Université Jean Moulin Lyon 3
Faculté de Droit Virtuelle
Programme d'enseignement en Formation Continue et à
Distance (EAD-FC)
MASTER 2 MENTION RELATIONS INTERNATIONALES
Parcours « Sécurité internationale et
Défense » (SID)
Mémoire de recherche
Le nouveau paradigme économique turc
Sous la direction de Madame Charlotte LE CHAPELAIN
Année universitaire 2020-2021
MARTINEZ Jonathan N° étudiant :
3207907
jonathanmartinez.upmf@gmail.com
2
3
Remerciements :
Mes premiers remerciements vont à mon directeur de
mémoire, Madame Charlotte Le Chapelain, dont l'enthousiasme, la
disponibilité et le suivi ont largement contribué à
l'élaboration de ce travail de recherche. Pour sa patience et son
indulgence dans ses relectures je tiens à exprimer une profonde
reconnaissance.
Je tiens bien sûr à remercier l'ensemble de
l'équipe pédagogique du Master 2 Sécurité
internationale et défense de l'Université Lyon 3, qui a su nous
accompagner dans cette année pleine de complexité.
J'adresse toute ma gratitude au Lieutenant-colonel L., ainsi
qu'à l'adjudant Landi qui m'ont poussés dans cette voie et ont
marqués mon parcours par leur bienveillance.
Une pensée toute particulière pour mon
épouse, Madame Noémie Martinez, pour son infinie patience, son
soutien indéfectible, son optimisme assuré dans l'avenir et son
incroyable capacité à supporter mes longs discours sur
l'économie turque au cours de nos soirées hivernales.
Ma gratitude va également à ma camarade de
promotion, Madame Camille Poli, qui aura marquée cette année tant
par son humour que par sa justesse et son amitié, et dont l'oreille
attentive ne s'est jamais détournée de l'étudiant en
détresse.
Je tenais également à témoigner toute ma
reconnaissance à mes amis pour leur présence, le futur Docteur
William Letrone, spécialiste en cyber-sécurité, ainsi que
Monsieur Stéphane Perreau.
Enfin, je dédie ce mémoire à mes proches,
sans qui j'aurai pu finir ce travail bien plus tôt.
4
Sommaire :
Introduction générale 7
Titre 1 : Le déclin de l'Empire Ottoman : un
héritage politique et économique façonnant la
vie politique de la Turquie contemporaine .16
I. Le lent déclin de l'Empire ottoman expliqué par
une inadaptation structurelle aux
nouveaux enjeux économiques .17
II. Une République kémaliste volontaire et
désireuse de relever le défi de la
modernisation 23
III. Une volonté d'occidentalisation s'anémiant au
profit d'un islamisme
identitaire .29
IV. L'incapacité manifeste du kémalisme à
répondre à la crise identitaire
turque 33
Titre 2 : Le basculement de la Turquie vers une économie
extravertie : caractéristiques et
définition d'un mercantilisme progressif de l'islam
politique 40
I. La dépendance naturelle de la Turquie aux
investissements extérieurs .41
II. La mobilisation du discours ottomaniste visant
répondre aux nécessités
économiques de la Turquie ...44
III. Un environnement géoéconomique
structurellement limité. .49
IV. La mobilisation d'un « néo-ottomanisme »
visant à répondre à l'instabilité
économique et politique de la Turquie .53
V. Le basculement progressif d'un « pragmatisme
économique » vers un « idéalisme
politique » néo-ottoman 56
Titre 3 : Les nouvelles dynamiques politiques et
économiques turques : le choix de
l'autonomie face à l'appréhension d'un ordre
international « post-occidental » 70
I. La mise en place d'un politique de grand écart : le
choix d'une autonomie
stratégique au détriment d'une cohérence
idéologique claire .72
II. Le développement de la BITD turque ou
l'établissement d'une stratégie des moyens
au service de ses prétentions territoriales 85
III. L'affirmation de la puissance maritime turque en
Méditerranée: levier de préservation des
intérêts économiques nationaux dans son environnement
régional 92
Conclusion générale . 100
5
Sigles et acronymes :
AKP : « Adalet ve Kalkõnma Partisi » ou
« Parti de la justice et du développement »
PKK : « Partiya Karkerên Kurdistan » ou «
Parti des travailleurs du Kurdistan »
YPG :
TUIK : Institut des Statistiques turc
CUP : Comité Union et Progrès
OTAN : Organisation du Traité de l'Atlantique Nord
GATT : General Agreement on tarrif and trade
MNP : « Millî Nizam Partisi » ou « Parti
de l'ordre national »
CHP : « Cumhuriyet Halk Partisi » ou « Parti
républicain du peuple »
MSP : « Millî Selamet Partisi » ou «
Parti du salut national »
MHP : « Milliyetçi Hareket Partisi » ou
« Parti d'action nationaliste »
ANAP ou ANAVATAN : « Anavatan Partisi » ou «
Parti de la mère patrie »
CEE : Communauté économique européenne
OMC : Organisation mondiale du commerce
UE : Union Européenne
RTCN : République turque de Chypre du Nord
URSS : Union des Républiques Socialistes
Soviétiques
BEI : Banque européenne d'investissement
OCE : Organisation de coopération économique
OCEMN : Organisation de Coopération économique
de la Mer noire
D-8 : Developing 8
OCI : Organisation de la Coopération Islamique
ISEDAK ou COMCEC : Comité de Coopération
Économique et Commerciale
TSIAD : Turkish Industry and Business Association
PSC : Plan de stabilisation par le change
FMI : Fonds monétaire internationale
SGNU : Secrétaire général des Nations
unis
PJD : Parti de la Justice et du Développement
(Maroc)
IRIS : Institut de relations internationales et
stratégiques
EAU : Émirats arabes unis
MIT : Service de renseignement extérieur turc
FDS : Forces démocratiques syriennes
6
EHESS : École des hautes études en sciences
sociales
GNU : Gouvernement d'Unité Nationale Libyen
ANL : Armée nationale libyenne
ICBC : Industrial and Commercial Bank of China
RECCA : Conférence ministérielle de
coopération économique régionale sur
l'Afghanistan
NELB : « New Eurasian Land Bridge » ou «
Nouveau pont terrestre eurasien »
BITD : Base industrielle et technologique de défense
UAV : « Unmanned aerial vehicle », désignant
plus largement les « drones »
TSKGV : « T·rk Silahlõ Kuvvetlerini
G·çlendirme Vakf » ou « Fondation pour le
renforcement des forces armées turques »
SSIK : Comité exécutif de l'industrie de
défense
SSB : « Savunma Sanayii
Baþkanlõðõ » ou « Présidence de
l'industrie de la défense »
SSDF : « Savunma Sanayii Destekleme Fonu » ou «
Fonds de soutien à l'industrie de
défense »
TKMS : Société allemande « ThyssenKrupp
marine Systems »
ZEE : Zones économiques exclusives
7
Introduction générale
Tributaire de l'issue de la Première guerre mondiale,
qui devait porter le coup de grâce à l'Empire Ottoman, la
proclamation de la République de Turquie (1923) se construit, sur le
« double rejet du cosmopolitisme impérial et de la
théocratie »1. Un rejet nécessaire, à la
foi du Sultanat Ottoman se soumettant au diktat européen, mais
également un rejet du Califat, celui-ci incarnant un des points de
ralliement de l'opposition monarchiste et religieuse. Ce rejet constitue pour
Moustapha Kemal, fondateur de la République Turque, une rupture avec le
passé.
Avec l'opposition au Traité de Sèvres en 1920,
traité qui devait déposséder l'Empire Ottoman de la
majorité de ses territoires, le général Atatürk, ou
« Père des Turcs », vient investir une Turquie nouvelle : une
Turquie à la fois laïque, mais également moderne. Cette
modernisation passe par l'uniformisation de l'éducation, du droit, ainsi
que des mesures visant à promouvoir l'identité nationale, tant au
niveau de la langue que de son histoire officielle. Le « loup gris »
libère la nouvelle Turquie du cadre impérial en créant un
Etat national. Cette révolution passe par une substitution de l'islam
à la « religion civique de la patrie : sans laïcité pas
d'Etat-nation, sans Etat-nation pas d'Etat unitaire »2.
« Paix chez soi, paix dans le monde » (Yurtta
barõþ, dünyada barõþ) », telle était
la devise du fondateur de la République de Turquie, Mustafa Kemal
Atatürk, qui devait définir constitutionnellement l'orientation des
politiques intérieure et extérieure du pays. A ce titre, la
manifestation isolationniste de la maxime va se retrouver tout au long du
XXème siècle, se manifestant par une neutralité de la
Turquie lors de la Seconde Guerre Mondiale, et dont l'entrée en guerre
le 22 Février 1945 devait lui garantir une participation à la
conférence de San Francisco. Une position non-interventionniste de la
Turquie à l'égard des grands conflits à ses
frontières, mais également au travers des multiples troubles
ayant jalonnées sa politique interne.
Ainsi, la prise de position par l'armée turque, lors
des coups d'état du 27 Mai 1960 et de 1971, révèle
l'ancrage de la Turquie du XXème siècle dans les valeurs du
Kémalisme. L'armée nationale en est la principale garante. Ce
rôle de gardien des valeurs kémalistes revêt une pertinence
particulière, notamment lorsque l'on évoque la récente
1 TANCREDE Josseran, « Turquie : le pays à
cheval » ; Revue Conflit ; le 5 septembre 2017
2 Ibid.
8
tentative de coup d'Etat du 15 Juillet 2016 contre le
gouvernement de l'AKP, événement où, pour la
première fois, la population s'était violemment opposée
à l'armée.
Cet héritage politique légué par Mustapha
Kemal, le « Kémalisme », va ainsi reposer sur six principes
fondamentaux : le républicanisme, le populisme, la laïcité,
le révolutionnarisme, le nationalisme, et l'Etatisme
Si le fonctionnement institutionnel de la Turquie et la
logique de sa politique étrangère ont pendant longtemps
répondu à ces valeurs, ceux-ci se trouvent cependant en proie
à de profondes mutations internes impactant son économie, son
tissu social, mais également son influence dans son environnement
régional.
Figure 1 : Densité de population de la
République turque en 2016.3
Pays transcontinental situé à mi-chemin entre
l'Asie et l'Europe, la position politique et géographique de la Turquie
constitue un enjeu fondamental pour ses voisins et ses partenaires. En Juillet
2021, la Turquie rassemblera près de 83 millions d'habitants,
composé à la fois de Turcs (70 à 75% de la population)
mais également de Kurdes (environs 19%) ainsi que d'autres ethnies (7
à 12%)4. Elle jouit d'un dynamisme issu de la période
2002 - 2013, marquée par une croissance économique et
démographique importante, et qualifiée par les économistes
de période des « 10 glorieuses ». Cette
3 Turkey density (2016) - February 4, 2019; Source:
TUIK -
https://en.populationdata.net/maps/turkey-density-2016/
4 Site officiel de la Central intelligence agency
(consulté le 13 Novembre 2020)
https://www.cia.gov/the-world-factbook/countries/turkey/
9
augmentation importante de la population durant cette
période (+19,7%), mais également le doublement du PIB par
habitant, coïncident en réalité avec l'arrivée au
pouvoir en 2003 du parti islamo-conservateur AKP, ou « Parti de la justice
et du développement ». Son président général
et fondateur, Recep Tayyip Erdogan, se voit dès lors propulsé au
poste de Premier Ministre de Turquie dès 2003, puis au poste de
Président de la république de Turquie le 28 août 2014. Tout
juste créé en 2001, l'AKP demeure un acteur politique
remarquable, celui-ci ayant largement fondé sa popularité sur le
succès de son programme économique réformateur et sa
volonté de lutter contre la corruption.
Parallèlement à cette nouvelle donne politique
et économique, il s'opère au sein d'une partie de la population
et de la classe politique une remise en question de la figure patriarcale du
« Père de la Turquie ». Cette figure est portée,
majoritairement par les islamistes-nationalistes et politiques sympathisant :
l'homme ayant trahi l'islam en abolissant le Sultanat et le Califat, mais ayant
également ouvert la Turquie à l'Occident.
Cette remise en question concorde paradoxalement avec une
montée du nationalisme turc et de la radicalisation, résultant
principalement de la montée du nationalisme kurde et de la politique du
PKK particulièrement violente durant les années 1990. Elle est
également l'expression, d'un sursaut de fierté nationale face au
rejet de la candidature turque lors du conseil européen de Luxembourg en
décembre 1997.
L'arrivée au pouvoir du parti Islamo-conservateur
d'Erdogan, à partir de 2002, trouve logiquement place dans ce contexte
particulier. Reflétant les mutations profondes intéressant la
Turquie, celle-ci constitue de fait une rupture avec la culture diplomatique
kémaliste. La popularité du leader de l'AKP va notamment
découler du fait de l'exceptionnelle reprise économique de la
Turquie au début des années 2000, mais également de la
réaffirmation des intérêts turcs au niveau international.
Ces deux facteurs ont conduit à un renforcement significatif des
pouvoirs du dirigeant, une position largement décrite par l'opposition
et les médias nationaux et étrangers comme une résurgence
de l'ancien Empire Ottoman (1299 - 1922).
Cette rupture, notamment dans la conduite de la politique
extérieure de la Turquie, doit également être
analysée au travers du paradigme « zéro problème avec
les voisins », inspiré par l'ancien Ministère des affaires
étrangères Ahmet Davutoðlu entre 2009 et 2014. Cette approche
pose l'architecture d'une seconde vague néo-ottomaniste,
dénonçant l'alignement de la politique étrangère
turque sur l'Occident, et prônant le bénéfice de
10
l'héritage de l'Empire ottoman sur la Turquie
contemporaine5. C'est ici un détachement du « tropisme
occidental », c'est à dire d'une croissance caractéristique
de l'Empire Ottoman en direction de l'Occident, pour se tourner vers une «
politique extérieure à 360 degrés »6.
Cette politique se caractérise par trois
éléments prédominants. D'une part, une
récupération à long et moyen terme de l'héritage
islamique Ottoman. Ceci se caractérise par la revendication d'un certain
leadership dans le monde sunnite musulman, à l'image du soutien de la
Turquie auprès des frères musulmans en Tunisie, en Egypte (Morsi)
ou au Qatar, face à l'hégémonie saoudienne, emirati et
égyptienne. D'autre part, un activisme plus marqué dans les
anciens-territoires ottomans, que cela soit par un interventionnisme militaire,
diplomatique, économique ou culturel. Cet activisme investit la Turquie
non plus seulement d'une influence locale, mais l'établit
véritablement comme puissance incontournable au niveau régional
et international. Enfin, conjointement à la réaffirmation de sa
puissance, il est constaté une volonté de l'Etat turc d'affirmer
son autonomie dans la gestion de ses politiques, particulièrement vis
à vis de l'Occident.
Cette stratégie présentée par Ahmet
Davutoglu, Ministre des Affaires étrangères turc puis Premier
ministre de 2014 à 2016, se heurte cependant aujourd'hui aux
nécessités tactiques de l'environnement régional turc.
Dans son article « La politique turque n'est ni ottomane ni islamiste
» du 27 décembre 2016, Olivier Roy, analyse un certain
essoufflement dans cette politique mis en oeuvre par la Turquie7,
dont la principale manifestation reste l'échec de la politique
étrangère turque vis à vis du conflit Syrien.
L'évolution de sa situation géopolitique, eu
égard à son environnement régional, mais également
au vu de sa politique intérieure, viennent, de plus, grandement impacter
son économie. On peut à ce titre noter l'essor de
l'insécurité, notamment la vague d'attentats liée au
groupe État Islamique entre 2015 et 2017, qui a grandement
affectée les relations entre la communauté kurde de Turquie et
l'État. L'attentat de Suruç le 20 juillet 2015,
perpétré par l'État islamique et ayant
entraîné la perte de plus de 30 militants pro-
5 DAVUTOGLU Ahmet, « La Profondeur
stratégique » ou « Stratejik Derinlik, Küre
Yayõnlarõ », publié en 2001
6 BILLION Didier, « La place de la Turquie au
MO, dans la Turquie, une république sous tension (s) », Mappe et sa
carte géante, 2016 ».
7 ROY Olivier, « « La politique turque
n'est ni ottomane ni islamiste »,
lemonde.fr, 27 décembre 2016,
consulté le 20 Octobre 2020
11
kurdes8, va susciter de la part de la
guérilla kurde de violentes répliques contre les autorités
turques, accusées de ne pas protéger la population.
Le déploiement des forces turques lors de
l'opération Bouclier de l'Euphrate, ou Fõrat Kalkanõ
Operasyonu, entre le 24 août 2016 et le 29 mars 2017, va ainsi viser
d'une part à combattre le terrorisme Islamique, mais également
à éloigner de sa frontière les milices kurdes des
Unités de protection du peuple (YPG), considéré comme
terroristes.
A cela doit être ajouté les conséquences
politiques et internes de la tentative de coup d'État du 15 et 16
Juillet 2016 : Purges massive au sein de l'armée, de la classe
politique, des médias et de la justice, détérioration
significative des relations avec l'Union Européenne,
référendum constitutionnel sur l'établissement d'un
régime présidentiel le 16 avril 2017,... Enfin, il doit
être pris en compte les répercussions de la poursuite de la
politique « néo-ottomane » du président Erdogan, tel
que la transformation de la basilique Orthodoxe « Sainte-Sophie » en
mosquée en Juillet 2020.
Ces différents facteurs vont avoir un fort impact sur
l'économie turque. D'une part, un impact sur le secteur touristique,
dès 2016. Il y est constaté une baisse des revenus du tourisme de
près de 30% par rapport à 2015, avant de se redresser de
près de 20% dès 2017, puis augmenter de 21,84% en
20189. Cette résilience exceptionnelle, doit toutefois
être mis en parallèle avec la prudence des investisseurs
étrangers vis à vis de l'activisme régional de la Turquie,
de ses évolutions internes, ainsi qu'avec d'autres facteurs
économiques. En effet, selon l'Institut des Statistiques turc (TUIK) si
le taux d'inflation annuel a été de 8,55% en octobre 2010, il est
à noter une augmentation significative, passant de 11,39% au mois de mai
2020 à 12,62% en Juin 202010.
A cela s'ajoute la dépréciation de la livre
turque ayant atteint en août 2020 son taux le plus bas jamais atteint,
cela en dépit des interventions de la banque centrale turque.
Conséquemment, le taux d'emprunt de la livre turque contre devise
étrangère à connu une explosion spectaculaire, atteignant
plus de 1000% le 4 août 2020 contre 30% la veille. La situation
s'explique notamment, selon Gabriel Nedelec, « par des
préoccupations autour des réserves de changes - que la Turquie ne
cesse justement de brûler depuis un an pour
8 Turquie: les dates-clés du conflit kurde ;
institutkurde.org ; publié
le Mercredi 13 février 2019 à 09h10
9 RTBF avec AFP, « Turquie: le tourisme
étranger augmente de près de 22% en 2018 ;
RTBF.be ; publié le samedi 02
février 2019, consulté le 12 novembre 2020
10 Agence Anadolu ; « Turquie : taux
d'inflation annuel de 12,62% en juin 2020 » ; le 03/07/2020,
consulté le 13 novembre 2020
12
maintenir sa monnaie à flot - et de la politique
d'assouplissement monétaire agressive de la banque centrale qui a
alimenté une fuite de capitaux étrangers »11.
Le risque d'explosion d'une bulle immobilière
conséquente aux multiples chantiers liés au projet Turquie 2023,
le poids financier des 3,6 millions de réfugiés
Syriens12, la « fuite des cerveaux » survenue suite aux
purges successives à 2016, le chômage atteignant 14,3% en Juin
202013 et - plus récemment encore - les conséquences
de l'épidémie de Covid-19, sont autant de facteurs venant nuancer
le taux de croissance exceptionnel de la Turquie de ces dernières
années.
On constate ainsi un premier essoufflement palpable dans le
cadre de sa politique « zero problème avec ses voisins ».
Toutefois, cet essoufflement est contrebalancé par l'affirmation d'une
diplomatie turque activiste, particulièrement au travers du
déploiement de la force politique et militaire turque dans son
environnement régional. Face à une résurgence ottomane
largement mise en avant par Erdogan dans la mise en oeuvre de la politique
étrangère turque, la volonté de mettre en place un
leadership régional et d'incarner un modèle d'islam politique
pour le Moyen-Orient se heurte à de nombreux obstacles tant
conjoncturels que contextuels.
La pérennité du courant «
néo-ottoman », mis en avant par le gouvernement de l'AKP depuis
2003, reste intimement lié à sa crédibilité vis
à vis de l'électorat turque, et donc à sa capacité
à répondre efficacement à la difficile conjoncture
économique affectant la Turquie. On peut à ce titre relever les
deux revers électoraux du parti présidentiel lors de la tenu des
scrutins municipaux, le 31 Mars 2019, à Ankara et Istanbul dont l'issue
à directement découlée de la situation économique
du Pays. M. Soner Cagaptay, correspondant au Washington Institute of Near East
policy déclare à ce sujet que même si aucun scrutin n'est
prévu avant 2023, la popularité du président Erdogan
s'érode, sachant « que cela va être difficile (...) d'ignorer
les appels aux élections anticipées si l'économie
chavire»14.
Ainsi, bien qu'il soit pertinent de considérer la
perspective d'une mobilisation de l'électorat conservateur dans les
actions entreprises par le gouvernement de l'AKP dans sa
11 NEDELEC Gabriel, « La livre turque prise
dans une spirale infernale », Les Echos, Publié le 6 aout 2020,
consulté le 12 novembre 2020
12 PASCUAL Julia, « La fragile situation des
Syriens de Turquie », Journal Le Monde, Publié le 22 avril 2020
à 12h23 - Mis à jour le 23 avril 2020 à 21h13,
consulté le 10 novembre 2020
13 Site
http://www.countryeconomy.com ;
Turquie - Chômage, consulté le 10 novembre 2020
14 Le Figaro avec l'AFP, « Coronavirus:
Erdogan dos au mur face à la récession en Turquie » ; Le
Figaro ; Publié le 19 mai 2020 à 06:59, mis à jour le 19
mai 2020 à 09:40, consulté le 11 novembre 2020
13
politique extérieure, il apparaît
nécessaire de considérer l'adoption par l'État turc d'une
forme de « Realpolitik » dans le cadre de sa conjoncture
économique.
La politique « zero problème avec les voisins
» marque une rupture avec la diplomatie kémaliste, et pose un cadre
théorique devant permettre à la Turquie de s'imposer non plus
seulement comme une puissance régionale mais comme une puissance
internationale. Bien que les actions diplomatiques et militaires
récentes de la Turquie s'inscrivent dans la lignée du
renouvellement de sa politique extérieure depuis 2003, on constate
qu'à cette stratégie posée par Ahmet Davutoglu s'impose
des nécessités tactiques découlant
d'éléments extérieurs à son environnement, à
l'image des printemps arabes à partir de 2011.
Il peut notamment être relevé que, dans le cadre
du courant « néo-ottoman » avancé par Erdogan, la
Turquie s'est souvent proposée comme « le » défenseur
du sunnisme et comme une alternative au leadership tenu par l'Arabie Saoudite,
l'Egypte, et les Emirats Arabe Unis. Un certain revirement peut toutefois
être observé à partir de 2016, notamment dans son rapport
avec la Russie et l'Iran, ceci concordant avec une nouvelle approche de la
crise syrienne. Dans son article « La politique turque n'est ni ottomane
ni islamiste », Olivier Roy considère que « l'alliance
soudaine avec la Russie et l'Iran contredit à la fois la
référence ottomane et la référence islamiste
», une entente dont l'une des manifestations se traduit par la signature
de l'accord d'Astana entre les trois pays, le 4 mai 2017, et portant sur la
création de quatre zones de cessez-le-feu en Syrie.
Sans toutefois contredire la concordance de sa politique
extérieure, la Turquie se livre à un jeu de partenariat et
d'alliances inédites qu'il apparaît intéressant
d'appréhender, tant dans la manière dont celle-ci se manifeste
que dans l'impact qu'elle exerce sur son environnement régional. Au
regard des différents et nombreux enjeux politiques, économiques,
diplomatiques et sécuritaires qu'induisent les différents
éléments précédemment évoqués, ce
travail de recherche proposé vise à interroger les
nécessités et implications économique auxquelles se
confronte le renouvellement de la politique extérieure turque
initié en 2003. Celui-ci se propose d'analyser les nouveaux liens
stratégiques et tactiques induit par ce nouveau paradigme
économique en apportant un éclairage sur les objectifs turcs
à long et moyen termes dans son environnement
régional.
14
L'étude ici proposée, tendant à analyser
l'ensemble des politiques publiques conduite par la Turquie au travers d'une
grille de lecture macro-économique, vient justifier la mise en place
d'une approche en trois temps.
Dans un premier temps, il s'agira d'analyser les inspirations
autant que les caractéristiques de cette résurgence «
néo-ottomaniste », terme largement usité pour qualifier les
dynamiques politiques turcs. Plus encore, il s'agira d'évaluer les
ressources et les lacunes du kémalisme depuis son origine, son impact
sur la structure économique de la Turquie avant et après son
introduction au sein de l'économie mondial, pour finalement comprendre
les ressors du repli identitaire et islamiste que constitue l'arrivée au
pouvoir des islamo-conservateur à partir de 2003.
D'autre part, il s'agira d'appréhender les contraintes
et caractéristiques économiques propre à la Turquie, et
l'impact de celles-ci dans le cadre de la libéralisation de son
économie. Ceci fait, nous serons alors en mesure d'expliciter les
dynamiques économiques déployées par les
islamo-conservateurs à partir de 2003 dans le cadre de la «
Profondeur stratégique ». Cette mise en place va notamment se
caractériser par un phénomène de « mercantilisation
» de l'islam politique et d'un investissement de la Turquie sur son
versant oriental. Confronté aux limites structurelles de cet espace
économique, et substituant son pragmatisme économique initial
à l'idéalisme politique induit par ses responsables politiques,
la Turquie se confronte toutefois aux limites de ses moyens avec l'échec
de sa politique syrienne. Si celle-ci ne peut plus prétendre à
incarner « l'hégémon bienveillant » auprès de
ses voisins arabes, la Turquie ne semble toutefois pas renoncer à
devenir une puissance régionale d'ampleur.
Finalement l'essor de nouveaux partenariats économiques
et stratégiques vient relativiser la portée idéologique
néo-ottomaniste de la politique étrangère turque. Cette
contradiction, doit être appréhendée au travers de la
relation qu'entretien l'AKP avec les autres grandes puissances, notamment la
Russie et la Chine, tout autant que de ses investissements dans sa zone
d'influence traditionnelle. Celle-ci, conduit in fine à confronter la
nécessité tactique auquel est sujet la Turquie, au cadre
théorique de la « profondeur stratégique »
présenté en 2003. Par ailleurs, la Turquie entend affirmer sa
puissance maritime en Méditerranée, au travers de la
reconstitution de sa flotte militaire et d'une politique
particulièrement agressive envers ses voisins. Cette affirmation
constitue, pour la Turquie, un levier majeur de préservation de ses
intérêts économiques. Dans ce cadre, la situation
conflictuelle avec Chypre et l'accroissement des tensions avec ses
15
partenaires européens doivent être compris comme
les symptômes d'une contestation contemporaine d'une réminiscence
d'un nouveau « traité de Sèvres ».
16
Titre 1 : Le déclin de l'Empire Ottoman : un
héritage politique et économique façonnant la vie
politique de la Turquie contemporaine
Le paradigme économique, que propose d'exposer ce
travail de recherche, tend à développer une grille de lecture
permettant d'expliciter et comprendre les buts et objectifs économiques
poursuivie par la Turquie dans la gestion de sa politique extérieure. En
réalité, il paraît aujourd'hui impossible
d'appréhender l'ensemble des politiques sociales, économiques,
diplomatiques, énergétiques ou militaires auquel se livre le
gouvernement de l'AKP sans l'analyser sous le prisme «
néo-ottomaniste ». Toutefois, cette « facilité »
étymologique, tendant a vouloir résumer cette dynamique sur un
seul aspect politique, conduit à négliger les aspects
fondamentaux de cette rémanence, et ainsi procéder à une
analyse faussée des enjeux et des problématiques
rencontrées.
Le risque d'une approche tenant à analyser l'ensemble
des politiques publiques conduites par l'AKP depuis 2011 sous le prisme «
neo-ottomaniste » serait de s'enfermer dans une démarche
intellectuelle tendant à interroger « comment » cette
résurgence se manifeste, mais négliger dans le même temps
le « pourquoi » cette résurgence se manifeste. Ainsi, pour
mettre en évidence la validité du nouveau paradigme
économique turc, il s'agira d'évaluer dans quelle mesure les
éléments que propose cette théorie permettent une
meilleure compréhension des enjeux de la Turquie, que ne le fait le
paradigme « néo-ottoman » précédemment
avancés.
Si l'on parle aujourd'hui d'une « résurgence
néo-ottomane » impactant l'économie de la Turquie, il
convient d'étudier au préalable les éléments
économiques caractéristiques du déclin de l'Empire
ottoman. Plus encore, il s'agira de constater que, si la République
kémaliste de 1923 a su relever le défi de la modernisation,
celle-ci n'a pas été en capacité, contrairement aux
islamistes, d'apporter de réponse concrète à la crise
identitaire que traverse la Turquie15.
15 ECCHIA Stefania, « La politique
économique à la fin de l'Empire ottoman (1876-1922) »,
Anatoli, 5 | 2014, page. 91-113 ;
https://doi.org/10.4000/anatoli.330
17
I. Le lent déclin de l'Empire ottoman
expliqué par une inadaptation structurelle aux nouveaux enjeux
économiques
La fin de l'Empire Ottoman est marquée par un lent
déclin, consécutif des crises structurelles que traverse
l'économie ottomane, et par l'insuffisance des ressources
générées par les réformes entreprises. En effet, la
période s'étalant de 1839 à 1876, date de la promulgation
de la Constitution ottomane, se caractérise par les « Tanzimat
» ou « réorganisation » en turc ottoman. Cette
réorganisation désigne une ère de réforme
économique et politique, soutenu par un Sultanat résolut à
contrer les menaces croissantes des grandes puissances, et de la montée
des nationalismes, notamment arménien. Ces réformes visent
à centraliser l'administration, et conduisent plus globalement à
une modernisation de l'appareil étatique - une ouverture de l'Empire aux
échanges et aux investissements étrangers dans un contexte
marquée par une importante détérioration de ses finances
publiques, consécutive des guerres menées, notamment en
Crimée. Cette crise des finances publiques, se manifeste principalement
par l'incapacité du Sultanat à financer l'imposant
système, conduisant à une série de perte territoriale.
Ainsi, en 1874-1875 la charge annuelle de la dette correspond à plus de
la moitié des revenus réguliers du budget public et à
environ 60 % des dépenses totales16.
A. Le besoin d'un apport en capitaux
extérieurs expliquant l'ingérence des puissances
européennes dans l'économie ottomane
Conséquemment à la « Grande
Dépression », ralentissement économique mondial durant la
période 1873-1896, l'État Ottoman voit se raréfier les
flux de capitaux étrangers. La demande mondiale en matière de
produits agricoles se met à chuter. Cet événement vient
porter un coup quasi-fatal à l'État Ottoman, désormais
incapable de renouveler sa dette, et se trouvant en faillite en 1876. L'Empire
Ottoman, désigné comme « l'homme malade de l'Europe »,
voit dès 1881 ses revenus et sa dette souveraine géré par
la « Banque impériale ottomane », un organisme mixte
dirigé en partie par des investisseurs britanniques et français.
Ainsi, entre 1882-1913, ce contrôle « officieux » des
européens sur le système financier ottoman conduit à un
renversement des flux nets : dans le cadre du remboursement de sa dette
extérieure, les sorties de capitaux ottoman représentent alors
deux fois le montant des entrées de fonds générés
par l'emprunt extérieur. Ce contrôle a
16 BLAISDELL D. C., «European Financial
Control in the Ottoman Empire, New York», AMS Press, 1966, p. 76-77; TEZEL
Y. S., « Notes on the Consolidated Foreign Debt of the Ottoman Empire :
the servicing of the loans », The Turkish Yearbook of International
Relations, 1972, Table 1.
18
toutefois conduit à une baisse du taux
d'intérêt de nouveaux emprunts, puisque le contrôle par des
européens venait rassurer les investisseurs européens. Cette
administration de la dette publique ottomane peut ainsi être
considérée à bien des égards comme un outil de
l'Occident visant à confisquer les recettes fiscales et ressources
financières ottomanes. Si l'Empire avait disposé de ces
ressources dans la mise en place de ses réformes, le
rééquilibrage du budget ottoman aurait changé le rapport
de force entre les puissances.
Annexe 1 : Flux de fond provenant des emprunts
extérieurs (moyennes annuelles, en milliers de L).
Le Sultan Abdülhamid II adopte par la suite une politique
de libre échange, et prends des mesures tenant au soutien de la
production agricole et commerciale, notamment au travers de réformes
dans le secteur rural et du renforcement des infrastructures de transport. Mais
la crise est trop profonde.
L'État central ne parvient pas à sortir de la
spirale de la dette extérieure. Briser la spirale aurait impliqué
un afflux stable de fonds, étrangers, qui aurait été
employé à la bonne exécution des réformes ciblant
la productivité, c'est à dire des réformes stimulant le
capital physique ottoman. Toutefois, le fonctionnement de l'Empire, notamment
ses dépenses militaires, constituait un gouffre financier une fois
couplé à la dette extérieure. A cela se rajoute un
dispositif de collecte des impôts décentralisé et
inefficace, nécessitant une dépense de fonctionnement excessif et
rendant les fonds perçus en proie à la corruption des
fonctionnaires. Les charges de fonctionnement du système mis en place
ont alors empêché l'Empire d'assigner des ressources
nécessaires à la mise en oeuvre des réformes.
19
Face à l'échec des réformes menées
dans le cadre des Tanzimat, l'opposition au pouvoir se mobilise et renverse en
1908 le Sultant Abdülhamid II. Paradoxalement, la révolution de
1908 mené par le Comité Union et Progrès (CUP) ou «
Jön Türkler » (Jeunes-Turcs), parti nationaliste
réformateur, ne change pas la dynamique mise en place. Leur mouvement
entend rétablir la constitution de 1876, mais surtout résister
aux ingérences européennes et donc au démantèlement
de l'Empire : Annexion de la Bosnie-Herzégovine par l'Autriche-Hongrie
en 1908, la Libye et l'île de Rhodes par l'Italie en 1912, menace
d'invasion des serbes, grecs et bulgares conséquemment au
déclenchement de la première guerre balkanique... Ainsi,
désireux de préserver l'héritage de l'Empire face aux
menaces croissantes contre l'intégrité de l'Empire, celui-ci se
renforce.
Les dépenses publiques de l'Empire ottoman
s'accroissent, à un rythme annuel moyen de 2,7 %. Les nombreuses
dépenses liées à l'armée et à la dette
extérieure creusent davantage le déficit public: les
dépenses militaires représentent alors près de 40 % des
dépenses totales de l'administration, le service de la dette
extérieure près de 30 %17.
Annexe 2 : Budget des administrations, 1887-1912
(Millions de piastres ottomanes).
17 Owen R., op. cit., p. 197 (Table 37) ; SHAW S.
J., « Ottoman Expenditures and Budgets in the
Late Nineteenth and Early Twentieth Centuries »,
International Journal of Middle East Studies, vol. 9, 1978, p. 373-8 ; Id.,
« The Nineteenth-Century Ottoman Tax Reforms and Revenue System »,
International Journal of Middle East Studies, vol. 6, 1975, p. 421-459 ; Shaw
S. J. & Shaw E. K., History of the Ottoman Empire and Modern Turkey, vol.
II, Cambridge, Cambridge University Press, p. 225-226, 285-286 ; Pamuk ., The
Ottoman Empire and European capitalism, 1820-1913 : Trade investment and
production, Cambridge, Cambridge University Press, 1987, p. 61.
20
Les « Jeunes-Turcs » portent au pouvoir le Sultan
Mehmed V, après la déposition de Abdülhamid II en 1908 et le
rétablissement de la constitution de l'Empire ottoman de 1876. Le Sultan
étant alors dépourvu d'un réel pouvoir, il ne peut
empêcher les dérives et l'ultra violence des nationalistes au
pouvoir. Ces derniers s'opposent à la menace de l'Occident et des
menaces portées sur leurs territoires, notamment au Proche-Orient, mais
également sur leur économie. Les multiples traités de
libre-échange conclus avec la Grande-Bretagne et les autres puissances
européennes dans la période (1838-1841) ont affaibli l'Empire.
L'ouverture des marchés ottomans, en contrepartie d'un soutien militaire
des occidentaux pour protéger l'Empire, n'était en aucun cas
signe de prospérité. Si un droit de douane interne de 8% existait
pour les Ottomans, les commerçants étrangers étaient quant
à eux exemptés d'impôts. L'ouverture du marché a par
ailleurs contribuée au déclin de l'industrie de manufacture,
ainsi qu'à une forte concurrence sur les produits
agricoles18.
En réaction à l'Occident, les jeunes-turcs
mettent en place une politique plus protectionniste : les droits de douanes
internes sont totalement supprimés en 1909, tandis que les droits de
douanes sur les importations sont portés à 15 % en
1914-191619. Mais il était trop tard pour réformer
l'imposant système, protéger les manufactures, rétablir un
équilibre budgétaire.
B. L'archaïsme du Sultanat
révélé dans son incapacité à s'imposer
politiquement face aux puissances étrangères
L'Empire se morcèle et s'isole. La multiplication des
menaces entraîne de nouvelles dépenses militaires qui creusent
d'avantage les déficits. La situation avant le déclenchement de
la Première guerre mondiale peut ainsi être comparée
à celle ayant précédé la faillite de
187520. Les puissances européennes menacent d'envahir le
Liban et la Syrie, la Russie se fait plus menaçante au Nord en proposant
de créer une grande région arménienne autonome, les
britanniques souhaitent internationaliser Constantinople21,É
Affaiblie, l'Empire Ottoman n'a d'autres choix que de s'engager dans la
Première guerre
18 ISSAWI C., The Economic History of Turkey, Chicago,
The University of Chicago Press, 1980, p. 76.
19 ISSAWI C., An Economic History of the Middle
East and North Africa, New York, Columbia University Press, 1982, p. 22 ; PAMUK
., « The Ottoman Economy in World War I », in S. Broadberry & M.
Harrison (éds.), The Economics of World War I, Cambridge University
Press, Cambridge p. 112-136.
20 SUVLA R., « Debts during the Tanzimat
period », in C. Issawi (éd.), The economic History of the Middle
East, Chicago, The University of Chicago Press, 1966, p. 106
21 REISSER Wesley J., « The Black Book: Woodrow
Wilson's Secret Plan for Peace », Lexington Books, p.143
mondiale au cotés de l'Allemagne. L'issue n'en demeure
pas moins funeste pour l'Empire. Celui-ci est ravagé par les
appétits occidentaux : français et britanniques désirent
appliquer les accords Sykes-Picot de 1916, partageant le Moyen-Orient entre les
deux puissances, le nationalisme grec revendique dans le cadre de la «
Grande idée » l'unification de tous les Grecs dans un seul
Etat-nation avec pour capitale Constantinople.
Le 30 Octobre 1918 est signé l'armistice de Moudros.
Les conditions de la reddition sont particulièrement humiliantes pour
les Ottomans. Les alliés obtiennent la reddition de toutes les garnisons
turques en dehors de l'Anatolie, la démobilisation de l'armée
ottomane, un libre passage par les détroits du Bosphore et des
Dardanelles, ainsi que la possibilité d'occuper le territoire ottoman en
cas de révolte. Istanbul est occupée par les Français et
par les britanniques le 13 Novembre 1918, qui rétablissent les
conditions tarifaires d'avant-guerre. Désireux d'obtenir l'accord le
plus favorable possible, Mehmed VI mène alors une politique de
coopération avec les occupants, à la plus grande consternation
des nationalistes. Le traité de Sèvres du 10 août 1920
vient déposséder l'Empire de ses territoires et d'une partie de
son assise territoriale en Anatolie par les États coloniaux
européens.
22
21
Annexe 3 : Découpage prévu par le
Traité de Sèvres, néanmoins jamais appliqué (1920).
Alors que l'armistice se confirme par la signature du
traité, une partie de la population se joint au républicain
Mustafa Kemal dans une guerre d'indépendance. Refusant la domination
étrangère, la guerre-gréco-turque de 1919-1922 oppose la
Grèce
22
http://www.conflicts.rem33.com/images/Armenia/sevres.htm,
consulté le 9 décembre 2020
22
aux révolutionnaires turcs kémalistes et aboutit
sur une victoire des armées turques, et la proclamation de la
république de Turquie. Ceci s'explique notamment par le refus des
puissances de poursuivre et de s'engager dans un nouveau conflit visant
à faire appliquer le traité de Sèvre, ces derniers
étant encore marqués par quatre années d'un conflit
sanglant. Cette victoire des indépendantistes rend ainsi caduque
l'humiliant traité de Sèvres de 1920, jamais ratifié,
sinon par le Parlement grec, et ouvre la négociation du traité de
Lausanne signé le 24 Juillet 1923.
Ce traité, outre la reconnaissance du régime de
Mustafa Kemal au niveau international et l'indépendance de la
République de Turquie, régit la redistribution
démographique et le règlement des pertes territoriales de
l'Empire Ottoman. Le traité de Lausanne prévoit également
une série de mesures intéressant le domaine économique.
D'une part, il supprime le contrôle des Alliés sur l'armée
ainsi que sur les finances de la Turquie, notamment les traités de
libre-échange. D'autre part il organise une zone de
démilitarisation des détroits des Dardanelles et du Bosphore, qui
ne se verront soumis à aucunes restrictions aériennes ni
maritimes. Le traité met également un terme au régime des
capitulations : ces capitulations venaient réguler le statut des
étrangers au sein de l'Empire, conférant ainsi des droits
particuliers aux ressortissants concernés (tribunaux spéciaux) et
offrant des conditions favorables aux institutions étrangères
Ð notamment dans le domaine économique.
Du déclin de l'Empire ottoman émergent une
série d'éléments permettant de mieux appréhender
les positions et enjeux politiques affectant la Turquie contemporaine. La fin
de l'Empire ottoman se caractérise par son incapacité à
conduire ses réformes, ses « Tanzimat », à termes.
L'appareil politique et administratif ne correspond plus aux
réalités, ni aux besoins, ni aux nécessités d'un
État affaiblie par un siècle de revers militaires. Affaiblie,
« l'homme malade de l'Europe », pour reprendre le terme du tsar
Nicolas Ier en 185323, s'ouvre à l'Europe Ð mais cette
ouverture ne s'accompagne d'aucune adaptation. Durant cette période,
l'Empire s'est intégré dans l'économie mondiale, ses
échanges commerciaux ont augmentés, les investissements directs
étrangers se sont multipliés Ð mais la rigidité de sa
structure a rendu les mesures prises et l'introduction de nouvelles mesures
insuffisantes pour résorber le profond déficit budgétaire.
Plutôt que de conduire des réformes radicales dans les secteurs
financiers et
23 GEORGEON, François. « L'Empire
ottoman et l'Europe au XIXe siècle. De la question d'Orient à la
question d'Occident », Confluences Méditerranée, vol. 52,
no. 1, 2005, pp. 29-39.
23
secteurs de productions clés, l'Empire a
privilégié l'apport facile généré par la
contraction de nouvelles dettes24. Enfin, s'il a pu être
relevé une ingérence flagrante et anémiante des puissances
européennes dans l'appareil étatique de l'Empire, l'issue de la
première guerre mondiale a clairement donné à celles-ci
l'opportunité de déposséder l'Empire de ses
dernières possessions économiques, territoriales, et
géostratégiques.
II. Une République kémaliste
volontaire et désireuse de relever le défi de la modernisation
La paix turque, conclu avec le Traité de Lausanne, met
un terme au despotisme du Sultanat Ottoman tout en mettant fin aux
prétentions hellénique en Asie mineure. L'enjeu, pour la jeune
république kémaliste, porte sur la nécessité de
rompre avec le modèle ottoman et de moderniser l'appareil
étatique, tant au niveau administratif qu'économique.
Dans son ouvrage « La civilisation à l'épreuve
», Arnold J. Toynbee explique que :
« L'''hérodien" est l'homme qui agit en appliquant
le principe suivant : la meilleure façon de se défendre contre
l'inconnu est d'en maîtriser le secret. Et quand il est placé dans
le cas difficile d'affronter un adversaire plus entraîné et mieux
armé, il riposte en abandonnant son art militaire traditionnel et en
apprenant à combattre avec la tactique et les armes de son ennemi. Si le
"zélotisme" est une forme d'archaïsme suscitée par une
pression étrangère, l'''hérodianisme" est une forme de
cosmopolitisme suscitée, précisément, par le même
agent extérieur... »25.
A. La mise en place de réforme
marquée par un déracinement en profondeur de la l'héritage
ottoman
Pour Mustapha Kemal, la structure de la nouvelle
république répond à six principes,
précédemment énoncés : Républicanisme,
Populisme, Laïcité, Révolutionnarisme, Nationalisme et
Étatisme. Conscient des causes et des éléments
extérieurs ayant conduit à « l'archaïsme » de
l'ancien système ottoman, l'élaboration d'une Turquie nouvelle ne
peut passer que par un effort tendant à se moderniser et
s'occidentaliser. Kemal ne rejette pas l'Islam, mais désire
séparer l'espace public du religieux, considérant pour reprendre
les
24 BLAISDELL D. C., «European Financial Control
in the Ottoman Empire», p. 38-39
25 KRICHEN, Aziz, « La fracture de
l'intelligentsia : Problèmes de la langue et de la culture nationales
» dans « Tunisie au présent : Une modernité au-dessus
de tout soupçon ? », Aix-en-Provence : Institut de recherches et
d'études sur les mondes arabes et musulmans, 1987
(généré le 01 mars 2021). Disponible sur Internet : <
http://books.openedition.org/iremam/2571>.
ISBN : 9782271081278. DOI :
https://doi.org/10.4000/books.iremam.2571
24
termes de S.P Huntington que « la modernisation requiert
l'occidentalisation ». Ce déracinement et cette éradication
de la culture ottomane, soit la place prépondérante de l'Islam au
sein de la société, passe par une série de réformes
radicales prises par le régime kémaliste entre 1925 et 1935.
Parmi ces réformes, on peut noter qu'à partir de
1926, le calendrier musulman est remplacé par le calendrier
grégorien. Faisant appel à un collège de juristes
occidentaux, il entreprend également de moderniser le système
juridique turc. Il adopte en 1926 le code civil suisse26, le code
commercial allemand, ainsi que le code pénal italien27.
Dès 1928, dans le cadre de la « Révolution des signes »
tous les turcs âgés de 6 à 40 ans doivent apprendre
l'alphabet occidental, qui remplace l'alphabet arabe. Cette réforme est
riche de sens, puisqu'elle extrait la Turquie de la sphère culturelle
arabo-musulmane pour l'introduire dans la sphère occidentale. En effet
l'un des objectifs poursuivi par les kémalistes tend à ce que la
jeunesse turque ne soit plus en capacité de se tourner vers l'ancienne
littérature ottomane, et soit contrainte de se tourner vers des sources
occidentales. Enfin, en 1936, la laïcité turque est inscrite dans
l'article 1 de la Constitution.
Sur l'aspect économique, les valeurs du
Kémalisme répondent aux leçons tirées du
déclin progressif de l'Empire ottoman. « L'Étatisme »
prôné par Atatürk est à contresens de la
dépendance de l'Empire ottoman vis à vis des occidentaux, et de
la dette extérieure contractée qui lui a été
fatale. La Turquie a en effet hérité de la dette souveraine de
l'Empire ottoman, et la jeune république ne dispose pas des ressources
nécessaires. On retrouve l'aspect « Nationaliste » du
Kémalisme au travers de la volonté du gouvernement de ne pas
avoir recours aux capitaux étrangers, capitaux qui pourraient influer
sur la souveraineté de la jeune nation28. Au contraire
L'État devient interventionniste29, l'économie
nationale dirigée par le gouvernement entreprend le développement
de plusieurs banques, notamment la « Sümer Bank », la «
Banque industrielle », et la Eti Bank, la « Banque des Mines »
en 193530, toutes deux patronnées par la « Merkez
26 ELBIR A.K. La réforme d'un code civil
adopté de l'étranger. In: Revue internationale de droit
comparé. Vol. 8 N°1, Janvier-mars 1956. pp. 53-64.
27
http://www.ceri-sciencespo.com/publica/cemoti/resume19.htm,
consulté le 11 Décembre 2020
28 TEZEL Yahya, Cumhuriyet döneminin iktisadi
tarihi (1923-1950) (Histoire économique de la période
républicaine (1923-1950)), Yurt Yayõnlarõ, Ankara, 1982,
pp. 170-205
29 VAN NESTE, Dominique. «La Situation
Politique, Économique Et Sociale En Turquie Depuis La Révolution
De 1922 Jusqu'à Nos Jours / THE POLITICAL, ECONOMIC AND SOCIAL SITUATION
IN TURKEY SINCE THE 1922 REVOLUTION.» Civilisations, vol. 14, no. 4, 1964,
pp. 317-330. JSTOR,
www.jstor.org/stable/41230831.
Accessed 1 Mar. 2021.
30 SMORTKINE Henri. « Aspects
économiques de la Turquie contemporaine ». In: L'information
géographique, volume 18, n°1, 1954. pp. 1-10.
25
Bankasõ », la banque centrale turque. Kemal
exprime ce principe en affirmant que : « le meilleur moyen de perdre
son indépendance, c'est de dépenser l'argent qu'on ne
possède pas ». Ce repli est toutefois nécessaire, la
jeune république de Turquie ne disposant alors que d'une économie
fragile.
Selon Deniz Akagül, « Le repli des années
1930 est un repli subi. La contrainte était d'autant plus forte que les
remboursements de la dette publique ottomane qui revenait en partie à la
Turquie nécessitaient un excédent commercial. Entre 1924 et 1944,
ces remboursements ont correspondu en moyenne à 2,2 % du PIB turc. Face
à l'impopularité d'une telle politique qui exigeait un effort
d'épargne domestique important ou en d'autres termes un renoncement
à la consommation, le discours du pouvoir en place a favorisé
l'argument de l'indépendance nationale, en rappelant le « passif
ottoman » avec les capitulations et l'administration de la Dette publique
»31. Ce repli, s'explique notamment par la mise en place
au niveau mondiale de mesures protectionnistes consécutive à la
crise économique de 1929.
B. Une intégration au bloc occidental
légitimée par l'évolution du contexte géopolitique
international
A partir de 1950, la Turquie intègre toutefois un
nouveau paradigme économique. Si la république kémaliste
tient une politique étrangère caractérisée par sa
neutralité et sa non ingérence dans les affaires internes des
États-voisins, celle-ci intègre l'OTAN le 18 février 1952,
soit la même année que la Grèce. Elle est ainsi
projetée dans le camp occidental durant la guerre froide. Dans ce
contexte, on assiste à une plus grande souplesse quant à la
contrainte du financement externe. On peut par ailleurs noter durant cette
période l'accord d'association, dit « accord d'Ankara »
signé le 12 septembre 1963, faisant du pays un État tiers
associé à la Communauté économique
européenne, et ouvrant la perspective d'une intégration
future.
En effet malgré la neutralité de la
république kémaliste durant la seconde guerre mondiale, celle-ci
se trouve, idéologiquement, rattaché au bloc occidental. Ce
rattachement n'est toutefois pas surprenant du point de vue kémaliste.
Au cours d'un discours en 1930, Kemal avait ainsi déclaré :
« Je ne mourrai pas en laissant l'exemple pernicieux d'un
31 AKAGUL Deniz, « Nouvelles orientations de
la politique commerciale turque : entre pragmatismes et ambitions «
néo-ottomanes » », Anatoli, 5 | 2014, p. 259-281.
pouvoir personnel. J'aurai fondé auparavant une
République libre aussi éloignée du bolchevisme que du
fascisme »32. La situation géographique de la Turquie
comme de la Grèce présente en effet un intérêt
particulier, dépeint comme un élément indispensable de la
planification stratégique de l'OTAN. Stratégiquement, la Turquie
représentait une barrière naturelle capable d'endiguer toute
progression soviétique en direction du bassin
méditerranéen, et donc des voies de communications maritimes,
mais également et surtout du Moyen-Orient, riche en pétrole.
33
26
Annexe 4 : La position stratégique de la Turquie
dans le contexte de la Guerre froide.
L'importance stratégique de la Turquie au sein du bloc
occidental s'illustre notamment par la mise en place du «...zel Harp
Dairesi » ou « Département des Opérations
Spéciales », organisation secrète inconnue des gouvernements
membres de l'OTAN (dont la Turquie) jusqu'en 1990, et créée dans
le cadre du Shape (commandement de l'OTAN). Cette organisation de «
contre-guerilla » avait pour objectif d'organiser une forme de
résistance en cas d'invasion des troupes du pacte de Varsovie, ne
répondant aux ordres que de l'agence américaine de renseignement
(CIA) ou au commandement de l'OTAN34.
32 DAOUD Zakya. « 4. Mustafa Kemal.
Père providentiel des Turcs », La révolution arabe
(1798-2014). Espoir ou illusion, sous la direction de Daoud Zakya. Perrin,
2015, pp. 116-155.
33
http://foreignpolicy.org.tr/the-end-of-the-cold-war-and-changes-in-turkish-foreign-policy-behaviour- kemal-kirisci/,
consulté le 14 Janvier 2020
34 JOSSERAN Tancrède, « Les services
secrets turcs, de l'Organisation Spéciale au MIT », Institut de
Stratégie Comparée, 2014, Pages 131-144
27
Dans le cadre du soutien de la Turquie au sein de l'alliance,
des facilités douanières et un important soutien financier sont
mis en place, notamment par les Etats-Unis. Les troupes de la république
de Turquie sont de plus formées par l'OTAN, et en Novembre 1961, on
assiste au déploiement de 15 fusées PGM-19 Jupiter sur le sol
turc, missiles de type nucléaire. Avec ce soutien, le discours
mobilisant le déclin du « passif ottoman » s'érode - un
soutien aussi conséquent du bloc occidental pèse alors plus lourd
que le souvenir de « l'Administration de la dette publique ottomane
».
En dépit de cette nouvelle configuration
géopolitique, la Turquie fait le choix de maintenir des mesures
protectionnistes - en croissance constante depuis 1930, le maintien de ces
mesures protectionnistes et interventionnistes permettait ainsi un
déficit commercial. Malgré un premier étiolement du
discours sur « l'héritage ottoman », le maintien de ces
mesures se trouvait nécessaire, bien que contradictoire vis-à-vis
des investisseurs étrangers auquel la Turquie était
attaché.
Par la suite, le discours évolue. Dans les
années 50, celui-ci justifie les mesures protectionnistes du
gouvernement en se fondant sur le risque d'un retour du régime des
« capitulations », induit par les investissements étrangers.
Ce protectionnisme, volontaire mais toutefois en contradiction avec les
recommandations des bailleurs de fonds35, se maintient sur
l'ensemble de la période post-seconde guerre mondiale, notamment en
dépit de la signature par la Turquie des accords du GATT en 1951. Celui
se maintient du fait de la position géostratégique de la Turquie
dans le contexte de la guerre froide, lui ayant permis de « monnayer
» sa place en dépit des nécessités des accords
signés. Or, face à la nouvelle dynamique économique des
années 80 l'obligeant à s'incliner face aux exigences des
bailleurs de fonds, on observe un changement de regard sur les mesures
économiques précédemment employé par le
gouvernement turc. Les leçons de méfiance, découlant de
l'exemple ottoman, ne trouvent plus le même écho chez les
politiques et économistes turcs.
La décennie 1980 se caractérise en effet par un
important phénomène de libéralisme économique, issu
de la mondialisation. Bien que la Turquie soit au bénéfice de sa
position géostratégique dans le climat de guerre-froide, les
sources de financements se
35 THORNBURG & alii., « Turkey an economic
appracial, Twentieth » ; Century Fund, New York,
1951 et Banque Mondiale, The Economy of Turkey, An analysis
and recommendations for Development Program, Washington D.C., 1951
28
privatisent. Le pays change de politique économique,
après une longue période de protectionnisme et
d'interventionnisme. Cette intégration au sein du marché mondial
impacte ainsi grandement sa part dans le commerce mondiale, autant que sa
balance commerciale.
Annexe 5: Evolution du taux d'ouverture de
l'économie turque (X/M/2PNB en %) .
Annexe 6 : Evolution de la part relative de la
Turquie dans le commerce mondial (en %).
Avec cette envolée économique, le discours sur
le passé ottoman évolue de nouveau. Dans les premières
années de la république kémaliste, la
référence à l'héritage ottoman
29
tendait à légitimer l'épargne domestique,
notamment dans le contexte de remboursement de la dette extérieure
ottomane. Nous entendons par épargne domestique, la différence
entre le PIB et les dépenses de consommation, soit la partie du revenu
national disponible n'ayant pas été affectée aux
remboursements des dettes extérieures gouvernementales36.
III. Une volonté d'occidentalisation
s'anémiant au profit d'un islamisme identitaire
Cet essor économique doit toutefois être mis en
parallèle avec les mutations politiques ayant affectées la
Turquie jusqu'à la fin des années 80. Avec l'apparition du
pluralisme politique en 1947, émergent les premiers partis religieux,
ceci en dépit des dispositions constitutionnelles assurant la
laïcité de la république. Trois coups d'État se
dérouleront en Turquie en l'espace de 20 ans.
A. Le coup d'État du 27 mai 1960
Un premier coup d'État en 1960 contre le « Parti
démocrate », au pouvoir depuis les élections
législatives de 1950. Ces derniers avaient entrepris une politique
libérale axée sur la libération des échanges, de
l'investissement et des crédits - coupant ainsi avec les mesures
protectionnistes et interventionnistes jusqu'alors en vigueur. Ces mesures
s'accompagnent également d'un franc-glissement vers l'Islam. Le premier
ministre Menderes avait à ce titre déclaré à Konya
en 1956 : « Siz isterseniz hilafeti bile geri getirebilirsiniz
»37, que l'on peut traduire par « si le peuple le
désire, il peut même rétablir le califat ». Cette
situation entraîne une intervention de l'armée kémaliste
qui renverse le pouvoir du Parti démocrate le 27 mai 1960, et
l'établissement d'un gouvernement de coalition jusqu'en
196638. Le « Parti démocrate » est dissout en 1961,
mais un nouveau parti islamiste est fondé dans sa lignée le 11
février 1961 : le « Adalet Partisi » ou « Parti de la
justice »39.
36
https://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMTendanceStatPays?codePays=FRA&codeTheme=2&cod
eStat=NY.GDS.TOTL.ZS
37
https://www.haber7.com/siyaset/haber/606589-menderesi-ipe-goturen-10-konusmasi,
consulté le 16 Janvier 2021
38
https://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMEve/361,
consulté le 16 Janvier 2020
39 INSEL Ahmet, « Liste des partis politiques
cités, La nouvelle Turquie d'Erdogan. Du rêve démocratique
à la dérive autoritaire ». La Découverte, 2017, pp.
217-218.
B. 30
Le coup d'État du 12 mars 1971
Un deuxième coup d'État est organisé par
l'armée le 12 mars 1971 dans la continuité de 1960. Dans un
important climat de récession économique et de tension interne
entre groupe d'extrême gauche et d'extrême droite40, le
pouvoir politique est paralysé par des divisions internes. Le pouvoir se
fragmente en une pluralité de parti islamiste, notamment le «
Millî Nizam Partisi » ou « Parti de l'ordre national »
(MNP, ancêtre de l'AKP) qui réduisent la majorité
parlementaire. Dès lors, le pouvoir est incapable d'adopter des mesures
économiques, politiques ou sociales41 dans un climat de
tension et de répression de grèves. Le 12 Mars 1971,
l'armée intervient et remet un mémorandum au Premier ministre,
demandant : la « formation, dans le cadre des principes
démocratiques, d'un gouvernement fort et crédible, qui
neutralisera la situation anarchique que traverse actuellement la Turquie et
qui, inspiré par la vision d'Atatürk, implémentera les
réformes nécessaires prévues par la Constitution »
afin de « mettre un terme à l'anarchie, aux luttes fratricides et
à l'instabilité socio-économique »42.
Cette paralysie avait notamment conduit à une non application des
réformes économiques issue du coup d'État de 1960, qui
joint à des mesures autoritaires (interdiction des grèves et gel
des salaires), et à une peur d'une insurrection communiste, avait
conduit à d'importantes tensions, et instauré un climat de guerre
civile43. Après deux ans de répression, et
l'établissement de la loi martiale, le Parti républicain du
peuple (CHP), parti de Mustafa Kémal arrive au pouvoir le 14 Octobre
1973. L'armée se retire alors du pouvoir. Par ailleurs, le Millî
Nizam Partisi - Parti de l'ordre national est dissous le 20 Mai 1971 par la
cour constitutionnelle, mais est reconstitué à nouveau sous le
nom du « Millî Selamet Partisi » ou « Parti du salut
national » (MSP) dès 197244.
C. Le coup d'État du 12 Septembre
1980
Enfin, un troisième coup d'État, le 12 septembre
1980, qui prend place après une décennie fortement marqué
par le choc pétrolier de 1974, qui impacte les exportations
40 MARDIN erif. "Youth and violence in Turkey."
European Journal of Sociology/Archives Européennes de Sociologie 19, no.
2 (1978) : 229-254.
41 TARIM, Osman. "27 Mayõs' tan 12 Mart'a
Adalet Partisi ve Türkiye." PhD diss., Selçuk niversitesi
Sosyal Bilimler Enstitüsü, 2013
42 SUBASI, Erol. "Bir Yeniden
Hegemonikleþtirme Hamlesi Olarak 12 Mart Döneminde Reform Siyaseti
ve Baþarõsõzlõðõ." Mülkiye Dergisi
43, no. 1 : 26-61
43 KOSE, Serdar. "Türk Demokrasi
Hayatõnda 12 Mart 1971 Muhtõrasõ." Master's thesis, Afyon
Kocatepe niversitesi, Sosyal Bilimler Enstitüsü, 2010
44 CHENAL, Alain. « L'AKP et le paysage politique
turc », Pouvoirs, vol. 115, no. 4, 2005, pp. 41-54.
31
turques. Ces exportations se trouvent en effet
dépendante des échanges commerciaux avec les États-Unis,
et l'Europe. Mais l'absence de réformes dues aux paralysies politiques
antérieures empêche la Turquie de compenser la situation avec son
marché intérieur. En résulte une explosion du
chômage, un recours excessif à la dévaluation de la monnaie
provoquant une hyperinflation.
Selon Ahmet Sahinoz, Maître de conférences
à l'Université de Hacettepe-Ankara : « La
dernière période des années 70, particulièrement
1979, restera, dans la mémoire des Turcs, en plus de l'anarchie
politique, une période de pénurie économique dans tous les
domaines et de longues queues serpentées devant les magasins de produits
alimentaires de première nécessité et les stations
d'essence. Le problème principal était l'insuffisance de devises.
La Turquie n'arrivait plus à assurer le financement de ses importations
de première nécessité pour faire fonctionner son
industrie, chauffer et éclairer le pays, faire rouler les
véhicules. Incapable de rembourser ses dettes extérieures, sa
crédibilité était extrêmement faible, d'où le
sobriquet de « vache maigre » qui lui a été
donné par les milieux de la finance internationale. Les déficits
budgétaires et de la balance des paiements, la pénurie ou du
moins l'insuffisance de l'offre de biens de consommation ont été
à la source de marchés noirs pour plusieurs produits et d'une
hyper-inflation de plus de 100 % au début des années 80. Par
ailleurs, les désaccords ouvriers-patrons devenaient
systématiques et en conséquent, les grèves de longue
durée paralysaient la vie quotidienne »45.
Cette situation génère ainsi une
difficulté accrue pour la Turquie d'emprunter sur les marchés
financiers extérieurs. Finalement le déficit du secteur public
fini par absorber près de 11% de la richesse nationale46.
Mais le « spectre de la dette souveraine ottomane »
ne constitue pas la seule problématique de la Turquie. Les affrontements
se multiplient entre les fondamentalistes religieux, les nationalistes,
notamment les « Loups-gris », ainsi qu'une frange socialiste de la
population Kurde désormais rassemblée au sein du « Partiya
Karkerên Kurdistan » ou « Parti des travailleurs du Kurdistan
», (PKK). Ce climat de tension est la source de nombreux attentats,
exactions et massacres dans l'ensemble du pays. Le Massacre de
45 SAHINOZ Ahmet. « D'une crise à
l'autre en Turquie ». In: Tiers-Monde, tome 32, n°125, 1991. pp.
187195;
46
https://read.oecd-ilibrary.org/economics/etudes-economiques-de-l-ocde-turquie-1980_eco_surveys-tur- 1980-fr#page1,
consulté le 18 Janvier 2021
32
Marash perpétré par le parti d'extrême
droite « Milliyetçi Hareket Partisi » ou « Parti d'action
nationaliste » (MHP) le 19 décembre 1978 en est le plus
important.
Face à cette crise politique, économique et
sociale sans précédent, l'état-major des armées
intervient dans la nuit du 11 au 12 septembre 1980. L'armée démet
alors de leurs fonctions l'ensemble des responsables gouvernementaux, auquel se
substitut une administration dirigée par l'armée jusqu'en 1983.
Une nouvelle constitution, visant à palier les dérives
libérales de 1961 est alors adoptée par référendum
en 1982. L'armée procède de plus à la dissolution de
l'ensemble des partis politiques au pouvoir, associations, médias, ainsi
qu'à des purges massives dans l'ensemble des corps de la
société. Son rôle de garante de l'ordre kémaliste
est réaffirmé.
Le règlement de la situation par l'intervention de
l'état-major peut toutefois être considéré comme une
« victoire à la Pyrrhus ». Lorsque celui-ci autorise la tenue
d'élection législative le 6 Novembre 1983, trois partis
politiques sont autorisés à se présenter47 :
- Le « Anavatan Partisi » ou « Parti de la
mère patrie » (ANAP ou ANAVATAN) qui est l'héritier
politique du Parti de la justice, ainsi que du Parti démocrate dissous
lors des coups d'État militaires de 1960 et 1971.
- Le « Cumhuriyet Halk Partisi », ou « Parti
républicain du peuple » (CHP) qui est le parti politique
créé en 1923 par Mustafa Kemal.
- Le « Muhafazakâr Parti », le parti
national-démocrate représentant la mouvance nationaliste turque,
et hériter politique du MHP dissous durant le coup d'État de
1980.
Alors que l'action de l'État-major tendait à
assurer la pérennité des valeurs du kémalisme au sein du
gouvernement turc, le Parti de la mère patrie ressort victorieux des
élections législatives du 6 Novembre 1983, avec près de
45% des voix. Cette élection n'est pas seulement une victoire sur le
kémalisme, mais constitue également une victoire en faveur du
libéralisme. Ce tournant vers l'extraversion extrait la Turquie d'une
forme de marginalisation mondiale, et développe de manière
significative son économie au travers d'une diplomatie commerciale
active (voir supra). C'est la fin d'une ère de «
schizophrénie », partagée d'une part entre un
protectionnisme kémaliste « caractérisée »,
47 BONZON Ariane, « Les années de plomb
et de sang en Turquie sous Kenan Evren, vues par un ancien militant de la
gauche révolutionnaire », Slate, publié le 13 Mai 2015,
consulté le 18 Jjnvier 2021
http://www.slate.fr/story/101515/kenan-evren-turquie
33
du moins jusqu'à la signature du GATT le 17 Octobre
1951, et d'autre part la volonté d'intégrer le commerce
international, à la fois de par son rapprochement avec la CEE, puis
l'UE, puis par son intégration à l'OMC en 1995.
Le Premier ministre Turgut özal déclarait en 1988
à ce propos que : « Jusqu'à notre arrivée au pouvoir,
les politiques économiques successives avaient reposé sur une
crainte : celle des capitulations, qui avaient conditionné notre
attitude face à toute dette extérieure et à
l'investissement étranger. [É] Notre parti a renoncé
à cette attitude introvertie, craintive et défaitiste. Il a mis
fin au contrôle des prix, libéralisé les importations et
les cours des changes. [É] Le chef d'entreprise turc a franchi les
frontières et pénétré les marchés du Moyen-
Orient. [É] Nous avons privilégié les exportations en
appliquant des cours de change réalistes. [É] Une croissance
saine de notre économie s'est traduite par une augmentation rapide des
exportations. Nous avons ainsi pu obtenir la résorption du goulot
d'étranglement qui existait dans le domaine de la balance des paiements
depuis l'ère ottomane48 ».
Le constat social et politique est pourtant bien
différent. En dépit de trois interventions de l'état-major
turc en près de 20 ans, et des multiples dissolutions des parties
islamistes, le kémalisme s'érode et la population se tourne vers
le religieux.
IV. L'incapacité manifeste du kémalisme
à répondre à la crise identitaire turque
Après avoir redéfini l'identité
nationale, politique, religieuse et culturelle avec d'importantes
réformes, Mustafa Kémal a mis en oeuvre une série de
mesures tendant à stimuler le développement économique de
la Turquie. Celle-ci s'est, dès lors, beaucoup plus identifiée au
modèle européen, comme le suggère son appartenance au bloc
occidental pendant la guerre froide. Cette position a par ailleurs
été largement critiquée par les pays non alignés
non occidentaux lors de la conférence de Bandung en avril 1955, ainsi
que par l'ensemble des pays musulmans49. Une appartenance a
l'Occident, notamment illustrée par les importants partenariats
économiques, et militaires, à la fois dans le cadre de l'OTAN, et
par le soutien logistique fourni par les occidentaux, particulièrement
américains, dans la gestion de ses troubles internes. La fin de la
guerre froide en 1989 vient toutefois redéfinir cette relation.
48 Turgut ...ZAL, « La Turquie en Europe »,
Plon, Paris, 1988, pp. 221 et 248.
49 Duyo Bazolu Sezer, « Turkey's Grand
Strategy Facing a Dilemna », International Spectator, 27,
Janvier-mars 1992, p.24
34
A. Un contexte post-guerre froide favorisant la
détérioration progressive des projets d'intégration de la
Turquie vis à vis de l'Occident
Lors de la guerre du Golfe, le 6 août 1990, la Turquie
constitue un allié stratégique, facilitant
particulièrement le déploiement des forces de la coalition
internationale sur le théâtre d'opération. Outre la mise
à disposition d'aérodromes pour l'aviation de la coalition, il
est à rappeler l'aide politique et logistique apportée par la
Turquie durant le conflit, notamment avec la fermeture de Oléoduc
Kirkouk-Ceyhan en 1991 ayant grandement impactée l'exportation de
pétrole irakien. Néanmoins, la Turquie ne sait comment se placer
politiquement. Si l'aide apportée à la coalition vise à la
rapprocher de la Communauté Européenne, celle-ci est vivement
critiquée par l'ensemble de la classe politique. Bien que le
président Ozal désirait que la Turquie devienne un acteur majeur
dans la région - sur le plan économique, politique et
sécuritaire - l'intervention va être critiquée à la
fois par les Kémalistes, qui campent sur le principe de
neutralité, ainsi que par les religieux, qui critiquent l'intervention
contre un état musulman.
Par ailleurs, bien que membre du Conseil de l'Europe depuis le
13 avril 1950, le gouvernement turc n'initie une candidature tenant à
l'adhésion pleine et entière à la Communauté
économique européenne (CEE) qu'à partir de 1987. Celle-ci
aboutit cependant à un échec en 1989. Paradoxalement, la
décennie 90 est une période charnière pour la future
« Union européenne », qui intègre en son sein
l'Autriche, la Finlande, la Suède, la Norvège, et entreprenait
des négociations pour les anciens pays de l'Union soviétique.
Bien que, sous pression américaine, la Turquie intègre l'union
douanière en 199550, la majeure partie des États
européens s'y oppose, dont l'Allemagne son principal soutien.
Alors que la candidature turque fut finalement reconnue par
les Européens lors du Conseil européen d'Helsinki de 1999, il
s'agit pour l'Europe d'attendre que la Turquie endosse pleinement son
rôle d'Etat européen. Durant cette décennie, la crispation
des négociations est ainsi matérialisée autour de la
question des critères d'adhésion - « Critères de
Copenhague » - formulés lors du sommet de 1993. Le Conseil
européen est venu préciser que l'adhésion de tout nouveau
pays devait être soumis à des conditions préalables tenant
notamment à la mise en place « d'institutions stables garantissant
l'état de droit, la
50 LESSER Ian, « Turkey and the West after the
Gulf War », International Spectator, 27, janvier-mars 1992,
p.33.
35
démocratie, les droits de l'homme, le respect des
minorités et leur protection », tout autant que souscrire aux
objectifs de l'union politique, économique et monétaire. Ainsi,
pour que des négociations sur l'adhésion à l'Union
Européenne puissent débuter et de plus encore aboutir, le pays
demandeur doit à minima respecter le premier critère.
Plus encore, la problématique Chypriote a
constitué un facteur déterminant dans le ralentissement du
processus, résultant de l'opération « Paix pour Chypre
» (en turc : Atilla Harekâtõ ou Kõbrõs
Barõþ Harekâtõ) : l'offensive militaire des forces
armées turques lancée le 20 juillet 1974 ayant conduit à
l'occupation de 38 % du territoire chypriote par la Turquie. En effet, pour
celle-ci le coup d'État de 1974 (soutenu par la junte militaire de
Grèce) qui déposa l'administration Makarios, est venu soulever le
soupçon du contrôle grec sur les îles, entraînant son
intervention et l'établissement de la République turque de Chypre
du Nord (RTCN). L'invasion, qui a entraîné le déplacement
de plus de 160 000 Chypriotes grecs et marqué le début d'une
longue confrontation militaire entre les deux entités vient
défendre les intérêts fondamentaux de la Turquie à
la protection de sa population et à la conservation de l'influence dans
son ensemble régional.
Dans son ouvrage, Samuel P. Huntington considère :
« La prétendue mauvaise situation des droits de l'homme est,
selon le président Ozal en 1992, « un prétexte pour
justifier le refus de laisser la Turquie entrer dans la communauté
européenne » (É). Le « mauvais rêve » des
Européens, disait un observateur, c'est le souvenir des « guerriers
sarrasins déferlant sur l'Europe occidentale et des Turcs aux portes de
Vienne ». Ces réactions expliquent que, pour les Turcs, «
l'Occident ne peut admettre d'intégrer un pays musulman à
l'Europe »51.
La situation pose une double constatation. D'une part «
l'Occident » a besoin de conserver la Turquie comme partenaire
privilégié, puisqu'elle constitue un élément
stratégique dans le cadre de sa politique sécuritaire et
économique. En témoigne les nombreux accords politiques,
sécuritaires, mais également douaniers. Pour l'Europe, il s'agit
d'assurer la stabilité de la Turquie puisque tout deux sont
interdépendants. Il peut être cité ici, à titre
d'exemple, l'apport massif de liquidité de la Federal Reserve et de la
Banque centrale européennes suite à la crise des subprimes de
2008. La conclusion de l'accord de 2016 après la crise migratoire
démontre, de plus, la dépendance de l'Europe à conserver
de bonnes relations avec la Turquie. Autre exemple, l'Europe a soutenu la
51 HUNTINGTON Samuel P., « Le choc des
civilisations », Edition Odile Jacob, 1997, p.210
36
Turquie de manière active de par la tenue d'une
politique publique de soutien à la production qui s'est traduite par la
mise en place, au début de 2017, d'un fonds de garantie de
crédits de 56 milliards d'euros injectés via les banques pour
réduire les problèmes de trésorerie des entreprises.
D'autre part, la Turquie a longtemps cherché à
bénéficier des avantages de l'Union Européenne.
Historiquement, Atatürk a déraciné la culture ottomane, et a
procédé à une occidentalisation de la Turquie pour
parvenir à une efficiente modernisation de son économie. Or, en
dépit de sa proximité, la Turquie demeure toutefois un pays
musulman face à une Union d'une culture et d'une identité
différente. En somme la Turquie s'est modernisée au
détriment de son identité. Celle-ci n'est finalement ni «
européenne », ni « ottomane » ni même un pays
musulman à proprement parler, puisqu'en vertu de la constitution turque
kémaliste la Turquie est, et demeure, un État laïc. Dans le
contexte international du début des années 90, marqué par
la chute de l'URSS et la fin de la guerre froide, la Turquie finit par chercher
sa place. Cette situation explique notamment la multiplication de ses
partenariats et la volonté d'étendre son influence avec les
autres peuples turcs de son ensemble régional, l'Azerbaïdjan
principalement, avec la signature du « Training, Technical and Scientific
Cooperation Agreement in the Military Field » à Ankara le 10 juin
199652, puis le développement énergétique,
à travers la politique des pipelines. Plus tard, cette manifestation
d'un « Panturquisme » contemporain, la conduira à
développer ses relations énergétiques, économiques
et militaires avec l'Ouzbékistan, le Turkménistan, le Kazakhstan
et le Kirghistan.
Dans sa projection d'intégrer l'Union
Européenne, la Turquie a par ailleurs fait preuve de beaucoup de
prudence politique vis-à-vis des Balkans, notamment dans la gestion de
la guerre de Bosnie, l'éclatement de l'Ex- Yougoslavie, ainsi que de la
gestion de la guerre du Kosovo. On peut noter que la Turquie avait
refusé d'approfondir et de s'engager dans un concept de «
solidarité musulmane », bien que soutenu par l'opinion publique
turque53.
52 JABBARLI Hatem, et ASLANLI Araz, «
Turquie-Azerbaïdjan : liens idéologiques ou relations
stragégiques ? », Outre-Terre, vol. 48, no. 3, 2016, pp.
315-325.
53 KASTORYANO Riva, « Définition des
frontières de l'identité : Turcs musulmans », Revue
française de science politique, 1987, p. 833-854, Fait partie d'un
numéro thématique : Les Musulmans, dans la société
Française
37
B. Un essor économique post-guerre froide
favorisant l'islam politique : l'alternative à l'inadaptation du
kémalisme
L'extension de l'influence de la Turquie dans son ensemble
régional, autant que les premières réticences de l'Europe
à approfondir son intégration vont finalement servir de
révélateur pour l'opinion publique turque : si le
kémalisme a été en capacité d'apporter des
solutions aux carences étatiques, administratives ou économiques,
celui-ci n'est pas en capacité d'apporter de réponse à la
« crise identitaire » qui gagne progressivement le pays depuis 1950,
et qui atteint son paroxysme en 1980. Cela est par ailleurs amplifié par
l'essor de l'instabilité économiques et des violences
identitaires au cours de la « décennie noire » des
années 90 (Loups-gris, actions du PKK,..)54. Selon Anne-Laure
Dupont : « Le khalife matérialisait la permanence de l'umma, la
communauté des croyants, unie malgré les vicissitudes de
l'histoire (É). Sur le plan politique, l'abolition du khalifat
déclencha une secousse immédiate dans tout le Moyen-Orient et
au-delà. Un lien disparaissait, ce qui laissait libre cours aux
rivalités nationales, communautaires et étatiques. En Turquie
même, la révolte kurde suivit de quelques mois l'abolition du
khalifat. Tant que celui-ci avait subsisté, il avait maintenu une
fragile unité entre les Turcs et les Kurdes. Sa disparition accentuait
le caractère national turc de l'État fondé par Mustafa
Kemal. Les Kurdes s'en inquiétaient. Ils ne disposaient pas de
l'État envisagé pour eux dans le traité de Sèvres,
mais absent des dispositions du traité de Lausanne ; ils n'avaient pas
non plus de légitimité en « Turquie », l'État de
la nation turque55 ».
Ainsi, face à ces tensions, la religion seule semble en
mesure d'apporter une réponse. La décennie 1990 voit de plus
apparaître à des postes politiques et sociaux importants une
nouvelle génération d'intellectuels et d'ingénieurs
islamistes, ayant bénéficié de l'essor du
libéralisme de 1983 à 1993. Cette période est
également marquée par une forme « d'entente » entre
islamisme et mouvements identitaires d'extrême droite56. Trop
souvent victime d'une politique rongée par la corruption, l'Islam semble
être pour les milieux populaires une garantie de justice et
d'intégrité de la part de ses dirigeants, sentiment par ailleurs
exacerbé et instrumentalisé par le politique turc dans un but
électoraliste. Cet islamisme, en pleine expansion au sein des
élites politiques du pays, va
54 INSEL Ahmet « La nouvelle Turquie d'Erdogan:
Du rêve démocratique à la dérive autoritaire »,
édition « La découverte », 7 mai 2015.
55 DUPONT, Anne-Laure. « Des musulmans orphelins
de l'empire ottoman et du khalifat dans les années 1920 »,
Vingtième Siècle. Revue d'histoire, vol. no 82, no. 2, 2004, pp.
43-56.
56 MARCOU, Jean. « Islamisme et
«post-islamisme» en Turquie », Revue internationale de politique
comparée, vol. vol. 11, no. 4, 2004, pp. 587-609.
38
également impacter la gestion de la politique
extérieure de la Turquie, particulièrement dans l'intensification
des relations, et la multiplication des partenariats de la Turquie en Afrique
du Nord, ainsi qu'au Moyen-Orient (voir supra). L'histoire ottomane, son
déclin, n'est plus une source de crainte pour la population turque, mais
est de plus en plus employée par l'État turc comme un outil
mercantile visant à faciliter ses partenariats dans sa zone d'influence
traditionnelle.
Le « pari » tenu par Atatürk était celui
de l'Occident, et d'échanger une culture ottomane sur le déclin
pour bénéficier de la modernité de l'occident. Une
question demeure cependant pour la Turquie : si le XXème siècle a
été le « siècle de l'Occident », le
XXIème siècle sera t-il celui de l'Asie ? Le prochain « pari
», pour la Turquie des années 1990, semble être de prouver
que l'on peut à la fois s'emparer et promouvoir la culture ottomane,
tout en étant au bénéfice des évolutions
portée par le kémalisme. Ce défi va être celui
relevé par le « Adalet ve Kalkõnma Partisi » ou «
Parti de la justice et du développement » (AKP) à partir de
2002, qui vient remplacer, peu à peu, la figure patriarcale de Mustapha
Kemal par la figure du Président Recep tayip Erdogan. Cet effacement
peut notamment être illustré par la réforme
constitutionnelle du 16 avril 2017 tendant à inscrire au sein de la
constitution de 1982 les amendements établissant un régime
présidentiel, ainsi que par le vaste projet de développement
national : « Turquie 2023 »57.
Finalement, en ré-embrassant son identité
musulmane profonde, la Turquie s'offre l'opportunité de s'affirmer comme
une puissance régionale, sinon une puissance internationale.
Après avoir tiré le meilleur du kémalisme et en avoir
rejeté son obsolescence, elle possède la capacité et la
modernité pour se présenter comme une alternative au leadership
portée par les États arabes.
En 1996, Samuel P. Huntington écrivait : « La
Turquie a l'histoire, la population, le niveau économique, la
cohésion nationale, les traditions et les compétences militaires
pour être l'Etat phare de l'islam. En définissant explicitement la
Turquie comme laïque, cependant, Atatürk a empêché la
république turque de succéder à l'Empire ottoman dans ce
rôle. La Turquie ne peut même pas devenir membre de l'OCI parce que
sa constitution garantit la laïcité. Aussi longtemps qu'elle se
définira comme un État laïc, la suprématie sur
l'islam lui sera déniée. Et si la Turquie changeait ?
Jusqu'à un certain point elle semble prête à renoncer
à son statut, plutôt frustrant et humiliant de mendiant
vis-à-vis de
57 Développé dans le cadre de la Partie
III
l'Occident pour retrouver son rôle historique, plus
impressionnant et plus élevé, de principal interlocuteur
islamique et d'adversaire de l'Occident (É). Ayant
expérimenté ce qu'il y a de bien et de mal dans l'Occident,
à travers la laïcité et la démocratie, la Turquie
pourrait tout aussi bien être qualifiée pour mener l'islam. Mais
pour ce faire, il lui faut rejeter l'héritage d'Atatürk plus
fermement encore que la Russie celui de Lénine. Il faudra aussi un chef
du calibre d'Atatürk qui combine légitimité religieuse et
légitimité politique pour faire que la Turquie ne soit plus un
État déchiré mais devienne un État phare
»58.
39
58 HUNTINGTON Samuel P., « Le choc des
civilisations », Edition Odile Jacob, 1997, p.262
40
Titre 2 : Le basculement de la Turquie vers une
économie extravertie : caractéristiques et définition d'un
mercantilisme progressif de l'islam politique
Alors que la jeune république porte encore aujourd'hui
dans la conduite de sa politique extérieure et de ses politiques
économiques le poids de l'héritage ottoman, que cela soit de par
les ingérences étrangères ou par l'expérience du
régime des capitulations, s'ajoute désormais un mal-être
identitaire, exacerbé à partir de 1983 par une montée des
populismes découlant de l'ouverture démocratique du pays.
Mobilisant initialement un discours sur « l'expérience ottomane
» pour justifier des mesures protectionnistes entre 1929 et 1980, celui-ci
évolue pour s'inscrire, dans le cadre d'une économie
mondialisée, dans une démarche stratégique globale, la
Turquie semblant désireuse de déconstruire une peur devenue
irrationnelle.
Toutefois, pour comprendre le nouveau paradigme
économique turc - il apparaît nécessaire de
s'intéresser au basculement de ce discours initialement introverti vers
un discours extraverti. Si la politique extérieure de la Turquie est
aujourd'hui résumée sous un terme générique «
néo-ottoman », il est nécessaire de comprendre les origines
de cette politique. Il s`agira en effet de déconstruire l'idée
que le gouvernement islamo-conservateur actuel, l'AKP, est à l'origine
de celle-ci, et plus encore de s'intéresser aux facteurs internes mais
également externe ayant conduit à son émergence. Ce
faisant, ces éléments seront en mesure d'offrir, selon la
viabilité du paradigme économique avancée dans le cadre de
notre étude, une clé de lecture précieuse dans la
compréhension des politiques de l'État turc.
41
I. La dépendance naturelle de la Turquie aux
investissements extérieurs
En janvier 2012, le vice-premier ministre en charge de
l'économie, Ali Babacan déclarait : « Il n'y a rien de
plus naturel pour nous que de développer nos relations qui viennent de
l'histoire. Nous croyons profondément que cette géographie
constitue une aire économique unifiée. Nous avons une vision dans
laquelle les individus, les biens et les capitaux pourront circuler librement,
où les frontières n'auraient plus de sens. Nous avons une vision,
comme dans le cas de l'UE, d'une région où quelqu'un qui
partirait d'Albanie aurait la liberté de circuler aisément
jusqu'à Koweït, à Bahreïn ou au Maroc. Naturellement,
la Turquie sera le leader de cette région. Avec cela nous voulons
constituer une géographie privilégiant la démocratie, la
paix, la sécurité et la prospérité
»59.
Annexe 7 : L'Empire Ottoman à son apogée
(fin du 16ème siècle).
Si le terme « ottoman », relayant à une
idée expansionniste et impérialiste n'a jamais été
explicitement employé par la classe politique, l'ancien espace ottoman
constitue pour la Turquie une zone d'influence traditionnelle légitime,
dans lequel l'Etat désire s'investir économiquement, sinon
politiquement dans le cadre d'un multilatéralisme coopératif.
59 AKAGUL, Deniz. « À la recherche de
l'attractivité perdue », Les Cahiers de l'Orient, vol. 127, no. 3,
2017, pp. 93-110.
42
Lorsque l'on évoque la Turquie, économiquement
parlant, de quoi parlons nous ? Du fait de sa géographie, la Turquie est
un pays essentiellement agricole, en 2018, près de 50% de sa surface
était cultivable. Elle dispose toutefois de ressources minières
notables : charbon, minerai de fer, cuivre, chrome, antimoine, mercure, or,
barytine, borate, célestite (strontium), émeri, feldspath,
calcaire, magnésite, marbre, perlite, pierre ponce, pyrites
(soufre)60, É Or, contrairement aux pays voisins du
Moyen-Orient, la Turquie bénéficie d'une absence de rentes
naturelles qui serait susceptibles de décourager l'exploitation. Nous
entendons ici par « rentes naturelles » la différence entre le
prix mondial de la ressource et le coût nécessaire à son
extraction61. Elle dispose par ailleurs d'une répartition
géographique qui vient stimuler la demande domestique, principal moteur
de croissance du pays : en 2021, 76,6% de sa population recensée se
trouvait en milieu urbain. Mais cette autosuffisance agricole et ce capitalisme
local, notamment stimulé par les « tigres anatoliens » et les
PME, ne suffisent pas à garantir les besoins économiques de
l'État turc62.
Alors que l'agriculture représente encore environ 25%
de l'emploi national, son économie de marché est majoritairement
tirée par son industrie : automobile, pétrochimie,
électronique... Toutefois l'instabilité de son environnement
régional autant que la dérive autocratique du pays viennent
mettre à mal le dynamisme économique : la confiance des
investisseurs s'érode, et l'on constate, comme sous l'ère
ottomane, que la Turquie reste grandement dépendante des investissements
extérieurs comme en atteste la périodicité des crises
affectant sa croissance.
60 Site officiel de la Central Intelligence Agency :
Op.cit
https://www.cia.gov/the-world-
factbook/countries/turkey/#economy
61 PHILLIPPOT Louis-Marie. « Rente naturelle et
institutions. Les Ressources Naturelles : Une Ò Malédiction
Institutionnelle ? ». 2011. halshs-00553629
62 LGEN, Sinan. « La transformation
économique de la Turquie : une nouvelle ère de gouvernance ?
», Pouvoirs, vol. 115, no. 4, 2005, pp. 87-99.
43
Annexe 8 : L'instabilité de
l'économie turque au cours de la décennie 90 (Source : Banque
centrale de Turquie).
Ainsi, la Turquie, quoique pays incontournable dans le transit
des hydrocarbures provenant du Moyen-Orient63, doit composer avec
deux caractéristiques primordiales et interdépendantes :
Économiquement, elle doit composer avec la
nécessité vitale de s'ouvrir aux investissements et au commerce
extérieurs puisque son économie se trouve être
structurellement déficitaire, conséquemment et en dépit de
son héritage politique et historique.
Politiquement, de par le caractère Kémaliste de
sa constitution, elle doit composer ses orientations diplomatiques en
s'adaptant au choix stratégique de se rapprocher de l'Europe au
détriment de partenariats plus larges avec les États du
Moyen-Orient.
Une double nécessité donc qui, dans le contexte
de pénétration de l'économie internationale à
partir de 1980, va induire et justifier l'émergence d'un projet «
néo-ottoman » qui, contrairement à l'AKP à partir de
2003, sera davantage considéré comme un choix « pragmatique
» plutôt « qu'idéologique ». La mobilisation de ce
discours néo-
63 Voir Titre III
44
ottoman, à l'origine du nouveau paradigme
économique turque, doit toutefois être appréhendé au
regard de facteurs à la fois internes mais également externes
à la Turquie.
II. La mobilisation du discours ottomaniste visant
répondre aux nécessités économiques de la Turquie
L'apparition d'une référence à «
l'ère traditionnelle ottomane » apparaît au moment où
la Turquie entreprend l'extraversion de son économie, à partir de
1980, cherchant comme nous l'avons vu à s'intégrer au sein de
l'économie mondiale. Jusqu'alors, les mesures protectionnistes de
l'économie turque avaient été justifiées par deux
facteurs.
D'une part, à partir de la crise économique de
1929, les États européens majoritairement industrialisées,
avaient mis en place des mesures destinées à protéger
leurs économies. Ce recul de l'activité économique, autant
que l'asséchement de capitaux extérieurs susceptible de maintenir
les importations, ne laisse pas d'autres choix à l'État turc que
de prendre des mesures adaptées.
D'autres part, le souvenir de la dette ottomane conduit les
politiques turcs à refuser catégoriquement tout endettement
extérieur. Plus encore durant la Guerre froide, alors que la position
géostratégique de la Turquie au sein de l'OTAN a justifiée
l'octroie d'un soutien économique important, ce même discours au
passif ottoman se justifie au regard du passif du « régime des
capitulations ». Ainsi, en dépit de l'intégration de la
Turquie au sein du GATT, ces mesures se maintiennent, tolérés par
les puissances occidentales.
L'évolution intervient à partir de Janvier 1980
au travers du vaste programme de stabilisation de l'économie turque,
visant à satisfaire les principaux bailleurs de fonds : «
L'ajustement turc était fondé sur des politiques de restriction
de la croissance de la demande interne et sur des réformes structurelles
pour augmenter l'offre moyennant une allocation améliorée des
ressources (É). Les deux principales caractéristiques du
programme étaient la Ubéralisation des échanges
commerciaux et la promotion des exportations, ce qui a produit des
résultats extraordinaires dans la politique de croissance des
exportations. Par exemple, en 1982, le chiffre des exportations a
doublé, les exportations sont passées de 2,9 milliards de dollars
en 1980 à 15 milliards en 1993. De même, la composition des
exportations a changé considérablement dans les années 80
: tandis que la part des produits agricoles et industriels dans les
exportations était respectivement de 57,4 et 36 pour cent en 1980, la
part des produits agricoles a diminué à 15 pour cent en 1993. La
part des produits industriels s'est considérablement accrue
45
jusqu'à atteindre 83 pour cent en 1993 (É)
Le programme de 1980 incluait également des mesures pour réformer
le système financier visant une réduction significative de
l'intervention directe de l'état et une importante libéralisation
des produits et des marchés financiers64 È.
Ainsi, si la mise en place de politiques économiques
protectionnistes justifiées par la crispation du taux d'ouverture en
1930 correspondait à une réponse de l'État turc à
un contexte international particulier, la libéralisation de
l'économie de marché à partir de 1980 va le conduire
à prendre des mesures pragmatiques tendant à s'adapter à
ce nouvel environnement international. L'important développement
économique procédant de cette ouverture laisse à penser
l'orientation « subie » par la Turquie dans le cadre des mesures
protectionnistes. La fin d'une Turquie en marge de l'économie mondiale
se manifeste par ailleurs par un changement de discours du politique vis
à vis de l'héritage ottoman. Si celle-ci se
référait auparavant à l'expérience de
l'Administration de la dette publique ottomane, ce discours est
abandonné pour dénoncer une crainte illégitime vis
à vis de l'extérieur, alors même que la
libéralisation de l'économie favorise la mise en place de
financement externe.
Mais libéralisation de l'économie ne signifie
pas pérennité de la croissance de son économie, bien au
contraire. Avec l'ouverture à une concurrence plus large et plus dure,
la Turquie se livre à une stratégie beaucoup plus pragmatique,
tendant à sécuriser ses financements extérieurs.
En effet, il est à rappeler que le 12 Septembre 1963
à Ankara, la Turquie a été amené à signer un
accord d'association avec la Communauté économique
européenne, visant à la fois l'établissement progressif
d'une union douanière ainsi qu'à la préparation d'une
adhésion future à celle-ci65. Cet accord a ainsi
été conçu en trois étapes distinctes : une
première phase d'une durée de 5 ans, une deuxième phase de
transition vers l'union douanière et, in fine une phase de rapprochement
et d'harmonisation des politiques économiques et fiscales. Dans ce
cadre, d'importants protocoles quinquennaux avaient été
négociés avec la Turquie à partir de 1978, incluant
notamment la mise en place d'aides
64 ...ZELCI Haluk. « Le modèle turc ». In: Revue
d'économie financière. Hors-série, 1994. Bretton Woods :
mélanges pour un cinquantenaire. pp. 411-422 ; doi :
10.3406/ecofi.1994.5652 ;
http://www.persee.fr/doc/ecofi_0987-3368_1994_hos_4_1_5652
65 Journal Officiel des Communautés
Européennes, n° 217,2 9 décembre 1964, article 28.
46
budgétaires ainsi que des prêts octroyés
par la Banque européenne d'investissement (BEI)66.
Mais, même si l'intégration à l'Union
européenne constitue pour la Turquie un objectif principal, ces
garanties ne lui étaient pas suffisantes. Il s'agit en effet pour la
république turque d'être considérée comme un membre
à part entière du cercle occidental plutôt qu'un partenaire
étranger privilégié. Dans le contexte de guerre froide et
de préparation à l'adhésion communautaire, ceci passe par
une volonté de développer d'avantage le commerce, notamment dans
la zone moyen-oriental, et de moins compter sur des aides et subventions
extérieures. C'est notamment le cas durant la première guerre du
Golfe pour deux points. D'une part la Turquie à pu constater qu'en
dépit de son appartenance au camp occidental, notamment dans son
rôle de « containment » face à l'URSS durant la guerre
froide, une certaine réticence a pu être constatée de la
part d'États européens pour venir à son secours en cas
d'attaque Irakienne67. D'autre part, cette réticence, et
cette distanciation de l'Europe ne se fait qu'au détriment de la
Turquie. En effet, l'embargo international n'a connu de réel
succès que par l'intervention de la Turquie, qui a pris des mesures
contre l'État irakien en fermant les oléoducs transportant 60% du
pétrole. Pourtant, alors que son action entraînerait
irrémédiablement la perte du commerce avec l'État Irakien,
l'Europe ne lui offrait pas une alternative économique totale, une sorte
de demi-confiance rappelant à la Turquie sa position « d'un pied
dedans, un pied dehors ».
On peut observer alors dans cette période la mise en
place par la Turquie d'une diplomatie commerciale particulièrement
active au Moyen-Orient, et en direction des républiques turcophones de
l'ex-Union soviétique. Cette volonté d'investir le Moyen-Orient
se manifeste notamment par la mise en place, à l'initiative de la
Turquie, de plusieurs organismes de coopérations régionales. Il
peut ainsi être souligné la mise en place de l'Organisation de
coopération économique (OCE), fondée en 1964. Alors que
cet organisme a connu une « caducité » notoire, notamment du
fait de l'arrivée au pouvoir de Khomeiny en Iran et de Saddam Hussein en
Irak en 1979, celle-ci a connu un second souffle à partir de 1985 et une
expansion notable dès 1992. Également, l'Organisation de
Coopération économique de la Mer noire (OCEMN), aussi
appelé déclaration du Bosphore, en 1992, organisation visant
à favoriser la réalisation de projets d'infrastructures
66 TURUNC, Garip. « La Turquie et l'Europe :
Une relation embrouillée », Mondes en développement, vol. no
128, no. 4, 2004, pp. 89-113.
67 BOZDEMIR Michel. La Turquie face à la crise du
Golfe. In: Revue du monde musulman et de la Méditerranée,
n°62, 1991. Crise du Golfe, la "logique" des chercheurs. pp. 111-115
47
de télécommunications, routier autour de la mer
Noire ainsi que dans le domaine des transports maritime. Enfin, le Developing 8
(D- 8), fondé en 1996 visant à développer les
échanges entre les pays en développement68.
On remarque toutefois que cet activisme politique conduit par
le président ...zal dans les années 80 diffère de
l'activisme du gouvernement de l'AKP à partir de 2003 : Selon Deniz
Akag·l69 : « Durant les années qui ont suivi
l'ouverture de 1980 initiée par ...zal, la Turquie a suivi ce que Edward
Luttwak, spécialiste du Center of Study of International Strategy de
Washington, qualifiait au début des années 1990 de «
stratégie d'indifférence calculée ». Selon cette
stratégie, c'est la dimension économique qui était mise en
avant. Pour lui, la Turquie « devrait aborder le Moyen- Orient non pas
avec des armes, mais avec des caisses enregistreuses. La politique
étrangère n'apporte pas d'argent, mais elle en enlève.
C'est pourquoi la politique extérieure de la Turquie devrait être
passive du point de vue politique et active du point de vue économique.
La politique extérieure devrait être non pas au service d'elle-
même, mais au service de l'économie70. »
Conformément à ces propos, il s'agissait dans les années
1980 et 1990 de l'instrumentalisation des affinités religieuses et
culturelles au service des visées mercantiles ».
Il est en effet intéressant de comprendre que le
Moyen-Orient, à la fin de la guerre froide, est marqué par
d'importants mouvements, notamment religieux et ethniques, soit une
islamisation globale résultant notamment de l'opposition entre sunnisme
et chiisme (conflit Iran-Irak et guerre civile libanaise notamment). Dans ce
cadre, il ne s'agit pas pour le gouvernement turc d'évoquer un «
néo-ottomanisme » qui, sous couvert d'une histoire commune,
pourrait évoquer dans la mémoire orientale un schéma de
domination longtemps combattu, que ce soit au Liban ou en Arabie Saoudite. Il
s'agit toutefois pour la Turquie de mettre en avant sa position de
médiateur, sa politique étrangère empreint des valeurs
kémaliste étant caractérisée par une stricte
neutralité, comme le rappel sa devise « Paix dans le monde, paix
chez soi ».
68 AKAGUL Deniz; « Nouvelles orientations de la
politique commerciale turque : entre pragmatismes et ambitions «
néo--ottomanes » ; p. 259-281 ; Configurations économiques
dans l'espace post-ottoman, Partie 4 - Production de biens publics
internationaux dans l'espace post--ottoman ; Mai 2017 ;
https://doi.org/10.4000/anatoli.349
69 AKAGUL Deniz ; « La Turquie, de
l'émergence aux premiers revers économiques: causes et
conséquences politiques » ; au colloque "Où va la Turquie?"
du 29 mai 2017.
70 Dans le texte : « Entretien accordé
au quotidien « Cumhuriyet » le 12/02/1991 »
48
On constate donc qu'à l'origine d'un « mouvement
néo-ottomaniste » se joue une volonté pragmatique de
diversification des partenariats économiques, mettant en avant dans un
but marchand les affinités culturelles et religieuses de ses voisins,
pour substituer, sinon compléter, les échanges lacunaires entre
la Turquie et une Europe hésitante quant à l'approfondissement de
son intégration. Alors que la Turquie va officiellement poser sa
candidature auprès de la Communauté économique
européenne en avril 1987, celle-ci va toutefois aboutir à un
échec en 1989, notamment en raison de son économie, des relations
tendues avec la Grèce et de la crise chypriote susceptible de
créer un climat défavorable à l'aboutissement des
négociations. Ce n'est alors qu'au Conseil Européen d'Helsinki en
1999 que la candidature turque sera reconnue par les Européens.
L'arrivée de l'AKP en 2003 va toutefois faire évoluer et
mûrir cette politique extérieure vis à vis du Moyen-Orient
vers une dimension plus interventionniste et
idéologique71.
La position d'interlocuteur principal au Moyen-Orient
présentait à ce titre de nombreux avantages. D'une part, la
Turquie incarnerait à l'issue le « pont » entre l'Asie et
l'Occident, renforçant sa position incontournable vis à vis des
Européens. D'autre part, en se présentant comme un acteur neutre,
moderne mais non occidental, la Turquie renforçait son prestige vis
à vis des États de cet espace anciennement ottoman, soit le monde
afro-asiatique. Elle répondait in fine à un besoin de financement
externe pour une Turquie désormais intégrée dans
l'économie mondiale. Le Président de la République Turgut
...zale avait notamment déclaré le 5 novembre 1991 : «
... Au point où nous sommes, nous ne devons pas perdre de vue
d'autres alternatives éventuelles. La Turquie ne peut pas mettre toutes
ses possibilités dans le même panier. Je ne le dis pas pour
défier la CE ou l'Europe. Ce n'est pas du tout cela. Mais, nous devons
prendre en considération toutes les alternatives (É) De plus, la
Turquie doit agir vite et s'insérer dans ces développements
régionaux (É) non pas après que ces
événements auront eu lieu, mais au moment opportun...
».72
Toutefois, même si l'on constate que l'État turc
désire se donner les moyens de ses ambitions, notamment le renforcement
de sa notoriété en intégrant l'Organisation de la
Coopération Islamique (OCI) en 1969, et en étant à
l'initiative du Comité de Coopération
71 Cité par DAL Emel Parlar « The
Strategie Dept Doctrine of Turkish Foreign Policy », Middle Eastern
Studies, vol. 42, no 6, novembre 2006, p. 945.,
72 lKIN Selim. « Les tentatives de coopération
économique de la Turquie et la zone de coopération
économique en mer Noire ». In: CEMOTI, n°15, 1993 ; « La
zone de coopération économique des pays riverains de la Mer
Noire. pp. 51-75 ; Hikmet Çetin, "Deðiþen Dünya ve
Türkiye", Mülkiyeliler Birliði Dergisi, N° 142, avril 1992,
p. 6-21.
49
Économique et Commerciale (ISEDAK ou COMCEC) en 1981
lors de la Conférence de La Mecque, celui-ci se confronte à une
double limites : à la fois ses propres limites structurelles, mais
également aux limites économiques de son environnement
régional.
III. Un environnement géoéconomique
structurellement limité
A. Une configuration régionale limitant son
développement
En effet, sans toutefois qu'il soit question de «
remplacer le marché européen », l'objectif tend à une
réduction de sa dépendance via le marché oriental. Mais le
potentiel économique de cette zone de substitution fait face à
une instabilité structurelle à la fois politique mais
également économique.
Politique d'une part, marquée dans un premier temps par
une importante opposition entre chiisme et sunnisme à partir de 1979, et
par une instabilité sécuritaire plus globale qui s'étend
jusqu'à aujourd'hui. Les conflits prennent tour à tour des
dimensions internes, l'exemple de la guerre civile au Liban de 1975 a 1990,
régionales avec Israël ou la Syrie à partir de 2011,
idéologique avec le développement du terrorisme, ou identitaire
avec la menace kurde à partir de 1974 (PKK)É Le problème
est toutefois double pour la Turquie : Si celle-ci conserve une position de
neutralité, son commerce extérieur est affecté directement
par le risque d'un essoufflement économique des belligérants -
l'exemple du conflit Iran-Irak entre 1980 et 1988 - et si elle prend partie au
conflit celle-ci met un terme au commerce avec la partie belligérante -
l'exemple de la première guerre du Golfe en 1990 qui est venue
réduire à néant le commerce avec l'État irakien.
Économique d'autre part, les États composant son
environnement régional proche disposent d'une infrastructure de
production limitée. Le dynamisme économique de la zone est en
effet issu de l'extraction et du transit des hydrocarbures à destination
de l'Europe, et non de l'échange de biens pouvant par ailleurs assurer
l'autonomie de la région. Si la Turquie maintient, de par sa situation
géographique, une position de « hub énergétique
» entre le Moyen-Orient et l'Occident, l'instabilité politique
pèse cependant sur cette rente des hydrocarbures. En témoigne
notamment les chocs pétroliers ayant grandement impacté
l'économie mondiale et le pouvoir d'achat des États
régionaux en 1973 avec la guerre du Kipour, en 1979 avec le conflit
Iran-Irak, ou en 2008 qui, même si découlant de la crise des
subprimes, trouve sa source dans la seconde guerre du Golfe de 2003. Par
ailleurs, dans un commerce mondialisé caractérisé par une
circulation plus
50
importante et moins coûteuse des transports de
marchandises, la proximité géographique mis en avant par le
gouvernement ...zal durant la décennie 80 perd de sa pertinence.
Ainsi, il doit être interrogé la pertinence pour
la Turquie quant à considérer le Moyen-Orient comme un
marché de substitution ou marché complémentaire au
marché européen, puisque si la proximité
géographique peut-être considérée comme un
catalyseur d'opportunité économique, celle-ci ne se suffit pas en
elle-même mais nécessite au préalable une diversification
des économies (industriels, technologiques, services, É)
susceptible de créer une interdépendance entre les
systèmes. Plusieurs exemples peuvent ici être cités.
Si l'on prend les échanges entre le Canada et les
États-Unis, les États-Unis représentent certes 73,5% des
exportations et 48,8% des importations du Canada, contre 4,8% des exportations
et 14,1% des importations pour la Chine73, mais
l'intérêt pour le Canada est d'échanger avec une
économie développée, diversifiée, à
même de satisfaire de part et d'autres de la frontière la demande
du marché.
Le même constat peut être fait entre la France et
l'Allemagne, les échanges franco-allemands représentant 14,5 %
des échanges totaux de la France ; ou, au niveau régional entre
l'Union Européenne et les États-Unis avec une part totale pour
les échanges de marchandises estimée à 15,2% en 2020.
Lors de la présentation du rapport de la « Turkish
Industry and Business Association » (TSIAD) en mai 2007, le ministre
d'État Kürþat Tüzmen (2005 -2007) avait notamment
été amené à se prononcer sur les limites du
néo-ottomanisme, dans son acception économique, dans son ensemble
régional : « « Nous partageons une histoire culturelle
commune avec les pays riverains de ces trois mers (Mer
Méditerranée, Mer Caspienne, Mer Noire). Nous pouvons
utiliser ceci comme un atout dans nos relations commerciales (É) La
malchance de la Turquie est qu'à l'exception de la Grèce et de la
Russie, le revenu est bas chez ses voisins. Si ce n'était pas le cas,
nous aurions pu réaliser une grande partie de notre commerce avec nos
voisins.74 »
Cette tendance se vérifie aujourd'hui si l'on
procède à l'analyse de la part des exportations et importations
de la Turquie. On observe en effet que, mis à part l'Irak pour
73 Direction générale du
trésor ; « Le commerce extérieur du Canada en 2020 - Balance
des biens », publié le 29 avril 2021
74 Discours prononcé lors de la
présentation du rapport de la TÜSIAD en mai 2007, Gülden
AYMAN, Tülay Ayalp KILIÇDAÐ, Aydõn SEZER,, propos
rapporté par Deniz Akag·l dans « Nouvelles orientations de la
politique commerciale turque : entre pragmatismes et ambitions «
néo- ottomanes », 2014.
51
des raisons énergétiques, aucun pays de son
ensemble régional proche ne constitue un partenaire économique
d'envergure susceptible de « soulager » la dépendance de la
Turquie au marché de l'Union européenne. Nous exclurons dans
notre exemple les années 2020 et 2021, marquée par
l'épidémie de Covid-19, pour exprimer une tendance
générale en contexte normalisé.
Exportations
|
S1 2018
|
|
S1 2019
|
Part de marché
S1 2019
|
Valeur (USD)
|
Valeur (USD)
|
Evolution S1
2018-S1 2019
|
Total
|
82
|
222 861
|
83
|
716 369
|
1,9%
|
100%
|
Allemagne
|
8
|
231 279
|
7
|
693 579
|
-6,5%
|
9,2%
|
Royaume-Uni
|
5
|
216 727
|
4
|
990 567
|
-4,3%
|
6%
|
Italie
|
5
|
044 933
|
4
|
677 381
|
-7,3%
|
5,6%
|
Irak
|
3
|
887 223
|
4
|
117 045
|
5,9%
|
4,9%
|
Espagne
|
3
|
894 936
|
3
|
978 600
|
2,1%
|
4,8%
|
Etats-Unis
|
3
|
837 280
|
3
|
923 230
|
2,2%
|
4,7%
|
France
|
3
|
824 510
|
3
|
878 993
|
1,4%
|
4,6%
|
Pays-Bas
|
2
|
414 515
|
2
|
516 757
|
4,3%
|
3%
|
Israël
|
1
|
955 887
|
2
|
081 768
|
6,4%
|
2,5%
|
Roumanie
|
1
|
916 023
|
1
|
944 641
|
1,5%
|
2,3%
|
Annexe 9 : Les dix premiers clients de la Turquie en
201975.
Importations
|
S1 2018
|
S1 2019
|
Part de marché
S1 2019
|
Valeur (USD)
|
Valeur (USD)
|
Evolution S1
2018-S1 2019
|
Total
|
122 960 309
|
98 565 835
|
-19,8%
|
100%
|
Russie
|
11 423 382
|
10 542 010
|
-7,7%
|
10,7%
|
Chine
|
11 737 400
|
8 594 214
|
-26,8%
|
8,7%
|
Allemagne
|
11 181 604
|
8 427 515
|
-24,6%
|
8,6%
|
Etats-Unis
|
6 259 818
|
5 326 586
|
-14,9%
|
5,4%
|
Italie
|
5 677 033
|
4 100 208
|
-27,8%
|
4,2%
|
75 Données du Service économique
régional de l'ambassade de France, sur les sources de TürkStat,
https://www.tresor.economie.gouv.fr/Pays/TR/indicateurs-et-conjoncture
52
Inde
|
3
|
754
|
938
|
3
|
251
|
373
|
-13,4
|
3,3%
|
France
|
4
|
425
|
923
|
3
|
022
|
846
|
-31,7%
|
3,1%
|
Corée du Sud
|
3
|
597
|
586
|
2
|
878
|
494
|
-20%
|
2,9%
|
Iran
|
3
|
810
|
401
|
2
|
718
|
133
|
-28,7%
|
2,8%
|
Royaume Uni
|
4
|
839
|
071
|
2
|
467
|
109
|
-49%
|
2,5%
|
Annexe 10 : Les dix premiers fournisseurs de la Turquie
en 201976.
B. Une configuration nationale limitant son
expansion
La Turquie se confronte également à ses propres
limites structurelles. Si son économie à pu maintenir une
croissance particulièrement importante sur les deux dernières
décennies (en moyenne 5% depuis 2002) et la place à la
19ème place des plus importantes puissances
économiques mondiales, cette croissance ne lui assure toutefois pas la
capacité d'être un moteur de croissance au niveau régional
et d'être un acteur de développement prépondérant
auprès de ses voisins.
A bien des égards, on a pu apercevoir que la Turquie a
pu revendiquer une position d'Etat hégémonique dans son ensemble
régional. Selon la Théorie de la stabilité
hégémonique de Charles Kindleberger, et développée
par Robert Keohane77, un tel État se
caractérise78 d'une part par sa capacité à
créer et à vouloir créer des normes internationales et
s'employant à les faire respecter, l'exemple de l'Accord d'Astana le 4
mai 2017 ayant conduit à l'établissement quatre zones de
cessez-le-feu en Syrie ; et d'autre part une certaine prédominance
caractérisée à la fois dans les domaines
économiques, technologiques mais également militaire. Si la
Turquie se place juste derrière l'Arabie Saoudite,
18ème puissance économique mondiale, celle-ci ne
dispose pas de capacité économique lui permettant de revendiquer
le rôle d'hégémon bienveillant, c'est à dire
pourvoir aux besoins économiques, politiques et sécuritaires de
ses pays voisins. Si d'une part un tel rôle lui est refusé de par
le souvenir de la domination ottomane sur l'ensemble des pays arabes, ses
capacités économiques la limite également.
Dépendant des capitaux extérieurs, et incapables de fournir
à ses partenaires commerciaux des débouchées pour les
exportations, son principal enjeu était et demeure encore aujourd'hui la
consolidation de sa puissance et de ses acquis économique. De fait,
quoique volontaire, son statut en l'état la
76 Ibid.
77 VANEL Grégory. Le concept
d'hégémonie en économie politique internationale. 2003.
halshs-00129192
78 Ibid. cit. Keohane, Robert O. 1984. After
Hegemony
53
rend inapte à être investit du rôle de
locomotive économique pour l'ensemble de la région, plus encore
alors que son taux de croissance annuel du PIB s'élevait à 1,8%
en 202079.
IV. La mobilisation d'un «
néo-ottomanisme » visant à répondre à
l'instabilité économique et politique de la Turquie
Si l'on constate une appropriation de l'héritage
ottoman, par les politiques comme un outil marchand dans l'ensemble
régional turc, notamment par la valorisation et la mise en avant d'un
passé commun et d'affinité culturelle et religieuse, ce discours
incarne également un remède face à l'instabilité
politique et sociale que traverse la Turquie à partir de 1980. Comme
nous l'avons vu précédemment, le kémalisme n'a pas
été en mesure d'apporter des réponses à la crise
identitaire latente au sein de l'Etat turc, incapable d'endiguer la vague de
violence découlant des problématiques kurdes autant que
nationaliste au cours de la « décennie noire ».
Cette période se caractérise par un double
phénomène à la fois politique mais également
économique. D'une part après trois ans de dictatures,
conséquemment au coup d'Etat militaire de 1980, un processus de
démocratisation et de décentralisation est mis en place à
partir de 1983. Toutefois, cette ouverture à la démocratie porte
le poids de la tutelle militaire, et la vie politique se polarise autour de
l'affrontement entre islamistes d'une part et laïques d'autre part. Dans
ce climat, se développe un « clientélisme » de la part
des politiques désireux de tirer le meilleur parti de la fragmentation
sociale, la cohésion étant d'autant plus fragmenté par
l'aggravation de la question kurde. Développement du populisme, qui, en
dépit de la libéralisation de l'économie, va entrainer une
forme « d'intrusion » du politique dans l'économie :
l'objectif n'est plus en effet la recherche de croissance mais la distribution
de rentes dans l'objectif de satisfaire les soutiens politiques, entrainant par
ailleurs le développement de la corruption.
Cette situation emporte un certains nombres de
conséquences économique pour le pays. Notamment un manque de
discipline fiscale qui conduit à un endettement particulièrement
lourd du gouvernement turc. Avec des dépenses fiscales trop importante
en comparaison avec les revenus, l'Etat cherche à compenser
l'endettement, ce qui entraine des taux d'inflation particulièrement
élevé et chroniques. A titre d'exemple, entre 1982-2002, la
moyenne pour cette hausse de prix annuelle s'élevait à 63 %, le
plafond
79 Op. cit. Données du Service
économique régional de l'ambassade de France, sur les sources de
TürkStat,
https://www.tresor.economie.gouv.fr/Pays/TR/indicateurs-et-conjoncture
54
ayant été atteint en 1994 avec un taux
d'inflation établi à 125 %80. Toutefois dans un climat
de libéralisation de l'économie, ces crises périodiques,
quoique de plus en plus fréquentes, n'ont jamais durées assez
longtemps pour remettre en cause l'ensemble du système.
Ce n'est qu'à partir de Février 2001 que
l'intensité de la crise économique a pu renverser le
système établi. En effet, la Turquie avait négociée
un plan de stabilisation par le change (PSC) avec le FMI, accord entré
en vigueur au début de l'année 2000. Celui-ci devait en outre
conduire à une réduction de l'inflation, qui oscillait alors
entre 40% et 100% depuis les années 80, autant que freiner l'endettement
public puisque le besoin de financement des administrations publiques
était passé de 4,5% en 1980 à près de 15% du PIB en
199981.
Bien que de nombreux facteurs structurels et économique
caractérise cette crise, il est à retenir que c'est par
l'intermédiaire d'une violente altercation entre le Premier ministre
Bülent Ecevit et le président Ahmet Necdet Sezer le 19
Février 2001 lors de la réunion du Conseil de
sécuritéì nationale, que va s'établir la
« crise de trop » pour la Turquie82. Cette « grave
crise » politique au sein de l'appareil étatique turc va entrainer
une série de conséquences sur les marchés financiers,
amplifié par une perte de confiance dans la résilience du pays
ayant déjà conclu près de seize accords préalable
avec le FMI depuis 1961 : dépréciation de la libre turque de 40%
par rapport au dollar dans les jours qui suivent, hausse importante de
l'inflation conséquemment à la fuite des capitaux et une crise
des liquidités, etcÉ C'est finalement la mise en place de mesure
par le ministre de l'Économie Kemal Dervis, avec l'aide du FMI, qui
évitera à la Turquie de connaître une véritable
faillite.
Selon Sinan lgen83 : « La Turquie
était face à une crise de gouvernance. La solution passait par
une réforme ambitieuse des institutions et des règles. Il
était finalement temps de rompre le lien nuisible entre la politique
traditionnelle populiste et l'économie (É) L'objectif principal
de ce programme était tout d'abord d'instaurer la confiance afin de
limiter les dégâts immédiats. Ensuite, le programme en
question visait la
80 LGEN Sinan, « La transformation
économique de la Turquie : une nouvelle ère de gouvernance ?
», Le Seuil | « Pouvoirs », 2005/4 n° 115, pages 87
à 99
81 HERICOURT, Jérôme, et REYNAUD
Julien, « La crise monétaire turque de 2000/2001 : une analyse de
l'échec du plan de stabilisation par le change du FMI »,
Économie internationale, vol. 108, no. 4, 2006, pp. 526.
82 VANER Semith, - Turquie : chronique d'une crise -
Septembre 2001 ;
http://www.ceri-sciences-po.org
83 Op. cit. LGEN, Sinan. « La
transformation économique de la Turquie : une nouvelle ère de
gouvernance ? », Pouvoirs, vol. 115, no. 4, 2005, pp. 87-99.
55
mise en place d'un nouveau cadre de gouvernance
économique. Il prévoyait ainsi l'indépendance totale de la
Banque centrale, le renforcement de la capacité administrative et de
l'indépendance des autorités de réglementation comme
l'autorité bancaire ou le Conseil de concurrence. Il prévoyait
aussi la dérégulation et la libéralisation de plusieurs
secteurs d'activités économiques essentiellement dans les
services. Les secteurs des télécommunications, de
l'électricité, du gaz naturel et du transport aérien
tombaient dans le champ des réformes (É) Les résultats de
ces réformes ne se sont pas fait attendre. L'économie turque a
rebondi l'année suivante en enregistrant une croissance de 8 %.
L'année d'après, c'est-à-dire en 2003, la croissance
ralentissait quelque peu à 6%pour rebondir encore une fois et atteindre
le cap de 10% en 2004 ».
C'est dans ce cadre qu'un gouvernement de coalition adoptera,
avec l'appuie du FMI, une série de mesure économiques en 2001
devant permettre au pays de sortir de la conjoncture économique et des
politiques menées. Si celles-ci venaient en effet conférer des
avantages à certains secteurs à des fins électoralistes,
favorisaient également l'inflation pour compenser l'endettement public
ou l'augmentation de la fiscalité.
Il est en réalité intéressant de
considérer et de mettre en parallèle l'arrivée au pouvoir
de l'AKP en 2002, parti islamo-conservateur tout juste créé en
2001, avec la crise identitaire turque affectant le tissu social d'une part, et
d'autre part l'émergence d'un clientélisme et l'essor de
populisme ayant indirectement conduit à l'instabilité
économique du pays. Porté par son charismatique président
général et fondateur, Recep Tayip Erdogan, sa popularité
se fonde largement sur le succès de son programme économique
réformateur, autant que par sa volonté de lutter contre la
corruption. Celui-ci répond aux nécessité du moment :
nouvellement créé c'est un parti ne portant pas de fardeau
politique (bien qu'héritier de mouvements antérieurs), son
programme hybride ne vise pas seulement l'électorat islamique mais
s'appuie sur une doctrine économique libérale, qui va venir
appuyer le programme du FMI visant à sortir de la crise, et, plus que
tout, il vient répondre à un besoin de moralisation de la vie
politique turque (AKP, ou « Parti de la justice et du développement
», étant notamment un jeu de mot sur « Ak » ou «
blanc » en langue turc, un parti pur sans
pêché84). Selon Gerard Groc : « c'est aussi la
victoire d'une volontéì devenue majoritaire de voir
une dimension sociologique et culturelle prégnante, la
84 SEMO Marc, « L'AKP, un ambigu parti turc
», Libération, le 28 septembre 2004, consulté le 24 Mars
2021
56
foi musulmane, sortir de la marginalisation dans laquelle
elle est confinée par une laïcité dominante et s'affirmer au
grand jour comme une option politique acceptable »85.
Cette nouvelle donne politique et économique correspond
également à l'importante remise en question de la figure
patriarcale d'Attatürk au sein d'une partie de la population et de la
classe politique. Cette remise en question concorde, nous l'avons vu, avec une
montée du nationalisme turc mais également avec la montée
de la radicalisation, elle-même conséquence de la montée du
nationalisme kurde et de la politique du PKK particulièrement violente
durant la « décennie noire » 1990. Elle est également
l'expression, pour reprendre Didier Billion, d'un « sursaut de
fierté nationale face à ce qui est perçu comme l'arrogance
européenne, en particulier en raison du rejet de la candidature turque
lors du conseil européen de Luxembourg en décembre 1997
»86.
L'AKP devient le bénéficiaire politique des
mesures prises en 2001 et de l'intervention du FMI, augmentant
considérablement sa popularité à l'intérieur du
pays, et sa crédibilité à l'extérieure de ses
frontières. Le « miracle turc » se caractérise
notamment par la mise en place d'une nouvelle livre turc à partir du
1er Janvier 2005 qui divise la monnaie par un million, par la
multiplication par trois du PIB par habitant exprimé en dollars courants
entre 2002 et 2008, ainsi qu'une augmentation de la confiance des investisseurs
étrangers qui facilite l'émergence de plateformes de production
et donc l'augmentation de l'activité industrielle. Sur cette même
période les exportations turques sont multipliées par quatre
(dépassant 130 milliards de dollars en 2008), et la croissance des
investissements directs étrangers passe de 628 à 21957 millions
de dollars87.
V. Le basculement progressif d'un «
pragmatisme économique » vers un « idéalisme politique
» néo-ottoman
Plus largement, trois phases semblent se dégager
dès lors que considère l'ensemble des politiques menés par
l'AKP depuis presque 20 ans.
La première phase peut en effet se caractériser
par une volonté de l'AKP de faire aboutir le projet d'intégration
européen. En effet entre 2002 et 2008 l'islamisme a très peu
85 G. Groc, « Islam et démocratie en Turquie : une
nouvelle dimension », Revue des deux mondes, n° 4, avril, 2003, p.
116-131
86 BILLON Didier, « L'enjeu Turc »,
Éditeur : Armand Colin (01/05/2006), ISBN : 2200269528
87 ÇAGLAR, Esen. « Où va
l'économie turque ? Trois scénarios à long terme et leurs
répercussions sur les politiques menées », Hérodote,
vol. 148, no. 1, 2013, pp. 138-155.
57
été au coeur des débats politiques
concernant la Turquie. Cette première phase se caractérise au
contraire par une recherche à la fois d'autonomie, mais aussi de
reconnaissance sur la scène internationale, notamment du fait que la
pays - de par se « miracle turc » - fait désormais partie des
« nouvelles puissances moyennes émergentes 88» ;
c'est à dire une puissance étatique dont les acquis
économiques sont assez assainis pour pouvoir prétendre à
la conversion de sa puissance économique en pouvoir politique à
l'international.
La deuxième phase, à partir de 2008-2009 est
caractérisée par trois événements distincts. D'une
part la crise des subprimes qui vient remettre en question la dynamique
économique extrêmement positive turque. D'autre part
l'échec d'une adhésion pleine et entière au sein de
l'Union Européenne, alors que la France et l'Allemagne désirent
la mise en place d'un « partenariat privilégié », cette
proposition est appréhendé comme une trahison par le politique
turc, notamment au vu de la résilience du pays pour satisfaire au
modèle européen et d'une forme d'hypocrisie pouvant se
résumer au « je t'aime moi non plus ». Enfin la mise en place
d'une diplomatie pro-active au Moyen-Orient et dans les zones d'influences
turques - soit la consécration de la théorie de la «
profondeur stratégique » du ministre des affaires
étrangères (2009-2014), Ahmet Davutoðlu, qui va tendre
à abandonner le modèle d'Etat nation kémaliste,
marquée par une certaine distance vis à vis des affaires
orientales, pour embrasser une identité « islamique » dont les
opportunités économiques et politiques seraient en
capacité de compenser le rejet européen et d'asseoir la position
stratégique de la Turquie en tant que puissance centrale.
La troisième phase, enfin, qui correspond à la
remise en question de la stratégie turque au Moyen-Orient, notamment
l'échec de la politique syrienne en 2016. La Turquie constate ses
propres limites et ne semble pas in fine disposer des moyens de ses ambitions,
délaissant peu à peu l'idéalisme pour retourner au
pragmatisme. En effet, en se détachant de ses ambition
européennes, la Turquie a perdu un certain « attrait » vis
à vis des autres pays arabe, n'incarnant finalement plus le pays ayant
un pied dans l'islam politique et un pied dans le « développement
occidental ». A la recherche d'alliés dans une région
particulièrement instable, et se trouvant au carrefour des luttes
d'influences entre l'Occident, la Russie et la Chine, le pragmatisme turc sait
toutefois mobiliser son héritage
88 JABBOUR, Jana. « La Turquie : une puissance
émergente qui n'a pas les moyens de ses ambitions », Politique
étrangère, vol. , no. 4, 2020, pp. 99-108.
58
historique et politique pour revendiquer et sécuriser
ses intérêts économiques et politiques vitaux.
Si la politique « néo-ottomaniste » turque
peut répondre à un projet politique tendant à affirmer le
pays non plus comme une puissance régionale mais bien en tant que
puissance internationale, celle-ci sert avant tout d'outil pour assurer la
pérennité économique de la Turquie. En ce sens,
après avoir étudié les tenants et caractéristiques
de l'héritage ottoman sur les politiques économiques et les
politiques internes de la Turquie sur la seconde moitié du XXème
siècle, on a pu observer que la mobilisation dans les discours de cet
héritage « ottoman » servait une vision à la fois
mercantile vis à vis de l'extérieur, mais également une
vision « fédératrice » de l'intérieur.
S'emparant d'un idéal d'islam politique, l'AKP rappel au bon souvenir
l'Empire ottoman comme une époque d'unité de l'Umma, qui,
rassemblée autour de valeurs religieuses, se trouvait abritée de
la corruption et du clientélisme.
En réalité, si l'AKP ne se revendique pas
ouvertement comme héritier de l'Empire ottoman, les nombreuses
références dans les discours, doctrines, et politiques conduites
illustre cette dynamique. Le paradigme économique toutefois
avancée vient toutefois illustrer l'instrumentalisation du «
néo-ottomanisme » par le gouvernement de l'AKP pour répondre
aux nécessités économiques que lui impose son
environnement naturel, ainsi que la conjoncture qu'elle se doit d'endurer :
marginalisation politique de la part de l'Union européenne,
instabilité régionale, non appartenance claire à l'Asie ou
à l'Occident...
A. Une première phase centrée sur
l'intégration européenne : 2002 à 2008
Deux éléments caractérisent cette
première période. D'une part, il est a considérer qu'en
dépit du caractère islamo-conservateur de l'AKP, la politique
diplomatique de la Turquie s'est inscrite, au moins jusqu'en 2007, dans la
continuité des politiques conduites par les précédents
gouvernements. Celle-ci, en droite ligne avec « La profondeur
stratégique » de 2001, entreprend alors une politique dites «
zéro problèmes avec les voisins ». Cette politique tend
à mettre en évidence la responsabilité de la Turquie dans
la stabilité de son ensemble régional, et vise, au travers d'une
politique multidimensionnelle préventive à supprimer toutes les
difficultés politiques, économiques et sécuritaires
pouvant entraver les coopérations interétatiques.
Désireuse d'établir des rapports gagnants-gagnants avec ses
voisins au travers de mécanismes de dialogue, de coopération et
de
59
négociation, la Turquie - sent toutefois tomber dans le
réactif - affirme tant son occidentalité que son appartenance au
monde musulman. Devenant le pont entre ces deux mondes, on observe une
volonté de s'affirmer pacifiquement au sein de sa zone d'influence.
Cette politique de bon voisinage s'illustre de nombreuses
façons. Il peut notamment être cité le refus de la Turquie
de fournir des bases aériennes aux forces de la coalition lors de la
guerre d'Irak en 2003 et du soutien financier et logistique tuc visant à
la reconstruction. C'est également le soutien turc au plan de
réunification de l'île de Chypre proposé par le SGNU en
2004, ou par le développement de relations économiques avec la
région autonome du Kurdistan irakien - alors que le PKK avait
annoncé en 2000 la fin des hostilités. Enfin, il peut être
cité le rafraichissement, et l'approfondissement des relations
politiques et économiques avec la Syrie d'Al Assad entre 2007 et 2010,
notamment facilité par l'expulsion d'Abdullah öcalan, leader du PKK
en 199889.
D'autre part, cette première période est
marqué par une volonté de la part de la Turquie de faire aboutir
le projet européen, un projet initié le 14 avril 1950 par son
adhésion au Conseil de l'Europe et par la volonté exprimé
par le Premier ministre turc Adnan Menderes de participer aux initiatives de la
communauté économique européenne en 1957. Elle constitue
à ce titre la consécration pour la Turquie du modèle
Kémaliste - l'intégration au sein du système qui l'avait
qualifié des années auparavant « d'homme malade de l'Europe
», et la possibilité d'intégrer un système
économique et politique développé. Plus encore, elle
constitue pour la Turquie une opportunité économique majeur, lui
permettant d'intégrer le marché commun, et d'accroitre sa
proximité avec son premier partenaire économique. A titre
d'exemple, en 2019, l'Union des 27 représentait 42,4% des exportations
turques, et 32,3% de ses importations90.
Cette volonté s'est néanmoins heurtée,
durant le processus, aux difficultés pour la Turquie de réformer
son système afin de pouvoir être pleinement
intégrée. Rappelons l'accord d'Ankara91, ou accord
d'association entre Turquie et Communauté économique
européenne du 12 septembre 1963 dont l'article 28 de l'accord
spécifiait : « lorsque le fonctionnement de l'accord aura permis
d'envisager l'acceptation intégrale de la part de la
89 Rapport d'information de MM. Ladislas PONIATOWSKI,
co-président, Jean-Marc TODESCHINI, co-président et René
DANESI, fait au nom de la commission des affaires étrangères, de
la défense et des forces armées ; n° 629 (2018-2019) - 3
juillet 2019 ; p.42
90 Site officiel du Trésor :
https://www.tresor.economie.gouv.fr/Pays/TR/commerce-exterieur-turc,
consulté le 25 mars 2021
91 « Accord d'association et protocoles CEE-Turquie et
autres textes de bases » ; Conseil des Communautés
européennes ; Bruxelles 1992 ; ISBN 92-824-0906-6
60
Turquie des obligations découlant du traité
instituant la communauté, les parties contractantes examineront
l'éventuelle possibilité d'une adhésion de la Turquie
à la Communauté ».
Le 14 avril 1987, Turgut ...zal déposa officiellement
une candidature tenant à l'adhésion pleine et entière
à l'Union Européenne (CEE), qui aboutit à un échec
en 1989, notamment en raison de son économie, des relations tendues avec
la Grèce et de la crise chypriote susceptible de créer un climat
défavorable à l'aboutissement des négociations. Au bout du
compte la candidature turque ne fut reconnue par les Européens que lors
du Conseil Européen d'Helsinki en 1999.
L'Europe a en réalité attendu de la Turquie
qu'elle franchisse le pas, endossant pleinement son rôle d'Etat
européen. La crispation des négociations s'est ainsi
matérialisée autour de la question des critères
d'adhésion - « Critères de Copenhague » formulés
lors du sommet de 1993. Le conseil Européen est venu préciser que
l'adhésion de tout nouveau pays devait être soumis à des
conditions préalables tenant notamment à la mise en place «
d'institutions stables garantissant l'état de droit, la
démocratie, les droits de l'homme, le respect des minorités et
leur protection », tout autant que souscrire aux objectifs de l'union
politique, économique et monétaire. Ainsi, pour que des
négociations sur l'adhésion à l'Union Européenne
puissent débuter et plus encore aboutir, le pays demandeur doit a minima
respecter le premier critère.
Alors que l'agenda d'intégration à l'Union
Européenne fixait le début des négociations à 2005
le blocage des négociations est pourtant intervenu au niveau
intra-européen, notamment de par la position tenue par la France et
l'Allemagne en 2007, ces derniers contestant la légitimité d'une
telle intégration et se rapportant principalement aux
caractéristiques de la Turquie : quelle histoire commune et quelle
proximité géographique doit fonder la construction
européenne ? Quid de la laïcité à la turque qui ne
signifie pas la séparation de l'Eglise et de l'Etat, mais le
contrôle de la religion dominante par l'Etat ? Avec ses 80 millions
d'habitants quel serait le poids politique de ce nouvel Etat dans les
institutions européennes et dans les prises de décisions ?
Comment appréhender l'économie turque et ses importants
déséquilibre extérieurs et tendances inflationnistes, les
cas avérés de corruption au sein de l'Etat notamment en
considération des montants des aides économiques, transferts et
prêts qu'il faudra accorder à la Turquie...
61
Plus encore, la problématique Chypriote a constitué
un facteur déterminant dans le ralentissement du processus,
résultant de l'opération « Paix pour Chypre » (en turc
: Atilla Harekâtõ ou Kõbrõs Barõþ
Harekâtõ) : l'offensive militaire des forces armées turques
lancée le 20 juillet 1974 ayant conduit à l'occupation de 38 % du
territoire chypriote par la Turquie92.
Annexe 11: Panorama politique de l'île de Chypre
(2017)93.
En effet pour celle-ci le coup d'Etat de 1974 est venu
soulever le soupçon du contrôle grec sur les îles,
entrainant son intervention et l'établissement de la République
turque de Chypre du Nord (RTCN). L'invasion, vise ainsi aux yeux de la Turquie
à défendre ses intérêts fondamentaux, notamment
à la protection de sa population et à la sauvegarde de son
influence dans son ensemble régional.
Il est important de noter à ce titre que la RTCN manque
de reconnaissance internationale et vient entretenir des relations
diplomatiques avec la seule Turquie. La
92 Passage issu d'un précédent travail :
M. MARTINEZ Jonathan, sous la direction de M. Alain BAUER, Professeur de
criminologie, « La résurgence Ottomane sous l'ère Erdogan:
Caractéristiques et limites de l'influence turque au Moyen Orient depuis
2003 », CNAM Paris ; le 15 Juin 2018
93 CARMENOS Yannis et SABRIE Marion, « Effacer la
frontière : nouvelles pratiques urbaines et sociales dans la vieille
ville méridionale de Nicosie, Chypre », L'Espace Politique [En
ligne], 33 | 2017-3, mis en ligne le 06 février 2018, consulté le
02 avril 2021
62
République de Chypre, la partie grecque, reste quant
à elle l'entité gouvernementale officiellement reconnue tant par
l'Union Européenne que par les Etats Unis.
Face aux réticences des Etats européens à
envisager une intégration de l'Etat turc dans l'Union Européenne,
la Turquie fait alors le choix du détachement, et met fin au grand
écart entre orientation européenne et orientation islamique.
Ayant « entrepris de réels efforts pour se rapprocher des standards
européens »,94 celle-ci met fin à une forme
d'indécision identitaire, et entreprend le développement de
nouveaux partenariats stratégiques. Plus encore, il s'agit
également pour la Turquie de mettre fin à un « deux poids
deux mesures » : le miroitement d'une intégration au sein de
l'Union européenne, et ses nombreux avantages (Fonds européen de
développement économique et régional, Politique agricole
commune, Subventions de la Banque Centrale Européenne, Liberté
circulation des services, travailleurs et marchandises,...), semblent
être agité alors même que l'Union est aussi
dépendante vis à vis de la Turquie (sécuritaire,
migratoire, énergétique) que la Turquie ne l'est vis à vis
de l'Union. Ainsi, alors que celle-ci menée une politique
libérale visant à utiliser l'économie pour créer
une interdépendance économique et politique régionale
celle-ci va opérer un tournant islamiste dans le cadre de sa politique
étrangère à partir de 2008.
B. Une seconde phase caractérisée par un
pivot vers l'Orient : de 2008 à 2016
Cette deuxième phase se caractérise par la mise
en place d'une diplomatie proactive au Moyen-Orient, autant qu'un pivot
opéré en direction de l'Asie. Tournant le dos à une
intégration européenne dans le court et moyen terme, et ceci en
dépit des intérêts sécuritaires, migratoires et
énergétiques que représente la Turquie vis à vis de
l'Europe, l'AKP entreprend alors le développement d'une stratégie
pacificatrice tendant à stabiliser son environnement
géostratégique. Mais celle-ci ne désire plus se limiter
à des moyens de soft-power et d'influence. Alors que l'islamisme est
d'avantage mis au centre des discours, s'opère une forme de rupture de
la part du gouvernement islamo-conservateur. Ceux-ci viennent remettre en cause
la « figure patriarcale » d'Atatürk et plus globalement
l'idéologie « kémaliste » (l'enjeu des procès
Ergenekon en août 2013 et Balyôz en 2010), notamment dans le cadre
de la politique étrangère turque.
94 « Rapport d'information n 38 (2016-2017) »,
déposé par le Sénateur M. Michel BILLOUT, fait au nom de
la mission d'information, le 14 octobre 2016
63
Le Kémalisme consacre en effet une rupture avec le
modèle ottoman, et considère à ce titre le monde
arabo-musulman comme hostile, au contraire de l'occident. Désireuse
d'amplifier l'affirmation d'un statut de « puissance centrale » qui
stabiliserait cet espace régional, cette intensification constitue
également l'opportunité d'approfondir ses liens
économiques et de subvenir à ses besoins
énergétiques. Rompant avec son « occidentalité
», la Turquie affirme son « islamité » et notamment la
viabilité de son modèle « islamiste politique ». Bien
que de nombreux éléments caractérisent cette
période, deux d'entre eux demeurent particulièrement
important95.
1. La revendication d'un leadership régional
turc
D'une part, avec le mouvement des « printemps arabes
» de 2011, la Turquie opère un soutien aux nouvelles formations
islamistes émergentes, cherchant dans un Moyen-Orient post
révolutionnaire une forme de compensation face au rejet européen.
Il s'agit en effet d'une période particulièrement propice aux
partis islamistes dans l'ensemble des pays concernés : Ennahda en
Tunisie, Parti de la Justice et du Développement (PJD) au Maroc, les
Frères musulmans en Egypte pour n'en citer que quelqu'un. Le cas de
l'Egypte est particulièrement symptomatique, puisque la destitution du
président Moubarak le 11 Février 2011 conduit les frères
musulmans au pouvoir. Or, la dérive « autocratique » craint
par certains spécialistes à été, en partie,
désamorcée par le succès de l'AKP en Turquie, qui a permis
aux islamistes de jouer le jeu démocratique et de s'intégrer
politiquement. Dans le cadre de la Libye, la Turquie a soutenu l'intervention
occidentale contre le Colonel Kadhafi au nom d'une « responsabilité
de protéger » des populations civiles musulmanes. Alors même
que l'intervention constituait une ingérence manifeste de l'occident
qu'elle avait déjà pu critiquer, la perspective d'un nouveau
marché pour les entreprises turques illustre le poids du pragmatisme
économique sur l'idéologisme islamique.
La bonne santé financière de la Turquie justifie
par ailleurs la mise en place d'une « diplomatie du carnet de
chèques » vis-à-vis des islamistes. Ces dons et prêts
avantageux se joignent à des invitations des différents partis
dans la perspective de les initier au jeu démocratique. Toutefois, ces
victoires demeurent relatives de par l'évolution politique de ces
mêmes pays : Morsi est renversé en Egypte le 3 Juillet 2013, la
guerre civile éclate en Syrie en 2011, la Libye et le Yemen sombre dans
le chaos à partir de 2014.
95 Intervention de Jana J. JABBOUR, « La
politique étrangère de la Turquie » ; colloque "Où va
la Turquie?" du 29 mai 2017.
64
D'autre part, on observe une volonté de la part de la
Turquie de revendiquer un leadership régional.
Politiquement, l'une des représentations les plus
symptomatiques d'une rivalité entre Arabie Saoudite et Turquie figure
dans la problématique de l'île soudanaise de Suakin. Le Soudan a
en effet concédé la gestion de l'île à la Turquie
pour 99 ans par un accord bilatéral signé en Décembre
2017. L'île de Suakin, située au nord-est du Soudan, est un petit
espace de 20 km2 mais dont la position en mer Rouge est hautement
stratégique, implanté sur la deuxième voie maritime la
plus importante au monde. Dans ce cadre, il est important de comprendre qu'avec
l'indépendance du Soudan du Sud en 2011, l'Etat du Soudan a perdu plus
de la moitié de ses revenus pétroliers, et se trouve donc
à la recherche tant de soutiens que d'investisseurs. La concession de la
gestion de l'île de Suakin à la Turquie s'inscrit donc en amont
des promesses d'investissements, de reconstruction d'infrastructures, mais
également de coopération militaire. Au delà d'une
symbolique forte, considérant que les Ottomans utilisaient ce port pour
sécuriser l'ouest de l'Arabie saoudite contre les attaques
extérieures, l'objectif du président Erdogan tient plus largement
à gagner la confiance et en popularité auprès du monde
arabe en investissement économiquement et politiquement dans son
ensemble régional.
C'est également la prise de position de la Turquie en
faveur de la cause palestinienne, face aux Etats du golfe maintenant le silence
: le cas du navire turque « Mavi Marmara » abordé par les
forces israéliennes le 31 Mai 2010, ou encore la volonté de
représenter « l'unité musulmane »
lorsque durant le sommet extraordinaire de l'Organisation de la
coopération islamique (OCI) à Istanbul le 13 décembre
2017, le président turc avait appelé à reconnaître
Jérusalem-Est comme la « capitale de la Palestine
».
Ainsi, selon Didier Billion, directeur adjoint de l'Institut
de relations internationales et stratégiques (IRIS): "Il y a plus de
dix ans, Erdogan voulait déjà jouer un rôle plus important
dans le monde arabe. Mais il avait des objectifs surtout économiques,
sans stratégie géopolitique achevée. Il voulait avant tout
satisfaire les 'tigres anatoliensÇ ces hommes d'affaires qui constituent
une partie de sa base électorale. [...] Après 2011, nous entrons
dans une deuxième [...] Erdogan a cru pouvoir constituer un axe avec les
Frères musulmans dans plusieurs pays, mais cela n'a pas
fonctionné. Les intellectuels arabes sont devenus plus nuancés en
constatant les mesures liberticides sur le plan intérieur.
Concernant la Syrie, nombreux ne comprennent pas non plus
son soutien aux djihadistes. Erdogan considère qu'il faut aujourd'hui
regagner « le coeur et les esprits » du monde arabe
»96.
En réalité, la rupture de l'unité sunnite
s'est cristallisée aux travers de nombreux éléments. On
peut notamment rappeler d'une part la crise qatarie, où l'Arabie
saoudite, les Émirats arabes unis (EAU), le Bahreïn et
l'Égypte, avait rompu leurs relations diplomatiques et mis en place un
embargo contre le Qatar depuis le 5 juin 2017, et d'autre part la
révolution égyptienne de 2011, alors que le régime du
président Abdel Fattah al-Sissi, soutenu financièrement par Riyad
depuis son arrivée au pouvoir en 2013, menait une lutte acharnée
contre les Frères musulmans, soutenus par la Turquie.
On observe que la Turquie veut incarner une alternative
à l'hégémonie régionale Saoudienne. Celle-ci manque
toutefois d'une adhésion politique nécessaire à
l'établissement de son leadership au Moyen-Orient. La Turquie ne dispose
pas de la légitimité dont est investi le royaume Saoudien, quand
bien même elle se présente comme une alternative. Confronté
aux différentes alliances, mais membres de celle-ci, elle incarne une
puissance sunnite en opposition aux autres puissances sunnites- alors
même que l'Islam politique qu'elle invoque est représenté
par le mouvement des frères musulmans, le groupement est combattu dans
nombres de ces pays voisins.
Economiquement, la Turquie multiplie les accords de
libre-échange et de libre-circulation tant au Moyen-Orient qu'en Afrique
du Nord. En novembre 2010, elle initie notamment la mise en place d'un espace
de libre circulation des biens et des personnes. Cet espace, comprenant la
Syrie, le Liban ainsi que la Jordanie, est ainsi nommé espace «
Shamgen » en référence à l'espace Schengen
européen ainsi qu'au « Sham » désignant en arabe les
pays du levant97.
65
96 NEVEUX Camille, « Le Turc Erdogan se
rêve en leader des musulmans », Le Journal du Dimanche,
publié le 31 décembre 2017
97 Dorothée SCHMID, « Turquie : du
kémalisme au néo-ottomanisme », Questions internationales,
février 2017.
66
2. L'échec manifeste du dossier syrien
remettant en cause l'ensemble de la politique extérieure turque
L'échec de la gestion de la crise syrienne va toutefois
constituer un tournant dans la politique extérieure turque. Alors qu'on
assistait à un approfondissement des partenariats politiques,
économiques et militaires entre les deux pays, la guerre civile est
venue remettre en perspective à la fois ses relations avec l'Etat syrien
mais également avec ses autres voisins.
Dans les premiers temps, la Turquie s'est proposée
comme médiateur dans le conflit, multipliant dans les premiers temps les
visites auprès du gouvernement d'Al-Assad afin d'introduire d'avantage
de démocratie et de désamorcer le conflit latent par un
compromis. Mais face à l'intransigeance de la répression sur la
population civile, la Turquie entreprend de soutenir l'ensemble des forces
rebelles syriennes, clairsemés en une myriade de groupements radicaux et
modérés. Celle-ci appelle, in fine, au départ du
président syrien en septembre 2011.
La situation syrienne présente en réalité
un double enjeu pour le gouvernement de l'AKP. Si d'une part le conflit
mène à la déstabilisation du gouvernement syrien, pouvant
notamment conduire à l'accession d'une puissance politique islamiste
d'opposition favorable à Ankara, celui-ci présente
également un risque quant à l'établissement potentiel
d'une continuité territoriale kurde le long de sa frontière.
La Turquie va ainsi conduire une politique ambiguë vis
à vis de l'Etat islamique, dont la bataille de Kobané en 2014 en
illustre la portée. Alors que les forces kurdes et djihadistes
s'affrontaient, la stratégique turque portait en un épuisement
des forces du YPG, renvoyant ainsi à long terme la question de la
formation d'un Etat kurde indépendant dans la région. Ainsi, si
la Turquie a semblée avoir mis Daesh au coeur de sa stratégie
quand à la prééminence de ses intérêts, cette
collusion s'est principalement cristallisée autour du soutien logistique
apporté aux djihadistes, autant que le commerce lucratif de
pétrole brut extrait dans les zones contrôlé par l'Etat
islamique.
Selon Alexandre Del Valle et Randa Kassis98 :
« En avril 2015, le vice-président de la Fondation de Recherche
pour la Défense des Démocraties, Jonathan Schanzer,
déclarait quant à lui devant le Congrès américain
que « les activités financières illicites de la Turquie
(É) ont permis la croissance de groupes de djihadistes tel que Jahbat
al-Nosra
98 DEL VALLE Alexandre et KASSIS Randa, «
Comprendre le Chaos syrien : Des révolutions arabes au jihad mondial
», Edition L'artilleur, 8 Juin 2016 (E-book, pages non
numérotées).
67
et l'Etat islamique » et que la «
frontière sud-orientale de la Turquie ressemble à ce
qu'était Peshawar dans les années 90, la principale passerelle
pour l'actuelle génération de djihadistes », en rajoutant
plus loin que la Turquie « a été impliquée dans le
financement de l'EI par le biais du trafic illicite de pétrole ».
Dans le même sens, en juillet 2015, les journalistes britanniques du
quotidien The Guardian ont « révélé la
découverte lors d'un raid américain en Syrie, de documents
prouvant que l'un des principaux dirigeants de Da'ech, Abou Sayyaf,
chargé de la vente du gaz et du pétrole pour l'organisation,
était en lien direct avec Ankara. » (É)
En 2015, l'opposition turque a reproché au
président Erdogan d'avoir soutenu les groupes djihadistes et de leur
avoir livré secrètement des armes. Des liens entre Ankara et l'EI
ont même été prouvés, notamment la livraison d'armes
révélée par le quotidien de gauche Cumhuriyet (É)
les camions interceptés convoyaient un millier d'obus de mortier, 80000
munitions pour des armes de petit et gros calibre et des centaines de
lance-grenades. Ce convoi aurait été accompagné par des
agents des services secrets turcs (MIT). »
L'attentat de Suruç, le 20 Juillet 2015, vient
toutefois rappeler à la Turquie les limites de sa stratégie,
l'obligeant à revoir sa position face à l'organisation
terroriste. Suite à cette attaque, la Turquie va alors demander, dans le
cadre de l'OTAN, le bombardement des positions de l'Etat islamique. Les
répercussions de cette stratégie sont lourdes de
conséquence pour Ankara. Son image est écornée de par sa
position ambiguë avec les djihadistes, alors même que ses
alliés subissent des attentats sur leurs territoires. La Turquie
parvient ainsi à s'attirer à la fois la méfiance de
l'occident, des Etats-Unis alliés des kurdes, des Russes et des Iraniens
soutenant Assad, de la Syrie dont le pouvoir est maintenu, et des pays arabes
en soutenant les frères musulmans et les extrémistes. Par
ailleurs, alors qu'elle revendiquait une posture « autonomiste »,
celle-ci constate ses propres limites, ne disposant pas des moyens de ses
ambitions de « puissance régionale » en étant
obligé de solliciter l'OTAN contre l'EI.
Alors que la Turquie prônait une politique de «
zéro problème avec les voisins », celle-ci se retrouve dans
une situation de « zéro voisin sans problèmes ». Si son
projet consistait à accroitre son influence pour développer
à la fois le libre échange au niveau régional, et les
investissements au niveau international, son comportement la soustrait de
statut de « puissance émergente » cherchant à
développer sa zone d'influence, pour revêtir le rôle de
« simple puissance ». Par ailleurs, sa stratégie d'appuie
logistique de l'EI ne
68
s'avère pas payante. Celle-ci est obligée de
mettre en place des dispositifs militaires couteux, notamment
l'Opération Bouclier de l'Euphrate entre le 24 août 2016 et le 29
mars 2017, visant à contenir le renforcement du rapport de force des
Forces démocratiques syriennes (FDS) au nord de la Syrie. A cela
s'ajoute le poids économiques des 3,6 millions de réfugiés
syriens sur son territoire.
Plus encore, la crise syrienne entraîne une série
de répercussions économiques. Les tensions avec les acteurs de la
zone limitent les investissements à destination de la Turquie, autant
que la dérive autocratique du pouvoir générée par
le coup d'Etat manqué du 15 Juillet 2016 ainsi que la menace terroriste
(islamique et kurde) sur son sol. Les purges dans la société
turque entraînent à la fois une fuite des cerveaux, mais
également une perte de compétence à la tête de la
gouvernance financière. Par ailleurs la réforme constitutionnelle
de 2015, établissant un régime présidentielle sans
contre-pouvoir, est gage d'insécurité notamment vis-à-vis
de la gouvernance de la banque centrale turque ; A cela s'ajoute l'augmentation
des dépenses budgétaires, de la consommation intérieure et
de la concurrence sur le marché du travail généré
par l'afflux de réfugiés. Isolé et donnant la perception
de mener une politique « réactive », la Turquie a par sa
stratégie troquée l'image d'un « hégémon
bienveillant » contre celle d'un « bateau ivre », pour reprendre
la formule de l'enseignant à l'EHESS et spécialiste de la Turquie
Hamit Bozarslan, dont la direction évolue au gré des humeurs de
l'élite dirigeante99.
La période qui s'ouvre à partir de 2016-2017 et
qui s'étend encore jusqu'à aujourd'hui, constitue la
troisième et dernière phase. Devant composer avec un ensemble
régional fragmenté, instable et hostile, la Turquie semble
délaisser l'idéologisme pour revenir au pragmatisme. Elle prend
acte des dynamique politiques et économiques internationales venant
fonder un ordre post-occidental : son rival russe est désormais un
acteur avec lequel il lui faut composer au Moyen-Orient ainsi qu'en Afrique ;
américains et européens se désengagent peu à peu de
ces mêmes zones et leur impuissance à prévenir et
solutionner les problématiques sécuritaires, politiques et
économiques ; enfin, la Chine est désormais un acteur
économique et politique incontournable, la façade pacifique
étant par ailleurs le lieu de transit de l'essentiel du commerce
mondial.
Avec cette remise en question d'un « ordre unipolaire
» qui voyait l'hégémonie des Etats occidentaux placés
au centre du jeu international, la Turquie remet en question
99 PUCHOT Pierre ; « L'appareil d'Etat turc est
«paralysé», estime le chercheur Hamit Bozarslan » ;
Mediapart, le 24 août 2016
69
l'ordre universel qui vient dicter la légitimité
ou l'illégitimité de ses revendications
internationales100. Affirmant son identité et ses
intérêts, celle-ci rejette ses « appartenances convenues
» et son rôle de pont entre Orient et Occident. C'est dans ce cadre
qu'on observe ce pays développer des partenariats politiques et
économiques avec des Etats « hors cercle européens »,
affirmer et développer sa puissance en méditerranée,
sécuriser ses accès aux ressources énergétiques,
développer son propre complexe militaro-industriel, tout en conservant
les avantages économiques et matériels découlant de son
ancrage historique à l'Ouest (61% des capitaux extérieurs
provenait de l'Europe en 2019). Une stratégie pragmatique et
réaliste donc de la part de l'AKP, justifiant par ailleurs sa projection
opérationnelle en Libye, dans le Haut-Karabagh, au Kurdistan irakien, ou
plus récemment en Afghanistan. Ces déploiements viennent en outre
lui conférer tantôt l'accès à des ressources
essentielles, tantôt des gages politiques en vue de futures
négociations diplomatiques.
100 JOSSERAN Tancrède, « La puissance de l'entre-deux
» ; DSI - Défense & sécurité internationale -
Hors série n°77 - Avril Mai 2021, pp.19
70
Titre 3 : Les nouvelles dynamiques politiques et
économiques turques : le choix de l'autonomie face à
l'appréhension d'un ordre international « post-occidental »
Il est, in fine, constaté que l'ensemble des politiques
publiques et économiques conduites par les gouvernements successifs
turcs, et encore poursuivies aujourd'hui par l'AKP, se fonde sur les
leçons tirées de la chute de l'Empire ottoman.
L'appréhension d'un ordre international « post-occidental » ne
fait en réalité pas défaut à ce principe.
Si de nombreux facteurs sont à l'origine du
déclin progressif de l'Empire ottoman (l'incapacité à
limiter son déficit autant qu'aux difficultés conjoncturelles et
structurelles à administrer son vaste territoire notamment), la
périphérisation de son espace économique en constitue un
élément déterminant101. En effet, sa position
géographique lui confère un avantage certain en faisant office de
verrou stratégique pour l'accès de la Russie à la
Méditerranée, tout en l'investissant du rôle «
d'entre-deux » entre Orient et Occident. Toutefois, avec le
développement du commerce Atlantique entre l'Europe et les
Amériques, ainsi que le développement du commerce maritime des
nations européennes, l'Empire ottoman s'est retrouvé «
emprisonné » dans sa propre configuration géographique.
Entre 1667 et 1825, l'Empire va conduire 14 conflits dans son ensemble
régional (Crimée, Azov, É ) auquel se rajoute neuf
conflits contre l'acteur russe entre 1826 et 1914102.
On observe une double conséquence. D'une part son
centre de gravité politique est, et doit être, établi en
Mer noire de part la menace directe de la Russie, ainsi qu'en
Méditerranée, espace toutefois peu à peu
délaissé du fait du développement du commerce avec les
Indes ainsi que la mise en place du « commerce triangulaire à
partir du 17ème siècle. De fait, si l'Empire à
la capacité de conduire des expéditions dans cet espace (Chypre
en 1570 ou la Crète en 1669), on constate toutefois une forme
d'autisme
101 ILKAY Sunar. Anthropologie politique et économique
: l'Empire ottoman et sa transformation. In: Annales. Économies,
Sociétés, Civilisations. 35? année, N.
3-4, 1980. pp. 551-579 ; DOI :
https://doi.org/10.3406/ahess.1980.282654
102 GROC Gérard. La Turquie et l'option atlantique. In:
Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, n°50,
1988. Turquie, la croisée des chemins, sous la direction de Daniel
Panzac. pp. 183-197.
DOI :
https://doi.org/10.3406/remmm.1988.2262
www.persee.fr/doc/remmm_0035-1474_1988_num_50_1_2262
71
géopolitique » qui la force à
développer des alliances et partenariats avec les nations
européennes dont l'ingérence contribuera à son
déclin.
Contraint par son environnement, l'Empire Ottoman a ainsi
été placé en périphérie du commerce mondial
dont l'Atlantique constituait l'un des principaux centres de dynamisme.
Aujourd'hui, l'Océan Pacifique et l'important développement
économique de l'Asie du Sud-Est en constituent le nouveau centre.
Cinquième bloc économique mondial derrière l'Union
Européenne, les Etats-Unis, la Chine et le Japon, avec une
économique qui croit de 5% en moyenne chaque année depuis 2000,
cet espace constitue par ailleurs un marché regroupement 9% de la
population mondiale (650 millions d'habitants)103. La Turquie
prenant note de ce basculement entreprend d'adapter sa stratégique
commerciale, et tirant les leçons de l'Ancien Empire elle multiplie ses
actions en facteur d'une implantation au sein de cet espace.
Mais cette dynamique se confronte toutefois, et comme
observé précédemment dans le cadre de notre étude,
aux nécessités et dépendances de la Turquie vis à
vis de l'Union européenne : investissements extérieurs,
transferts de technologies ou partenariats politiques. Par ailleurs, si le
marché asiatique présente de nombreux avantages, ceux-ci ne
sauraient égalés les avantages découlant de ses relations
avec l'Occident. Au délaissement et à la substitution de
partenariats, la Turquie privilégie la politique du statuquo, conscient
à la fois des divergences d'intérêts l'opposant à
l'Occident, de l'héritage politique et historique sous-jacent, mais
également du bénéfice mutuel découlant de ces
liens. Ces bénéfices prennent ainsi de multiples formes,
économiques mais également politiques, technologiques ou
sécuritaires.
103 PAYEROLS Clément et SALOME Morgane ; «
Situation macroéconomique des pays d'Asie du Sud-Est », Service
économique régional de Singapour - Ambassade de France à
Singapour, le 15 Janvier 2020
72
I. La mise en place d'une politique de grand
écart : le choix d'une autonomie stratégique au détriment
d'une cohérence idéologique claire
A. Une relation avec l'Occident faisant primer les
intérêts sur la confiance : l'exemple de l'OTAN
L'Organisation du Traité de l'Atlantique Nord (OTAN)
constitue l'exemple caractérisant ces avantages. Si la Turquie
représentait historiquement une barrière naturelle permettant
d'endiguer toute progression soviétique en direction du bassin
méditerranéen, et donc des voies de communications maritimes,
celle-ci constitue également un hub énergétique majeur
pour l'Europe, contrôlant à la fois le Détroit du Bosphore
et des Dardanelles, et représentant la deuxième plus grande
armée de l'organisation. Sa position stratégique, tant
politiquement que géographiquement, lui confère à ce titre
un statut irremplaçable dont elle entend tirer partie104.
Prenant acte de ce statut, on observe ainsi la Turquie prendre des positions
antagonistes voir hostile vis à vis de ses alliés. C'est
notamment le cas en Syrie en soutenant indistinctement l'opposition
modérée et djihadiste, en combattant les forces kurdes, autant
qu'en négociant unilatéralement avec la Russie ; en Libye, en
apportant un soutien logistique au Gouvernement d'Unité Nationale (GNU)
face à l'Armée nationale libyenne (ANL) du marché Khalifa
Haftar ; ou plus récemment encore « l'illumination radar »
d'une corvette française par la frégate turque Gökova le 10
Juin 2020 à 200km des côtes libyennes, incident pourtant
resté impuni par l'organisation. Par ailleurs, il est à rappeler
qu'aucun dispositif conventionnel ne permettrait une exclusion de la Turquie.
Dans ses dispositions, le traité évoque dans son article une
révision unanime de traité, et dans son article 13 une exclusion
volontaire du pays concerné. Ainsi que le relevait Pierre Vallée,
chargée d'études au Centre d'études stratégiques
aérospatiales, seul l'article 60 de la de la Convention de Vienne sur le
droit des traités pourrait venir autoriser une telle procédure,
en se fondant sur la « violation substantielle d'un traité
multilatéral »105.
Cette position au sein de l'OTAN vient par ailleurs accroitre
son arsenal politique et diplomatique tant vis à vis de l'Occident que
de la Russie. La Turquie dispose à ce titre d'un droit de regard sur les
plans de défense de l'OTAN, d'un appui logistique et opérationnel
en cas de menace, tout en pouvant interagir avec suffisamment de poids face
à
104 VALLÉE Pierre ; Relation Turquie-OTAN - «Je
t'aime moi non plus » Défense & Sécurité
internationale ;
Hors-série n°77 - Numéro Spécial
Turquie ; Avril -Mai 2021 ; p.32
105 Ibid.
73
la Russie fort de son statut de membre de l'Alliance. A cela
s'ajoute les bénéfices issues des transferts de technologies,
à l'image du programme F-35 dont la Turquie a été exclue
suite à l'acquisition de système de défense S-400 russe,
ou de la formation conjointe de ses forces dans le cadre d'exercice conjoint
avec d'autres membres de l'alliance.
B. La résurgence d'un syndrome de
Sèvres justifiant la remise en cause d'un « ordre international
occidentalo-centré »
En dépit de ces avantages, et plus encore de sa
position de « dépendance » économique vis-à-vis
de l'Occident, la relation entre les deux entités supporte le poids de
l'héritage historique et politique commun, ayant conduit à
l'émiettement autant qu'à la disparition de l'ancien Empire
Ottoman. Instrumentalisé et mobilisé dans ses discours par l'AKP
à partir de 2015, on observe alors apparaître, peu à peu,
une forme de résurgence du « Syndrome de Sèvres
»106. Pour rappel, le traité de Sèvres
désigne le traité signé par le Sultan Mehmed VI et les
alliés victorieux, le 10 août 1929, toutefois jamais
appliqué, qui venait consacrer à la fois l'entente des puissances
occidentales à diviser les anciens territoires ottomans, ainsi que la
création d'un territoire autonome kurde au sud-est de l'Anatolie. Ce
traité, au delà de l'abandon de l'héritage ottoman,
évoqué lors de notre étude du kémalisme, illustre
selon « Dorothée Schmid : « le point de départ
d'une peur reflexe chez les Turcs : la hantise de la trahison et de la perte
». Or plus qu'un imaginaire national, le comportement ambivalent de
l'Occident vis à vis de la Turquie sur l'ensemble de son histoire
moderne est venu nourrir ce ressentiment. On peut ainsi rappeler,
chronologiquement, l'embargo conduit par les Etats-Unis sur la Turquie en 1974
lors de la crise chypriote ; les discussions autour d'un projet «
d'intégration européenne » agités par les occidentaux
lorsque se présente un blocage politique ; le silence des puissances
occidentales - sinon la suspicion d'implication au lendemain de la tentative de
coup d'Etat güleniste de Juillet 2016 visant à déconstruire
l'appareil étatique turc ; le refus d'extradition de Fetullah
Güllen par les Etats-Unis ; le soutien logistique aux milices kurdes de
Syrie avec l'évocation fréquente d'un « Etat autonome »
; la contestation des prétentions maritimes turques en
Méditerranée au profit de l'Etat grec ; de même que
l'affaire « Andrew Brunson », pasteur américain accusé
par la Turquie de terrorisme et d'espionnage, qui avait conduit
l'administration
106 SCHMID Dorothée; « Turquie, le Syndrome de
Sèvres, ou la guerre qui n'en finit pas », Politique
étrangère, n02015/1, printemps 2014.
74
américaine à doubler les tarifs douaniers sur
l'acier et l'aluminium turc, et ayant entraîné une chute de 19% de
la livre turc en août 2018107.
La Turquie procède ainsi, nous le voyons, à une
remise en cause de cet ordre international qui, s'il est
caractérisé historiquement par une hégémonie
occidentale, se trouve également à la source même des
limites de sa configuration politique et économique. Cette contestation
se manifeste ainsi à la fois internationalement et indépendamment
de la volonté turque par le développement exponentiel asiatique,
mais également régionalement par une remise en cause des
règles universelles venant limiter et conditionner son
développement et ses prétentions légitimes. C'est dans ce
cadre que la Turquie va procéder, à contre-pied des positions de
ses partenaires occidentaux, à la signature du protocole d'Astana avec
la Russe et l'Iran le 4 Mai 2017108. On observe également une
contestation d'un « diktat » occidental dans l'espace
méditerranéen, à la fois au travers de la volonté
turque de développer d'avantage la République Chypre du Nord,
ainsi que par la remise en question de la Convention des Nations Unies sur le
droit de la mer, conclue à Montego Bay le 10 Décembre 1982,
à laquelle la Turquie oppose sa propre définition de sa zone
économique exclusive109.
Le président Erdogan avait notamment pu exprimer
à ce propos : « Comme il y a un siècle, aujourd'hui
aussi nous ne nous plierons pas aux (nouveaux) traités de «
Sèvres » que l'on veut nous imposer en Méditerranée
orientale (É) Aucune puissance coloniale ne peut confisquer à la
Turquie les ressources naturelles (gaz et pétrole), qui semblent
être très riches, de la Méditerranée orientale
(É) Le combat de la Turquie en Méditerranée orientale
comme en Libye, n'est pas seulement un combat pour ses droits, mais aussi pour
son avenir.110 »
En ce sens, l'activisme opérationnel dont la Turquie
fait preuve en Syrie, en Libye, dans le Haut-Karabagh, et même plus
récemment en Afghanistan en proposant d'assurer la protection de
l'aéroport de Kaboul au départ des forces de l'OTAN, illustre la
volonté de « distanciation » vis à vis de ses
partenaires traditionnels, plus qu'une réelle « rupture ».
La
107 Europe 1 avec l'AFP, « Trump taxe l'acier et
l'aluminium turcs, la livre turque chute de 19% face au dollar » ;
Europe1, le 10 août 2018
108 BERG Eugène. « L'intervention de la Russie
dans le conflit syrien », Revue Défense Nationale, vol. 802, no. 7,
2017, pp. 30-35.
109 Voir supra. : « D. L'affirmation de la puissance
maritime turque en Méditerranée: levier de préservation
des intérêts économiques nationaux dans son environnement
régional »
110 YILDIZ Nevin et G·ndoðmuþ, TUNCAY
Çakmak ;« Erdogan: "Aucune puissance coloniale ne pourra nous
confisquer les richesses de la Méditerranée orientale", Agence
Anadolu, le 19 aôut 2020
75
Turquie opère en ce sens une stratégie
ambitieuse tendant à renégocier sa position stratégique
envers l'Occident, ses interventions lui conférant tantôt des
gages politiques111, tantôt des rentes économiques
nécessaires à son développement et à son expansion.
Si les problématiques énergétiques seront
développées dans la suite de notre étude, il convient
toutefois de citer l'exemple libyen, permettant de mieux comprendre cette
dualité. D'une part l'AKP a en effet signé le 27 Novembre 2019,
un accord maritime contesté avec le GNU, dirigé par
Fa ·ez Sarraj, qui vient redéfinir les limites de l'espace
maritime turc et libyen dans une région particulièrement riche en
gaz112. Cet accord, contrariant la construction du gazoduc «
EastMed » impliquant Israël, Chypre, la Grèce et l'Italie,
confère ainsi une nouvelle zone de prospection gazière à
Ankara, une « rente » toutefois critiquée à la fois par
l'Union européenne ainsi que par les Etats voisins. D'autre part, la
Turquie s'est engagé à soutenir pour des raisons politiques et
économiques le GNU notamment par l'intermédiaire de moyens
logistiques et militaires. Désormais acteur déterminant dans la
résolution du conflit civil libyen, la Turquie devient un acteur avec
lequel les autres puissances (Russie, France, Egypte, Emirats arabes unies,
É) doivent composer, tant dans la résolution du conflit que dans
la mise en place de cessez-le-feu.
Toutefois, si l'on observe une désinhibition dans
l'emploi de l'outil militaire turc, cet outil n'en demeure pas moins
secondaire. A cette distanciation de l'Europe, se joint en effet un important
développement de ses réseaux diplomatiques et commerciaux. Ce
développement a notamment pu être observé jusque
très récemment au travers des investissements turcs sur le
continent africain113.
C. Une dynamique expansionniste sur le continent
africain illustrant la volonté de la Turquie de s'affranchir de la
dépendance occidentale
La présence de la Turquie sur le continent africain est
en réalité antérieure à l'arrivée au pouvoir
de l'AKP. Toutefois, l'intensification et la multiplication de ses
investissements économique s'inscrivent dans le cadre de la
stratégie de « profondeur stratégique » conduite par le
gouvernement à partir de 2003. En adhérant à la «
multi-
111 JOSSERAN Tancrède ; « La puissance de
l'entre-deux », DSI HS n°77 Spécial Turquie, pp.19 ; Avril-Mai
2021,
112 GURDENIZ Cem ; « Le Mavi Vatan - Quelle vision
maritime pour la Turquie ? » DSI HS n°77 Spécial Turquie ;
p.28 ; Avril-Mai 2021
113 ANGEY Gabrielle ; « La recomposition de la politique
étrangère turque en Afrique subsaharienne : Entre diplomatie
publique et acteurs privés », Notes de l'IFRI, Mars 2014
76
dimensionnalité »114, notamment par le
développement de relations avec de plus petites puissances, la Turquie
projetait la mise en place d'une diplomatie « rythmique » qui lui
aurait offert une plus grande visibilité au sein des organisations
internationales. Si cette stratégie s'est soldée par une
intensification de la présence turque dans les organisations africaines,
notamment en tant qu'observateur au sein de l'Union Africaine (2005), et en
tant que membre non régional de la Banque africaine de
développement en 2008115, elle a également conduit la
Turquie à développer sa représentation diplomatique. Ainsi
entre 2002 et 2014, sur les 27 nouvelles ambassades ouvertes dans le
monde116, 19 se situaient en Afrique117. S'appuyant sur
une stratégie d'implantation de liaison de sa compagnie aérienne
nationale, « Turkish airlines » 118 , le volume des échanges
générés par le développement des « Tigres
anatoliens » sur le continent à conduit à a des
résultats très encourageant. Ainsi, alors que la valeur des
échanges de la Turquie avec la partie subsaharienne de l'Afrique
s'élevait à moins d'un milliard de dollars en 2003, celle-ci
s'élevait à 10 milliards en 2011119.
Ces résultats, quoique positifs, restent toutefois
à relativiser. En comparaison de l'Europe (44% de la part du commerce
extérieur africain en 2012), l'Inde (5,1%) et de la Chine (13,9%), la
Turquie ne représente que 2,4% de la part du marché
extérieur de l'Afrique. Par ailleurs, ses actions à
l'étranger, notamment au Soudan ou en Somalie, se confrontent à
l'instabilité de son propre environnement régional. Se
présentant comme une figure « anti-impérialiste »
critique envers les ingérences de l'Occident, la Turquie doit toutefois
faire face à une nouvelle conjoncture : celle d'un « zéro
voisins sans problèmes », elle-même
générée par son activisme en Syrie. Contrainte, on observe
alors la Turquie se replier sur elle-même afin d'assurer la protection de
ses propres frontières.
114 DENIZEAU Aurelien, « La doctrine stratégique
et diplomatique de l'islam politique turc (2002-2016) ». Science
politique. Université Sorbonne Paris Cité, 2019. Français.
NNT : 2019USPCF008 . tel- 02356306
115 « Les Relations turco-africaines »,
Ministère des affaires étrangères de la République
de Turquie.
116 SERJANIAN Jean, « Les ambitions turques en Afrique
», France info, Publié le 31/01/2013 18:27
117 LEBEL Julien, « Turkish Airlines, Un outil
stratégique turc à l'international », Etudes de l'IFRI,
avril 2020
118 Ibid.
119 Op.cit. ANGEY Gabrielle ; « La recomposition de la
politique étrangère turque en Afrique subsaharienne : Entre
diplomatie publique et acteurs privés », Notes de l'IFRI, p.20,
Mars 2014
77
D. Le développement économique de
l'espace eurasiatique venant ouvrir de nouvelles perspectives d'expansion
économique
Confronté à l'instabilité autant
qu'à l'hostilité de son ensemble régional, la Turquie est
en quête de nouveaux débouchés et de nouvelles
opportunités économiques, la conduisant à tourner son
regard vers l'Asie. Il pourrait ainsi être daté le point de
départ de cette relation « moderne » entre la Chine et la
Turquie à 2010. Alors que la dégradation des relations entre la
Turquie, les Etats-Unis et Israël avait conduit à l'annulation de
l'exercice aérien « Aigle anatolien »120, la
Turquie avait alors maintenu l'exercice en invitant des représentants de
l'armée de l'air chinoise, ceci en dépit des réactions de
la part des américains121. On assiste alors au renouvellement
des relations et partenariats entre d'une part la Chine, dont la politique
extérieure se caractérise par une stricte neutralité, et
la mise en place à partir de 2013 de ses « nouvelles routes de la
soie », et d'autre part une Turquie peu à peu mis au banc par les
puissances occidentales mais toutefois désireuse de s'affirmer comme
puissance mondiale.
Si la perspective d'un financement alternatif chinois aux
projets structurels turc, en opposition aux réticences du FMI, lui offre
la possibilité de devenir le « déversoir des nouvelles
routes de la soie », il est toutefois intéressant de souligner que
la mise en place de ce partenariat est alors en contradiction avec
l'idéologisme panislamique ottomaniste mis en avant par l'AKP depuis son
arrivée au pouvoir. Cette posture s'avère en effet antinomique au
regard d'une identité « musulmane retrouvée » dont
l'attractivité économique se fondait alors sur les valeurs
culturels et religieuses communes avec le monde arabo-musulman et africain. Il
peut ainsi être observer une forme de deux poids deux mesures de la part
de l'AKP. Alors que le parti de la Justice et du développement
s'était à plusieurs reprises emparé de la notion de «
panturquisime » pour justifier la mise en place de partenariats avec son
allié Azerbaidjanais et Turkmène, celui-ci semble ignorer le sort
réservé par Pékin à la minorité musulmane
Ouighour, pourtant eux-mêmes d'origine turque. Cet exemple illustre ainsi
tant la mercantilisation d'une « idéologie ottomaniste » que
celle d'une « fraternité islamique » par la Turquie qui, dans
le même temps, dénoncera avec véhémence l'inaction
des monarchies du Golfe face à la répression conduite contre les
populations palestiniennes, autant sur la minorité Rohingyas par le
régime Birman à
120 RAZOUX, Pierre. « Quel avenir pour le couple
Turquie-Israël ? », Politique étrangère, vol. , no. 1,
2010, pp. 25-39.
121 Op.cit. JOSSERAN Tancrède, « La puissance de
l'entre-deux », DSI HS n°77 Spécial Turquie, p.21, Avril-Mai
2021, pp.20
78
partir de 2016. Cette position sera par ailleurs
confortée par l'accord signé en 2017 par Ankara et Pékin,
portant sur l'extradition des populations ouïghours présent sur son
territoire122.
C'est dans ce cadre qu'émerge à partir de 2019,
une nouvelle politique conduite par la Turquie, « Yeniden Asya » ou
l' « Asia again »123, annoncée par le
ministère des affaires étrangères Mevlüt Cavusoglu
lors de la 11ème conférence des ambassadeurs tenue du
3 au 9 août 2019124. Remettant ainsi en question l'autisme
géopolitique induit par le kémalisme, cette nouvelle dynamique,
multidimensionnelle, tend à développer les potentiels de
coopération émergent en Asie, notamment au travers d'une
augmentation des investissements mutuels dans le domaine du tourisme, de la
finance, de la défense, des projets logistiques et
énergétiques. Pour la Turquie, il s'agit d'ouvrir ses horizons au
travers de l'accès à un marché regroupant 650 millions
d'habitants, et incarnant la 5ème plus grande économie
mondiale. Elle répond in fine à son désir de profiter de
sa position géographique pour renforcer son rôle de pays central
dans la construction de ce nouvel ordre multipolaire, en devenant la clé
d'unification entre l'Est et l'Ouest plutôt qu'un simple «
partenaire privilégié ». Il est dans ce cadre
intéressant de considérer, à l'instar de l'Afrique,
l'ouverture depuis 2003 d'un total de 17 nouvelles missions en Asie, comprenant
12 consulats généraux et cinq ambassades, ainsi qu'une
volonté affichée d'intégrer les organisations
régionales asiatiques125. Si la Turquie misait sur un
héritage historique et religieux commun dans le cadre de l'Afrique du
Nord et du Moyen-Orient, celle-ci aborde l'Asie en mobilisant l'héritage
historique et culturel qui la lie au continent, ainsi que le discours religieux
dans le cadre de l'Indonésie. Cette contribution turque aux
organisations et forums s'illustre notamment par sa présidence de
l'Assemblée parlementaire asiatique, mais également de
l'Organisation de coopération économique, ou encore du Dialogue
de coopération asiatique en 2020126.
122 CHAPELLE Jean-François (Istanbul, correspondance) et
PEDROLETTI Brice, « En Turquie, le traité
d'extradition entre Pékin et Ankara inquiète la
communauté ouïgoure », Le Monde, Publié le 31
décembre 2020
123 TAMER Cenk, « «Yeniden Asya Giriþimi»
Çerçevesinde Dõþiþleri Bakanõ
Çavuþoðlu'nun Güneydoðu
Asya Ziyaretleri »,
Ankasam.org, le 05 Janvier 2021
124 BOZ-ACQUIN Elise, « L'impulsion de la Turquie
à la nouvelle dynamique des relations internationales »,
Observatoire de la Turquie et de son environnement géopolitique, IRIS,
Avril 2020
125 Nazlõ Yüzbaþõoðlu, «
'Yeniden Asya' giriþimi, Türkiye'nin Asya'yla iliþkilerini
bütüncül þekilde
güçlendirmeyi hedefliyor, Agence Anadolu,
publié le 14.05.2021
126 Ibid.
79
Pour l'ambassadeur K. Nilvana Darama, coordinateur du
programme « Yeniden Asya » du Ministère des affaires
étrangères127 : « La Turquie ne cherche en
aucun cas un nouveau poste. Notre objectif d'intégrer les institutions
européennes et de renforcer notre position au sein de ces institutions
se poursuit, mais nous nous dirigeons maintenant vers un monde multipolaire et
la politique étrangère de la Turquie a toujours été
multidimensionnelle (É). Nous la renforçons un peu plus dans la
géographie asiatique (É). Le plus grand marché libre du
monde y est établi. Un tiers du commerce mondial, de la population
mondiale, du produit national brut mondial et des investissements se situent
dans la géographie définie par ces pays. Nous visons à
surveiller de plus près ces formations dans le cadre de l'initiative
« Yeniden Asya ».
Ce partenariat constitue ainsi le moyen de renforcer la
position clé de la Turquie dans la connectivité des
échanges entre Asie et Occident, initié par le
développement d'un « mid-corridor » traversant la
région du Caucase, de la Mer Caspienne et l'Asie centrale pour rejoindre
la Chine.
E. Une prédisposition géographique
favorable au rôle de déversoir des nouvelles routes de la soie
1. Une opportunité d'accéder à
de nouvelles sources de financements et de diversifier les axes commerciaux
D'une part, un rapprochement avec la Chine présente une
série d'avantage pour la Turquie, qui l'a conduit à
appréhender ce concept « gagnant-gagnant » avec bienveillance.
La Turquie traverse une importante crise économique, amplifiée
par le poids des sanctions économiques, perte de confiance des
investisseurs, instabilité régionale ainsi que, plus
récemment, par un ralentissement de l'économie mondiale dû
à la pandémie de COVID-19. Alors qu'elle disposait en octobre
2020 d'un taux de chômage de 12,7%128, et que sa devise avait
perdu près de 35% de sa valeur face au dollars américain la
même année, la Chine est apparut comme un partenaire solide
économiquement, et en capacité de l'aider à
développer autant que de pérenniser ses investissements. Sa
position, permet également à
127 Ibid. Op.cit. Nazlõ
Yüzbaþõoðlu, « 'Yeniden Asya' giriþimi,
Türkiye'nin Asya'yla iliþkilerini bütüncül
þekilde güçlendirmeyi hedefliyor, Agence Anadolu,
publié le 14.05.2021
128 ASENA GULSOY Nur ; « Turquie : taux de chômage
de 12,7% en septembre 2020 - Le taux de chômage des jeunes
âgés entre 15 et 24 ans a été de 24,3%, dans la
même période » ; Agence Anadolu ; le 10 décembre
2020.
80
la Turquie de poursuivre sa « distanciation » vis
à vis de l'Occident. Ce phénomène s'illustre notamment, en
2018, par le prêt de 3,6 milliards de la banque d'Etat ICBC (Industrial
and Commercial Bank of China) à la Turquie afin de soutenir ses projets
énergétiques et ses projets de transport, alors même que la
livre turque venait de perdre 40% de sa valeur129.
Par ailleurs, le projet stratégique des nouvelles
routes de la soie, entrepris par le gouvernement chinois, vient créer
une synergie naturelle avec l'initiative « mid-corridor » turque,
initiée en 2013. Cette initiative, regroupant à la fois la
Géorgie et l'Azerbaïdjan vise ainsi à établir un
corridor transcaspien est-ouest qui permettrait, par la mise en place d'une
nouvelle route, d'atteindre la Chine en suivant la route Turkménistan
-Ouzbékistan -Kirghistan ou Kazakhstan. A l'instar des nouvelles routes
de la soie chinoise, ce « mid corridor » englobe à la fois les
ports de Bakou/Alat (en Azerbaidjan), d'Aktau/Kuryk (au Kazakhstan), ainsi que
les ports de Turkmenbashi (au Turkménistan)130. Afin d'en
augmenter l'attractivité, ces structures multimodales ont ainsi fait
l'objet de nombreux investissements par les Etats partenaires. Ce corridor,
dont la Turquie constitue l'un des acteurs fondamentaux et déterminant
vient s'inscrire, de fait, dans une dynamique panturquiste et Eurasiste visant
à développer la région d'Asie centrale, mais visant
également à la stabiliser politiquement par la croissance
économique et le développement des échanges. Ceci demeure
particulièrement vraie vis à vis de l'Afghanistan.
Dans ce cadre, « l'Accord sur le corridor de transit
Turquie-Géorgie-Azerbaïdjan-Turkménistan-Afghanistan »
ou « Accord de Lapis Lazuli », signé en marge de la «
Conférence ministérielle de coopération économique
régionale sur l'Afghanistan » (RECCA), les 14 et 15 Novembre 2017
à Achgabat affermit la position politique de la Turquie. En facilitant
le désenclavement de l'Afghanistan, et en ouvrant une route vers la mer
noire et la Mer Méditerranée, la Turquie s'impose dans les
discussions et négociations régionales et internationales comme
un acteur et partenaire incontournable, davantage encore renforcé par
son appartenance au sein de l'OTAN131.
En dépit des menaces que serait susceptible de
représenter la nouvelle route de la soie chinoise pour son
économie, l'AKP fait le choix du pragmatisme. Il paraît en
effet
129 CHAUDET Didier, « Vers un rapprochement entre la
Chine et la Turquie ? »,
asialyst.com, le 28 novembre 2020 (
consulté le 9 Juillet 2021)
130 « Turkey's Multilateral Transportation Policy »,
Ministère des affaires étrangères turques
131 Ibid.
81
vraisemblable que ces nouvelles routes viennent étendre
à la fois la concurrence et l'influence chinoise sur le marché
turc, tout en creusant encore d'avantage, nous l'avons vu, le
développement économique et technologique des pays de la zone.
Par ailleurs, la Turquie devra également composer avec l'important
déséquilibre de sa balance commerciale. Ainsi, selon le «
Turkish Statistical instititue », la Turquie avait, en 2018,
exportée pour 2,9 milliards de dollars de produits (majoritairement des
matières premières), contre 20,7 milliards d'importations
(majoritairement des produits manufacturés) en provenance de Chine.
Celle- se verrait de plus dans l'incapacité de compenser ce
déséquilibre du fait des importants taux de douane mis en place
par la Chine sur les produits manufacturés, ces produits constituant
pour la Turquie 68,8% de ses exportations en 2017132. L'AKP ne
saurait toutefois se résoudre à négliger l'aspect
politique et électoral à l'intérieur de ses propres
frontières, dont les potentiels rebonds économiques et
financements extérieurs de ses grands travaux pourraient influencer
l'issue ; renforcement et stimulation de son économie, dynamique
rassurante vis à vis des marchés internationaux, etc.
En effet, il est à rappeler que la conduite des
initiatives « mid-corridor » et « one belt one road » prend
place dans le même cadre temporel que la mise en place du projet «
vision Turquie 2023 ». Mis en place par l'AKP, celui-ci ambitionnait, par
le développement de l'économie et des structures nationales, de
propulser la Turquie parmi les 10 premières puissances
économiques mondiales à l'horizon 2023. Politiquement, ce projet
revêt une importance capitale pour l'actuel président turc. Devant
ce conclure à la date anniversaire du centenaire de la République
de Turquie, et alors que cette politique de grands travaux se trouve
aujourd'hui contrariée par les instabilités internes, les
instabilités régionales ou par la récente pandémie
mondiale, celle-ci devait venir instituer une Turquie nouvelle. En effet, avec
la mise en place du projet « Vision Turquie 2023 », la Turquie met
à sa propre disposition et à celle de ses partenaires de
nouvelles infrastructures permettant d'améliorer à la fois
l'inter-connectivité régionale, autant que la circulation de
futur flux économiques chinois. Il peut ici être mentionné
les importants projets d'autoroute de Ebze-Orhangazi-Izmir et de Marmara, le
projet de train à grande vitesse de Kars, ainsi que les projets de
construction des ports de Filyos, Candarli et de Mersin. Celles-ci viendront
s'ajouter aux nombreuses structures préexistantes, l'exemple du tunnel
Eurasia inauguré le
132 JULIENNE Camille ; « Les Routes de la soie, aubaine
ou menace pour les ambitions turques ? », in Observatoire de la vie
politique turque, le 13 Juin 2019.
82
20 Décembre 2016, le pont Yavuz Sultan Selin
inauguré à Istanbul le 26 août 2016, ou plus
récemment le nouvel aéroport d'Istanbul le 29 Octobre
2018133.
2. Un développement de la relation
sino-turque d'importance stratégique pour l'économie chinoise
D'autre part, depuis 2013, est mis en place le projet
stratégique chinois des nouvelles routes de la soie ou « One belt
one road initiative » dont l'objectif est de relier économiquement
la Chine et l'Europe par le développement de comptoirs internationaux
à la fois en Asie centrale mais également le long des Etats
riverains de l'Océan indien et du continent africain. Dans ce cadre, les
enjeux sont multiples pour l'acteur chinois. On peut toutefois relever, dans la
continuité de la stratégie dite du « collier de perles
», la sécurisation de ses approvisionnements
énergétiques par voies maritimes ; ainsi que l'importante
expansion de son marché, notamment ses exportations à destination
de l'Afrique et de l'Europe. Celle-ci vient par ailleurs étendre de
manière considérable son influence à l'extérieur de
ses frontières à la fois par l'intermédiaire de «
prêt financier » auprès des Etats, ainsi que par la
construction d'infrastructures terrestres et portuaires le long de cette
nouvelle route134. Dans ce cadre, la Chine présente un
intérêt légitime à vouloir opérer un
rapprochement avec la Turquie. En opérant une vaste politique de
séduction, la Chine s'emploie à faire de la Turquie et de ses
ports, un hub commercial majeur aux portes de l'Europe. Sa position
géographique vient en effet faciliter l'accès aux régions
de la mer Egée mais également de la Mer noire. Plaçant la
Turquie au centre de sa stratégie en Asie centrale ainsi qu'en Europe,
le pas deviendrait de facto le déversoir des routes de la soie sur le
vieux continent.
Dans une moindre mesure, il s'agit également pour la
Chine de sécuriser de précieuses ressources nécessaires
à son développement. Si la Turquie se compose à
près de 50% de terre agricole, celle-ci détient toutefois 72,2%
des réserves mondiales de bore, faisant d'elle le premier producteur
mondial. Il est à rappeler à cet effet que « le bore est
utilisé dans les réacteurs de centrales nucléaires comme
ralentisseur ou absorbeur de neutrons lents. Mélangé à
l'eau du circuit primaire, il permet de contrôler les réactions
thermonucléaires et d'éviter l'emballement du réacteur
»135. Cet élément relève d'une
133 Op.cit. « Turkey's Multilateral Transportation Policy
», Ministère des affaires étrangères turques
134 NASHIDIL Rouiaï - Docteure en géographie
l'Université de la Sorbonne, « Routes de la soie, nouvelle route
à de la soie », Géoconfluences, Laboratoire ENeC (Espaces,
Nature et Culture, UMR 8185).
135 « Dictionnaire environnement »,
Actuenvironnement.com,
consulté le 10 Juillet 2021
83
grande importance pour la Chine, déterminé
à augmenter le nombre des ses réacteurs nucléaires de 38
à 57 dans les prochaines années136.
Finalement, se tourner vers la Turquie offrirait à la
Chine une alternative à la route commerciale russe.
Désignée comme le corridor économique « New Eurasian
Land Bridge » ou le « Nouveau pont terrestre eurasien » (NELB),
cette voie permettrait à la Chine de rallier l'Asie à l'Allemagne
par la Russie. Toutefois, l'avantage du trajet turc réside dans
l'importante réduction des transports de marchandises. En effet le
« mid corridor » permet une réduction du temps de trajet de 15
jours (soit un tiers du temps de trajet) par rapport aux voies maritimes, et
offrant l'opportunité de faire transiter avec d'avantage de
fluidité le fret asiatique vers le Moyen-Orient, l'Afrique Nord, et les
ports méditerranéens turcs. Dans ce cadre, il peut être
rappeler la signature par la Chine et la Turquie, en novembre 2015 du «
Mémorandum of Understanding on aligning the Belle and Road Initiative
and the Middle Corridor Initiative », lors du sommet des dirigeants du
G-20 à Antalya137.
Cette présence croissante de la Chine en Turquie a
notamment été rappelée par MM. Ladislas Poniatowski et
Jean-Marc Todeschini au nom de la commission des affaires
étrangères de la défense et des forces armées par
le groupe de travail sur la situation en Turquie138 :
« La Turquie est située dans le corridor qui
doit relier l'Asie intermédiaire à Londres via l'Anatolie. Un
élément essentiel en est la «Route de la soie ferroviaire
». Le projet de chemin de fer Bakou-Tbilissi-Kars a été
achevé et ouvert en octobre 2017. La Chine a participé à
la construction de la ligne de train rapide Ankara-Istanbul en 2014, et
négocie la construction conjointe de la ligne de train rapide
Edirne-Kars. Elle a investi dans les ports et leur développement : en
2015, l'opérateur chinois de conteneurs, Cosco Pacific, a acquis 65% des
parts du troisième plus grand port de Turquie, Kumport (16% du
trafic total de conteneurs du pays).
En outre, le secteur bancaire chinois a pris pied en
Turquie avec les investissements réalisés en 2015 par la plus
grande banque de Chine - Industrial & Commercial Bank of
136 Ibid. JULIENNE Camille ; « Les Routes de la soie,
aubaine ou menace pour les ambitions turques ? », Observatoire de la vie
politique turque, le 13 Juin 2019
137 Op.cit. « Turkey's Multilateral Transportation Policy
», Ministère des affaires étrangères turques
138 MM. Ladislas PONIATOWSKI, co-président, Jean-Marc
TODESCHINI, co-président et René DANESI, fait au nom de la
commission des affaires étrangères, de la défense et des
forces armées ,« Turquie - prendre acte d'une relation plus
difficile, maintenir un dialogue exigeant et constructif » ; Rapport
d'information n° 629 (2018-2019) de, déposé le 3 juillet
2019
84
China Ltd qui a acquis 75,5% de Tekstil Bankasi AS.
À l'été 2018, elle a étendu le programme de
prêts de 3,6 Mds $ au secteur turc de l'énergie et des transports,
y compris aux institutions privées et publiques et aux banques et a
été autorisée à refinancer le prêt de 2,7 Mds
$ pour deux grands projets d'infrastructure dans le cadre de Vision 2023 :
l'autoroute Northern Marmara et le pont Yavuz Sultan Selim. La Banque de Chine
est devenue la deuxième banque chinoise à créer une
filiale en Turquie en 2017.
En juin 2018, le géant de l'internet et du commerce
mobile Alibaba a réalisé un « investissement
stratégique» dans une plateforme de commerce électronique
turque de premier plan, Trendyol, qui dessert plus de 16 millions de clients
selon ses propres données. La Chine regarde aussi le secteur de
l'énergie nucléaire en Turquie avec le projet de construction de
la troisième centrale nucléaire turque. L'accord de
coopération avec la Chine pour la centrale nucléaire
prévue a été adopté par le Parlement turc en
août 2018. Des investissements sont aussi réalisés dans une
centrale thermique à charbon et dans l'hôtellerie.
Il reste que cette relation est très
déséquilibrée. Les attentes de la Turquie à
l'égard de la Chine sont similaires à celles de l'Europe et des
États-Unis: la réduction d'un important déficit commercial
et l'accès accru au marché chinois. »
Parallèlement à sa distanciation de l'Occident,
la volonté de la Turquie de développer des partenariats
alternatifs, et de se rapprocher de l'espace asiatique, serait susceptible de
la conduire à intégrer l'Organisation de la coopération de
Shanghai. Alors que la Turquie dispose du statut de « partenaire de
dialogue » de l'Organisation depuis 2013, une telle intégration
constituerait une solide alternative face aux réticences
répétées de l'Occident à l'accepter au sein de
l'Union européenne, une Union à l'aspect désormais
fragilisé après le Brexit de 2016, et alors que la même
année l'OCS accueillait l'Inde et le Pakistan. Il convient toutefois de
s'interroger sur les soutiens réels sur lesquels la Turquie pourrait
s'appuyer, car même si la Turquie pourrait prétendre
représenter un pôle occidental au sens géographique, et
politique de part son appartenance à l'OTAN, celle-ci demeure dans une
lutte d'influence avec la Russie en mer noire et dans le
Caucase139.
On constate in fine que la mise en place de nouveaux
partenariats et des nouvelles orientations géographiques de son
économie illustre une volonté de s'affranchir de la tutelle
occidentale. Le développement de son économie, et notamment de
son industrie
139 PARMENTIER Florent ; « La Turquie rejoindra t-elle
l'Organisation de la Coopération de Shanghai ? » ; Telos-EU ; le 4
Octobre 2018, consulté le 10 Juillet 2021
85
porte le reflet d'une volonté d'autonomiser sa
stratégie, et d'assurer à la fois de nouveaux
débouchés économiques, mais également politiques.
Le développement technologique de la BITD turc reflète, plus que
n'importe quel autre secteur, ces importantes mutations. L'essor de son
industrie de l'armement prend également place dans un contexte
d'affirmation de la puissance maritime truque dans les eaux
méditerranéennes. Dans ce cadre, la nouvelle doctrine maritime
turque « Mavi Vatan » nous apporte de précieux
éclaircissements sur les aspirations turques vis à vis de ses
espaces maritimes proches.
II. Le développement de la BITD turque ou
l'établissement d'une stratégie des moyens au service de ses
prétentions territoriales
A. L'essor d'une industrie de l'armement illustrant une
volonté d'autonomisation
stratégique
Si le développement technologique et structurel de la
base industrielle et technologique de défense turc (BITD) illustre une
volonté d'autonomisation stratégique au niveau économique
et opérationnel, celle-ci trouve son inspiration, à l'instar de
la projection de son économie en direction de l'Asie, à la
lumière de l'expérience ottomane, autant qu'à la
résurgence du traité de Sèvres.
L'ancien Empire ottoman, plongé au coeur de la
Première Guerre Mondiale par un complexe jeu d'alliance, a en effet
été rattrapé par les difficultés structurelles de
son économie et son absence de réforme. Si celui-ci disposait
d'un effectif opérationnel au moins proportionnel à la surface de
son empire, sa défaite trouve, parmi de nombreux autres facteurs, sa
source dans les carences matérielles de ses équipements
militaires : véhicules, armements d'infanterie, barbelés,...
Ainsi, l`Empire se doit de mener un conflit mettant en péril sa survie
nationale tout en ne disposant par d'une industrie d'armement capable d'assurer
ses besoins vitaux. L'Empire se retrouve alors dans une situation de
dépendance, notamment sur le front des Balkans et d'Europe de l'Est en
situation de dépendance vis à vis de ses alliés allemands
et austro-hongrois. C'est notamment le cas de ses matériels de
communications devant entièrement être importé depuis
l'Europe140.
On notera ainsi qu'avec la proclamation de la
République Kémaliste turque en 1923 et la mise en place d'une
politique étrangère prônant la « non ingérence
» (« Paix chez soi,
140 JAN ZURCHER Erik ; « L'Empire ottoman et l'Europe :
à chacun sa guerre » ; Orient XXI ; le 2 octobre 2014,
consulté le 15 Juillet 2021
86
Paix dans le monde), la Turquie n'apporte pas de solution
à cette carence. Celle-ci, privilégiant le développement
national par l'intermédiaire de réformes civiles et
économiques demeure alors dépendant des importations d'armes
étrangères jusqu'à son intégration au sein de
l'OTAN, dans les premières années de la guerre froide.
C'est à l'occasion de la crise chypriote, et notamment
la mise en place de l'opération « Attila » en 1974 que la
politique turque en matière d'armement va connaître une profonde
mutation. La Turquie avait déjà, en réalité,
été victime des décisions unilatérales de ses
alliés. Il faut en effet rappeler le retrait des missiles balistiques
intercontinentaux Jupiter américain, en 1964, autant que l'annonce par
le président américain Johnson d'une non intervention militaire
en faveur de la Turquie si celle-ci envahissait Chypre et subissait des
représailles soviétiques141. A la suite de
l'intervention maritime turque sur Chypre en 1974, les Etats-Unis avaient
également mis en place un embargo sur les ventes d'armes à la
Turquie, le 5 Février 1975 et levé le 3 Octobre 1975. L'embargo
fut rapidement levé, et celui-ci s'inscrivait légitimement dans
le cadre de la résolution 353 du Conseil de sécurité du 20
juillet 1974 demandant : « à tous les Etats de respecter la
souveraineté, l'indépendance et l'intégrité
territoriale de Chypre. Exige qu'il soit mis fin immédiatement à
toute intervention militaire étrangère dans al République
de Chypre. Demande le retrait sans délai de tous les militaires
étrangers qui s'y trouvent autrement qu'en vertu d'accords
internationaux ». Mais cette situation, quoique de courte
durée est venu mettre en lumière plusieurs éléments
: d'une part, en dépit de son intégration au sein de l'OTAN et
malgré ses atouts géostratégiques, la Turquie demeurait un
acteur vulnérable dont la BITD ne permettait pas d'assurer, en cas de
besoin, une véritable autonomie stratégique, et plus encore,
d'assurer la défense de ses intérêts nationaux.
L'Etat turc va alors remédier à cette lacune en
adoptant le 7 Novembre 1985, la loi n°3228 dont l'objectif serait de
« développer une industrie de défense moderne et de
permettre la modernisation des forces armées turques ».
Dès lors, par la mise en place d'organismes publiques et d'une BITD
oscillant entre libéralisme et corporatisme142, cette
autonomisation de la production des moyens de défense va se
décomposer en plusieurs phases.
141 LEFEEZ Sophie, « L'industrie de défense turque
: Un modèle de développement basé sur une volonté
d'autonomie stratégique »; IRIS, Avril 2017.
142 MERCIER Jean-Jacques, « La stratégique des
moyens turque », DSI HS n°77 Spécial Turquie, Avril-Mai 2021,
p.96 à 98.
87
Si la situation avant 1990 se caractérisait par
d'importantes importations d'équipement de défense, la Turquie va
peu à peu assurer une relative autonomie de son industrie,
évoluant ver une co-production des moyens de défense (1990-2000),
puis vers une conception partielle (2000-2010), pour parvenir à une
conception et production locale significative (environs 68,5% des
matériels) sur la période 2010-2020143. Alors que la
prochaine décennie devrait marquer un développement technologique
turc particulièrement important, comme l'illustre ses investissements
massif dans le secteur satellitaire ainsi que la popularité de ses
systèmes UAV (« Unmanned aerial vehicle »), aussi
appelé « drones », les résultats dores et
déjà obtenu dans le cadre de sa politique demeure remarquable.
Alors que la Turquie dépensait en moyenne 2,4 milliards de dollars USD
par an entre 1982 et 1986, puis 8,7 milliards de dollars entre 1997 et 2001,
celle-ci a portée ses investissements à 17 milliards de dollars
pour la période 2012-2016. Ces investissements se révèlent
par ailleurs extrêmement prolifique, car si le pays assurait 25% de la
production locale des composants des matériels de défense en
2003, ce chiffre a ainsi évolué en passant à 37% en 2006
puis 60% en 2012144. Ainsi, et même si son indépendance
technologique demeure limitée vis à vis de l'étranger (et
particulièrement de l'Occident, comme l'illustrait le projet
aéronautique F-35), la Turquie est parvenu en quelques années
à se hisser à la 13ème place des plus gros
exportateurs d'armements au monde, augmentant notamment de 30% ses exportations
entre 2016 et 2020 tout en diminuant ses importations de 59%145.
B. Un secteur d'importance stratégique
justifiant un contrôle effectif de l'appareil étatique
Ces investissements ont ainsi permis à la Turquie de
propulser sept de ses entreprises parmi les plus grands acteurs de
défense mondial, notamment Aselsan (57ème place),
société spécialisé dans les systèmes de
défense électronique ; Turkish aerospace industries
(61ème place), spécialisé dans les
systèmes aérospatiaux ; ou Roketsan (98ème
place) spécialisé dans l'armement. Le développement de son
autonomie technologique constitue pour la Turquie un levier de stratégie
économique important, tirant également pour
bénéfice le renforcement de son autonomie stratégique. En
effet, si le secteur de la défense représentait 6 milliards de
chiffre d'affaire pour l'année 2016, cette donnée doit
toutefois
143 « L'industrie de défense en Turquie » ;
Advantis Tailoring Operational Solutions, note de 2020,
https://www.advantisconseils.com/fr/secteur/defense-et-securite
144 Op.cit. LEFEEZ Sophie, « L'industrie de
défense turque : Un modèle de développement basé
sur une volonté d'autonomie stratégique »; IRIS ; Avril
2017.
145 « La Turquie a augmenté de 30% ses
exportations d'armes » ;
TRT.net ; le 13 mars 2021, consulté
le 23 Juillet 2021
88
être considéré au travers de la politique
diplomatique conduite par l'AKP. Ainsi, sur un total de 11 913 commandes en
2016, 90% d'entre elles étaient à destination du marché
local, soit 10 611 commandes à destination du marché turc, 259
à destination de l'Europe, 386 à destination des Etats-Unis, et
658 pour les autres acteurs internationaux146.
La main mise du pouvoir sur le développement de la BITD
ainsi que la mise en place d'un important dispositif favorable à l'essor
du domaine de la recherche et du développement technologique, illustre,
outre l'importante stratégique des moyens déployée par la
Turquie, la portée politique plus que mercantile dévolue à
celle-ci. La BITD turque se retrouve, de fait à la seule
discrétion du pouvoir présidentiel puisque trois institutions
sont chargées de sa gestion.
D'une part la TSKGV (« T·rk Silahlõ
Kuvvetlerini G·çlendirme Vakf » ou « Fondation pour le
renforcement des forces armées turques ») ; mis en place en 1987 et
ayant pour but de subvenir aux besoins des forces armées nationales,
tout en diminuant la dépendance du pays à l'égard des
fournisseurs étrangers. Cette fondation est ainsi administrée par
une importante partie du pouvoir politique. On y retrouve le Ministre de la
Défense, son sous-secrétaire, le sous-secrétaire d'Etat
à l'industrie de la défense, et le chef adjoint de l'Etat-major
des armées. Il est toutefois à préciser que si cette
institution à vocation à prévenir les ingérences
étrangères dans le secteur de l'industrie de la défense,
notamment en détenant directement ou indirectement des actions au sein
des 14 des plus grandes entreprises de défense turques, les capitaux
étrangers demeurent autorisés par la loi de 1985. Ainsi, des
entreprises comme Yaltes, Selex ou Stoeger sont à ce jour
dépendant à 100% de capitaux étrangers147.
D'autre part la SSIK, ou « Comité exécutif
de l'industrie de défense », institution présidé par
le Président turc en personne. Cet organe est chargé de
décider des grandes orientations en matière d'industrie de
défense. Hautement politisé, celui-ci est composé d'un
vice-président, du ministre des finances, du ministre de
l'intérieur, du ministre de la défense nationale, du chef
d'Etat-major général et du président du SSB.
146 Op.cit. « L'industrie de défense en Turquie
» ; Advantis Tailoring Operational Solutions, note de 2020,
https://www.advantisconseils.com/fr/secteur/defense-et-securite
147 Op.cit. LEFEEZ Sophie, « L'industrie de
défense turque : Un modèle de développement basé
sur une volonté d'autonomie stratégique »; IRIS ; Avril
2017.
89
Enfin, le SSB (« Savunma Sanayii
Baþkanlõðõ » ou « Présidence de
l'industrie de la défense »), établi en 1985 dans le cadre
de la loi n°328. Cette institution civile répond directement aux
ordres de la présidence turque et est chargée de la conduite de
la stratégie des moyens d'Ankara. En somme, celle-ci a en charge la
gestion des contrats, la planification de la production du secteur privé
et public, la gestion des exportations, tout en mettant en oeuvre les
décisions prises par le comité exécutif de l'industrie de
défense (SSIK). Cet organe revêt ainsi le rôle «
d'exécutant » du SSIK.
La logique de cette composition, répondant à la
logique d'une indépendance nationale, s'appuie également sur un
important dispositif fiscal et budgétaire. Outre l'institutionnalisation
par la loi de 1985 de la SSDF (Savunma Sanayii Destekleme Fonu » ou «
Fonds de soutien à l'industrie de défense ») auprès
de la Banque centrale, il peut être mentionné les nombreux
programmes à destination des activités de recherche,
développement et conception technologique, mais également
à destination des investissements en fabrication locale. S'appuyant sur
une croissance économique positive depuis 2003, ainsi que sur une
absence de plafond d'emprunt, les activités des sociétés
portant sur ces secteurs peuvent disposer d'une exonération
d'impôts, d'aides à l'export, d'allocation de terrain, d'une
déduction totale des dépenses en matière de recherche et
développement, etc. Ceci ayant pour impact de réduire les
coûts de lancement des sociétés, tout en
accélérant un retour sur investissement148. Il peut
également être fait mention de la loi n°6676 du 16
Février 2016 qui vient offrir des subventions (50% du prix) pour toutes
acquisitions d'équipements destinés aux activité de
recherche et développement et abaissant le nombre de salariés de
30 à 15. L'objectif étant d'obtenir un accroissement des
activités de recherche technologique au sein du PIB149.
Alors que l'activisme de la Turquie la pousse davantage
à s'investir militairement, ces investissements lui permettent
également de satisfaire en équipements ses besoins
opérationnels. C'est notamment l'usage massif des drones TB2
développé par la société Baykar, dont l'utilisation
a largement été illustré en Syrie, dans le Nord-Irakien,
dans le Haut-Karabagh, ou plus récemment en Libye, et dont le Conseil de
sécurité avait commenté l'utilisation lors de son rapport
final du 18 Février 2021150. Il est intéressant de
148 Op.cit. « L'industrie de défense en Turquie
» ; Advantis Tailoring Operational Solutions, note de 2020,
https://www.advantisconseils.com/fr/secteur/defense-et-securite
149 Op.cit. LEFEEZ Sophie, « L'industrie de
défense turque : Un modèle de développement basé
sur une volonté d'autonomie stratégique »; IRIS ; Avril
2017.
150 « Rapport final du Groupe d'experts sur la Libye
créé par la résolution 1973 (2011) du Conseil de
sécurité » ; n°S/2021/229)
90
constater, que ce soit au travers du développement du
Char Altay, développé par Otokar, ou de
l'hélicoptère Atak, développement par Turkish aerospace
industries, la vaste amplitude que recouvre désormais la BITD turque. A
celle-ci n'échappe désormais que le domaine nucléaire,
bien que le projet « Vision Turquie 2023 » pourrait laisser entrevoir
des innovations en ce sens, ainsi que le domaine des missiles balistiques de
portée intermédiaire et intercontinentale151.
Il s'opère alors, de fait, une rupture avec le
modèle militaire Otanien auquel la Turquie oppose désormais
l'acquisition d'équipement indigène. Plus encore, et
malgré la dépendance de la Turquie aux transferts de technologie,
cette volonté d'autonomisation légitime et nécessaire
ouvre une nouvelle fenêtre dans la gestion de ses intérêts
économiques et géostratégiques. C'est dans cette dynamique
que s'inscrit l'acquisition des systèmes de défense S-400 russe
par la Turquie, fortement condamnée par l'OTAN et ayant conduit à
l'exclusion de la Turquie du programme F-35.
C. Une autonomisation des moyens de défense
turque redéfinissant sa position au sein de l'Alliance atlantique ; le
cas des S-400
L'affaire des S-400 russes découle en
réalité d'une lente évolution et d'infructueuses
négociations entre la Turquie et ses partenaires traditionnel. Selon
Benjamin Gravisse152 : « En effet, le 1er mars 2007111a
Turquie a lancé le programme de système de défense
anti-aérienne à longue portée T-LORAMIDSi21 qui devait
être apte à contrer la menace que constituent les missiles
balistiques iraniens afin de protéger certains sites stratégiques
turcs. À l'origine, c'est le système américain MIM-104
Patriot PAC-3 qui avait retenu l'attention des autorités turques.
Cependant, l'acquisition de ce système était couplée
à un accord de transfert de technologie, ce que les autorités
américaines refusèrent.
Les décideurs turcs se tournèrent alors vers
la Chine, qui proposait le système FD-2000 (É). L'offre
(É) comprenait en outre un transfert de technologie. Ankara marqua son
accord pour cette offre en 2013 avant de faire volte-face en 2015 en raison
d'un volume de transferts de technologie qui se révéla
inférieur à ses attentes ainsi que de pressions reçues au
sein de l'Alliance.
151 Op.cit. MERCIER Jean-Jacques, « La stratégique
des moyens turque », DSI HS n°77 Spécial Turquie, Avril-Mai
2021, p.96 à 98.
152 GRAVISSE Benjamin, « Les relations commerciales -
militaires entre la Turquie et la Russie : Du F-35 au Su-35 ? » ; p.84 ;
DSI HS n°77 Spécial Turquie, Avril-Mai 2021
91
Le programme T-LORAMIDS fut finalement abandonné en
2015. Les Turcs, après avoir essuyé un nouveau refus
auprès de l'administration Obama pour l'acquisition de MIM-104 Patriot
au début 2017, vont se tourner vers un candidat inattendu pour les
fournir : la Russie et son système de défense antiaérienne
à longue portée Almaz-Antey S400. La commande de S-400 est
officialisée le 12 septembre 2017 (É), les Russes proposant en
outre des conditions de financement intéressantes aux Turcs.
Les conséquences de ce constat- plus qu'une
supposé « remise en question de son appartenance à l'OTAN
» telle qu'analysée par certains spécialistes - vont
toujours fortement impacté la Turquie. Craignant, à juste titre,
la fuite d'information sur les systèmes existant, les Etats-Unis vont
interdire la livraison du chasseur F35-A à la Turquie, alors même
que celle-ci était partie au programme depuis le 12 Juillet 2002. Plus
encore, cette interdiction intervient alors même que la Turquie se
confronte à la nécessité de renouveler l'ensemble de sa
flotte de F-16 désormais vieillissante, et alors même que son
rival grec fait l'acquisition de nouveaux équipements aériens
auprès de l'Europe. Tandis qu'il lui est refusé l'accès
à ces technologies, et que des sanctions internationales viennent
limiter le développement de ses armements - le cas du Char Altay
dépendant des moteurs MTU et des transmissions RENK
allemandes153 - la Russie pourrait être en mesure de subvenir
à ces difficultés technologiques et matérielles.
Toutefois, la dynamique d'autonomisation de la Turquie, et sa volonté de
renégocier sa position stratégique internationale rend peu
probable l'hypothèse d'une rupture avec l'OTAN au profit de la Russie.
Si la démarche politique turque tend à la « distanciation
», il est en effet surréaliste d'imaginer la Turquie
échanger (à ses yeux) « un maître contre un autre
» en substituant la Russie à l'Occident, d'autant plus dès
lors que l'on considère les avantages indéniables,
précédemment développés, que lui offre sa position
au sein de l'Organisation.
L'acquisition de ces systèmes anti-aériens ne
saurait toutefois se limiter à la seule question des moyens de
défense, mais illustre au contraire, la complexité de sa relation
avec l'acteur russe. Pour la Turquie, la Russie demeure l'acteur
référent dans de nombreuses problématiques. Si la Turquie
dépend à 44% du pétrole provenant du Moyen-Orient, la
Russie demeure toutefois l'acteur majeur avec laquelle lui faut composer.
Important 55% de ses besoins gaziers des réserves russes, la Turquie lui
est également lié par d'importants contrats d'énergie
(construction de centrale nucléaire notamment), autant
153 Ibid. op.cit. GRAVISSE Benjamin, « Les relations
commerciales - militaires entre la Turquie et la Russie : Du F-35 au Su-35 ?
» ; p.85 ; DSI HS n°77 Spécial Turquie, Avril-Mai 2021
92
que par le secteur du tourisme, par ses échanges
commerciaux, ainsi que par des questions sécuritaires au
Moyen-Orient154. Si la situation permet d'illustrer les contours
d'une relation fondée sur le pragmatisme et le réalisme - les
deux pays caractérisant leurs positions internationales par une remise
en cause d'un ordre « occidentalo-centrée », une
désinhibition de l'emploi de la force armée, et une expansion de
leur influence au -delà de leur zone d'influence traditionnelle - le
développement de la BITD turque permet de reconfigurer les rapports de
force de cette relation. Celle-ci s'illustre notamment par la modernisation
ainsi que par le renforcement de la force maritime turque.
III. L'affirmation de la puissance maritime turque
en Méditerranée: levier de préservation des
intérêts économiques nationaux dans son environnement
régional
A. Un renforcement des moyens maritimes turcs
illustrant une volonté politique d'accroitre sa projection sur
l'environnement maritime
Ce renforcement de la force maritime turque se manifeste tout
d'abord par une modernisation de sa flotte. Il est à rappeler que le
rôle traditionnellement dévolu à la marine turque, depuis
la guerre froide, était d'assurer à la fois la
sécurité de la Mer noire vis à vis des forces du Pacte de
Varsovie, mais également de limiter l'accès de ces forces
à la Méditerranée. Toutefois, avec la fin de la Guerre
froide, la Turquie décide de dépasser le simple cadre de la
protection de son littoral et d'opérer une véritable projection
sur son espace maritime environnant. Cette projection lui permet ainsi de faire
valoir à la fois ses intérêts économiques dans le
cadre des zones économiques exclusives, mais également de
protéger les grandes voies maritimes où transitent la
majorité de son commerce international.
Ainsi, alors que celle-ci se trouvait dépendante des
ventes de bâtiments de guerre américains, allemands ou
français155, on observe l'indépendance progressive de
la Turquie dans la production de ses éléments maritimes.
L'étude du développement de la flotte maritime turque
relève en réalité d'un intérêt certain pour
l'ensemble des puissances maritimes européennes, et fait aujourd'hui
l'objet d'un important travail de recherche qu'il
154 REBIERE Noémie, « Les relations russo-turques
au prisme des enjeux énergétiques » ; Confluences
Méditerranée, vol 104 no. 1, 2018, pp. 113-123
155 THEMELIN Vincent ; « Sultans of Swing ? Quand la
marine turque veut tendre vers la puissance régionale », Centre
d'Etudes Stratégiques de la Marine, 4 mai 2017.
93
serait impossible d'exposer dans son
intégralité. Dans le cadre de notre étude, cette dynamique
doit et peut toutefois être résumé en trois points
essentiels.
D'une part, et outre l'important développement
industriel et augmentation budgétaire en matière de
défense, on voit la Turquie procéder à une importante
modernisation de sa flotte. Il peut ainsi être cité l'exemple du
développement du système GENESIS par la société
turque Havelsan qui vient moderniser les capacités d'autodéfense
de ses frégates lance missile de type Oliver H.Perry156. Ce
système intégré de direction de combat vise ainsi à
réduire considérablement le temps entre la détection de
missile ennemi et la riposte.
D'autre part, la Turquie entreprend la construction de
nouveaux bâtiments de guerre indigène, à la fois amphibie,
sous marin, mais également de surface. Outre l'acquisition de six
sous-marins dans le cadre du développement de son programme MILDEN
à l'horizon 2024, la Turquie fera l'acquisition de quatre
frégates FFG Istanbul en 2023, ainsi que d'un bâtiment amphibien
LHD Anadolu en 2024. A cela s'ajoute le renforcement de sa flotte de surface
dans le cadre du projet MILGEM, conceptualisant un nouveau modèle de
frégate à destination de la défense
anti-aérienne.157
Enfin, la Turquie renforce à la fois ses
capacités sous-marines, mais également ses capacités de
projection. C'est ici l'exemple du contrat conclu avec l'Allemagne, visant
à acquérir 6 sous-marins de Type-214 Reis en 2022, produit par
ThyssenKrupp marine Systems (TKMS), et dont les équipements
électroniques et armements seront produit par la Turquie. C'est
également la mise en service à partir de 2017 des navires de
transports de chars « Bayraktar » et « Sancaktar
»158, disposant d'une capacité d'emport de 1200 tonnes,
soit l'équivalent de 20 chars lourds, ou de 60 véhicules
légers et de 350 soldats.159
Ce faisant, la Turquie entend ainsi passer d'une force
maritime locale à une véritable force maritime régionale,
et, nous le voyons, développe sa flotte maritime en prévision de
menace étatique. Cette montée en puissance doit toutefois
être appréhendée plus spécifiquement à la
lumière de la mise en place d'une véritable doctrine nationaliste
en
156 SHELDON-DUPLAIX Alexandre, « « Mavi Vatan»
et l'affirmation des intérêts maritimes turcs » ; DSI
n°77 Hors-série spécial Turquie, avril-mai 2021, p.60
157 LANGLOIT Philippe ; « Les forces navales turques
», DSI n°77 Hors-série spécial Turquie, avril-mai 2021
; p.65
158 « Turquie : l'exercice militaire «
Méditerranée orientale 2019 » continue »- Agence
Anadolu, publié le 11 novembre 2019
159 Op.cit. THEMELIN Vincent ; « Sultans of Swing ? Quand
la marine turque veut tendre vers la puissance régionale », Centre
d'Etudes Stratégiques de la Marine, 4 mai 2017.
94
matière de géopolitique maritime, qui
apparaît à la faveur de l'échec de la « Profondeur
stratégique » d'Ahmet Davutoglü.
B. L'émergence d'une doctrine maritime
nationaliste comme catalyseur des
revendications territoriales et
énergétiques turques : le « Mavi Vatan
»
Le « Mavi Vatan » ou « Patrie bleue » en
turc, est un concept apparu pour la première fois en 2006 et
utilisé par le contre-amiral Gürdeniz, officier en charge de la
« Présidence des plans et doctrine des forces navales » 160
(« Deniz Kuvvetleri Plan Prensipler Baskanligi »).
Détaché d'une vision ottomaniste ou islamique, cette doctrine
kémaliste s'attache à la revendication territoriale des espaces
maritimes légitimes turcs, et, plus encore, impulse une dynamique de
« maritimisation du pays ainsi qu'une projection sur les flots
»161. Elle émerge plus spécifiquement à
l'issue du référendum relatif au plan d'Annan, plan portant sur
la réunification des deux parties de l'île de Chypre, qui fut
rejeté par la population grecque le 24 avril 2004. Ce projet avait
notamment été soutenu par le gouvernement de l'AKP, dans le but
d'opérer un rapprochement avec l'Union européenne, et ainsi de
favoriser une intégration future. L'Etat chypriote, dans les temps qui
suivirent le rejet, va alors procéder à la délimitation
ainsi qu'à la revendication de sa Zone économique exclusive,
particulièrement riche en hydrocarbure en se fondant sur la Convention
de Montego Bay de 1982. Cette revendication va de plus s'appuyer sur la «
Carte de Séville », produite par les géographes Juan Luis
Suarez de Vivero et Juan Carlos Rodriguez Mateos le 4 Octobre 2004, venant
approuver les revendications territoriales chypriotes162. Ces
revendications vont ainsi être largement critiquées en Turquie, et
particulièrement par le commandement maritime. En outre, ces derniers
vont prôner une défense plus active des intérêts et
de la souveraineté de la Turquie sur son espace maritime : une zone
économique plus large qualifié par Gürdeniz de « Patrie
bleue » ou « Mavi Vatan ».
Ce discours nationaliste, quoique relayé et
popularisé par une partie de l'armée - l'amiral Soner
Plat163, ...zden ...rnked, Mustafa ...zbey ou Cem Aziz
çakmak164 notamment
160 Observatoire Turquie, « Mavi Vatan » versus la
« Profondeur stratégique » : une doctrine eurasiste pour
remplacer une doctrine « néo-ottomaniste » ? »,
publié le 22/12/2020
161 Op. cit. JOSSERAN Tancrède, « La puissance de
l'entre-deux » ; DSI Hors-série n°77, avril-mai 2021, pp.22
162 DENIZEAU Aurélien ; « Mavi Vatan, la «
Patrie bleue » Origines, influence et limites d'une doctrine ambitieuse
pour la Turquie » ; IFRI ; avril 2021
163 Soner Polat, Mavi Vatan için jeopolitik rota:
Doðu Akdeniz, Kõbrõs ve Ege'deki kavgayõ anlatan
tespitler ve öneriler [Cap géopolitique pour la Patrie Bleue:
Constats et propositions au sujet du conflit en Méditerranée
Orientale, à Chypre et en Égée], Istanbul, Kaynak, 2019
95
- n'est toutefois pas entendu par le pouvoir politique de
l'AKP. En effet, et alors même que la Turquie n'est pas partie à
la Convention de 1982, le gouvernement va d'avantage chercher à se
rapprocher de l'Occident en endossant pleinement son rôle au sein de
l'Alliance atlantique, mis à part le cas Irakien de 2003.
A partir de 2015, avec l'échec de la politique de la
« Profondeur stratégique », et la résurgence d'un
« Syndrome de Sèvres », tel que précédemment
étudié, la doctrine du « Mavi Vatan » vient prendre une
dimension nouvelle. Nous l'avons vu, la Turquie va à l'issue
opérer un repli sur ses propres frontières pour concentrer ses
forces sur ses trois menaces directes : les gülennistes, responsables de
la tentative de coup d'Etat du 15 Juillet 2016 ; les Kurdes dont l'influence et
la puissance augmente ; enfin le voisin grec et plus largement les «
puissances impérialistes » désireuses de
déposséder la Turquie de ses légitimes possessions. Ainsi,
au delà de l'espace maritime, de nouvelles dimensions sont mises en
avant dans l'environnement régional proche méditerranéen.
La menace d'un Etat kurde qui aurait accès à la mer et
menaçant « l'Ana Vatan » (la « Mère-Patrie »,
les pressions sur la Turquie pour quitter la République Chypre du Nord,
le « Yavru Vatan » (que l'on pourrait traduire par « la
Patrie-nouveau né » ou « Patrie-infante ») ; ainsi que la
contestation de l'espace maritime légitime turque et plus
particulièrement des ressources sur trouvant sur le plateau continental
anatolien, le « Mavi Vatan » (« Patrie Bleue
»)165. Celle-ci se fonde également sur le ressentiment
anti-atlantiste, la peur d'une trahison, autant que sur l'appréhension
d'un monde « post-occidental » avec l'Asie en son centre. Un virage
de l'Atlantisme vers l'Eurasisme donc, confirmé par la mise en place du
« mid-corridor » autant que par les partenariats établis avec
la Chine.
Mais là où la « Profondeur
stratégique » de Davutoglü prônait une approche plus
diplomatique, visant à développer les partenariats
économiques et à étendre le soft power turc dans l'espace
traditionnel ottoman à travers la négociation, le « Mavi
Vatan » quant à lui oppose une ligne plus dure d'une Turquie
revendicatrice qui s'affirme comme une puissance militaire à part
entière. L'exemple syrien, laisse toutefois entrevoir le glissement
progressif de la politique de l'AKP vers ce « hard power » qui, s'il
peut être perçu comme expansionniste, s'inscrit d'avantage dans
une extraversion face aux intérêts des
164 « Tümamiral Mustafa ...zbey'den
çaðrõ: Mavi Vatan okul müfredatõna girsin »
[L'appel du contre-amiral Mustafa ...zbey : que la Patrie Bleue intègre
les programmes scolaires], Aydõnlõk, 21 avril 2020 ; Cem
Gürdeniz, « Amiral Cem Aziz Çakmak'õ `Mavi
Vatan'õn sonsuzluðuna uðurlarken » [En faisant nos adieux
à l'amiral Cem Aziz Çakmak parti vers l'éternité de
la Patrie Bleue], Aydõnlõk, 4 juillet 2015 ; ...zden ...rnek,
Milgem'in yk·s· [Histoire du programme Milgem]. Istanbul :
Kõrmõzõ Kedi, 2016, 264 p.
165 Op.cit. Observatoire Turquie, « Mavi Vatan »
versus la « Profondeur stratégique » : une doctrine eurasiste
pour remplacer une doctrine « néo-ottomaniste » ? »,
Publié le 22/12/2020
96
occidentaux et des autres puissances rivales du Moyen-Orient.
Cette dynamique se trouve par ailleurs entérinée avec la mise en
place d'un grand exercice naval organisé dans les trois mers
côtières turques - mer noire, Mer Egée et Mer
Méditerranée - appelé « Mavi Vatan 2019 ».
Ce glissement d'un « soft power » vers un «
hard power », correspondant par ailleurs d'avantage aux discours de l'AKP,
tend à apporter une réponse franche aux querelles entourant les
Zones économiques exclusives (ZEE) méditerranéennes
situées en périphérie de la Turquie. En effet, si la Mer
noire constitue un espace de confrontation énergétique et
maritime avec l'acteur russe, amplifié davantage par la
découverte en août 2020 du gisement gazier « Sakarya »
estimé à 320 milliards de mètres cubes de
gaz166, la méditerranée demeure un espace qu'il lui
faut privilégier tant vis à vis du commerce maritime
international que des importantes ressources gazières et
pétrolières qu'elle renferme. Elle répond par ailleurs
à son besoin de diversifier ses approvisionnements et ses routes
après les crises régionales successives : le cas de l'Ukraine en
2006 et 2009, de la Géorgie en 2008, ou de la Crimée en
2014167. Ceci vient expliquer l'implantation de 80 des bases navales
turques dans cet espace : les bases de Mersin, Iskenderun, Aksaz, et Foca
auxquelles s'ajoute les bases de Golcuk, d'Istanbul, et de Canakkale entre les
détroits du Bosphore et des Dardanelles, et la future base de Famagouste
en République Chypre du Nord. Ces dernières lui confèrent
ainsi la possibilité d'interférer avec les forages gaziers dans
les zones dont elle conteste la propriété, notamment au large de
Chypre168.
Les prétentions turques sur son espace maritime
environnant ne sont toutefois pas récentes. La Turquie rejette en effet
les règles induites par la convention de Montego Bay de 1982, puisque
ces dernières apparaissent inadaptées à l'espace
méditerranéen. La convention prévoit d'une part que les
eaux territoriales s'étendent sur 12 miles nautiques au delà de
la ligne de base ; et d'autre part que les 200 miles nautiques au delà
de la ligne de base appartiennent à l'Etat détenteur du
territoire et définissent sa ZEE. Or dans l'hypothèse où
le rivage le plus proche se trouverait à moins de 200 milles nautiques,
la règle de l'équidistance » est applicable - une
frontière située à mi-distance des deux lignes de base des
Etats concernés. Mais dans le cas de l'espace
méditerranéen, et plus encore dans le cas de la Mer Egée,
ces règles apparaissent particulièrement inégales et
illégitimes
166 Hasan Selim ...zertem ; « La découverte par la
Turquie d'un nouveau gisement de gaz en Mer Noire et ses implications
potentielles » ; Editoriaux de l'IFRI, 01 Octobre 2020
167 Institut du Bosphore ; « Relations
énergétiques UE-Turquie » ; Septembre 2014
168 PEYRONNET Arnaud, « Perspectives navales : Vers un
problème naval turc ? », FMES, le 13/11/2019
97
aux yeux des turcs. En effet comment justifier qu'avec un
littoral de 8300km et 82 millions d'habitants la Turquie ne puisse pas
accéder à la moitié du plateau continental face à
la Grèce et ses 11 millions d'habitants169 ? Ces espaces sont
par ailleurs parsemées de petites îles sous contrôle grec
qui, si l'on devait appliquer à la lettre les règles de la
convention de 1982, disposerait d'une majeure partie de la
Méditerranée. L'exemple le plus symptomatique étant
l'île de Kastellorizo, une île de 9km2 située à moins
de 2 kilomètres des côtes turques et à 580
kilomètres des côtes grecques, qui vient conférer 40,000km2
de ZEE à la Grèce et qui peut seule déterminer de
l'ouverture ou de la fermeture de ces eaux. Par ailleurs, du fait de sa
distance avec la Grèce, l'île serait situé sur le plateau
continental turc, ne pouvant donc servir de base à des
prétentions maritimes.
Ainsi, le « Mavi Vatan » ne viendrait pas contester
la souveraineté grecque sur les îles - bien que celle-ci
représentent une menace en étant militarisé en
dépit du traité de Lausanne de 1923 - mais revendiquer l'espace
maritime légitime limitant le potentiel économique turc. Cet
espace se trouve par ailleurs dores et déjà investi par les Etats
riverains libanais, israélien, chypriote et égyptien. Cette
posture, présentée comme défensive et réaliste face
aux menaces multidimensionnelles et multiformes de son environnement
périphérique, se retrouve également au niveau de Chypre,
et déborde sur l'ensemble de la partie orientale du bassin
méditerranéen.
Si le « Mavi Vatan » désigne « la zone
d'intérêts et de juridiction [turques] sur les eaux douces et
salées situées entre les 25e et 45e méridiens est et les
33e et 43e parallèles nord 170», celle-ci va venir
largement empiéter sur la ZEE grecque et chypriote. Pour rappel, dans le
cadre de l'exploitation gazière, la République de Chypre a
découpé son espace maritime en 13 blocs, chacun étant
attribué à des firmes différentes à partir de 2007,
pour un début de forage en 2011171. Or, les revendications
turques vont générer un basculement d'une partie de ces blocs
à l'intérieur de sa ZEE, entraînant au cours de la
dernière décennie une série de déploiement de
navires de recherches turcs, eux-mêmes accompagnée de navire
d'escorte. Ce fut notamment le cas le 11 février 2018 lorsque le navire
de forage « Saipem 12000 » de la compagnie italienne ENI, voulant
effectuer un forage à l'intérieur du bloc 3, fût contraint
militairement par la Turquie de quitter la zone
169 Op.cit. SHELDON-DUPLAIX Alexandre, « « Mavi
Vatan» et l'affirmation des intérêts maritimes turcs » ;
DSI n°77 Hors-série spécial Turquie, avril-mai 2021, p.60
170 GURDENIZ Cem, « What Is the Blue Homeland in the 21st
Century? », United World, 31 juillet 2020, disponible sur :
https://uwidata.com
171 HENROTIN Joseph ; « Chypre, l'enjeu gazier » DSI
Hors Série n°77 Spécial Turquie, avril-mai 2021, p.24
98
au motif d'un exercice imminent. Ce fut également le
cas en 2019 lorsque la Turquie envoya le « Barbaros » prospecter
à l'intérieur des blocs 7 et 8, annonçant dans le
même temps la conduite d'un exercice militaire dans ces zones. Enfin, le
11 octobre 2020, la Turquie avait déployé sous escorte le navire
d'exploitation « Oruç Reis » à l'intérieur des
eaux grecques172.
L'interprétation extensive de la ZEE turque
génère en réalité des répercussions
dépassant le cadre de la mer Egée, car ce faisant celle-ci a
conclue le 27 Novembre 2019 un traité de délimitation des ZEE en
Méditerranée occidentale avec le Gouvernement d'Union nationale
libyen. Cet accord bilatéral prévoit ainsi d'une part à ce
que la Turquie soutienne militaire le GNU face aux forces du maréchal
Haftar, et d'autre part consacre l'extension de la ZEE des deux Etats. L'accord
permet en outre à la Turquie d'étendre encore d'avantage son
domaine et de poursuivre la prospection de ressources
énergétiques en ignorant la zone générée par
l'île de Crète - sous souveraineté grecque. Plus encore, en
étendant sa ZEE à la limite de la zone libyenne, la Turquie
contreviendrait au projet de pipeline « EastMed », un projet de 200km
visant à acheminer 9 à 11 milliards de mètres cubes de gaz
naturel par ans vers l'Europe depuis le gisement « Leviathan » et
« Aphrodite » vers la Grèce puis l'Italie. On voit que si la
Grèce, Chypre, l'Egypte, Israël, la France ou les Emirats arabes
Unis ont déclarés unanimement la valeur nulle de cet accord - les
revendications de plus en plus agressives de la Turquie se poursuivent, l'AKP
ne craignant pas de franchir le seuil des hostilités.
Ces tensions en méditerranée et, plus encore, au
sein de l'alliance atlantique, illustrent en réalité les cinq
priorités définit par l'amiral Gürdeniz : « le
développement d'une puissante marine qui s'appuie sur une industrie
nationale et indépendante; l'emploi de cette marine comme outil de
diplomatie navale; des accords avec des pays frères et amis pour le
déploiement lointain de la marine et de l'armée de l'air; le
développement de la puissance maritime sous toutes ses formes, en
particulier avec la dotation de navires sismiques et de forage; la formation
d'avocats maritimes pour défendre la position turque sur la scène
internationale173 »174.
Au delà, il s'agit également pour la Turquie de
manifester sa contestation du système juridique international qu'elle
considère d'avantage favorable aux puissances impérialistes
172 Ibid.
173 GURDENIZ Cem, Mavi Vatan Yazdan, Kirmizi Kedi Yaymevi,
Istanbul, 2020, extrait de Op.cit.
SHELDON-DUPLAIX Alexandre, « « Mavi Vatan» et
l'affirmation des intérêts maritimes turcs » ; DSI n77
Hors-série spécial Turquie, avril-mai 2021, p.59
174 Ibid.
99
que réellement à la disposition des Etats, et
donc une manifestation supplémentaire du « Syndrome de
Sèvres ». Si « Mavi Vatan » désigne l'espace
maritime méditerranéen, ce concept de projection sur l'espace
maritime dépasse aujourd'hui largement ce cadre géographique pour
incarner un véritable outil stratégique et économique. Il
peut ainsi être rappelé la problématique de l'île
soudanaise de Suakin. Le Soudan a en effet concédé la gestion de
l'île à la Turquie pour 99 ans par un accord bilatéral
signé en Décembre 2017. L'île de Suakin, située au
nord-est du Soudan est un petit espace de 20 km2 mais dont la
position en mer Rouge est hautement stratégique, implanté sur la
deuxième voie maritime la plus importante au monde. On voit donc la
volonté, pour la Turquie de sécuriser à la fois les
grandes voies maritimes, les ressources énergétiques
découlant de son plateau continental, autant que de manifester sa
vocation régionale. Ainsi, à l'instar de la menace
hellénique sur le territoire anatolien lors de la guerre
d'indépendance de 1919-1922, le « Mavi Vatan » appui la
nécessité pour la Turquie d'employer sa puissance militaire pour
assurer la sécurité de ses territoires.
Nous avons précédemment pu observer que le
virage « ottomaniste » ou « islamiste » de l'AKP
entretenait une méfiance envers l'institution militaire, notamment du
fait des coups d'Etat de 1960, 1971, 1980, 1997 et 2016 l'ayant conduite
à d'avantage utiliser les partenariats politiques et la
négociation pour arriver à ses fins. Aujourd'hui pourtant, la
doctrine développée par des militaires nationalistes tranche avec
les orientations conduites dans le cadre de la « profondeur
stratégique ». Rompant avec une vision « islamiste », ces
derniers n'hésitent pas à suggérer la négociation
avec des acteurs régionaux comme l'Egypte, hostile aux frères
musulmans, ou Israël dont la politique palestinienne est vivement
critiquée par la Turquie. Ce glissement progressif et presque naturel de
la « profondeur stratégique » au « Mavi vatan »
démontre, in fine, le pragmatisme d'une Turquie désireuse
d'assurer ses débouchés économiques, quand bien même
cela serait fait au détriment d'une cohérence
idéologique.
100
Conclusion
La grille de lecture économique que s'est
proposé d'exposer ce travail de recherche ambitionnait d'expliciter les
buts et objectifs économiques poursuivis par la Turquie dans la gestion
de sa politique extérieur, projetant ainsi de caractériser les
contours du paradigme économique turc.
En ce sens nous avons entrepris de développer et
d'analyser les sources de cette résurgence néo-ottomane, celle-ci
caractérisant les politiques conduites par l'AKP depuis son
arrivée au pouvoir en 2003. En analysant les éléments
caractéristiques de la chute de l'Empire, autant que les
éléments fondateurs du kémalisme, nous avons vu que
l'accession au pouvoir de l'AKP constitue à la fois une réponse
à un mal être national autant qu'à la décadence de
la classe politique au pouvoir. Celle-ci répond également
à un besoin de la Turquie de s'affirmer comme une puissance
régionale. En fixant le regard sur son héritage historique, le
gouvernement turc a ainsi cherché à dépasser le carcan
géopolitique dans lequel était enfermé la Turquie depuis
la chute de l'Empire.
Nous avons également pu voir que l'accession des
islamo-conservateurs au pouvoir a été le synonyme d'une
importante libéralisation de l'économie. Si la position
géographique de la Turquie lui confère un avantage certain en
tant que gardienne des détroits ainsi que pays de transit
énergétique, l'objectif initial du gouvernement de l'AKP tendait
à assurer les débouchés économiques avec ses
partenaires occidentaux. Les réticences et la méfiance de ses
partenaires l'ont toutefois conduite à opérer une «
distanciation » ainsi qu'à revendiquer un leadership
régional. Valorisant une identité musulmane autant qu'une
destinée commune, la mise en place, à partir de 2003, de la
« Profondeur stratégique » a finalement trouvée pour
limite le développement structurel de cet environnement régional
proche longtemps délaissé. Surestimant sa capacité a
assurer le rôle « d'hégémon bienveillant », on
observe la Turquie troquer son pragmatisme économique au profit d'un
idéologisme politique, dont les répercussions en Syrie l'ont
conduit à redéfinir sa stratégie diplomatique.
Enfin, le constat actuel est celui d'une stratégie de
grand écart entreprise par l'AKP. Celle-ci apparaît induite d'une
part par l'ambivalence des rapports avec ses partenaires occidentaux et la
résurgence d'un Syndrome de Sèvres, et d'autre part par une
volonté de substituer ce marché à de nouvelles
opportunités économiques. Si celle-ci prend acte des
101
avantages politiques et logistiques qui ressortent de son
« intégration » au sein de cette sphère, on constate
que la Turquie n'hésite pas à se placer à contre-pieds de
ses partenaires. On voit également que si son échec en Syrie l'a
conduit à reconsidérer ses priorités et ses approches
internationales, ses investissements en Afrique - quoique difficilement
comparable avec le marché européen - illustrent une
volonté de projection en dehors d'une zone qui lui était
traditionnellement attribuée. En ce sens, l'ouverture du marché
asiatique et le développement de la zone eurasiatique pourrait bien lui
offrir l'opportunité de reconfigurer sa position internationale au sein
d'un ordre considéré comme « révolue ». La
problématique afghane, et notamment la volonté affichée du
gouvernement turc de se présenter comme un interlocuteur direct avec le
nouveau régime taliban, illustre avec pertinence cette nouvelle
dynamique. Au delà, la mise en place d'une ambitieuse stratégie
des moyens à conférée à la Turquie une autonomie
stratégique indéniable la rendant capable à la fois
d'assurer des débouchés économiques dans le secteur de la
défense, de satisfaire ses besoins opérationnels, autant que de
sécuriser ses intérêts économiques et
énergétiques. La mise en place d'une nouvelle dynamique
nationaliste, le « Mavi Vatan », en dépeint aujourd'hui la
portée à la fois en tant que doctrine maritime mais aussi
possiblement en tant que doctrine terrestre. Ces revendications, et cette
désinhibition manifeste de l'emploi de la force dans l'espace
méditerranéen, pourrait toutefois conduire à
l'émergence d'un axe naval anti-turc conduit par la Grèce,
l'Egypte, Israël, auquel pourrait s'ajouter une partie des puissances
navales européennes175.
Nous pouvons donc conclure à l'issue de cette
étude que si le paradigme économique permet d'expliquer les
nombreux phénomènes politiques et diplomatiques turques depuis
l'arrivée au pouvoir des islamo-conservateur en Turquie, celui-ci ne
saurait nier, en dépit de la conduite d'une « realpolitik »
assumée, l'idéologisme islamiste inhérent à l'AKP.
Cet idéologisme pourrait, bien sûr, être justifié et
analysé comme une stratégie électorale permettant au
président Erdogan de mobiliser les populations rurales plus
conservatrices. Mais une telle analyse conduit à réduire le champ
d'analyse autant qu'à nier le phénomène latent de
personnification du pouvoir caractérisant le système politique
turc. Il est en effet difficile de ne pas relier la répression de la
place Gézi en 2013, ou la loi du 18 octobre 2017 autorisant les imams
à célébrer des mariages civils avec la figure même
du chef de l'Etat. Pour rappel, après ses débuts à
l'école religieuse « Imam hatip »,
175 Op.cit. PEYRONNET Arnaud, « Perspectives navales : Vers
un problème naval turc ? », FMES, le 13/11/2019
102
structure formant des imams et prédicateurs, Recep
Tayip Erdogan avait rejoint le mouvement islamiste porté par Necmettin
Erkaban. Maire d'Istanbul, il déclarera en 1996 : « La
démocratie est un moyen mais non une fin : c'est comme un tramway, on en
descend quand on est arrivé à destination
»176. Celui-ci sera finalement condamné à 10
mois de prison en 1998 pour « incitation à la haine »
après avoir repris une citation du poète nationaliste Ziya
Gökalp lors d'un meeting : « Les minarets seront nos
baïonnettes, les coupoles nos casques, les mosquées seront nos
casernes et les croyants nos soldats ».
Lorsque l'on procède à l'analyse de
l'évolution des politiques économiques turques depuis 1923 autant
que des besoins inhérent à la longévité du pays
(investissements, énergie, É) la dynamique politique et
économique turque actuelle ne semble pas tant être le
résultat de la présence des islamistes au pouvoir qu'un
symptôme des carences et manquements découlant de
l'héritage politiques kémaliste. On comprends que
l'appréhension d'un « tout ottoman » dans les discours de
certains spécialistes présente de sérieuse lacunes en
négligeant à la fois les caractéristiques de l'ancien
Empire, autant que les exigences économiques du pays. Le paradigme
économique impose ainsi de voir au-delà de cette
caractéristique idéologique et politique, ceci afin de permettre
une projection à plus long terme. Il s'agit en réalité non
d'opposer, mais de démontrer la nécessité d'une
complémentarité entre la lecture « ottomaniste » de la
Turquie qui permet une projection des dynamiques nationales et internationales
à court et moyen terme, et d'un paradigme économique qui - en
analysant l'ensemble des facteurs depuis la chute de l'Empire Ottoman - permet
d'anticiper à long termes les futures orientations de la Turquie. On
constate par exemple que si la « profondeur stratégique »
d'Ahmet Davutoglü fait référence à un héritage
religieux et culturel commun avec les pays du Moyen-Orient et de l'Afrique du
Nord, le « Mavi Vatan » quant à lui s'inscrit dans une
dynamique d'inspiration nationaliste et kémaliste, remettant les
militaires au centre du jeu politique. Ainsi, même si l'on
considère le revers électoral de l'AKP à la Mairie
d'Istanbul le 23 Juin 2019, autant que les conséquences politiques
futures sur la gestion de la pandémie de Covid-19, les besoins et
revendications de la Turquie demeureraient vives et inchangées, y
compris dans l'hypothèse d'un changement de gouvernement. Si ces
revendications devaient changer sur la forme ou le ton, elles n'en
demeureraient pas moins profondément vitales pour son avenir.
176 « La démocratie selon Erdogan » ;
PublicSénat.fr ;
publié le 15 Juin 2018
103
Les éléments relevés par ce «
nouveau paradigme économique turc » sont nombreux et revêtent
une pertinence certaine tant sur le plan pratique que théorique. Pour le
praticien des relations internationales, analyste civil ou militaire,
considérer l'évolution de cette nouvelle dynamique
économique pousse à se dégager de l'analyse «
occidentalo-centrée » de l'histoire turque, et envisager la
montée en puissance régionale d'un acteur poussé,
malgré lui, à s'autonomiser. Plus encore, le paradigme
économique permet d'identifier les futures zones d'intérêt
pour la Turquie, notamment si l'on considère le pivot
opéré vers l'Asie. La préférence pour l'Eurasime au
détriment de l'Atlantisme garde ainsi comme toile de fond un
panislamisme et un panturquisme assumé, mais dans cette dynamique, le
politique découle davantage de l'économique que l'inverse. Ainsi,
il s'agira pour le praticien de considérer les rivalités futures
découlant du contrôle de la Mer noire, à la fois par la
Russie et la Turquie, tout autant que le développement par la Turquie
des corridors économiques traversant l'Asie centrale. Plus encore, la
présence turque en Libye démontre la volonté d'investir
l'espace nord-africain riche en ressources, quitte à se placer à
contre-pied de ses partenaires occidentaux. Avec la fin de l'opération
française « Barkhane », les prochaines années
pourraient ainsi être marquées par un renforcement de la
présence turque au Sahel, espace marqué par une rivalité
idéologique entre un « islam politique à la turque »,
et l'influence du wahabisme saoudien.
Pour le théoricien, il s'agira d'une part d'admettre
qu'en continuant de traiter la Turquie en « homme malade d'orient »,
pour reprendre le terme employé par le tsar Nicolas 1er en
1853177, celle-ci a finit par se placer d'elle-même en
quarantaine. En la traitant comme un « pays à part »,
l'Occident s'est de fait privé des complémentarités d'un
pays bénéficiant d'une assise à la fois en Asie mais aussi
en Orient. Plus encore, on observera la Turquie se présenter, dans
certaines régions, non comme un rival mais bien comme une alternative
face aux anciennes puissances coloniales occidentales. D'autre part, il s'agit
de considérer les limites d'une sur-utilisation de l'argumentaire «
néo-ottomaniste » et de prendre note de la nouvelle
temporalité s'offrant à la Turquie. Si une mercantilisation de
l'islam demeure vraisemblable dans le cadre de son développement
économique, ses revendications et projections opérationnelles ne
devront plus seulement être analysé sous le prisme
idéologique comme ce fut le cas en Syrie, mais bien au travers d'un
sursaut nationaliste consécutif aux menaces proches : les kurdes, les
g·lenistes, et les grecs.
177 SARGA Moussa « La métaphore de « l'homme
malade » dans les récits de voyage en orient »,
Romantisme, vol. 131, no. 1, 2006, pp. 19-28
104
Il s'agira toutefois de considérer l'année 2023
comme la prochaine échéance d'ampleur pour l'AKP. Cette
année viendra marquer à la fois le centenaire de la
République kémaliste, la prochaine élection
présidentielle turque, mais également la conclusion du projet
« Vision Turquie 2023 » qui devrait, selon le gouvernement, marquer
un tournant dans le développement économique et structurel turc.
A l'instar du référendum du 16 avril 2017 qui avait
considérablement renforcé les prérogatives
présidentielles, la possibilité d'une nouvelle réforme
constitutionnelle n'est à ce titre pas à écarter.
Toutefois, l'hypothèse d'un maintien au pouvoir du président
Erdogan reste dépendante de nombreux facteurs.
Ainsi, le projet « Vision Turquie 2023 » a
été considérablement affecté à la fois par
les sanctions internationales, par la crise économique traversée
par la Turquie, mais également par la récente pandémie de
Covid-19 qui est venue paralyser le pays pendant près de deux ans. Ces
éléments vont ainsi venir nuancer le bilan économique
autant que les investissements effectués par le gouvernement. Par
ailleurs, après 18 ans à la tête de la Turquie,
l'élection présidentielle de 2023 verra émerger une
nouvelle génération de jeunes électeurs,
occidentalisés, n'ayant jamais connu autre chose que l'AKP, et qui
aspirera certainement à un renouvellement de la classe politique.
Enfin, il est à rappeler que la popularité du
président Erdogan résulte des réformes économiques
entreprises au début des années 2000 et ayant conduit au «
miracle économique turc ». Or, même si il y a pu être
observé le renouvellement périodique des crises
économiques et de l'inflation en Turquie, celle-ci pourrait venir jouer
en faveur de l'opposition. A ce titre, il doit être rappelé que le
gouvernement avait déjà prit par le passé la
décision d'avancer les élections du 3 Novembre 2019 au 24 Juin
2018, mettant ainsi à profit la popularité de l'action
déclenché à Afrine le 20 Janvier 2018. La
probabilité d'une anticipation de l'élection
présidentielle de 2023 demeure toutefois faible à ce jour,
puisque celle-ci viendrait desservir le pouvoir en place en le privant des
bénéfices des projets en construction. L'enjeu de deux prochaines
années sera pour l'AKP de stimuler l'électorat conservateur et
nationaliste à la fois en poursuivant ses revendications
énergétiques et territoriales, tout en s'attirant les faveurs de
la population en sécurisant ses débouchés commerciaux.
105
Le président Erdogan avait déclaré en
Juin 2016 que « L'histoire du monde ne peut se lire sans l'histoire de
l'Anatolie et du Moyen-Orient »178. Dans son roman «
Une vie nouvelle » (1994) d'Orhan Pamuk, un étudiant turc erre en
quête de réponse existentielle. Au détour d'une ville, le
héros reçoit d'un marchand turc une sucrerie dont le papier
mentionnait « Aujourd'hui nous avons tout perdu ». Confus,
le héros regarde alors le marchand qui lui explique : «
L'occident nous a engloutis, foulant aux pieds notre passé. Ils nous
ont envahis, annihilés. Mais un jour, un jour peut-être dans
10,000 ans nous prendrons notre revanche, nous mettrons fin à cette
conspiration, nous retrouverons notre âge. Maintenant, pars au loin,
mange et cesse de pleurer ! 179 ».
178 Op.cit. THEMELIN Vincent ; « Sultans of Swing ? Quand la
marine turque veut tendre vers la puissance régionale », Centre
d'Etudes Stratégiques de la Marine, 4 mai 2017.
179 Op. cit JOSSERAN Tancrède, « Turquie, le pays
à cheval » ; Revue Conflit, Moyen-orient, le 5 Septembre 2017 :
« Orhan Pamuk, Une vie nouvelle, Folio, Gaillimard, Paris, 1994, p. 260
»
106
Table des annexes :
Annexe 1 : Flux de fond provenant des emprunts
extérieurs (moyennes annuelles, en milliers de £)
Annexe 2 : Budget des administrations, 1887-1912
(Millions de piastres ottomanes).
Annexe 3 : Découpage prévu par le
Traité de Sèvres, néanmoins jamais appliqué
(1920).
Annexe 4 : La position stratégique de la Turquie
dans le contexte de la Guerre froide
Annexe 5 : Evolution du taux d'ouverture de
l'économie turque (X/M/2PNB en %)
Annexe 6 : Evolution de la part relative de la Turquie
dans le commerce mondial (en %)
Annexe 7 : L'Empire Ottoman à son apogée
(fin du 16ème siècle... partie 2
Annexe 8 : L'instabilité de l'économie
turque au cours de la décennie 90 (Source : Banque centrale de
Turquie).
Annexe 9 : Les dix premiers clients de la Turquie en
2019
Annexe 10 : Les dix premiers fournisseurs de la Turquie
en 2019
Annexe 11 : Panorama politique de l'île de Chypre
(2017)
Annexe 12 : Les enjeux stratégiques de la Mer
noire
Annexe 13 : Représentation du « Mavi Vatan
» ou de la « Patrie bleue »
Annexe 14 : Les zones maritimes contestées entre
la Grèce et la Turquie
Annexe 15 : Délimitation maritime définie
par l'accord du 27 Novembre 2019 entre la Turquie et la
Libye
Annexe 16 : Les enjeux énergétiques de la
Méditerranée orientale
Annexe 17 : Le projet de Gazoduc EastMed
Annexe 18 : Cartographie du corridor « Lapis
Lazuli »
107
Annexe 12 : Les enjeux stratégiques de la Mer
noire :
Annexe 13 : Représentation du « Mavi Vatan
» ou de la « Patrie bleue »180:
108
180 Cihat Yaycý ; « The Blue Homeland map » ; le
12 août 2020
https://twitter.com/baudegs/status/1341765970533249025?s=21
109
Annexe 14 : Les zones maritimes contestées entre
la Grèce et la Turquie :
110
Annexe 15 : Délimitation maritime
définie par l'accord du 27 Novembre 2019 entre la Turquie et la Libye :
111
Annexe 16 : Les enjeux énergétiques de la
Méditerranée orientale :
112
Annexe 17 : Le projet de Gazoduc EastMed :
113
Annexe 18 : Cartographie du corridor « Lapis
Lazuli »181 :
181 Professeur HEDLUND Stefan, « Turkey's push for
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bütüncül °ekilde güçlendirmeyi hedefliyor
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123
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direction de Ali Kazancigil et Georges Prévélakis,
https://doi.org/10.4000/anatoli.317
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économiques dans l'espace post-ottoman, Partie 4 - Production de biens
publics internationaux dans l'espace post--ottoman ; Mai 2017 ;
https://doi.org/10.4000/anatoli.349
AKAGUL Deniz ; « La Turquie, de l'émergence aux
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politiques » ; au colloque "Où va la Turquie?" du 29 mai 2017.
Dans le texte : « Entretien accordé au quotidien «
Cumhuriyet » le 12/02/1991 »
Extrait de AKAGUL Deniz; « Nouvelles orientations de
la politique commerciale turque . entre pragmatismes et ambitions «
néo--ottomanes » ; p. 259-281 ; Configurations
économiques dans l'espace post-ottoman, Partie 4 - Production de biens
publics
internationaux dans l'espace post--ottoman ; Mai 2017 ;
https://doi.org/10.4000/anatoli.349:
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Studies, vol. 42, no 6, novembre 2006, p. 945. »
Extrait de AKAGUL Deniz Akagül, « Nouvelles
orientations de la politique commerciale turque . entre pragmatismes et
ambitions « néo--ottomanes » ; p. 259-281 ;
Configurations économiques dans l'espace post-ottoman, Partie 4 -
Production de biens publics
internationaux dans l'espace post--ottoman ; Mai 2017 ;
https://doi.org/10.4000/anatoli.349:
« Discours prononcé lors de la
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Extrait de ECCHIA Stefania, « La politique
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Extrait de ECCHIA Stefania, « La politique
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124
Extrait de ECCHIA Stefania, « La politique
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Twentieth Centuries », International Journal of Middle East Studies,
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Reforms and Revenue System », International Journal of Middle East
Studies, vol. 6, 1975, p. 421-459 ; Shaw S. J. & Shaw E. K.,
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University Press, p. 225-226, 285-286 ; Pamuk ., The Ottoman Empire and
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Cambridge University Press, 1987, p. 61.»
Extrait de ECCHIA Stefania, « La politique
économique à la fin de l'Empire ottoman (1876?1922) »,
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», in C. Issawi (éd.), The economic History of the Middle
East, Chicago, The University of Chicago Press, 1966, p. 106»
JABBOUR Jana J, enseignante à Sciences Po Paris,
docteure associée au CERI, cofondatrice de Samar Media, auteure de
« La Turquie. L'invention d'une diplomatie émergente » (CNRS
éditions ; 2017), « La politique étrangère de la
Turquie » ; au colloque "Où va la Turquie?" du 29 mai
2017.
125
Table des matières :
Remerciements 3
Sommaire 4
Sigles et acronymes 5
Introduction générale 7
Titre 1 - Le déclin de l'Empire Ottoman : un
héritage politique et économique façonnant la
vie politique de la Turquie contemporaine 16
I. Le lent déclin de l'Empire ottoman expliqué
par une inadaptation structurelle aux
nouveaux enjeux économiques 17
A. Le besoin d'un apport en capitaux extérieurs
expliquant l'ingérence des
puissances européennes dans l'économie ottomane
17
B. L'archaïsme du Sultanat révélé dans
son incapacité à s'imposer
politiquement face aux puissances étrangères 20
II. Une République kémaliste volontaire et
désireuse de relever le défi de la
modernisation 23
A. La mise en place de réforme marquée par un
déracinement en profondeur de
la l'héritage ottoman 23
B. Une intégration au bloc occidental
légitimée par l'évolution du contexte
géopolitique international 25
III. Une volonté d'occidentalisation s'anémiant au
profit d'un islamisme
identitaire .29
A. Le coup d'État du 27 mai 1960 29
B. Le coup d'État du 12 mars 1971. 30
C. Le coup d'État du 12 Septembre 1980. .30
IV. L'incapacité manifeste du kémalisme à
répondre à la crise identitaire
turque 33
A. Un contexte post-guerre froide favorisant la
détérioration progressive des
projets d'intégration de la Turquie vis à vis de
l'Occident ..34
B. Un essor économique post-guerre froide favorisant
l'islam politique :
l'alternative à l'inadaptation du kémalisme .37
126
Titre 2 - Le basculement de la Turquie vers une économie
extravertie : caractéristiques et
définition d'un mercantilisme progressif de l'islam
politique 40
I. La dépendance naturelle de la Turquie aux
investissements extérieurs ..41
II. La mobilisation du discours ottomaniste visant
répondre aux nécessités
économiques de la Turquie. .44
III. Un environnement géoéconomique
structurellement limité. .49
A. Une configuration régionale limitant son
développement. 49
B. Une configuration nationale limitant son expansion. 52
IV. La mobilisation d'un « néo-ottomanisme »
visant à répondre à l'instabilité
économique et politique de la Turquie. .53
V. Le basculement progressif d'un « pragmatisme
économique » vers un « idéalisme
politique » néo-ottoman. 56
A. Une première phase centrée sur
l'intégration européenne : 2002 à
2008 58
B. Une seconde phase caractérisée par un pivot
vers l'Orient : de 2008 à
2016 62
1. La revendication d'un leadership régional turc 63
2. L'échec manifeste du dossier syrien remettant en cause
l'ensemble de la
politique extérieure turque 65
Titre 3 - Les nouvelles dynamiques politiques et
économiques turques : le choix de
l'autonomie face à l'appréhension d'un ordre
international « post-occidental » 70 I. La mise en place d'un
politique de grand écart : le choix d'une autonomie
stratégique au détriment d'une cohérence
idéologique claire 72
A. Une relation avec l'Occident faisant primer les
intérêts sur la confiance :
l'exemple de l'OTAN .72
B. La résurgence d'un syndrome de Sèvres
justifiant la remise en cause d'un
« l'ordre international occidentalo-centré »
73
C. Une dynamique expansionniste sur le continent africain
illustrant la volonté
de la Turquie de s'affranchir de la dépendance
occidentale ..75
D. Le développement économique de l'espace
eurasiatique venant ouvrir de
nouvelles perspectives d'expansion économique ..77
E. Une prédisposition géographique favorable au
rôle de déversoir des
nouvelles routes de la soie .79
1. 127
Une opportunité d'accéder à de nouvelles
sources de financements et de
diversifier les axes commerciaux .79
2. Un développement de la relation sino-turque
d'importance stratégique
pour l'économie chinoise. 82
II. Le développement de la BITD turque ou
l'établissement d'une stratégie des
moyens au service de ses prétentions territoriales .85
A. L'essor d'une industrie de l'armement illustrant une
volonté
d'autonomisation stratégique .85
B. Un secteur d'importance stratégique justifiant un
contrôle effectif de
l'appareil étatique 87
C. Une autonomisation des moyens de défense turque
redéfinissant sa position
au sein de l'Alliance atlantique ; le cas des S-400 90
III. L'affirmation de la puissance maritime turque en
Méditerranée: levier de préservation des
intérêts économiques nationaux dans son environnement
régional .92
A. Un renforcement des moyens maritimes turcs illustrant une
volonté
politique d'accroitre sa projection sur l'environnement maritime
92
B. L'émergence d'une doctrine maritime nationaliste
comme catalyseur des revendications territoriales et énergétiques
turques : le « Mavi
Vatan » ..94
Conclusion générale 100
Liste des annexes : ..106
Annexe 12 - Les enjeux stratégiques de la Mer noire
107
Annexe 13 - Représentation du « Mavi Vatan » ou
de la « Patrie bleue » .108
Annexe 14 - Les zones maritimes contestées entre la
Grèce et la Turquie 109
Annexe 15 - Délimitation maritime définie par
l'accord du 27 Novembre 2019 entre la
|
Turquie et la Libye
|
..110
|
Annexe 16 - Les enjeux énergétiques de la
Méditerranée orientale
|
111
|
Annexe 17 - Le projet de Gazoduc EastMed
|
..112
|
Annexe 18 - Cartographie du corridor « Lapis Lazuli »
|
113
|
Sources
|
..114
|
Documents officiels
|
..114
|
Documents universitaires ou ouvrages
|
.114
|
Articles de revues
|
.117
|
Articles de presse
|
.120
|
128
Sites internet
|
122
|
Compte-rendu de colloque
|
.123
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Table des matières.
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.125
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