en 1889 François Cachat et Paul Payot souhaitent tous deux obtenir l'autorisation de dispenser des cours d'anglais dans l'école du hameau de Montquart : l'un dans l'école de filles et l'autre dans l'école de garçons. L'inspecteur primaire en rend compte dans une lettre à l'inspecteur d'académie le 20 Novembre - transmise au préfet le lendemain - « le cours serait suivi par un certain nombre de jeunes gens du hameau, qui se destinent à être guides pendant l'été », il ajoute qu'il « est incontestable

317 ADHS, 2 O 2175, Lettre du directeur de l'association du sou des écoles au maire de Chamonix, 5 Juin 1884.

318 ADHS, 2 O 2175, Délibération du conseil municipal, 3 Juillet 1884.

319 Le maire avait d'ailleurs rendu toutes les écoles gratuites dès 1874 et s'est empressé de lancer la construction de 8 maisons/écoles de hameaux simultanée dès 1881. La commune investit régulièrement dans de nouveaux poêles pour les écoles et se fournit une quantité généreuse de combustibles.

320 Sur l'attractivité renouvelée par le tourisme de petites bourgades, un parallèle est ici repérable avec la situation de Célestin Freinet lorsqu'il enseigne à Saint-Paul de Vence. Voir Emmanuel SAINT-FUSCIEN, Célestin Freinet. Un pédagogue en guerre, 1914-1945, Paris, Perrin, 2017.

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que des cours d'anglais seront très utiles aux jeunes gens dont il s'agit »321. Cette lettre nous apprend que l'enseignement de l'anglais pénètre jusqu'aux hameaux les plus reculés de Chamonix, et ne se limite pas au bourg où est concentrée l'activité touristique. Ces cours sont également très attractifs pour les jeunes gens des hameaux : Cachat et Payot se proposent tous deux d'en organiser. Finalement, le préfet, sur avis de l'inspecteur, conclut que la tenue d'un seul cours est suffisante pour un hameau de taille modeste. Priorité est donnée à François Payot le 21 Janvier. Il dispensera son enseignement d'anglais aux jeunes entre 15 et 18 ans jusqu'en 1892 - époque où il se fait engager en tant que valet de pied à Epernay. Concernant les autres hameaux, les archives sont muettes, mais il est fort probable que des cours similaires y prennent place. Ceux-ci s'installent systématiquement dans les locaux de l'école, ainsi détournés de leur usage habituel.

L'activité de guide qui justifie ces pratiques institue, pour les jeunes de la commune, une activité d'apprentissage post et para-scolaire qui prolonge l'enseignement primaire. Elle crée une situation paradoxale où, d'une position géographiquement isolée avec des perspectives de mobilité limitées, des adolescents des hameaux chamoniards ont accès à l'apprentissage d'une langue étrangère, normalement réservée à une petite élite d'accédants à l'école primaire supérieure. D'ailleurs, les cours d'anglais sont parfois financés directement par les touristes étrangers. C'est le cas en 1892, lorsque Monsieur Cairraz, habitant à Chamonix, souhaite organiser un cours d'anglais dans les écoles du bourg à destination des fils de guides322 : il signale au préfet son intention, tout en précisant que la société de guides a reçu une contribution élevée à 190 francs de la part de Monsieur Suarez - citoyen anglais - pour la tenue de ce cours323. Il n'est pas fait mention de l'appartenance ou non de ce dernier à un quelconque club oeuvrant pour le développement du tourisme. Reste que de telles initiatives sont souvent prises par des membres du Club alpin anglais, très influent dans les Alpes françaises324. Plus tardivement mais suivant le même procédé, s'organisent des cours de langue allemande. Le 31 Octobre 1908, l'inspecteur primaire informe l'inspecteur d'académie - à nouveau transmis au préfet par la suite - qu'un cours « public et gratuit » de langue allemande a débuté dans la commune depuis le 15 du mois. Il se déroule tous les soirs de 5 à 6 heures - sauf le jeudi et le dimanche - et est suivi par 30 personnes des deux sexes, alternant jeunes filles et jeunes garçons. L'inspecteur

321 ADHS, 1 T 418, Lettre n°6229 de l'inspecteur primaire à l'inspecteur d'académie, 20 Novembre 1889.

322 ADHS, 1 T 418, Lettre de l'inspecteur primaire à l'inspecteur d'académie, 22 Février 1892.

323 ADHS, 1 T 418, Lettre de Monsieur Cairraz au préfet, 16 Février 1892.

324 François WALTER, Les figures paysagères...op.cit, p. 270-274.

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explique qu'en raison du manque de locaux, le cours prend place dans le groupe scolaire du bourg, précisant qu'il n'y voit aucun inconvénient car il répond « à une nécessité locale »325. Ici encore, les jeunes gens qui habitent la commune peuvent profiter gratuitement d'enseignements auxquels ils n'auraient pu avoir accès sans l'activité touristique en développement. Bien que ceux-ci ne soient pas directement liés à l'instruction publique, les liens avec l'institution scolaire sont grands. Tout d'abord, notons que dans les deux exemples, c'est bien l'inspecteur primaire qui transmet la demande de la commune pour utiliser les locaux de l'école à l'inspecteur d'académie - puis ce dernier au préfet. Le premier donne son avis, approuve ou émet des réserves à l'égard des requêtes. Pour être validées, les demandes doivent avoir une valeur aux yeux des autorités supérieures de l'instruction publique, être conformes à l'idée qu'elles se font de l'éducation populaire, apporter une plus-value certaine. Ensuite, ces initiatives - certaines financées par la commune - touchent le monde scolaire par son public : les jeunes gens sont les mêmes qui ont été - ou qui vont encore en hiver - dans les écoles communales. D'ailleurs, dans sa lettre du 30 Octobre, l'inspecteur primaire signale que le directeur et la directrice des cours complémentaires suivent avec assiduité l'enseignement d'allemand, il signale aussi que Monsieur Schütt « serait honoré de recevoir [sa] visite » et envisage « d'assister prochainement à l'une de ses leçons » 326 . Il existe alors une vraie coopération entre les institutions scolaires classiques et les initiatives d'enseignements liées au tourisme, signe à nouveau de la capacité de l'autorité centrale à s'adapter aux réalités locales.

Les frontières qui ont trait à l'école alpine se trouvent une nouvelle fois bousculées. Territoires isolés ou territoires intégrés à une activité internationale, tout dépend de la saison. Le territoire aux marges de la nation tire une valeur renouvelée de sa situation géographique. Une nouvelle frontière prend forme ici, celle entre l'éducation primaire et les enseignements - principalement linguistiques - qui la complètent ou la poursuivent. La première intègre les communes de montagne à l'espace national, la seconde les élargit à un espace plus vaste. L'alliage des deux influe sur les possibilités d'emplois et nécessairement sur les trajectoires de vie des acteurs historiques, jouant sur leur identité spatiale, leur rapport au milieu de montagne.

325 ADHS, 1 T 418, Lettre de l'inspecteur primaire à l'inspecteur d'académie, 31 Octobre 1908.

326 Ibidem.

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C] Nouveaux horizons d'emplois, Guides ou hôteliers

Éloignons-nous un temps de l'école primaire afin de suivre les pérégrinations de la jeunesse hors des pupitres scolaires. Nous avons vu que les enfants des Alpes - au moins français - étaient préparés par un enseignement qui, tant par le discours que par les pratiques, tendait à très bien s'accorder avec l'activité touristique. Plus encore, certaines des missions - ou des objectifs - que se fixe l'école du peuple sont secondés par l'économie du voyage qui infuse les communes de montagne.

Tout d'abord, la menace de l'exode rural, la peur du dépeuplement des campagnes - présente tant en France qu'en Suisse - se traduit à nouveau dans l'enseignement primaire par la pédagogie des petites patries, la volonté d'attacher les enfants à leur sol natal. Anne-Marie Thiesse a raison de considérer que c'est le tourisme qui peut sauver les petites patries327, car, en effet, dans les lieux où l'attractivité locale croît, les enfants devenus adultes sont encouragés à rester. De fait, les communes qui connaissent une activité touristique perdent très peu de population, elles en gagnent même parfois. Maurice Agulhon, estime un seuil migratoire négatif d'environ 10 à 15 % pour le département de la Haute-Savoie328, ce qui place le territoire dans la fourchette relativement basse de l'exode rural sur la période 1881-1914. Bien sûr, les différences internes sont énormes : comme nous l'avons mentionné, le schéma traditionnel s'inverse et les territoires de montagne deviennent plus attractifs que les plaines. En 1913, la création d'une deuxième classe de garçons est décidée dans la commune de Saint-Gervais, car la population a augmenté de 309 personnes depuis 1906 - pour une population de 2084 personnes. L'inspecteur d'académie relaie les arguments du Conseil municipal en arguant que la population « ne fera que s'accroître d'année en année en raison du développement de la station thermale »329. Les espaces à forte activité touristique tendent donc à augmenter leur capacité d'accueil, tout est fait pour y attirer le plus de monde possible, pour accroître la renommée de ces lieux. Chamonix l'a bien compris, dès 1896, le conseil municipal décide de subventionner la Revue du Mont-Blanc - créée la même année et éditée à Thonon - de manière

327 Anne-Marie THIESSE, Ils apprenaient...op.cit, Chapitre 6 : « Le tourisme sauveur de la France », p. 95-102.

328 Maurice AGULHON, « La grande dépression de l'agriculture » dans George DUBUY (dir), Histoire de la France rurale...op.cit, p. 359-382, p. 371.

329 ADHS, 1 T 51, « Affaires générales par commune », Saint-Gervais, rapport de l'inspecteur d'académie au préfet concernant la création d'écoles, 1913.

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à donner plus de visibilité à la station330. L'année suivante, la commune voit les choses en grand, elle ne se limite plus aux revues d'intérêt local : Monsieur Marin, rédacteur de La vie mondaine de Nice331 propose, moyennant 300 francs, de faire paraître une annonce permanente dans son journal ainsi que de publier quelques articles sur la ville pendant l'hiver. Le conseil municipal accepte car « Chamonix malgré son renom ne doit rien négliger de son côté pour attirer l'attention des visiteurs étrangers »332 . Le Valais possède aussi son journal touristique Le journal des stations du Valais qui promeut les lieux de tourisme alpestre du canton, ceux-ci passant pour les plus beaux de Suisse.

Et justement, les visiteurs étrangers affluent, plusieurs dizaines de milliers à Chamonix dans ses « hôtels-palaces »333, mais également en Valais - de 58 137 lits d'hôtels disponibles en 1880 à 124 068 en 1905334. Le phénomène existe aussi dans les lieux où l'afflux est plus modeste : au Grand-Bornand, l'instituteur Cochet indique à propos des voyageurs que « c'est à grand' peine quelquefois que les 3 hôtels du village peuvent les contenir »335 . L'activité hôtelière prend son essor. Pour exemple, plus de 900 hôtels sont construits en 30 ans dans le canton suisse336. Bernard Debarbieux relativise néanmoins cette croissance brutale en estimant qu'en 1892, sur 728 actifs chamoniards, seuls 22 déclaraient travailler en hôtellerie et 21 dans le commerce et la banque337. Ne nous laissons pas tromper par ces chiffres : tout d'abord la forte expansion touristique n'a pas encore eu lieu338, de plus, l'activité hôtelière ne dure que trois mois par an, et les habitants ne la déclarent pas toujours comme leur profession principale339 . Il est évident que les jeunes gens qui résident dans ces lieux y trouvent une ressource d'emplois considérable. Les compétences acquises en langue pour les enfants français ayant suivi les cours/conférences et le modèle d'appréhension de la nature enseigné par l'école

330 ADHS, 2 O 2174, Délibération du conseil municipal de Chamonix, 17 Février 1896.

331 Qui deviendra plus tard « L'hiver au soleil ».

332 ADHS, 2 O 2174, Délibération du conseil municipal de Chamonix, 19 Août 1897.

333 F. CHRISTIN, F. VERMALE, Abrégé...op.cit, p. 159.

334 Adrien CLAVIEN, « Valais, identité nationale et « industrie des étrangers », 1900-1914 », dans Gérald ARLETTAZ, Jean-Henry PAPILLOUD, Myriam EVEQUOZ-DAYEN, Maria-Pia TSCHOPP, (dir), Le Valais et les étrangers...op.cit, p. 247-267, p. 255.

335 ADHS, 1 T 236, Monographie du Grand-Bornand rédigée par l'instituteur Cochet, 1888-1892, p. 3.

336 Adrien CLAVIEN, « Valais, identité nationale et « industrie des étrangers », 1900-1914 », dans Gérald ARLETTAZ, Jean-Henry PAPILLOUD, Myriam EVEQUOZ-DAYEN, Maria-Pia TSCHOPP, (dir), Le Valais et les étrangers...op.cit, p. 247-267, p. 255.

337 Bernard DEBARBIEUX, Chamonix-Mont-Blanc...op.cit, p. 53.

338 Rappelons ces chiffres : 24 000 visiteurs en 1892 et plus de 80 000 en 1913.

339 Bernard DEBARBIEUX donne la même explication pour les guides, Ibidem, p. 19.

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doivent être d'une grande ressource pour se faire employer. Au-delà des hôtels, notons qu'en 1901, c'est précisément parce que Mademoiselle Coutter maîtrise plusieurs langues qu'elle est employée au bureau de poste d'Argentières340 : compétence utile pour réceptionner lettres et télégraphes étrangers. Néanmoins, l'activité qui offre le plus d'emplois aux populations locales est celle de guide de montagne : la compagnie des guides de Chamonix compte entre 270 et 340 membres sur la période 1860-1890 341 - avant sa dissolution en 1892. Ici comme pour l'hôtellerie, l'estimation est difficile à faire puisqu'il s'agit d'un emploi saisonnier qui ne constitue pas toujours l'activité principale des chamoniards. Reste que le phénomène est important et comporte par ailleurs une forte dimension genrée. Pour en rendre compte, les observations de l'instituteur Louis Mauroz consignées en 1888 dans sa monographie dressent un tableau sans nuances : « ce sont les femmes qui travaillent la terre, les hommes eux, sont tous guides ou porteurs, conduisent les étrangers dans les montagnes ; c'est la principale ressource des habitants »342 . Si l'instituteur amplifie sûrement la réalité du phénomène, accompagner les voyageurs dans des excursions pittoresques constitue une part non négligeable de revenus pour les habitants locaux : il vaut mieux avoir suivi attentivement les cours d'anglais et d'allemand dispensés dans les écoles si l'on souhaite tirer son épingle du jeu.

Au sein même de la commune, les situations ne sont pourtant pas toutes égales. Une frontière interne sépare le bourg où est concentrée la grande part de l'activité touristique343 et les hameaux qui en sont presque dépourvus. Même si les conditions météorologiques sont plus clémentes qu'en hiver - permettant ainsi les circulations de populations - plusieurs kilomètres séparent ces lieux. L'inspecteur primaire note d'ailleurs dès 1898 que les hameaux ont tendance à se dépeupler au profit du chef -lieu344 . Indice ténu à prendre avec précaution, mais en observant les registres matricules des élèves de l'école du hameau de Montquart, on remarque que les premiers élèves qui font mention d'être fils ou filles de guides apparaissent en 1913, soit assez tardivement en comparaison de l'accroissement rapide de l'activité touristique345. Cette dernière aurait-elle vraiment réussi à endiguer l'exode rural ? L'ennemi à combattre est toujours désigné par le monde urbain, nous savons pourtant que la réalité de l'exode relève

340 ADHS, 2 O 2174, Personnel communal, Mademoiselle Coutter, 30 Juillet 1901.

341 Bernard DEBARBIEUX, Chamonix-Mont-Blanc...op.cit, p. 19.

342 ADHS, 1 T 236, Monographie de la commune de Chamonix par l'instituteur Mauroz, 1888.

343 Bernard DEBARBIEUX, Chamonix-Mont-Blanc...op.cit, p. 27.

344 ADHS, 1 T 418, Lettre de l'inspecteur primaire à l'inspecteur d'académie, 1898.

345 ADHS, 1 T 1606, « Registres matricules des élèves admis à l'école. 1867-1938 », école primaire publique des Bossons, hameau de Montquart, 1913.

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souvent d'un déplacement des populations villageoises vers les bourgs moyens plutôt qu'une fuite vers la grande ville. Nuançons tout de même ; par rapport aux inégalités mentionnées dans le bâti scolaire ou dans l'isolement hivernal, les hameaux peuvent capter certains bénéfices liés au tourisme. Certes, il est moins question d'hôtellerie, mais nous avons vu que certains cours en anglais destinés aux jeunes gens prenaient place dans les hameaux, étant entendu que ceux-ci pouvaient espérer accéder à l'activité de guide. De plus, si le point de départ des excursions se situe dans le chef-lieu, elles empruntent nécessairement des itinéraires qui passent par les hameaux pour rejoindre la haute-montagne. Dès 1860, des pavillons touristiques destinés à l'accueil et la restauration des voyageurs sont construits par la commune de Chamonix sur les chemins de passage. Ils sont ensuite donnés en location à des habitants locaux346. Si l'on a bonne mémoire, l'institutrice Lina Balmat qui a subi les foudres des pères de familles du hameau des Pellerins en 1905, était jalousée - selon l'inspecteur primaire - en raison de ce que son père « aurait fait d'assez beaux bénéfices en tenant le chalet de la Pierre pointue et celui des Grands Mulets »347. Les pavillons touristiques sont donc un moyen pour les habitants des hameaux de récolter les fruits de l'économie du voyage.

Comme mentionné plus haut, ces activités sont essentiellement masculines. « Jeunes gens » peut presque être remplacé par « jeunes garçons » car - à l'exception de certains emplois commerciaux - les jeunes filles sont quasiment exclues des nouvelles activités liées au tourisme. Louis Mauroz écrit que les femmes sont reléguées aux champs, les guides sont toujours des hommes : ce qu'indiquait implicitement Monsieur Cairraz en notant que ses conférences étaient pensées pour les fils - et non pas filles - de guides. Les connivences entre culture scolaire et culture touristique ont semble-t-il plus profité aux garçons - à l'exception notable des cours d'allemand où les deux sexes étaient présents en proportions égales. Rappelons à nouveau que l'école valaisanne n'a pas la même approche : elle se désintéresse du tourisme, regarde le phénomène avec curiosité et méfiance bien qu'il soit devenu nécessaire aux populations alpines. Malgré ces inégalités de genre, le tourisme et les opportunités qui en découlent profitent largement et de manière presque inopinée à des territoires qui, quelques décennies plus tôt, étaient considérés comme isolés et dangereux348 . Il y a donc bien des changements dans

346 Bernard DEBARBIEUX, Chamonix-Mont-Blanc...op.cit, p. 39-46.

347 ADHS, 1 T 486, Dossier individuel de l'institutrice Lina Balmat, lettre de l'inspecteur primaire à l'inspecteur d'académie, 19 Aott 1905.

348 Jean MIEGE, « La vie touristique en Savoie », Revue de Géographie Alpine, n°21, 1933, p. 749-817.

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l'identité spatiale des montagnards : les représentations des Alpes changent, influent sur les trajectoires de vie des acteurs historiques dont il sera question dans le chapitre suivant.

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CHAPITRE 7. Le maître, la maîtresse et l'enfant.

Les enseignants et les élèves ont été mentionnés sans retenir une attention spécifique jusqu'ici. Il est maintenant temps de se pencher de plus près sur ces acteurs de l'enseignement primaire qui constituent le coeur de l'école communale. Concernant les instituteurs français, l'historiographie est foisonnante : elle est plus avare du côté valaisan. Néanmoins, il est utile de s'intéresser au rôle social dont ceux-ci sont investis dans les sociétés françaises et suisses de la « Belle Époque », pour comprendre la manière dont l'environnement alpin s'inscrit dans leurs représentations et se traduit dans leurs pratiques. Il faut aussi analyser les capacités d'actions et les stratégies qu'ils sont en capacité d'user dans les processus de négociations avec les autorités - par exemple pour être éloignés des postes les plus pénibles. Le genre prend dans ce chapitre une part plus importante. Du côté des élèves, il faut ici aussi les appréhender dans le milieu montagnard qui, tout en leur offrant des possibilités d'emplois réelles, limite les opportunités de poursuivre des études. Encore une fois, l'accent est mis sur l'organisation locale de l'enseignement scolaire national, montrant les limites - réelles ou imaginées - de la situation d'isolement de ces communes et les inégalités spatiales qui en découlent, ouvrant ainsi de nouvelles frontières géographiques et sociales. Enfin, nous étudions la place des enfants étrangers dans des territoires où la juxtaposition frontalière avec l'Italie entraîne une immigration croissante : comment les écoles valaisannes et haut-savoyardes réagissent-ils à la présence de ces enfants étrangers sur les pupitres scolaires ? Ici encore, la frontière nationale prend toute son importance.

A] Instituteurs haut-savoyards, instituteurs valaisans

Les conditions matérielles des instituteurs hauts-savoyards et valaisans divergent sensiblement sur la période. Les premiers, malgré des conditions d'existence précaires qui les mettent en difficulté pour assurer la fonction sociale qu'ils endossent, sont tout de même mieux pourvus que les seconds. Leur traitement augmente régulièrement au cours de « La Belle

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Époque » 349, bien que la plupart reconnaissent qu'ils ne peuvent se permettre que peu - ou pas - de loisirs, ils parviennent tout de même à vivre décemment. Ils gagnent mal leur vie pour le statut de notable local qu'ils incarnent - souvent moins que les ouvriers - mais la gagnent toutefois mieux que les paysans350. Pour commencer, le logement fourni par les mairies est souvent médiocre mais a le mérite d'exister, il les dispense de pourvoir à une location qui excéderait d'ailleurs leur bourse. Ensuite, la possibilité de briguer le secrétariat de mairie assure un surplus non négligeable à ceux qui peuvent y accéder. Certes, cette fonction fait partie des avantages en nature que fournissent les mairies, à côté du bois ou de la qualité du logement, créant ainsi certaines inégalités entre les postes. L'instituteur français est dans des conditions plus favorables que son voisin d'outre-alpes.

Effectivement, les instituteurs valaisans jouissent d'une situation encore plus précaire. Leur traitement connaît quelques rehaussements sur la période351 mais reste néanmoins très bas. En consultant les listes du personnel enseignant du canton, nous avons constaté qu'il n'était d'ailleurs pas égal selon le sexe, la langue d'enseignement et le lieu - les femmes sont moins bien rétribuées que les hommes et les instituteurs de langue allemande que ceux de langue française - sachant que les avantages en nature fournis par les communes sont déduits du traitement de base légal352.

D'ailleurs, les avantages en fonction des communes sont bien plus creusés qu'en France : elles ne sont pas tenues de procurer un logement aux enseignants, si bien que la plupart doivent trouver à leurs frais un endroit où loger. Une requête de la Société valaisanne d'éducation publiée en 1917 dans le supplément de L'école primaire fait état de cette situation miséreuse : « pour ce travail si noble, si ardu, et si ingrat, l'instituteur reçoit le salaire accordé aujourd'hui à une jeune fille de 16-17 ans qui ébourgeonne nos vignes », « comment ne pas souffrir dans notre amour propre valaisan en constatant, combien meilleur, combien tout autre est l'enseigne à laquelle sont logés les instituteurs dans les autres cantons ? » 353. Le problème du logement y est abordé, les instituteurs doivent « se contenter de l'unique ressource qui vient du travail scolaire pour se procurer une dispendieuse pension ou se le faire eux-mêmes en achetant tout,

349 Avec par exemple, le système d'avance à l'ancienneté mis en place en 1902 ou l'augmentation significative de 1905.

350 Jacques et Mona OZOUF, La République des instituteurs, op.cit, p. 389.

351 Comme en 1887, 1901, 1904, 1910, 1914.

352 AEV, 1 DIP 21, Personnel enseignants (1889-1900).

353 « Requête de la Société valaisanne d'éducation », L'école primaire, supplément extraordinaire, 15 Décembre 1917, p. 1-8.

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pour se procurer des habits qui seront plus coûteux etc. »354. Beaucoup d'instituteurs désertent donc la carrière car « les instituteurs valaisans, ne touchant qu'un traitement fort minime, ne vieillissent guère dans l'enseignement : se présente-t-il quelque part une place plus lucrative, soit dans une compagnie de chemins de fer, soit dans l'administration postale, télégraphique ou autre, ils s'empressent de la saisir par les cheveux »355. Le département de l'instruction publique essaie bien de parer à cette hémorragie, d'abord par une prime d'encouragement en 1887 - en contrepartie d'un engagement pour cinq années - puis par une obligation d'enseigner pendant quatre années en 1907356.

Néanmoins, s'ajoute au salaire précaire le fait que les périodes de vacances ne sont pas rémunérées, instituteurs et institutrices sont donc obligés de trouver une autre activité pendant l'été : ils exercent souvent comme commerçants, aubergistes, comptables, arpenteurs, charpentiers ou même sommelier357. Un tel état de fait est impensable en France. Les grandes responsabilités morales que la République confère aux instituteurs oblige à prohiber certains comportements, jugé dégradant pour l'image de l'école républicaine - tenir une auberge pendant l'été en fait partie - si bien qu'ils n'ont pas le droit d'exercer une autre profession que celle d'enseignant. Si l'instituteur valaisan est moins bien considéré par le pouvoir que son homologue français, les efforts fournis par le canton dans l'amélioration scolaire tendent néanmoins à lui conférer, petit à petit, un rôle similaire - surtout à partir des années 1910. Un article de L'école primaire publié en 1913 insiste sur la bonne conduite du régent : celui-ci doit étendre son autorité morale au-delà de l'école, il « prolonge ainsi l'action intellectuelle et morale de ses leçons ; il encourage les pères et les mères à s'intéresser au travail et à la conduite de leurs enfants ». Toutefois, il doit également éviter « une intimité trop familière » et adopter « une réserve de bonne aloi » car « l'instituteur demeure l'instituteur public même en dehors de sa classe »358. Le rôle civique que prend l'instituteur valaisan est transposable presque mot pour mot aux discours républicains qui ont cours depuis une trentaine d'années. Toutefois, les moyens alloués à l'éducation ne sont pas les mêmes, les pouvoirs communaux et ecclésiastiques contraignent toujours les enseignants. N'oublions pas qu'ils sont encore présentés en 1910

354 Ibidem.

355 « Placement des instituteurs dans le Valais », L'école primaire, n°3, 15 Décembre 1891, p. 38.

356 Danièle PERISSET-BAGNOUD, Vocation : régent, institutrice, op.cit, p. 183.

357 « Nos maîtres », L'école primaire, n°1, 1er Janvier 1904, p. 3.

358 « Les relations sociales de l'instituteur », L'école primaire, n°6, 1913, p. 85.

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comme « les auxiliaires des autorités ecclésiastiques et civiles dans la formation de l'homme, du chrétien et du citoyen »359.

Les instituteurs des Alpes n'ont donc pas le même statut ni les mêmes possibilités d'action qu'ils soient haut-savoyards ou valaisans. Pour les premiers, le fait que le régime républicain leur ait conféré un statut légal et social particulier leur donne un pouvoir d'action plus large que celui des seconds. En effet, les instituteurs français dépendent directement de l'administration de l'instruction publique. Bien que celle-ci soit très hiérarchisée, elle a pour mérite - au moins depuis la loi de 1889 sur le statut de fonctionnaire - d'émanciper le corps enseignant de la double tutelle du maire et du curé. Les enseignants rendent des comptes aux inspecteurs et aux préfets, et non au pouvoir communal et ecclésiastique. Certes, les frontières entre pouvoir local et pouvoir national sont plus poreuses qu'on veut bien l'admettre, Jean-François Chanet remarque très justement que « Tiraillé entre les pouvoirs nationaux et locaux, l'instituteur n'est protégé ni administrativement ni financièrement contre les risques du militantisme, les pièges des politicailleries locales. Pour peu qu'il ait [...] imprudemment fait campagne pour un maire battu, il est menacé de perdre le secrétariat de la mairie »360 . D'ailleurs, les mutations ou rapports d'incidents sont souvent signalés par les maires, parfois aussi par les parents d'élèves. C'est le cas en 1887 lorsque l'instituteur Peccoux, en exercice à Chamonix, est dénoncé par une lettre de la mairie puis révoqué par le conseil départemental de l'instruction primaire pour ses « habitudes d'ivrognerie ». L'instituteur a pourtant déjà été déplacé 13 fois mais « Il a continué, pour se livrer à la boisson, à ne faire la classe que d'une façon tout à fait irrégulière »361. Deux ans plus tard, L'instituteur Cottin est dénoncé par les parents d'élèves de Chamonix, puis se fait réprimander pour « moralité douteuse » par ledit conseil, avec inscription au bulletin départemental : humiliation publique car le bulletin est accessible à tous les membres de l'instruction publique362. En bref, instituteurs et institutrices français ne sont pas immunisés

359 « La rentrée des classes », L'école primaire, n°10, Novembre 1910, p. 147.

360 Jean-François CHANET, « Les instituteurs entre État-pédagogue et État-patron, des lois républicaines aux lendemains de la Grande Guerre » dans Marc-Olivier BARUCH, Vincent DUCLERT (dir), Serviteurs de l'État...op.cit, p. 351-363.

361 ADHS, 1 T 1274, Réunion du conseil départemental de l'instruction primaire de la Haute-Savoie, 24 Mars 1887.

362 ADHS, 1 T 1274, Réunion du conseil départemental de l'instruction primaire de la Haute-Savoie, 1 Juin 1889.

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contre les dénonciations, et les autorités scolaires sont très vigilantes au moindre écart dans le comportement moralement contraignant qu'ils doivent adopter363.

Pourtant, la dépendance au pouvoir hiérarchique de l'instruction publique constitue également un avantage : tout en favorisant leur surveillance, elle leur permet également de trouver un juge extérieur au village, un lieu où leur parole peut être entendue. Les enseignants peuvent eux-mêmes dénoncer des situations abusives et démentir des faits qui leur sont reprochés : à ces occasions, les inspecteurs primaires se déplacent dans les communes pour faire un véritable travail d'enquêteur et démêler le vrai du faux. Ils peuvent ainsi, même dans une situation non conflictuelle, demander leur mutation - à condition de la motiver par une bonne argumentation. Instituteurs et institutrices ne subissent pas passivement la domination de la hiérarchie scolaire, ils sont capables de déployer des stratégies, se dégageant ainsi une marge d'action allant dans le sens de leurs intérêts364 . Ils ont également, grâce aux amicales dont beaucoup font partie365 - puis surtout au début du XXe siècle, grâce aux syndicats enseignants - un pouvoir et un sentiment d'appartenance corporatif qu'une partie mobilise au profit des intérêts de la profession366.

Les enseignants valaisans eux, ne disposent d'aucun syndicat. La Société valaisanne d'éducation leur donne l'occasion de se retrouver une fois par an ; néanmoins, elle est dirigée par un chanoine acquis au département de l'instruction publique : la contestation n'est pas possible, en tout cas, pas publiquement. D'ailleurs, les affaires concernant les instituteurs, que ce soient des plaintes de leur part ou des plaintes contre eux, ne remontent jamais jusqu'au département de l'instruction publique valaisan : elles sont sûrement résolues au niveau communal et ne laissent aucune trace archivistique. Cette position contrainte des enseignants valaisans empêche l'historien d'avoir accès à des documents donnant des indices sur les représentations qu'ils se font de leurs conditions d'enseignement. C'est pourquoi, le sous-chapitre suivant se basera exclusivement sur des sources haut-savoyardes. Toutefois, les

363 Jacques et Mona OZOUF, notaient la position inconfortable des instituteurs : entre semi-notable méprisés par les bourgeois et les paysans, devoir de réserve dû à leur statut et difficultés à se mêler à la vie villageoise, La République des instituteurs, op.cit, p. 383-391.

364 L'on peut trouver des parallèles avec les analyses de Lüdkte à propos des ouvriers allemands des années 1930 : ceux-ci, sans entrer en opposition frontale avec les ordres, jouent sur les marges pour se dégager des moments « à eux ». Voir « La domination au quotidien « sens de soi » et individualité des travailleurs en Allemagne avant et après 1933 », Politix. Revue des sciences sociales du politique, n°13, 1991, p. 68-78.

365 Antoine PROST, Histoire de l'enseignement..., op.cit, p. 388.

366 Sur cette question, voir l'ouvrage détaillé de Jacques GIRAULT, Instituteurs, professeurs, une culture syndicale dans la société française (fin. XIXe-XXe siècle), Paris, Publications de la Sorbonne, 1996.

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conditions matérielles et géographiques similaires - voire souvent pires - laissent à penser que la généralisation au cas valaisan jouit d'une certaine efficacité heuristique.

B] Enseigner dans les Alpes

Bien souvent, les postes les plus isolés sont aussi les plus mal-considérés par les enseignants et les pouvoirs scolaires. Chaque année, le préfet envoie les listes de déplacement du personnel enseignant à l'inspecteur d'académie, ce dernier explique parfois les motifs de ses choix. En 1885, il est décidé que Monsieur Déssouassoux remplacera Mademoiselle Vigroux dans l'école de montagne de Caconaz, hameau de la commune des Houches ; Le préfet annote ainsi la marge : « instituteur incapable : ne peut être placé qu'à la tête d'une école de hameau »367. Quelques années plus tard, en 1907, en raison du manque de personnel sur la commune de Saint-Gervais, le conseil municipal demande à l'inspecteur d'académie « que les écoles de montagne soient dirigées par des instituteurs débutants »368. Les écoles de hameaux sont marginalisées par l'administration, ce sont déjà les moins bien pourvues en termes de bâti et de matériel, elles se retrouvent en plus avec les instituteurs les moins compétents. Cela montre bien l'intérêt d'étudier l'école dans son espace, brisant le mythe de l'égalité nationale des conditions et contenus d'éducation souvent porté par l'historiographie classique369. Au-delà même du fait que ces postes soient occupés par des enseignants débutants ou « incapables », ils servent aussi de « punition » à l'égard des instituteurs fautifs. Charles Malignoud, répondant au questionnaire de Jacques Ozouf, indique qu'un collègue ayant déplu au conseil général s'est vu affecté dans « une petite commune montagneuse » 370 , symbole d'une relégation scolaire institutionnalisée.

L'école isolée sert de lieu « d'exil » pour les instituteurs réfractaires, les conditions hivernales que nous avons décrites plus haut font comprendre qu'y vivre est souvent difficile. C'est ce que confirme l'institutrice Jacqueline Delacquis, ayant exercé à Morzine de 1882 à 1897 - poste de montagne. Elle estime tout de même que son mari et elle avaient « de la chance

367 ADHS, 1 T 45, Affaires générales par communes, les Houches, liste de déplacement du personnel enseignant, 16 Octobre 1885.

368 ADHS, 1 T 87, Délibération du conseil municipal de Saint-Gervais, 17 Novembre 1907.

369 Même lorsque ce postulat n'est pas affirmé, il n'en reste pas moins que les études historiques sur l'école prennent systématiquement comme cadre le référent national sans interroger le cadre spatial comme biais épistémologique non-neutre de l'analyse.

370 MUNAE, « fond Ozouf », Questionnaire n° 9400868 19, Charles Malignoud.

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par rapport aux pauvres paysans de la montagne » car ils mangeaient « du pain blanc et quelquefois de la viande fraîche »371. Dans son témoignage l'institutrice fait une distinction nette entre les postes de plaine et les postes de montagne. A la question « quelle a été votre carrière ? » elle répond « 15 ans de montagne (Montriond), 18 ans de plaine (Margencel) » en précisant « pas même de bicyclette, se rendre à Thonon en diligence (5h) »372. On comprend qu'enseigner en montagne et en plaine ne représente pas la même expérience pour les enseignants : relier Thonon et Montriond prend cinq heures de diligence alors que les deux communes sont éloignées de seulement cinq kilomètres à vol d'oiseau : cruelle géographie alpine... D'autant plus que ce qui revient souvent sous la plume des instituteurs et institutrices, est le fait qu'ils décrivent les montagnards comme pauvres, simples et réactionnaires, nourris en cela de stéréotypes ambigus qui leur sont attribués depuis le XVIIIe siècle. Numa Broc en analysant les discours des naturalistes se demandait justement si « «bon montagnard» ne serait-il pas la version européenne du «bon sauvage» ? »373. Toujours est-il que, vrais ou fantasmés, ces traits de caractères se retrouvent dans les sources. Pour exemple, l'instituteur Louis Dépingy écrit que « les instituteurs de montagnes étaient souvent en butte aux tourments des cléricaux »374, sa collègue, Marguerite Delacquis confirme « dans les postes de montagne où l'on débute en Haute-Savoie, il faut encore être prudente et ferme à l'égard du curé qui, sous prétexte d'enseigner du catéchisme, vous cherche des complications »375. On comprend donc que la plaine, surtout pour les vieux enseignants, constitue un horizon enviable après quelques années passées dans des postes de montagne376 . Il s'agit alors de convaincre les autorités scolaires avec argumentaire adapté afin d'obtenir la mutation souhaitée.

En 1892, les époux Mauroz, exerçant tous deux à Chamonix écrivent une lettre à l'inspecteur d'académie, ils expliquent que « leur santé ne leur permet pas de rester plus longtemps à Chamonix à cause de la rigueur du climat. Ils désirent être placés dans la plaine »

371 MUNAE, « fond Ozouf », Questionnaire n° 9400868 7, Jacqueline Delacquis.

372 Ibidem.

373 Numa BROC, « Le milieu montagnard : naissance d'un concept », Revue de Géographie Alpine, t.72, n°2-4, 1984 p. 127-139, p. 131.

374 MUNAE, « fond Ozouf », Questionnaire n° 9400868 9, Louis Dépigny.

375 MUNAE, « fond Ozouf », Questionnaire n° 9400868 17, Marguerite Delacquis.

376 Petite aparté : les plaintes axées sur le conservatisme des populations de montagne n'existent pas dans les communes les plus ouvertes à l'économie du voyage. La politique et l'économie libérale ont enrichi les communes et les habitants, modifié les structures de vie « traditionnelles ». Le contact prolongé avec les riches touristes étrangers et les bénéfices qui en découlent ont peut-être privilégié l'éloignement des montagnards d'avec l'Église. Hypothèse seulement, reste qu'aucune école privée n'existe par exemple dans les communes de Chamonix ou de Vallorcine.

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ajoutant qu'ils aimeraient, si possible « être à proximité de la ligne du chemin de fer ou du lac »377. En plus de donner des raisons valables - et celles concernant la santé sont souvent entendues - il faut que l'instituteur soit digne de son déplacement : quitter la montagne se mérite. Se met en place une véritable enquête dans laquelle Monsieur Perrin - instituteur titulaire de l'école du bourg - doit écrire un rapport sur son adjoint - Louis Mauroz. Il s'en charge donc, sans être tendre pour son collègue, notant qu'il n'a plus aucun zèle, « ne remplit plus ses fonctions », « ne fait rien pour mettre son instruction au niveau », « affecte de ne pas saluer son titulaire », disant enfin qu'il est « très très bien vu du parti réactionnaire : détesté du parti républicain »378. Les accusations sont lourdes mais Perrin se prononce tout de même favorable à son déplacement car il espère la mutation d'un instituteur plus capable. L'inspecteur primaire rédige lui aussi un rapport, mais celui-ci va à l'encontre du premier. Il écrit que Mauroz est un instituteur capable qui a même obtenu une médaille de bronze l'année précédente. Finalement, l'instituteur fatigué obtient gain de cause, il est muté à Messery, proche du lac Léman, commune desservie par la voie ferrée : les deux requêtes sont acceptées. Autre exemple, l'instituteur Paul Vigroux, exerçant au Petit-Bornand, demande sa mutation en 1913. Il commence par mettre en avant son état de service, écrivant qu'il a « créé plusieurs sociétés post-scolaires toutes florissantes (société de tir scolaire, société de tir d'adulte S.A.G, cantine scolaire, société scolaire forestière, société protectrice des animaux, sans compter une caisse locale de Crédit agricole et une société de pêche) » avant d'assurer qu'il n'en tire aucune gratification. Il énumère ensuite les raisons de sa requête : « difficultés de communication, spécialement en hiver, la cherté des communications, les difficultés d'approvisionnement, l'absence de docteur dans un rayon de moins de 12 km me font désirer un poste plus avantageux »379. Ici encore, les postes de plaines sont considérés plus commodes. Des raisons géographiques soutiennent ce jugement, mais l'argumentaire n'est pas fondé sur des questions de santé : le mérite et le zèle déployés au service de l'instruction publique y prennent une grande place.

Du côté des institutrices, des stratégies différentes se mettent en place. Rappelons que celles-ci étaient quelquefois écartées des écoles de hameaux, de « trop hautes altitudes pour être dirigées par une institutrice qui en hiver rencontre souvent des impossibilités de communication ou même des moyens d'alimentation » mais aussi jugées trop difficiles pour qu'une « institutrice souvent jeune et toujours d'un tempérament délicat puisse suffire à tant de

377 ADHS, 1 T 736, Dossier individuel de l'instituteur Louis Mauroz, lettre à l'inspecteur d'académie, 9 Aott 1892.

378 Ibidem, Rapport de François-Narcisse Perrin, directeur de l'école du bourg de Chamonix, 30 Aott 1892.

379 ADHS, 1 T 55, Lettre de l'instituteur Paul Vigroux à l'inspecteur d'académie, 19 Juillet 1913.

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fatigue »380. Néanmoins, il arrive que des institutrices soient tout de même nommées sur des postes de montagne. Lorsque cela arrive, elles réutilisent les mêmes arguments sexués381 pour obtenir une place plus clémente. C'est donc systématiquement sur les problèmes de santé dû aux conditions climatiques que vont s'appuyer les lettres des institutrices. Ainsi, en 1911, Madame Balmat - devenue Charlet - va demander sa mutation pour se rapprocher de ses parents en arguant que « les hivers sont très rigoureux ici, les communications sont impossibles pendant la mauvaise saison, ma santé s'en ressent car je suis sujette aux douleurs »382. Sa mutation sera acceptée quelques semaines plus tard. La même année, Louise Bugnet, alors en poste à Chamonix demande sa mutation à Saint-Roche, en plaine à nouveau en raison de ce que « l'altitude élevée de l'endroit ne convient pas à [son] tempérament et Monsieur le docteur Bonnefoy de Sallanches qui [la] soigne, [lui a] déclaré qu'[elle] ne pourrait y vivre longtemps »383. L'inspecteur primaire ne va pas accepter sa requête de suite, mais en septembre, Bugnet écrira une nouvelle lettre faisant part de l'urgente nécessité de quitter son poste pour des raisons familiales : sa tante infirme, auparavant confiée à une soeur à Lyon maintenant décédée, doit revenir en Haute-Savoie384. N'ayant personne à qui la confier, Louise Bugnet demande immédiatement sa mutation qu'elle obtient très vite au vu de de la situation. Il est intéressant de voir les justifications différenciées utilisées par les instituteurs et les institutrices pour justifier de leurs mobilités. On constate que chez les premiers, la mise en valeur du zèle déployé dans la mission d'enseignement, l'amélioration de la vie sociale, culturelle et technique des villages, mettent en avant les mérites individuels des enseignants. A l'inverse, pour les institutrices, les raisons de santé sont toujours centrales quand ce ne sont pas celles d'assistance aux membres de la famille, deux dimensions étroitement associées aux rôles genrés féminins (santé fragile, rôle de mère, de soin, d'attention).

Dans tous les cas et indépendamment des stratégies différenciées utilisées par les instituteurs et les institutrices, nous constatons que le corps enseignant tout autant que les autorités scolaires, font une différence nette entre les postes de plaine et les postes de montagne, introduisant une nouvelle hiérarchie d'attractivité entre les deux catégories classiquement

380 ADHS, 1 T 87, Délibération du Conseil Municipal de la commune de Saint-Gervais, 8 Mars 1908.

381 Sans dire qu'elles utilisent nécessairement consciemment ces stéréotypes : il est probable qu'ils soient intégrés et leurs discours peuvent dans tous les cas contenir des vérités non manipulées.

382 ADHS, 1 T 486, Dossier individuel de l'institutrice Lina Balmat, lettre à l'inspecteur d'académie, 5 Juillet 1911.

383 ADHS, 1 T 486, Dossier individuel de l'institutrice Louise Bugnet, lettre à l'inspecteur d'académie, Juillet 1911.

384 Ibidem, Lettre à l'inspecteur d'académie, 3 Septembre 1911.

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opposées de la ville et de la campagne - la montagne prenant la dernière place. Celle-ci, par les conditions de vie jugées plus difficiles, particulièrement en hiver, fait office de « punition » ou de passage obligé en début de carrière. Les enseignants ont un pouvoir d'action pour tenter d'éviter ces postes dépréciés - ou d'en sortir le plus tôt possible - mais il reste que les inégalités spatiales en termes d'éducation sont grandes entre l'élève du hameau et celui de la plaine. Justement, si ces inégalités liées à l'espace se font sentir dès l'école primaire, elles deviennent surtout flagrantes lorsque l'âge de la communale est révolu : comment poursuivre ses études ? Où aller et comment ? Les choix sont en général restreints pour les enfants des Alpes, peut-être même davantage en Valais...

C] Quitter la montagne pour poursuivre ses études ?

Les lieux de montagne ne sont pas les mieux pourvus en matière d'offres scolaires professionnelles et supérieures. Là encore, l'isolement et le faible peuplement jouent en défaveur des enfants qui auraient les capacités scolaires et financières pour poursuivre leur cursus au-delà de la communale.

A Chamonix, il y avait jusqu'en 1890 deux écoles primaires supérieures (E.P.S), une de chaque sexe, placée dans le chef-lieu. Ces deux écoles sont transformées - sur demande de la mairie - en simples cours complémentaires en raison de la fréquentation trop basse et des coûts trop élevés pour la commune385. Cette rétrogradation en cours complémentaires affecte déjà la qualité de l'enseignement dispensé dans la commune. Les E.P.S. préparent au brevet élémentaire en trois années puis au brevet supérieur - le même que dans les écoles normales d'instituteurs - au bout de deux années supplémentaires, alors que les cours complémentaires ne sont censés prolonger la scolarité que deux années, même si dans les faits, la durée peut-être plus longue. De plus, ces cours sont intégrés à l'école primaire et dispensés par des instituteurs alors que ceux des E.P.S sont enseignés par des professeurs ayant la même formation que ceux des écoles normales. Reste que la présence de ces cours est déjà une bonne chose pour les enfants du bourg, mais pour les enfants du bourg seulement. Roger Thabault remarquait déjà qu'à Mazières-en-Gâtine, il existait une différence marquée entre les enfants du bourg plus à l'aise socialement et ceux des hameaux, souvent fils de cultivateurs qui ne dépassaient

385 ADHS, 1 T 418, Lettre de l'inspecteur primaire à l'inspecteur d'académie, 1887.

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généralement pas le certificat d'études primaires386 . Pour les communes de montagne, le problème de l'hiver, que nous connaissons maintenant bien, renforce le phénomène, enserrant les populations dans les frontières étroites des hameaux. Les nombreux enfants de plus de 13 ans peuplent les petites écoles à classe unique pendant l'hiver car ils ne peuvent se rendre à l'école du bourg. Le père de Jean Ducroz s'en rend bien compte lorsqu'il écrit à l'inspecteur primaire qu'il serait « impossible » et même « imprudent » de sa part « [d'] envoyer [ses enfants] à l'école d'Argentière quand pour s'y rendre il leur faut faire chaque jour deux kilomètres et demi »387. En Valais, ces communes n'ont bien souvent pas du tout de cours complémentaires, ni professionnels. Josef Guntern note que ces enseignements se limitent à quelques cours organisés localement par les communes sans réel contrôle des autorités centrales388. Le canton en général a très peu développé l'enseignement post-primaire, ayant déjà assez de difficultés à organiser les écoles communales. Le Chanoine de Cocatrix estime que 4 % des jeunes gens ayant passé les examens de recrues avaient eu accès à une école supérieure au primaire en 1887, puis seulement 7 % en 1905 - contre une moyenne de 27 % dans toute la Suisse389. Les chiffres augmentent un peu ensuite : environ 10 % en 1912 mais restent tout de même très bas390.

Les écoles professionnelles tendent à se développer en Haute-Savoie, le département compte l'école d'horlogerie de Cluses - qu'Antoine Prost classe au même niveau que les écoles professionnelles nationales391 - l'école nationale d'industrie laitière à La Roche-sur-Foron et quelques écoles ménagères destinées aux jeunes filles392. L'offre reste tout de même limitée et toutes ces écoles sont en plaine, loin des populations de montagne, surtout avec les difficultés de circulation que connaissent ces territoires. Pour que les élèves des hameaux y accèdent, il est nécessaire qu'ils y soient acceptés dans l'établissement, que leurs parents puissent subvenir au frais d'internat, qu'ils voient assez d'utilité dans la poursuite d'étude pour accepter de faire le sacrifice financier et émotionnel de leur enfant : en somme, beaucoup de choses peu habituelles dans les trajectoires de vie des paysans de montagne. De tels parcours sont souvent accessibles à une petite classe aisée d'habitants ruraux, vivant souvent des bourgs, au premier

386 Roger THABAULT, L'ascension d'un peuple...op.cit, p. 171 et p. 207.

387 ADHS, 1 T 418, Lettre de Monsieur Ducroz à l'inspecteur primaire de Bonneville, 5 Décembre 1886.

388 Josef GUNTERN, L'école valaisanne..., op. cit, p. 177.

389 AEV, 1 DIP 102bis, Cahier sur les examens de recrue par le chanoine Cocatrix, 1906, p. 16.

390 « L'examen pédagogique des recrues en 1912 », L'école primaire, n°8, 15 Novembre 1913, p. 2 (frontispice).

391 Antoine PROST, Histoire de l'enseignement..., op.cit, p. 310.

392 Justinien RAYMOND, La Haute-Savoie...op.cit, chapitre 1, p. 130-256.

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chef les enfants d'instituteurs393. De l'autre côté des Alpes, les écoles professionnelles sont encore plus rares, on sait qu'une partie est en général très liée à l'industrie, comme la politique valaisanne a longtemps essayé de ralentir le mouvement d'industrialisation pour privilégier le travail de la terre, le développement de ces enseignements s'est trouvé freiné.

Toutefois, même si la poursuite d'études est plus que compromise pour les garçons, elle reste possible. Concernant les filles, elle est complètement bloquée. La morale chrétienne qui imprègne le Valais prône sans cesse le retour à une vie simple, de cultivateurs heureux. Si la ville constitue le danger ultime pour le noble peuple paysan, les appels répétés à la méfiance face aux vices urbains visent principalement les filles. Les articles sont nombreux pour leur enjoindre de rester à la campagne ou à la montagne. Un article au titre sans équivoque « Jeunes filles, restez chez vous ! » publié en 1916 dans L'école primaire en rend parfaitement compte. L'auteure commence par déplorer « la dissolution de l'esprit de famille qui a entraîné tant de déchéances morales » avant d'affirmer que « le retour pour la femme aux activités domestiques à son rôle béni au foyer, même modeste, même sans luxe et sans éclat, voilà ce qu'il faudrait avoir appris »394. Même lorsque des observateurs réclament une éducation post-primaire pour les jeunes filles, c'est parce que « la petite instruction primaire ne leur sera pas utile dans la vie pratique » car elle tient « la jeunesse éloignée des tâches ménagères », seules conditions pour que les filles « remplissent ce beau rôle de mère »395. Est-ce que les choses sont vraiment différentes en Haute-Savoie ? On peut en douter, à part l'école normale d'institutrice et, ici aussi, les écoles ménagères, les jeunes filles n'ont pas beaucoup d'autres perspectives. Marcel Puthod, instituteur du département, reconnaissait dans sa réponse au questionnaire de Jacques Ozouf que « les filles de la campagne demeuraient paysannes à quelques exceptions près »396.

Les populations de montagne ont donc en général peu de mobilité scolaire après leur passage à l'école primaire. Les assez larges possibilités d'emplois qu'offrent - dans certaines communes - la manne touristique, permettent aux habitants de s'employer sur place, même si beaucoup vivent encore de l'agriculture ou de l'élevage. On pourrait dire, un peu schématiquement, que les territoires de montagne connaissent peu de mobilité vers l'extérieur

393 Pour exemple, les quatre fils de Monsieur Picandet, instituteur à Chamonix vont faire des études supérieures, l'un rentrera à l'Ecole Centrale de Paris en 1912. ADHS, 1 T 800, Dossier individuel de l'instituteur Joseph Picandet, Lettre de l'inspecteur primaire à l'inspecteur d'académie, 19 Juillet 1912.

394 « Jeunes filles restez chez vous ! », L'école primaire, n°4, supplément, 15 Avril 1916, p. 71-72, p. 71.

395 Lucie DE COURTEN, « L'école ménagère », L'école primaire, n°8, 15 Novembre 1913, p. 65-66.

396 MUNAE, « fond Ozouf », Questionnaire n° 9400868 22, Marcel Puthod.

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mais qu'au contraire, « l'extérieur » vient à eux. Nous l'avons vu dans le cas du tourisme, il est maintenant temps de jeter un oeil par-delà les Alpes françaises et suisses. En effet, un des points aveugle du mémoire est l'absence des Alpes italiennes, pourtant collées aux deux autres. L'immigration italienne est très forte dans les territoires haut-savoyards et valaisans, il est intéressant d'étudier les écoles primaires françaises et suisses au contact de personnes étrangères. Cette fois-ci, ce ne sont plus les riches étrangers venant admirer les paysages alpins pendant la saison estivale, mais des populations souvent modestes, venues pour trouver du travail et/ou s'installer dans ces lieux - phénomène souvent vecteur de tensions, parfois d'acceptation.

D] Enfants étrangers, entre rejet et acceptation

L'école est le lieu d'apprentissage de la nation, de la citoyenneté, des droits et devoirs civiques. Pour toute ces raisons, l'arrivée d'un élément étranger qui ne partage pas la même culture, le même référentiel patriotique, parfois même pas la même langue peut, aux yeux des acteurs de l'institution, faire figure d'un grain de sable qui vient se loger dans les engrenages de la machine scolaire. L'intégration parfois difficile d'enfants étrangers au sein de l'école républicaine française se laisse bien voir au travers de l'exemple de Chamonix.

En 1905 débutent les travaux de percement d'un tunnel devant relier la commune à la ville valaisanne de Martigny. Le lieu du percement est situé aux Frasserands, assez proche de l'école du hameau. La question de sa fermeture pendant les travaux est posée par les entrepreneurs, mais l'inspecteur primaire s'y refuse arguant qu'il « est probable que les entrepreneurs aimeraient disposer du local scolaire pour y installer leurs bureaux ». Il poursuit en affirmant que l'école est éloignée d'environ 120 à 150 mètres du chantier et qu'ainsi « les travaux bruyants ne s'exécuteront pas dans [son] voisinage immédiat » avant de conclure : « on ne dispose d'ailleurs d'aucun autre local pour y transporter l'école, le mieux est encore de la laisser où elle est »397. L'affaire semble réglée, la stratégie d'appropriation du local scolaire par les entrepreneurs a été déjouée, il est de toute manière impossible de déplacer l'école pendant plusieurs années, surtout dans des hameaux isolés où les enfants ne peuvent être rattachés à une autre : l'école restera ouverte. Une peur persiste tout de même. Pour réaliser l'ouvrage, il est

397 ADHS, 1 T 418, Lettre de l'inspecteur primaire à l'inspecteur d'académie, 3 Juillet 1905.

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fait appel à environ 120 ouvriers398, pour la plupart italiens qui viennent avec femmes et enfants s'installer plusieurs années sur le chantier. L'inspecteur estime que « la présence de nombreux ouvriers dans le hameau serait jusqu'à un certain point, dangereux pour l'institutrice » et propose son remplacement par un instituteur399. C'est finalement Madame qui est nommée sur le poste après sa dispute avec les parents d'élèves de Pellerins. L'inspecteur primaire accepte qu'une institutrice enseigne là-bas car ses parents habitent le même hameau, sans cette proximité familiale, l'école serait « assez dangereuse pour une institutrice isolée »400 . La défiance exprimée n'est pas clairement indexée sur la nationalité des ouvriers mais sur leur statut social, signe de la défiance quant à leur moralité, surtout vis-à-vis des femmes. Les problèmes liés à la nationalité des nouveaux arrivants interviendront plus tard. Le 5 décembre 1905, François Lioret, habitant du hameau et employé sur le chantier du tunnel, envoie une lettre à l'inspecteur d'académie en se plaignant que sa fille de 13 ans est refusée par l'institutrice en raison de son âge alors qu'ont été acceptés « dans cette même école, plusieurs enfants du même âge et dont une même plus âgée, de nationalité étrangère » ; Il le prie donc « de faire droit et justice »401.

Pendant un peu plus d'une année, la présence des enfants italiens ne semble plus faire d'émules - en tout cas jamais assez graves pour remonter jusqu'à l'inspecteur d'académie - avant d'atteindre sa tension maximale en Janvier 1907. Après plusieurs plaintes des parents français et de l'institutrice, disant que les parents italiens refusaient de payer l'école et ne cherchaient pas à faire entrer les enfants dans les normes scolaire républicaines, l'inspecteur d'académie écrit à l'inspecteur d'académie en lui demandant : « Ne conviendrait-il pas de recevoir d'abord les enfants français ? On ne prendrait les italiens que dans la mesure du possible et on inviterait les refusés à aller soit à Argentières, soit au Tour où il y a toujours de la place », l'inspecteur d'académie signale son accord et transmet la lettre au préfet402 . Néanmoins, les travaux qui s'effectuent toute l'année et surtout l'hiver - en raison des infiltrations d'eau à la fonte des neiges - font douter des possibilités pour les enfants italiens de se rendre aux écoles d'Argentières ou du Cour. Rappelons que l'hiver « toute communication

398 ADHS, 2 O 2175, Lettre de Monsieur Convert, responsable des travaux publics au maire de Chamonix, 7 Juillet 1905.

399 ADHS, 1 T 418, Lettre de l'inspecteur primaire à l'inspecteur d'académie, 3 Juillet 1905.

400 ADHS, 1 T 486, Dossier individuel de l'institutrice Lina Balmat, lettre de l'inspecteur primaire à l'inspecteur

d'académie, 19 Aott 1905.

401 ADHS, 1 T 418, Lettre de François Lioret à l'inspecteur d'académie, 5 Décembre 1905.

402 ADHS, 1 T 418, Lettre de l'inspecteur primaire à l'inspecteur d'académie, 2 Janvier 1907.

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avec les hameaux voisins est devenue impossible » 403 . Les pouvoirs scolaires préfèrent contrevenir à l'obligation scolaire - sans l'exprimer noir sur blanc - pour désamorcer les tensions, preuve peut-être que l'école de la nation française a du mal à composer avec l'altérité dans une telle situation. Signe aussi - autant de la part des parents, des enseignants et des inspecteurs - que l'intégration du territoire savoyard à la nation française 45 ans plus tôt a bien fonctionné, la frontière est nettement marquée et revendiquée entre hauts-savoyards et leurs anciens compatriotes devenus italiens404 - l'école n'y est d'ailleurs pas pour rien. À l'heure où la frontière chamoniarde entre le Valais et la Haute-Savoie va s'ouvrir405, la frontière culturelle entre les enfants français et italiens s'entérine.

De l'autre côté des Alpes, les stratégies scolaires d'accueil des populations étrangères ne sont pas semblables. Il faut rappeler que le modèle fédéral et multi-culturaliste de la nation helvétique autorise plus facilement l'intégration des étrangers. Tout d'abord, la barrière linguistique ne joue pas le rôle de ciment national, la Suisse reconnaît trois langues officielles - l'allemand, le français et l'italien. Ensuite, les conditions d'immigration sont beaucoup plus aisées, le territoire étant, au moins depuis le début du XIXe siècle, une terre d'accueil privilégiée. En 1915, sur les 3 700 000 âmes que comptait le pays, il y avait 552 000 étrangers, dont 220 000 allemands, 64 000 français, 42 000 autrichiens et 203 000 italiens406. Même si le canton du Valais est légèrement en dessous de la moyenne suisse, la part d'étrangers y est tout de même de 11 % en 1910 et ne cesse d'augmenter407. Parmi eux, une forte part d'italiens, pour la plupart ouvriers, qui débarquent à l'occasion des grands travaux de percement des tunnels - à l'instar de la France. Certes, ces populations italiennes ne sont pas toujours convenablement reçues, les conditions de travail sont dures et le pouvoir conservateur s'inquiète parfois de l'effet de leur présence sur la moralité des valaisans408 . Toutefois, en matière de politique scolaire, les autorités valaisannes semblent plus conciliantes que leurs voisins français. Dans le rapport de

403 ADHS, 1 T 169, Lettre de l'inspecteur primaire à l'inspecteur d'académie, 26 Septembre 1881.

404 La plupart des ouvriers italiens viennent des proches territoires anciennement unis dans le Royaume de Sardaigne.

405 En réalité pour des motivations économiques liées au tourisme beaucoup plus qu'au circulations des populations locales. Voir Pierre-Louis ROY, LE Mont-Blanc Express, l'invention du tourisme alpin, Glénat, 2008.

406 « Statistique suisse », L'école primaire, n°1, supplément, 15 Janvier 1915, p. 24.

407 Gérald et Silvia ARLETTAZ, « Les étrangers et la nationalisation du Valais, 1845-1945 », dans Gérald ARLETTAZ, Jean-Henry PAPILLOUD, Myriam EVEQUOZ-DAYEN, Maria-Pia TSCHOPP, (dir), Le Valais et les étrangers...op.cit, p. 68.

408 Ibidem, p. 81 et p. 87.

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l'instruction publique valaisanne de l'année 1898, on peut par exemple lire ceci : « On comprendra sans peine que, dès le premier jour, le Conseil d'État se soit préoccupé de l'avenir intellectuel et moral des nombreux enfants qu'amenaient à Brigues et à Naters l'entreprise du percement du Simplon. L'ouverture d'une école italienne s'imposait et grâce au concours des autorités de Naters, nous avons réussi à la créer. Notre prochain rapport de gestion contiendra certainement d'intéressants détails sur la marche de ces nouvelles écoles qui portent à trois le nombre de langues enseignées dans les classes primaires du canton »409. Le ton est évidemment grandiloquent, le canton se flatte de sa grandeur d'âme envers les populations italiennes, laissant de côté les conditions de vie difficiles et les morts qui ponctuent régulièrement l'avancée des chantiers. Toutefois, cela montre que l'école valaisanne - et plus largement suisse - ne se considère pas menacée par le multiculturalisme de son enseignement. Les réponses scolaires à l'immigration sont plus souples qu'en France et la création d'une école de langue italienne publique, subventionnée par le canton et les communes ne pose, pour ainsi dire, aucun problème.

Au travers de ces deux cas de figure, on peut aisément généraliser l'analyse et réfléchir aux logiques d'intégrations scolaires qui prennent place en France et en Suisse. En élargissant la focale, ces exemples donnent des indices sur la manière de concevoir la nation et l'identité nationale dans les deux pays. On observe une distinction nette entre l'école française, privilégiant une identité plus stricte, fondée sur un fort référentiel culturel commun et l'école suisse, qui accepte la pluralité des cultures en son sein sans que cela bouleverse l'ordre social410. Ici, le centralisme de la IIIe République et la fédéralisation de la Confédération orientent des choix différents dans les pratiques scolaires. Enfin, ces deux exemples réifient l'importance de la frontière étatique entre la Haute-Savoie et le Valais ; les écoles alpines, éloignées de quelques kilomètres seulement, ne fonctionnent pas de la même manière, ne véhiculent pas les mêmes représentations et ne donnent pas lieu aux mêmes pratiques.

409 AEV, 1 DIP 29, Rapport du département de l'instruction publique, 1898, p. 29.

410 Sur ce point voir : Didier FROIDEVAUX « Construction de la nation et pluralisme suisses : idéologie et pratiques », Swiss Political Science Review, 1997, n°3/4, p. 1-58.

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TROISIÈME PARTIE. Les Alpes protègent-

elles de la guerre ?

En adoptant une perspective micro-historique, il apparait que l'école de montagne n'est pas tout à fait la même qu'ailleurs : elle est pourtant différente d'un côté et l'autre des crêtes alpines. En privilégiant cette échelle, il est possible d'observer des contournements des normes scolaires nationales et les justifications qui les motivent. L'intérêt est double, d'une part : cela permet d'aller à rebours d'une historiographie qui considère bien souvent l'uniformité des systèmes scolaires nationaux de fait, sans réfléchir aux implications épistémologiques qu'un tel postulat suppose - nous avons pu comme cela opérer un jeu de frontières intraétatique. D'autre part, cela autorise, en prenant les Alpes comme cadre d'analyse, à repérer les aspects communs et différenciés de deux systèmes scolaires dans un même espace géographique qui, cette fois-ci, permet de jouer sur les frontières interétatiques. La situation des écoles de montagne a pu paraître parfois isolée et parfois intégrée à des espaces plus larges, principalement ceux des nations françaises et suisses. En réalité, les deux dimensions coexistent : elles touchent des aspects du réel, car les espaces se superposent sans s'annuler : on peut revendiquer sa territorialité alpine tout en se sentant français ou suisse, on peut être valaisan tout en se sentant appartenir à la patrie helvétique. Justement, avec la guerre, un cadre spatial de référence prend le pas sur les autres, il s'agit évidemment du cadre national. Dans les écoles, les références au milieu local sont évincées au profit de la nation. Les spécificités dû au milieu géographique - et politique - alpin existent certes toujours, mais elles ne rentrent plus dans les formes de justifications des acteurs. Les particularités s'effacent - ou du moins sont reléguées temporairement.

Quand l'appel sous les drapeaux se fait entendre : il faut participer à l'effort national. Cette description fonctionne évidemment pour la France, patrie belligérante, mais -et ce fut une surprise dans le cadre de cette étude- elle fonctionne aussi pour ce pays neutre qu'est la Suisse. Certes, les expériences de guerre sont sans commune mesure, un pays est en guerre, l'autre non, mais l'appareil étatique helvétique se met en branle et promeut, comme de l'autre côté des Alpes, l'unité de la nation, la beauté du sacrifice, la défense de la patrie. Vocabulaire surprenant, nous en convenons, il faut pourtant se prévenir de toute reconstruction mythifiée du passé : l'image de la Suisse patrie de la paix, éternellement neutre, n'est pas tout à fait juste. L'enga-

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gement de l'armée suisse dans les combats n'est pas advenu. Pour autant, la sécurité des frontières n'était pas garantie au déclenchement du conflit : personne ne pouvait savoir avec certitude si la nation allait combattre, surtout dans l'émulsion et l'angoisse qui accompagnent le début de la guerre. Une certaine culture de guerre traverse la forteresse alpine, d'ailleurs, la mobilisation générale est déclarée et, tout au long du conflit, des soldats suisses garderont - avec plus ou moins d'intensité - les frontières montagneuses des crêtes alpines. Le pays n'est pas non plus étanche aux conséquences économiques désastreuses qu'entraînent les combats acharnés déchirants l'Europe. Le système scolaire valaisan, comme son voisin français, est largement percuté par l'événement guerrier. Les deux écoles sont très liées avec les institutions militaires de leur pays respectif, les mobilisations touchent le personnel enseignant, désorganisant complètement les ministères de l'Instruction publique. L'école n'est pas non plus étanche à la crise économique dans son fonctionnement quotidien : papier, carton, bois de chauffage, viennent à manquer, travaux, réparations, chantiers, sont remis à plus tard. Une caractéristique commune aux deux territoires est leur éloignement des combats : les imbroglios administratifs liés au traité de Vienne de 1815 et, dans une certaine mesure, la position d'isolement des communes de montagne, protègent les populations haut-savoyardes - et par là l'école - d'une confrontation trop directe avec l'appareil guerrier. Ici, les expériences scolaires peuvent parfois présenter des éléments de similitudes entre les enfants valaisans et hauts-savoyards, à condition toutefois de ne pas oublier les divergences majeures, dont la principale sans doute : l'expérience du deuil. Enfin les frontières sont largement impactées par le conflit. Celles entre États se durcissent, renforçant ainsi l'hermétisme entre deux nations. Elles se ferment également au tourisme et reconfigurent les manières de vivre des habitants des montagnes. Toutefois, d'autres frontières, moins perceptibles parce que plus symboliques que physiques s'ouvrent. Les importantes tensions politiques qui traversent la Suisse créent de nouvelles lignes de rivalités à l'in-térieur même du pays. A l'inverse, le soutien plus ou moins affiché à l'un ou l'autre des belligérants, l'entrée dans le conflit en cours de guerre de certaines nations et l'espoir de paix chrétienne ouvrent des frontières de solidarité qui transgressent le cadre national tout en traversant l'école.

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CHAPITRE 8. Des systèmes scolaires ébranlés.

Il faut reconnaître d'emblée que les sources scolaires concernant la période de guerre sont beaucoup moins nombreuses que dans celles qui précèdent. Les systèmes scolaires se trouvent désorganisés par l'événement. Le corps enseignant mais aussi les autorités administratives sont mobilisées pour le front : en résulte une diminution sensible de la correspondance, les rapports d'inspections n'ont presque plus lieu. Il faut parer au plus urgent, les pratiques habituelles des acteurs de l'institution scolaire qui ne sont pas jugées primordiales s'effacent : nombre de réunions sont annulées des deux côtés de la frontière, il en va de même pour les rapports d'incident, les demandes de mutations, les affaires scolaires locales. En bref, les gestes de l'histoire quotidienne de l'école sont transfigurés au sein d'une culture de guerre. L'historiographie scolaire a longtemps mis de côté l'étude de la première guerre mondiale, postulant une sorte de continuité dans les périodes de l'avant et de l'après. Un certain nombre de travaux - sur lesquels nous ne manquerons pas de nous appuyer - rendent aujourd'hui justice à l'école en guerre. Effectivement, nous prenons le parti de ne pas postuler une stricte continuité des institutions sociales dans l'événement guerrier mais à l'inverse, de le considérer dans toute sa force de rupture et de recomposition historique411. En définitive, l'école primaire est une école en crise.

A] L'appel et la mobilisation des corps enseignants

Nous le savons maintenant bien, à l'heure de l'appel sous les drapeaux, une grande part du corps enseignant français est mobilisée. Environ 35 000 instituteurs partent pour le front412 sur les quelques 150 000413 - hommes et femmes confondus - que compte l'instruction primaire au moment de l'entrée en guerre : soit environ 23 % du total414. Peut-être plus étonnant, la

411 François DOSSE décrit le retour de l'événement en histoire et les manières de concilier rupture et discontinuité : voir « Événement » dans Christian DELACROIX, François DOSSE, Patrick GARCIA, Nicolas OFFENSTADT (dir), Historiographie, concepts et débats, t.II,, Paris, Gallimard, 2010, p. 744-756.

412 Emmanuel SAINT-FUSCIEN, « Les instituteurs combattants de la Grande Guerre : des soldats comme les autres ? », dans Jean-François CONDETTE (dir), Les écoles dans la guerre, Lille, Septentrion, 2014, p. 215232, § 16 [en ligne] < http://books.openedition.org/septentrion/7199>.

413 Antoine PROST, Histoire de l'enseignement..., p. 377.

414 Les chiffres semblent avoir été à peu près équivalent sur l'ensemble du territoire.

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mobilisation suisse est d'une ampleur équivalente. Bien que nous n'ayons pas trouvé de chiffres concernant la mobilisation des enseignants sur l'ensemble du territoire helvétique, ceux que contiennent les archives valaisannes en donnent une bonne indication. Sur les quelque 616 régents et institutrices que compte le canton, 150 à 160 servent sous les drapeaux en 1914415, soit environ le quart du corps enseignant, taux comparable au cas français. La mobilisation est massive et par ailleurs soutenue - avec des périodes plus creuses que d'autres - jusqu'à la fin de la guerre. Dans les deux pays, les institutions scolaires privées d'une bonne part de leur personnel enseignant doivent pourvoir à leur remplacement. Qui placer sur les estrades maintenant vides des salles ? Albert Sarraut, ministre de l'Instruction publique française publie une circulaire à l'attention des préfets départementaux dès le 18 Août 1914, il y indique que le service des instituteurs censés partir à la retraite à la fin de l'année scolaire est prolongé416. Le ministre poursuit : « Je n'ai pas besoin de spécifier que les élèves maîtres et les élèves maîtresses en cours d'étude peuvent être choisis par vous, sans limite d'âge, si vous les jugez aptes à des fonctions provisoires »417. Prolonger l'activité des vieux instituteurs, projeter les élèves-maîtres et maîtresses dans les salles de classes avant la fin de leurs études, voici les mesures trouvées pour endiguer l'hémorragie du personnel enseignant dans l'éducation française. Elles sont appliquées en Haute-Savoie où 180 instituteurs primaires et 47 élèves maîtres ont été appelés sous les drapeaux dès les débuts de la guerre418. Suite à la publication de la circulaire, le préfet décide que les élèves-maîtresses en deux et troisième année de l'école normale de Rumilly ainsi que les trois classes d'élèves-maîtres de l'école normale de Bonneville seront pris dans le service actif419 . Toutefois, ce nouveau vivier d'instituteurs potentiels va vite être épuisé. En 1915, en plus des 5 instituteurs sortis de leur retraite et des 21 élèves-maîtres des écoles normales, l'enseignement primaire haut-savoyard emploi 11 instituteurs venus des régions envahies par les Allemands mais également 95 intérimaires sans qualifications particulières pour exercer le métier420.

415 AEV, 1 DIP 29, Rapport du département de l'instruction publique, 1915.

416 ADHS, PA 68.3, 4600, Bulletin de l'instruction primaire du département de la Haute-Savoie, n°9, Septembre 1914, p. 191.

417 Ibidem, p. 192.

418 ADHS, PA 68.3, 4601, Bulletin de l'instruction primaire du département de la Haute-Savoie, n°11, Octobre 1915, p. 238.

419 ADHS, PA 68.3, 4600, Bulletin de l'instruction primaire du département de la Haute-Savoie, n°9, Septembre 1914, p. 198.

420 ADHS, PA 68.3, 4601, Bulletin de l'instruction primaire du département de la Haute-Savoie, n°11, Octobre 1915, p. 238.

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L'envoi de tous les hommes en âge au front - y compris les élèves-maîtres - a renforcé le phénomène déjà largement entamé de féminisation du corps enseignants. Pendant toute la durée du conflit, des élèves-maîtresses sont envoyées en qualité de stagiaires dans les écoles, les intérimaires sont quasiment exclusivement des femmes et les titularisations sont également essentiellement féminines : le 23 décembre 1915, 28 institutrices sont titularisées pour seulement 2 instituteurs421. Les institutrices suppléent au manque d'hommes dans des fonctions dont elles étaient auparavant exclues. Pour exemple, le 29 Juillet 1915, 5 d'entre elles sont employées au secrétariat de mairie sur le département422.

En Valais, les moyens utilisés sont similaires. La mobilisation des instituteurs en Août 1914 fait que le canton « a dû envisager l'éventualité imminente de manque de maîtres qualifiés, soit des titulaires effectifs pour un certain nombre de postes. L'ont dû ainsi, pour combler les vides creusés par la mobilisation, faire appel à d'anciens régents ou y suppléer pour le mieux »423. La formule « y suppléer pour le mieux » veut dire, à l'instar du cas français, engager des personnels non formés pour la fonction d'instituteur. Ainsi, le Valais délivre des certificats temporaires permettant à un certain nombre de personnes d'exercer des fonctions d'enseignement à condition de se présenter à un concours de fin d'année pour, soit prolonger ledit certificat, soit obtenir le brevet de capacité424 - équivalent du certificat d'aptitude pédagogique français. Les solutions provisoires sont donc les mêmes, il s'agit de pallier l'urgence. Ici aussi, ce sont principalement des femmes qui pourvoient au remplacement des instituteurs appelés. Il faut néanmoins introduire une différence assez large qui se situe dans la durée. La mobilisation française, nation en guerre, va être soutenue pendant les 4 années du conflit. À l'inverse, la mobilisation suisse, une fois les premières frayeurs passées et la certitude de la préservation de son statut de neutralité confirmée, baisse en intensité. Les autorités cantonales négocient avec l'État-major pour obtenir la démobilisation des instituteurs sous les drapeaux. La première année, les requêtes échouent, le chef du département de l'instruction publique de Lausanne répond à une lettre de son homologue valaisan, et lui fait part du fait que le canton n'a pu obtenir le renvoi que de 30 instituteurs sur les 240 sous les drapeaux425.

421 ADSH, 1 T 1279, Séance du conseil départemental de l'enseignement primaire de la Haute-Savoie, 23 Décembre 1915.

422 Ibidem, 19 Juillet 1915.

423 AEV, 1 DIP 29, Rapport du département de l'instruction publique, 1915, p. 43.

424 « Instruction primaire », L'école Primaire, n°5, Mai 1916, p. 2 (frontispice).

425 AEV, 1 DIP 145bis, R380, lettre du chef du département de l'instruction publique de Lausanne au chef du département de l'instruction publique du Valais, 24 Novembre 1914.

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Mais l'année suivante, on apprend que l'État-major « s'est départi de sa rigidité » en accordant « la libération de service pour tous les instituteurs dont nous avions absolument besoin pour assurer la marche normale de nos écoles »426. À partir de l'année scolaire 19151916, l'enseignement valaisan et plus généralement suisse est moins touché par la mobilisation de son personnel enseignant. Certains moments de crise appellent toutefois à des remobilisations ponctuelles, et certains instituteurs ne peuvent échapper au service. Malgré ces événements, le département de l'instruction publique valaisan peut déclarer que l'année scolaire 1917-1918 s'est déroulée presque normalement dû à la quasi-absence de mobilisation des instituteurs427.

Les enseignements français et suisses ont tous deux étés percutés par l'événement guerrier. La ressemblance dans les moyens utilisés pour parer à la situation d'urgence ne doit pas cacher le fossé entre les expériences vécues, illustré par la durée et l'intensité de l'événement touchant un pays en guerre et un pays qui ne l'est pas. En réalité, les instituteurs français sont eux aussi partiellement démobilisés avant la fin de la guerre, comme en témoigne le bulletin départemental en septembre/octobre 1918 : « Le retour des instituteurs mis en sursis d'appel a permis de procéder à une sélection et d'écarter les intérimaires les moins qualifiés »428 . Toutefois, la démobilisation progressive est tardive et sans commune mesure avec celle des régents valaisans. Autre différence majeure, les instituteurs français combattent et meurent : environ 7400 vont succomber au feu ennemi429 , dont 59 en Haute-Savoie430 . Le corps enseignant - à l'instar de la société française - est largement endeuillé, beaucoup d'instituteurs ne réintégreront jamais leur classe, d'autres si, mais amoindris, parfois invalides431. La guerre désorganise l'enseignement valaisan, elle fait de même en Haute-Savoie, sauf qu'en sus, elle laisse les traces d'une expérience combattante et non pas seulement d'une expérience de mobilisation. Effectivement la guerre traverse les Alpes, elle réifie néanmoins les frontières

426 AEV, 1 DIP 29, Rapport du département de l'instruction publique, 1915, p. 44.

427 AEV, 1 DIP 29, Rapport du département de l'instruction publique, 1918.

428 ADHS, PA 68.3, 4601, Bulletin de l'instruction primaire du département de la Haute-Savoie, n°8-9,Août/Septembre 1918, p. 219.

429 Emmanuel SAINT-FUSCIEN, « Les instituteurs combattants de la Grande Guerre : des soldats comme les autres ? », dans Jean-François CONDETTE (dir), Les écoles dans la guerre...op.cit, p. 215- 232, § 16 [en ligne] < http://books.openedition.org/septentrion/7199>.

430 ADHS, PA 68.3, 4601, Bulletin de l'instruction primaire du département de la Haute-Savoie, n°8-9,Août/Septembre 1918, p. 219.

431 On pense ici au dur retour en classe de Célestin Freinet. Voir Emmanuel SAINT-FUSCIEN, Célestin Freinet... op.cit.

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nationales en étant vecteur d'expériences vécues différenciées pour les instituteurs alpins français et suisses.

Au-delà du corps enseignant mobilisé, il faut maintenant s'intéresser au fonctionnement de l'école en temps de guerre. Nous avons vu qu'il fallait suppléer au personnel absent, mais l'école est plus largement touchée dans son organisation générale, maintenir sa bonne marche n'est pas chose aisée.

B] Faire fonctionner l'école en temps de guerre

Il faut absolument que les enseignements scolaires se poursuivent. L'école primaire est devenue en quelques décennies d'une importance telle dans les sociétés européennes qu'il est difficilement imaginable qu'elle s'interrompe, même en temps de guerre. Malgré l'investissement de l'institution pour la poursuite des enseignements, les moyens humains manquent pour assurer une marche normale. Localement, les situations divergent : dans le cas français, les territoires proches du front sont évidemment physiquement impactés par la guerre, le déplacement du front, les occupations de bâtiments scolaires pour les besoins de l'armée, ou encore l'exode des populations rendent l'objectif de continuité scolaire impossible à assurer. Toutefois, même les écoles des territoires de l'arrière sont touchées par les conséquences de la guerre, il s'agit néanmoins d'assurer leur fonctionnement du mieux possible.

En Haute-Savoie, pour satisfaire à la bonne tenue des écoles, l'inspecteur d'académie indique que 81 classes ont été fusionnées sur l'année 1914-1915, il précise que cela s'est fait « partout où la chose était possible »432. Ces fusions entraînent nécessairement des effectifs scolaires décuplés pour les enseignants restés à l'arrière, l'instituteur Léon Gavard témoigne que son épouse « robuste et courageuse, femme de la campagne a beaucoup travaillé [...] Pendant 4 ans et demi de guerre elle a eu tous mes élèves »433, il faut ajouter qu'en plus de donner du travail supplémentaire à un corps enseignant majoritairement féminin, elles créent ou accentuent le processus de mixité scolaire : deux phénomènes qui participent à une redéfinition des frontières de genre pendant la guerre. Toutefois, les fusions ont été faites lorsque cela était possible : dans les écoles de hameaux des Alpes, les classes uniques ne

432 ADHS, PA 68.3, 4601, Bulletin de l'instruction primaire du département de la Haute-Savoie, n°11, Octobre 1915, p. 238.

433 MUNAE, « fond Ozouf », Questionnaire n° 9400868 13, Léon Gavard.

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peuvent pas être fusionnées sans entraîner la fermeture d'une école au profit d'une autre, avec toutes les conséquences que cela implique. L'école du hameau des Grasonnets à Chamonix est fermée dès l'entrée en guerre, les enfants la fréquentant sont censés se rendre à l'école d'Argentières. Le 25 Novembre 1914, une pétition des mères du hameau est envoyée au préfet, il y est fait mention de l'impossibilité d'envoyer les enfants à Argentières « vu la quantité de neige » arguant « qu'il serait très malheureux que les enfants fréquentant ladite école soient privés de maître alors que tous leurs parents font leur devoir à la frontière »434. L'inspecteur primaire relate la demande des mères à l'inspecteur d'académie dans une lettre du 15 Janvier où il insiste à nouveau sur les difficultés de regroupement liées aux conditions topographiques : « des avalanches précoces ont été à craindre ces jours derniers, et depuis avant-hier la couche de neige tombée doit interdire les communications ». Il finit par écrire - avec l'appui du maire de la commune - « qu'il vaudrait mieux rouvrir l'école »435. Elle le sera effectivement quelques semaines plus tard. Ce bref exemple montre qu'au-delà de la volonté de l'État d'assurer au mieux la poursuite de la scolarité, les parents se mobilisent également dans ce sens : en « haut » comme en « bas », l'école n'est pas une chose à prendre à la légère, guerre ou non. En témoigne d'ailleurs la justification des habitants du hameau : tous les hommes font leurs devoir à la frontière, maintenir une scolarité décente relève d'un devoir de l'État. Les fermetures d'école ont d'ailleurs été limitées en nombre : en Octobre 1914, le département comptait 840 écoles436, puis 835 en Août-Septembre 1918437. Les enfants haut-savoyards ont - pour la plupart - eu accès à l'enseignement primaire durant le conflit. En Valais, les sources sont plus rares, toutefois, une note fait sobrement mention du fait « [qu'] exceptionnellement pour l'année 1914-1915, un certain nombre d'écoles n'auront pas eu le même maître pendant tout le cours scolaire par le fait de la mobilisation »438. Il est à n'en pas douter qu'une organisation scolaire plus fragile que sa voisine française a été pris de court par l'événement et le manque de personnel qui en découle. D'ailleurs, le chef de l'instruction publique fait état du fait que plusieurs écoles ont dû être temporairement supprimées et certaines classes provisoirement fusionnées439. En somme et

434 ADHS, 1 T 418, Pétition des parents du hameau des Grassonnets à l'intention du préfet, 25 Novembre 1914.

435 ADHS, 1 T 418, Lettre de l'inspecteur primaire à l'inspecteur d'académie, 15 Janvier 1915.

436 ADHS, PA 68.3, 4601, Bulletin de l'instruction primaire du département de la Haute-Savoie, n°10, Octobre 1915.

437ADHS, PA 68.3, 4600, Bulletin de l'instruction primaire du département de la Haute-Savoie, n°8-9, Août-Septembre 1918, p. 208.

438 « Part de l'État aux traitements », L'école primaire, n°4, 14 Avril 1915, p. 3 (frontispice).

439 AEV, 1 DIP 29, Rapport du département de l'instruction publique, 1915, p. 43.

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malgré des situations largement divergentes - les moyens employés sont similaires des deux côtés de la frontière, : en France comme en Suisse, l'enseignement primaire doit se poursuivre le plus normalement possible.

Nuançons cependant : la guerre amène nécessairement des compromis pratiques qui entravent la bonne marche des écoles. Dans les deux pays, l'appareil scolaire est en partie paralysé. Pour exemple, les conférences pédagogiques s'interrompent quasi-totalement, de même que les inspections scolaires qui deviennent de plus en plus irrégulières pour quasiment disparaître. En Haute-Savoie, 4 des 5 inspecteurs primaires sont mobilisés dès le début de la guerre440. S'ils sont peu à peu remplacés, la machine administrative marque un temps d'arrêt et perd en efficacité du fait des mouvements de personnels incessants : leurs remplaçants sont souvent novices, ne connaissent pas les situations locales aussi bien et sont d'ailleurs susceptibles d'être mobilisés à leur tour. En Suisse, l'examen pédagogique des recrues - couronnant les achèvements des cantons les plus impliqué dans d'instruction populaire - est supprimé pendant au moins deux années441, même chose pour le certificat d'aptitude français442. Au-delà du seul niveau administratif, les écoles sont confrontées à un absentéisme accru. Les enfants, déjà mobilisés pour les travaux agricoles pendant la bonne saison, remplacent systématiquement les pères absents443. Un article français à propos de deux enfants publié dans l'école primaire en fait d'ailleurs l'éloge : « On leur a expliqué que leurs papas et leurs frères étant partis pour la guerre, ce sont eux maintenant qui sont « les hommes », et ils ne s'en montrent pas peu fiers. Sous la fourche agile, le foin blond voltige, doré par le soleil couchant. Des brindilles légères, soulevées par la brise de montagne, dansent autour des petits faneurs. »444. Au niveau local, la désertion scolaire est vue avec un certain pragmatisme pratique - quoiqu'avec un certain retard ; En 1918, la commune de Chamonix, par délibération de la commission scolaire accorde un « droit d'absentéisme » à certains enfants qui travaillent aux champs en raison de « la dureté des temps »445. Manon Pignot écrit d'ailleurs très justement que

440 ADHS, PA 68.3, 4601, Bulletin de l'instruction primaire du département de la Haute-Savoie, n°10, Octobre 1915.

441 AEV, 1 DIP 29, Rapport du département de l'instruction publique, 1914, p. 21.

442 ADHS, PA 68.3, 4601, Bulletin de l'instruction primaire du département de la Haute-Savoie, n°1, Janvier 1915, p. 15.

443 Stéphane AUDOIN-ROUZEAU remarque que la garde des enfants au domicile pour les travaux agricoles est plus fréquente, cela entraîne une désorganisation de la cellule familiale. Voir La guerre des enfants, 1914-1918, Paris, Armand Colin, 2004 [1993], p. 85-87.

444 « Les remplaçants », L'école primaire, n°8, supplément, 15 Octobre 1915, p. 149-150.

445 ADHS, 1 T 418, Délibération du conseil municipal de Chamonix, 20 Septembre 1918.

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« pour un enfant de paysan, le départ du père entraîne d'abord le bouleversement affectif de la cellule familiale, mais il perturbe aussi toute l'organisation du travail agricole »446.

L'école continue donc à fonctionner, mais elle ne fonctionne pas pareil qu'en temps de paix. En France comme en Suisse, la mobilisation du personnel enseignant - plus généralement de la population masculine - déstabilise les ministères de l'instruction publique. Mais par-delà la question du personnel, l'école subit aussi les conséquences matérielles de la guerre, le conflit ne vient pas sans une crise économique qui touche l'institution scolaire de plein fouet.

C] L'école subit les conséquences de la guerre

L'école n'est pas étanche aux bouleversements socio-économiques plus larges qui touchent les sociétés européennes pendant le conflit. Effectivement, la Grande guerre va avoir des effets désastreux. Dans les réponses à l'enquête lancée par le ministère de l'instruction publique français auprès des instituteurs restés à l'arrière, des remarques touchant aux difficultés économiques auxquelles font face les populations sont souvent consignées. L'instituteur des Houches, petite commune alpine écrit que « la disette de monnaie divisionnaire se fait aussitôt sentir au point que le premier Août, il était impossible de trouver à changer un billet de cinquante francs chez tous les négociants du canton, mais même dans les caisses publiques »447 . L'instituteur Marrulaz qui exerce dans la commune de Morzine témoigne en 1916 du fait que « tout a renchéri, la plupart des articles d'au moins un tiers, d'autres ont fait plus que doubler, certains manquent complètement »448. Jean-Claude Favez nous apprend qu'en Suisse, le prix de la plupart des denrées alimentaire a doublé449. Certains matériaux, nécessaires au fonctionnement des écoles viennent à manquer comme le papier, si important pour tous les exercices scolaires. Le directeur des éditions Payot adresse une lettre au chef de la conférence intercantonale romande en 1917 pour lui signifier qu'il ne pourra pas tenir le coût fixé pour l'impression des manuels de cours de langue car le prix du papier a

446 Manon PIGNOT, « Les enfants », dans Stéphane AUDOIN-ROUZEAU, Jean-Jacques BECKER (dir), Encyclopédie de la Grande Guerre, Paris, Bayard, 2004, p. 587-600, p. 595.

447ADHS, 8 R 140, Réponse de l'instituteur des Houches à l'enquête du ministère de l'instruction publique, événements du 1 Août 1914.

448 Ibidem, Réponse de l'instituteur de Morzine à l'enquête du ministère de l'instruction publique, 16 Mai 1916.

449 Jean-Claude FAVEZ, « La suisse pendant la guerre », dans Stéphane AUDOIN-ROUZEAU, Jean-Jacques BECKER (dir), Encyclopédie de la Grande Guerre, 1914-1918, Paris, Bayard, 2004, p. 815-824, p. 819.

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augmenté de 80 % et ceux du carton 130 %450. Il n'est d'ailleurs pas rare que des communiqués soient publiés pour encourager les membres de l'instruction publique valaisanne à réutiliser des papiers usés pour écrire leurs lettres - ce qui sera fait. De même, de nombreux journaux tendent à disparaître et L'école primaire s'en sort de justesse en réduisant la taille de ses numéros.

La restriction est de mise, mais comment mener à bien les exercices scolaires sans le support papier, indispensable à bien des égards ? Concernant le matériel scolaire, les caisses des écoles se vident : les subventions de la commune de Chamonix qui s'élevaient à environ 2000 francs en 1914 tombent à un peu plus de 1400 en 1915, soit une diminution d'environ un quart et seulement pour la première année de guerre451. D'autant plus que les autres sources de financement disparaissent également. La disparition de la manne touristique influe directement sur les finances des écoles alpines. Certes, au moment de la déclaration de guerre, certains villégiateurs bloqués dans les stations alpestres sont restés : l'instituteur des Houches témoigne du fait que « plusieurs touristes en villégiature dans la commune ont tenu à participer aux travaux et ont avec ardeur manié la fourche et le râteau, faisant ainsi, d'un travail utile, un nouveau sport pour eux »452. Mais à part ces menus actes de solidarité, leur départ imminent entraîne une baisse drastique de revenus pour les sociétés alpines qui vivent pour une grande part de cette activité. À Saint-Gervais l'instituteur en témoigne : « le commerce local a beaucoup souffert de la guerre. Le pays étant un centre de villégiature, à la déclaration de la guerre, les hôtels et les villas se sont vidés. Ainsi, au grand hôtel, il y avait 172 pensionnaires, ils n'en sont restés que 34. Même proportion pour les autres hôtels »453. Cette situation joue sur l'instruction à deux niveaux, d'abord à celui des écoles qui ne peuvent plus compter sur le remplissage de leurs boîtes de collectes placées dans les hôtels - ce qui est dommageable pour l'achat du matériel scolaire - et ensuite, sur les communes elles-mêmes qui financent leurs politiques scolaires sur ces mêmes revenus. Le chef de l'instruction publique valaisanne confirme dans son rapport de 1914. Il témoigne des manques à gagner dues « à l'exode des étrangers aux premiers bruits de guerre [et] au brusque arrêt de toutes les affaires durant la

450 AEV, 2 DIP 21, n° 63a, Lettre du directeur des éditions Payot au chef de la conférence intercantonale romande, 10 Février 1917.

451 ADHS, 1 T 418, Délibération du conseil municipal de Chamonix, 22 Mai 1915.

452ADHS, 8 R 140, Réponse de l'instituteur des Houches à l'enquête du ministère de l'instruction publique, événements du 3 Août 1914.

453 Ibidem, Réponse de l'instituteur de Saint-Gervais à l'enquête du ministère de l'instruction publique, non daté.

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plus grande partie de la bonne saison »454. Les pertes économiques engendrées par la guerre influent alors directement sur la bonne marche des écoles.

D'ailleurs, celles-ci souffrent jusque dans leur bâti. L'instituteur de Morzine indique que dans le village, les travaux ont été réduits au strict minimum et les améliorations ajournées455 : cet état de fait touche aussi les bâtiments scolaires. En Août-Septembre 1918, le bulletin de l'instruction publique haut-savoyard déclare que les écoles sont en mauvais état mais que les travaux ne peuvent être effectués en raison du coût et de la rareté des matériaux456 : nul doute que la situation a été semblable durant toute la guerre. Les conséquences de ce manque d'investissement se font sentir : souvenons-nous des fragiles écoles de hameau qui, à peine quelques années après leur construction, nécessitaient déjà des travaux conséquents en raison des mauvaises conditions climatiques. D'autant plus qu'ici encore des inégalités spatiales se creusent entre les écoles de montagne et les autres. Comme l'écrit Manon Pignot457, l'enfance - sur tout le territoire et dans toutes les classes sociales - connait le froid pendant la guerre il est vrai que les pénuries de bois de chauffage ont durement impacté les foyers et les salles de classes pendant les 4 années et demie de guerre. Il n'est pas moins vrai que certains lieux ont été plus impactés que d'autres, les écoles alpines ont dû particulièrement en souffrir. En effet, si les sources sont avares en Valais, les archives concernant Chamonix permettent de rendre compte d'une situation qui paraît généralisable à l'ensemble des territoires qui connaissent les rudes hivers alpins. La commune se fournissait en anthracite à destination des écoles auprès d'un marchand de Genève à raison de 40 tonnes par an - à 40 francs la tonne - depuis 1913458, la guerre l'amène ses dépenses à la baisse. La fermeture de la frontière oblige Chamonix à se rabattre sur des marchands locaux dont les prix sont plus élevés - notamment en raison de la disparition de la zone franche qui garantissait des produits à bas coût. En effet, en 1916, le conseil municipal passe un contrat avec un marchand local, Monsieur Valoud, pour une quantité de seulement 19,5 tonnes au prix de 66,9 centimes la tonne459. La baisse drastique de la quantité de combustible pour nourrir les calorifères a nécessairement impacté la scolarité des enfants

454 AEV, 1 DIP 29, Rapport sur la situation de l'instruction publique, 1914, p. 31.

455 ADHS, 8 R 140, Réponse de l'instituteur de Morzine à l'enquête du ministère de l'instruction publique, 16 Mai 1916.

456ADHS, PA 68.3, 4600, Bulletin de l'instruction primaire du département de la Haute-Savoie, n°8-9, Août-Septembre 1918, p. 213.

457 Manon PIGNOT, Allons enfants de la patrie. Génération Grande Guerre, Paris, Le Seuil, 2012, p. 107-114.

458 ADHS, 1 T 418, Délibération du conseil municipal de Chamonix, 1913.

459 Ibidem, 1916.

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des écoles de hameaux, encore plus si on pense à l'état précaire des bâtiments. L'école, lieu accueillant pour les enfants pendant la mauvaise saison, perd de sa superbe lorsque la chaleur réconfortante des salles de classes n'est plus garantie.

Il faut ajouter au froid la faim, bien qu'en général les campagnes sont moins touchées que les villes460. L'école primaire publie très régulièrement à partir de 1915 dans son supplément des « recettes économiques éprouvées » qui se constituent souvent d'une soupe de pommes de terre : 1 litre et demi d'eau, 500 grammes de pommes de terre, 100 grammes d'oignons, 50 grammes de graisse, 40 grammes de farine, 10 grammes d'arôme Maggi, le tout pour 31 centimes de francs461. Les appels à la restriction sont nombreux, parfois cyniques, le journal fait par exemple l'éloge du pain rassis car « sous une moindre quantité, il nourrit mieux et il est meilleur pour l'estomac [...] mastiqué avec soin, il prend une saveur délicieuse que n'a jamais le pain frais »462. Si les populations alpines pratiquent l'agriculture, cette activité n'offre que peu de rentabilité en raison de la rareté des surfaces cultivables et des conditions climatiques peu clémentes, la principale activité est l'élevage, mais pour nourrir ce bétail, les produits agricoles sont nécessaires. L'importation est compromise, encore plus en Valais qu'en Haute-Savoie, le conseil d'État publie une proclamation en 1916 annonçant « le séquestre des pommes de terre » et conseillant de nourrir le bétail, non plus avec la fécule et le grain de maïs de privilégier l'orge et « les déchets divers »463 . De l'autre côté des Alpes, ce sont surtout les réquisitions de l'armée qui inquiètent progressivement les habitants. Aux Houches, la première réquisition de bétail - 20 vaches - le 7 décembre 1914 semble communément acceptée, de même pour celle du 21 Janvier, répartie le plus équitablement possible, la troisième deux semaines plus tard, concernant une tonne d'avoine est plus difficile car « dans la commune toutes les terres cultivables ont été converties en prairies artificielles »464. C'est surtout à partir de la quatrième - 15 bêtes - que l'instituteur reconnaît qu'elle « paraît devoir être acceptée plus difficilement » d'autant plus que les habitants se plaignent du fait que les frais d'expédition restent à leur charge465. Enfin le 22 Février 1917, l'armée demande 400 quintaux de foin, chose

460 Jay WINTER parle de « prospérité des campagnes ». Voir « Les villes », dans Stéphane AUDOIN-ROUZEAU, Jean-Jacques BECKER (dir), Encyclopédie de la Grande Guerre...op.cit, p. 608.

461 « Recette économique éprouvée », L'école primaire, n°2, supplément, 15 Février 1915, p. 40.

462 « Du pain rassis », L'école primaire, n°3, supplément, 1915, p. 55-56.

463 « Une proclamation du Conseil d'État », L'école primaire, n°10, 15 Octobre 1916, p. 4-5 (frontispice).

464 ADHS, 8 R 140, Réponse de l'instituteur des Houches à l'enquête du ministère de l'instruction publique.

465 Ibidem, 13 Février 1915.

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impossible pour la commune qui en propose l'envoi de seulement 175 466 . On sent ici l'amenuisement des ressources des communes autant que la lassitude des habitants : il faut participer à l'effort de guerre mais les réquisitions semblent les travailler à l'usure. Cet exemple ne concerne pas directement l'école, il est vrai, mais il offre un tableau assez large des conditions de vie - et morales - des populations qui ne sont pas sans impact sur la scolarité des enfants et la condition des enseignants. L'enfant a faim, l'enfant a froid, sur les bancs scolaires, les objets de son quotidien d'écolier viennent à manquer, il vit dans l'angoisse de la mort d'un proche - pour le cas français - ce qui, pour finir, crée des expériences scolaires bien différentes du temps de paix.

Un dernier point qui doit être abordé pour approcher l'école alpine dans son fonctionnement local et quotidien, est celui de l'accessibilité des lieux scolaires. Souvenons-nous de la pétition des parents des élèves du hameau des Grassonnets contre la fermeture de l'école fin 1914. Les mères comme l'inspecteur insistaient sur le fait que l'isolement des hameaux était accentué par le départ des hommes aux fronts, les premières écrivaient que « cette année, la route sera d'autant plus impraticable faute de bras pour l'ouvrir vu que tous les hommes sont appelés sous les drapeaux »467, et le second confirmait : « l'abattage de la neige sur les chemins est moins facile à faire »468. Indices ténus à nouveau, mais les habitants des hameaux déjà privés de communications avec l'extérieur pendant la moitié de l'année ont dû être encore plus entravés dans leurs déplacements au sein même de leur lieu de vie. L'impossibilité de déblayer les routes resserre encore les frontières des hameaux de montagne, l'école isolée l'est cette fois-ci pour de bon, et non dans les meilleures conditions.

Les institutions scolaires françaises et suisses subissent de nombreux bouleversements suite au déclenchement du conflit mondial. La guerre n'épargne pas l'école qui en subit les conséquences des deux côtés des crêtes alpines. Malgré les difficultés, le mot d'ordre est partout d'assurer une marche normale des écoles. Cela est-il possible ? Même si l'école reste ouverte, est-elle la même qu'avant le conflit ?

466 Ibid, 22 Février 1917.

467 ADHS, 1 T 418, Pétition des parents du hameau des Grassonnets à l'intention du préfet, 25 Novembre 1914.

468 ADHS, 1 T 418, Lettre de l'inspecteur primaire à l'inspecteur d'académie, 15 Janvier 1915.

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CHAPITRE 9. L'école transfigurée

« Les écoles ont fonctionné comme à l'ordinaire » écrit l'instituteur de Morzine en Mai 1916469. Que veut dire par là Antoine Marullaz ? Probablement que les écoliers ont pu se rendre à l'école quotidiennement. Cela, il est vrai, a été assuré par les efforts conjoints de tous les acteurs de l'institution scolaire. Malgré la mobilisation du corps enseignant, la désorganisation administrative, les conséquences matérielles et économiques de la guerre, l'école a tenu bon. Pourtant, l'événement guerrier a violemment bousculé la manière de faire classe, que ce soit au niveau des contenus ou des pratiques d'enseignement. L'école n'est pas étanche aux mouvements de la société qui l'englobe. Le conflit et les conséquences qui en découlent se font sentir jusque dans sa chair - plus dans le cas français que suisse, il est vrai. L'école devient ainsi l'usine du front, on ne compte plus les initiatives, d'abord locales puis nationales de confection de vêtements, de collectes de fonds, de nourriture au profit des soldats470. Elle devient aussi le terreau de l'agriculture : l'implication des enfants et des instituteurs dans la production agricole - d'ailleurs demandée par les pouvoirs publics - favorise la mobilisation de l'institution dans le soutien à la nation. Les différentes oeuvres scolaires - ouverture de garderies, cantines gratuites, accueil des réfugiés, collectes diverses...- poursuivent l'intégration de l'école à la situation de guerre. Enfin, le renforcement de l'enseignement patriotique national participe lui aussi à transfigurer l'école. En bref, la guerre introduit des expériences scolaires particulières, en rupture nette avec celles d'avant Août 1914.

A] L'école, usine du front, terreau nourricier de la nation

Les écoles françaises s'investissent dans la guerre. Partout sur le territoire, enseignants et élèves s'appliquent pour confectionner des objets utiles aux soldats du front. Ces initiatives sont souvent prises par les instituteurs et institutrices eux-mêmes avant 1916 car, comme l'écrit

469 ADHS, 8 R 140, Réponse de l'instituteur de Morzine à l'enquête du ministère de l'instruction publique, 16 Mai 1916.

470 Voir Hugues MARQUIS, « L'École primaire de la Charente dans la Grande Guerre. Un aspect de l'effort de guerre par la mobilisation patriotique », dans Jean-François CONDETTE (dir), Les écoles dans la guerre...op.cit, p. 137- 158, § 16 [en ligne] < http://books.openedition.org/septentrion/7199>.

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Stéphane Audoin-Rouzeau, le cadre de la pédagogie de guerre est fort général durant les deux premières années du conflit, laissant ainsi une assez grande marge de manoeuvre aux instituteurs471. Les mots d'Albert Sarraut l'illustrent bien : « je m'abstiens d'édicter, en ce qui concerne les horaires et le programmes de ces classes exceptionnelles, le moindre règlement général. Vous pourrez en varier l'organisation selon la diversité des besoins locaux »472. Drôle de paradoxe, c'est au moment où l'école républicaine est le plus tournée vers la nation qu'elle est en même temps soutenue par les initiatives locales : les échelles s'imbriquent dans l'effort national. Les écoliers sont donc mis à contribution dès l'école maternelle pour faire de la charpie destinée aux coussins des trains sanitaires473. Ils confectionnent également des passes montagne, des couvertures, des chandails et des chaussettes474. Suite à la circulaire Sarraut, le préfet de la Haute-Savoie adresse une lettre aux maires des communes pour recommander l'emploi des femmes et des jeunes filles à la confection d'habits, il propose aux communes d'ouvrir des ateliers partout où faire se peut475 - ceux-ci prendront bien souvent place dans les locaux scolaires des communes. Une année plus tard, le Bulletin de l'instruction primaire revendique la fabrication et l'envoi au front de plus de 10 000 objets476. L'implication de l'école et de ses acteurs est forte et soutenue, l'instituteur des Houches explique que dès le début de la guerre, les institutrices de la commune ont participé à l'achat de la laine nécessaire à la fabrication des gants, des mitaines et des ceintures477. L'école devient une sorte d'usine du front. Dans les salles de classe, au lieu des habituels leçons, s'ajoutent - ou se substituent - les ateliers de confections d'objets à destination des soldats. Les élèves sont directement concernés par l'événement guerrier depuis les pupitres scolaires et sous l'impulsion des enseignants. Lors de la conférence pédagogique du canton de Thonon, tenue le 6 Novembre 1915, l'inspecteur primaire s'exprime ainsi : « continuons à travailler pour les soldats »478.

471 Stéphane AUDOIN-ROUZEAU, La guerre des enfants... op.cit, p. 35.

472 ADHS, PA 68 3, 4600, Bulletin de l'instruction primaire du département de la Haute-Savoie, n°9, Septembre 1914, p. 159-160.

473 Stéphane AUDOIN-ROUZEAU, La guerre des enfants... op.cit, p. 222.

474 Emmanuel SAINT-FUSCIEN, « Ce que la guerre fait à l'institution : l'école primaire en France autour du premier conflit mondial », Guerres mondiales et conflits contemporains, 2020, n°278, p. 5-22, p. 14.

475 ADHS, PA 68 3, 4600, Bulletin de l'instruction primaire du département de la Haute-Savoie, n°10, Octobre 1914, p. 104-105.

476 ADHS, PA 68 3, 4601, Bulletin de l'instruction primaire du département de la Haute-Savoie, n°10, Octobre 1915, p. 246.

477 ADHS, 8 R 140, Réponse de l'instituteur des Houches à l'enquête du ministère de l'instruction publique.

478 ADHS 1 T 294, « Conférences pédagogiques cantonales. Conférences de l'Automne 1915 sur la première guerre mondiale », conférence du canton d'Abondance, 6 Novembre 1915.

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Assez logiquement, les écoles valaisannes ne semblent pas réquisitionnées de la sorte pour la confection d'objets à destination d'un front qui n'existe pas. La nation helvétique n'étant pas en guerre, les besoins de matériels pour l'armée sont beaucoup moins conséquents. Néanmoins, Françoise Breuillaud-Sottas remarque que dans les cantons romands - sans que le Valais soit spécifiquement mentionné - plusieurs caisses de vêtements sont envoyées en France sous l'initiative d'institutrices en solidarité aux populations en guerre. Elle mentionne également qu'une d'elles, exerçant à Neufchâtel, a fait réparer des vêtements par ses élèves afin qu'ils servent aux réfugiés479. Ces initiatives sont pourtant isolées et les expériences scolaires en temps de guerre divergent diamétralement sur ce point entre les écoles françaises et les écoles suisses. Un autre aspect les rapproche cependant tout en prenant des formes différentes : celui de l'agriculture et de la mise à contribution de l'institution scolaire pour assurer la culture des terres face à la menace grandissante de la faim.

La Confédération suisse comptait beaucoup avant-guerre sur ses importations en produits agricoles en provenance des pays voisins. La fermeture totale puis partielle des frontières a largement remis en cause ce modèle. En France, la guerre a aussi eu son lot de conséquences sur l'agriculture - d'autant plus dans les pays montagneux. Le manque d'hommes dû à la mobilisation force les deux pays à se tourner vers de nouveaux acteurs pour assurer la culture des champs. Qui mieux que les enfants et les enseignants restés à l'arrière ? D'autant plus que les écoles comportaient déjà des cours d'agriculture et que les enseignants s'acharnaient à propager les meilleures techniques agricoles à travers les campagnes. L'école a été moins regardante sur les absences pendant les périodes de récolte, elle a également joué un rôle de relais et de diffusion de l'urgence agricole, celle-ci comptant dorénavant au nombre des actions patriotiques de première importance.

En Valais, un instituteur appelle par exemple dès 1915 ses collègues à organiser des conférences d'agriculture, à traduire des manuels pratiques, afin de « suppléer à la cherté, la difficulté, à la lenteur des approvisionnements du dehors »480. Il revient donc aux instituteurs de continuer et d'intensifier leur travail de diffusion des connaissances agraires, activité primordiale en temps de guerre. De nombreux articles paraîtront pendant toute la durée de la guerre dans l'École primaire pour inciter les valaisans à rester à la campagne et valoriser la

479 Françoise BREUILLAUD-SOTTAS « Réfugiés, évacués,et internés. L'accueil des populations civiles dans le Nord de la Haute-Savoie au début de la Grande Guerre. (Août 1914-Février 1915) », dans Frédéric TURPIN (dir), Les Pays de Savoie... op.cit, p. 235-264, p. 246-247.

480 « L'instituteur et la culture intensive du sol », L'école primaire, n°6, Juin 1915, p. 44-46, p. 44.

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culture des champs contre les attraits de la ville : thématique ancienne mais intensifiée dans les colonnes du journal avec le manque prégnant de denrées agricoles. Pour exemple, dans un article d'Octobre 1915, il est question d'élever les enfants dans l'amour des champs, l'auteur se pose cette question : « Est-il nécessaire de répéter cette recommandation dont les événements actuels nous ont démontré si clairement toute la valeur ? »481. Il poursuit en s'adressant aux parents : « intéressez-les [les enfants] dès leur plus jeune âge à tous les travaux. Expliquez-leur toute la suite des phénomènes de la végétation. Qu'ils se réjouissent avec vous du bon rendement de vos champs ; qu'ils vous accompagnent au marché, aux foires, dans les expositions, partout où ils pourront apprendre quelque chose se rapportant à l'exploitation de vos terres. Ne craignez pas de leur faire donner des connaissances théoriques et utilisez autant que possible les écoles d'agriculture »482.

Il faut donc agir sur la jeunesse afin de pallier les conséquences désastreuses du désintérêt agricole. La guerre dévoile le manque d'éducation en ce domaine au sein des écoles du canton. En 1917, un autre instituteur pointe le fait que le canton ne possède pas - à l'inverse des autres nations européennes - de jardins scolaires, plus qu'utiles dans le cadre d'une pédagogie hors-les-murs « pour encourager l'adoption de méthodes améliorées d'horticulture, d'arboriculture, de viticulture etc »483. Ainsi, la guerre permet une prise de conscience des limites de la politique scolaire valaisanne, mais les mesures ne sont que prospectives, elles visent à corriger et à prévoir un après, et non à modifier les pratiques présentes. Avant le conflit, la politique scolaire du Valais était déjà très conciliante vis-à-vis des absences au moment des travaux des champs. Elle libérait même la plupart des élèves à ce moment - souvenons-nous que les écoles de montagne se terminaient en Avril et reprenaient en Octobre. Une mesure effective est à noter cependant lorsqu'en Mars 1917, le Département de l'instruction publique dispense les élèves ayant échoué à l'examen d'émancipation d'effectuer une année supplémentaire sur les bancs scolaires, et cela « afin de favoriser la mise en culture des terrains et d'augmenter la production agricole »484 .

Dans le cas français, les choses sont différentes. Tout d'abord, la mobilisation plus massive et plus soutenue de la population masculine se fait davantage sentir dans les territoires

481 « Élevons nos enfants dans l'amour des champs », L'école primaire, n°8, Octobre 1915, p. 159.

482 Ibidem.

483 Raphaël MORET, « L'enseignement agricole dans nos écoles primaire (suite) », L'école primaire, n°6, Juin 1917, p. 43-44, p. 43.

484 « Dispenses scolaires », L'école primaire, n°3, Mars 1917, p. 2 (frontispice).

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ruraux. En plus de cela, la volonté d'assurer un fonctionnement « normal » des écoles fait que les élèves sont censés être scolarisés au moment des travaux des champs. Il faut alors trouver des moyens d'assurer la culture et les récoltes, ressources primordiales pour assurer la survie de la nation dans la durée. Contrairement aux confections d'objets, ces initiatives interviennent plus tardivement - à partir de 1916 - et sont prises majoritairement « par le haut » au moyen de circulaires - même si des initiatives locales les devancent. Le 10 Juin 1916, Paul Painlevé, ministre de l'instruction publique, publie une circulaire vantant « l'utilité des travaux horticoles auxquels peuvent se livrer, durant leurs moments de loisir, les élèves de nos lycées, collèges et écoles de tout ordre » et leurs résultats « loin d'être négligeables, à une heure où tous les bras disponibles doivent travailler à tirer de la terre de France son produit maximum »485. Ainsi, pour suppléer au manque d'hommes, les enfants sont encouragés par l'institution scolaire à s'adonner autant que faire se peut aux travaux agricoles durant leur temps libre. En réalité - nous l'avons déjà mentionné - l'école est beaucoup plus conciliante qu'auparavant concernant les absences dues aux activités des champs. Les décisions sont souvent prises au niveau local - comme dans le cas de Chamonix évoqué dans le chapitre précédent. Les enfants, sans oublier les femmes, vont remplacer les pères et frères partis au front. L'instituteur de Morzine, Monsieur Marullaz, témoigne de cette situation tout en la jugeant d'un regard cynique : « On constate que les jeunes gens de 14 à 18 ans s'émancipent rapidement : le père n'est plus là pour commander, la mère est moins écoutée. La direction et la charge du travail leur incombent, ils prennent la direction de la famille avec beaucoup de suffisance et se croient des hommes »486. Toutefois, la mobilisation de l'école dans les travaux agricoles se fait jusqu'alors hors les murs, bien que les instituteurs soient utilisés comme relais de l'appel national : en 1917, les choses changent. La circulaire de Viviani, alors ministre de l'Instruction publique vient introduire les pratiques agricoles au sein même de l'école. Les enseignements agricoles doivent maintenant servir la production effective de denrées alimentaires. Sont réquisitionnés pour cet objectifs, les jardins scolaires, les champs de culture expérimentales des écoles et/ou - avec l'accord des mairies - les terrains communaux laissés en friches - ces travaux peuvent même empiéter sur les heures d'éducation physique487. Cette fois-ci et à l'inverse du cas suisse, la guerre modifie les pratiques proprement pédagogiques des enseignants et enfants jusque sur le temps scolaire.

485 ADHS, PA 68 4, 4601, Bulletin de l'instruction primaire du département de la Haute-Savoie, n°3-4, Mars/Avril 1916, p. 102.

486 ADHS, 8 R 140, Réponse de l'instituteur de Morzine à l'enquête du ministère de l'instruction publique, 16 Mai

1916.

487 Stéphane AUDOIN-ROUZEAU, La guerre des enfants... op.cit, p. 223-224.

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L'année suivante, dans une circulaire du 14 Janvier 1918, Lafferre se félicite des résultats et invite à « intensifier l'effort accompli l'an dernier » afin « que les surfaces cultivées par nos élèves soient encore plus étendues cette année [...] Pour que le nombre des animaux élevés soit plus grand, pour que les cueillettes de plantes, les collectes de matériaux utiles à la défense nationale soient plus fréquentes et plus abondantes »488.

Comme l'écrit Emmanuel Saint-Fuscien : « la guerre a transformé les pratiques pédagogiques comme elles ne l'avaient jamais été dans l'histoire de l'éducation sur un temps si court »489 . L'école a fonctionné oui, mais les pratiques et contenus d'enseignement ont largement été altérés. L'école française met à contribution ses élèves dans des activités proto-industrielles et agricoles, la faisant pleinement entrer au service de la nation, d'abord à l'initiative des enseignants puis, au fil des mois, à celle de l'État. On peut donc légitimement dire que l'école est transfigurée par l'événement guerrier, les expériences scolaires de ses acteurs s'en trouvent profondément modifiées. L'école suisse, bien que moins directement touchée est néanmoins traversée par la guerre, l'encouragement dans les activités agricoles pour sauver la nation helvétique en témoigne. Au-delà même de ces nouvelles pratiques, l'appareil scolaire est imbriqué dans un tissu d'oeuvres sociales qui, à nouveau, lui fait tourner tous ses regards vers la nation - mais pas seulement.

B] L'école solidaire

Avec la guerre, les lieux et les personnels scolaires sont encore plus investis qu'en temps normal en faveur des oeuvres solidaires. Celles-ci prennent différentes formes, organisées pour des causes locales, souvent nationales et parfois même internationales. L'école devient le coeur d'un réseau de mobilisation solidaire qui lui confère des nouvelles prérogatives - ou en intensifie d'anciennes. Ces différentes actions transgressent les frontières traditionnelles : l'école de montagne, dont l'isolement géographique est renforcé durant cette période, est paradoxalement mobilisée pour des causes qui étirent ses frontières à l'extrême.

En France, les collectes de fonds pour différentes oeuvres sociales prennent un essor sans précédent. Nous nous appuierons ici sur le témoignage de l'instituteur des Houches, très riche

488 ADHS, PA 68 4, 4601, Bulletin de l'instruction primaire du département de la Haute-Savoie, n°1, Janvier 1918, p. 7.

489 Emmanuel SAINT-FUSCIEN, « Ce que la guerre... » op.cit, p. 6.

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en détails, pour montrer que même dans les villages alpins les plus aux marges de la nation, instituteurs, institutrices et élèves s'organisent localement dans un soutien qui débordent les intérêts locaux. Principalement à partir de l'année 1915, les collectes de fonds se multiplient. Le 26 Mai, 218 francs sont récoltés pour la journée française du secours national. Le lendemain, une autre collecte a lieu dans les écoles pour une somme de 23 francs 35 centimes. Le 27 Juin, une souscription pour la journée de l'orphelinat des armées rapporte 137 francs, le 4 Octobre, à l'occasion de la journée des éprouvés de guerre, c'est un total de 176 francs. La vente de cartes postales des 26 et 27 Décembre pour la journée des poilus vient terminer l'année 1915 (122 francs). Continuons sur l'année 1916 : le 11 Juillet, la journée serbe collecte 77 francs, le 7 Septembre, la souscription pour les militaires tuberculeux de Haute-Savoie 46 francs490. Les oeuvres caritatives sont extrêmement nombreuses, enseignants et enfants sont régulièrement mobilisés pour les relayer, pour collecter des fonds. La population du village est, quant à elle, sans cesse mise à contribution. Cette brève liste, non-exhaustive, montre bien que les collectes se font pour des causes diverses et variées dans leurs objets et dans leurs échelles, allant des militaires tuberculeux hauts-savoyards au soutien aux réfugiés serbes - remarquons cependant que ce sont les oeuvres pour des causes nationales qui incitent à une contribution plus généreuse. Au sein même de leur classe, les enseignants renforcent - par des exercices bien choisis sur la guerre - la solidarité avec les soldats du front, mais ils étendent également cette solidarité aux nations alliées. En 1915, lors d'une conférence pédagogique tenue dans le canton d'Abondance, l'inspecteur primaire énonce à propos du programme de géographie à destination des cours moyens : « commençons par étudier l'Alsace, puis le bassin Parisien et même le bassin de Londres - ne furent-il pas réunis pendant des siècles ? Remontons vers le nord, la Belgique, la Hollande [...] l'Autriche, l'Italie, puis les Balkans et la Russie. Disons pourquoi ces pays sont convoités par les Boches »491. Face à l'ennemi commun, la solidarité dépasse les limites de la nation.

Localement, les enseignants primaires prennent une place centrale dans la vie des villages en temps de guerre. C'est par exemple à leur initiative qu'est créée l'association « L'accueil français » en 1916 pour l'accueil des enfants réfugiés492 ; C'est également eux qui, à Chamonix,

490 ADHS, 8 R 140, Réponse de l'instituteur des Houches à l'enquête du ministère de l'instruction publique.

491 ADHS 1 T 294, Conférence du canton d'Abondance, 6 Novembre 1915.

492 ADHS, PA 68 4, 4601, Bulletin de l'instruction primaire du département de la Haute-Savoie, n°3-4, Mars/Avril 1916.

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se cotisent pour verser 200 francs à l'oeuvre de l'orphelinat de l'enseignement primaire493. Plus largement, l'instituteur organise des garderies au détriment de ses congés, il devient un véritable administrateur local, il « est sollicité pour dresser des bons de réquisitions, des passeports, des états de denrées : il devient garde champêtre, appariteur municipal, afficheur public ou gérant de boulangerie coopérative »494 . Les acteurs de l'institution scolaire débordent le cadre de l'école. En témoigne le rôle des élèves, sollicités pour participer aux collectes scolaires, et même incités à y contribuer financièrement. Au sein même des classes, les correspondances entamées avec les instituteurs mobilisés et plus largement, avec les soldats du front, finissent d'intégrer l'école dans un réseau solidaire qui recoupe les échelles à l'aune de la guerre. Ici encore, les expériences scolaires sont largement bouleversées.

Côté suisse, les écoles développent là aussi des actions et des sentiments de solidarité qui dépassent les reliefs helvètes. Ce sont moins les collectes d'argent qui sont mises en avant - encore qu'elles existent - mais plutôt un soutien idéologique aux nations alliées, surtout vrai pour la Suisse Romande - nous y reviendrons. Si la nation helvétique n'a pas été directement engagée dans la guerre, cela ne veut pas dire qu'elle ait été strictement neutre, comme la reconstruction des événements à posteriori - et le mythe national aidant - ont pu le laisser penser495. L'exemple le plus frappant est sûrement l'identification du pays à la Belgique dès les débuts de la guerre. La rapide violation du statut de neutralité belge a immédiatement provoqué des vagues de solidarité en Suisse. En effet, « le plat pays » partage plusieurs caractéristiques avec la Suisse - sauf évidemment l'adjectif « plat » - que ce soit au niveau de sa taille modeste, de son multiculturalisme revendiqué ou de sa position géographique : nation proclamée neutre au milieu des belligérants. Le manque de considération du statut belge et les exactions dénoncées plus tard font craindre un sort semblable à la nation Suisse, non assurée au début des hostilités du respect de sa neutralité. Ainsi, les colonnes de l'école primaire vont rapidement se couvrir d'articles de solidarité envers la patrie belge, bafouée par les bottes allemandes. En septembre 1914, est publié un article au nom éloquent « Le héros », dans lequel est fait l'éloge

493 ADHS, PA 68 4, 4601, Bulletin de l'instruction primaire du département de la Haute-Savoie, n°8, Août 1916.

494 Emmanuel SAINT-FUSCIEN, « Ce que la guerre... » op.cit, p. 10.

495 Charles HEIMBERG écrit que les mythes constitutifs de la nation suisse (intelligence, neutralité, paix...) ont été fort prégnant jusqu'au moins la Seconde Guerre mondiale et qu'ils continuent d'infuser encore aujourd'hui. Voir « L'histoire scolaire édifiante de la Suisse » dans Benoît FALAIZE, Charles HEIMBERG, Olivier LOUBES, L'école et la nation, Lyon, ENS, 2013, p. 45-55.

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d'un bourgmestre belge ayant résisté à l'envahisseur allemand496 . Suivra par la suite une multitude d'autres papiers visant à « envoyer un salut d'admiration ému au petit peuple qui défend avec un héroïsme digne des temps anciens la liberté de son territoire et les droits de la civilisation »497. La défense du peuple belge glisse vers la défense des alliés et logiquement vers la condamnation de l'Allemagne. Celle-ci perd son rayonnement d'avant, et même des débuts, de la guerre. L'exemple le plus frappant est peut-être dans les suggestions de sujets de rédaction à destination des maîtres du canton en 1917 - extrait un peu long mais qui mérite d'être cité :

« Depuis la guerre, vous vous intéressez plus que jamais au pays et au peuple de Belgique. Pourquoi ? Dites ce que vous pensez de l'héroïsme des Belges et de la conduite de leurs Souverains, le roi Albert Ier et la reine Élisabeth ? Indications. - En un court, mais substantiel récit, les élèves devront résumer la partie de la guerre relative à la Belgique, montrer l'injustice de l'envahissement de ce pays qui était neutre ; rappeler son héroïque défense, les ravages irréparables commis dans les villes et les cruautés dont furent victimes les habitants. Ils s'étendront davantage sur le courage et la grandeur des Belges, à qui leurs Souverains ont donné, et donnent encore de si admirables exemples. Ils termineront, après avoir apprécié comme il convient une telle conduite et en exprimant les sentiments de fraternité effectifs que la France a voués à, jamais à cette vaillante nation. »498.

Au-delà des élans de solidarité idéologique, la Suisse accueille de nombreux réfugiés sur son sol. Le 12 Novembre 1914, le Comité valaisan de secours pour les Belges adresse une lettre au chef de l'instruction publique pour lui transmettre une liste des enfants belges hospitalisés en Valais tenus de fréquenter les écoles du canton : la liste ne compte que 8 noms mais il est à n'en pas douter que le nombre n'a cessé d'augmenter sur la période499. Les chiffres des Belges internés nous sont inconnus mais pour exemple, le seul canton du Valais a accueilli plus de 9000 internés français sur la période 1914-1918500. De plus, l'institution scolaire valaisanne ne se contente pas de l'accueil des enfants sur les bancs scolaires, elle organise également à partir de 1916, des conférences tenues par des instituteurs auprès des internés français et belges hospitalisés dans le canton « dans le but de familiariser les internés [...] avec nos institutions

496 « Le héros », L'école primaire, supplément au n°9, Décembre 1914, p. 95-96.

497 « L'éducation du patriotisme chez les belges », L'école primaire, n° 4, Avril 1915, p. 25-27, p. 25.

498 « Composition française », L'école primaire, n° 3, Mars 1917, p. 23.

499AEV, 1 DIP 145bis, R 347, Lettre du Comité valaisan de secours pour les Belges au chef de l'instruction publique, 12 Novembre 1914.

500 Voir Marianne WALLE, « Les prisonniers de guerre français internés en Suisse », Guerres mondiales et conflits contemporains, n°253, 2014, p. 57-72.

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politiques et militaires, avec notre histoire, notre littérature, notre industrie, nos conditions économiques etc. »501 . Ici encore, les sources sont avares, il faut néanmoins remarquer que l'école valaisanne et plus largement l'école suisse a elle aussi été bousculée dans ses pratiques scolaires habituelles, que ce soit au niveau de la pédagogie - défense de la Belgique et des alliés - et même de certaines pratiques scolaires - accueil de réfugiés, investissement des instituteurs pour les internés. Le pays a également été secoué par de forts troubles politiques qui ont directement impacté le bien-fondé du pacte national, faisant craindre des risques de rupture, nous y reviendrons plus largement dans le chapitre suivant. En France aussi, l'accueil massif de réfugiés a eu des conséquences sur les pratiques pédagogiques, entraînant dans certains endroits, la saturation des salles de classes - ici encore, nous l'aborderons au moment d'analyser les territoires alpins dans la guerre.

Après l'école usine, l'école terreau de l'agriculture, l'école solidaire, il s'agit maintenant d'ajouter un dernier aspect de l'école en guerre : l'école nationale. En effet, si toutes les thématiques précédentes ont bien montré la transfiguration des pratiques et expériences scolaires pendant la période de guerre, il en est une autre qui cette fois rapproche beaucoup plus les écoles françaises et suisses, c'est l'importance pédagogique renouvelée que prend l'enseignement national et patriotique.

C] L'école nationale et patriotique

Au déclenchement de la guerre, la Suisse traverse des troubles politiques majeurs, le conflit est vecteur de tensions entre les territoires de langue française et de langue allemande, chacun soutenant plus ou moins le belligérant dont ils partagent la langue. Nous avons déjà évoqué les échanges économiques et culturels entre la Suisse romande et la France, les liens entre la partie alémanique et l'Allemagne sont encore plus prononcés. Au début du conflit, les oppositions déjà présentes entre les deux Suisses sont poussées à leur paroxysme, si bien que Pierre Du Bois parle de « menaces de désunion » ressenties par les populations502. Du côté romand, la violente politique de dénonciation de l'Allemagne est contrebalancée par un soutien plus timide mais réel des cantons alémaniques à l'empire de Guillaume II. La presse s'emballe,

501 AEV, 1 DIP 29, Rapport sur la situation de l'instruction publique, 1914, p. 40.

502 Pierre DU BOIS, « Le mal suisse pendant la Première Guerre mondiale : Fragments d'un discours sur les relations entre alémaniques, romands et tessinois au début du vingtième siècle », Revue européenne des sciences sociales, n° 53, 1980, p. 43-66, p. 44.

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l'armée est accusée de germanophilie et d'espionnage anti-alliés, une enquête interne est ouverte et deux colonels sont sanctionnés - de manière trop clémente pour les romands503. Plus encore, des jeux d'influence des deux voisins belligérants vont se dérouler au sein même du territoire helvétique, là où la censure n'a pas muselé la presse. Romands pro-français et alémaniques pro-allemands, tous deux soutenus par les nations française et allemande vont alors s'affronter au travers des journaux504. Dans ce tableau dépeint à larges traits l'on observe à nouveau que la guerre déborde ses frontières505 . Comment préserver l'unité nationale ainsi menacée par la guerre ? Plusieurs tentatives de la part d'intellectuels suisses prennent place, notamment à travers la création de la Nouvelle Société Helvétique, au premier Février 1914 afin de travailler à la consolidation de l'identité suisse. Une branche locale se forme d'ailleurs en Valais au 28 Novembre 1915, réunissant entre autres des professeurs et des inspecteurs scolaires, dans le but de « sauvegarder le patrimoine national, [...] fortifier le sentiment national » et enfin « développer l'éducation nationale »506 . Les objectifs que se propose d'atteindre la société passent très largement par l'éducation. En effet, l'école, par ses fins civiques et sa capacité d'action sur le corps social, est l'outil privilégié d'un tel projet. D'autant plus que les tensions politiques se sont immiscées jusque sur les bancs scolaires. Pierre du Bois, faisant référence à sa propre expérience d'élève, souligne que « les rognes débordent quelquefois le cadre des criailleries. Dans les écoles, les élèves alémaniques et allemands sont l'objet de quolibets ou de brimades »507. Dans le cas du Valais, le dépouillement des archives fait apparaître les premières agitations dues au bilinguisme du canton - situation qui ne semblait pas poser problème auparavant. Le 14 Octobre 1914, le maire de la commune de Savièse écrit une lettre au chef de l'instruction publique pour se plaindre du fait que Monsieur Geiger - suisse allemand - n'envoie pas ses enfants à l'école - francophone - du village. Il anonce qu'il lui « paraît que lui [Geiger] et sa famille doivent s'assimiler et s'habituer à vivre de la vie de la commune », rappelant que la famille Geiger est « dans une commune française. Il n'avait qu'à s'établir à Sion s'il voulait que ses enfants restent allemands »508 . Les termes du maire de

503 Voir Jean-Jacques LANGENDORF, Pierre STREIT, Face à la guerre. L'armée et le peuple suisses. 1914-1918 / 1939-1945, Infolio, Gollion, 2007.

504 Landry CHARRIER, « La neutralité suisse à l'épreuve de la Première Guerre mondiale. L'Internationale Rundschau, une entreprise de médiation internationale », Histoire@Politique, n°13, 2011/1, p. 146-160.

505 Nous paraphrasons ici une phrase du journaliste/écrivain Sorj CHALANDON à propos de l'IRA : « Je trouvais étrange que la guerre déborde ainsi ses frontières », Mon traître, Paris, Grasset, 2007, p. 84.

506 « Nouvelle société helvétique », L'école primaire, n°10, 15 Décembre 1915, p. 3 (frontispice).

507 Pierre DU BOIS, « Le mal suisse... » op.cit, p. 60.

508 AEV, 1 DIP 145bis, Lettre du maire de Savièse au chef de l'instruction publique, 14 Octobre 1914.

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Savièse sont lourds de sens, et laissent clairement transparaître le clivage culturel qui traverse la Suisse : la commune est « française » et Geiger et ses enfants sont « allemands », tous restent pourtant suisses. La politique scolaire du canton va alors s'efforcer de mettre en application les idées de la Nouvelle Société Helvétique, en 1916, le rapport annuel du département de l'instruction publique insiste explicitement sur le renforcement de l'éducation nationale dans les programmes du supérieur au primaire509. La même année se tiennent trois séances de la conférence générale des chefs des départements de l'instruction publique - contre une au maximum les années précédentes - avec pour sujet principal « l'éducation nationale », de même pour la conférence romande510. Les administrateurs scolaires ont conscience du potentiel de gravité des troubles politiques qui agitent le pays. Le modèle étatique fédéral n'est sûrement pas le meilleur système pour coordonner les politiques scolaires, mais c'est pourtant la première fois que tous les cantons se mettent d'accord à différentes échelles - cantonale, intercantonale, fédérale - de manière à oeuvrer à l'intérêt général. Jusque-là jalousement gardée, l'autonomie relative des cantons suisses est temporairement mise de côté. Le temps de la guerre, il faut insister sur l'helvéticité de l'ensemble du territoire plutôt que sur ses particularismes si l'on veut sauvegarder l'unité nationale. Le climat de tension retombe à partir du milieu de l'année 1915, l'heure est à la conciliation. Un article paru en Octobre 1915 dans L'école primaire l'illustre bien : « A vouloir défendre une langue contre l'autre, à s'acharner à ce jeu, ne court-on pas le risque de dépasser le but proposé et de ne plus défendre la langue, mais la mentalité même d'un pays voisin ? » et conclue « nous devons conserver la mentalité suisse »511. L'école suisse se nationalise, elle insiste davantage sur les fins civiques de l'enseignement. Elle change d'échelle, insiste davantage sur l'appartenance au territoire national qu'au territoire linguistique ou même qu'à celui du canton. Jay Winter écrit que les villes ont été nationalisées pendant la guerre512, on peut aisément étendre la remarque aux territoires ruraux : cette nationalisation passe largement par l'école et l'objectif de communion nationale.

De l'autre côté des Alpes, en territoire français, un phénomène similaire prend place, sauf qu'il ne s'agit pas d'endiguer des conflits internes mais d'oeuvrer pour l'unité nationale contre

509 AEV, 1 DIP 29, Rapport du département de l'instruction publique, 1916, p. 6.

510 Ibidem, p. 38-39.

511 « Utilité des langues », L'école primaire, n°8, 15 Octobre 1915, p. 166-167, p. 166.

512 Jay WINTER, « Les villes », dans Stéphane AUDOIN-ROUZEAU, Jean-Jacques BECKER (dir), Encyclopédie de la Grande Guerre...op.cit, p. 601-610, p. 601.

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l'ennemi qui la menace. À l'école, les références spatiales changent, certes, la nation a toujours été au centre de l'enseignement, mais elle coexistait avec des entités territoriales plus restreintes, à l'échelle de la région, de la petite patrie - sans d'ailleurs que l'une et l'autre soient contradictoires car comme Chanet, Thiesse et d'autres l'ont montré, l'enseignement scolaire utilisait souvent ces entités locales comme des miniatures de la nation, englobées en elle513. Dans le Bulletin de l'instruction primaire de la Haute-Savoie, il n'y a plus aucune référence à des événements locaux qui ne seraient pas directement en contact avec la guerre et donc avec la nation. Les concours des sociétés savantes locales, les articles d'histoire locale, les réunions des sociétés comme celle des amis des arbres ou d'autres, disparaissent.

De même au sein des séances du conseil départemental de l'instruction publique, lorsque des personnages du pays sont fêtés c'est parce qu'ils ont été cités à l'ordre du jour, à l'image de l'instituteur Laponnier, capitaine dans l'armée et cité au moins 5 fois entre 1916 et 1918514. Les instituteurs, eux aussi dans leurs réponses à l'enquête, recensent tous les enfants du village morts au front, tous les blessés mais aussi chaque décoration qu'un habitant de la commune a obtenu pour ses faits d'armes contre les Allemands. Les contenus pédagogiques se tournent entièrement vers la guerre, d'abord sous les initiatives des enseignants et des revues pédagogiques avant que l'institution reprenne la main : Stéphane Audoin-Rouzeau et Emmanuel Saint-Fuscien l'ont trop bien décrit pour qu'il soit utile de s'y attarder515. Néanmoins, les quelques mémoires d'instituteurs préparés à l'occasion des conférences pédagogiques conservés aux archives départementales de la Haute-Savoie rendent bien compte du fait que toute la pédagogie est tournée vers la guerre et vers l'éducation patriotique. Pour exemple, Madame Thurin, institutrice de Nouglar, écrit dans son papier : « le rôle de l'école est de faire que le pays tout entier sache pourquoi il combat, pour quelle histoire, pour quel avenir pour quels faits quelles idées et, en éclairant ainsi de sa science le sentiment national, comme en l'affermissant de son exemple, de l'entretenir et le fortifier dans une confiance inébranlable et une volonté de victoire totale ». L'institutrice poursuit sur les pratiques d'enseignement qu'elle met en place pour parvenir à ces fins : « Nous lisons beaucoup : communiqués officiels, lettres de soldats patriotes, lectures sur la guerre actuelle prises dans les « Livres roses », les

513 Voir entre autres, Jean-François CHANET, L'école républicaine...op. cit et Anne-Marie THIESSE, Ils apprenaient la France... op.cit.

514 ADHS, 1 T 1276, Réunion du conseil départemental de l'instruction publique, 16 Février 1916, 30 Octobre 1917, 21 Février 1918, 30 Mai 1918.

515 Stéphane AUDOIN-ROUZEAU, La guerre des enfants... op.cit, Emmanuel SAINT-FUSCIEN, « Ce que la guerre... » op.it.

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« Lectures pour tous », les journaux etc. » mais encore « les dictées et les rédactions sont empruntées à la guerre, nous apprenons des chants et poésies patriotiques qui réveillent l'âme du peuple »516.

A travers ce chapitre, nous avons essayé de montrer que la guerre induit une rupture dans les pratiques pédagogiques et dans les expériences scolaires que peuvent avoir enseignants et élèves. Notre propos a été de faire voir que la guerre ne s'arrêtait pas aux Alpes mais qu'elle traversait, sous certaines formes, la Suisse, provoquant ici aussi son lot de bouleversements dans la manière de faire école : « il n'y a pas besoin d'une guerre pour avoir un temps de guerre »517. Néanmoins il faut nous prévenir contre l'idée d'établir un parallèle parfait entre la situation française et celle suisse. L'école française et l'école suisse sont transfigurées par la guerre mais n'oublions surtout pas qu'une nation est en guerre et l'autre non. L'ampleur des événements n'a aucune commune mesure d'un côté et de l'autre des Alpes, il faut toujours avoir cette distinction cruciale en tête. Même dans les moments où elles paraissent le plus proche - comme dans cette sous-partie - les politiques scolaires divergent fortement : l'école suisse se tourne entièrement vers la nation oui, mais celle-ci n'est pas sous le feu des canons. L'école française, elle, s'implique entièrement à enseigner le patriotisme et à consolider le sentiment national, mais se surajoute une culture de guerre, une expérience du deuil, sans équivalence en Suisse, plutôt favorable à la paix - de plus en plus au fil de l'avancée du conflit.

Toutefois, il ne faut pas non plus oublier que les situations ne sont pas homogènes au sein même des nations. Là encore, la dimension spatiale et la notion de frontière jouent un rôle important dans l'analyse. Frontières nationales bien sûr, mais aussi frontières internes : les territoires français de l'avant ne sont pas impactés de la même manière que ceux de l'arrière. La Haute-Savoie occupe d'ailleurs une place particulière - dû autant à des imbroglios administratifs qu'à la position géographique du département - que nous tenterons d'éclaircir. Il faut ici pratiquer des jeux d'échelle : à la question principale de cette partie « les Alpes protègent-elles de la guerre ? » plusieurs réponses sont possibles. On serait tenté de répondre par la négative car les écoles alpines françaises ont été impliquées dans l'événement guerrier, on peut aussi arguer que les écoles valaisannes ont pâti du conflit, celui-ci a modifié les manières de faire école outre-Alpes. Nous devons pourtant nuancer ce constat en montrant que

516 ADHS, 1 T 294, Mémoire de l'institutrice Thurin à l'occasion de la conférence pédagogique d'Automne 1915.

517 Phrase prononcée par Stéphane AUDOIN-ROUZEAU lors du séminaire « La guerre transmise », co-organisé avec Emmanuel SAINT-FUSCIEN à l'EHESS, 22 Octobre 2021.

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d'une certaine manière, les territoires alpins se sont trouvés à l'écart d'une confrontation trop directe avec l'appareil militaire.

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CHAPITRE 10. Les territoires alpins dans la guerre

Les situations locales sont difficiles à appréhender dans le moment de la guerre. Nous avons été pris malgré nous dans l'événement guerrier, sa force de mobilisation, son omniprésence dans les archives raréfiées, nous éloignent involontairement d'une approche du vécu local de l'école en milieu de montagne. Bien évidemment, ce vécu quotidien est lui-même en grande part animé par l'expérience guerrière, que ce soit à l'école, dans les familles, dans la plus grande partie de l'espace public et privé - surtout en France : partout la nation en guerre, partout un frère, un père, un oncle sous les drapeaux. Notons toutefois que la puissance de l'émulsion nationale, la dévotion pour la patrie en guerre, tendent à gommer la complexité des expériences sociales : celles-ci divergent selon les lieux.

De la même manière que les parents d'élèves mobilisaient un discours stéréotypé afin d'obtenir l'autorisation du contournement de certaines normes scolaires, l'école adopte un discours de guerre de circonstance, non moins empreints de stéréotypes valorisés par la conjoncture. Il n'est pas ici question d'affirmer que les acteurs scolaires dissimulent éhontément, sous un vernis patriotique, une indifférence totale aux événements présents ; Non ! Mais les sentiments co-existent sans s'annuler : l'angoisse peut côtoyer la lassitude, la frustration accompagne la tristesse. Il est maintenant temps de revenir à une analyse plus spécifique des territoires alpins en guerre. Les situations sont plus originales que la mobilisation soutenue de la société civile pour la nation peut le laisser penser. L'école de l'avant n'est pas impactée de la même manière que l'école de l'arrière et, en replaçant ici la notion d'environnement alpin - et les représentations qui lui donnent corps : l'école de plaine n'est pas non plus impactée de la même manière que l'école de montagne. Plus encore, la guerre ferme des frontières, elle en ouvre d'autres : tandis que les limites étatiques s'affirment de toutes leurs forces, d'autres s'étendent ou se rétractent. Par les jeux d'alliance, de solidarité, la situation de guerre institue des espaces de jonctions ponctuels, de nouvelles échelles d'identification, parfois plus larges et plus visibles qu'en temps de paix.

A] La Haute-Savoie, un territoire éloigné du front

Le front est lointain pour les habitants de la Haute-Savoie, ses soldats combattent à la frontière pour défendre la nation, mais ce département qui partage ses frontières avec d'un côté

518 .

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la Suisse, de l'autre l'Italie, n'est pas directement menacé par l'avancée du front, du moins à partir du moment où le conflit devient guerre de position, où l'avancée ennemie jusque dans les montagnes reculées des Alpes semble improbable. De même, en Valais, une fois les premières frayeurs dues à l'invasion de la Belgique passées, le canton se sait hors de danger, sa frontière avec la France n'est pas menacée - mais cependant bien gardée. En France, la différence d'expérience vécue entre les territoires de l'avant et ceux de l'arrière est très marquée, elle se traduit dans la manière de faire école. Certes, l'école se tourne vers la guerre, mais elle n'est pas matériellement en guerre. C'est-à-dire, que ses locaux sont en général plus épargnés au moment des réquisitions par l'armée : la scolarisation poursuit son cours, dans des conditions changées mais dans des lieux qui restent stables. Emmanuel Saint-Fuscien écrit qu'en Octobre 1914, 2031 écoles sont déjà réquisitionnées, ce qui impose aux « écoles vacantes » de s'installer dans des lieux parfois insolites, souvent inconfortables : salles de mairies, cafés...

L'occupation des locaux scolaires semble être une constante des guerres modernes: ces bâtiments administratifs sont utiles pour servir de quartier général aux forces armées et les vastes salles de classe sont propices à l'installation des blessés - Marc Bloch en rendra plus tard compte pour un autre conflit519. Qu'ils soient réquisitionnés pour servir de QG, d'hôpitaux, ou détruits dans les bombardements, les bâtiments scolaires de l'avant souffrent de la guerre et avec eux les populations d'élèves, d'enseignants, ou d'habitants en général - déplacés au fil de l'avancée du conflit, replacés dans des locaux précaires. Toutefois, Hugues Marquis montre - en prenant la Charente comme terrain d'étude - qu'à l'arrière aussi les bâtiments scolaires peuvent être réquisitionnés, entraînant également une relocalisation des enseignements scolaires pas toujours aisée520.

Et pourtant en Haute-Savoie, aucune réquisition d'école n'a lieu, c'est du moins ce qu'affirme l'inspecteur d'académie dans son rapport annuel sur l'année 1915-1916521. Pourquoi cela quand l'on sait que la frontière savoyarde est traversée par le flux des internés de guerre soignés en Suisse lors de leur retour en France ? La réponse est étonnante et demande de revenir

518 Emmanuel SAINT-FUSCIEN, « Ce que la guerre... » op.cit, p. 11.

519 March BLOCH, L'étrange défaite, Paris, Gallimard/Folio, 1990 [1946]. On pense ici aussi au film de Claude BERRI sur un village au moment de la libération suite à la Seconde Guerre mondiale : Gérard Depardieu joue dans le rôle de Léopold, le tenant d'auberge du village, ravi d'accueillir la classe d'école dont les locaux ont été bombardés : Uranus, France, 1990 (Adaptation du roman du même nom de Marcel Aymé [1948]).

520 Hugues MARQUIS, « L'École primaire de la Charente dans la Grande Guerre. Un aspect de l'effort de guerre par la mobilisation patriotique », dans Jean-François CONDETTE (dir), Les écoles dans la guerre...op.cit, p. 137158, § 13 [en ligne] < http://books.openedition.org/septentrion/7199>.

521 ADHS, PA 68 4, 4601, Bulletin de l'instruction primaire du département de la Haute-Savoie, n°9-10, Septembre/Octobre 1916, p. 175.

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un siècle plus tôt. Le congrès de Vienne, signé en 1815 après les défaites napoléoniennes, rendait les territoires de la Savoie au Royaume de Sardaigne - après leur brèves parenthèse française - tout en instaurant la fameuse zone franche dont nous avons déjà parlé entre le canton suisse de Genève et une grande part du territoire savoyard. Il prévoyait également la neutralisation militaire de la zone en cas de conflit armé entre les voisins de la Suisse et même la possibilité pour cette dernière d'occuper militairement la Savoie du Nord522. Lors du passage de la Savoie - divisée ensuite en deux départements - à la France, en 1860, les clauses du congrès ne sont pas abolies. Ainsi un flou persiste sur cette zone qui recouvre presque 90 % du territoire haut-savoyard. Évidemment, un siècle plus tard, il est impensable que la Confédération Suisse envoie son armée occuper la Savoie française, même en cas de conflit. Toutefois, les clauses de neutralisation sont restées dans les esprits, si bien qu'au déclenchement de la guerre, seuls 157 soldats blessés sont envoyés dans le département pour recevoir des soins puis, en raison du statut du territoire, sont internés sans possibilité de réintégrer l'armée avant 1915523. Justement, cette même année, la Suisse profère finalement son accord pour que des hôpitaux militaires soient installés dans la zone, sauf qu'à ce moment-là, la plupart des organisations de secours sont déjà installés hors-zone, principalement dans le département de la Savoie où elles resteront jusque-là fin de la guerre - à l'exception de la ville de Thonon524. En résumé, pour des raisons administativo-politiques qui n'ont aucun rapport avec l'environnement alpin, le département de la Haute-Savoie est protégé d'une confrontation trop directe avec l'appareil guerrier : sur son sol, pas de réquisition de locaux scolaires, pas de soldats blessés ; le paysage alpin n'est finalement pas un paysage en guerre, ou alors, les conséquences en sont moins présentes qu'ailleurs.

Insérons maintenant quelques nuances au sein même du département. Certes, ni bombardements, ni pilonnages, ni réquisitions et transformations de locaux scolaires n'ont lieu sur le territoire haut-savoyard525, mais dans le même temps les réfugiés belges et français des régions dévastées affluent vers les lieux épargnés par la guerre, 13 500 seront accueillis entre 1914 et 1918526. Les réfugiés ramènent la guerre dans les Alpes, leurs récits sur les horreurs du

522 Hans Rudolf FUHRER, Mauro CERUTTI, Marc PERRENOUD, Markus BÜRGI, « Guerre mondiale, Première », dans Dictionnaire historique de la Suisse (DHS) [en ligne] Guerre mondiale, Première ( hls-dhs-dss.ch).

523 Sébastien CHATILLON, « Le régime des zones franches franco-suisses en 1914 : objet de tensions diplomatiques » dans Frédéric TURPIN (dir), Les Pays de Savoie... op.cit, p. 70-72.

524 Ibidem.

525 Ce qui donne au département une situation à part au sein même des territoires de l'arrière.

526 Frédéric TURPIN (dir), Les Pays de Savoie... op.cit, p. 11.

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front, la narration de leur exil permettent - à l'instar des permissionnaires - de tisser un fil qui rattache la nation combattante et celle de l'arrière. Toutefois, en y regardant de plus près, les réfugiés sont accueillis dans les vallées, souvent dans les villes les plus importantes du département - comme Annecy, Thonon, Bonneville, La Roche ou Cluses. Françoise Breuillaud-Sottas, en étudiant l'accueil des réfugiés dans l'arrondissement de Thonon remarque que les cantons de montagne ne reçoivent pas, ou très peu de réfugiés. Pour exemple, en Septembre 1915, les cantons montagneux n'en ont reçu aucun alors que le département en a déjà accueilli plus de 4000527. Effectivement, en regardant de plus près les archives, on se rend compte que lorsque le conseil municipal des Houches vote chaque année une subvention aux réfugiés, celle-ci est toujours adressée à l'association pour les réfugiés qui se situe à Bonneville528, dans la ville de plaine, jamais à la montagne. D'ailleurs, dans les inspections des instituteurs de la commune de Chamonix pendant la guerre, il n'est jamais fait mention de la présence de réfugiés dans les classes, ni d'une surpopulation des locaux scolaires liée à un fort afflux de personnes. Pourquoi les réfugiés sont-ils absents de ces lieux ? Les raisons invoquées sont liées à la géographie physique, justifiées par les difficultés de transport inhérentes aux communes de montagne. Certes, nous l'avons montré, l'hiver n'est pas tendre avec les territoires alpins, surtout lorsque la guerre a retiré les bras utiles au déblayage des routes et chemins. Toutefois, certains bourgs - pas les hameaux - ayant profité de la manne touristique pour développer leurs infrastructures de transport et leurs capacités d'accueil semblent tout indiqués pour accueillir ces populations. Souvenons-nous que les lieux de villégiature se vident : Chamonix qui possède une voie ferrée529 et reçoit plusieurs dizaines de milliers de visiteurs chaque année dans ses spacieux hôtels, possède une capacité d'accueil des centaines de fois supérieures à son nombre d'habitants. Et pourtant, les réfugiés n'y sont pas dirigés. Les raisons sont sûrement complexes mais, il est à notre sens utile d'évoquer la représentation que l'on se fait de la montagne comme moteur de ce choix. Même les lieux les plus visités, les plus renommés souffrent de l'image persistante de la montagne comme territoire de l'isolement - ce qu'elle est parfois, surtout en hiver et dans les hameaux. Objectivement, ceux-ci disposent des ressources nécessaires pour faire face à l'exode des populations de l'avant, mais, en suivant George Bertrand, les sociétés

527 Françoise BREUILLAUD-SOTTAS « Réfugiés, évacués, et internés. L'accueil des populations civiles dans le Nord de la Haute-Savoie au début de la Grande Guerre. (Août 1914-Février 1915) », dans Frédéric TURPIN (dir), Les Pays de Savoie... op.cit, p. 236 et 240 ;

528 Ainsi 50 francs sont alloués en 1915 puis 70 l'année suivante etc. Voir ADHS, 8 R 140, Réponse de l'instituteur des Houches à l'enquête du ministère de l'instruction publique.

529 D'ailleurs utilisée pour le transport de bêtes à destination de l'armée.

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« ne sont pas directement influencées par leur environnement agroécologique du moment, mais par la projection sur ce dernier de tout l'héritage écologique, de tous les fantasmes et de toutes les cosmogonies façonnées au cours des siècles »530. Ici, pas de déterminisme géographique strict, mais un état de fait justifié par les représentations des autorités vis-à-vis des lieux de montagne. En bref, cela a pour effet d'introduire à nouveau des différences dans le vécu de la guerre par les populations des plaines et celles des montagnes : différences qui influent sur les manières de faire école, sur la plus ou moins grande proximité d'avec le conflit selon les lieux.

Manon Pignot insiste elle aussi sur la sensation de distance qu'entretiennent les populations de l'arrière - au premier chef les enfants - par rapport à la guerre. Tout en ayant donné le plus d'hommes à la nation, les campagnes semblent plus distanciées avec l'événement, les moyens d'informations circulent moins531, les discours de guerre ne semblent pas toujours acquérir un fort écho. Cela se traduit dans les travaux des enfants qui, eux aussi, savent ce que l'institution scolaire attend d'eux dans cette conjoncture particulière : la fougue patriotique attendue fait place à un discours normé qui n'en garde que la forme. Même les jeux de guerre, très présents au début du conflit, s'effacent au profit des jeux « normaux », ceux d'avant les hostilités532. La guerre rend las, les enfants ont du mal à s'identifier aux réalités quotidiennes d'autres personnes, d'autres enfants qu'ils ne voient pas, qu'ils ne fréquentent pas et ce, malgré les sollicitations continuelles de l'institution scolaire pour exalter leur sentiment d'appartenance nationale.

« Pour lui qui n'a jamais quitté son village, qui n'a rien vu au-delà du coin de terre dans lequel il vit, il est déjà difficile de comprendre que ce coin de terre qui lui paraît immense, n'est qu'un point imperceptible dans ce grand pays qui est le sien et qu'on appelle la France »533. Cette phrase aux accents misérabilistes qu'on trouve dans l'introduction de l'abrégé d'histoire de Savoie a peut-être plus de sens lorsqu'on l'applique aux enfants. Voilà l'impossible communion nationale, les limites de l'extension scalaire que propose la pédagogie des petites patries - plus encore dans un pays relativement protégé des affres du conflit. Stéphane Audoin-Rouzeau termine d'ailleurs son ouvrage sur l'enfance en guerre en écrivant que les enfants font

530 Georges BERTRAND, « Pour une histoire écologique de la France rurale, l'impossible tableau géographique », Dans George DUBY Armand WALLON (dir.), Histoire de la France rurale, t. I, Paris, Le Seuil, p. 8-118, p. 109, cité par Nicolas ELLISON, Semé sans compter, Paris, Éditions de la Maison de l'Homme, 2013, p. 110.

531 Manon PIGNOT, Allons enfants... op.cit, p. 204-206.

532 Ibidem, p. 334-338.

533 F. CHRISTIN, F. VERMALE, Abrégé...op.cit, p. V-VI.

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finalement souvent preuve d'indifférence face à la guerre534. Au-delà même des enfants, les sentiments et les pensées de l'ensemble des membres de l'institution scolaire ne tournent pas en permanence autour de celle-ci, c'est ce qu'on remarque dans les rares dossiers d'inspection conservés sur la période. Il n'est presque jamais fait mention de la guerre : l'inspecteur primaire visite Madame Perrin, institutrice à Chamonix le 30 Mars 1917, il félicite l'enseignante pour son bon travail auprès des élèves, allant même jusqu'à écrire que, dans sa classe on « est habitué à la discipline au travail régulier et joyeux » 535 - adjectif qui ne nous viendrait pas naturellement à l'esprit en considération des événements.

Manon Pignot écrit quant à elle : « Il y a sûrement plus de points communs entre une jeune française et une jeune allemande vivant chacune en situation d'occupation - allemande ou russe - qu'entre une Auvergnate et une Sedanaise, fussent-elles du même âge »536. Cette phrase insiste sur la puissance de l'expérience de l'occupation, elle perce audacieusement une brèche dans le cadre de référence nationale souvent choisi dans l'historiographie de la Grande Guerre : en posant apriori l'homogénéité d'une culture nationale, on en oublie de considérer la complexité des expériences vécues537. En reprenant la proposition et en l'inversant, nous nous demandons à notre tour s'il n'y a pas plus de points communs entre un écolier haut-savoyard habitant une commune de montagne et son voisin valaisan qu'entre ce premier écolier et son concitoyen des territoires de l'avant ?

Poser une certaine similarité dans le vécu des habitants de montagne indépendamment de leur nationalité ne doit pas non plus faire oublier que les frontières physiques entre les deux territoires de l'étude n'ont jamais été aussi étanches.

B] La fermeture des frontières

Avec l'entrée en guerre, les frontières étatiques prennent toute leur force de rupture. Nous l'avons évoqué, le cadre spatial de référence est plus que jamais incarné par la nation, reléguant d'autres formes de territorialités à l'arrière-plan. Lorsque la guerre est déclarée, les frontières se ferment. Celle entre la vallée de Chamonix et la vallée du Trient, dont la traversée venait tout

534 Stéphane AUDOIN-ROUZEAU, La guerre des enfants... op.cit, p. 248-249.

535 ADHS 1 T 737, Dossier individuel de l'institutrice Pauline Perrin, rapport d'inspection du 30 Mars 1917.

536 Manon PIGNOT, Allons enfants... op.cit, p. 338.

537 C'est peu ou prou l'idée principale contre laquelle se dresse Nicolas MARIOT dans son ouvrage : Tous unis dans la tranchée ? Paris, Seuil, 2013.

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juste d'être facilitée par l'ouverture de la ligne de chemin de fer Chamonix/Martigny - celle-là même qui a causé tant de soucis aux autorités scolaires en raison des populations ouvrières italiennes - est brutalement close. De tentative d'en faire un espace de jonction, la frontière alpine s'affirme comme espace de disjonction. Dès le premier Août, l'instituteur des Houches en rend compte : « 9h du soir : Délivrance de sauf-conduits pour la frontière du Valais de trois allemandes, dont l'une, Madame Grégory, femmes d'un officier allemand de Leipzig »538. Les villégiateurs allemands sont autant de potentiels ennemis, les conduire en Suisse, à quelques kilomètres de là, est la priorité des autorités locales dès le déclenchement de la guerre. Neuf jours plus tard, la commune met en place des corps de gardes civils, armés par les fusils de la société de tir que dirige l'instituteur, un corps est dépêché à la frontière du Châtelard - celle avec le Valais - afin de surveiller les étrangers sur les voies de communication539. Le territoire se nationalise : les étrangers, auparavant bien reçus car si importants pour l'économie locale deviennent suspects.

La frontière qui n'existait presque pas pour l'économie du voyage marque maintenant une nette séparation. Les cours d'allemand organisés dans bien des localités touristiques cessent : Monsieur Schütt, qui donnait depuis 1908 des conférences gratuites pour les enfants de guides de Chamonix est lui aussi reconduit. Si quelques années plus tôt l'inspecteur primaire regardait d'un bon oeil cet enseignement, « répondant à une nécessité locale »540 - et se disait curieux d'y assister - le discours change, les nécessités locales se diluent dans celles nationales. Ainsi, lors des conférences pédagogiques à l'Automne 1915 dans les cantons de Thonon et d'Abondance, les conclusions de la circulaire ministérielle du 10 Septembre 1915 sur la répercussion des événements de la guerre à l'école primaire sont reprises par les inspecteurs et instituteurs haut-savoyards. Au sujet de la continuité ou l'arrêt de l'enseignement de langue allemande dans les écoles, la consigne est la suivante : « Les langues nous révèlent le secret des incompatibilités entre les civilisations » 541 avec ses variables plus concises et violentes « Incompatibilités des mentalités françaises et boches » 542 . Qu'ils soient volontairement renvoyés hors du territoire français - comme dans le cas des Allemands - ou qu'ils partent en raison des circonstances - c'est le cas des villégiateurs - les éléments étrangers sont épurés du

538 ADHS, 8 R 140, Réponse de l'instituteur des Houches à l'enquête du ministère de l'instruction publique, événements du 1 Août 1914.

539 Ibidem, Événements du 10 Août 1914.

540 ADHS, 1 T 418, Lettre de l'inspecteur primaire à l'inspecteur d'académie, 31 Octobre 1908.

541 ADHS 1 T 294, Conférence du canton de Thonon, 15 Novembre 1915.

542 Ibidem, Conférence du canton d'Abondance, 6 Novembre 1915.

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territoire haut-savoyard. La frontière avec le Valais endosse alors une nouvelle fonction, elle devient une limite d'exclusion et ce, même pour les populations touristiques. C'est pourtant celle entre département et le canton de Genève qui entraîne les plus lourdes conséquences. Nous avons évoqué dans le chapitre 4 la forte dépendance économique des deux territoires, en grande partie due à l'existence de la zone franche. Les conséquences de sa fermeture sont lourdes. Justinien Raymond évoque les chiffres des exportations qui passent de 25,4 millions de francs en 1909 à 5,4 en 1918543. Paul Guichonnet et Claude Raffestin écrivent que cette frontière - qui n'en avait que le nom avant 1914 - devient presque hermétiquement close pendant le conflit544. Pour donner un exemple de la force de cette rupture, le conseil départemental de l'instruction publique prononce, en 1917, une peine disciplinaire contre Mademoiselle Dalmaz, institutrice d'école privée à Megève en raison du fait qu'elle « a essayé, le 4 août 1916, d'exporter à Genève (Suisse) une somme de 60 francs composée de 12 pièces de 5 francs en argent dissimulée dans ses vêtements et dans un sac à main ». L'institutrice est accusée « d'inconduite et d'immoralité » ainsi que d'avoir manifesté « des sentiments peu patriotiques ». Elle sera finalement condamnée à l'interdiction d'enseigner dans la commune de Megève, le Conseil considérant « qu'elle n'a plus l'autorité morale nécessaire »545. La peine est somme toute assez lourde au vu des faits, indice à nouveau de l'importance renouvelée que prend le patriotisme guerrier et la sémiotisation de l'espace qu'il opère. Les conséquences de la fermeture frontalière sont certes économiques, mais aussi sociales. La métropole la plus proche du département est Genève. Avant-guerre, on avait l'habitude d'y vivre, d'y travailler, d'y commercer mais également de s'y faire soigner. L'instituteur de Morzine note que le service médical est bouleversé et que « les maladies sont de plus en plus nombreuses ». Il en impute la cause à l'opacité sans précédent qui entoure les limites du département : d'habitude, les soins se font pour grande part à Genève « mais les passeports causent des retards bien pénibles pour les malades. Les médecins sont très rares à Thonon et surchargés, il est très rare de pouvoir obtenir qu'ils viennent à domicile vu la distance. Si les communications entre les deux territoires étaient auparavant fluides, la guerre bouleverse largement les habitudes de vie de ces populations, modifiant nécessairement leur manière d'appréhender leur espace. Elle impacte directement la territorialité des acteurs historiques, elle insère des espaces de rupture là où il n'en existait pas,

543 Justinien RAYMOND, La Haute-Savoie sous la IIIe République... op.cit, p. 38-70.

544 Paul GUICHONNET, Claude RAFFESTIN, Géographie des frontières, op.cit, p. 184.

545 ADHS, 1 T 1276, Réunion du Conseil départemental du département de la Haute-Savoie, Séance du 2 Avril 1917.

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elle nationalise l'espace et donne au tracé immatériel des frontières, une consistance réelle. Sébastien Chatillon introduit une nuance en écrivant que la frontière n'est pas totalement fermée : le canton du Saint-Julien continue d'approvisionner Genève en produits maraîchers et chaque zonien est autorisé à passer la frontière avec 10 kilos de beurre et 5 douzaines d'oeufs546. Reste que cela est dérisoire en comparaison des flux d'échanges avant-guerre.

La fermeture d'une frontière en suppose parfois l'ouverture d'une autre. Évidemment pas sous les mêmes formes, celles-ci sont plus idéologiques que pratiques, ce qui n'enlève rien à leur réalité.

C] Nouvelles frontières ?

En Suisse, la position de neutralité officielle de l'État fédéral n'autorise en théorie pas de prise de position trop tranchée en faveur de l'un ou de l'autre des belligérants. Nous avons vu que dans les faits, cette règle est largement transgressée, apportant son lot de tensions au sein même du pays. Toutefois, il faut donner les atours d'une impartialité feinte à de nombreux actes qui, en réalité, traduisent bien de solidarités envers les nations en guerre. En Valais, la presse pédagogique, incarnée par L'école primaire, adopte un positionnement ambigu face à l'événement guerrier qui tente de concilier les différentes caractéristiques culturelles du canton. Si la condamnation des Allemands n'est jamais explicitement évoquée dans les publications, on remarque que dans quasiment chaque numéro, des articles - parfois reproduits de journaux français - content sur un ton compassionnel, les expériences de guerre des alliés - surtout celles des soldats français. Le fait que ces articles n'aient pas d'équivalent sur la situation allemande informe déjà du parti pris au sein du canton. Dans le numéro du 15 Novembre 1914, un article intitulé « La leçon d'histoire » raconte la bravoure d'un instituteur français au temps de la guerre franco-prussienne, faisant sa leçon sur les victoires de Napoléon face à Frédéric-Guillaume avant de mourir d'une balle prusse au milieu de sa classe547. Le texte est directement suivi par un autre comptant les victoires de Napoléon ! Les références ne sont pas directes, il n'empêche que dans le contexte du début de guerre, elles ne sont évidemment pas le fruit du hasard. La partialité du journal devient de plus en plus explicite, dans le numéro du 15 Janvier

546 Sébastien CHATILLON, « Le régime des zones franches franco-suisses en 1914 : objet de tensions diplomatiques » dans Frédéric TURPIN (dir), Les Pays de Savoie... op.cit, p. 76.

547 R. LAMOTTE, « La leçon d'histoire », L'école primaire, n°10, supplément, 15 Novembre 1914, p. 105-108.

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1916, ce ne sont pas moins de trois articles qui reproduisent des récits des expériences de guerres par des français - « La permission », « La tarte », « Les blessés » 548 . Toutefois, l'originalité des publications valaisannes est de privilégier - à l'instar des emprunts d'articles pédagogiques - des textes qui font mention de la religion chrétienne, de Dieu. On trouve ainsi, le 15 Février 1917, « simple médiation des poilus » papier rédigé par P. Bottinelli, brancardier français, dans lequel il s'adresse directement au Seigneur pour conter les horreurs de la guerre et les espoirs de victoire549. Même chose quelques mois plus tard, en Novembre, lorsque paraît l'article « Fleurs de la guerre » dans lequel les campagnes françaises sont comparées aux campagnes suisses pour leur qualités morales et leur dévotion, l'article conclut ainsi : « Voilà la France. Laborieuse, active, simple, idéale, imprégnée malgré tout de croyance religieuse, de sain mysticisme et de divine charité. Cette France-là ne saurait périr : ne porte-elle pas en elle-même des germes d'immortalité ? »550.

Il est évident qu'une grande part des récits de guerre français ne comporte pas de mention explicite de Dieu : la sélection du journal relève d'un choix conscient. Insister sur la dimension chrétienne de la nation française sert à favoriser l'identification du canton, profondément empreint de la foi catholique, à son voisin d'outre-Alpes. Nous avions déjà évoqué que malgré un référentiel culturel commun, les principales divergences pédagogiques et idéologiques entre les deux territoires portaient sur la place de l'Église catholique dans la société. En montrant la pieuté des soldats français, le journal ne peut que renforcer la compassion ressentie pour le peuple ami dont les valaisans partagent la langue. Paradoxalement, les références catholiques ont ici pour conséquence d'intégrer un peu plus le canton suisse à la guerre, du moins au niveau idéologique : elles ouvrent un espace de solidarité élargi à l'extérieur des frontières suisses.

Pourtant, ces mentions fréquentes de la religion servent dans le même temps à prôner la paix. Déchirée entre deux positions et tributaire de sa neutralité, la Suisse ne peut que raisonnablement se tourner vers la paix. L'ordre de priorité est inversé : dans le cas du soutien aux alliés, c'est d'abord la nationalité du « héros » qui compte, puis la religion prend un rôle de renforçateur ; ici c'est l'appartenance commune de tous les belligérants à la communauté chrétienne qui l'emporte551. Rita Hofstetter, dans un article sur l'histoire de l'enseignement

548 L'école primaire, n°1, supplément, 15 Janvier 1916.

549 P. BOTTINELLI, « Simple médiation des poilus », L'école primaire, n°2, supplément, 15 Février 1917, p. 36-37.

550 « Les fleurs de la guerre », L'école primaire, n°9, supplément, 15 Septembre 1917, p. 186-187.

551 Un discours ne remplace pas l'autre, les deux coexistent même si numériquement, c'est les articles en faveur de la paix qui l'emportent.

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suisse écrit que « les catholiques ont longtemps pour première référence la communauté internationale catholique »552. Dès septembre 1914, le ton est donné, Monseigneur Bovet vante « l'Église, mère des patries », et conclut « [qu']il est des nations qui oublient trop ce qu'elles doivent à l'Église, leur mère », celle-ci ne doit pas désespérer car elle conserve malgré tout « l'inépuisable vertu de guérir et de sauver les nations comme les individus »553. C'est sur le même ton quelques mois plus tard qu'un autre texte insiste sur la nécessité de rappeler « que la société chrétienne des âmes dépasse les frontières des peuples et les limites du temps » rappelant sobrement « Dieu [est] le père et le législateur suprême des sociétés, pour lesquelles il n'est de vraie civilisation qu'à condition de régler leurs lois et leurs aspirations sur les destinées éternelles de l'humanité »554. Enfin, dernier exemple, un article de Décembre 1915 invite les hommes à réfléchir à leurs actions, à reconnaître la guerre qui s'abat sur l'Europe comme une expiation des péchés : la morale est la suivante « Seule, ne l'oublions jamais, la sanctification des peuples par la vérité, par la pénitence et par la prière pourra assurer au monde une paix durable »555. Nous pourrions multiplier les citations tant leur récurrence est fréquente tout au long de la guerre. Ces messages portés au nom de Dieu visent pour une grande part à promouvoir la paix et la communion des peuples sous l'égide de l'Église. Ces quelques exemples sont de minces indices, ils ne permettent pas de donner une idée précise des représentations des habitants du Valais pendant la période de guerre. Toutefois, ils rendent possible d'identifier la coexistence de deux tendances générales qui, en se référant à la chrétienté, tendent à déborder les frontières suisses pour inclure des espaces d'identification et de solidarité plus larges face à l'événement guerrier. Bien sûr, l'Église valaisanne a toujours défendu l'existence d'une communauté chrétienne internationale, mais c'est précisément au moment où les nations obstruent les possibilités d'existence d'autres formes de territorialités que le contre-discours de la communauté humaine élargie est martelé en Valais avec le plus de force.

En France, l'Église a apparemment reçu un regain de fréquentation si l'on en croit l'instituteur de Morzine : « Vie spirituelle : Sensiblement plus intense, les messes pour les

552 Rita HOFSTETTER, « La suisse et l'enseignement... » op.cit, p. 75.

553 Monseigneur Bovet, « L'Église, Mère des patries », L'école primaire, n°9, supplément, 15 Septembre 1914, p. 86.

554 « Les citoyens et l'État », L'école primaire, n°4, supplément, Avril 1915, p. 27-29.

555 « Après une année de guerre », L'école primaire, n°9, supplément, 15 Décembre 1915.

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hommes sur le front, les prières publiques journalières [...] sont très suivies »556. Néanmoins dans la configuration de la nation en guerre, la pieuté s'apparente plus à une inquiétude aiguë pour les parents mobilisés au front, plutôt qu'à l'idée d'une communion chrétienne internationale : la France a un ennemi qui menace son territoire, avec lequel l'entente semble difficilement possible et ni même souhaitable. Dans le cas français, l'élargissement d'un espace d'appartenance qui transcende la nation se trouve plus dans les sentiments de solidarité avec les pays alliés. C'est le cas lors des collectes scolaires en solidarité avec le peuple serbe ou avec les réfugiés belges déjà évoquées. C'est aussi le cas lors de l'entrée en guerre de nouveaux alliés. Ainsi à Vallorcine, commune de montagne la plus proche de la frontière valaisanne, à l'extrême marge de la nation, les bâtiments publics sont pavoisés du drapeau italien au moment de l'entrée en guerre du pays aux côtés des alliés le 21 Mars 1915. Une année et demie plus tard, le 2 Septembre 1916, mairie et écoles arborent le drapeau roumain pour les mêmes raisons557 : dans quelles autres circonstances que celles de la guerre serait-il possible de rencontrer le drapeau roumain sur les bâtiments publics français aux confins de la Haute-Savoie ? Bien sûr, ces mesures sont essentiellement symboliques et n'ont pas grand impact sur le vécu des individus. Toutefois, la Haute-Savoie, territoire éloigné du front, peu confronté à l'appareil militaire, isolé parmi les crêtes alpines, et dont les frontières avec les pays voisins ont été fermées, se retrouve tout de même drapé du pavillon roumain, nation éloignée de plusieurs milliers de kilomètres - et l'instituteur trouve le fait assez important pour le rapporter dans son court récit. C'est évidemment parce que ces faits ont trait à la guerre et offrent de plus grandes chances de victoire pour la nation française qu'ils revêtent un tel intérêt. De plus, rappelons que les sources utilisées dans ce sous-chapitre permettent mal d'appréhender les expériences de guerre des habitants des territoires alpins. Nous devons donc nous limiter à des remarques prospectives sur ce qu'aurait été les échelles d'identifications des acteurs historiques. Elles servent surtout à montrer qu'au-delà des réalités matérielles, les sociétés - et les écoles - alpines sont au moins intégrées du fait de la situation de guerre dans des territorialités qui débordent leurs frontières.

La guerre donc, ouvre des frontières à mesure qu'elle en ferme. Encore une fois, les Alpes ne protègent pas de certaines incidences liées au conflit : elles sont bien sûr moins visibles dans le paysage que dans la circulation immatérielle des représentations et des solidarités.

556 ADHS, 8 R 140, Réponse de l'instituteur de Morzine à l'enquête du ministère de l'instruction publique, 16 Mai 1916.

557 Ibidem, Vallorcine, 21 Mars 1915 et 2 Septembre 1916.

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CONCLUSION : L'école des Alpes, quel bilan ?

Nous voilà arrivés au terme de ce travail, il s'agit maintenant de conclure. Se défaire d'une historiographie trop classique n'a pas toujours été simple, malgré les nombreux travaux de qualité ayant ponctué la recherche en histoire de l'éducation ces dernières décennies, le champ n'est pas le plus dynamique des sciences sociales, les débats y sont rares. Pour proposer une approche originale il est donc nécessaire d'insuffler à l'objet des préoccupations plus actuelles de la recherche historique. C'est pourquoi, l'idée d'étudier l'école dans l'espace où elle se déploie a composé un souci constant du présent mémoire. La dimension spatiale de la scolarisation permet de rompre avec le cadre de prédilection des études du champ, c'est-à-dire celui de la nation. Bien sûr, en étudiant la mise en place des systèmes scolaires européens au cours de « La Belle Époque », il ne s'agit à aucun moment de minimiser l'intérêt heuristique que comporte le cadre national : l'école est avant tout celle de la citoyenneté, comme l'écrit Damiano Matasci elle « devient un moyen de « fixer » la nation : elle contribue à sa matérialité, à son invention, voire à sa pérennité »558. Néanmoins, aussi efficient que ce cadre d'analyse puisse être, réduire l'école à la nation impose une vision totalisante qui tend à nier les différences de vécu dans les expériences scolaires des acteurs historiques. Or, comme nous espérons l'avoir montré, l'école n'est pas que l'imposition au niveau local d'un pouvoir national, elle est aussi négociations à différentes échelles - entre mairies, communes, instituteurs, inspecteurs... - qui permettent de placer au centre de l'étude l'approche micro-historique. Certains, par leur volonté d'autonomiser les deux échelles sont tombés dans le travers inverse, essayant de faire valoir l'idée - déjà très vieille - d'une lutte des cultures : l'école de la nation viserait à l'homogénéisation violente des populations par la pure et simple destruction des terroirs559. Si ces affirmations ont largement été infirmées depuis, il ne faut pas non plus leur dénier tout intérêt. Elles permettent de pointer du doigt l'oubli des réalités locales dans la feinte homogénéité des expériences nationales. Une fois cela posé, le risque est pour nous de jouer sur un registre de simples ressemblances/différences entre les textes officiels et les faits glanés ici et là, venant contredire la norme. Toutefois, cette méthode est d'un bien maigre intérêt

558 Damiano MATASCI, L'école républicaine... op.cit, p.8.

559 Sur ce point voir les ouvrages d'Eugen WEBER, Peasants into frenchmen... op.cit et de Suzanne CITRON, Le Mythe National, op.cit, qui malgré leur date de publication déjà ancienne, connaissent une étonnante postérité.

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heuristique et n'est que peu propice à la généralisation560 . En puisant dans les ressources qu'offre l'histoire des échelles d'observation561 complété par les analyses fondatrices de la sociologie pragmatique 562 , il est alors possible de penser la coexistence d'espaces d'identification qui, entrent conjointement dans les schèmes de justification des acteurs563. Nous avons vu d'une part, que les acteurs locaux disposent d'une agentivité, d'une capacité d'action sur l'institution scolaire - c'est le cas lorsque les parents demandent une dérogation d'âge, lorsqu'ils font une pétition ou encore lorsque les instituteurs arguent pour leur mutation - mais aussi que l'institution scolaire s'adapte aux contraintes locales - le personnage intéressant de l'inspecteur primaire joue bien ce lien entre réalité locale et politique nationale.

Dans des territoires que l'on pense isolés - et qui le sont pour partie - on a alors observé les manières - parfois les échecs comme dans le cas des cheminées effondrées - dont l'école populaire s'installe au hameau. Étudier des sociétés traversées par le tourisme, permet de pousser à son paroxysme l'interpénétration des échelles tout en pointant leur non-conflictualité - parfois même leur complémentarité. Enfin, choisir l'étude du milieu - ou de l'environnement - rend possible d'informer sur la manière dont les expériences scolaires des acteurs divergent parfois des normes nationales et surtout de quelle manière l'environnement alpin est mobilisé pour justifier ces manquements aux règles. Cela permet d'appréhender à la fois les représentations des acteurs de l'école - parents, enseignants, parents, inspecteurs - ainsi que les manières dont ceux-ci perçoivent l'environnement alpin. Ce n'est d'ailleurs pas le seul avantage que constitue la dimension environnementale de l'étude : elle permet également d'élargir l'analyse par une perspective d'histoire comparée des systèmes scolaires suisses et français. En partant du paradoxe apparent de deux systèmes scolaires différents dans un environnement similaire, nous portons un regard qui dépasse les limites de la nation. Parfois, les stratégies et les pratiques scolaires donnent lieu à des expériences que l'on peut rapprocher, d'autres fois, il a fallu conclure à la différence dans les moyens employés et les perceptions engendrées. Nous

560 Les archives de la Haute-Savoie conservent pour exemple plusieurs mémoires des années 1980 qui, en étudiant l'école dans le département se bornent à reprendre la grille de lecture proposé par les Ozouf.

561 Entamée par la microstoria italienne puis largement travaillée ensuite, notamment dans Jacques REVEL (dir), Jeux d'échelles. La micro-analyse à l'expérience, op.cit.

562 Voir Luc BOLTANSKY et Laurent THEVENOT, De la justification...op.cit. Leurs idées sont par la suite reprises en histoire, voir Simona CERUTTI, « Histoire pragmatique... », op.cit.

563 C'est-à-dire que le « macro » ne s'oppose pas au « micro » : les acteurs utilisent des catégories générales pour justifier leurs actions sans que le « général » s'autonomise en dehors. Voir notamment Yannick BARTHE, Damien DE BLIC, Jean-Philippe HEURTIN et al., « Sociologie pragmatique : mode d'emploi », Politix, n° 103, 2013/3, p. 175-204.

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observons ainsi que les manières de considérer l'école et les Alpes - ou l'école dans les Alpes - divergent. De ce constat, trois conclusions. La première, s'il est encore besoin, relègue définitivement l'idée d'un déterminisme géographique stricte aux oubliettes pour considérer l'environnement dans une relation dynamique d'espace vécu et de représentations/pratiques de ce même espace - le chapitre comparant le paysage de l'école et celui du tourisme en montre également un bon exemple. La deuxième permet de réintroduire avec force les frontières nationales comme vecteur important de représentations et d'identification à un espace. Cette ouverture sur la question des frontières constitue une part importante du travail, qu'elles soient inter-étatiques ou, lorsqu'on les prend dans une acceptation plus large, qu'elles fassent fi des nations, permettant de trouver à diverses échelles d'analyse des limites strictes et d'autres plus floues entre les deux territoires. Les frontières prennent toute leur force au moment d'étudier l'école dans la Première Guerre mondiale, d'où notre dernier constat.

Ici, la guerre sémiotise le territoire national avec une force inédite, mais en jouant sur la richesse du concept de frontière, il apparaît qu'à certaines échelles, moins physiques qu'idéologiques, la guerre traverse les Alpes, créant, des espaces qui transgressent à nouveau les limites des États. Ces analyses ne permettent de répondre aux questions de différences/ressemblances entre les deux systèmes scolaires qu'à demi-mots - d'ailleurs poser la comparaison dans ces termes ne présente qu'un faible intérêt. Les questions dépendent de l'échelle : on peut à la fois écrire que les deux écoles sont prises dans un mouvement de scolarisation européen qui les rapproche car elles partagent les mêmes fins - en résumé l'éducation populaire, civique et nationale. On peut aussi dire qu'elles divergent sensiblement - par les moyens de parvenir à leurs fins, par la place de l'Église sur les bancs scolaires, par les modèles étatiques - centralisé ou fédéral - également. En considérant spécifiquement les écoles alpines cette fois, on peut trouver des ressemblances non-négligeables qui peuvent les placer à part des autres lieux compris au sein de leurs nations respectives. Comparer le cas suisse et le cas français à l'aune du conflit parait absurde. Pourtant, et de manière tout à fait contrintuitive, l'ampleur de la mobilisation suisse - surtout entre 1914 et 1916 - couplé à la relative « protection » du territoire haut-savoyard face aux affres de la guerre - pas de réquisitions de locaux scolaires, pas d'hôpitaux de blessés - permettent de rapprocher les deux expériences de guerre des écoles alpines.

Enfin, on entend une critique légitime qui limite les apports de ce travail mais en compose à la fois une ouverture pour une thèse doctorale. Il serait intéressant d'ajouter à notre propos l'Italie du Nord, qui partage ses limites étatiques avec les deux territoires de l'étude. D'autant

plus qu'une partie du pays à la botte, celle la plus proche du Mont-Blanc, comme dans le Val d'Aoste parlait - et parle parfois encore - la langue française. N'oublions pas que jusqu'en 1860, date de la réunion des territoires de Savoie - auparavant sardes - à la France, le Val d'Aoste et ce qui deviendra les départements français de la Savoie et de la Haute-Savoie communiaient sous le même drapeau. François Walter recense d'ailleurs des revendications éparses à partir de la fin du XIXe siècle pour faire reconnaître l'existence d'une « région arpitanienne » 564 qui réunirait autour du Mont-Blanc la Haute-Savoie, le Val d'Aoste et le Valais. Étudier les écoles alpines de manière exhaustive ne peut donc se réduire à une comparaison franco-suisse. Une histoire scolaire des Alpes serait par ailleurs très intéressante à étudier à l'épreuve de la guerre. En prenant de la hauteur, on peut aisément élargir l'analyse aux Alpes autrichiennes ou allemandes ce qui permettrait de renforcer et d'élargir la comparaison, en étudiant les systèmes scolaires de diverses nations ainsi que les représentations différenciées des Alpes dans ces pays. L'école des Alpes ne peut-elle pas s'élargir à d'autres aires culturelles pour devenir l'école de montagne ? Bernard Debarbieux a sur ce point des réflexions très intéressantes, il montre qu'à partir du XVIIIe siècle les typologies des montagnes, généralisées par les savants, s'appuient toutes sur le modèle alpin565, créant décalages et incompréhensions quant aux manières des différents peuples d'habiter leur environnement montagneux. Bien évidemment, tout cela n'est que prospectif, il n'en est pas moins vrai que l'alliage d'histoire de l'éducation et d'histoire de l'environnement peut s'avérer productif.

564 François WALTER, Les figures paysagères...op.cit, p. 360.

565 Bernard DEBARBIEUX, Gilles RUDAZ, Les faiseurs de montagne,op.cit, p. 40-42 et Bernard DEBARBIEUX, « Construits identitaires... », op.cit.

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Annexes

Concernant les photos prises par nos soins, il faut ici excuser nos piètres talents de photographe...

Carte de Chamonix dessinée par l'instituteur dans sa monographie à l'occasion de l'exposition universelle de 1890. On voit bien l'éparpillement des hameaux ainsi que la frontière avec la Suisse voisine.

ADHS, 1 T 236, Monographies rédigées par les instituteurs - Chamonix. 1888-1892. Photographie de l'auteur.

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École normale d'instituteurs de Bonneville dont la construction s'est achevée en 1887. Avant cette date, les élèves-maîtres du département étaient obligés de se rendre à Albertville en Savoie pour y recevoir leur formation. Bien que l'école se situe en plaine, ses canalisations ont entièrement gelées en 1897 : cela laisse imaginer la situation des écoles de montagne. C'est dans les archives concernant cette école que nous avons pioché les informations concernant la formation des enseignants, dont leurs excursions dans les lieux pittoresques du département, et leur pratique de l'alpinisme notamment.

ADHS, 57 Fi 2253 - 1777. L'école normale/ Auguste et Ernest Pittier. 1899-1922.

Dictée sur la Suisse et travail d'écriture de l'élève valaisan Jules Métral en 1913. Il est intéressant de voir la différence entre la dictée qui décrit l'environnement naturel de la Suisse et le travail d'écriture qui insiste sur le caractère industriel de Bienne.

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CH AEV 24 - Vincent Pitteloud, instituteur. 1886-1931. Photographie de l'auteur.

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Plan de l'école mixte du hameau des Frasserands (Chamonix) bâtie entre 1882 et 1889. Cette école n'était toujours pas reliée à l'eau courante en 1897 - malgré la loi en vigueur. La classe mesure 7 mètres 80 centimètres de long sur 6 mètres de large, c'est de loin la plus grande école de hameau de la commune. On peut néanmoins se demander jusqu'à quel point les mesures de séparation des élèves des deux sexes étaient efficaces.

ADHS, 1 T 169 - Créations d'écoles et d'emplois - Chamonix. Vers 1882. Photographie de l'auteur.

Etat des sources

Archives Départementales de la Haute-Savoie.

1 T : Enseignement général - 1849-2009.

1 T 45-51 Affaires générales par commune- 1884-1912.

- On trouve ici les listes des déplacements des instituteurs par commune. Parfois les motifs sont également inscrits. Y sont également conservées des correspondances et des tableaux qui communiquent des informations quantitatives sur l'évolution du nombre d'écoles.

1 T 54-55 Plaintes contre des instituteurs ou réclamations des instituteurs. 1861-1918.

- Sous cette côte, on trouve de nombreuses lettres échangées entre les parents d'élèves, l'inspecteur primaire, l'inspecteur d'académie et les instituteurs. Ces documents nous ont été particulièrement utiles pour mesurer la surveillance morale que l'institution - mais aussi à un niveau plus local les habitants - opérait sur les pratiques des instituteurs, permettant ainsi de rendre compte du rôle social dont ils étaient investis.

1 T 87 Frais de location des maisons d'école dans les communes : instructions, correspondance (1890-1893). Écoles mixtes : enquêtes concernant la direction (1907-1922). - Sont conservés des délibérations communales mais aussi des correspondances entre les membres de l'institution scolaire ainsi que quelques tableaux. Utile pour mesurer le phénomène des écoles mixtes en montagne.

1 T 169 - Créations d'écoles et d'emplois - 1862-1930 De Cercier à Cruseilles. - 1862-1930. - Correspondances nombreuses entre les communes et les autorités scolaire. Informe sur le phénomène des écoles temporaires et les constructions d'écoles de hameaux pour leur remplacement.

169

1 T 236 Monographies rédigées par les instituteurs 1888-1892.

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- Carton très riche qui conserve les monographies d'instituteurs faites à l'occasion de l'exposition universelle de 1890. Très pratique pour appréhender l'école au niveau communal - bien que le plan de l'écrit soit stéréotypé pour répondre aux attentes de l'institution.

1 T 294 - Conférences pédagogiques cantonales. Conférences de l'automne 1915 sur la Première Guerre mondiale - 1915.

- Peu de documents mais des comptes-rendus de conférences pédagogiques pendant la guerre ainsi que quelques mémoires d'enseignants rédigés pour l'occasion. Très utile pour mesurer l'investissement patriotique des instituteurs avant que l'institution ne reprenne la main sur les pratiques d'enseignement.

1 T 418 Suivi des écoles. Chamonix. 1860-1938.

- Une des côtes les plus précieuses pour ce mémoire. On y trouve les correspondances entre tous les acteurs locaux concernant l'école. Nous avons largement mobilisé ce fond pour mesurer les revendications des parents liées au climat alpin ainsi que l'investissement de la commune dans l'amélioration de l'offre scolaire.

1 T 474-880 Dossiers individuels des instituteurs et institutrices. 1850-1977.

- Les dossiers individuels suivent la carrière des instituteurs et contiennent entres autres les rapports d'inspections, et diverses correspondances avec l'institution scolaire. Leur consultation permet d'appréhender au plus proche les salles de classes et les parcours de vie des enseignants.

1 T 1235-1236 Administration générale Ecole normale de Bonneville. 1887-1927.

- Nous nous sommes particulièrement servi des « rapports sur la situation matérielle et morale » - rédigés chaque année par le directeur - qui font état des événements principaux de la vie de l'école - dont les sorties et les activités effectuées par les élèves-maîtres.

1 T 1276 : Conseil départemental de l'enseignement primaire de la Haute-Savoie. Procès-verbaux de réunion. 1906-1923.

- Surtout mobilisé pour la période de guerre. Ces documents permettent d'approcher les conséquences de la guerre sur l'école - fermetures et fusions de classes, nomination d'intérimaires et d'instructrices - mais aussi les instituteurs cités à l'ordre du jour pour leurs faits d'armes.

171

2 O : Dossiers d'administration communale - 1773-1947.

2 O 2174- 2175 - Personnel communal - 1859-1941. Vie scolaire 1862-1940. Archives de la préfecture concernant l'administration communale de Chamonix-Mont-Blanc. 1859-1941. - Faute d'accès aux archives communales, ces côtes se sont révélées particulièrement intéressantes pour mesurer l'investissement de la commune dans sa politique scolaire. On y trouve des informations sur l'état matériel des écoles - manque de cours empierrées, d'accès à l'eau, de jardins scolaires...- ou sur les aménagements liés au climat - commandes d'anthracite, de calorifères, épidémies.

8 R - Occupation de la France par les armées ennemies en 1870-1871 et 19141918 - 1870-1937.

8 R 140 -Enquête lancée par le ministère de l'Instruction Publique et des Beaux-Arts concernant la prise de notes communales sur les événements de la guerre 1914-1918 par les instituteurs : circulaire, réponses communales. 1914-1917.

- Les réponses des instituteurs - très inégales selon les communes - sont archivées sous cette côte. Leur consultation nous a permis d'approcher la vie locale des communes alpines au moment de la guerre : témoignages précieux qui compensent en partie le manque d'archives sur la période.

PA - Presse administrative - 1868-1933.

PA 68 3- 68 4 -Bulletin de l'instruction primaire du département de la Haute-Savoie. 19021929.

- Ces imprimés mêlent circulaires et recommandations nationales aux événements locaux qui viennent ponctuer la vie scolaire du département. Leur consultation nous a informé sur les initiatives locales prises pour l'enseignement mais nous a également fourni des statistiques intéressantes sur l'état scolaire de la Haute-Savoie.

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Archives de L'Etat du Valais.

DIP Département de l'instruction publique - 1756-1976.

1 DIP 21 - Personnel enseignant. 1889-1900.

- Liste des personnels enseignants par commune avec leur traitement et leurs avantages en nature. Utile pour rendre compte des différences entre les communes ainsi que le genre et la langue parlée.

1 DIP 29 - Rapports du Département de l'instruction publique ; imprimés. 1876-1911. - Cahiers imprimés annuellement où l'on trouve diverses informations qui renseignent sur la vie scolaire du canton, dont la place à l'examen des recrues, le maillage scolaire, et, pendant la guerre, le nombre d'instituteurs mobilisés, la manière de pourvoir à leur remplacement...

1DIP 30-98 - Rapports des inspecteurs de Martigny Entremont, Saint-Maurice et Monthey. 1890-1903.

- Rapports d'inspections par commune qui renseignent sur la manière de faire classe en Valais, sur l'état matériel des écoles. Nous avons largement mobilisé ce fond pour rendre compte du flou des programmes et de la diversité des conditions d'enseignement.

1DIP 102bis - Cahier sur les examens de recrues par le Chanoine de Cocatrix. 1886-1906. - Archive très utile qui relate l'évolution de la politique scolaire du canton avec des statistiques très détaillées tout en éclairant les difficultés inhérentes - selon son auteur - à la géographie alpine.

1DIP 145bis - Correspondance. 1913 - 1915.

- Correspondances diverses entre les membres de l'institution scolaire, particulièrement utile pour éclairer la vie scolaire pendant la période de guerre.

2 DIP 21 - Conférence intercantonale romande (inventaire) : Rapports, convocations, procès-verbaux, correspondances. 1886 - 1920.

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- Retranscription écrite des séances de la commission intercantonale. Nous avons largement mobilisé cette côte pour rendre compte de la coopération de plus en plus étroite du canton avec l'ensemble de la Suisse romande, contre l'idée d'un isolement quasi-total porté par les quelques travaux sur l'éducation valaisanne.

3 DIP 188 - Protocole de la Commission cantonale de l'enseignement primaire. 1908-1927. - Cahiers qui relatent le déroulé des séances de la commission cantonale. Ces archives informent des méthodes pédagogiques en vigueur ou voulues par les autorités. Il y est question des buts que se fixe l'enseignement, des manuels à utiliser ou encore du fonctionnement des écoles.

3 DIP 190 - Correspondance du conseil de l'enseignement primaire. 1900-1910.

- Sous cette côte sont conservés les circulaires et décrets liés à l'instruction publique, ce qui donne une assez bonne idée de l'évolution des normes scolaires.

CH AEV - Imprimés valaisans.

CH AEV 640 - Ordonnance concernant le remplacement des instituteurs en service militaire.

- Une seule archive est conservée sous cette côte mais elle donne un aperçu des stratégies mises en place par le canton pour pourvoir au remplacement des instituteurs mobilisés : fusions et fermetures de classe, appel de régents retraités, d'intérimaires...

CH AEV - Fond privé Vincent Pitteloud. 1557- 20e siècle.

CH AEV 24 - Vincent Pitteloud, instituteur. 1886-1931.

- Seules sources « de l'intime » concernant l'instruction primaire conservées aux archives cantonales. Nous y avons trouvé plusieurs correspondances entre l'instituteur et les autorités scolaires, des travaux d'élèves dont un très beau cahier de l'élève Jules Métral ainsi que des lettres de meilleurs voeux envoyées par ses élèves. Ces documents permettent d'approcher au plus près une classe valaisanne d'une commune de montagne.

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Archives du Musée national de l'éducation.

MUNAE 1994.00985.75 - Enquête Ozouf. 1962.

- Les questionnaires de l'enquête de Jacques Ozouf menée auprès de 20 000 instituteurs retraités ayant exercé avant 1914 sont conservés ici. Nous avons récupéré les réponses concernant les instituteurs haut-savoyards qui s'élèvent au nombre de 26. Leur consultation, au-delà des réponses normées du questionnaires donnent parfois lieu à de véritables récits de vie qui constituent un matériel ethnographique très riche.

Autres Sources imprimées.

Archives de L'école primaire, journal pédagogique valaisan. Disponible en ligne Résonances ( resonances-vs.ch).

. La consultation des numéros du journal concernant notre période s'est avérée très fructueuse pour appréhender le fonctionnement de l'école valaisanne. Les faits concernant la politique scolaire du canton y sont rapportés ainsi qu'une multitude d'articles pédagogiques. Plus généralement, les textes des suppléments à la fin de chaque numéro informent sur la société valaisanne au-delà de l'école.

Abrégé d'histoire de la Savoie en 10 leçons - 1913. Disponible en ligne Abrégé d'histoire de la Savoie en 10 leçons : avec 20 gravures et 3 cartes dans le texte / F. Christin ... et François Vermale,... ; préface de M. Ch. Faubert ... | Gallica ( bnf.fr).

. Ce manuel d'histoire à visée locale informe sur la manière dont la pédagogie des petites patries se déployait effectivement dans le département. Sa lecture nous a également fourni quelques données statistiques notamment sur l'ampleur du phénomène touristique.

175

Bibliographie Générale

Nous présentons ici en quelques lignes les ouvrages qui nous sont apparus décisifs dans cette recherche.

Société française et société suisse XIXe-XXe siècles Généralités

ASSIMA George, « L'exception culturelle suisse ou l'émergence d'une confédération multiculturelle dans sa relation historique avec la France », Migration et Société, n°15, 2003, p. 169-174.

AGULHON Maurice, Histoire Vagabonde, t.3 : La politique en France d'hier à aujourd'hui, Paris, Gallimard, 1996.

AGULHON Maurice, La République au Village, Paris, Pion, 1970.

ALTERMATT Urs, Le Catholicisme au défi de la modernité. L'histoire sociale des catholiques suisses aux XIXe et XXe siècles, Lausanne, Editions Payot, 1994.

CHANET Jean-François, « Terroirs et pays : mort et transfiguration ? », Vingtième Siècle. Revue d'Histoire, n°69, 2001, p. 61-81.

CHARRIER Landry, « La neutralité suisse à l'épreuve de la Première Guerre mondiale. L'Internationale Rundschau, une entreprise de médiation internationale », Histoire@Politique, n°13, 2011/1, p. 146-160.

DUBY George, WALLON Armand (dir), Histoire de la France rurale, t.3. De 1789 à 1914, Paris, Le Seuil, 1976.

FARGE Arlette, La vie fragile : violence, pouvoirs et solidarités à Paris au XVIIIe, Paris, Hachette, 1986.

FAVEZ Jean-Claude (dir.), Nouvelle histoire de la Suisse et des Suisses, 3t., Lausanne, Payot, 1981-1981.

FROIDEVAUX Didier, « Construction de la nation et pluralisme suisses : idéologie et pratiques », Swiss Political Science Review, 1997, n°3/4, p. 1-58.

HOUTE Arnaud- Dominique, Le Triomphe de la République (1871-1914), Paris, Le Seuil, 2014. LEJEUNE Dominique, La France de la Belle Époque. 1896-1914, Paris, A.Colin, 1991.

LEDUC Jean, L'enracinement de la République (1879-1918) [1991], Paris, Hachette, 2014. MARIOT Nicolas, Tous unis dans la tranchée ? Paris, Seuil, 2013.

176

THIESSE Anne-Marie, Le roman du quotidien. Lecteurs et lectures populaires à la Belle Époque, Paris, Le Chemin vert, 1984.

THIESSE Anne-Marie, « L'invention du régionalisme à la Belle Époque », Le Mouvement Social, n°160, 1992/3, p.11-32.

WEBER Eugen, Peasants into Frenchmen, the modernization of rural France, 1870-1914, Stanford University Press, 1976.

WALTER François, Une histoire de la Suisse, Neufchâtel, PUS, 2016. WINOCK Michel, La Belle Epoque, Paris, Perrin, 2002.

Identités nationales

GELLNER Ernest, Nations and nationalism, Ithaca, Cornell University Press, 1983. HOBSBAWM Eric, Nation et nationalismes depuis 1780 [1992], Paris, Gallimard, 2001.

NOIRIEL Gérard, Population, immigration et identité nationale en France. XIXe-XXe siècles, Paris, Hachette, 1993.

NORA Pierre (dir.), Les Lieux de Mémoire. T. II, La Nation, Paris, Gallimard, 1997.

THIESSE Anne-Marie, La création des identités nationales, Europe XVIIIe-XXe siècles, Paris, Le Seuil, 1999.

THIESSE Anne-Marie, « La Fabrication culturelle des nations européennes », Sciences Humaines, n°110, 2000.

Haute-Savoie et Valais

ARLETTAZ Gérald, JORIS Gérard, PAPILLOUD Jean-Henry, REY Michel, TSCHOPP Maria-Pia (dir), Société et culture du Valais contemporain, Sion, Groupe Valaisan de Sciences Humaines, 1974.

ARLETTAZ Gérald, PAPILLOUD Jean-Henry, EVEQUOZ-DAYEN Myriam, TSCHOPP Maria-Pia, (dir), Le Valais et les étrangers, XIXe-XXe siècles, Sion, Groupe Valaisan de Sciences Humaines, 1992.

ARLETTAZ Gérald, PAPILLOUD Jean-Henry, REY Michel, ROUX Elizabeth, FRASS Patrice, ANDREY Georges (dir), Histoire de la démocratie en Valais (1798-1914), Sion, Groupe Valaisan de Sciences Humaines, 1999.

(DU) BOIS Pierre, « Le mal suisse pendant la Première Guerre mondiale : Fragments d'un discours sur les relations entre alémaniques, romands et tessinois au début du vingtième siècle », Revue européenne des sciences sociales, n° 53, 1980, p. 43-66.

177

DEBARBIEUX Bernard, Chamonix-Mont-Blanc, 1860-2000, les coulisses de l'aménagement, Grenoble, Editmontagne, 2001.

DERIOZ Pierre, BACHIMON Philippe, LOIREAU Maud, « Mise en scène du paysage montagnard et valorisation sélective des patrimoines dans une vallée pyrénéenne en reconversion économique Vicdessos, Ariège », Projets de paysage, n°11, 2014.

GUICHONNET Paul, « La géographie et le tempérament politique dans les montagnes de la Haute-Savoie », Revue de Géographie alpine, n°22, 1943, p. 39-85.

GUICHONNET Paul, « Politique et émigration savoyarde à l'époque des nationalités (18481860) », Hommes et Migrations, n°1166, 1993, p. 18-22.

JULLIARD Jean-Yves, L'instruction primaire en Savoie du Nord de 1848 à 1875, Mémoire de maîtrise, Université Lyon III, 1981.

MIEGE Jean, « La vie touristique en Savoie », Revue de Géographie Alpine, n°21, 1933, p. 749817.

RAYMOND Justinien, La Haute-Savoie sous la IIIe République : histoire économique, sociale et politique (1875-1940), Lille, Atelier National de Reproduction des Thèses, 1983.

TURPIN Frédéric, VARASCHIN Denis, Haute-Savoie. 1914-1918. Archives et Histoire, centenaire de la Première Guerre mondiale, ADHS, 2014.

TURPIN Frédéric (dir), Les Pays de Savoie entrent en Grande Guerre, Chambéry, Université Savoie Mont Blanc, 2014.

WALLE Marianne, « Les prisonniers de guerre français internés en Suisse », Guerres mondiales et conflits contemporains, n°253, 2014, p. 57-72.

Histoire de l'éducation En France

AGULHON Maurice, Marianne au pouvoir. L'Imagerie et la symbolique républicaines de 1880 à 1914, Paris, Flammarion, 1989.

AMALVI Christian, De l'art de la manière d'accommoder les héros de l'histoire de France: essais de mythologie nationale, Paris, Albin Michel, 1988.

CABANEL Patrick, La République du certificat d'études: histoire et anthropologie d'un examen, XIXe-XXe siècle, Paris, Belin, 2002.

CHANET Jean-François, « Pour la Patrie, par l'École ou par l'Épée ? L'école face au tournant nationaliste », Mil neuf cents. Revue d'histoire intellectuelle, n°19, 2001, p. 127-144.

178

CHANET Jean-François, L'école républicaine et les petites patries, Paris, Aubier, 1996.

Comment parler d'histoire de l'éducation française sans avoir recours à l'oeuvre de Jean-François Chanet ? Par une recherche archivistique d'une extrême rigueur dans la quasi-totalité des archives départementales, l'auteur dresse un tableau de la scolarisation républicaine allant à l'encontre des critiques classiquement adressées à l'institution. Le contexte de résurgence des régionalismes à partir des années 1970 avait remis au goût du jour l'accusation de « génocide culturel » opéré par l'école Ferry contre la diversité culturelle des terroirs de France. Chanet montre au contraire que les décisions ne sont pas toutes prises par en haut, il réhabilite le rôle des communes, dont la marge de manoeuvre était plus large qu'on avait jusqu'alors pu le penser. Plus encore, il montre que la pédagogie des « petites patries » (partir du concret vers l'abstrait) offrait une possibilité d'existence aux cultures locales au sein même de l'école. L'instituteur n'est pas « un agent de la ville », il est un enfant du pays où il enseigne et au fur et à mesure des décennies, il est de plus en plus encouragé à s'intéresser au folklore local et entraîne les élèves dans son sillon. L'intérêt principal de l'ouvrage est de montrer que l'école est plurielle, les échelles d'identification qu'elle promeut également, il n'y a pas de contradiction ontologique entre la volonté d'enseigner une culture nationale et celle de s'adapter à la diversité des réalités locales. Bien qu'il faille reconnaître des tensions et des ambiguïtés dans les discours et textes normatifs. L'auteur va plus loin en prenant le parti d'affirmer qu'on ne peut pas calquer le contenu des textes sur les pratiques scolaires : le monde social est complexe et ne peut pas se réduire à une déduction logique de l'un par rapport à l'autre.

Cette réflexion a été primordiale dans notre étude. Une partie du premier chapitre consacré au contournement des normes scolaires par les populations alpines est redevable à Chanet. Dans le droit fil de ses travaux, nous avons montré le rôle que les communes prennent dans la scolarisation républicaine : la décision de Chamonix de construire 8 nouvelles écoles de hameaux est prise par le conseil communal. Bien sûr, l'institution encourage les communes - notamment par des subventions - mais celles-ci disposent d'un pouvoir de négociation non négligeable, selon les priorités, elles peuvent choisir de s'investir massivement dans l'amélioration de l'offre scolaire - au-delà même de ce qui est attendu d'elles - ou s'en tenir au minimum qui leur est imposé. D'autre part, nous avons largement mobilisé son travail lorsqu'il s'est agi de montrer une certaine connivence entre le discours sur le local déployé par l'institution scolaire et le discours porté sur la nature par les villégiateurs. En effet, l'auteur montre bien que pendant leur formation et plus tard dans leurs pratiques, les instituteurs sont portés à avoir sur les choses « un regard d'apprenti folkloriste épris de pittoresque », une « disposition de voyageur dont la curiosité est toujours en éveil » (p. 199). Sur ce dernier point, nous sommes également largement redevables aux travaux d'Anne-Marie Thiesse, Ils apprenaient la France : L'exaltation des régions dans le discours patriotique, Paris, Éditions De la Maison de l'Homme, 1997.

(DE) COCK Laurence, PICARD Emmanuelle, La fabrique scolaire de l'histoire, illusions et désillusions du roman national, Marseille, Agone, 2009.

CRUBELLIER Maurice, L'école républicaine 1870-1940. Esquisse d'une histoire culturelle, Paris, Éditions Christian, 1993.

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FURET François, OZOUF Jacques, Lire et écrire : L'alphabétisation des Français de Calvin à Jules Ferry, Paris, Ed. Minuit, 1977.

LUC Jean-Noël, La Statistique de l'enseignement primaire aux XIXe et XXe siècles, politique et mode d'emploi, Paris, INRP-Economica, 1985.

MAINGUENEAU Dominique, Les livres d'école de la République (1870- 1914), Paris, Le Sycomore, 1979.

MAYEUR Françoise, Histoire générale de l'enseignement et de l'éducation en France (tome III, De la Révolution à l'École républicaine, 1789-1930), Paris, Perrin, 2004.

OGNIER Pierre, Une école sans dieu ? L'invention d'une morale laïque sous la IIIe République 1880-1895, Toulouse, Le Mirail, 2008.

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PROST Antoine, Histoire de l'enseignement en France, 1800-1967, Paris, Armand Colin, 1968.

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Il peut être surprenant de prime abord de trouver cet ouvrage au sein de cette brève liste : son sujet est l'école en ville, bien éloigné donc de l'école de montagne, mais c'est justement tout l'intérêt qu'a composé sa lecture. Marianne Thivend est la seule historienne de l'éducation - à notre connaissance - à avoir mis au centre de son travail l'étude de l'école dans son espace. En revendiquant une approche « par en bas » de la scolarisation républicaine, elle met à jour les stratégies scolaires des pouvoirs centraux, communaux et celles des acteurs locaux de l'institution scolaire. La taille des écoles lyonnaises qui structurent l'aménagement urbain, leur niveau supposé qui influe des choix des familles - déménagement pour suivre un enseignant, pour être plus proches des meilleurs établissements - ainsi que les trajectoires de carrière des enseignants - souvent en banlieue puis de plus en plus proche des centres - informent sur les inégalités spatiales en termes de scolarisation au sein même de la ville. Ce contraste énorme avec les écoles de notre étude permet de faire un contre-point en montrant que les expériences scolaires des élèves dépendent largement de leur lieu de vie. En effet les écoles de hameaux s'imposent par leur proximité, leur faible attractivité pousse les pouvoirs communaux à placer à leur tête des instituteurs débutants, ces postes sont d'ailleurs vécus par les enseignants comme une « punition » ou un passage obligé en début de carrière : il s'agit de terminer sa carrière en plaine si faire se peut - à l'instar des instituteurs citadins qui commencent leur carrière en banlieue. Donc, au-delà même des différences entre maillage scolaire urbain et maillage scolaire rural, la lecture de cet ouvrage nous a permis d'insister sur les choix, stratégies et représentations de l'école que ses acteurs pouvent déployer : renforçant ici encore l'idée de frontières plurielles. Disons-le à nouveau, la notion d'inégalité spatiale introduit la possibilité de relativiser l'idée d'homogénéité de la scolarisation

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républicaine : les postes ne se valent pas, les écoles non plus, d'aucune n'offrent des possibilités similaires pour les acteurs scolaires.

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Cet ouvrage proposant d'étudier la place des enfants dans les sociétés en guerre, nous a été particulièrement utile pour la dernière partie de ce mémoire. Le processus d'héroïsation et de mise à contribution de l'enfance pendant le Premier conflit mondial fait résonance avec les archives que nous avons consultées. En effet, les enfants, dans le cadre scolaire - mais pas que - sont sans cesse mis à contribution pour participer à l'effort de guerre : que ce soit au niveau des nombreuses collectes scolaires, de la confection d'objet pour les enfants au front, ou encore dans les cours d'agriculture censés pallier la crise agricole sévissant. Toutes les observations de Stéphane Audoin-Rouzeau croisées avec nos propres sources nous ont permis de parler d'école transfigurée dans ses pratiques. L'idée

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d'une pédagogie de guerre « par le bas » dans les deux premières années du conflit - également présente chez Emmanuel Saint-Fuscien - nous a poussé à insister sur le paradoxe apparent de la nationalisation guerrière des contenus de guerre au moment où l'institution - nationale donc - est le plus absente. Nous avons ainsi pu parler d'imbrication d'échelles, dans le sens ou toutes les initiatives locales qui répondaient pour partie à des intérêts locaux avant-guerre - notamment autour des sociétés savantes - ne prennent plus de sens que dans le soutien de la nation en armes. Enfin, la conclusion de l'auteur à propos de la relative indifférence de l'enfant face à la guerre a été une clef de lecture très riche pour penser le quotidien des enfants de l'arrière - dans ce cas précis, des enfants des Alpes, relativement à l'abri du conflit. Ceci nous a permis de réintroduire des différences dans l'expérience vécue des élèves hauts-savoyards par rapport à ceux de l'avant, permettant par-là d'insister à nouveau sur les questions de frontières : autant entre États qu'au sein même de ceux-ci.

BURGENER Louis « Les cadets en Suisse », Revue Militaire Suisse, n°131, 1986, p. 574-581. CHANET Jean François, « La férule et le galon. Réflexion sur l'autorité du premier degré en France de 1830 à la guerre de 1914-1918 », dans Le Mouvement Social, n° 224, 2008, p. 105-

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En étudiant l'enfance lors de la Première Guerre mondiale, l'historienne Manon Pignot propose une étude originale qui remet le point de vue des enfants au centre de l'étude et non pas celui que les adultes ont de l'enfance. Pour des raisons de sources, il n'a pas été possible d'adopter une démarche similaire dans ce mémoire - peut-être d'ailleurs que l'enfance est paradoxalement la grande oubliée de l'histoire de l'éducation ! Néanmoins, les réflexions de Pignot se sont avérées particulièrement utiles pour amener une approche spatialiste à l'événement guerrier. Même problème - mais peut être plus accentué - que le champ de l'éducation, l'historiographie de la guerre ne met que très peu la dimension spatiale des expériences vécues par les acteurs historiques en avant. Effectivement, et comme nous l'avons-nous même modestement constaté, lorsque les nations belligérantes entrent en guerre, tout l'appareil social se tourne vers la patrie, qui devient, à l'école comme ailleurs, le cadre spatial omnipotent. Ce fait est largement repérable dans les archives, d'autant plus que leur raréfaction en période de guerre accentue le phénomène. Dans un souci affiché d'analyser les expériences sensibles quotidiennes, micro-localisées des enfants, l'historienne conclut à un différentiel très large entre les enfants du front et ceux de l'arrière. Elle montre la lassitude et la sensation de distance vis-à-vis de l'événement qui prennent place chez les enfants habitants l'arrière. Sans avoir eu l'occasion de prolonger ces réflexions, nous avons toutefois largement réutilisé

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cette idée pour à nouveau introduire des frontières dans les expériences scolaires des enfants en temps de guerre. Pignot émet l'hypothèse d'une plus grande proximité entre des enfants du front français et allemands vis-à-vis de leurs compatriotes respectifs. En inversant la proposition, nous nous sommes demandé si les expériences de guerre des enfants haut-savoyards - territoire assez préservé de la confrontation avec l'appareil guerrier - et celles des voisins alpins valaisans, n'était pas plus proches que celles des hauts-savoyards avec leurs compatriotes de l'avant. Cette allégation, bien que prospective, permet de réintroduire une distinction assez nette dans l'expérience vécue à l'école, contre leur uniformisation dans l'effort de guerre que l'on retrouve également dans les archives.

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Publié à partir de sa thèse, l'ouvrage de Damiano Matasci a beaucoup compté pour construire notre réflexion, notamment par son objectif affiché de proposer une histoire connectée de la scolarisation européenne qui dépasse le cadre des nations. L'auteur adopte une démarche de comparaison « par le haut » afin de montrer que les histoires scolaires qui se pensent souvent par pays sont en réalité imbriquées dans une multitude d'échanges en termes de pratiques pédagogiques et de lois scolaires. Il analyse ainsi les emprunts et les imitations qui sont monnaie courante à partir de la fin du XIXe siècle au sein des nations européennes pour construire leurs systèmes scolaires, allant jusqu'à parler d'une « internationalisation » des savoirs scolaires, particulièrement après la Première Guerre mondiale. Il analyse ainsi les voyages d'étude, les missions pédagogiques, les congrès internationaux ou encore les expositions universelles comme autant d'événements qui participent à des échanges globaux à propos de la scolarisation populaire. La démarche adoptée par Matasci nous a été d'une grande utilité lorsqu'il s'est agi de montrer que malgré la relative fermeture physique des frontières nationales, les savoirs scolaires circulaient au-delà, au travers de frontières et d'espaces moins saisissables mais bien réels. Ainsi, les élèves-maîtres de Haute-Savoie étaient régulièrement emmenés à Genève, la revue pédagogique valaisanne empruntait énormément aux revues française et les efforts de coopération du canton - présenté comme quasi-totalement isolé par l'historiographie - se tournaient vers les cantons romands ou même vers la France : permettant ainsi à notre analyse d'identifier un référentiel culturel commun entre les deux territoires de l'étude. Ces observations ont permis de dynamiser et d'étendre l'analyse en allant chercher au-delà de l'opacité des frontières, les éléments communs aux systèmes scolaires suisses et français.

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Cet ouvrage des géographes Bernard Debarbieux et Gilles Rudaz a été une véritable pierre d'angle dans la construction de notre objet de recherche. En effet, nous éprouvions jusqu'alors un sentiment de gêne dans la manière d'appréhender la montagne alpine : Comment considérer ce qui ressemblait à des déterminations du milieu physique sur les pratiques des acteurs historiques sans pour autant tomber dans un naturalisme suranné ? Les deux auteurs y répondent en privilégiant une perspective constructiviste de la montagne. Dès lors, la montagne n'est plus un objet en soi, elle se construit par l'interaction des sociétés avec leur environnement et les représentations qu'elles s'en font. En reprenant à l'histoire urbaine ses concepts (Roncayolo et Topalov), Debarbieux et Rudaz proposent de considérer la montagne comme une catégorie géographique de l'action collective et des politiques

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publiques. Depuis lors, quelques lectures en anthropologie de la nature ont affiné nos analyses, mais cet ouvrage nous a permis de considérer la montagne comme un cadre spatial dynamique, dans une historiographie qui privilégie largement l'analyse de l'espace urbain et quasiment jamais celles des espaces ruraux. Les deux auteurs montrent donc que la montagne n'est pas un objet naturel mais qu'on lui a apposé une lecture naturaliste dominante depuis le XVIIIe siècle. C'est ainsi que stéréotypes tenaces ont été affiliés aux Alpes et utilisés par les savants pour édifier une typologie des montagnes largement ethnocentrée. Si simple que soit ce constat, il nous a poussé à garder en tête la distinction stricte entre la manière d'étudier l'objet montagne et les représentations que s'en font les acteurs de l'école au tournant des XIXe et XXe siècles. Il nous a aussi été d'une grande utilité dans les chapitres qui traitent des représentations du milieu alpin par les institutions scolaires suisses et françaises - parents, instituteurs - ainsi que pour analyser le regard que portent les villégiateurs sur les Alpes. Enfin, cet ouvrage nous a donné quelques clefs pour analyser la porosité des frontières dans les représentations collectives que les acteurs se font de la montagne : le modèle du berger suisse déborde les crêtes alpines et prend ensuite corps en France.

En règle générale, nous avons largement sollicité les travaux de Bernard Debarbieux, toujours très fins et pertinents, particulièrement pour le sujet de notre mémoire.

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Historien suisse, François Walter choisit très souvent, dans cet ouvrage, des exemples issus des figures paysagères helvétiques. C'est particulièrement cet aspect qui a compté pour notre travail. Grâce à cette lecture, nous avons appréhendé la force du paysage montagnard dans l'identité nationale suisse. Étant donné que nous comparons deux territoires alpins, cette différence dans la manière d'appréhender les Alpes - côté français, espace aux marges de la nation et côté suisse, élément central de l'hélvéticité - est d'une grande utilité lorsqu'il s'est agi de comparer la place des Alpes dans les romans nationaux - et donc au sein des écoles. Ainsi, la montagne, espace de disjonction en France devient espace de communion en Suisse, ce qui n'est pas sans incidence sur les manières de se représenter les Alpes et ses habitants. Walter montre par ailleurs très bien de quelle manière est forgée - principalement par les naturalistes du XVIIIe siècle - les ethnotypes propres aux montagnards. Cela les distingue pleinement des gens de la plaine, plus encore, de deux de la ville : stéréotypes qui infusent encore grandement dans l'école valaisanne un siècle plus tard. Au-delà même de la figure du montagnard en Suisse, cet ouvrage constitue une base théorique importante du mémoire. La notion de territorialité entendue comme pratique de l'identité spatiale permet de se défaire de concepts un peu trop lourds et difficiles à manier comme celui de paysage. En empruntant à Augustin Berque et même à une partie de l'anthropologie de la nature, l'auteur donne une définition dynamique et phénoménologique de la territorialité récusant l'opposition classique paysage/société ou plutôt nature/culture. Partant du vécu des acteurs, en privilégiant l'étude de leurs mots pour dire leur relation au territoire, Walter entend montrer que le rapport au monde est un perpétuel processus de négociations, que la dimension territoriale entre en ligne de compte dans les représentations et les pratiques socio-culturelles.

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(DE) CERTEAU Michel, L'écriture de l'histoire, Paris, Gallimard, 1975.

CHARTIER Roger, Au bord de la falaise. L'histoire entre certitudes et inquiétudes, Paris, Albin Michel, 1998.

DELACROIX Christian, DOSSE François, GARCIA Patrick, OFFENSTADT Nicolas (dir), Historiographie, concepts et débats, Paris, Gallimard, 2010.

FARGE Arlette, Le goût de l'archive, Paris, Le Seuil, 1981.

GINZBURG Carlo, « Signes, traces, pistes. Racines d'un paradigme de l'indice », Le débat, n°6, 1980, p. 3-44.

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190

PROST Antoine, Douze leçons sur l'histoire, Paris, Le Seuil, 1996. RICOEUR Paul, La Mémoire, l'Histoire et l'Oubli, Paris, Le Seuil, 2000.

191

TABLE DES MATIERES

REMERCIEMENTS 3

Introduction générale 7

PREMIÈRE PARTIE. Le lieu scolaire : matérialité, pratiques et représentations 19

CHAPITRE 1. L'aménagement des lieux 21

A] Rôle de l'État, Rôle de la commune 21

B] Une multitude d'école aux faibles effectifs 25

C] La fonction spatiale du lieu 27

CHAPITRE 2. Quand l'école se heurte au climat 31

A] L'isolement hivernal 31

B] Des bâtiments inadaptés 35

C] Lutter contre le froid 38

CHAPITRE 3. Pratiquer l'école dans les Alpes suisses et françaises 43

A] Des écoles valaisannes à temporalité variable 44

B] De la mixité scolaire 47

C] La gymnastique, une oubliée de l'école montagnarde ? 51

D] De vieux élèves 52

DEUXIÈME PARTIE. Jeux de frontières et trajectoires de vies. 57

CHAPITRE 4. Pour vivre heureux, vivons cachés 59

A] Haute-Savoie, Valais : contigus et pourtant fermés 59

B] Genève, frontière poreuse 62

C] Le Valais, aux prises entre isolement et collaboration 65

CHAPITRE 5. Frontières de l'enseignement. 69

A] La place des Alpes dans les romans nationaux français et suisses 69

B] Une meilleure moralité, un meilleur niveau scolaire ? 71

C] L'église, pierre d'angle de l'enseignement valaisan 75

D]

192

Des échanges « par en haut » 79

CHAPITRE 6. Le tourisme, sauveur des petites patries ? 85

A] Les petites patries et le tourisme 87

B] Un enseignement international 93

C] Nouveaux horizons d'emplois, Guides ou hôteliers 97

CHAPITRE 7. Le maître, la maîtresse et l'enfant. 103

A] Instituteurs haut-savoyards, instituteurs valaisans 103

B] Enseigner dans les Alpes 108

C] Quitter la montagne pour poursuivre ses études ? 112

D] Enfants étrangers, entre rejet et acceptation 115

TROISIÈME PARTIE. Les Alpes protègent-elles de la guerre ? 119

CHAPITRE 8. Des systèmes scolaires ébranlés. 121

A] L'appel et la mobilisation des corps enseignants 121

B] Faire fonctionner l'école en temps de guerre 125

C] L'école subit les conséquences de la guerre 128

CHAPITRE 9. L'école transfigurée 133

A] L'école, usine du front, terreau nourricier de la nation 133

B] L'école solidaire 138

C] L'école nationale et patriotique 142

CHAPITRE 10. Les territoires alpins dans la guerre 149

A] La Haute-Savoie, un territoire éloigné du front 149

B] La fermeture des frontières 154

C] Nouvelles frontières ? 157

CONCLUSION : L'école des Alpes, quel bilan ? 161

Annexes 165

Etat des sources 169

Bibliographie Générale 175

193






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"Enrichissons-nous de nos différences mutuelles "   Paul Valery