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Le nouveau paradigme économique turc


par Jonathan Martinez
Université Jean Moulin Lyon 3 - Master 2 Relations internationales : Sécurité internationale et Défense 2020
  

Disponible en mode multipage

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Université Jean Moulin Lyon 3

Faculté de Droit Virtuelle

Programme d'enseignement en Formation Continue et à Distance (EAD-FC)

MASTER 2 MENTION RELATIONS INTERNATIONALES

Parcours « Sécurité internationale et Défense » (SID)

Mémoire de recherche

Le nouveau paradigme économique turc

Sous la direction de Madame Charlotte LE CHAPELAIN

Année universitaire 2020-2021

MARTINEZ Jonathan
N° étudiant : 3207907

jonathanmartinez.upmf@gmail.com

2

3

Remerciements :

Mes premiers remerciements vont à mon directeur de mémoire, Madame Charlotte Le Chapelain, dont l'enthousiasme, la disponibilité et le suivi ont largement contribué à l'élaboration de ce travail de recherche. Pour sa patience et son indulgence dans ses relectures je tiens à exprimer une profonde reconnaissance.

Je tiens bien sûr à remercier l'ensemble de l'équipe pédagogique du Master 2 Sécurité internationale et défense de l'Université Lyon 3, qui a su nous accompagner dans cette année pleine de complexité.

J'adresse toute ma gratitude au Lieutenant-colonel L., ainsi qu'à l'adjudant Landi qui m'ont poussés dans cette voie et ont marqués mon parcours par leur bienveillance.

Une pensée toute particulière pour mon épouse, Madame Noémie Martinez, pour son infinie patience, son soutien indéfectible, son optimisme assuré dans l'avenir et son incroyable capacité à supporter mes longs discours sur l'économie turque au cours de nos soirées hivernales.

Ma gratitude va également à ma camarade de promotion, Madame Camille Poli, qui aura marquée cette année tant par son humour que par sa justesse et son amitié, et dont l'oreille attentive ne s'est jamais détournée de l'étudiant en détresse.

Je tenais également à témoigner toute ma reconnaissance à mes amis pour leur présence, le futur Docteur William Letrone, spécialiste en cyber-sécurité, ainsi que Monsieur Stéphane Perreau.

Enfin, je dédie ce mémoire à mes proches, sans qui j'aurai pu finir ce travail bien plus tôt.

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Sommaire :

Introduction générale 7

Titre 1 : Le déclin de l'Empire Ottoman : un héritage politique et économique façonnant la

vie politique de la Turquie contemporaine .16

I. Le lent déclin de l'Empire ottoman expliqué par une inadaptation structurelle aux

nouveaux enjeux économiques .17

II. Une République kémaliste volontaire et désireuse de relever le défi de la

modernisation 23

III. Une volonté d'occidentalisation s'anémiant au profit d'un islamisme

identitaire .29

IV. L'incapacité manifeste du kémalisme à répondre à la crise identitaire

turque 33

Titre 2 : Le basculement de la Turquie vers une économie extravertie : caractéristiques et

définition d'un mercantilisme progressif de l'islam politique 40

I. La dépendance naturelle de la Turquie aux investissements extérieurs .41

II. La mobilisation du discours ottomaniste visant répondre aux nécessités

économiques de la Turquie ...44

III. Un environnement géoéconomique structurellement limité. .49

IV. La mobilisation d'un « néo-ottomanisme » visant à répondre à l'instabilité

économique et politique de la Turquie .53

V. Le basculement progressif d'un « pragmatisme économique » vers un « idéalisme

politique » néo-ottoman 56

Titre 3 : Les nouvelles dynamiques politiques et économiques turques : le choix de

l'autonomie face à l'appréhension d'un ordre international « post-occidental » 70

I. La mise en place d'un politique de grand écart : le choix d'une autonomie

stratégique au détriment d'une cohérence idéologique claire .72

II. Le développement de la BITD turque ou l'établissement d'une stratégie des moyens

au service de ses prétentions territoriales 85

III. L'affirmation de la puissance maritime turque en Méditerranée: levier de préservation des intérêts économiques nationaux dans son environnement

régional 92

Conclusion générale . 100

5

Sigles et acronymes :

AKP : « Adalet ve Kalkõnma Partisi » ou « Parti de la justice et du développement »

PKK : « Partiya Karkerên Kurdistan » ou « Parti des travailleurs du Kurdistan »

YPG :

TUIK : Institut des Statistiques turc

CUP : Comité Union et Progrès

OTAN : Organisation du Traité de l'Atlantique Nord

GATT : General Agreement on tarrif and trade

MNP : « Millî Nizam Partisi » ou « Parti de l'ordre national »

CHP : « Cumhuriyet Halk Partisi » ou « Parti républicain du peuple »

MSP : « Millî Selamet Partisi » ou « Parti du salut national »

MHP : « Milliyetçi Hareket Partisi » ou « Parti d'action nationaliste »

ANAP ou ANAVATAN : « Anavatan Partisi » ou « Parti de la mère patrie »

CEE : Communauté économique européenne

OMC : Organisation mondiale du commerce

UE : Union Européenne

RTCN : République turque de Chypre du Nord

URSS : Union des Républiques Socialistes Soviétiques

BEI : Banque européenne d'investissement

OCE : Organisation de coopération économique

OCEMN : Organisation de Coopération économique de la Mer noire

D-8 : Developing 8

OCI : Organisation de la Coopération Islamique

ISEDAK ou COMCEC : Comité de Coopération Économique et Commerciale

T†SIAD : Turkish Industry and Business Association

PSC : Plan de stabilisation par le change

FMI : Fonds monétaire internationale

SGNU : Secrétaire général des Nations unis

PJD : Parti de la Justice et du Développement (Maroc)

IRIS : Institut de relations internationales et stratégiques

EAU : Émirats arabes unis

MIT : Service de renseignement extérieur turc

FDS : Forces démocratiques syriennes

6

EHESS : École des hautes études en sciences sociales

GNU : Gouvernement d'Unité Nationale Libyen

ANL : Armée nationale libyenne

ICBC : Industrial and Commercial Bank of China

RECCA : Conférence ministérielle de coopération économique régionale sur

l'Afghanistan

NELB : « New Eurasian Land Bridge » ou « Nouveau pont terrestre eurasien »

BITD : Base industrielle et technologique de défense

UAV : « Unmanned aerial vehicle », désignant plus largement les « drones »

TSKGV : « T·rk Silahlõ Kuvvetlerini G·çlendirme Vakf » ou « Fondation pour le

renforcement des forces armées turques »

SSIK : Comité exécutif de l'industrie de défense

SSB : « Savunma Sanayii Baþkanlõðõ » ou « Présidence de l'industrie de la défense »

SSDF : « Savunma Sanayii Destekleme Fonu » ou « Fonds de soutien à l'industrie de

défense »

TKMS : Société allemande « ThyssenKrupp marine Systems »

ZEE : Zones économiques exclusives

7

Introduction générale

Tributaire de l'issue de la Première guerre mondiale, qui devait porter le coup de grâce à l'Empire Ottoman, la proclamation de la République de Turquie (1923) se construit, sur le « double rejet du cosmopolitisme impérial et de la théocratie »1. Un rejet nécessaire, à la foi du Sultanat Ottoman se soumettant au diktat européen, mais également un rejet du Califat, celui-ci incarnant un des points de ralliement de l'opposition monarchiste et religieuse. Ce rejet constitue pour Moustapha Kemal, fondateur de la République Turque, une rupture avec le passé.

Avec l'opposition au Traité de Sèvres en 1920, traité qui devait déposséder l'Empire Ottoman de la majorité de ses territoires, le général Atatürk, ou « Père des Turcs », vient investir une Turquie nouvelle : une Turquie à la fois laïque, mais également moderne. Cette modernisation passe par l'uniformisation de l'éducation, du droit, ainsi que des mesures visant à promouvoir l'identité nationale, tant au niveau de la langue que de son histoire officielle. Le « loup gris » libère la nouvelle Turquie du cadre impérial en créant un Etat national. Cette révolution passe par une substitution de l'islam à la « religion civique de la patrie : sans laïcité pas d'Etat-nation, sans Etat-nation pas d'Etat unitaire »2.

« Paix chez soi, paix dans le monde » (Yurtta barõþ, dünyada barõþ) », telle était la devise du fondateur de la République de Turquie, Mustafa Kemal Atatürk, qui devait définir constitutionnellement l'orientation des politiques intérieure et extérieure du pays. A ce titre, la manifestation isolationniste de la maxime va se retrouver tout au long du XXème siècle, se manifestant par une neutralité de la Turquie lors de la Seconde Guerre Mondiale, et dont l'entrée en guerre le 22 Février 1945 devait lui garantir une participation à la conférence de San Francisco. Une position non-interventionniste de la Turquie à l'égard des grands conflits à ses frontières, mais également au travers des multiples troubles ayant jalonnées sa politique interne.

Ainsi, la prise de position par l'armée turque, lors des coups d'état du 27 Mai 1960 et de 1971, révèle l'ancrage de la Turquie du XXème siècle dans les valeurs du Kémalisme. L'armée nationale en est la principale garante. Ce rôle de gardien des valeurs kémalistes revêt une pertinence particulière, notamment lorsque l'on évoque la récente

1 TANCREDE Josseran, « Turquie : le pays à cheval » ; Revue Conflit ; le 5 septembre 2017

2 Ibid.

8

tentative de coup d'Etat du 15 Juillet 2016 contre le gouvernement de l'AKP, événement où, pour la première fois, la population s'était violemment opposée à l'armée.

Cet héritage politique légué par Mustapha Kemal, le « Kémalisme », va ainsi reposer sur six principes fondamentaux : le républicanisme, le populisme, la laïcité, le révolutionnarisme, le nationalisme, et l'Etatisme

Si le fonctionnement institutionnel de la Turquie et la logique de sa politique étrangère ont pendant longtemps répondu à ces valeurs, ceux-ci se trouvent cependant en proie à de profondes mutations internes impactant son économie, son tissu social, mais également son influence dans son environnement régional.

Figure 1 : Densité de population de la République turque en 2016.3

Pays transcontinental situé à mi-chemin entre l'Asie et l'Europe, la position politique et géographique de la Turquie constitue un enjeu fondamental pour ses voisins et ses partenaires. En Juillet 2021, la Turquie rassemblera près de 83 millions d'habitants, composé à la fois de Turcs (70 à 75% de la population) mais également de Kurdes (environs 19%) ainsi que d'autres ethnies (7 à 12%)4. Elle jouit d'un dynamisme issu de la période 2002 - 2013, marquée par une croissance économique et démographique importante, et qualifiée par les économistes de période des « 10 glorieuses ». Cette

3 Turkey density (2016) - February 4, 2019; Source: TUIK - https://en.populationdata.net/maps/turkey-density-2016/

4 Site officiel de la Central intelligence agency (consulté le 13 Novembre 2020) https://www.cia.gov/the-world-factbook/countries/turkey/

9

augmentation importante de la population durant cette période (+19,7%), mais également le doublement du PIB par habitant, coïncident en réalité avec l'arrivée au pouvoir en 2003 du parti islamo-conservateur AKP, ou « Parti de la justice et du développement ». Son président général et fondateur, Recep Tayyip Erdogan, se voit dès lors propulsé au poste de Premier Ministre de Turquie dès 2003, puis au poste de Président de la république de Turquie le 28 août 2014. Tout juste créé en 2001, l'AKP demeure un acteur politique remarquable, celui-ci ayant largement fondé sa popularité sur le succès de son programme économique réformateur et sa volonté de lutter contre la corruption.

Parallèlement à cette nouvelle donne politique et économique, il s'opère au sein d'une partie de la population et de la classe politique une remise en question de la figure patriarcale du « Père de la Turquie ». Cette figure est portée, majoritairement par les islamistes-nationalistes et politiques sympathisant : l'homme ayant trahi l'islam en abolissant le Sultanat et le Califat, mais ayant également ouvert la Turquie à l'Occident.

Cette remise en question concorde paradoxalement avec une montée du nationalisme turc et de la radicalisation, résultant principalement de la montée du nationalisme kurde et de la politique du PKK particulièrement violente durant les années 1990. Elle est également l'expression, d'un sursaut de fierté nationale face au rejet de la candidature turque lors du conseil européen de Luxembourg en décembre 1997.

L'arrivée au pouvoir du parti Islamo-conservateur d'Erdogan, à partir de 2002, trouve logiquement place dans ce contexte particulier. Reflétant les mutations profondes intéressant la Turquie, celle-ci constitue de fait une rupture avec la culture diplomatique kémaliste. La popularité du leader de l'AKP va notamment découler du fait de l'exceptionnelle reprise économique de la Turquie au début des années 2000, mais également de la réaffirmation des intérêts turcs au niveau international. Ces deux facteurs ont conduit à un renforcement significatif des pouvoirs du dirigeant, une position largement décrite par l'opposition et les médias nationaux et étrangers comme une résurgence de l'ancien Empire Ottoman (1299 - 1922).

Cette rupture, notamment dans la conduite de la politique extérieure de la Turquie, doit également être analysée au travers du paradigme « zéro problème avec les voisins », inspiré par l'ancien Ministère des affaires étrangères Ahmet Davutoðlu entre 2009 et 2014. Cette approche pose l'architecture d'une seconde vague néo-ottomaniste, dénonçant l'alignement de la politique étrangère turque sur l'Occident, et prônant le bénéfice de

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l'héritage de l'Empire ottoman sur la Turquie contemporaine5. C'est ici un détachement du « tropisme occidental », c'est à dire d'une croissance caractéristique de l'Empire Ottoman en direction de l'Occident, pour se tourner vers une « politique extérieure à 360 degrés »6.

Cette politique se caractérise par trois éléments prédominants. D'une part, une récupération à long et moyen terme de l'héritage islamique Ottoman. Ceci se caractérise par la revendication d'un certain leadership dans le monde sunnite musulman, à l'image du soutien de la Turquie auprès des frères musulmans en Tunisie, en Egypte (Morsi) ou au Qatar, face à l'hégémonie saoudienne, emirati et égyptienne. D'autre part, un activisme plus marqué dans les anciens-territoires ottomans, que cela soit par un interventionnisme militaire, diplomatique, économique ou culturel. Cet activisme investit la Turquie non plus seulement d'une influence locale, mais l'établit véritablement comme puissance incontournable au niveau régional et international. Enfin, conjointement à la réaffirmation de sa puissance, il est constaté une volonté de l'Etat turc d'affirmer son autonomie dans la gestion de ses politiques, particulièrement vis à vis de l'Occident.

Cette stratégie présentée par Ahmet Davutoglu, Ministre des Affaires étrangères turc puis Premier ministre de 2014 à 2016, se heurte cependant aujourd'hui aux nécessités tactiques de l'environnement régional turc. Dans son article « La politique turque n'est ni ottomane ni islamiste » du 27 décembre 2016, Olivier Roy, analyse un certain essoufflement dans cette politique mis en oeuvre par la Turquie7, dont la principale manifestation reste l'échec de la politique étrangère turque vis à vis du conflit Syrien.

L'évolution de sa situation géopolitique, eu égard à son environnement régional, mais également au vu de sa politique intérieure, viennent, de plus, grandement impacter son économie. On peut à ce titre noter l'essor de l'insécurité, notamment la vague d'attentats liée au groupe État Islamique entre 2015 et 2017, qui a grandement affectée les relations entre la communauté kurde de Turquie et l'État. L'attentat de Suruç le 20 juillet 2015, perpétré par l'État islamique et ayant entraîné la perte de plus de 30 militants pro-

5 DAVUTOGLU Ahmet, « La Profondeur stratégique » ou « Stratejik Derinlik, Küre Yayõnlarõ », publié en 2001

6 BILLION Didier, « La place de la Turquie au MO, dans la Turquie, une république sous tension (s) », Mappe et sa carte géante, 2016 ».

7 ROY Olivier, « « La politique turque n'est ni ottomane ni islamiste », lemonde.fr, 27 décembre 2016, consulté le 20 Octobre 2020

11

kurdes8, va susciter de la part de la guérilla kurde de violentes répliques contre les autorités turques, accusées de ne pas protéger la population.

Le déploiement des forces turques lors de l'opération Bouclier de l'Euphrate, ou Fõrat Kalkanõ Operasyonu, entre le 24 août 2016 et le 29 mars 2017, va ainsi viser d'une part à combattre le terrorisme Islamique, mais également à éloigner de sa frontière les milices kurdes des Unités de protection du peuple (YPG), considéré comme terroristes.

A cela doit être ajouté les conséquences politiques et internes de la tentative de coup d'État du 15 et 16 Juillet 2016 : Purges massive au sein de l'armée, de la classe politique, des médias et de la justice, détérioration significative des relations avec l'Union Européenne, référendum constitutionnel sur l'établissement d'un régime présidentiel le 16 avril 2017,... Enfin, il doit être pris en compte les répercussions de la poursuite de la politique « néo-ottomane » du président Erdogan, tel que la transformation de la basilique Orthodoxe « Sainte-Sophie » en mosquée en Juillet 2020.

Ces différents facteurs vont avoir un fort impact sur l'économie turque. D'une part, un impact sur le secteur touristique, dès 2016. Il y est constaté une baisse des revenus du tourisme de près de 30% par rapport à 2015, avant de se redresser de près de 20% dès 2017, puis augmenter de 21,84% en 20189. Cette résilience exceptionnelle, doit toutefois être mis en parallèle avec la prudence des investisseurs étrangers vis à vis de l'activisme régional de la Turquie, de ses évolutions internes, ainsi qu'avec d'autres facteurs économiques. En effet, selon l'Institut des Statistiques turc (TUIK) si le taux d'inflation annuel a été de 8,55% en octobre 2010, il est à noter une augmentation significative, passant de 11,39% au mois de mai 2020 à 12,62% en Juin 202010.

A cela s'ajoute la dépréciation de la livre turque ayant atteint en août 2020 son taux le plus bas jamais atteint, cela en dépit des interventions de la banque centrale turque. Conséquemment, le taux d'emprunt de la livre turque contre devise étrangère à connu une explosion spectaculaire, atteignant plus de 1000% le 4 août 2020 contre 30% la veille. La situation s'explique notamment, selon Gabriel Nedelec, « par des préoccupations autour des réserves de changes - que la Turquie ne cesse justement de brûler depuis un an pour

8 Turquie: les dates-clés du conflit kurde ; institutkurde.org ; publié le Mercredi 13 février 2019 à 09h10

9 RTBF avec AFP, « Turquie: le tourisme étranger augmente de près de 22% en 2018 ; RTBF.be ; publié le samedi 02 février 2019, consulté le 12 novembre 2020

10 Agence Anadolu ; « Turquie : taux d'inflation annuel de 12,62% en juin 2020 » ; le 03/07/2020, consulté le 13 novembre 2020

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maintenir sa monnaie à flot - et de la politique d'assouplissement monétaire agressive de la banque centrale qui a alimenté une fuite de capitaux étrangers »11.

Le risque d'explosion d'une bulle immobilière conséquente aux multiples chantiers liés au projet Turquie 2023, le poids financier des 3,6 millions de réfugiés Syriens12, la « fuite des cerveaux » survenue suite aux purges successives à 2016, le chômage atteignant 14,3% en Juin 202013 et - plus récemment encore - les conséquences de l'épidémie de Covid-19, sont autant de facteurs venant nuancer le taux de croissance exceptionnel de la Turquie de ces dernières années.

On constate ainsi un premier essoufflement palpable dans le cadre de sa politique « zero problème avec ses voisins ». Toutefois, cet essoufflement est contrebalancé par l'affirmation d'une diplomatie turque activiste, particulièrement au travers du déploiement de la force politique et militaire turque dans son environnement régional. Face à une résurgence ottomane largement mise en avant par Erdogan dans la mise en oeuvre de la politique étrangère turque, la volonté de mettre en place un leadership régional et d'incarner un modèle d'islam politique pour le Moyen-Orient se heurte à de nombreux obstacles tant conjoncturels que contextuels.

La pérennité du courant « néo-ottoman », mis en avant par le gouvernement de l'AKP depuis 2003, reste intimement lié à sa crédibilité vis à vis de l'électorat turque, et donc à sa capacité à répondre efficacement à la difficile conjoncture économique affectant la Turquie. On peut à ce titre relever les deux revers électoraux du parti présidentiel lors de la tenu des scrutins municipaux, le 31 Mars 2019, à Ankara et Istanbul dont l'issue à directement découlée de la situation économique du Pays. M. Soner Cagaptay, correspondant au Washington Institute of Near East policy déclare à ce sujet que même si aucun scrutin n'est prévu avant 2023, la popularité du président Erdogan s'érode, sachant « que cela va être difficile (...) d'ignorer les appels aux élections anticipées si l'économie chavire»14.

Ainsi, bien qu'il soit pertinent de considérer la perspective d'une mobilisation de l'électorat conservateur dans les actions entreprises par le gouvernement de l'AKP dans sa

11 NEDELEC Gabriel, « La livre turque prise dans une spirale infernale », Les Echos, Publié le 6 aout 2020, consulté le 12 novembre 2020

12 PASCUAL Julia, « La fragile situation des Syriens de Turquie », Journal Le Monde, Publié le 22 avril 2020 à 12h23 - Mis à jour le 23 avril 2020 à 21h13, consulté le 10 novembre 2020

13 Site http://www.countryeconomy.com ; Turquie - Chômage, consulté le 10 novembre 2020

14 Le Figaro avec l'AFP, « Coronavirus: Erdogan dos au mur face à la récession en Turquie » ; Le Figaro ; Publié le 19 mai 2020 à 06:59, mis à jour le 19 mai 2020 à 09:40, consulté le 11 novembre 2020

13

politique extérieure, il apparaît nécessaire de considérer l'adoption par l'État turc d'une forme de « Realpolitik » dans le cadre de sa conjoncture économique.

La politique « zero problème avec les voisins » marque une rupture avec la diplomatie kémaliste, et pose un cadre théorique devant permettre à la Turquie de s'imposer non plus seulement comme une puissance régionale mais comme une puissance internationale. Bien que les actions diplomatiques et militaires récentes de la Turquie s'inscrivent dans la lignée du renouvellement de sa politique extérieure depuis 2003, on constate qu'à cette stratégie posée par Ahmet Davutoglu s'impose des nécessités tactiques découlant d'éléments extérieurs à son environnement, à l'image des printemps arabes à partir de 2011.

Il peut notamment être relevé que, dans le cadre du courant « néo-ottoman » avancé par Erdogan, la Turquie s'est souvent proposée comme « le » défenseur du sunnisme et comme une alternative au leadership tenu par l'Arabie Saoudite, l'Egypte, et les Emirats Arabe Unis. Un certain revirement peut toutefois être observé à partir de 2016, notamment dans son rapport avec la Russie et l'Iran, ceci concordant avec une nouvelle approche de la crise syrienne. Dans son article « La politique turque n'est ni ottomane ni islamiste », Olivier Roy considère que « l'alliance soudaine avec la Russie et l'Iran contredit à la fois la référence ottomane et la référence islamiste », une entente dont l'une des manifestations se traduit par la signature de l'accord d'Astana entre les trois pays, le 4 mai 2017, et portant sur la création de quatre zones de cessez-le-feu en Syrie.

Sans toutefois contredire la concordance de sa politique extérieure, la Turquie se livre à un jeu de partenariat et d'alliances inédites qu'il apparaît intéressant d'appréhender, tant dans la manière dont celle-ci se manifeste que dans l'impact qu'elle exerce sur son environnement régional. Au regard des différents et nombreux enjeux politiques, économiques, diplomatiques et sécuritaires qu'induisent les différents éléments précédemment évoqués, ce travail de recherche proposé vise à interroger les nécessités et implications économique auxquelles se confronte le renouvellement de la politique extérieure turque initié en 2003. Celui-ci se propose d'analyser les nouveaux liens stratégiques et tactiques induit par ce nouveau paradigme économique en apportant un éclairage sur les objectifs turcs à long et moyen termes dans son environnement régional.

14

L'étude ici proposée, tendant à analyser l'ensemble des politiques publiques conduite par la Turquie au travers d'une grille de lecture macro-économique, vient justifier la mise en place d'une approche en trois temps.

Dans un premier temps, il s'agira d'analyser les inspirations autant que les caractéristiques de cette résurgence « néo-ottomaniste », terme largement usité pour qualifier les dynamiques politiques turcs. Plus encore, il s'agira d'évaluer les ressources et les lacunes du kémalisme depuis son origine, son impact sur la structure économique de la Turquie avant et après son introduction au sein de l'économie mondial, pour finalement comprendre les ressors du repli identitaire et islamiste que constitue l'arrivée au pouvoir des islamo-conservateur à partir de 2003.

D'autre part, il s'agira d'appréhender les contraintes et caractéristiques économiques propre à la Turquie, et l'impact de celles-ci dans le cadre de la libéralisation de son économie. Ceci fait, nous serons alors en mesure d'expliciter les dynamiques économiques déployées par les islamo-conservateurs à partir de 2003 dans le cadre de la « Profondeur stratégique ». Cette mise en place va notamment se caractériser par un phénomène de « mercantilisation » de l'islam politique et d'un investissement de la Turquie sur son versant oriental. Confronté aux limites structurelles de cet espace économique, et substituant son pragmatisme économique initial à l'idéalisme politique induit par ses responsables politiques, la Turquie se confronte toutefois aux limites de ses moyens avec l'échec de sa politique syrienne. Si celle-ci ne peut plus prétendre à incarner « l'hégémon bienveillant » auprès de ses voisins arabes, la Turquie ne semble toutefois pas renoncer à devenir une puissance régionale d'ampleur.

Finalement l'essor de nouveaux partenariats économiques et stratégiques vient relativiser la portée idéologique néo-ottomaniste de la politique étrangère turque. Cette contradiction, doit être appréhendée au travers de la relation qu'entretien l'AKP avec les autres grandes puissances, notamment la Russie et la Chine, tout autant que de ses investissements dans sa zone d'influence traditionnelle. Celle-ci, conduit in fine à confronter la nécessité tactique auquel est sujet la Turquie, au cadre théorique de la « profondeur stratégique » présenté en 2003. Par ailleurs, la Turquie entend affirmer sa puissance maritime en Méditerranée, au travers de la reconstitution de sa flotte militaire et d'une politique particulièrement agressive envers ses voisins. Cette affirmation constitue, pour la Turquie, un levier majeur de préservation de ses intérêts économiques. Dans ce cadre, la situation conflictuelle avec Chypre et l'accroissement des tensions avec ses

15

partenaires européens doivent être compris comme les symptômes d'une contestation contemporaine d'une réminiscence d'un nouveau « traité de Sèvres ».

16

Titre 1 : Le déclin de l'Empire Ottoman : un héritage politique et économique façonnant la vie politique de la Turquie contemporaine

Le paradigme économique, que propose d'exposer ce travail de recherche, tend à développer une grille de lecture permettant d'expliciter et comprendre les buts et objectifs économiques poursuivie par la Turquie dans la gestion de sa politique extérieure. En réalité, il paraît aujourd'hui impossible d'appréhender l'ensemble des politiques sociales, économiques, diplomatiques, énergétiques ou militaires auquel se livre le gouvernement de l'AKP sans l'analyser sous le prisme « néo-ottomaniste ». Toutefois, cette « facilité » étymologique, tendant a vouloir résumer cette dynamique sur un seul aspect politique, conduit à négliger les aspects fondamentaux de cette rémanence, et ainsi procéder à une analyse faussée des enjeux et des problématiques rencontrées.

Le risque d'une approche tenant à analyser l'ensemble des politiques publiques conduites par l'AKP depuis 2011 sous le prisme « neo-ottomaniste » serait de s'enfermer dans une démarche intellectuelle tendant à interroger « comment » cette résurgence se manifeste, mais négliger dans le même temps le « pourquoi » cette résurgence se manifeste. Ainsi, pour mettre en évidence la validité du nouveau paradigme économique turc, il s'agira d'évaluer dans quelle mesure les éléments que propose cette théorie permettent une meilleure compréhension des enjeux de la Turquie, que ne le fait le paradigme « néo-ottoman » précédemment avancés.

Si l'on parle aujourd'hui d'une « résurgence néo-ottomane » impactant l'économie de la Turquie, il convient d'étudier au préalable les éléments économiques caractéristiques du déclin de l'Empire ottoman. Plus encore, il s'agira de constater que, si la République kémaliste de 1923 a su relever le défi de la modernisation, celle-ci n'a pas été en capacité, contrairement aux islamistes, d'apporter de réponse concrète à la crise identitaire que traverse la Turquie15.

15 ECCHIA Stefania, « La politique économique à la fin de l'Empire ottoman (1876-1922) », Anatoli, 5 | 2014, page. 91-113 ; https://doi.org/10.4000/anatoli.330

17

I. Le lent déclin de l'Empire ottoman expliqué par une inadaptation structurelle aux nouveaux enjeux économiques

La fin de l'Empire Ottoman est marquée par un lent déclin, consécutif des crises structurelles que traverse l'économie ottomane, et par l'insuffisance des ressources générées par les réformes entreprises. En effet, la période s'étalant de 1839 à 1876, date de la promulgation de la Constitution ottomane, se caractérise par les « Tanzimat » ou « réorganisation » en turc ottoman. Cette réorganisation désigne une ère de réforme économique et politique, soutenu par un Sultanat résolut à contrer les menaces croissantes des grandes puissances, et de la montée des nationalismes, notamment arménien. Ces réformes visent à centraliser l'administration, et conduisent plus globalement à une modernisation de l'appareil étatique - une ouverture de l'Empire aux échanges et aux investissements étrangers dans un contexte marquée par une importante détérioration de ses finances publiques, consécutive des guerres menées, notamment en Crimée. Cette crise des finances publiques, se manifeste principalement par l'incapacité du Sultanat à financer l'imposant système, conduisant à une série de perte territoriale. Ainsi, en 1874-1875 la charge annuelle de la dette correspond à plus de la moitié des revenus réguliers du budget public et à environ 60 % des dépenses totales16.

A. Le besoin d'un apport en capitaux extérieurs expliquant l'ingérence des puissances européennes dans l'économie ottomane

Conséquemment à la « Grande Dépression », ralentissement économique mondial durant la période 1873-1896, l'État Ottoman voit se raréfier les flux de capitaux étrangers. La demande mondiale en matière de produits agricoles se met à chuter. Cet événement vient porter un coup quasi-fatal à l'État Ottoman, désormais incapable de renouveler sa dette, et se trouvant en faillite en 1876. L'Empire Ottoman, désigné comme « l'homme malade de l'Europe », voit dès 1881 ses revenus et sa dette souveraine géré par la « Banque impériale ottomane », un organisme mixte dirigé en partie par des investisseurs britanniques et français. Ainsi, entre 1882-1913, ce contrôle « officieux » des européens sur le système financier ottoman conduit à un renversement des flux nets : dans le cadre du remboursement de sa dette extérieure, les sorties de capitaux ottoman représentent alors deux fois le montant des entrées de fonds générés par l'emprunt extérieur. Ce contrôle a

16 BLAISDELL D. C., «European Financial Control in the Ottoman Empire, New York», AMS Press, 1966, p. 76-77; TEZEL Y. S., « Notes on the Consolidated Foreign Debt of the Ottoman Empire : the servicing of the loans », The Turkish Yearbook of International Relations, 1972, Table 1.

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toutefois conduit à une baisse du taux d'intérêt de nouveaux emprunts, puisque le contrôle par des européens venait rassurer les investisseurs européens. Cette administration de la dette publique ottomane peut ainsi être considérée à bien des égards comme un outil de l'Occident visant à confisquer les recettes fiscales et ressources financières ottomanes. Si l'Empire avait disposé de ces ressources dans la mise en place de ses réformes, le rééquilibrage du budget ottoman aurait changé le rapport de force entre les puissances.

Annexe 1 : Flux de fond provenant des emprunts extérieurs (moyennes annuelles, en milliers de L).

Le Sultan Abdülhamid II adopte par la suite une politique de libre échange, et prends des mesures tenant au soutien de la production agricole et commerciale, notamment au travers de réformes dans le secteur rural et du renforcement des infrastructures de transport. Mais la crise est trop profonde.

L'État central ne parvient pas à sortir de la spirale de la dette extérieure. Briser la spirale aurait impliqué un afflux stable de fonds, étrangers, qui aurait été employé à la bonne exécution des réformes ciblant la productivité, c'est à dire des réformes stimulant le capital physique ottoman. Toutefois, le fonctionnement de l'Empire, notamment ses dépenses militaires, constituait un gouffre financier une fois couplé à la dette extérieure. A cela se rajoute un dispositif de collecte des impôts décentralisé et inefficace, nécessitant une dépense de fonctionnement excessif et rendant les fonds perçus en proie à la corruption des fonctionnaires. Les charges de fonctionnement du système mis en place ont alors empêché l'Empire d'assigner des ressources nécessaires à la mise en oeuvre des réformes.

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Face à l'échec des réformes menées dans le cadre des Tanzimat, l'opposition au pouvoir se mobilise et renverse en 1908 le Sultant Abdülhamid II. Paradoxalement, la révolution de 1908 mené par le Comité Union et Progrès (CUP) ou « Jön Türkler » (Jeunes-Turcs), parti nationaliste réformateur, ne change pas la dynamique mise en place. Leur mouvement entend rétablir la constitution de 1876, mais surtout résister aux ingérences européennes et donc au démantèlement de l'Empire : Annexion de la Bosnie-Herzégovine par l'Autriche-Hongrie en 1908, la Libye et l'île de Rhodes par l'Italie en 1912, menace d'invasion des serbes, grecs et bulgares conséquemment au déclenchement de la première guerre balkanique... Ainsi, désireux de préserver l'héritage de l'Empire face aux menaces croissantes contre l'intégrité de l'Empire, celui-ci se renforce.

Les dépenses publiques de l'Empire ottoman s'accroissent, à un rythme annuel moyen de 2,7 %. Les nombreuses dépenses liées à l'armée et à la dette extérieure creusent davantage le déficit public: les dépenses militaires représentent alors près de 40 % des dépenses totales de l'administration, le service de la dette extérieure près de 30 %17.

Annexe 2 : Budget des administrations, 1887-1912 (Millions de piastres ottomanes).

17 Owen R., op. cit., p. 197 (Table 37) ; SHAW S. J., « Ottoman Expenditures and Budgets in the

Late Nineteenth and Early Twentieth Centuries », International Journal of Middle East Studies, vol. 9, 1978, p. 373-8 ; Id., « The Nineteenth-Century Ottoman Tax Reforms and Revenue System », International Journal of Middle East Studies, vol. 6, 1975, p. 421-459 ; Shaw S. J. & Shaw E. K., History of the Ottoman Empire and Modern Turkey, vol. II, Cambridge, Cambridge University Press, p. 225-226, 285-286 ; Pamuk ., The Ottoman Empire and European capitalism, 1820-1913 : Trade investment and production, Cambridge, Cambridge University Press, 1987, p. 61.

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Les « Jeunes-Turcs » portent au pouvoir le Sultan Mehmed V, après la déposition de Abdülhamid II en 1908 et le rétablissement de la constitution de l'Empire ottoman de 1876. Le Sultan étant alors dépourvu d'un réel pouvoir, il ne peut empêcher les dérives et l'ultra violence des nationalistes au pouvoir. Ces derniers s'opposent à la menace de l'Occident et des menaces portées sur leurs territoires, notamment au Proche-Orient, mais également sur leur économie. Les multiples traités de libre-échange conclus avec la Grande-Bretagne et les autres puissances européennes dans la période (1838-1841) ont affaibli l'Empire. L'ouverture des marchés ottomans, en contrepartie d'un soutien militaire des occidentaux pour protéger l'Empire, n'était en aucun cas signe de prospérité. Si un droit de douane interne de 8% existait pour les Ottomans, les commerçants étrangers étaient quant à eux exemptés d'impôts. L'ouverture du marché a par ailleurs contribuée au déclin de l'industrie de manufacture, ainsi qu'à une forte concurrence sur les produits agricoles18.

En réaction à l'Occident, les jeunes-turcs mettent en place une politique plus protectionniste : les droits de douanes internes sont totalement supprimés en 1909, tandis que les droits de douanes sur les importations sont portés à 15 % en 1914-191619. Mais il était trop tard pour réformer l'imposant système, protéger les manufactures, rétablir un équilibre budgétaire.

B. L'archaïsme du Sultanat révélé dans son incapacité à s'imposer politiquement face aux puissances étrangères

L'Empire se morcèle et s'isole. La multiplication des menaces entraîne de nouvelles dépenses militaires qui creusent d'avantage les déficits. La situation avant le déclenchement de la Première guerre mondiale peut ainsi être comparée à celle ayant précédé la faillite de 187520. Les puissances européennes menacent d'envahir le Liban et la Syrie, la Russie se fait plus menaçante au Nord en proposant de créer une grande région arménienne autonome, les britanniques souhaitent internationaliser Constantinople21,É Affaiblie, l'Empire Ottoman n'a d'autres choix que de s'engager dans la Première guerre

18 ISSAWI C., The Economic History of Turkey, Chicago, The University of Chicago Press, 1980, p. 76.

19 ISSAWI C., An Economic History of the Middle East and North Africa, New York, Columbia University Press, 1982, p. 22 ; PAMUK ., « The Ottoman Economy in World War I », in S. Broadberry & M. Harrison (éds.), The Economics of World War I, Cambridge University Press, Cambridge p. 112-136.

20 SUVLA R., « Debts during the Tanzimat period », in C. Issawi (éd.), The economic History of the Middle East, Chicago, The University of Chicago Press, 1966, p. 106

21 REISSER Wesley J., « The Black Book: Woodrow Wilson's Secret Plan for Peace », Lexington Books, p.143

mondiale au cotés de l'Allemagne. L'issue n'en demeure pas moins funeste pour l'Empire. Celui-ci est ravagé par les appétits occidentaux : français et britanniques désirent appliquer les accords Sykes-Picot de 1916, partageant le Moyen-Orient entre les deux puissances, le nationalisme grec revendique dans le cadre de la « Grande idée » l'unification de tous les Grecs dans un seul Etat-nation avec pour capitale Constantinople.

Le 30 Octobre 1918 est signé l'armistice de Moudros. Les conditions de la reddition sont particulièrement humiliantes pour les Ottomans. Les alliés obtiennent la reddition de toutes les garnisons turques en dehors de l'Anatolie, la démobilisation de l'armée ottomane, un libre passage par les détroits du Bosphore et des Dardanelles, ainsi que la possibilité d'occuper le territoire ottoman en cas de révolte. Istanbul est occupée par les Français et par les britanniques le 13 Novembre 1918, qui rétablissent les conditions tarifaires d'avant-guerre. Désireux d'obtenir l'accord le plus favorable possible, Mehmed VI mène alors une politique de coopération avec les occupants, à la plus grande consternation des nationalistes. Le traité de Sèvres du 10 août 1920 vient déposséder l'Empire de ses territoires et d'une partie de son assise territoriale en Anatolie par les États coloniaux européens.

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Annexe 3 : Découpage prévu par le Traité de Sèvres, néanmoins jamais appliqué (1920).

Alors que l'armistice se confirme par la signature du traité, une partie de la population se joint au républicain Mustafa Kemal dans une guerre d'indépendance. Refusant la domination étrangère, la guerre-gréco-turque de 1919-1922 oppose la Grèce

22 http://www.conflicts.rem33.com/images/Armenia/sevres.htm, consulté le 9 décembre 2020

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aux révolutionnaires turcs kémalistes et aboutit sur une victoire des armées turques, et la proclamation de la république de Turquie. Ceci s'explique notamment par le refus des puissances de poursuivre et de s'engager dans un nouveau conflit visant à faire appliquer le traité de Sèvre, ces derniers étant encore marqués par quatre années d'un conflit sanglant. Cette victoire des indépendantistes rend ainsi caduque l'humiliant traité de Sèvres de 1920, jamais ratifié, sinon par le Parlement grec, et ouvre la négociation du traité de Lausanne signé le 24 Juillet 1923.

Ce traité, outre la reconnaissance du régime de Mustafa Kemal au niveau international et l'indépendance de la République de Turquie, régit la redistribution démographique et le règlement des pertes territoriales de l'Empire Ottoman. Le traité de Lausanne prévoit également une série de mesures intéressant le domaine économique. D'une part, il supprime le contrôle des Alliés sur l'armée ainsi que sur les finances de la Turquie, notamment les traités de libre-échange. D'autre part il organise une zone de démilitarisation des détroits des Dardanelles et du Bosphore, qui ne se verront soumis à aucunes restrictions aériennes ni maritimes. Le traité met également un terme au régime des capitulations : ces capitulations venaient réguler le statut des étrangers au sein de l'Empire, conférant ainsi des droits particuliers aux ressortissants concernés (tribunaux spéciaux) et offrant des conditions favorables aux institutions étrangères Ð notamment dans le domaine économique.

Du déclin de l'Empire ottoman émergent une série d'éléments permettant de mieux appréhender les positions et enjeux politiques affectant la Turquie contemporaine. La fin de l'Empire ottoman se caractérise par son incapacité à conduire ses réformes, ses « Tanzimat », à termes. L'appareil politique et administratif ne correspond plus aux réalités, ni aux besoins, ni aux nécessités d'un État affaiblie par un siècle de revers militaires. Affaiblie, « l'homme malade de l'Europe », pour reprendre le terme du tsar Nicolas Ier en 185323, s'ouvre à l'Europe Ð mais cette ouverture ne s'accompagne d'aucune adaptation. Durant cette période, l'Empire s'est intégré dans l'économie mondiale, ses échanges commerciaux ont augmentés, les investissements directs étrangers se sont multipliés Ð mais la rigidité de sa structure a rendu les mesures prises et l'introduction de nouvelles mesures insuffisantes pour résorber le profond déficit budgétaire. Plutôt que de conduire des réformes radicales dans les secteurs financiers et

23 GEORGEON, François. « L'Empire ottoman et l'Europe au XIXe siècle. De la question d'Orient à la question d'Occident », Confluences Méditerranée, vol. 52, no. 1, 2005, pp. 29-39.

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secteurs de productions clés, l'Empire a privilégié l'apport facile généré par la contraction de nouvelles dettes24. Enfin, s'il a pu être relevé une ingérence flagrante et anémiante des puissances européennes dans l'appareil étatique de l'Empire, l'issue de la première guerre mondiale a clairement donné à celles-ci l'opportunité de déposséder l'Empire de ses dernières possessions économiques, territoriales, et géostratégiques.

II. Une République kémaliste volontaire et désireuse de relever le défi de la modernisation

La paix turque, conclu avec le Traité de Lausanne, met un terme au despotisme du Sultanat Ottoman tout en mettant fin aux prétentions hellénique en Asie mineure. L'enjeu, pour la jeune république kémaliste, porte sur la nécessité de rompre avec le modèle ottoman et de moderniser l'appareil étatique, tant au niveau administratif qu'économique.

Dans son ouvrage « La civilisation à l'épreuve », Arnold J. Toynbee explique que :

« L'''hérodien" est l'homme qui agit en appliquant le principe suivant : la meilleure façon de se défendre contre l'inconnu est d'en maîtriser le secret. Et quand il est placé dans le cas difficile d'affronter un adversaire plus entraîné et mieux armé, il riposte en abandonnant son art militaire traditionnel et en apprenant à combattre avec la tactique et les armes de son ennemi. Si le "zélotisme" est une forme d'archaïsme suscitée par une pression étrangère, l'''hérodianisme" est une forme de cosmopolitisme suscitée, précisément, par le même agent extérieur... »25.

A. La mise en place de réforme marquée par un déracinement en profondeur de la l'héritage ottoman

Pour Mustapha Kemal, la structure de la nouvelle république répond à six principes, précédemment énoncés : Républicanisme, Populisme, Laïcité, Révolutionnarisme, Nationalisme et Étatisme. Conscient des causes et des éléments extérieurs ayant conduit à « l'archaïsme » de l'ancien système ottoman, l'élaboration d'une Turquie nouvelle ne peut passer que par un effort tendant à se moderniser et s'occidentaliser. Kemal ne rejette pas l'Islam, mais désire séparer l'espace public du religieux, considérant pour reprendre les

24 BLAISDELL D. C., «European Financial Control in the Ottoman Empire», p. 38-39

25 KRICHEN, Aziz, « La fracture de l'intelligentsia : Problèmes de la langue et de la culture
nationales » dans « Tunisie au présent : Une modernité au-dessus de tout soupçon ? », Aix-en-Provence : Institut de recherches et d'études sur les mondes arabes et musulmans, 1987 (généré le 01 mars 2021). Disponible sur Internet : < http://books.openedition.org/iremam/2571>. ISBN : 9782271081278. DOI : https://doi.org/10.4000/books.iremam.2571

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termes de S.P Huntington que « la modernisation requiert l'occidentalisation ». Ce déracinement et cette éradication de la culture ottomane, soit la place prépondérante de l'Islam au sein de la société, passe par une série de réformes radicales prises par le régime kémaliste entre 1925 et 1935.

Parmi ces réformes, on peut noter qu'à partir de 1926, le calendrier musulman est remplacé par le calendrier grégorien. Faisant appel à un collège de juristes occidentaux, il entreprend également de moderniser le système juridique turc. Il adopte en 1926 le code civil suisse26, le code commercial allemand, ainsi que le code pénal italien27. Dès 1928, dans le cadre de la « Révolution des signes » tous les turcs âgés de 6 à 40 ans doivent apprendre l'alphabet occidental, qui remplace l'alphabet arabe. Cette réforme est riche de sens, puisqu'elle extrait la Turquie de la sphère culturelle arabo-musulmane pour l'introduire dans la sphère occidentale. En effet l'un des objectifs poursuivi par les kémalistes tend à ce que la jeunesse turque ne soit plus en capacité de se tourner vers l'ancienne littérature ottomane, et soit contrainte de se tourner vers des sources occidentales. Enfin, en 1936, la laïcité turque est inscrite dans l'article 1 de la Constitution.

Sur l'aspect économique, les valeurs du Kémalisme répondent aux leçons tirées du déclin progressif de l'Empire ottoman. « L'Étatisme » prôné par Atatürk est à contresens de la dépendance de l'Empire ottoman vis à vis des occidentaux, et de la dette extérieure contractée qui lui a été fatale. La Turquie a en effet hérité de la dette souveraine de l'Empire ottoman, et la jeune république ne dispose pas des ressources nécessaires. On retrouve l'aspect « Nationaliste » du Kémalisme au travers de la volonté du gouvernement de ne pas avoir recours aux capitaux étrangers, capitaux qui pourraient influer sur la souveraineté de la jeune nation28. Au contraire L'État devient interventionniste29, l'économie nationale dirigée par le gouvernement entreprend le développement de plusieurs banques, notamment la « Sümer Bank », la « Banque industrielle », et la Eti Bank, la « Banque des Mines » en 193530, toutes deux patronnées par la « Merkez

26 ELBIR A.K. La réforme d'un code civil adopté de l'étranger. In: Revue internationale de droit comparé. Vol. 8 N°1, Janvier-mars 1956. pp. 53-64.

27 http://www.ceri-sciencespo.com/publica/cemoti/resume19.htm, consulté le 11 Décembre 2020

28 TEZEL Yahya, Cumhuriyet döneminin iktisadi tarihi (1923-1950) (Histoire économique de la période républicaine (1923-1950)), Yurt Yayõnlarõ, Ankara, 1982, pp. 170-205

29 VAN NESTE, Dominique. «La Situation Politique, Économique Et Sociale En Turquie Depuis La Révolution De 1922 Jusqu'à Nos Jours / THE POLITICAL, ECONOMIC AND SOCIAL SITUATION IN TURKEY SINCE THE 1922 REVOLUTION.» Civilisations, vol. 14, no. 4, 1964, pp. 317-330. JSTOR, www.jstor.org/stable/41230831. Accessed 1 Mar. 2021.

30 SMORTKINE Henri. « Aspects économiques de la Turquie contemporaine ». In: L'information géographique, volume 18, n°1, 1954. pp. 1-10.

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Bankasõ », la banque centrale turque. Kemal exprime ce principe en affirmant que : « le meilleur moyen de perdre son indépendance, c'est de dépenser l'argent qu'on ne possède pas ». Ce repli est toutefois nécessaire, la jeune république de Turquie ne disposant alors que d'une économie fragile.

Selon Deniz Akagül, « Le repli des années 1930 est un repli subi. La contrainte était d'autant plus forte que les remboursements de la dette publique ottomane qui revenait en partie à la Turquie nécessitaient un excédent commercial. Entre 1924 et 1944, ces remboursements ont correspondu en moyenne à 2,2 % du PIB turc. Face à l'impopularité d'une telle politique qui exigeait un effort d'épargne domestique important ou en d'autres termes un renoncement à la consommation, le discours du pouvoir en place a favorisé l'argument de l'indépendance nationale, en rappelant le « passif ottoman » avec les capitulations et l'administration de la Dette publique »31. Ce repli, s'explique notamment par la mise en place au niveau mondiale de mesures protectionnistes consécutive à la crise économique de 1929.

B. Une intégration au bloc occidental légitimée par l'évolution du contexte géopolitique international

A partir de 1950, la Turquie intègre toutefois un nouveau paradigme économique. Si la république kémaliste tient une politique étrangère caractérisée par sa neutralité et sa non ingérence dans les affaires internes des États-voisins, celle-ci intègre l'OTAN le 18 février 1952, soit la même année que la Grèce. Elle est ainsi projetée dans le camp occidental durant la guerre froide. Dans ce contexte, on assiste à une plus grande souplesse quant à la contrainte du financement externe. On peut par ailleurs noter durant cette période l'accord d'association, dit « accord d'Ankara » signé le 12 septembre 1963, faisant du pays un État tiers associé à la Communauté économique européenne, et ouvrant la perspective d'une intégration future.

En effet malgré la neutralité de la république kémaliste durant la seconde guerre mondiale, celle-ci se trouve, idéologiquement, rattaché au bloc occidental. Ce rattachement n'est toutefois pas surprenant du point de vue kémaliste. Au cours d'un discours en 1930, Kemal avait ainsi déclaré : « Je ne mourrai pas en laissant l'exemple pernicieux d'un

31 AKAGUL Deniz, « Nouvelles orientations de la politique commerciale turque : entre pragmatismes et ambitions « néo-ottomanes » », Anatoli, 5 | 2014, p. 259-281.

pouvoir personnel. J'aurai fondé auparavant une République libre aussi éloignée du bolchevisme que du fascisme »32. La situation géographique de la Turquie comme de la Grèce présente en effet un intérêt particulier, dépeint comme un élément indispensable de la planification stratégique de l'OTAN. Stratégiquement, la Turquie représentait une barrière naturelle capable d'endiguer toute progression soviétique en direction du bassin méditerranéen, et donc des voies de communications maritimes, mais également et surtout du Moyen-Orient, riche en pétrole.

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Annexe 4 : La position stratégique de la Turquie dans le contexte de la Guerre froide.

L'importance stratégique de la Turquie au sein du bloc occidental s'illustre notamment par la mise en place du «...zel Harp Dairesi » ou « Département des Opérations Spéciales », organisation secrète inconnue des gouvernements membres de l'OTAN (dont la Turquie) jusqu'en 1990, et créée dans le cadre du Shape (commandement de l'OTAN). Cette organisation de « contre-guerilla » avait pour objectif d'organiser une forme de résistance en cas d'invasion des troupes du pacte de Varsovie, ne répondant aux ordres que de l'agence américaine de renseignement (CIA) ou au commandement de l'OTAN34.

32 DAOUD Zakya. « 4. Mustafa Kemal. Père providentiel des Turcs », La révolution arabe (1798-2014). Espoir ou illusion, sous la direction de Daoud Zakya. Perrin, 2015, pp. 116-155.

33 http://foreignpolicy.org.tr/the-end-of-the-cold-war-and-changes-in-turkish-foreign-policy-behaviour-
kemal-kirisci/, consulté le 14 Janvier 2020

34 JOSSERAN Tancrède, « Les services secrets turcs, de l'Organisation Spéciale au MIT », Institut de Stratégie Comparée, 2014, Pages 131-144

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Dans le cadre du soutien de la Turquie au sein de l'alliance, des facilités douanières et un important soutien financier sont mis en place, notamment par les Etats-Unis. Les troupes de la république de Turquie sont de plus formées par l'OTAN, et en Novembre 1961, on assiste au déploiement de 15 fusées PGM-19 Jupiter sur le sol turc, missiles de type nucléaire. Avec ce soutien, le discours mobilisant le déclin du « passif ottoman » s'érode - un soutien aussi conséquent du bloc occidental pèse alors plus lourd que le souvenir de « l'Administration de la dette publique ottomane ».

En dépit de cette nouvelle configuration géopolitique, la Turquie fait le choix de maintenir des mesures protectionnistes - en croissance constante depuis 1930, le maintien de ces mesures protectionnistes et interventionnistes permettait ainsi un déficit commercial. Malgré un premier étiolement du discours sur « l'héritage ottoman », le maintien de ces mesures se trouvait nécessaire, bien que contradictoire vis-à-vis des investisseurs étrangers auquel la Turquie était attaché.

Par la suite, le discours évolue. Dans les années 50, celui-ci justifie les mesures protectionnistes du gouvernement en se fondant sur le risque d'un retour du régime des « capitulations », induit par les investissements étrangers. Ce protectionnisme, volontaire mais toutefois en contradiction avec les recommandations des bailleurs de fonds35, se maintient sur l'ensemble de la période post-seconde guerre mondiale, notamment en dépit de la signature par la Turquie des accords du GATT en 1951. Celui se maintient du fait de la position géostratégique de la Turquie dans le contexte de la guerre froide, lui ayant permis de « monnayer » sa place en dépit des nécessités des accords signés. Or, face à la nouvelle dynamique économique des années 80 l'obligeant à s'incliner face aux exigences des bailleurs de fonds, on observe un changement de regard sur les mesures économiques précédemment employé par le gouvernement turc. Les leçons de méfiance, découlant de l'exemple ottoman, ne trouvent plus le même écho chez les politiques et économistes turcs.

La décennie 1980 se caractérise en effet par un important phénomène de libéralisme économique, issu de la mondialisation. Bien que la Turquie soit au bénéfice de sa position géostratégique dans le climat de guerre-froide, les sources de financements se

35 THORNBURG & alii., « Turkey an economic appracial, Twentieth » ; Century Fund, New York,

1951 et Banque Mondiale, The Economy of Turkey, An analysis and recommendations for Development Program, Washington D.C., 1951

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privatisent. Le pays change de politique économique, après une longue période de protectionnisme et d'interventionnisme. Cette intégration au sein du marché mondial impacte ainsi grandement sa part dans le commerce mondiale, autant que sa balance commerciale.

Annexe 5: Evolution du taux d'ouverture de l'économie turque (X/M/2PNB en %) .

Annexe 6 : Evolution de la part relative de la Turquie dans le commerce mondial (en %).

Avec cette envolée économique, le discours sur le passé ottoman évolue de nouveau. Dans les premières années de la république kémaliste, la référence à l'héritage ottoman

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tendait à légitimer l'épargne domestique, notamment dans le contexte de remboursement de la dette extérieure ottomane. Nous entendons par épargne domestique, la différence entre le PIB et les dépenses de consommation, soit la partie du revenu national disponible n'ayant pas été affectée aux remboursements des dettes extérieures gouvernementales36.

III. Une volonté d'occidentalisation s'anémiant au profit d'un islamisme identitaire

Cet essor économique doit toutefois être mis en parallèle avec les mutations politiques ayant affectées la Turquie jusqu'à la fin des années 80. Avec l'apparition du pluralisme politique en 1947, émergent les premiers partis religieux, ceci en dépit des dispositions constitutionnelles assurant la laïcité de la république. Trois coups d'État se dérouleront en Turquie en l'espace de 20 ans.

A. Le coup d'État du 27 mai 1960

Un premier coup d'État en 1960 contre le « Parti démocrate », au pouvoir depuis les élections législatives de 1950. Ces derniers avaient entrepris une politique libérale axée sur la libération des échanges, de l'investissement et des crédits - coupant ainsi avec les mesures protectionnistes et interventionnistes jusqu'alors en vigueur. Ces mesures s'accompagnent également d'un franc-glissement vers l'Islam. Le premier ministre Menderes avait à ce titre déclaré à Konya en 1956 : « Siz isterseniz hilafeti bile geri getirebilirsiniz »37, que l'on peut traduire par « si le peuple le désire, il peut même rétablir le califat ». Cette situation entraîne une intervention de l'armée kémaliste qui renverse le pouvoir du Parti démocrate le 27 mai 1960, et l'établissement d'un gouvernement de coalition jusqu'en 196638. Le « Parti démocrate » est dissout en 1961, mais un nouveau parti islamiste est fondé dans sa lignée le 11 février 1961 : le « Adalet Partisi » ou « Parti de la justice »39.

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https://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMTendanceStatPays?codePays=FRA&codeTheme=2&cod eStat=NY.GDS.TOTL.ZS

37 https://www.haber7.com/siyaset/haber/606589-menderesi-ipe-goturen-10-konusmasi, consulté le 16
Janvier 2021

38 https://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMEve/361, consulté le 16 Janvier 2020

39 INSEL Ahmet, « Liste des partis politiques cités, La nouvelle Turquie d'Erdogan. Du rêve démocratique à la dérive autoritaire ». La Découverte, 2017, pp. 217-218.

B. 30

Le coup d'État du 12 mars 1971

Un deuxième coup d'État est organisé par l'armée le 12 mars 1971 dans la continuité de 1960. Dans un important climat de récession économique et de tension interne entre groupe d'extrême gauche et d'extrême droite40, le pouvoir politique est paralysé par des divisions internes. Le pouvoir se fragmente en une pluralité de parti islamiste, notamment le « Millî Nizam Partisi » ou « Parti de l'ordre national » (MNP, ancêtre de l'AKP) qui réduisent la majorité parlementaire. Dès lors, le pouvoir est incapable d'adopter des mesures économiques, politiques ou sociales41 dans un climat de tension et de répression de grèves. Le 12 Mars 1971, l'armée intervient et remet un mémorandum au Premier ministre, demandant : la « formation, dans le cadre des principes démocratiques, d'un gouvernement fort et crédible, qui neutralisera la situation anarchique que traverse actuellement la Turquie et qui, inspiré par la vision d'Atatürk, implémentera les réformes nécessaires prévues par la Constitution » afin de « mettre un terme à l'anarchie, aux luttes fratricides et à l'instabilité socio-économique »42. Cette paralysie avait notamment conduit à une non application des réformes économiques issue du coup d'État de 1960, qui joint à des mesures autoritaires (interdiction des grèves et gel des salaires), et à une peur d'une insurrection communiste, avait conduit à d'importantes tensions, et instauré un climat de guerre civile43. Après deux ans de répression, et l'établissement de la loi martiale, le Parti républicain du peuple (CHP), parti de Mustafa Kémal arrive au pouvoir le 14 Octobre 1973. L'armée se retire alors du pouvoir. Par ailleurs, le Millî Nizam Partisi - Parti de l'ordre national est dissous le 20 Mai 1971 par la cour constitutionnelle, mais est reconstitué à nouveau sous le nom du « Millî Selamet Partisi » ou « Parti du salut national » (MSP) dès 197244.

C. Le coup d'État du 12 Septembre 1980

Enfin, un troisième coup d'État, le 12 septembre 1980, qui prend place après une décennie fortement marqué par le choc pétrolier de 1974, qui impacte les exportations

40 MARDIN erif. "Youth and violence in Turkey." European Journal of Sociology/Archives Européennes de Sociologie 19, no. 2 (1978) : 229-254.

41 TARIM, Osman. "27 Mayõs' tan 12 Mart'a Adalet Partisi ve Türkiye." PhD diss., Selçuk †niversitesi Sosyal Bilimler Enstitüsü, 2013

42 SUBASI, Erol. "Bir Yeniden Hegemonikleþtirme Hamlesi Olarak 12 Mart Döneminde Reform Siyaseti ve Baþarõsõzlõðõ." Mülkiye Dergisi 43, no. 1 : 26-61

43 KOSE, Serdar. "Türk Demokrasi Hayatõnda 12 Mart 1971 Muhtõrasõ." Master's thesis, Afyon Kocatepe †niversitesi, Sosyal Bilimler Enstitüsü, 2010

44 CHENAL, Alain. « L'AKP et le paysage politique turc », Pouvoirs, vol. 115, no. 4, 2005, pp. 41-54.

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turques. Ces exportations se trouvent en effet dépendante des échanges commerciaux avec les États-Unis, et l'Europe. Mais l'absence de réformes dues aux paralysies politiques antérieures empêche la Turquie de compenser la situation avec son marché intérieur. En résulte une explosion du chômage, un recours excessif à la dévaluation de la monnaie provoquant une hyperinflation.

Selon Ahmet Sahinoz, Maître de conférences à l'Université de Hacettepe-Ankara : « La dernière période des années 70, particulièrement 1979, restera, dans la mémoire des Turcs, en plus de l'anarchie politique, une période de pénurie économique dans tous les domaines et de longues queues serpentées devant les magasins de produits alimentaires de première nécessité et les stations d'essence. Le problème principal était l'insuffisance de devises. La Turquie n'arrivait plus à assurer le financement de ses importations de première nécessité pour faire fonctionner son industrie, chauffer et éclairer le pays, faire rouler les véhicules. Incapable de rembourser ses dettes extérieures, sa crédibilité était extrêmement faible, d'où le sobriquet de « vache maigre » qui lui a été donné par les milieux de la finance internationale. Les déficits budgétaires et de la balance des paiements, la pénurie ou du moins l'insuffisance de l'offre de biens de consommation ont été à la source de marchés noirs pour plusieurs produits et d'une hyper-inflation de plus de 100 % au début des années 80. Par ailleurs, les désaccords ouvriers-patrons devenaient systématiques et en conséquent, les grèves de longue durée paralysaient la vie quotidienne »45.

Cette situation génère ainsi une difficulté accrue pour la Turquie d'emprunter sur les marchés financiers extérieurs. Finalement le déficit du secteur public fini par absorber près de 11% de la richesse nationale46.

Mais le « spectre de la dette souveraine ottomane » ne constitue pas la seule problématique de la Turquie. Les affrontements se multiplient entre les fondamentalistes religieux, les nationalistes, notamment les « Loups-gris », ainsi qu'une frange socialiste de la population Kurde désormais rassemblée au sein du « Partiya Karkerên Kurdistan » ou « Parti des travailleurs du Kurdistan », (PKK). Ce climat de tension est la source de nombreux attentats, exactions et massacres dans l'ensemble du pays. Le Massacre de

45 SAHINOZ Ahmet. « D'une crise à l'autre en Turquie ». In: Tiers-Monde, tome 32, n°125, 1991. pp. 187195;

46 https://read.oecd-ilibrary.org/economics/etudes-economiques-de-l-ocde-turquie-1980_eco_surveys-tur-
1980-fr#page1, consulté le 18 Janvier 2021

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Marash perpétré par le parti d'extrême droite « Milliyetçi Hareket Partisi » ou « Parti d'action nationaliste » (MHP) le 19 décembre 1978 en est le plus important.

Face à cette crise politique, économique et sociale sans précédent, l'état-major des armées intervient dans la nuit du 11 au 12 septembre 1980. L'armée démet alors de leurs fonctions l'ensemble des responsables gouvernementaux, auquel se substitut une administration dirigée par l'armée jusqu'en 1983. Une nouvelle constitution, visant à palier les dérives libérales de 1961 est alors adoptée par référendum en 1982. L'armée procède de plus à la dissolution de l'ensemble des partis politiques au pouvoir, associations, médias, ainsi qu'à des purges massives dans l'ensemble des corps de la société. Son rôle de garante de l'ordre kémaliste est réaffirmé.

Le règlement de la situation par l'intervention de l'état-major peut toutefois être considéré comme une « victoire à la Pyrrhus ». Lorsque celui-ci autorise la tenue d'élection législative le 6 Novembre 1983, trois partis politiques sont autorisés à se présenter47 :

- Le « Anavatan Partisi » ou « Parti de la mère patrie » (ANAP ou ANAVATAN) qui est l'héritier politique du Parti de la justice, ainsi que du Parti démocrate dissous lors des coups d'État militaires de 1960 et 1971.

- Le « Cumhuriyet Halk Partisi », ou « Parti républicain du peuple » (CHP) qui est le parti politique créé en 1923 par Mustafa Kemal.

- Le « Muhafazakâr Parti », le parti national-démocrate représentant la mouvance nationaliste turque, et hériter politique du MHP dissous durant le coup d'État de 1980.

Alors que l'action de l'État-major tendait à assurer la pérennité des valeurs du kémalisme au sein du gouvernement turc, le Parti de la mère patrie ressort victorieux des élections législatives du 6 Novembre 1983, avec près de 45% des voix. Cette élection n'est pas seulement une victoire sur le kémalisme, mais constitue également une victoire en faveur du libéralisme. Ce tournant vers l'extraversion extrait la Turquie d'une forme de marginalisation mondiale, et développe de manière significative son économie au travers d'une diplomatie commerciale active (voir supra). C'est la fin d'une ère de « schizophrénie », partagée d'une part entre un protectionnisme kémaliste « caractérisée »,

47 BONZON Ariane, « Les années de plomb et de sang en Turquie sous Kenan Evren, vues par un ancien militant de la gauche révolutionnaire », Slate, publié le 13 Mai 2015, consulté le 18 Jjnvier 2021 http://www.slate.fr/story/101515/kenan-evren-turquie

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du moins jusqu'à la signature du GATT le 17 Octobre 1951, et d'autre part la volonté d'intégrer le commerce international, à la fois de par son rapprochement avec la CEE, puis l'UE, puis par son intégration à l'OMC en 1995.

Le Premier ministre Turgut özal déclarait en 1988 à ce propos que : « Jusqu'à notre arrivée au pouvoir, les politiques économiques successives avaient reposé sur une crainte : celle des capitulations, qui avaient conditionné notre attitude face à toute dette extérieure et à l'investissement étranger. [É] Notre parti a renoncé à cette attitude introvertie, craintive et défaitiste. Il a mis fin au contrôle des prix, libéralisé les importations et les cours des changes. [É] Le chef d'entreprise turc a franchi les frontières et pénétré les marchés du Moyen- Orient. [É] Nous avons privilégié les exportations en appliquant des cours de change réalistes. [É] Une croissance saine de notre économie s'est traduite par une augmentation rapide des exportations. Nous avons ainsi pu obtenir la résorption du goulot d'étranglement qui existait dans le domaine de la balance des paiements depuis l'ère ottomane48 ».

Le constat social et politique est pourtant bien différent. En dépit de trois interventions de l'état-major turc en près de 20 ans, et des multiples dissolutions des parties islamistes, le kémalisme s'érode et la population se tourne vers le religieux.

IV. L'incapacité manifeste du kémalisme à répondre à la crise identitaire turque

Après avoir redéfini l'identité nationale, politique, religieuse et culturelle avec d'importantes réformes, Mustafa Kémal a mis en oeuvre une série de mesures tendant à stimuler le développement économique de la Turquie. Celle-ci s'est, dès lors, beaucoup plus identifiée au modèle européen, comme le suggère son appartenance au bloc occidental pendant la guerre froide. Cette position a par ailleurs été largement critiquée par les pays non alignés non occidentaux lors de la conférence de Bandung en avril 1955, ainsi que par l'ensemble des pays musulmans49. Une appartenance a l'Occident, notamment illustrée par les importants partenariats économiques, et militaires, à la fois dans le cadre de l'OTAN, et par le soutien logistique fourni par les occidentaux, particulièrement américains, dans la gestion de ses troubles internes. La fin de la guerre froide en 1989 vient toutefois redéfinir cette relation.

48 Turgut ...ZAL, « La Turquie en Europe », Plon, Paris, 1988, pp. 221 et 248.

49 Duyo Bazolu Sezer, « Turkey's Grand Strategy Facing a Dilemna », International Spectator, 27, Janvier-mars 1992, p.24

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A. Un contexte post-guerre froide favorisant la détérioration progressive des projets d'intégration de la Turquie vis à vis de l'Occident

Lors de la guerre du Golfe, le 6 août 1990, la Turquie constitue un allié stratégique, facilitant particulièrement le déploiement des forces de la coalition internationale sur le théâtre d'opération. Outre la mise à disposition d'aérodromes pour l'aviation de la coalition, il est à rappeler l'aide politique et logistique apportée par la Turquie durant le conflit, notamment avec la fermeture de Oléoduc Kirkouk-Ceyhan en 1991 ayant grandement impactée l'exportation de pétrole irakien. Néanmoins, la Turquie ne sait comment se placer politiquement. Si l'aide apportée à la coalition vise à la rapprocher de la Communauté Européenne, celle-ci est vivement critiquée par l'ensemble de la classe politique. Bien que le président Ozal désirait que la Turquie devienne un acteur majeur dans la région - sur le plan économique, politique et sécuritaire - l'intervention va être critiquée à la fois par les Kémalistes, qui campent sur le principe de neutralité, ainsi que par les religieux, qui critiquent l'intervention contre un état musulman.

Par ailleurs, bien que membre du Conseil de l'Europe depuis le 13 avril 1950, le gouvernement turc n'initie une candidature tenant à l'adhésion pleine et entière à la Communauté économique européenne (CEE) qu'à partir de 1987. Celle-ci aboutit cependant à un échec en 1989. Paradoxalement, la décennie 90 est une période charnière pour la future « Union européenne », qui intègre en son sein l'Autriche, la Finlande, la Suède, la Norvège, et entreprenait des négociations pour les anciens pays de l'Union soviétique. Bien que, sous pression américaine, la Turquie intègre l'union douanière en 199550, la majeure partie des États européens s'y oppose, dont l'Allemagne son principal soutien.

Alors que la candidature turque fut finalement reconnue par les Européens lors du Conseil européen d'Helsinki de 1999, il s'agit pour l'Europe d'attendre que la Turquie endosse pleinement son rôle d'Etat européen. Durant cette décennie, la crispation des négociations est ainsi matérialisée autour de la question des critères d'adhésion - « Critères de Copenhague » - formulés lors du sommet de 1993. Le Conseil européen est venu préciser que l'adhésion de tout nouveau pays devait être soumis à des conditions préalables tenant notamment à la mise en place « d'institutions stables garantissant l'état de droit, la

50 LESSER Ian, « Turkey and the West after the Gulf War », International Spectator, 27, janvier-mars 1992, p.33.

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démocratie, les droits de l'homme, le respect des minorités et leur protection », tout autant que souscrire aux objectifs de l'union politique, économique et monétaire. Ainsi, pour que des négociations sur l'adhésion à l'Union Européenne puissent débuter et de plus encore aboutir, le pays demandeur doit à minima respecter le premier critère.

Plus encore, la problématique Chypriote a constitué un facteur déterminant dans le ralentissement du processus, résultant de l'opération « Paix pour Chypre » (en turc : Atilla Harekâtõ ou Kõbrõs Barõþ Harekâtõ) : l'offensive militaire des forces armées turques lancée le 20 juillet 1974 ayant conduit à l'occupation de 38 % du territoire chypriote par la Turquie. En effet, pour celle-ci le coup d'État de 1974 (soutenu par la junte militaire de Grèce) qui déposa l'administration Makarios, est venu soulever le soupçon du contrôle grec sur les îles, entraînant son intervention et l'établissement de la République turque de Chypre du Nord (RTCN). L'invasion, qui a entraîné le déplacement de plus de 160 000 Chypriotes grecs et marqué le début d'une longue confrontation militaire entre les deux entités vient défendre les intérêts fondamentaux de la Turquie à la protection de sa population et à la conservation de l'influence dans son ensemble régional.

Dans son ouvrage, Samuel P. Huntington considère : « La prétendue mauvaise situation des droits de l'homme est, selon le président Ozal en 1992, « un prétexte pour justifier le refus de laisser la Turquie entrer dans la communauté européenne » (É). Le « mauvais rêve » des Européens, disait un observateur, c'est le souvenir des « guerriers sarrasins déferlant sur l'Europe occidentale et des Turcs aux portes de Vienne ». Ces réactions expliquent que, pour les Turcs, « l'Occident ne peut admettre d'intégrer un pays musulman à l'Europe »51.

La situation pose une double constatation. D'une part « l'Occident » a besoin de conserver la Turquie comme partenaire privilégié, puisqu'elle constitue un élément stratégique dans le cadre de sa politique sécuritaire et économique. En témoigne les nombreux accords politiques, sécuritaires, mais également douaniers. Pour l'Europe, il s'agit d'assurer la stabilité de la Turquie puisque tout deux sont interdépendants. Il peut être cité ici, à titre d'exemple, l'apport massif de liquidité de la Federal Reserve et de la Banque centrale européennes suite à la crise des subprimes de 2008. La conclusion de l'accord de 2016 après la crise migratoire démontre, de plus, la dépendance de l'Europe à conserver de bonnes relations avec la Turquie. Autre exemple, l'Europe a soutenu la

51 HUNTINGTON Samuel P., « Le choc des civilisations », Edition Odile Jacob, 1997, p.210

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Turquie de manière active de par la tenue d'une politique publique de soutien à la production qui s'est traduite par la mise en place, au début de 2017, d'un fonds de garantie de crédits de 56 milliards d'euros injectés via les banques pour réduire les problèmes de trésorerie des entreprises.

D'autre part, la Turquie a longtemps cherché à bénéficier des avantages de l'Union Européenne. Historiquement, Atatürk a déraciné la culture ottomane, et a procédé à une occidentalisation de la Turquie pour parvenir à une efficiente modernisation de son économie. Or, en dépit de sa proximité, la Turquie demeure toutefois un pays musulman face à une Union d'une culture et d'une identité différente. En somme la Turquie s'est modernisée au détriment de son identité. Celle-ci n'est finalement ni « européenne », ni « ottomane » ni même un pays musulman à proprement parler, puisqu'en vertu de la constitution turque kémaliste la Turquie est, et demeure, un État laïc. Dans le contexte international du début des années 90, marqué par la chute de l'URSS et la fin de la guerre froide, la Turquie finit par chercher sa place. Cette situation explique notamment la multiplication de ses partenariats et la volonté d'étendre son influence avec les autres peuples turcs de son ensemble régional, l'Azerbaïdjan principalement, avec la signature du « Training, Technical and Scientific Cooperation Agreement in the Military Field » à Ankara le 10 juin 199652, puis le développement énergétique, à travers la politique des pipelines. Plus tard, cette manifestation d'un « Panturquisme » contemporain, la conduira à développer ses relations énergétiques, économiques et militaires avec l'Ouzbékistan, le Turkménistan, le Kazakhstan et le Kirghistan.

Dans sa projection d'intégrer l'Union Européenne, la Turquie a par ailleurs fait preuve de beaucoup de prudence politique vis-à-vis des Balkans, notamment dans la gestion de la guerre de Bosnie, l'éclatement de l'Ex- Yougoslavie, ainsi que de la gestion de la guerre du Kosovo. On peut noter que la Turquie avait refusé d'approfondir et de s'engager dans un concept de « solidarité musulmane », bien que soutenu par l'opinion publique turque53.

52 JABBARLI Hatem, et ASLANLI Araz, « Turquie-Azerbaïdjan : liens idéologiques ou relations stragégiques ? », Outre-Terre, vol. 48, no. 3, 2016, pp. 315-325.

53 KASTORYANO Riva, « Définition des frontières de l'identité : Turcs musulmans », Revue française de science politique, 1987, p. 833-854, Fait partie d'un numéro thématique : Les Musulmans, dans la société Française

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B. Un essor économique post-guerre froide favorisant l'islam politique : l'alternative à l'inadaptation du kémalisme

L'extension de l'influence de la Turquie dans son ensemble régional, autant que les premières réticences de l'Europe à approfondir son intégration vont finalement servir de révélateur pour l'opinion publique turque : si le kémalisme a été en capacité d'apporter des solutions aux carences étatiques, administratives ou économiques, celui-ci n'est pas en capacité d'apporter de réponse à la « crise identitaire » qui gagne progressivement le pays depuis 1950, et qui atteint son paroxysme en 1980. Cela est par ailleurs amplifié par l'essor de l'instabilité économiques et des violences identitaires au cours de la « décennie noire » des années 90 (Loups-gris, actions du PKK,..)54. Selon Anne-Laure Dupont : « Le khalife matérialisait la permanence de l'umma, la communauté des croyants, unie malgré les vicissitudes de l'histoire (É). Sur le plan politique, l'abolition du khalifat déclencha une secousse immédiate dans tout le Moyen-Orient et au-delà. Un lien disparaissait, ce qui laissait libre cours aux rivalités nationales, communautaires et étatiques. En Turquie même, la révolte kurde suivit de quelques mois l'abolition du khalifat. Tant que celui-ci avait subsisté, il avait maintenu une fragile unité entre les Turcs et les Kurdes. Sa disparition accentuait le caractère national turc de l'État fondé par Mustafa Kemal. Les Kurdes s'en inquiétaient. Ils ne disposaient pas de l'État envisagé pour eux dans le traité de Sèvres, mais absent des dispositions du traité de Lausanne ; ils n'avaient pas non plus de légitimité en « Turquie », l'État de la nation turque55 ».

Ainsi, face à ces tensions, la religion seule semble en mesure d'apporter une réponse. La décennie 1990 voit de plus apparaître à des postes politiques et sociaux importants une nouvelle génération d'intellectuels et d'ingénieurs islamistes, ayant bénéficié de l'essor du libéralisme de 1983 à 1993. Cette période est également marquée par une forme « d'entente » entre islamisme et mouvements identitaires d'extrême droite56. Trop souvent victime d'une politique rongée par la corruption, l'Islam semble être pour les milieux populaires une garantie de justice et d'intégrité de la part de ses dirigeants, sentiment par ailleurs exacerbé et instrumentalisé par le politique turc dans un but électoraliste. Cet islamisme, en pleine expansion au sein des élites politiques du pays, va

54 INSEL Ahmet « La nouvelle Turquie d'Erdogan: Du rêve démocratique à la dérive autoritaire », édition « La découverte », 7 mai 2015.

55 DUPONT, Anne-Laure. « Des musulmans orphelins de l'empire ottoman et du khalifat dans les années 1920 », Vingtième Siècle. Revue d'histoire, vol. no 82, no. 2, 2004, pp. 43-56.

56 MARCOU, Jean. « Islamisme et «post-islamisme» en Turquie », Revue internationale de politique comparée, vol. vol. 11, no. 4, 2004, pp. 587-609.

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également impacter la gestion de la politique extérieure de la Turquie, particulièrement dans l'intensification des relations, et la multiplication des partenariats de la Turquie en Afrique du Nord, ainsi qu'au Moyen-Orient (voir supra). L'histoire ottomane, son déclin, n'est plus une source de crainte pour la population turque, mais est de plus en plus employée par l'État turc comme un outil mercantile visant à faciliter ses partenariats dans sa zone d'influence traditionnelle.

Le « pari » tenu par Atatürk était celui de l'Occident, et d'échanger une culture ottomane sur le déclin pour bénéficier de la modernité de l'occident. Une question demeure cependant pour la Turquie : si le XXème siècle a été le « siècle de l'Occident », le XXIème siècle sera t-il celui de l'Asie ? Le prochain « pari », pour la Turquie des années 1990, semble être de prouver que l'on peut à la fois s'emparer et promouvoir la culture ottomane, tout en étant au bénéfice des évolutions portée par le kémalisme. Ce défi va être celui relevé par le « Adalet ve Kalkõnma Partisi » ou « Parti de la justice et du développement » (AKP) à partir de 2002, qui vient remplacer, peu à peu, la figure patriarcale de Mustapha Kemal par la figure du Président Recep tayip Erdogan. Cet effacement peut notamment être illustré par la réforme constitutionnelle du 16 avril 2017 tendant à inscrire au sein de la constitution de 1982 les amendements établissant un régime présidentiel, ainsi que par le vaste projet de développement national : « Turquie 2023 »57.

Finalement, en ré-embrassant son identité musulmane profonde, la Turquie s'offre l'opportunité de s'affirmer comme une puissance régionale, sinon une puissance internationale. Après avoir tiré le meilleur du kémalisme et en avoir rejeté son obsolescence, elle possède la capacité et la modernité pour se présenter comme une alternative au leadership portée par les États arabes.

En 1996, Samuel P. Huntington écrivait : « La Turquie a l'histoire, la population, le niveau économique, la cohésion nationale, les traditions et les compétences militaires pour être l'Etat phare de l'islam. En définissant explicitement la Turquie comme laïque, cependant, Atatürk a empêché la république turque de succéder à l'Empire ottoman dans ce rôle. La Turquie ne peut même pas devenir membre de l'OCI parce que sa constitution garantit la laïcité. Aussi longtemps qu'elle se définira comme un État laïc, la suprématie sur l'islam lui sera déniée. Et si la Turquie changeait ? Jusqu'à un certain point elle semble prête à renoncer à son statut, plutôt frustrant et humiliant de mendiant vis-à-vis de

57 Développé dans le cadre de la Partie III

l'Occident pour retrouver son rôle historique, plus impressionnant et plus élevé, de principal interlocuteur islamique et d'adversaire de l'Occident (É). Ayant expérimenté ce qu'il y a de bien et de mal dans l'Occident, à travers la laïcité et la démocratie, la Turquie pourrait tout aussi bien être qualifiée pour mener l'islam. Mais pour ce faire, il lui faut rejeter l'héritage d'Atatürk plus fermement encore que la Russie celui de Lénine. Il faudra aussi un chef du calibre d'Atatürk qui combine légitimité religieuse et légitimité politique pour faire que la Turquie ne soit plus un État déchiré mais devienne un État phare »58.

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58 HUNTINGTON Samuel P., « Le choc des civilisations », Edition Odile Jacob, 1997, p.262

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Titre 2 : Le basculement de la Turquie vers une économie extravertie : caractéristiques et définition d'un mercantilisme progressif de l'islam politique

Alors que la jeune république porte encore aujourd'hui dans la conduite de sa politique extérieure et de ses politiques économiques le poids de l'héritage ottoman, que cela soit de par les ingérences étrangères ou par l'expérience du régime des capitulations, s'ajoute désormais un mal-être identitaire, exacerbé à partir de 1983 par une montée des populismes découlant de l'ouverture démocratique du pays. Mobilisant initialement un discours sur « l'expérience ottomane » pour justifier des mesures protectionnistes entre 1929 et 1980, celui-ci évolue pour s'inscrire, dans le cadre d'une économie mondialisée, dans une démarche stratégique globale, la Turquie semblant désireuse de déconstruire une peur devenue irrationnelle.

Toutefois, pour comprendre le nouveau paradigme économique turc - il apparaît nécessaire de s'intéresser au basculement de ce discours initialement introverti vers un discours extraverti. Si la politique extérieure de la Turquie est aujourd'hui résumée sous un terme générique « néo-ottoman », il est nécessaire de comprendre les origines de cette politique. Il s`agira en effet de déconstruire l'idée que le gouvernement islamo-conservateur actuel, l'AKP, est à l'origine de celle-ci, et plus encore de s'intéresser aux facteurs internes mais également externe ayant conduit à son émergence. Ce faisant, ces éléments seront en mesure d'offrir, selon la viabilité du paradigme économique avancée dans le cadre de notre étude, une clé de lecture précieuse dans la compréhension des politiques de l'État turc.

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I. La dépendance naturelle de la Turquie aux investissements extérieurs

En janvier 2012, le vice-premier ministre en charge de l'économie, Ali Babacan déclarait : « Il n'y a rien de plus naturel pour nous que de développer nos relations qui viennent de l'histoire. Nous croyons profondément que cette géographie constitue une aire économique unifiée. Nous avons une vision dans laquelle les individus, les biens et les capitaux pourront circuler librement, où les frontières n'auraient plus de sens. Nous avons une vision, comme dans le cas de l'UE, d'une région où quelqu'un qui partirait d'Albanie aurait la liberté de circuler aisément jusqu'à Koweït, à Bahreïn ou au Maroc. Naturellement, la Turquie sera le leader de cette région. Avec cela nous voulons constituer une géographie privilégiant la démocratie, la paix, la sécurité et la prospérité »59.

Annexe 7 : L'Empire Ottoman à son apogée (fin du 16ème siècle).

Si le terme « ottoman », relayant à une idée expansionniste et impérialiste n'a jamais été explicitement employé par la classe politique, l'ancien espace ottoman constitue pour la Turquie une zone d'influence traditionnelle légitime, dans lequel l'Etat désire s'investir économiquement, sinon politiquement dans le cadre d'un multilatéralisme coopératif.

59 AKAGUL, Deniz. « À la recherche de l'attractivité perdue », Les Cahiers de l'Orient, vol. 127, no. 3, 2017, pp. 93-110.

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Lorsque l'on évoque la Turquie, économiquement parlant, de quoi parlons nous ? Du fait de sa géographie, la Turquie est un pays essentiellement agricole, en 2018, près de 50% de sa surface était cultivable. Elle dispose toutefois de ressources minières notables : charbon, minerai de fer, cuivre, chrome, antimoine, mercure, or, barytine, borate, célestite (strontium), émeri, feldspath, calcaire, magnésite, marbre, perlite, pierre ponce, pyrites (soufre)60, É Or, contrairement aux pays voisins du Moyen-Orient, la Turquie bénéficie d'une absence de rentes naturelles qui serait susceptibles de décourager l'exploitation. Nous entendons ici par « rentes naturelles » la différence entre le prix mondial de la ressource et le coût nécessaire à son extraction61. Elle dispose par ailleurs d'une répartition géographique qui vient stimuler la demande domestique, principal moteur de croissance du pays : en 2021, 76,6% de sa population recensée se trouvait en milieu urbain. Mais cette autosuffisance agricole et ce capitalisme local, notamment stimulé par les « tigres anatoliens » et les PME, ne suffisent pas à garantir les besoins économiques de l'État turc62.

Alors que l'agriculture représente encore environ 25% de l'emploi national, son économie de marché est majoritairement tirée par son industrie : automobile, pétrochimie, électronique... Toutefois l'instabilité de son environnement régional autant que la dérive autocratique du pays viennent mettre à mal le dynamisme économique : la confiance des investisseurs s'érode, et l'on constate, comme sous l'ère ottomane, que la Turquie reste grandement dépendante des investissements extérieurs comme en atteste la périodicité des crises affectant sa croissance.

60 Site officiel de la Central Intelligence Agency : Op.cit https://www.cia.gov/the-world-

factbook/countries/turkey/#economy

61 PHILLIPPOT Louis-Marie. « Rente naturelle et institutions. Les Ressources Naturelles : Une Ò Malédiction Institutionnelle ? ». 2011. halshs-00553629

62 †LGEN, Sinan. « La transformation économique de la Turquie : une nouvelle ère de gouvernance ? », Pouvoirs, vol. 115, no. 4, 2005, pp. 87-99.

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Annexe 8 : L'instabilité de l'économie turque au cours de la décennie 90 (Source : Banque centrale de Turquie).

Ainsi, la Turquie, quoique pays incontournable dans le transit des hydrocarbures provenant du Moyen-Orient63, doit composer avec deux caractéristiques primordiales et interdépendantes :

Économiquement, elle doit composer avec la nécessité vitale de s'ouvrir aux investissements et au commerce extérieurs puisque son économie se trouve être structurellement déficitaire, conséquemment et en dépit de son héritage politique et historique.

Politiquement, de par le caractère Kémaliste de sa constitution, elle doit composer ses orientations diplomatiques en s'adaptant au choix stratégique de se rapprocher de l'Europe au détriment de partenariats plus larges avec les États du Moyen-Orient.

Une double nécessité donc qui, dans le contexte de pénétration de l'économie internationale à partir de 1980, va induire et justifier l'émergence d'un projet « néo-ottoman » qui, contrairement à l'AKP à partir de 2003, sera davantage considéré comme un choix « pragmatique » plutôt « qu'idéologique ». La mobilisation de ce discours néo-

63 Voir Titre III

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ottoman, à l'origine du nouveau paradigme économique turque, doit toutefois être appréhendé au regard de facteurs à la fois internes mais également externes à la Turquie.

II. La mobilisation du discours ottomaniste visant répondre aux nécessités économiques de la Turquie

L'apparition d'une référence à « l'ère traditionnelle ottomane » apparaît au moment où la Turquie entreprend l'extraversion de son économie, à partir de 1980, cherchant comme nous l'avons vu à s'intégrer au sein de l'économie mondiale. Jusqu'alors, les mesures protectionnistes de l'économie turque avaient été justifiées par deux facteurs.

D'une part, à partir de la crise économique de 1929, les États européens majoritairement industrialisées, avaient mis en place des mesures destinées à protéger leurs économies. Ce recul de l'activité économique, autant que l'asséchement de capitaux extérieurs susceptible de maintenir les importations, ne laisse pas d'autres choix à l'État turc que de prendre des mesures adaptées.

D'autres part, le souvenir de la dette ottomane conduit les politiques turcs à refuser catégoriquement tout endettement extérieur. Plus encore durant la Guerre froide, alors que la position géostratégique de la Turquie au sein de l'OTAN a justifiée l'octroie d'un soutien économique important, ce même discours au passif ottoman se justifie au regard du passif du « régime des capitulations ». Ainsi, en dépit de l'intégration de la Turquie au sein du GATT, ces mesures se maintiennent, tolérés par les puissances occidentales.

L'évolution intervient à partir de Janvier 1980 au travers du vaste programme de stabilisation de l'économie turque, visant à satisfaire les principaux bailleurs de fonds : « L'ajustement turc était fondé sur des politiques de restriction de la croissance de la demande interne et sur des réformes structurelles pour augmenter l'offre moyennant une allocation améliorée des ressources (É). Les deux principales caractéristiques du programme étaient la Ubéralisation des échanges commerciaux et la promotion des exportations, ce qui a produit des résultats extraordinaires dans la politique de croissance des exportations. Par exemple, en 1982, le chiffre des exportations a doublé, les exportations sont passées de 2,9 milliards de dollars en 1980 à 15 milliards en 1993. De même, la composition des exportations a changé considérablement dans les années 80 : tandis que la part des produits agricoles et industriels dans les exportations était respectivement de 57,4 et 36 pour cent en 1980, la part des produits agricoles a diminué à 15 pour cent en 1993. La part des produits industriels s'est considérablement accrue

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jusqu'à atteindre 83 pour cent en 1993 (É) Le programme de 1980 incluait également des mesures pour réformer le système financier visant une réduction significative de l'intervention directe de l'état et une importante libéralisation des produits et des marchés financiers64 È.

Ainsi, si la mise en place de politiques économiques protectionnistes justifiées par la crispation du taux d'ouverture en 1930 correspondait à une réponse de l'État turc à un contexte international particulier, la libéralisation de l'économie de marché à partir de 1980 va le conduire à prendre des mesures pragmatiques tendant à s'adapter à ce nouvel environnement international. L'important développement économique procédant de cette ouverture laisse à penser l'orientation « subie » par la Turquie dans le cadre des mesures protectionnistes. La fin d'une Turquie en marge de l'économie mondiale se manifeste par ailleurs par un changement de discours du politique vis à vis de l'héritage ottoman. Si celle-ci se référait auparavant à l'expérience de l'Administration de la dette publique ottomane, ce discours est abandonné pour dénoncer une crainte illégitime vis à vis de l'extérieur, alors même que la libéralisation de l'économie favorise la mise en place de financement externe.

Mais libéralisation de l'économie ne signifie pas pérennité de la croissance de son économie, bien au contraire. Avec l'ouverture à une concurrence plus large et plus dure, la Turquie se livre à une stratégie beaucoup plus pragmatique, tendant à sécuriser ses financements extérieurs.

En effet, il est à rappeler que le 12 Septembre 1963 à Ankara, la Turquie a été amené à signer un accord d'association avec la Communauté économique européenne, visant à la fois l'établissement progressif d'une union douanière ainsi qu'à la préparation d'une adhésion future à celle-ci65. Cet accord a ainsi été conçu en trois étapes distinctes : une première phase d'une durée de 5 ans, une deuxième phase de transition vers l'union douanière et, in fine une phase de rapprochement et d'harmonisation des politiques économiques et fiscales. Dans ce cadre, d'importants protocoles quinquennaux avaient été négociés avec la Turquie à partir de 1978, incluant notamment la mise en place d'aides

64 ...ZELCI Haluk. « Le modèle turc ». In: Revue d'économie financière. Hors-série, 1994. Bretton Woods : mélanges pour un cinquantenaire. pp. 411-422 ; doi : 10.3406/ecofi.1994.5652 ; http://www.persee.fr/doc/ecofi_0987-3368_1994_hos_4_1_5652

65 Journal Officiel des Communautés Européennes, n° 217,2 9 décembre 1964, article 28.

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budgétaires ainsi que des prêts octroyés par la Banque européenne d'investissement (BEI)66.

Mais, même si l'intégration à l'Union européenne constitue pour la Turquie un objectif principal, ces garanties ne lui étaient pas suffisantes. Il s'agit en effet pour la république turque d'être considérée comme un membre à part entière du cercle occidental plutôt qu'un partenaire étranger privilégié. Dans le contexte de guerre froide et de préparation à l'adhésion communautaire, ceci passe par une volonté de développer d'avantage le commerce, notamment dans la zone moyen-oriental, et de moins compter sur des aides et subventions extérieures. C'est notamment le cas durant la première guerre du Golfe pour deux points. D'une part la Turquie à pu constater qu'en dépit de son appartenance au camp occidental, notamment dans son rôle de « containment » face à l'URSS durant la guerre froide, une certaine réticence a pu être constatée de la part d'États européens pour venir à son secours en cas d'attaque Irakienne67. D'autre part, cette réticence, et cette distanciation de l'Europe ne se fait qu'au détriment de la Turquie. En effet, l'embargo international n'a connu de réel succès que par l'intervention de la Turquie, qui a pris des mesures contre l'État irakien en fermant les oléoducs transportant 60% du pétrole. Pourtant, alors que son action entraînerait irrémédiablement la perte du commerce avec l'État Irakien, l'Europe ne lui offrait pas une alternative économique totale, une sorte de demi-confiance rappelant à la Turquie sa position « d'un pied dedans, un pied dehors ».

On peut observer alors dans cette période la mise en place par la Turquie d'une diplomatie commerciale particulièrement active au Moyen-Orient, et en direction des républiques turcophones de l'ex-Union soviétique. Cette volonté d'investir le Moyen-Orient se manifeste notamment par la mise en place, à l'initiative de la Turquie, de plusieurs organismes de coopérations régionales. Il peut ainsi être souligné la mise en place de l'Organisation de coopération économique (OCE), fondée en 1964. Alors que cet organisme a connu une « caducité » notoire, notamment du fait de l'arrivée au pouvoir de Khomeiny en Iran et de Saddam Hussein en Irak en 1979, celle-ci a connu un second souffle à partir de 1985 et une expansion notable dès 1992. Également, l'Organisation de Coopération économique de la Mer noire (OCEMN), aussi appelé déclaration du Bosphore, en 1992, organisation visant à favoriser la réalisation de projets d'infrastructures

66 TURUNC, Garip. « La Turquie et l'Europe : Une relation embrouillée », Mondes en développement, vol. no 128, no. 4, 2004, pp. 89-113.

67 BOZDEMIR Michel. La Turquie face à la crise du Golfe. In: Revue du monde musulman et de la Méditerranée, n°62, 1991. Crise du Golfe, la "logique" des chercheurs. pp. 111-115

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de télécommunications, routier autour de la mer Noire ainsi que dans le domaine des transports maritime. Enfin, le Developing 8 (D- 8), fondé en 1996 visant à développer les échanges entre les pays en développement68.

On remarque toutefois que cet activisme politique conduit par le président ...zal dans les années 80 diffère de l'activisme du gouvernement de l'AKP à partir de 2003 : Selon Deniz Akag·l69 : « Durant les années qui ont suivi l'ouverture de 1980 initiée par ...zal, la Turquie a suivi ce que Edward Luttwak, spécialiste du Center of Study of International Strategy de Washington, qualifiait au début des années 1990 de « stratégie d'indifférence calculée ». Selon cette stratégie, c'est la dimension économique qui était mise en avant. Pour lui, la Turquie « devrait aborder le Moyen- Orient non pas avec des armes, mais avec des caisses enregistreuses. La politique étrangère n'apporte pas d'argent, mais elle en enlève. C'est pourquoi la politique extérieure de la Turquie devrait être passive du point de vue politique et active du point de vue économique. La politique extérieure devrait être non pas au service d'elle- même, mais au service de l'économie70. » Conformément à ces propos, il s'agissait dans les années 1980 et 1990 de l'instrumentalisation des affinités religieuses et culturelles au service des visées mercantiles ».

Il est en effet intéressant de comprendre que le Moyen-Orient, à la fin de la guerre froide, est marqué par d'importants mouvements, notamment religieux et ethniques, soit une islamisation globale résultant notamment de l'opposition entre sunnisme et chiisme (conflit Iran-Irak et guerre civile libanaise notamment). Dans ce cadre, il ne s'agit pas pour le gouvernement turc d'évoquer un « néo-ottomanisme » qui, sous couvert d'une histoire commune, pourrait évoquer dans la mémoire orientale un schéma de domination longtemps combattu, que ce soit au Liban ou en Arabie Saoudite. Il s'agit toutefois pour la Turquie de mettre en avant sa position de médiateur, sa politique étrangère empreint des valeurs kémaliste étant caractérisée par une stricte neutralité, comme le rappel sa devise « Paix dans le monde, paix chez soi ».

68 AKAGUL Deniz; « Nouvelles orientations de la politique commerciale turque : entre pragmatismes et ambitions « néo--ottomanes » ; p. 259-281 ; Configurations économiques dans l'espace post-ottoman, Partie 4 - Production de biens publics internationaux dans l'espace post--ottoman ; Mai 2017 ; https://doi.org/10.4000/anatoli.349

69 AKAGUL Deniz ; « La Turquie, de l'émergence aux premiers revers économiques: causes et conséquences politiques » ; au colloque "Où va la Turquie?" du 29 mai 2017.

70 Dans le texte : « Entretien accordé au quotidien « Cumhuriyet » le 12/02/1991 »

48

On constate donc qu'à l'origine d'un « mouvement néo-ottomaniste » se joue une volonté pragmatique de diversification des partenariats économiques, mettant en avant dans un but marchand les affinités culturelles et religieuses de ses voisins, pour substituer, sinon compléter, les échanges lacunaires entre la Turquie et une Europe hésitante quant à l'approfondissement de son intégration. Alors que la Turquie va officiellement poser sa candidature auprès de la Communauté économique européenne en avril 1987, celle-ci va toutefois aboutir à un échec en 1989, notamment en raison de son économie, des relations tendues avec la Grèce et de la crise chypriote susceptible de créer un climat défavorable à l'aboutissement des négociations. Ce n'est alors qu'au Conseil Européen d'Helsinki en 1999 que la candidature turque sera reconnue par les Européens. L'arrivée de l'AKP en 2003 va toutefois faire évoluer et mûrir cette politique extérieure vis à vis du Moyen-Orient vers une dimension plus interventionniste et idéologique71.

La position d'interlocuteur principal au Moyen-Orient présentait à ce titre de nombreux avantages. D'une part, la Turquie incarnerait à l'issue le « pont » entre l'Asie et l'Occident, renforçant sa position incontournable vis à vis des Européens. D'autre part, en se présentant comme un acteur neutre, moderne mais non occidental, la Turquie renforçait son prestige vis à vis des États de cet espace anciennement ottoman, soit le monde afro-asiatique. Elle répondait in fine à un besoin de financement externe pour une Turquie désormais intégrée dans l'économie mondiale. Le Président de la République Turgut ...zale avait notamment déclaré le 5 novembre 1991 : « ... Au point où nous sommes, nous ne devons pas perdre de vue d'autres alternatives éventuelles. La Turquie ne peut pas mettre toutes ses possibilités dans le même panier. Je ne le dis pas pour défier la CE ou l'Europe. Ce n'est pas du tout cela. Mais, nous devons prendre en considération toutes les alternatives (É) De plus, la Turquie doit agir vite et s'insérer dans ces développements régionaux (É) non pas après que ces événements auront eu lieu, mais au moment opportun... ».72

Toutefois, même si l'on constate que l'État turc désire se donner les moyens de ses ambitions, notamment le renforcement de sa notoriété en intégrant l'Organisation de la Coopération Islamique (OCI) en 1969, et en étant à l'initiative du Comité de Coopération

71 Cité par DAL Emel Parlar « The Strategie Dept Doctrine of Turkish Foreign Policy », Middle Eastern Studies, vol. 42, no 6, novembre 2006, p. 945.,

72 lKIN Selim. « Les tentatives de coopération économique de la Turquie et la zone de coopération économique en mer Noire ». In: CEMOTI, n°15, 1993 ; « La zone de coopération économique des pays riverains de la Mer Noire. pp. 51-75 ; Hikmet Çetin, "Deðiþen Dünya ve Türkiye", Mülkiyeliler Birliði Dergisi, N° 142, avril 1992, p. 6-21.

49

Économique et Commerciale (ISEDAK ou COMCEC) en 1981 lors de la Conférence de La Mecque, celui-ci se confronte à une double limites : à la fois ses propres limites structurelles, mais également aux limites économiques de son environnement régional.

III. Un environnement géoéconomique structurellement limité

A. Une configuration régionale limitant son développement

En effet, sans toutefois qu'il soit question de « remplacer le marché européen », l'objectif tend à une réduction de sa dépendance via le marché oriental. Mais le potentiel économique de cette zone de substitution fait face à une instabilité structurelle à la fois politique mais également économique.

Politique d'une part, marquée dans un premier temps par une importante opposition entre chiisme et sunnisme à partir de 1979, et par une instabilité sécuritaire plus globale qui s'étend jusqu'à aujourd'hui. Les conflits prennent tour à tour des dimensions internes, l'exemple de la guerre civile au Liban de 1975 a 1990, régionales avec Israël ou la Syrie à partir de 2011, idéologique avec le développement du terrorisme, ou identitaire avec la menace kurde à partir de 1974 (PKK)É Le problème est toutefois double pour la Turquie : Si celle-ci conserve une position de neutralité, son commerce extérieur est affecté directement par le risque d'un essoufflement économique des belligérants - l'exemple du conflit Iran-Irak entre 1980 et 1988 - et si elle prend partie au conflit celle-ci met un terme au commerce avec la partie belligérante - l'exemple de la première guerre du Golfe en 1990 qui est venue réduire à néant le commerce avec l'État irakien.

Économique d'autre part, les États composant son environnement régional proche disposent d'une infrastructure de production limitée. Le dynamisme économique de la zone est en effet issu de l'extraction et du transit des hydrocarbures à destination de l'Europe, et non de l'échange de biens pouvant par ailleurs assurer l'autonomie de la région. Si la Turquie maintient, de par sa situation géographique, une position de « hub énergétique » entre le Moyen-Orient et l'Occident, l'instabilité politique pèse cependant sur cette rente des hydrocarbures. En témoigne notamment les chocs pétroliers ayant grandement impacté l'économie mondiale et le pouvoir d'achat des États régionaux en 1973 avec la guerre du Kipour, en 1979 avec le conflit Iran-Irak, ou en 2008 qui, même si découlant de la crise des subprimes, trouve sa source dans la seconde guerre du Golfe de 2003. Par ailleurs, dans un commerce mondialisé caractérisé par une circulation plus

50

importante et moins coûteuse des transports de marchandises, la proximité géographique mis en avant par le gouvernement ...zal durant la décennie 80 perd de sa pertinence.

Ainsi, il doit être interrogé la pertinence pour la Turquie quant à considérer le Moyen-Orient comme un marché de substitution ou marché complémentaire au marché européen, puisque si la proximité géographique peut-être considérée comme un catalyseur d'opportunité économique, celle-ci ne se suffit pas en elle-même mais nécessite au préalable une diversification des économies (industriels, technologiques, services, É) susceptible de créer une interdépendance entre les systèmes. Plusieurs exemples peuvent ici être cités.

Si l'on prend les échanges entre le Canada et les États-Unis, les États-Unis représentent certes 73,5% des exportations et 48,8% des importations du Canada, contre 4,8% des exportations et 14,1% des importations pour la Chine73, mais l'intérêt pour le Canada est d'échanger avec une économie développée, diversifiée, à même de satisfaire de part et d'autres de la frontière la demande du marché.

Le même constat peut être fait entre la France et l'Allemagne, les échanges franco-allemands représentant 14,5 % des échanges totaux de la France ; ou, au niveau régional entre l'Union Européenne et les États-Unis avec une part totale pour les échanges de marchandises estimée à 15,2% en 2020.

Lors de la présentation du rapport de la « Turkish Industry and Business Association » (T†SIAD) en mai 2007, le ministre d'État Kürþat Tüzmen (2005 -2007) avait notamment été amené à se prononcer sur les limites du néo-ottomanisme, dans son acception économique, dans son ensemble régional : « « Nous partageons une histoire culturelle commune avec les pays riverains de ces trois mers (Mer Méditerranée, Mer Caspienne, Mer Noire). Nous pouvons utiliser ceci comme un atout dans nos relations commerciales (É) La malchance de la Turquie est qu'à l'exception de la Grèce et de la Russie, le revenu est bas chez ses voisins. Si ce n'était pas le cas, nous aurions pu réaliser une grande partie de notre commerce avec nos voisins.74 »

Cette tendance se vérifie aujourd'hui si l'on procède à l'analyse de la part des exportations et importations de la Turquie. On observe en effet que, mis à part l'Irak pour

73 Direction générale du trésor ; « Le commerce extérieur du Canada en 2020 - Balance des biens », publié le 29 avril 2021

74 Discours prononcé lors de la présentation du rapport de la TÜSIAD en mai 2007, Gülden AYMAN, Tülay Ayalp KILIÇDAÐ, Aydõn SEZER,, propos rapporté par Deniz Akag·l dans « Nouvelles orientations de la politique commerciale turque : entre pragmatismes et ambitions « néo- ottomanes », 2014.

51

des raisons énergétiques, aucun pays de son ensemble régional proche ne constitue un partenaire économique d'envergure susceptible de « soulager » la dépendance de la Turquie au marché de l'Union européenne. Nous exclurons dans notre exemple les années 2020 et 2021, marquée par l'épidémie de Covid-19, pour exprimer une tendance générale en contexte normalisé.

Exportations

S1 2018

 

S1 2019

Part de marché

S1 2019

Valeur (USD)

Valeur (USD)

Evolution S1

2018-S1 2019

Total

82

222 861

83

716 369

1,9%

100%

Allemagne

8

231 279

7

693 579

-6,5%

9,2%

Royaume-Uni

5

216 727

4

990 567

-4,3%

6%

Italie

5

044 933

4

677 381

-7,3%

5,6%

Irak

3

887 223

4

117 045

5,9%

4,9%

Espagne

3

894 936

3

978 600

2,1%

4,8%

Etats-Unis

3

837 280

3

923 230

2,2%

4,7%

France

3

824 510

3

878 993

1,4%

4,6%

Pays-Bas

2

414 515

2

516 757

4,3%

3%

Israël

1

955 887

2

081 768

6,4%

2,5%

Roumanie

1

916 023

1

944 641

1,5%

2,3%

Annexe 9 : Les dix premiers clients de la Turquie en 201975.

Importations

S1 2018

S1 2019

Part de marché

S1 2019

Valeur (USD)

Valeur (USD)

Evolution S1

2018-S1 2019

Total

122 960 309

98 565 835

-19,8%

100%

Russie

11 423 382

10 542 010

-7,7%

10,7%

Chine

11 737 400

8 594 214

-26,8%

8,7%

Allemagne

11 181 604

8 427 515

-24,6%

8,6%

Etats-Unis

6 259 818

5 326 586

-14,9%

5,4%

Italie

5 677 033

4 100 208

-27,8%

4,2%

75 Données du Service économique régional de l'ambassade de France, sur les sources de TürkStat, https://www.tresor.economie.gouv.fr/Pays/TR/indicateurs-et-conjoncture

52

Inde

 

3

754

938

3

251

373

-13,4

3,3%

France

4

425

923

3

022

846

-31,7%

3,1%

Corée du Sud

3

597

586

2

878

494

-20%

2,9%

Iran

3

810

401

2

718

133

-28,7%

2,8%

Royaume Uni

4

839

071

2

467

109

-49%

2,5%

Annexe 10 : Les dix premiers fournisseurs de la Turquie en 201976.

B. Une configuration nationale limitant son expansion

La Turquie se confronte également à ses propres limites structurelles. Si son économie à pu maintenir une croissance particulièrement importante sur les deux dernières décennies (en moyenne 5% depuis 2002) et la place à la 19ème place des plus importantes puissances économiques mondiales, cette croissance ne lui assure toutefois pas la capacité d'être un moteur de croissance au niveau régional et d'être un acteur de développement prépondérant auprès de ses voisins.

A bien des égards, on a pu apercevoir que la Turquie a pu revendiquer une position d'Etat hégémonique dans son ensemble régional. Selon la Théorie de la stabilité hégémonique de Charles Kindleberger, et développée par Robert Keohane77, un tel État se caractérise78 d'une part par sa capacité à créer et à vouloir créer des normes internationales et s'employant à les faire respecter, l'exemple de l'Accord d'Astana le 4 mai 2017 ayant conduit à l'établissement quatre zones de cessez-le-feu en Syrie ; et d'autre part une certaine prédominance caractérisée à la fois dans les domaines économiques, technologiques mais également militaire. Si la Turquie se place juste derrière l'Arabie Saoudite, 18ème puissance économique mondiale, celle-ci ne dispose pas de capacité économique lui permettant de revendiquer le rôle d'hégémon bienveillant, c'est à dire pourvoir aux besoins économiques, politiques et sécuritaires de ses pays voisins. Si d'une part un tel rôle lui est refusé de par le souvenir de la domination ottomane sur l'ensemble des pays arabes, ses capacités économiques la limite également. Dépendant des capitaux extérieurs, et incapables de fournir à ses partenaires commerciaux des débouchées pour les exportations, son principal enjeu était et demeure encore aujourd'hui la consolidation de sa puissance et de ses acquis économique. De fait, quoique volontaire, son statut en l'état la

76 Ibid.

77 VANEL Grégory. Le concept d'hégémonie en économie politique internationale. 2003. halshs-00129192

78 Ibid. cit. Keohane, Robert O. 1984. After Hegemony

53

rend inapte à être investit du rôle de locomotive économique pour l'ensemble de la région, plus encore alors que son taux de croissance annuel du PIB s'élevait à 1,8% en 202079.

IV. La mobilisation d'un « néo-ottomanisme » visant à répondre à l'instabilité économique et politique de la Turquie

Si l'on constate une appropriation de l'héritage ottoman, par les politiques comme un outil marchand dans l'ensemble régional turc, notamment par la valorisation et la mise en avant d'un passé commun et d'affinité culturelle et religieuse, ce discours incarne également un remède face à l'instabilité politique et sociale que traverse la Turquie à partir de 1980. Comme nous l'avons vu précédemment, le kémalisme n'a pas été en mesure d'apporter des réponses à la crise identitaire latente au sein de l'Etat turc, incapable d'endiguer la vague de violence découlant des problématiques kurdes autant que nationaliste au cours de la « décennie noire ».

Cette période se caractérise par un double phénomène à la fois politique mais également économique. D'une part après trois ans de dictatures, conséquemment au coup d'Etat militaire de 1980, un processus de démocratisation et de décentralisation est mis en place à partir de 1983. Toutefois, cette ouverture à la démocratie porte le poids de la tutelle militaire, et la vie politique se polarise autour de l'affrontement entre islamistes d'une part et laïques d'autre part. Dans ce climat, se développe un « clientélisme » de la part des politiques désireux de tirer le meilleur parti de la fragmentation sociale, la cohésion étant d'autant plus fragmenté par l'aggravation de la question kurde. Développement du populisme, qui, en dépit de la libéralisation de l'économie, va entrainer une forme « d'intrusion » du politique dans l'économie : l'objectif n'est plus en effet la recherche de croissance mais la distribution de rentes dans l'objectif de satisfaire les soutiens politiques, entrainant par ailleurs le développement de la corruption.

Cette situation emporte un certains nombres de conséquences économique pour le pays. Notamment un manque de discipline fiscale qui conduit à un endettement particulièrement lourd du gouvernement turc. Avec des dépenses fiscales trop importante en comparaison avec les revenus, l'Etat cherche à compenser l'endettement, ce qui entraine des taux d'inflation particulièrement élevé et chroniques. A titre d'exemple, entre 1982-2002, la moyenne pour cette hausse de prix annuelle s'élevait à 63 %, le plafond

79 Op. cit. Données du Service économique régional de l'ambassade de France, sur les sources de TürkStat, https://www.tresor.economie.gouv.fr/Pays/TR/indicateurs-et-conjoncture

54

ayant été atteint en 1994 avec un taux d'inflation établi à 125 %80. Toutefois dans un climat de libéralisation de l'économie, ces crises périodiques, quoique de plus en plus fréquentes, n'ont jamais durées assez longtemps pour remettre en cause l'ensemble du système.

Ce n'est qu'à partir de Février 2001 que l'intensité de la crise économique a pu renverser le système établi. En effet, la Turquie avait négociée un plan de stabilisation par le change (PSC) avec le FMI, accord entré en vigueur au début de l'année 2000. Celui-ci devait en outre conduire à une réduction de l'inflation, qui oscillait alors entre 40% et 100% depuis les années 80, autant que freiner l'endettement public puisque le besoin de financement des administrations publiques était passé de 4,5% en 1980 à près de 15% du PIB en 199981.

Bien que de nombreux facteurs structurels et économique caractérise cette crise, il est à retenir que c'est par l'intermédiaire d'une violente altercation entre le Premier ministre Bülent Ecevit et le président Ahmet Necdet Sezer le 19 Février 2001 lors de la réunion du Conseil de sécuritéì nationale, que va s'établir la « crise de trop » pour la Turquie82. Cette « grave crise » politique au sein de l'appareil étatique turc va entrainer une série de conséquences sur les marchés financiers, amplifié par une perte de confiance dans la résilience du pays ayant déjà conclu près de seize accords préalable avec le FMI depuis 1961 : dépréciation de la libre turque de 40% par rapport au dollar dans les jours qui suivent, hausse importante de l'inflation conséquemment à la fuite des capitaux et une crise des liquidités, etcÉ C'est finalement la mise en place de mesure par le ministre de l'Économie Kemal Dervis, avec l'aide du FMI, qui évitera à la Turquie de connaître une véritable faillite.

Selon Sinan †lgen83 : « La Turquie était face à une crise de gouvernance. La solution passait par une réforme ambitieuse des institutions et des règles. Il était finalement temps de rompre le lien nuisible entre la politique traditionnelle populiste et l'économie (É) L'objectif principal de ce programme était tout d'abord d'instaurer la confiance afin de limiter les dégâts immédiats. Ensuite, le programme en question visait la

80 †LGEN Sinan, « La transformation économique de la Turquie : une nouvelle ère de gouvernance ? », Le Seuil | « Pouvoirs », 2005/4 n° 115, pages 87 à 99

81 HERICOURT, Jérôme, et REYNAUD Julien, « La crise monétaire turque de 2000/2001 : une analyse de l'échec du plan de stabilisation par le change du FMI », Économie internationale, vol. 108, no. 4, 2006, pp. 526.

82 VANER Semith, - Turquie : chronique d'une crise - Septembre 2001 ; http://www.ceri-sciences-po.org

83 Op. cit. †LGEN, Sinan. « La transformation économique de la Turquie : une nouvelle ère de gouvernance ? », Pouvoirs, vol. 115, no. 4, 2005, pp. 87-99.

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mise en place d'un nouveau cadre de gouvernance économique. Il prévoyait ainsi l'indépendance totale de la Banque centrale, le renforcement de la capacité administrative et de l'indépendance des autorités de réglementation comme l'autorité bancaire ou le Conseil de concurrence. Il prévoyait aussi la dérégulation et la libéralisation de plusieurs secteurs d'activités économiques essentiellement dans les services. Les secteurs des télécommunications, de l'électricité, du gaz naturel et du transport aérien tombaient dans le champ des réformes (É) Les résultats de ces réformes ne se sont pas fait attendre. L'économie turque a rebondi l'année suivante en enregistrant une croissance de 8 %. L'année d'après, c'est-à-dire en 2003, la croissance ralentissait quelque peu à 6%pour rebondir encore une fois et atteindre le cap de 10% en 2004 ».

C'est dans ce cadre qu'un gouvernement de coalition adoptera, avec l'appuie du FMI, une série de mesure économiques en 2001 devant permettre au pays de sortir de la conjoncture économique et des politiques menées. Si celles-ci venaient en effet conférer des avantages à certains secteurs à des fins électoralistes, favorisaient également l'inflation pour compenser l'endettement public ou l'augmentation de la fiscalité.

Il est en réalité intéressant de considérer et de mettre en parallèle l'arrivée au pouvoir de l'AKP en 2002, parti islamo-conservateur tout juste créé en 2001, avec la crise identitaire turque affectant le tissu social d'une part, et d'autre part l'émergence d'un clientélisme et l'essor de populisme ayant indirectement conduit à l'instabilité économique du pays. Porté par son charismatique président général et fondateur, Recep Tayip Erdogan, sa popularité se fonde largement sur le succès de son programme économique réformateur, autant que par sa volonté de lutter contre la corruption. Celui-ci répond aux nécessité du moment : nouvellement créé c'est un parti ne portant pas de fardeau politique (bien qu'héritier de mouvements antérieurs), son programme hybride ne vise pas seulement l'électorat islamique mais s'appuie sur une doctrine économique libérale, qui va venir appuyer le programme du FMI visant à sortir de la crise, et, plus que tout, il vient répondre à un besoin de moralisation de la vie politique turque (AKP, ou « Parti de la justice et du développement », étant notamment un jeu de mot sur « Ak » ou « blanc » en langue turc, un parti pur sans pêché84). Selon Gerard Groc : « c'est aussi la victoire d'une volontéì devenue majoritaire de voir une dimension sociologique et culturelle prégnante, la

84 SEMO Marc, « L'AKP, un ambigu parti turc », Libération, le 28 septembre 2004, consulté le 24 Mars 2021

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foi musulmane, sortir de la marginalisation dans laquelle elle est confinée par une laïcité dominante et s'affirmer au grand jour comme une option politique acceptable »85.

Cette nouvelle donne politique et économique correspond également à l'importante remise en question de la figure patriarcale d'Attatürk au sein d'une partie de la population et de la classe politique. Cette remise en question concorde, nous l'avons vu, avec une montée du nationalisme turc mais également avec la montée de la radicalisation, elle-même conséquence de la montée du nationalisme kurde et de la politique du PKK particulièrement violente durant la « décennie noire » 1990. Elle est également l'expression, pour reprendre Didier Billion, d'un « sursaut de fierté nationale face à ce qui est perçu comme l'arrogance européenne, en particulier en raison du rejet de la candidature turque lors du conseil européen de Luxembourg en décembre 1997 »86.

L'AKP devient le bénéficiaire politique des mesures prises en 2001 et de l'intervention du FMI, augmentant considérablement sa popularité à l'intérieur du pays, et sa crédibilité à l'extérieure de ses frontières. Le « miracle turc » se caractérise notamment par la mise en place d'une nouvelle livre turc à partir du 1er Janvier 2005 qui divise la monnaie par un million, par la multiplication par trois du PIB par habitant exprimé en dollars courants entre 2002 et 2008, ainsi qu'une augmentation de la confiance des investisseurs étrangers qui facilite l'émergence de plateformes de production et donc l'augmentation de l'activité industrielle. Sur cette même période les exportations turques sont multipliées par quatre (dépassant 130 milliards de dollars en 2008), et la croissance des investissements directs étrangers passe de 628 à 21957 millions de dollars87.

V. Le basculement progressif d'un « pragmatisme économique » vers un « idéalisme politique » néo-ottoman

Plus largement, trois phases semblent se dégager dès lors que considère l'ensemble des politiques menés par l'AKP depuis presque 20 ans.

La première phase peut en effet se caractériser par une volonté de l'AKP de faire aboutir le projet d'intégration européen. En effet entre 2002 et 2008 l'islamisme a très peu

85 G. Groc, « Islam et démocratie en Turquie : une nouvelle dimension », Revue des deux mondes, n° 4, avril, 2003, p. 116-131

86 BILLON Didier, « L'enjeu Turc », Éditeur : Armand Colin (01/05/2006), ISBN : 2200269528

87 ÇAGLAR, Esen. « Où va l'économie turque ? Trois scénarios à long terme et leurs répercussions sur les politiques menées », Hérodote, vol. 148, no. 1, 2013, pp. 138-155.

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été au coeur des débats politiques concernant la Turquie. Cette première phase se caractérise au contraire par une recherche à la fois d'autonomie, mais aussi de reconnaissance sur la scène internationale, notamment du fait que la pays - de par se « miracle turc » - fait désormais partie des « nouvelles puissances moyennes émergentes 88» ; c'est à dire une puissance étatique dont les acquis économiques sont assez assainis pour pouvoir prétendre à la conversion de sa puissance économique en pouvoir politique à l'international.

La deuxième phase, à partir de 2008-2009 est caractérisée par trois événements distincts. D'une part la crise des subprimes qui vient remettre en question la dynamique économique extrêmement positive turque. D'autre part l'échec d'une adhésion pleine et entière au sein de l'Union Européenne, alors que la France et l'Allemagne désirent la mise en place d'un « partenariat privilégié », cette proposition est appréhendé comme une trahison par le politique turc, notamment au vu de la résilience du pays pour satisfaire au modèle européen et d'une forme d'hypocrisie pouvant se résumer au « je t'aime moi non plus ». Enfin la mise en place d'une diplomatie pro-active au Moyen-Orient et dans les zones d'influences turques - soit la consécration de la théorie de la « profondeur stratégique » du ministre des affaires étrangères (2009-2014), Ahmet Davutoðlu, qui va tendre à abandonner le modèle d'Etat nation kémaliste, marquée par une certaine distance vis à vis des affaires orientales, pour embrasser une identité « islamique » dont les opportunités économiques et politiques seraient en capacité de compenser le rejet européen et d'asseoir la position stratégique de la Turquie en tant que puissance centrale.

La troisième phase, enfin, qui correspond à la remise en question de la stratégie turque au Moyen-Orient, notamment l'échec de la politique syrienne en 2016. La Turquie constate ses propres limites et ne semble pas in fine disposer des moyens de ses ambitions, délaissant peu à peu l'idéalisme pour retourner au pragmatisme. En effet, en se détachant de ses ambition européennes, la Turquie a perdu un certain « attrait » vis à vis des autres pays arabe, n'incarnant finalement plus le pays ayant un pied dans l'islam politique et un pied dans le « développement occidental ». A la recherche d'alliés dans une région particulièrement instable, et se trouvant au carrefour des luttes d'influences entre l'Occident, la Russie et la Chine, le pragmatisme turc sait toutefois mobiliser son héritage

88 JABBOUR, Jana. « La Turquie : une puissance émergente qui n'a pas les moyens de ses ambitions », Politique étrangère, vol. , no. 4, 2020, pp. 99-108.

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historique et politique pour revendiquer et sécuriser ses intérêts économiques et politiques vitaux.

Si la politique « néo-ottomaniste » turque peut répondre à un projet politique tendant à affirmer le pays non plus comme une puissance régionale mais bien en tant que puissance internationale, celle-ci sert avant tout d'outil pour assurer la pérennité économique de la Turquie. En ce sens, après avoir étudié les tenants et caractéristiques de l'héritage ottoman sur les politiques économiques et les politiques internes de la Turquie sur la seconde moitié du XXème siècle, on a pu observer que la mobilisation dans les discours de cet héritage « ottoman » servait une vision à la fois mercantile vis à vis de l'extérieur, mais également une vision « fédératrice » de l'intérieur. S'emparant d'un idéal d'islam politique, l'AKP rappel au bon souvenir l'Empire ottoman comme une époque d'unité de l'Umma, qui, rassemblée autour de valeurs religieuses, se trouvait abritée de la corruption et du clientélisme.

En réalité, si l'AKP ne se revendique pas ouvertement comme héritier de l'Empire ottoman, les nombreuses références dans les discours, doctrines, et politiques conduites illustre cette dynamique. Le paradigme économique toutefois avancée vient toutefois illustrer l'instrumentalisation du « néo-ottomanisme » par le gouvernement de l'AKP pour répondre aux nécessités économiques que lui impose son environnement naturel, ainsi que la conjoncture qu'elle se doit d'endurer : marginalisation politique de la part de l'Union européenne, instabilité régionale, non appartenance claire à l'Asie ou à l'Occident...

A. Une première phase centrée sur l'intégration européenne : 2002 à 2008

Deux éléments caractérisent cette première période. D'une part, il est a considérer qu'en dépit du caractère islamo-conservateur de l'AKP, la politique diplomatique de la Turquie s'est inscrite, au moins jusqu'en 2007, dans la continuité des politiques conduites par les précédents gouvernements. Celle-ci, en droite ligne avec « La profondeur stratégique » de 2001, entreprend alors une politique dites « zéro problèmes avec les voisins ». Cette politique tend à mettre en évidence la responsabilité de la Turquie dans la stabilité de son ensemble régional, et vise, au travers d'une politique multidimensionnelle préventive à supprimer toutes les difficultés politiques, économiques et sécuritaires pouvant entraver les coopérations interétatiques. Désireuse d'établir des rapports gagnants-gagnants avec ses voisins au travers de mécanismes de dialogue, de coopération et de

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négociation, la Turquie - sent toutefois tomber dans le réactif - affirme tant son occidentalité que son appartenance au monde musulman. Devenant le pont entre ces deux mondes, on observe une volonté de s'affirmer pacifiquement au sein de sa zone d'influence.

Cette politique de bon voisinage s'illustre de nombreuses façons. Il peut notamment être cité le refus de la Turquie de fournir des bases aériennes aux forces de la coalition lors de la guerre d'Irak en 2003 et du soutien financier et logistique tuc visant à la reconstruction. C'est également le soutien turc au plan de réunification de l'île de Chypre proposé par le SGNU en 2004, ou par le développement de relations économiques avec la région autonome du Kurdistan irakien - alors que le PKK avait annoncé en 2000 la fin des hostilités. Enfin, il peut être cité le rafraichissement, et l'approfondissement des relations politiques et économiques avec la Syrie d'Al Assad entre 2007 et 2010, notamment facilité par l'expulsion d'Abdullah öcalan, leader du PKK en 199889.

D'autre part, cette première période est marqué par une volonté de la part de la Turquie de faire aboutir le projet européen, un projet initié le 14 avril 1950 par son adhésion au Conseil de l'Europe et par la volonté exprimé par le Premier ministre turc Adnan Menderes de participer aux initiatives de la communauté économique européenne en 1957. Elle constitue à ce titre la consécration pour la Turquie du modèle Kémaliste - l'intégration au sein du système qui l'avait qualifié des années auparavant « d'homme malade de l'Europe », et la possibilité d'intégrer un système économique et politique développé. Plus encore, elle constitue pour la Turquie une opportunité économique majeur, lui permettant d'intégrer le marché commun, et d'accroitre sa proximité avec son premier partenaire économique. A titre d'exemple, en 2019, l'Union des 27 représentait 42,4% des exportations turques, et 32,3% de ses importations90.

Cette volonté s'est néanmoins heurtée, durant le processus, aux difficultés pour la Turquie de réformer son système afin de pouvoir être pleinement intégrée. Rappelons l'accord d'Ankara91, ou accord d'association entre Turquie et Communauté économique européenne du 12 septembre 1963 dont l'article 28 de l'accord spécifiait : « lorsque le fonctionnement de l'accord aura permis d'envisager l'acceptation intégrale de la part de la

89 Rapport d'information de MM. Ladislas PONIATOWSKI, co-président, Jean-Marc TODESCHINI, co-président et René DANESI, fait au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées ; n° 629 (2018-2019) - 3 juillet 2019 ; p.42

90 Site officiel du Trésor : https://www.tresor.economie.gouv.fr/Pays/TR/commerce-exterieur-turc, consulté le 25 mars 2021

91 « Accord d'association et protocoles CEE-Turquie et autres textes de bases » ; Conseil des Communautés européennes ; Bruxelles 1992 ; ISBN 92-824-0906-6

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Turquie des obligations découlant du traité instituant la communauté, les parties contractantes examineront l'éventuelle possibilité d'une adhésion de la Turquie à la Communauté ».

Le 14 avril 1987, Turgut ...zal déposa officiellement une candidature tenant à l'adhésion pleine et entière à l'Union Européenne (CEE), qui aboutit à un échec en 1989, notamment en raison de son économie, des relations tendues avec la Grèce et de la crise chypriote susceptible de créer un climat défavorable à l'aboutissement des négociations. Au bout du compte la candidature turque ne fut reconnue par les Européens que lors du Conseil Européen d'Helsinki en 1999.

L'Europe a en réalité attendu de la Turquie qu'elle franchisse le pas, endossant pleinement son rôle d'Etat européen. La crispation des négociations s'est ainsi matérialisée autour de la question des critères d'adhésion - « Critères de Copenhague » formulés lors du sommet de 1993. Le conseil Européen est venu préciser que l'adhésion de tout nouveau pays devait être soumis à des conditions préalables tenant notamment à la mise en place « d'institutions stables garantissant l'état de droit, la démocratie, les droits de l'homme, le respect des minorités et leur protection », tout autant que souscrire aux objectifs de l'union politique, économique et monétaire. Ainsi, pour que des négociations sur l'adhésion à l'Union Européenne puissent débuter et plus encore aboutir, le pays demandeur doit a minima respecter le premier critère.

Alors que l'agenda d'intégration à l'Union Européenne fixait le début des négociations à 2005 le blocage des négociations est pourtant intervenu au niveau intra-européen, notamment de par la position tenue par la France et l'Allemagne en 2007, ces derniers contestant la légitimité d'une telle intégration et se rapportant principalement aux caractéristiques de la Turquie : quelle histoire commune et quelle proximité géographique doit fonder la construction européenne ? Quid de la laïcité à la turque qui ne signifie pas la séparation de l'Eglise et de l'Etat, mais le contrôle de la religion dominante par l'Etat ? Avec ses 80 millions d'habitants quel serait le poids politique de ce nouvel Etat dans les institutions européennes et dans les prises de décisions ? Comment appréhender l'économie turque et ses importants déséquilibre extérieurs et tendances inflationnistes, les cas avérés de corruption au sein de l'Etat notamment en considération des montants des aides économiques, transferts et prêts qu'il faudra accorder à la Turquie...

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Plus encore, la problématique Chypriote a constitué un facteur déterminant dans le ralentissement du processus, résultant de l'opération « Paix pour Chypre » (en turc : Atilla Harekâtõ ou Kõbrõs Barõþ Harekâtõ) : l'offensive militaire des forces armées turques lancée le 20 juillet 1974 ayant conduit à l'occupation de 38 % du territoire chypriote par la Turquie92.

Annexe 11: Panorama politique de l'île de Chypre (2017)93.

En effet pour celle-ci le coup d'Etat de 1974 est venu soulever le soupçon du contrôle grec sur les îles, entrainant son intervention et l'établissement de la République turque de Chypre du Nord (RTCN). L'invasion, vise ainsi aux yeux de la Turquie à défendre ses intérêts fondamentaux, notamment à la protection de sa population et à la sauvegarde de son influence dans son ensemble régional.

Il est important de noter à ce titre que la RTCN manque de reconnaissance internationale et vient entretenir des relations diplomatiques avec la seule Turquie. La

92 Passage issu d'un précédent travail : M. MARTINEZ Jonathan, sous la direction de M. Alain BAUER, Professeur de criminologie, « La résurgence Ottomane sous l'ère Erdogan: Caractéristiques et limites de l'influence turque au Moyen Orient depuis 2003 », CNAM Paris ; le 15 Juin 2018

93 CARMENOS Yannis et SABRIE Marion, « Effacer la frontière : nouvelles pratiques urbaines et sociales dans la vieille ville méridionale de Nicosie, Chypre », L'Espace Politique [En ligne], 33 | 2017-3, mis en ligne le 06 février 2018, consulté le 02 avril 2021

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République de Chypre, la partie grecque, reste quant à elle l'entité gouvernementale officiellement reconnue tant par l'Union Européenne que par les Etats Unis.

Face aux réticences des Etats européens à envisager une intégration de l'Etat turc dans l'Union Européenne, la Turquie fait alors le choix du détachement, et met fin au grand écart entre orientation européenne et orientation islamique. Ayant « entrepris de réels efforts pour se rapprocher des standards européens »,94 celle-ci met fin à une forme d'indécision identitaire, et entreprend le développement de nouveaux partenariats stratégiques. Plus encore, il s'agit également pour la Turquie de mettre fin à un « deux poids deux mesures » : le miroitement d'une intégration au sein de l'Union européenne, et ses nombreux avantages (Fonds européen de développement économique et régional, Politique agricole commune, Subventions de la Banque Centrale Européenne, Liberté circulation des services, travailleurs et marchandises,...), semblent être agité alors même que l'Union est aussi dépendante vis à vis de la Turquie (sécuritaire, migratoire, énergétique) que la Turquie ne l'est vis à vis de l'Union. Ainsi, alors que celle-ci menée une politique libérale visant à utiliser l'économie pour créer une interdépendance économique et politique régionale celle-ci va opérer un tournant islamiste dans le cadre de sa politique étrangère à partir de 2008.

B. Une seconde phase caractérisée par un pivot vers l'Orient : de 2008 à 2016

Cette deuxième phase se caractérise par la mise en place d'une diplomatie proactive au Moyen-Orient, autant qu'un pivot opéré en direction de l'Asie. Tournant le dos à une intégration européenne dans le court et moyen terme, et ceci en dépit des intérêts sécuritaires, migratoires et énergétiques que représente la Turquie vis à vis de l'Europe, l'AKP entreprend alors le développement d'une stratégie pacificatrice tendant à stabiliser son environnement géostratégique. Mais celle-ci ne désire plus se limiter à des moyens de soft-power et d'influence. Alors que l'islamisme est d'avantage mis au centre des discours, s'opère une forme de rupture de la part du gouvernement islamo-conservateur. Ceux-ci viennent remettre en cause la « figure patriarcale » d'Atatürk et plus globalement l'idéologie « kémaliste » (l'enjeu des procès Ergenekon en août 2013 et Balyôz en 2010), notamment dans le cadre de la politique étrangère turque.

94 « Rapport d'information n 38 (2016-2017) », déposé par le Sénateur M. Michel BILLOUT, fait au nom de la mission d'information, le 14 octobre 2016

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Le Kémalisme consacre en effet une rupture avec le modèle ottoman, et considère à ce titre le monde arabo-musulman comme hostile, au contraire de l'occident. Désireuse d'amplifier l'affirmation d'un statut de « puissance centrale » qui stabiliserait cet espace régional, cette intensification constitue également l'opportunité d'approfondir ses liens économiques et de subvenir à ses besoins énergétiques. Rompant avec son « occidentalité », la Turquie affirme son « islamité » et notamment la viabilité de son modèle « islamiste politique ». Bien que de nombreux éléments caractérisent cette période, deux d'entre eux demeurent particulièrement important95.

1. La revendication d'un leadership régional turc

D'une part, avec le mouvement des « printemps arabes » de 2011, la Turquie opère un soutien aux nouvelles formations islamistes émergentes, cherchant dans un Moyen-Orient post révolutionnaire une forme de compensation face au rejet européen. Il s'agit en effet d'une période particulièrement propice aux partis islamistes dans l'ensemble des pays concernés : Ennahda en Tunisie, Parti de la Justice et du Développement (PJD) au Maroc, les Frères musulmans en Egypte pour n'en citer que quelqu'un. Le cas de l'Egypte est particulièrement symptomatique, puisque la destitution du président Moubarak le 11 Février 2011 conduit les frères musulmans au pouvoir. Or, la dérive « autocratique » craint par certains spécialistes à été, en partie, désamorcée par le succès de l'AKP en Turquie, qui a permis aux islamistes de jouer le jeu démocratique et de s'intégrer politiquement. Dans le cadre de la Libye, la Turquie a soutenu l'intervention occidentale contre le Colonel Kadhafi au nom d'une « responsabilité de protéger » des populations civiles musulmanes. Alors même que l'intervention constituait une ingérence manifeste de l'occident qu'elle avait déjà pu critiquer, la perspective d'un nouveau marché pour les entreprises turques illustre le poids du pragmatisme économique sur l'idéologisme islamique.

La bonne santé financière de la Turquie justifie par ailleurs la mise en place d'une « diplomatie du carnet de chèques » vis-à-vis des islamistes. Ces dons et prêts avantageux se joignent à des invitations des différents partis dans la perspective de les initier au jeu démocratique. Toutefois, ces victoires demeurent relatives de par l'évolution politique de ces mêmes pays : Morsi est renversé en Egypte le 3 Juillet 2013, la guerre civile éclate en Syrie en 2011, la Libye et le Yemen sombre dans le chaos à partir de 2014.

95 Intervention de Jana J. JABBOUR, « La politique étrangère de la Turquie » ; colloque "Où va la Turquie?" du 29 mai 2017.

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D'autre part, on observe une volonté de la part de la Turquie de revendiquer un leadership régional.

Politiquement, l'une des représentations les plus symptomatiques d'une rivalité entre Arabie Saoudite et Turquie figure dans la problématique de l'île soudanaise de Suakin. Le Soudan a en effet concédé la gestion de l'île à la Turquie pour 99 ans par un accord bilatéral signé en Décembre 2017. L'île de Suakin, située au nord-est du Soudan, est un petit espace de 20 km2 mais dont la position en mer Rouge est hautement stratégique, implanté sur la deuxième voie maritime la plus importante au monde. Dans ce cadre, il est important de comprendre qu'avec l'indépendance du Soudan du Sud en 2011, l'Etat du Soudan a perdu plus de la moitié de ses revenus pétroliers, et se trouve donc à la recherche tant de soutiens que d'investisseurs. La concession de la gestion de l'île de Suakin à la Turquie s'inscrit donc en amont des promesses d'investissements, de reconstruction d'infrastructures, mais également de coopération militaire. Au delà d'une symbolique forte, considérant que les Ottomans utilisaient ce port pour sécuriser l'ouest de l'Arabie saoudite contre les attaques extérieures, l'objectif du président Erdogan tient plus largement à gagner la confiance et en popularité auprès du monde arabe en investissement économiquement et politiquement dans son ensemble régional.

C'est également la prise de position de la Turquie en faveur de la cause palestinienne, face aux Etats du golfe maintenant le silence : le cas du navire turque « Mavi Marmara » abordé par les forces israéliennes le 31 Mai 2010, ou encore la volonté de

représenter « l'unité musulmane » lorsque durant le sommet extraordinaire de
l'Organisation de la coopération islamique (OCI) à Istanbul le 13 décembre 2017, le président turc avait appelé à reconnaître Jérusalem-Est comme la « capitale de la Palestine

».

Ainsi, selon Didier Billion, directeur adjoint de l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS): "Il y a plus de dix ans, Erdogan voulait déjà jouer un rôle plus important dans le monde arabe. Mais il avait des objectifs surtout économiques, sans stratégie géopolitique achevée. Il voulait avant tout satisfaire les 'tigres anatoliensÇ ces hommes d'affaires qui constituent une partie de sa base électorale. [...] Après 2011, nous entrons dans une deuxième [...] Erdogan a cru pouvoir constituer un axe avec les Frères musulmans dans plusieurs pays, mais cela n'a pas fonctionné. Les intellectuels arabes sont devenus plus nuancés en constatant les mesures liberticides sur le plan intérieur.

Concernant la Syrie, nombreux ne comprennent pas non plus son soutien aux djihadistes. Erdogan considère qu'il faut aujourd'hui regagner « le coeur et les esprits » du monde arabe »96.

En réalité, la rupture de l'unité sunnite s'est cristallisée aux travers de nombreux éléments. On peut notamment rappeler d'une part la crise qatarie, où l'Arabie saoudite, les Émirats arabes unis (EAU), le Bahreïn et l'Égypte, avait rompu leurs relations diplomatiques et mis en place un embargo contre le Qatar depuis le 5 juin 2017, et d'autre part la révolution égyptienne de 2011, alors que le régime du président Abdel Fattah al-Sissi, soutenu financièrement par Riyad depuis son arrivée au pouvoir en 2013, menait une lutte acharnée contre les Frères musulmans, soutenus par la Turquie.

On observe que la Turquie veut incarner une alternative à l'hégémonie régionale Saoudienne. Celle-ci manque toutefois d'une adhésion politique nécessaire à l'établissement de son leadership au Moyen-Orient. La Turquie ne dispose pas de la légitimité dont est investi le royaume Saoudien, quand bien même elle se présente comme une alternative. Confronté aux différentes alliances, mais membres de celle-ci, elle incarne une puissance sunnite en opposition aux autres puissances sunnites- alors même que l'Islam politique qu'elle invoque est représenté par le mouvement des frères musulmans, le groupement est combattu dans nombres de ces pays voisins.

Economiquement, la Turquie multiplie les accords de libre-échange et de libre-circulation tant au Moyen-Orient qu'en Afrique du Nord. En novembre 2010, elle initie notamment la mise en place d'un espace de libre circulation des biens et des personnes. Cet espace, comprenant la Syrie, le Liban ainsi que la Jordanie, est ainsi nommé espace « Shamgen » en référence à l'espace Schengen européen ainsi qu'au « Sham » désignant en arabe les pays du levant97.

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96 NEVEUX Camille, « Le Turc Erdogan se rêve en leader des musulmans », Le Journal du Dimanche, publié le 31 décembre 2017

97 Dorothée SCHMID, « Turquie : du kémalisme au néo-ottomanisme », Questions internationales, février 2017.

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2. L'échec manifeste du dossier syrien remettant en cause l'ensemble de la politique extérieure turque

L'échec de la gestion de la crise syrienne va toutefois constituer un tournant dans la politique extérieure turque. Alors qu'on assistait à un approfondissement des partenariats politiques, économiques et militaires entre les deux pays, la guerre civile est venue remettre en perspective à la fois ses relations avec l'Etat syrien mais également avec ses autres voisins.

Dans les premiers temps, la Turquie s'est proposée comme médiateur dans le conflit, multipliant dans les premiers temps les visites auprès du gouvernement d'Al-Assad afin d'introduire d'avantage de démocratie et de désamorcer le conflit latent par un compromis. Mais face à l'intransigeance de la répression sur la population civile, la Turquie entreprend de soutenir l'ensemble des forces rebelles syriennes, clairsemés en une myriade de groupements radicaux et modérés. Celle-ci appelle, in fine, au départ du président syrien en septembre 2011.

La situation syrienne présente en réalité un double enjeu pour le gouvernement de l'AKP. Si d'une part le conflit mène à la déstabilisation du gouvernement syrien, pouvant notamment conduire à l'accession d'une puissance politique islamiste d'opposition favorable à Ankara, celui-ci présente également un risque quant à l'établissement potentiel d'une continuité territoriale kurde le long de sa frontière.

La Turquie va ainsi conduire une politique ambiguë vis à vis de l'Etat islamique, dont la bataille de Kobané en 2014 en illustre la portée. Alors que les forces kurdes et djihadistes s'affrontaient, la stratégique turque portait en un épuisement des forces du YPG, renvoyant ainsi à long terme la question de la formation d'un Etat kurde indépendant dans la région. Ainsi, si la Turquie a semblée avoir mis Daesh au coeur de sa stratégie quand à la prééminence de ses intérêts, cette collusion s'est principalement cristallisée autour du soutien logistique apporté aux djihadistes, autant que le commerce lucratif de pétrole brut extrait dans les zones contrôlé par l'Etat islamique.

Selon Alexandre Del Valle et Randa Kassis98 : « En avril 2015, le vice-président de la Fondation de Recherche pour la Défense des Démocraties, Jonathan Schanzer, déclarait quant à lui devant le Congrès américain que « les activités financières illicites de la Turquie (É) ont permis la croissance de groupes de djihadistes tel que Jahbat al-Nosra

98 DEL VALLE Alexandre et KASSIS Randa, « Comprendre le Chaos syrien : Des révolutions arabes au jihad mondial », Edition L'artilleur, 8 Juin 2016 (E-book, pages non numérotées).

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et l'Etat islamique » et que la « frontière sud-orientale de la Turquie ressemble à ce qu'était Peshawar dans les années 90, la principale passerelle pour l'actuelle génération de djihadistes », en rajoutant plus loin que la Turquie « a été impliquée dans le financement de l'EI par le biais du trafic illicite de pétrole ». Dans le même sens, en juillet 2015, les journalistes britanniques du quotidien The Guardian ont « révélé la découverte lors d'un raid américain en Syrie, de documents prouvant que l'un des principaux dirigeants de Da'ech, Abou Sayyaf, chargé de la vente du gaz et du pétrole pour l'organisation, était en lien direct avec Ankara. » (É)

En 2015, l'opposition turque a reproché au président Erdogan d'avoir soutenu les groupes djihadistes et de leur avoir livré secrètement des armes. Des liens entre Ankara et l'EI ont même été prouvés, notamment la livraison d'armes révélée par le quotidien de gauche Cumhuriyet (É) les camions interceptés convoyaient un millier d'obus de mortier, 80000 munitions pour des armes de petit et gros calibre et des centaines de lance-grenades. Ce convoi aurait été accompagné par des agents des services secrets turcs (MIT). »

L'attentat de Suruç, le 20 Juillet 2015, vient toutefois rappeler à la Turquie les limites de sa stratégie, l'obligeant à revoir sa position face à l'organisation terroriste. Suite à cette attaque, la Turquie va alors demander, dans le cadre de l'OTAN, le bombardement des positions de l'Etat islamique. Les répercussions de cette stratégie sont lourdes de conséquence pour Ankara. Son image est écornée de par sa position ambiguë avec les djihadistes, alors même que ses alliés subissent des attentats sur leurs territoires. La Turquie parvient ainsi à s'attirer à la fois la méfiance de l'occident, des Etats-Unis alliés des kurdes, des Russes et des Iraniens soutenant Assad, de la Syrie dont le pouvoir est maintenu, et des pays arabes en soutenant les frères musulmans et les extrémistes. Par ailleurs, alors qu'elle revendiquait une posture « autonomiste », celle-ci constate ses propres limites, ne disposant pas des moyens de ses ambitions de « puissance régionale » en étant obligé de solliciter l'OTAN contre l'EI.

Alors que la Turquie prônait une politique de « zéro problème avec les voisins », celle-ci se retrouve dans une situation de « zéro voisin sans problèmes ». Si son projet consistait à accroitre son influence pour développer à la fois le libre échange au niveau régional, et les investissements au niveau international, son comportement la soustrait de statut de « puissance émergente » cherchant à développer sa zone d'influence, pour revêtir le rôle de « simple puissance ». Par ailleurs, sa stratégie d'appuie logistique de l'EI ne

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s'avère pas payante. Celle-ci est obligée de mettre en place des dispositifs militaires couteux, notamment l'Opération Bouclier de l'Euphrate entre le 24 août 2016 et le 29 mars 2017, visant à contenir le renforcement du rapport de force des Forces démocratiques syriennes (FDS) au nord de la Syrie. A cela s'ajoute le poids économiques des 3,6 millions de réfugiés syriens sur son territoire.

Plus encore, la crise syrienne entraîne une série de répercussions économiques. Les tensions avec les acteurs de la zone limitent les investissements à destination de la Turquie, autant que la dérive autocratique du pouvoir générée par le coup d'Etat manqué du 15 Juillet 2016 ainsi que la menace terroriste (islamique et kurde) sur son sol. Les purges dans la société turque entraînent à la fois une fuite des cerveaux, mais également une perte de compétence à la tête de la gouvernance financière. Par ailleurs la réforme constitutionnelle de 2015, établissant un régime présidentielle sans contre-pouvoir, est gage d'insécurité notamment vis-à-vis de la gouvernance de la banque centrale turque ; A cela s'ajoute l'augmentation des dépenses budgétaires, de la consommation intérieure et de la concurrence sur le marché du travail généré par l'afflux de réfugiés. Isolé et donnant la perception de mener une politique « réactive », la Turquie a par sa stratégie troquée l'image d'un « hégémon bienveillant » contre celle d'un « bateau ivre », pour reprendre la formule de l'enseignant à l'EHESS et spécialiste de la Turquie Hamit Bozarslan, dont la direction évolue au gré des humeurs de l'élite dirigeante99.

La période qui s'ouvre à partir de 2016-2017 et qui s'étend encore jusqu'à aujourd'hui, constitue la troisième et dernière phase. Devant composer avec un ensemble régional fragmenté, instable et hostile, la Turquie semble délaisser l'idéologisme pour revenir au pragmatisme. Elle prend acte des dynamique politiques et économiques internationales venant fonder un ordre post-occidental : son rival russe est désormais un acteur avec lequel il lui faut composer au Moyen-Orient ainsi qu'en Afrique ; américains et européens se désengagent peu à peu de ces mêmes zones et leur impuissance à prévenir et solutionner les problématiques sécuritaires, politiques et économiques ; enfin, la Chine est désormais un acteur économique et politique incontournable, la façade pacifique étant par ailleurs le lieu de transit de l'essentiel du commerce mondial.

Avec cette remise en question d'un « ordre unipolaire » qui voyait l'hégémonie des Etats occidentaux placés au centre du jeu international, la Turquie remet en question

99 PUCHOT Pierre ; « L'appareil d'Etat turc est «paralysé», estime le chercheur Hamit Bozarslan » ; Mediapart, le 24 août 2016

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l'ordre universel qui vient dicter la légitimité ou l'illégitimité de ses revendications internationales100. Affirmant son identité et ses intérêts, celle-ci rejette ses « appartenances convenues » et son rôle de pont entre Orient et Occident. C'est dans ce cadre qu'on observe ce pays développer des partenariats politiques et économiques avec des Etats « hors cercle européens », affirmer et développer sa puissance en méditerranée, sécuriser ses accès aux ressources énergétiques, développer son propre complexe militaro-industriel, tout en conservant les avantages économiques et matériels découlant de son ancrage historique à l'Ouest (61% des capitaux extérieurs provenait de l'Europe en 2019). Une stratégie pragmatique et réaliste donc de la part de l'AKP, justifiant par ailleurs sa projection opérationnelle en Libye, dans le Haut-Karabagh, au Kurdistan irakien, ou plus récemment en Afghanistan. Ces déploiements viennent en outre lui conférer tantôt l'accès à des ressources essentielles, tantôt des gages politiques en vue de futures négociations diplomatiques.

100 JOSSERAN Tancrède, « La puissance de l'entre-deux » ; DSI - Défense & sécurité internationale - Hors série n°77 - Avril Mai 2021, pp.19

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Titre 3 : Les nouvelles dynamiques politiques et économiques turques : le choix de l'autonomie face à l'appréhension d'un ordre international « post-occidental »

Il est, in fine, constaté que l'ensemble des politiques publiques et économiques conduites par les gouvernements successifs turcs, et encore poursuivies aujourd'hui par l'AKP, se fonde sur les leçons tirées de la chute de l'Empire ottoman. L'appréhension d'un ordre international « post-occidental » ne fait en réalité pas défaut à ce principe.

Si de nombreux facteurs sont à l'origine du déclin progressif de l'Empire ottoman (l'incapacité à limiter son déficit autant qu'aux difficultés conjoncturelles et structurelles à administrer son vaste territoire notamment), la périphérisation de son espace économique en constitue un élément déterminant101. En effet, sa position géographique lui confère un avantage certain en faisant office de verrou stratégique pour l'accès de la Russie à la Méditerranée, tout en l'investissant du rôle « d'entre-deux » entre Orient et Occident. Toutefois, avec le développement du commerce Atlantique entre l'Europe et les Amériques, ainsi que le développement du commerce maritime des nations européennes, l'Empire ottoman s'est retrouvé « emprisonné » dans sa propre configuration géographique. Entre 1667 et 1825, l'Empire va conduire 14 conflits dans son ensemble régional (Crimée, Azov, É ) auquel se rajoute neuf conflits contre l'acteur russe entre 1826 et 1914102.

On observe une double conséquence. D'une part son centre de gravité politique est, et doit être, établi en Mer noire de part la menace directe de la Russie, ainsi qu'en Méditerranée, espace toutefois peu à peu délaissé du fait du développement du commerce avec les Indes ainsi que la mise en place du « commerce triangulaire à partir du 17ème siècle. De fait, si l'Empire à la capacité de conduire des expéditions dans cet espace (Chypre en 1570 ou la Crète en 1669), on constate toutefois une forme d'autisme

101 ILKAY Sunar. Anthropologie politique et économique : l'Empire ottoman et sa transformation. In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 35? année, N. 3-4, 1980. pp. 551-579 ; DOI : https://doi.org/10.3406/ahess.1980.282654

102 GROC Gérard. La Turquie et l'option atlantique. In: Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, n°50, 1988. Turquie, la croisée des chemins, sous la direction de Daniel Panzac. pp. 183-197.

DOI : https://doi.org/10.3406/remmm.1988.2262

www.persee.fr/doc/remmm_0035-1474_1988_num_50_1_2262

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géopolitique » qui la force à développer des alliances et partenariats avec les nations européennes dont l'ingérence contribuera à son déclin.

Contraint par son environnement, l'Empire Ottoman a ainsi été placé en périphérie du commerce mondial dont l'Atlantique constituait l'un des principaux centres de dynamisme. Aujourd'hui, l'Océan Pacifique et l'important développement économique de l'Asie du Sud-Est en constituent le nouveau centre. Cinquième bloc économique mondial derrière l'Union Européenne, les Etats-Unis, la Chine et le Japon, avec une économique qui croit de 5% en moyenne chaque année depuis 2000, cet espace constitue par ailleurs un marché regroupement 9% de la population mondiale (650 millions d'habitants)103. La Turquie prenant note de ce basculement entreprend d'adapter sa stratégique commerciale, et tirant les leçons de l'Ancien Empire elle multiplie ses actions en facteur d'une implantation au sein de cet espace.

Mais cette dynamique se confronte toutefois, et comme observé précédemment dans le cadre de notre étude, aux nécessités et dépendances de la Turquie vis à vis de l'Union européenne : investissements extérieurs, transferts de technologies ou partenariats politiques. Par ailleurs, si le marché asiatique présente de nombreux avantages, ceux-ci ne sauraient égalés les avantages découlant de ses relations avec l'Occident. Au délaissement et à la substitution de partenariats, la Turquie privilégie la politique du statuquo, conscient à la fois des divergences d'intérêts l'opposant à l'Occident, de l'héritage politique et historique sous-jacent, mais également du bénéfice mutuel découlant de ces liens. Ces bénéfices prennent ainsi de multiples formes, économiques mais également politiques, technologiques ou sécuritaires.

103 PAYEROLS Clément et SALOME Morgane ; « Situation macroéconomique des pays d'Asie du Sud-Est », Service économique régional de Singapour - Ambassade de France à Singapour, le 15 Janvier 2020

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I. La mise en place d'une politique de grand écart : le choix d'une autonomie stratégique au détriment d'une cohérence idéologique claire

A. Une relation avec l'Occident faisant primer les intérêts sur la confiance : l'exemple de l'OTAN

L'Organisation du Traité de l'Atlantique Nord (OTAN) constitue l'exemple caractérisant ces avantages. Si la Turquie représentait historiquement une barrière naturelle permettant d'endiguer toute progression soviétique en direction du bassin méditerranéen, et donc des voies de communications maritimes, celle-ci constitue également un hub énergétique majeur pour l'Europe, contrôlant à la fois le Détroit du Bosphore et des Dardanelles, et représentant la deuxième plus grande armée de l'organisation. Sa position stratégique, tant politiquement que géographiquement, lui confère à ce titre un statut irremplaçable dont elle entend tirer partie104. Prenant acte de ce statut, on observe ainsi la Turquie prendre des positions antagonistes voir hostile vis à vis de ses alliés. C'est notamment le cas en Syrie en soutenant indistinctement l'opposition modérée et djihadiste, en combattant les forces kurdes, autant qu'en négociant unilatéralement avec la Russie ; en Libye, en apportant un soutien logistique au Gouvernement d'Unité Nationale (GNU) face à l'Armée nationale libyenne (ANL) du marché Khalifa Haftar ; ou plus récemment encore « l'illumination radar » d'une corvette française par la frégate turque Gökova le 10 Juin 2020 à 200km des côtes libyennes, incident pourtant resté impuni par l'organisation. Par ailleurs, il est à rappeler qu'aucun dispositif conventionnel ne permettrait une exclusion de la Turquie. Dans ses dispositions, le traité évoque dans son article une révision unanime de traité, et dans son article 13 une exclusion volontaire du pays concerné. Ainsi que le relevait Pierre Vallée, chargée d'études au Centre d'études stratégiques aérospatiales, seul l'article 60 de la de la Convention de Vienne sur le droit des traités pourrait venir autoriser une telle procédure, en se fondant sur la « violation substantielle d'un traité multilatéral »105.

Cette position au sein de l'OTAN vient par ailleurs accroitre son arsenal politique et diplomatique tant vis à vis de l'Occident que de la Russie. La Turquie dispose à ce titre d'un droit de regard sur les plans de défense de l'OTAN, d'un appui logistique et opérationnel en cas de menace, tout en pouvant interagir avec suffisamment de poids face à

104 VALLÉE Pierre ; Relation Turquie-OTAN - «Je t'aime moi non plus » Défense & Sécurité internationale ;

Hors-série n°77 - Numéro Spécial Turquie ; Avril -Mai 2021 ; p.32

105 Ibid.

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la Russie fort de son statut de membre de l'Alliance. A cela s'ajoute les bénéfices issues des transferts de technologies, à l'image du programme F-35 dont la Turquie a été exclue suite à l'acquisition de système de défense S-400 russe, ou de la formation conjointe de ses forces dans le cadre d'exercice conjoint avec d'autres membres de l'alliance.

B. La résurgence d'un syndrome de Sèvres justifiant la remise en cause d'un « ordre international occidentalo-centré »

En dépit de ces avantages, et plus encore de sa position de « dépendance » économique vis-à-vis de l'Occident, la relation entre les deux entités supporte le poids de l'héritage historique et politique commun, ayant conduit à l'émiettement autant qu'à la disparition de l'ancien Empire Ottoman. Instrumentalisé et mobilisé dans ses discours par l'AKP à partir de 2015, on observe alors apparaître, peu à peu, une forme de résurgence du « Syndrome de Sèvres »106. Pour rappel, le traité de Sèvres désigne le traité signé par le Sultan Mehmed VI et les alliés victorieux, le 10 août 1929, toutefois jamais appliqué, qui venait consacrer à la fois l'entente des puissances occidentales à diviser les anciens territoires ottomans, ainsi que la création d'un territoire autonome kurde au sud-est de l'Anatolie. Ce traité, au delà de l'abandon de l'héritage ottoman, évoqué lors de notre étude du kémalisme, illustre selon « Dorothée Schmid : « le point de départ d'une peur reflexe chez les Turcs : la hantise de la trahison et de la perte ». Or plus qu'un imaginaire national, le comportement ambivalent de l'Occident vis à vis de la Turquie sur l'ensemble de son histoire moderne est venu nourrir ce ressentiment. On peut ainsi rappeler, chronologiquement, l'embargo conduit par les Etats-Unis sur la Turquie en 1974 lors de la crise chypriote ; les discussions autour d'un projet « d'intégration européenne » agités par les occidentaux lorsque se présente un blocage politique ; le silence des puissances occidentales - sinon la suspicion d'implication au lendemain de la tentative de coup d'Etat güleniste de Juillet 2016 visant à déconstruire l'appareil étatique turc ; le refus d'extradition de Fetullah Güllen par les Etats-Unis ; le soutien logistique aux milices kurdes de Syrie avec l'évocation fréquente d'un « Etat autonome » ; la contestation des prétentions maritimes turques en Méditerranée au profit de l'Etat grec ; de même que l'affaire « Andrew Brunson », pasteur américain accusé par la Turquie de terrorisme et d'espionnage, qui avait conduit l'administration

106 SCHMID Dorothée; « Turquie, le Syndrome de Sèvres, ou la guerre qui n'en finit pas », Politique étrangère, n02015/1, printemps 2014.

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américaine à doubler les tarifs douaniers sur l'acier et l'aluminium turc, et ayant entraîné une chute de 19% de la livre turc en août 2018107.

La Turquie procède ainsi, nous le voyons, à une remise en cause de cet ordre international qui, s'il est caractérisé historiquement par une hégémonie occidentale, se trouve également à la source même des limites de sa configuration politique et économique. Cette contestation se manifeste ainsi à la fois internationalement et indépendamment de la volonté turque par le développement exponentiel asiatique, mais également régionalement par une remise en cause des règles universelles venant limiter et conditionner son développement et ses prétentions légitimes. C'est dans ce cadre que la Turquie va procéder, à contre-pied des positions de ses partenaires occidentaux, à la signature du protocole d'Astana avec la Russe et l'Iran le 4 Mai 2017108. On observe également une contestation d'un « diktat » occidental dans l'espace méditerranéen, à la fois au travers de la volonté turque de développer d'avantage la République Chypre du Nord, ainsi que par la remise en question de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, conclue à Montego Bay le 10 Décembre 1982, à laquelle la Turquie oppose sa propre définition de sa zone économique exclusive109.

Le président Erdogan avait notamment pu exprimer à ce propos : « Comme il y a un siècle, aujourd'hui aussi nous ne nous plierons pas aux (nouveaux) traités de « Sèvres » que l'on veut nous imposer en Méditerranée orientale (É) Aucune puissance coloniale ne peut confisquer à la Turquie les ressources naturelles (gaz et pétrole), qui semblent être très riches, de la Méditerranée orientale (É) Le combat de la Turquie en Méditerranée orientale comme en Libye, n'est pas seulement un combat pour ses droits, mais aussi pour son avenir.110 »

En ce sens, l'activisme opérationnel dont la Turquie fait preuve en Syrie, en Libye, dans le Haut-Karabagh, et même plus récemment en Afghanistan en proposant d'assurer la protection de l'aéroport de Kaboul au départ des forces de l'OTAN, illustre la volonté de « distanciation » vis à vis de ses partenaires traditionnels, plus qu'une réelle « rupture ». La

107 Europe 1 avec l'AFP, « Trump taxe l'acier et l'aluminium turcs, la livre turque chute de 19% face au dollar » ; Europe1, le 10 août 2018

108 BERG Eugène. « L'intervention de la Russie dans le conflit syrien », Revue Défense Nationale, vol. 802, no. 7, 2017, pp. 30-35.

109 Voir supra. : « D. L'affirmation de la puissance maritime turque en Méditerranée: levier de préservation des intérêts économiques nationaux dans son environnement régional »

110 YILDIZ Nevin et G·ndoðmuþ, TUNCAY Çakmak ;« Erdogan: "Aucune puissance coloniale ne pourra nous confisquer les richesses de la Méditerranée orientale", Agence Anadolu, le 19 aôut 2020

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Turquie opère en ce sens une stratégie ambitieuse tendant à renégocier sa position stratégique envers l'Occident, ses interventions lui conférant tantôt des gages politiques111, tantôt des rentes économiques nécessaires à son développement et à son expansion. Si les problématiques énergétiques seront développées dans la suite de notre étude, il convient toutefois de citer l'exemple libyen, permettant de mieux comprendre cette dualité. D'une part l'AKP a en effet signé le 27 Novembre 2019, un accord maritime contesté avec le GNU, dirigé par Fa
·ez Sarraj, qui vient redéfinir les limites de l'espace maritime turc et libyen dans une région particulièrement riche en gaz112. Cet accord, contrariant la construction du gazoduc « EastMed » impliquant Israël, Chypre, la Grèce et l'Italie, confère ainsi une nouvelle zone de prospection gazière à Ankara, une « rente » toutefois critiquée à la fois par l'Union européenne ainsi que par les Etats voisins. D'autre part, la Turquie s'est engagé à soutenir pour des raisons politiques et économiques le GNU notamment par l'intermédiaire de moyens logistiques et militaires. Désormais acteur déterminant dans la résolution du conflit civil libyen, la Turquie devient un acteur avec lequel les autres puissances (Russie, France, Egypte, Emirats arabes unies, É) doivent composer, tant dans la résolution du conflit que dans la mise en place de cessez-le-feu.

Toutefois, si l'on observe une désinhibition dans l'emploi de l'outil militaire turc, cet outil n'en demeure pas moins secondaire. A cette distanciation de l'Europe, se joint en effet un important développement de ses réseaux diplomatiques et commerciaux. Ce développement a notamment pu être observé jusque très récemment au travers des investissements turcs sur le continent africain113.

C. Une dynamique expansionniste sur le continent africain illustrant la volonté de la Turquie de s'affranchir de la dépendance occidentale

La présence de la Turquie sur le continent africain est en réalité antérieure à l'arrivée au pouvoir de l'AKP. Toutefois, l'intensification et la multiplication de ses investissements économique s'inscrivent dans le cadre de la stratégie de « profondeur stratégique » conduite par le gouvernement à partir de 2003. En adhérant à la « multi-

111 JOSSERAN Tancrède ; « La puissance de l'entre-deux », DSI HS n°77 Spécial Turquie, pp.19 ; Avril-Mai 2021,

112 GURDENIZ Cem ; « Le Mavi Vatan - Quelle vision maritime pour la Turquie ? » DSI HS n°77 Spécial Turquie ; p.28 ; Avril-Mai 2021

113 ANGEY Gabrielle ; « La recomposition de la politique étrangère turque en Afrique subsaharienne : Entre diplomatie publique et acteurs privés », Notes de l'IFRI, Mars 2014

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dimensionnalité »114, notamment par le développement de relations avec de plus petites puissances, la Turquie projetait la mise en place d'une diplomatie « rythmique » qui lui aurait offert une plus grande visibilité au sein des organisations internationales. Si cette stratégie s'est soldée par une intensification de la présence turque dans les organisations africaines, notamment en tant qu'observateur au sein de l'Union Africaine (2005), et en tant que membre non régional de la Banque africaine de développement en 2008115, elle a également conduit la Turquie à développer sa représentation diplomatique. Ainsi entre 2002 et 2014, sur les 27 nouvelles ambassades ouvertes dans le monde116, 19 se situaient en Afrique117. S'appuyant sur une stratégie d'implantation de liaison de sa compagnie aérienne nationale, « Turkish airlines » 118 , le volume des échanges générés par le développement des « Tigres anatoliens » sur le continent à conduit à a des résultats très encourageant. Ainsi, alors que la valeur des échanges de la Turquie avec la partie subsaharienne de l'Afrique s'élevait à moins d'un milliard de dollars en 2003, celle-ci s'élevait à 10 milliards en 2011119.

Ces résultats, quoique positifs, restent toutefois à relativiser. En comparaison de l'Europe (44% de la part du commerce extérieur africain en 2012), l'Inde (5,1%) et de la Chine (13,9%), la Turquie ne représente que 2,4% de la part du marché extérieur de l'Afrique. Par ailleurs, ses actions à l'étranger, notamment au Soudan ou en Somalie, se confrontent à l'instabilité de son propre environnement régional. Se présentant comme une figure « anti-impérialiste » critique envers les ingérences de l'Occident, la Turquie doit toutefois faire face à une nouvelle conjoncture : celle d'un « zéro voisins sans problèmes », elle-même générée par son activisme en Syrie. Contrainte, on observe alors la Turquie se replier sur elle-même afin d'assurer la protection de ses propres frontières.

114 DENIZEAU Aurelien, « La doctrine stratégique et diplomatique de l'islam politique turc (2002-2016) ». Science politique. Université Sorbonne Paris Cité, 2019. Français. NNT : 2019USPCF008 . tel- 02356306

115 « Les Relations turco-africaines », Ministère des affaires étrangères de la République de Turquie.

116 SERJANIAN Jean, « Les ambitions turques en Afrique », France info, Publié le 31/01/2013 18:27

117 LEBEL Julien, « Turkish Airlines, Un outil stratégique turc à l'international », Etudes de l'IFRI, avril 2020

118 Ibid.

119 Op.cit. ANGEY Gabrielle ; « La recomposition de la politique étrangère turque en Afrique subsaharienne : Entre diplomatie publique et acteurs privés », Notes de l'IFRI, p.20, Mars 2014

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D. Le développement économique de l'espace eurasiatique venant ouvrir de nouvelles perspectives d'expansion économique

Confronté à l'instabilité autant qu'à l'hostilité de son ensemble régional, la Turquie est en quête de nouveaux débouchés et de nouvelles opportunités économiques, la conduisant à tourner son regard vers l'Asie. Il pourrait ainsi être daté le point de départ de cette relation « moderne » entre la Chine et la Turquie à 2010. Alors que la dégradation des relations entre la Turquie, les Etats-Unis et Israël avait conduit à l'annulation de l'exercice aérien « Aigle anatolien »120, la Turquie avait alors maintenu l'exercice en invitant des représentants de l'armée de l'air chinoise, ceci en dépit des réactions de la part des américains121. On assiste alors au renouvellement des relations et partenariats entre d'une part la Chine, dont la politique extérieure se caractérise par une stricte neutralité, et la mise en place à partir de 2013 de ses « nouvelles routes de la soie », et d'autre part une Turquie peu à peu mis au banc par les puissances occidentales mais toutefois désireuse de s'affirmer comme puissance mondiale.

Si la perspective d'un financement alternatif chinois aux projets structurels turc, en opposition aux réticences du FMI, lui offre la possibilité de devenir le « déversoir des nouvelles routes de la soie », il est toutefois intéressant de souligner que la mise en place de ce partenariat est alors en contradiction avec l'idéologisme panislamique ottomaniste mis en avant par l'AKP depuis son arrivée au pouvoir. Cette posture s'avère en effet antinomique au regard d'une identité « musulmane retrouvée » dont l'attractivité économique se fondait alors sur les valeurs culturels et religieuses communes avec le monde arabo-musulman et africain. Il peut ainsi être observer une forme de deux poids deux mesures de la part de l'AKP. Alors que le parti de la Justice et du développement s'était à plusieurs reprises emparé de la notion de « panturquisime » pour justifier la mise en place de partenariats avec son allié Azerbaidjanais et Turkmène, celui-ci semble ignorer le sort réservé par Pékin à la minorité musulmane Ouighour, pourtant eux-mêmes d'origine turque. Cet exemple illustre ainsi tant la mercantilisation d'une « idéologie ottomaniste » que celle d'une « fraternité islamique » par la Turquie qui, dans le même temps, dénoncera avec véhémence l'inaction des monarchies du Golfe face à la répression conduite contre les populations palestiniennes, autant sur la minorité Rohingyas par le régime Birman à

120 RAZOUX, Pierre. « Quel avenir pour le couple Turquie-Israël ? », Politique étrangère, vol. , no. 1, 2010, pp. 25-39.

121 Op.cit. JOSSERAN Tancrède, « La puissance de l'entre-deux », DSI HS n°77 Spécial Turquie, p.21, Avril-Mai 2021, pp.20

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partir de 2016. Cette position sera par ailleurs confortée par l'accord signé en 2017 par Ankara et Pékin, portant sur l'extradition des populations ouïghours présent sur son territoire122.

C'est dans ce cadre qu'émerge à partir de 2019, une nouvelle politique conduite par la Turquie, « Yeniden Asya » ou l' « Asia again »123, annoncée par le ministère des affaires étrangères Mevlüt Cavusoglu lors de la 11ème conférence des ambassadeurs tenue du 3 au 9 août 2019124. Remettant ainsi en question l'autisme géopolitique induit par le kémalisme, cette nouvelle dynamique, multidimensionnelle, tend à développer les potentiels de coopération émergent en Asie, notamment au travers d'une augmentation des investissements mutuels dans le domaine du tourisme, de la finance, de la défense, des projets logistiques et énergétiques. Pour la Turquie, il s'agit d'ouvrir ses horizons au travers de l'accès à un marché regroupant 650 millions d'habitants, et incarnant la 5ème plus grande économie mondiale. Elle répond in fine à son désir de profiter de sa position géographique pour renforcer son rôle de pays central dans la construction de ce nouvel ordre multipolaire, en devenant la clé d'unification entre l'Est et l'Ouest plutôt qu'un simple « partenaire privilégié ». Il est dans ce cadre intéressant de considérer, à l'instar de l'Afrique, l'ouverture depuis 2003 d'un total de 17 nouvelles missions en Asie, comprenant 12 consulats généraux et cinq ambassades, ainsi qu'une volonté affichée d'intégrer les organisations régionales asiatiques125. Si la Turquie misait sur un héritage historique et religieux commun dans le cadre de l'Afrique du Nord et du Moyen-Orient, celle-ci aborde l'Asie en mobilisant l'héritage historique et culturel qui la lie au continent, ainsi que le discours religieux dans le cadre de l'Indonésie. Cette contribution turque aux organisations et forums s'illustre notamment par sa présidence de l'Assemblée parlementaire asiatique, mais également de l'Organisation de coopération économique, ou encore du Dialogue de coopération asiatique en 2020126.

122 CHAPELLE Jean-François (Istanbul, correspondance) et PEDROLETTI Brice, « En Turquie, le traité

d'extradition entre Pékin et Ankara inquiète la communauté ouïgoure », Le Monde, Publié le 31 décembre 2020

123 TAMER Cenk, « «Yeniden Asya Giriþimi» Çerçevesinde Dõþiþleri Bakanõ Çavuþoðlu'nun Güneydoðu

Asya Ziyaretleri », Ankasam.org, le 05 Janvier 2021

124 BOZ-ACQUIN Elise, « L'impulsion de la Turquie à la nouvelle dynamique des relations internationales », Observatoire de la Turquie et de son environnement géopolitique, IRIS, Avril 2020

125 Nazlõ Yüzbaþõoðlu, « 'Yeniden Asya' giriþimi, Türkiye'nin Asya'yla iliþkilerini bütüncül þekilde

güçlendirmeyi hedefliyor, Agence Anadolu, publié le 14.05.2021

126 Ibid.

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Pour l'ambassadeur K. Nilvana Darama, coordinateur du programme « Yeniden Asya » du Ministère des affaires étrangères127 : « La Turquie ne cherche en aucun cas un nouveau poste. Notre objectif d'intégrer les institutions européennes et de renforcer notre position au sein de ces institutions se poursuit, mais nous nous dirigeons maintenant vers un monde multipolaire et la politique étrangère de la Turquie a toujours été multidimensionnelle (É). Nous la renforçons un peu plus dans la géographie asiatique (É). Le plus grand marché libre du monde y est établi. Un tiers du commerce mondial, de la population mondiale, du produit national brut mondial et des investissements se situent dans la géographie définie par ces pays. Nous visons à surveiller de plus près ces formations dans le cadre de l'initiative « Yeniden Asya ».

Ce partenariat constitue ainsi le moyen de renforcer la position clé de la Turquie dans la connectivité des échanges entre Asie et Occident, initié par le développement d'un « mid-corridor » traversant la région du Caucase, de la Mer Caspienne et l'Asie centrale pour rejoindre la Chine.

E. Une prédisposition géographique favorable au rôle de déversoir des nouvelles routes de la soie

1. Une opportunité d'accéder à de nouvelles sources de financements et de diversifier les axes commerciaux

D'une part, un rapprochement avec la Chine présente une série d'avantage pour la Turquie, qui l'a conduit à appréhender ce concept « gagnant-gagnant » avec bienveillance. La Turquie traverse une importante crise économique, amplifiée par le poids des sanctions économiques, perte de confiance des investisseurs, instabilité régionale ainsi que, plus récemment, par un ralentissement de l'économie mondiale dû à la pandémie de COVID-19. Alors qu'elle disposait en octobre 2020 d'un taux de chômage de 12,7%128, et que sa devise avait perdu près de 35% de sa valeur face au dollars américain la même année, la Chine est apparut comme un partenaire solide économiquement, et en capacité de l'aider à développer autant que de pérenniser ses investissements. Sa position, permet également à

127 Ibid. Op.cit. Nazlõ Yüzbaþõoðlu, « 'Yeniden Asya' giriþimi, Türkiye'nin Asya'yla iliþkilerini bütüncül þekilde güçlendirmeyi hedefliyor, Agence Anadolu, publié le 14.05.2021

128 ASENA GULSOY Nur ; « Turquie : taux de chômage de 12,7% en septembre 2020 - Le taux de chômage des jeunes âgés entre 15 et 24 ans a été de 24,3%, dans la même période » ; Agence Anadolu ; le 10 décembre 2020.

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la Turquie de poursuivre sa « distanciation » vis à vis de l'Occident. Ce phénomène s'illustre notamment, en 2018, par le prêt de 3,6 milliards de la banque d'Etat ICBC (Industrial and Commercial Bank of China) à la Turquie afin de soutenir ses projets énergétiques et ses projets de transport, alors même que la livre turque venait de perdre 40% de sa valeur129.

Par ailleurs, le projet stratégique des nouvelles routes de la soie, entrepris par le gouvernement chinois, vient créer une synergie naturelle avec l'initiative « mid-corridor » turque, initiée en 2013. Cette initiative, regroupant à la fois la Géorgie et l'Azerbaïdjan vise ainsi à établir un corridor transcaspien est-ouest qui permettrait, par la mise en place d'une nouvelle route, d'atteindre la Chine en suivant la route Turkménistan -Ouzbékistan -Kirghistan ou Kazakhstan. A l'instar des nouvelles routes de la soie chinoise, ce « mid corridor » englobe à la fois les ports de Bakou/Alat (en Azerbaidjan), d'Aktau/Kuryk (au Kazakhstan), ainsi que les ports de Turkmenbashi (au Turkménistan)130. Afin d'en augmenter l'attractivité, ces structures multimodales ont ainsi fait l'objet de nombreux investissements par les Etats partenaires. Ce corridor, dont la Turquie constitue l'un des acteurs fondamentaux et déterminant vient s'inscrire, de fait, dans une dynamique panturquiste et Eurasiste visant à développer la région d'Asie centrale, mais visant également à la stabiliser politiquement par la croissance économique et le développement des échanges. Ceci demeure particulièrement vraie vis à vis de l'Afghanistan.

Dans ce cadre, « l'Accord sur le corridor de transit Turquie-Géorgie-Azerbaïdjan-Turkménistan-Afghanistan » ou « Accord de Lapis Lazuli », signé en marge de la « Conférence ministérielle de coopération économique régionale sur l'Afghanistan » (RECCA), les 14 et 15 Novembre 2017 à Achgabat affermit la position politique de la Turquie. En facilitant le désenclavement de l'Afghanistan, et en ouvrant une route vers la mer noire et la Mer Méditerranée, la Turquie s'impose dans les discussions et négociations régionales et internationales comme un acteur et partenaire incontournable, davantage encore renforcé par son appartenance au sein de l'OTAN131.

En dépit des menaces que serait susceptible de représenter la nouvelle route de la soie chinoise pour son économie, l'AKP fait le choix du pragmatisme. Il paraît en effet

129 CHAUDET Didier, « Vers un rapprochement entre la Chine et la Turquie ? », asialyst.com, le 28 novembre 2020 ( consulté le 9 Juillet 2021)

130 « Turkey's Multilateral Transportation Policy », Ministère des affaires étrangères turques

131 Ibid.

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vraisemblable que ces nouvelles routes viennent étendre à la fois la concurrence et l'influence chinoise sur le marché turc, tout en creusant encore d'avantage, nous l'avons vu, le développement économique et technologique des pays de la zone. Par ailleurs, la Turquie devra également composer avec l'important déséquilibre de sa balance commerciale. Ainsi, selon le « Turkish Statistical instititue », la Turquie avait, en 2018, exportée pour 2,9 milliards de dollars de produits (majoritairement des matières premières), contre 20,7 milliards d'importations (majoritairement des produits manufacturés) en provenance de Chine. Celle- se verrait de plus dans l'incapacité de compenser ce déséquilibre du fait des importants taux de douane mis en place par la Chine sur les produits manufacturés, ces produits constituant pour la Turquie 68,8% de ses exportations en 2017132. L'AKP ne saurait toutefois se résoudre à négliger l'aspect politique et électoral à l'intérieur de ses propres frontières, dont les potentiels rebonds économiques et financements extérieurs de ses grands travaux pourraient influencer l'issue ; renforcement et stimulation de son économie, dynamique rassurante vis à vis des marchés internationaux, etc.

En effet, il est à rappeler que la conduite des initiatives « mid-corridor » et « one belt one road » prend place dans le même cadre temporel que la mise en place du projet « vision Turquie 2023 ». Mis en place par l'AKP, celui-ci ambitionnait, par le développement de l'économie et des structures nationales, de propulser la Turquie parmi les 10 premières puissances économiques mondiales à l'horizon 2023. Politiquement, ce projet revêt une importance capitale pour l'actuel président turc. Devant ce conclure à la date anniversaire du centenaire de la République de Turquie, et alors que cette politique de grands travaux se trouve aujourd'hui contrariée par les instabilités internes, les instabilités régionales ou par la récente pandémie mondiale, celle-ci devait venir instituer une Turquie nouvelle. En effet, avec la mise en place du projet « Vision Turquie 2023 », la Turquie met à sa propre disposition et à celle de ses partenaires de nouvelles infrastructures permettant d'améliorer à la fois l'inter-connectivité régionale, autant que la circulation de futur flux économiques chinois. Il peut ici être mentionné les importants projets d'autoroute de Ebze-Orhangazi-Izmir et de Marmara, le projet de train à grande vitesse de Kars, ainsi que les projets de construction des ports de Filyos, Candarli et de Mersin. Celles-ci viendront s'ajouter aux nombreuses structures préexistantes, l'exemple du tunnel Eurasia inauguré le

132 JULIENNE Camille ; « Les Routes de la soie, aubaine ou menace pour les ambitions turques ? », in Observatoire de la vie politique turque, le 13 Juin 2019.

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20 Décembre 2016, le pont Yavuz Sultan Selin inauguré à Istanbul le 26 août 2016, ou plus récemment le nouvel aéroport d'Istanbul le 29 Octobre 2018133.

2. Un développement de la relation sino-turque d'importance stratégique pour l'économie chinoise

D'autre part, depuis 2013, est mis en place le projet stratégique chinois des nouvelles routes de la soie ou « One belt one road initiative » dont l'objectif est de relier économiquement la Chine et l'Europe par le développement de comptoirs internationaux à la fois en Asie centrale mais également le long des Etats riverains de l'Océan indien et du continent africain. Dans ce cadre, les enjeux sont multiples pour l'acteur chinois. On peut toutefois relever, dans la continuité de la stratégie dite du « collier de perles », la sécurisation de ses approvisionnements énergétiques par voies maritimes ; ainsi que l'importante expansion de son marché, notamment ses exportations à destination de l'Afrique et de l'Europe. Celle-ci vient par ailleurs étendre de manière considérable son influence à l'extérieur de ses frontières à la fois par l'intermédiaire de « prêt financier » auprès des Etats, ainsi que par la construction d'infrastructures terrestres et portuaires le long de cette nouvelle route134. Dans ce cadre, la Chine présente un intérêt légitime à vouloir opérer un rapprochement avec la Turquie. En opérant une vaste politique de séduction, la Chine s'emploie à faire de la Turquie et de ses ports, un hub commercial majeur aux portes de l'Europe. Sa position géographique vient en effet faciliter l'accès aux régions de la mer Egée mais également de la Mer noire. Plaçant la Turquie au centre de sa stratégie en Asie centrale ainsi qu'en Europe, le pas deviendrait de facto le déversoir des routes de la soie sur le vieux continent.

Dans une moindre mesure, il s'agit également pour la Chine de sécuriser de précieuses ressources nécessaires à son développement. Si la Turquie se compose à près de 50% de terre agricole, celle-ci détient toutefois 72,2% des réserves mondiales de bore, faisant d'elle le premier producteur mondial. Il est à rappeler à cet effet que « le bore est utilisé dans les réacteurs de centrales nucléaires comme ralentisseur ou absorbeur de neutrons lents. Mélangé à l'eau du circuit primaire, il permet de contrôler les réactions thermonucléaires et d'éviter l'emballement du réacteur »135. Cet élément relève d'une

133 Op.cit. « Turkey's Multilateral Transportation Policy », Ministère des affaires étrangères turques

134 NASHIDIL Rouiaï - Docteure en géographie l'Université de la Sorbonne, « Routes de la soie, nouvelle route à de la soie », Géoconfluences, Laboratoire ENeC (Espaces, Nature et Culture, UMR 8185).

135 « Dictionnaire environnement », Actuenvironnement.com, consulté le 10 Juillet 2021

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grande importance pour la Chine, déterminé à augmenter le nombre des ses réacteurs nucléaires de 38 à 57 dans les prochaines années136.

Finalement, se tourner vers la Turquie offrirait à la Chine une alternative à la route commerciale russe. Désignée comme le corridor économique « New Eurasian Land Bridge » ou le « Nouveau pont terrestre eurasien » (NELB), cette voie permettrait à la Chine de rallier l'Asie à l'Allemagne par la Russie. Toutefois, l'avantage du trajet turc réside dans l'importante réduction des transports de marchandises. En effet le « mid corridor » permet une réduction du temps de trajet de 15 jours (soit un tiers du temps de trajet) par rapport aux voies maritimes, et offrant l'opportunité de faire transiter avec d'avantage de fluidité le fret asiatique vers le Moyen-Orient, l'Afrique Nord, et les ports méditerranéens turcs. Dans ce cadre, il peut être rappeler la signature par la Chine et la Turquie, en novembre 2015 du « Mémorandum of Understanding on aligning the Belle and Road Initiative and the Middle Corridor Initiative », lors du sommet des dirigeants du G-20 à Antalya137.

Cette présence croissante de la Chine en Turquie a notamment été rappelée par MM. Ladislas Poniatowski et Jean-Marc Todeschini au nom de la commission des affaires étrangères de la défense et des forces armées par le groupe de travail sur la situation en Turquie138 :

« La Turquie est située dans le corridor qui doit relier l'Asie intermédiaire à Londres via l'Anatolie. Un élément essentiel en est la «Route de la soie ferroviaire ». Le projet de chemin de fer Bakou-Tbilissi-Kars a été achevé et ouvert en octobre 2017. La Chine a participé à la construction de la ligne de train rapide Ankara-Istanbul en 2014, et négocie la construction conjointe de la ligne de train rapide Edirne-Kars. Elle a investi dans les ports et leur développement : en 2015, l'opérateur chinois de conteneurs, Cosco Pacific, a acquis 65% des parts du troisième plus grand port de Turquie, Kumport (16% du trafic total de conteneurs du pays).

En outre, le secteur bancaire chinois a pris pied en Turquie avec les investissements réalisés en 2015 par la plus grande banque de Chine - Industrial & Commercial Bank of

136 Ibid. JULIENNE Camille ; « Les Routes de la soie, aubaine ou menace pour les ambitions turques ? », Observatoire de la vie politique turque, le 13 Juin 2019

137 Op.cit. « Turkey's Multilateral Transportation Policy », Ministère des affaires étrangères turques

138 MM. Ladislas PONIATOWSKI, co-président, Jean-Marc TODESCHINI, co-président et René DANESI, fait au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées ,« Turquie - prendre acte d'une relation plus difficile, maintenir un dialogue exigeant et constructif » ; Rapport d'information n° 629 (2018-2019) de, déposé le 3 juillet 2019

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China Ltd qui a acquis 75,5% de Tekstil Bankasi AS. À l'été 2018, elle a étendu le programme de prêts de 3,6 Mds $ au secteur turc de l'énergie et des transports, y compris aux institutions privées et publiques et aux banques et a été autorisée à refinancer le prêt de 2,7 Mds $ pour deux grands projets d'infrastructure dans le cadre de Vision 2023 : l'autoroute Northern Marmara et le pont Yavuz Sultan Selim. La Banque de Chine est devenue la deuxième banque chinoise à créer une filiale en Turquie en 2017.

En juin 2018, le géant de l'internet et du commerce mobile Alibaba a réalisé un « investissement stratégique» dans une plateforme de commerce électronique turque de premier plan, Trendyol, qui dessert plus de 16 millions de clients selon ses propres données. La Chine regarde aussi le secteur de l'énergie nucléaire en Turquie avec le projet de construction de la troisième centrale nucléaire turque. L'accord de coopération avec la Chine pour la centrale nucléaire prévue a été adopté par le Parlement turc en août 2018. Des investissements sont aussi réalisés dans une centrale thermique à charbon et dans l'hôtellerie.

Il reste que cette relation est très déséquilibrée. Les attentes de la Turquie à l'égard de la Chine sont similaires à celles de l'Europe et des États-Unis: la réduction d'un important déficit commercial et l'accès accru au marché chinois. »

Parallèlement à sa distanciation de l'Occident, la volonté de la Turquie de développer des partenariats alternatifs, et de se rapprocher de l'espace asiatique, serait susceptible de la conduire à intégrer l'Organisation de la coopération de Shanghai. Alors que la Turquie dispose du statut de « partenaire de dialogue » de l'Organisation depuis 2013, une telle intégration constituerait une solide alternative face aux réticences répétées de l'Occident à l'accepter au sein de l'Union européenne, une Union à l'aspect désormais fragilisé après le Brexit de 2016, et alors que la même année l'OCS accueillait l'Inde et le Pakistan. Il convient toutefois de s'interroger sur les soutiens réels sur lesquels la Turquie pourrait s'appuyer, car même si la Turquie pourrait prétendre représenter un pôle occidental au sens géographique, et politique de part son appartenance à l'OTAN, celle-ci demeure dans une lutte d'influence avec la Russie en mer noire et dans le Caucase139.

On constate in fine que la mise en place de nouveaux partenariats et des nouvelles orientations géographiques de son économie illustre une volonté de s'affranchir de la tutelle occidentale. Le développement de son économie, et notamment de son industrie

139 PARMENTIER Florent ; « La Turquie rejoindra t-elle l'Organisation de la Coopération de Shanghai ? » ; Telos-EU ; le 4 Octobre 2018, consulté le 10 Juillet 2021

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porte le reflet d'une volonté d'autonomiser sa stratégie, et d'assurer à la fois de nouveaux débouchés économiques, mais également politiques. Le développement technologique de la BITD turc reflète, plus que n'importe quel autre secteur, ces importantes mutations. L'essor de son industrie de l'armement prend également place dans un contexte d'affirmation de la puissance maritime truque dans les eaux méditerranéennes. Dans ce cadre, la nouvelle doctrine maritime turque « Mavi Vatan » nous apporte de précieux éclaircissements sur les aspirations turques vis à vis de ses espaces maritimes proches.

II. Le développement de la BITD turque ou l'établissement d'une stratégie des moyens au service de ses prétentions territoriales

A. L'essor d'une industrie de l'armement illustrant une volonté d'autonomisation

stratégique

Si le développement technologique et structurel de la base industrielle et technologique de défense turc (BITD) illustre une volonté d'autonomisation stratégique au niveau économique et opérationnel, celle-ci trouve son inspiration, à l'instar de la projection de son économie en direction de l'Asie, à la lumière de l'expérience ottomane, autant qu'à la résurgence du traité de Sèvres.

L'ancien Empire ottoman, plongé au coeur de la Première Guerre Mondiale par un complexe jeu d'alliance, a en effet été rattrapé par les difficultés structurelles de son économie et son absence de réforme. Si celui-ci disposait d'un effectif opérationnel au moins proportionnel à la surface de son empire, sa défaite trouve, parmi de nombreux autres facteurs, sa source dans les carences matérielles de ses équipements militaires : véhicules, armements d'infanterie, barbelés,... Ainsi, l`Empire se doit de mener un conflit mettant en péril sa survie nationale tout en ne disposant par d'une industrie d'armement capable d'assurer ses besoins vitaux. L'Empire se retrouve alors dans une situation de dépendance, notamment sur le front des Balkans et d'Europe de l'Est en situation de dépendance vis à vis de ses alliés allemands et austro-hongrois. C'est notamment le cas de ses matériels de communications devant entièrement être importé depuis l'Europe140.

On notera ainsi qu'avec la proclamation de la République Kémaliste turque en 1923 et la mise en place d'une politique étrangère prônant la « non ingérence » (« Paix chez soi,

140 JAN ZURCHER Erik ; « L'Empire ottoman et l'Europe : à chacun sa guerre » ; Orient XXI ; le 2 octobre 2014, consulté le 15 Juillet 2021

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Paix dans le monde), la Turquie n'apporte pas de solution à cette carence. Celle-ci, privilégiant le développement national par l'intermédiaire de réformes civiles et économiques demeure alors dépendant des importations d'armes étrangères jusqu'à son intégration au sein de l'OTAN, dans les premières années de la guerre froide.

C'est à l'occasion de la crise chypriote, et notamment la mise en place de l'opération « Attila » en 1974 que la politique turque en matière d'armement va connaître une profonde mutation. La Turquie avait déjà, en réalité, été victime des décisions unilatérales de ses alliés. Il faut en effet rappeler le retrait des missiles balistiques intercontinentaux Jupiter américain, en 1964, autant que l'annonce par le président américain Johnson d'une non intervention militaire en faveur de la Turquie si celle-ci envahissait Chypre et subissait des représailles soviétiques141. A la suite de l'intervention maritime turque sur Chypre en 1974, les Etats-Unis avaient également mis en place un embargo sur les ventes d'armes à la Turquie, le 5 Février 1975 et levé le 3 Octobre 1975. L'embargo fut rapidement levé, et celui-ci s'inscrivait légitimement dans le cadre de la résolution 353 du Conseil de sécurité du 20 juillet 1974 demandant : « à tous les Etats de respecter la souveraineté, l'indépendance et l'intégrité territoriale de Chypre. Exige qu'il soit mis fin immédiatement à toute intervention militaire étrangère dans al République de Chypre. Demande le retrait sans délai de tous les militaires étrangers qui s'y trouvent autrement qu'en vertu d'accords internationaux ». Mais cette situation, quoique de courte durée est venu mettre en lumière plusieurs éléments : d'une part, en dépit de son intégration au sein de l'OTAN et malgré ses atouts géostratégiques, la Turquie demeurait un acteur vulnérable dont la BITD ne permettait pas d'assurer, en cas de besoin, une véritable autonomie stratégique, et plus encore, d'assurer la défense de ses intérêts nationaux.

L'Etat turc va alors remédier à cette lacune en adoptant le 7 Novembre 1985, la loi n°3228 dont l'objectif serait de « développer une industrie de défense moderne et de permettre la modernisation des forces armées turques ». Dès lors, par la mise en place d'organismes publiques et d'une BITD oscillant entre libéralisme et corporatisme142, cette autonomisation de la production des moyens de défense va se décomposer en plusieurs phases.

141 LEFEEZ Sophie, « L'industrie de défense turque : Un modèle de développement basé sur une volonté d'autonomie stratégique »; IRIS, Avril 2017.

142 MERCIER Jean-Jacques, « La stratégique des moyens turque », DSI HS n°77 Spécial Turquie, Avril-Mai 2021, p.96 à 98.

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Si la situation avant 1990 se caractérisait par d'importantes importations d'équipement de défense, la Turquie va peu à peu assurer une relative autonomie de son industrie, évoluant ver une co-production des moyens de défense (1990-2000), puis vers une conception partielle (2000-2010), pour parvenir à une conception et production locale significative (environs 68,5% des matériels) sur la période 2010-2020143. Alors que la prochaine décennie devrait marquer un développement technologique turc particulièrement important, comme l'illustre ses investissements massif dans le secteur satellitaire ainsi que la popularité de ses systèmes UAV (« Unmanned aerial vehicle »), aussi appelé « drones », les résultats dores et déjà obtenu dans le cadre de sa politique demeure remarquable. Alors que la Turquie dépensait en moyenne 2,4 milliards de dollars USD par an entre 1982 et 1986, puis 8,7 milliards de dollars entre 1997 et 2001, celle-ci a portée ses investissements à 17 milliards de dollars pour la période 2012-2016. Ces investissements se révèlent par ailleurs extrêmement prolifique, car si le pays assurait 25% de la production locale des composants des matériels de défense en 2003, ce chiffre a ainsi évolué en passant à 37% en 2006 puis 60% en 2012144. Ainsi, et même si son indépendance technologique demeure limitée vis à vis de l'étranger (et particulièrement de l'Occident, comme l'illustrait le projet aéronautique F-35), la Turquie est parvenu en quelques années à se hisser à la 13ème place des plus gros exportateurs d'armements au monde, augmentant notamment de 30% ses exportations entre 2016 et 2020 tout en diminuant ses importations de 59%145.

B. Un secteur d'importance stratégique justifiant un contrôle effectif de l'appareil étatique

Ces investissements ont ainsi permis à la Turquie de propulser sept de ses entreprises parmi les plus grands acteurs de défense mondial, notamment Aselsan (57ème place), société spécialisé dans les systèmes de défense électronique ; Turkish aerospace industries (61ème place), spécialisé dans les systèmes aérospatiaux ; ou Roketsan (98ème place) spécialisé dans l'armement. Le développement de son autonomie technologique constitue pour la Turquie un levier de stratégie économique important, tirant également pour bénéfice le renforcement de son autonomie stratégique. En effet, si le secteur de la défense représentait 6 milliards de chiffre d'affaire pour l'année 2016, cette donnée doit toutefois

143 « L'industrie de défense en Turquie » ; Advantis Tailoring Operational Solutions, note de 2020, https://www.advantisconseils.com/fr/secteur/defense-et-securite

144 Op.cit. LEFEEZ Sophie, « L'industrie de défense turque : Un modèle de développement basé sur une volonté d'autonomie stratégique »; IRIS ; Avril 2017.

145 « La Turquie a augmenté de 30% ses exportations d'armes » ; TRT.net ; le 13 mars 2021, consulté le 23 Juillet 2021

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être considéré au travers de la politique diplomatique conduite par l'AKP. Ainsi, sur un total de 11 913 commandes en 2016, 90% d'entre elles étaient à destination du marché local, soit 10 611 commandes à destination du marché turc, 259 à destination de l'Europe, 386 à destination des Etats-Unis, et 658 pour les autres acteurs internationaux146.

La main mise du pouvoir sur le développement de la BITD ainsi que la mise en place d'un important dispositif favorable à l'essor du domaine de la recherche et du développement technologique, illustre, outre l'importante stratégique des moyens déployée par la Turquie, la portée politique plus que mercantile dévolue à celle-ci. La BITD turque se retrouve, de fait à la seule discrétion du pouvoir présidentiel puisque trois institutions sont chargées de sa gestion.

D'une part la TSKGV (« T·rk Silahlõ Kuvvetlerini G·çlendirme Vakf » ou « Fondation pour le renforcement des forces armées turques ») ; mis en place en 1987 et ayant pour but de subvenir aux besoins des forces armées nationales, tout en diminuant la dépendance du pays à l'égard des fournisseurs étrangers. Cette fondation est ainsi administrée par une importante partie du pouvoir politique. On y retrouve le Ministre de la Défense, son sous-secrétaire, le sous-secrétaire d'Etat à l'industrie de la défense, et le chef adjoint de l'Etat-major des armées. Il est toutefois à préciser que si cette institution à vocation à prévenir les ingérences étrangères dans le secteur de l'industrie de la défense, notamment en détenant directement ou indirectement des actions au sein des 14 des plus grandes entreprises de défense turques, les capitaux étrangers demeurent autorisés par la loi de 1985. Ainsi, des entreprises comme Yaltes, Selex ou Stoeger sont à ce jour dépendant à 100% de capitaux étrangers147.

D'autre part la SSIK, ou « Comité exécutif de l'industrie de défense », institution présidé par le Président turc en personne. Cet organe est chargé de décider des grandes orientations en matière d'industrie de défense. Hautement politisé, celui-ci est composé d'un vice-président, du ministre des finances, du ministre de l'intérieur, du ministre de la défense nationale, du chef d'Etat-major général et du président du SSB.

146 Op.cit. « L'industrie de défense en Turquie » ; Advantis Tailoring Operational Solutions, note de 2020, https://www.advantisconseils.com/fr/secteur/defense-et-securite

147 Op.cit. LEFEEZ Sophie, « L'industrie de défense turque : Un modèle de développement basé sur une volonté d'autonomie stratégique »; IRIS ; Avril 2017.

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Enfin, le SSB (« Savunma Sanayii Baþkanlõðõ » ou « Présidence de l'industrie de la défense »), établi en 1985 dans le cadre de la loi n°328. Cette institution civile répond directement aux ordres de la présidence turque et est chargée de la conduite de la stratégie des moyens d'Ankara. En somme, celle-ci a en charge la gestion des contrats, la planification de la production du secteur privé et public, la gestion des exportations, tout en mettant en oeuvre les décisions prises par le comité exécutif de l'industrie de défense (SSIK). Cet organe revêt ainsi le rôle « d'exécutant » du SSIK.

La logique de cette composition, répondant à la logique d'une indépendance nationale, s'appuie également sur un important dispositif fiscal et budgétaire. Outre l'institutionnalisation par la loi de 1985 de la SSDF (Savunma Sanayii Destekleme Fonu » ou « Fonds de soutien à l'industrie de défense ») auprès de la Banque centrale, il peut être mentionné les nombreux programmes à destination des activités de recherche, développement et conception technologique, mais également à destination des investissements en fabrication locale. S'appuyant sur une croissance économique positive depuis 2003, ainsi que sur une absence de plafond d'emprunt, les activités des sociétés portant sur ces secteurs peuvent disposer d'une exonération d'impôts, d'aides à l'export, d'allocation de terrain, d'une déduction totale des dépenses en matière de recherche et développement, etc. Ceci ayant pour impact de réduire les coûts de lancement des sociétés, tout en accélérant un retour sur investissement148. Il peut également être fait mention de la loi n°6676 du 16 Février 2016 qui vient offrir des subventions (50% du prix) pour toutes acquisitions d'équipements destinés aux activité de recherche et développement et abaissant le nombre de salariés de 30 à 15. L'objectif étant d'obtenir un accroissement des activités de recherche technologique au sein du PIB149.

Alors que l'activisme de la Turquie la pousse davantage à s'investir militairement, ces investissements lui permettent également de satisfaire en équipements ses besoins opérationnels. C'est notamment l'usage massif des drones TB2 développé par la société Baykar, dont l'utilisation a largement été illustré en Syrie, dans le Nord-Irakien, dans le Haut-Karabagh, ou plus récemment en Libye, et dont le Conseil de sécurité avait commenté l'utilisation lors de son rapport final du 18 Février 2021150. Il est intéressant de

148 Op.cit. « L'industrie de défense en Turquie » ; Advantis Tailoring Operational Solutions, note de 2020, https://www.advantisconseils.com/fr/secteur/defense-et-securite

149 Op.cit. LEFEEZ Sophie, « L'industrie de défense turque : Un modèle de développement basé sur une volonté d'autonomie stratégique »; IRIS ; Avril 2017.

150 « Rapport final du Groupe d'experts sur la Libye créé par la résolution 1973 (2011) du Conseil de sécurité » ; n°S/2021/229)

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constater, que ce soit au travers du développement du Char Altay, développé par Otokar, ou de l'hélicoptère Atak, développement par Turkish aerospace industries, la vaste amplitude que recouvre désormais la BITD turque. A celle-ci n'échappe désormais que le domaine nucléaire, bien que le projet « Vision Turquie 2023 » pourrait laisser entrevoir des innovations en ce sens, ainsi que le domaine des missiles balistiques de portée intermédiaire et intercontinentale151.

Il s'opère alors, de fait, une rupture avec le modèle militaire Otanien auquel la Turquie oppose désormais l'acquisition d'équipement indigène. Plus encore, et malgré la dépendance de la Turquie aux transferts de technologie, cette volonté d'autonomisation légitime et nécessaire ouvre une nouvelle fenêtre dans la gestion de ses intérêts économiques et géostratégiques. C'est dans cette dynamique que s'inscrit l'acquisition des systèmes de défense S-400 russe par la Turquie, fortement condamnée par l'OTAN et ayant conduit à l'exclusion de la Turquie du programme F-35.

C. Une autonomisation des moyens de défense turque redéfinissant sa position au sein de l'Alliance atlantique ; le cas des S-400

L'affaire des S-400 russes découle en réalité d'une lente évolution et d'infructueuses négociations entre la Turquie et ses partenaires traditionnel. Selon Benjamin Gravisse152 : « En effet, le 1er mars 2007111a Turquie a lancé le programme de système de défense anti-aérienne à longue portée T-LORAMIDSi21 qui devait être apte à contrer la menace que constituent les missiles balistiques iraniens afin de protéger certains sites stratégiques turcs. À l'origine, c'est le système américain MIM-104 Patriot PAC-3 qui avait retenu l'attention des autorités turques. Cependant, l'acquisition de ce système était couplée à un accord de transfert de technologie, ce que les autorités américaines refusèrent.

Les décideurs turcs se tournèrent alors vers la Chine, qui proposait le système FD-2000 (É). L'offre (É) comprenait en outre un transfert de technologie. Ankara marqua son accord pour cette offre en 2013 avant de faire volte-face en 2015 en raison d'un volume de transferts de technologie qui se révéla inférieur à ses attentes ainsi que de pressions reçues au sein de l'Alliance.

151 Op.cit. MERCIER Jean-Jacques, « La stratégique des moyens turque », DSI HS n°77 Spécial Turquie, Avril-Mai 2021, p.96 à 98.

152 GRAVISSE Benjamin, « Les relations commerciales - militaires entre la Turquie et la Russie : Du F-35 au Su-35 ? » ; p.84 ; DSI HS n°77 Spécial Turquie, Avril-Mai 2021

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Le programme T-LORAMIDS fut finalement abandonné en 2015. Les Turcs, après avoir essuyé un nouveau refus auprès de l'administration Obama pour l'acquisition de MIM-104 Patriot au début 2017, vont se tourner vers un candidat inattendu pour les fournir : la Russie et son système de défense antiaérienne à longue portée Almaz-Antey S400. La commande de S-400 est officialisée le 12 septembre 2017 (É), les Russes proposant en outre des conditions de financement intéressantes aux Turcs.

Les conséquences de ce constat- plus qu'une supposé « remise en question de son appartenance à l'OTAN » telle qu'analysée par certains spécialistes - vont toujours fortement impacté la Turquie. Craignant, à juste titre, la fuite d'information sur les systèmes existant, les Etats-Unis vont interdire la livraison du chasseur F35-A à la Turquie, alors même que celle-ci était partie au programme depuis le 12 Juillet 2002. Plus encore, cette interdiction intervient alors même que la Turquie se confronte à la nécessité de renouveler l'ensemble de sa flotte de F-16 désormais vieillissante, et alors même que son rival grec fait l'acquisition de nouveaux équipements aériens auprès de l'Europe. Tandis qu'il lui est refusé l'accès à ces technologies, et que des sanctions internationales viennent limiter le développement de ses armements - le cas du Char Altay dépendant des moteurs MTU et des transmissions RENK allemandes153 - la Russie pourrait être en mesure de subvenir à ces difficultés technologiques et matérielles. Toutefois, la dynamique d'autonomisation de la Turquie, et sa volonté de renégocier sa position stratégique internationale rend peu probable l'hypothèse d'une rupture avec l'OTAN au profit de la Russie. Si la démarche politique turque tend à la « distanciation », il est en effet surréaliste d'imaginer la Turquie échanger (à ses yeux) « un maître contre un autre » en substituant la Russie à l'Occident, d'autant plus dès lors que l'on considère les avantages indéniables, précédemment développés, que lui offre sa position au sein de l'Organisation.

L'acquisition de ces systèmes anti-aériens ne saurait toutefois se limiter à la seule question des moyens de défense, mais illustre au contraire, la complexité de sa relation avec l'acteur russe. Pour la Turquie, la Russie demeure l'acteur référent dans de nombreuses problématiques. Si la Turquie dépend à 44% du pétrole provenant du Moyen-Orient, la Russie demeure toutefois l'acteur majeur avec laquelle lui faut composer. Important 55% de ses besoins gaziers des réserves russes, la Turquie lui est également lié par d'importants contrats d'énergie (construction de centrale nucléaire notamment), autant

153 Ibid. op.cit. GRAVISSE Benjamin, « Les relations commerciales - militaires entre la Turquie et la Russie : Du F-35 au Su-35 ? » ; p.85 ; DSI HS n°77 Spécial Turquie, Avril-Mai 2021

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que par le secteur du tourisme, par ses échanges commerciaux, ainsi que par des questions sécuritaires au Moyen-Orient154. Si la situation permet d'illustrer les contours d'une relation fondée sur le pragmatisme et le réalisme - les deux pays caractérisant leurs positions internationales par une remise en cause d'un ordre « occidentalo-centrée », une désinhibition de l'emploi de la force armée, et une expansion de leur influence au -delà de leur zone d'influence traditionnelle - le développement de la BITD turque permet de reconfigurer les rapports de force de cette relation. Celle-ci s'illustre notamment par la modernisation ainsi que par le renforcement de la force maritime turque.

III. L'affirmation de la puissance maritime turque en Méditerranée: levier de préservation des intérêts économiques nationaux dans son environnement régional

A. Un renforcement des moyens maritimes turcs illustrant une volonté politique d'accroitre sa projection sur l'environnement maritime

Ce renforcement de la force maritime turque se manifeste tout d'abord par une modernisation de sa flotte. Il est à rappeler que le rôle traditionnellement dévolu à la marine turque, depuis la guerre froide, était d'assurer à la fois la sécurité de la Mer noire vis à vis des forces du Pacte de Varsovie, mais également de limiter l'accès de ces forces à la Méditerranée. Toutefois, avec la fin de la Guerre froide, la Turquie décide de dépasser le simple cadre de la protection de son littoral et d'opérer une véritable projection sur son espace maritime environnant. Cette projection lui permet ainsi de faire valoir à la fois ses intérêts économiques dans le cadre des zones économiques exclusives, mais également de protéger les grandes voies maritimes où transitent la majorité de son commerce international.

Ainsi, alors que celle-ci se trouvait dépendante des ventes de bâtiments de guerre américains, allemands ou français155, on observe l'indépendance progressive de la Turquie dans la production de ses éléments maritimes. L'étude du développement de la flotte maritime turque relève en réalité d'un intérêt certain pour l'ensemble des puissances maritimes européennes, et fait aujourd'hui l'objet d'un important travail de recherche qu'il

154 REBIERE Noémie, « Les relations russo-turques au prisme des enjeux énergétiques » ; Confluences Méditerranée, vol 104 no. 1, 2018, pp. 113-123

155 THEMELIN Vincent ; « Sultans of Swing ? Quand la marine turque veut tendre vers la puissance régionale », Centre d'Etudes Stratégiques de la Marine, 4 mai 2017.

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serait impossible d'exposer dans son intégralité. Dans le cadre de notre étude, cette dynamique doit et peut toutefois être résumé en trois points essentiels.

D'une part, et outre l'important développement industriel et augmentation budgétaire en matière de défense, on voit la Turquie procéder à une importante modernisation de sa flotte. Il peut ainsi être cité l'exemple du développement du système GENESIS par la société turque Havelsan qui vient moderniser les capacités d'autodéfense de ses frégates lance missile de type Oliver H.Perry156. Ce système intégré de direction de combat vise ainsi à réduire considérablement le temps entre la détection de missile ennemi et la riposte.

D'autre part, la Turquie entreprend la construction de nouveaux bâtiments de guerre indigène, à la fois amphibie, sous marin, mais également de surface. Outre l'acquisition de six sous-marins dans le cadre du développement de son programme MILDEN à l'horizon 2024, la Turquie fera l'acquisition de quatre frégates FFG Istanbul en 2023, ainsi que d'un bâtiment amphibien LHD Anadolu en 2024. A cela s'ajoute le renforcement de sa flotte de surface dans le cadre du projet MILGEM, conceptualisant un nouveau modèle de frégate à destination de la défense anti-aérienne.157

Enfin, la Turquie renforce à la fois ses capacités sous-marines, mais également ses capacités de projection. C'est ici l'exemple du contrat conclu avec l'Allemagne, visant à acquérir 6 sous-marins de Type-214 Reis en 2022, produit par ThyssenKrupp marine Systems (TKMS), et dont les équipements électroniques et armements seront produit par la Turquie. C'est également la mise en service à partir de 2017 des navires de transports de chars « Bayraktar » et « Sancaktar »158, disposant d'une capacité d'emport de 1200 tonnes, soit l'équivalent de 20 chars lourds, ou de 60 véhicules légers et de 350 soldats.159

Ce faisant, la Turquie entend ainsi passer d'une force maritime locale à une véritable force maritime régionale, et, nous le voyons, développe sa flotte maritime en prévision de menace étatique. Cette montée en puissance doit toutefois être appréhendée plus spécifiquement à la lumière de la mise en place d'une véritable doctrine nationaliste en

156 SHELDON-DUPLAIX Alexandre, « « Mavi Vatan» et l'affirmation des intérêts maritimes turcs » ; DSI n°77 Hors-série spécial Turquie, avril-mai 2021, p.60

157 LANGLOIT Philippe ; « Les forces navales turques », DSI n°77 Hors-série spécial Turquie, avril-mai 2021 ; p.65

158 « Turquie : l'exercice militaire « Méditerranée orientale 2019 » continue »- Agence Anadolu, publié le 11 novembre 2019

159 Op.cit. THEMELIN Vincent ; « Sultans of Swing ? Quand la marine turque veut tendre vers la puissance régionale », Centre d'Etudes Stratégiques de la Marine, 4 mai 2017.

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matière de géopolitique maritime, qui apparaît à la faveur de l'échec de la « Profondeur stratégique » d'Ahmet Davutoglü.

B. L'émergence d'une doctrine maritime nationaliste comme catalyseur des

revendications territoriales et énergétiques turques : le « Mavi Vatan »

Le « Mavi Vatan » ou « Patrie bleue » en turc, est un concept apparu pour la première fois en 2006 et utilisé par le contre-amiral Gürdeniz, officier en charge de la « Présidence des plans et doctrine des forces navales » 160 (« Deniz Kuvvetleri Plan Prensipler Baskanligi »). Détaché d'une vision ottomaniste ou islamique, cette doctrine kémaliste s'attache à la revendication territoriale des espaces maritimes légitimes turcs, et, plus encore, impulse une dynamique de « maritimisation du pays ainsi qu'une projection sur les flots »161. Elle émerge plus spécifiquement à l'issue du référendum relatif au plan d'Annan, plan portant sur la réunification des deux parties de l'île de Chypre, qui fut rejeté par la population grecque le 24 avril 2004. Ce projet avait notamment été soutenu par le gouvernement de l'AKP, dans le but d'opérer un rapprochement avec l'Union européenne, et ainsi de favoriser une intégration future. L'Etat chypriote, dans les temps qui suivirent le rejet, va alors procéder à la délimitation ainsi qu'à la revendication de sa Zone économique exclusive, particulièrement riche en hydrocarbure en se fondant sur la Convention de Montego Bay de 1982. Cette revendication va de plus s'appuyer sur la « Carte de Séville », produite par les géographes Juan Luis Suarez de Vivero et Juan Carlos Rodriguez Mateos le 4 Octobre 2004, venant approuver les revendications territoriales chypriotes162. Ces revendications vont ainsi être largement critiquées en Turquie, et particulièrement par le commandement maritime. En outre, ces derniers vont prôner une défense plus active des intérêts et de la souveraineté de la Turquie sur son espace maritime : une zone économique plus large qualifié par Gürdeniz de « Patrie bleue » ou « Mavi Vatan ».

Ce discours nationaliste, quoique relayé et popularisé par une partie de l'armée - l'amiral Soner Plat163, ...zden ...rnked, Mustafa ...zbey ou Cem Aziz çakmak164 notamment

160 Observatoire Turquie, « Mavi Vatan » versus la « Profondeur stratégique » : une doctrine eurasiste pour remplacer une doctrine « néo-ottomaniste » ? », publié le 22/12/2020

161 Op. cit. JOSSERAN Tancrède, « La puissance de l'entre-deux » ; DSI Hors-série n°77, avril-mai 2021, pp.22

162 DENIZEAU Aurélien ; « Mavi Vatan, la « Patrie bleue » Origines, influence et limites d'une doctrine ambitieuse pour la Turquie » ; IFRI ; avril 2021

163 Soner Polat, Mavi Vatan için jeopolitik rota: Doðu Akdeniz, Kõbrõs ve Ege'deki kavgayõ anlatan tespitler ve öneriler [Cap géopolitique pour la Patrie Bleue: Constats et propositions au sujet du conflit en Méditerranée Orientale, à Chypre et en Égée], Istanbul, Kaynak, 2019

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- n'est toutefois pas entendu par le pouvoir politique de l'AKP. En effet, et alors même que la Turquie n'est pas partie à la Convention de 1982, le gouvernement va d'avantage chercher à se rapprocher de l'Occident en endossant pleinement son rôle au sein de l'Alliance atlantique, mis à part le cas Irakien de 2003.

A partir de 2015, avec l'échec de la politique de la « Profondeur stratégique », et la résurgence d'un « Syndrome de Sèvres », tel que précédemment étudié, la doctrine du « Mavi Vatan » vient prendre une dimension nouvelle. Nous l'avons vu, la Turquie va à l'issue opérer un repli sur ses propres frontières pour concentrer ses forces sur ses trois menaces directes : les gülennistes, responsables de la tentative de coup d'Etat du 15 Juillet 2016 ; les Kurdes dont l'influence et la puissance augmente ; enfin le voisin grec et plus largement les « puissances impérialistes » désireuses de déposséder la Turquie de ses légitimes possessions. Ainsi, au delà de l'espace maritime, de nouvelles dimensions sont mises en avant dans l'environnement régional proche méditerranéen. La menace d'un Etat kurde qui aurait accès à la mer et menaçant « l'Ana Vatan » (la « Mère-Patrie », les pressions sur la Turquie pour quitter la République Chypre du Nord, le « Yavru Vatan » (que l'on pourrait traduire par « la Patrie-nouveau né » ou « Patrie-infante ») ; ainsi que la contestation de l'espace maritime légitime turque et plus particulièrement des ressources sur trouvant sur le plateau continental anatolien, le « Mavi Vatan » (« Patrie Bleue »)165. Celle-ci se fonde également sur le ressentiment anti-atlantiste, la peur d'une trahison, autant que sur l'appréhension d'un monde « post-occidental » avec l'Asie en son centre. Un virage de l'Atlantisme vers l'Eurasisme donc, confirmé par la mise en place du « mid-corridor » autant que par les partenariats établis avec la Chine.

Mais là où la « Profondeur stratégique » de Davutoglü prônait une approche plus diplomatique, visant à développer les partenariats économiques et à étendre le soft power turc dans l'espace traditionnel ottoman à travers la négociation, le « Mavi Vatan » quant à lui oppose une ligne plus dure d'une Turquie revendicatrice qui s'affirme comme une puissance militaire à part entière. L'exemple syrien, laisse toutefois entrevoir le glissement progressif de la politique de l'AKP vers ce « hard power » qui, s'il peut être perçu comme expansionniste, s'inscrit d'avantage dans une extraversion face aux intérêts des

164 « Tümamiral Mustafa ...zbey'den çaðrõ: Mavi Vatan okul müfredatõna girsin » [L'appel du contre-amiral Mustafa ...zbey : que la Patrie Bleue intègre les programmes scolaires], Aydõnlõk, 21 avril 2020 ; Cem Gürdeniz, « Amiral Cem Aziz Çakmak'õ `Mavi Vatan'õn sonsuzluðuna uðurlarken » [En faisant nos adieux à l'amiral Cem Aziz Çakmak parti vers l'éternité de la Patrie Bleue], Aydõnlõk, 4 juillet 2015 ; ...zden ...rnek, Milgem'in yk·s· [Histoire du programme Milgem]. Istanbul : Kõrmõzõ Kedi, 2016, 264 p.

165 Op.cit. Observatoire Turquie, « Mavi Vatan » versus la « Profondeur stratégique » : une doctrine eurasiste pour remplacer une doctrine « néo-ottomaniste » ? », Publié le 22/12/2020

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occidentaux et des autres puissances rivales du Moyen-Orient. Cette dynamique se trouve par ailleurs entérinée avec la mise en place d'un grand exercice naval organisé dans les trois mers côtières turques - mer noire, Mer Egée et Mer Méditerranée - appelé « Mavi Vatan 2019 ».

Ce glissement d'un « soft power » vers un « hard power », correspondant par ailleurs d'avantage aux discours de l'AKP, tend à apporter une réponse franche aux querelles entourant les Zones économiques exclusives (ZEE) méditerranéennes situées en périphérie de la Turquie. En effet, si la Mer noire constitue un espace de confrontation énergétique et maritime avec l'acteur russe, amplifié davantage par la découverte en août 2020 du gisement gazier « Sakarya » estimé à 320 milliards de mètres cubes de gaz166, la méditerranée demeure un espace qu'il lui faut privilégier tant vis à vis du commerce maritime international que des importantes ressources gazières et pétrolières qu'elle renferme. Elle répond par ailleurs à son besoin de diversifier ses approvisionnements et ses routes après les crises régionales successives : le cas de l'Ukraine en 2006 et 2009, de la Géorgie en 2008, ou de la Crimée en 2014167. Ceci vient expliquer l'implantation de 80 des bases navales turques dans cet espace : les bases de Mersin, Iskenderun, Aksaz, et Foca auxquelles s'ajoute les bases de Golcuk, d'Istanbul, et de Canakkale entre les détroits du Bosphore et des Dardanelles, et la future base de Famagouste en République Chypre du Nord. Ces dernières lui confèrent ainsi la possibilité d'interférer avec les forages gaziers dans les zones dont elle conteste la propriété, notamment au large de Chypre168.

Les prétentions turques sur son espace maritime environnant ne sont toutefois pas récentes. La Turquie rejette en effet les règles induites par la convention de Montego Bay de 1982, puisque ces dernières apparaissent inadaptées à l'espace méditerranéen. La convention prévoit d'une part que les eaux territoriales s'étendent sur 12 miles nautiques au delà de la ligne de base ; et d'autre part que les 200 miles nautiques au delà de la ligne de base appartiennent à l'Etat détenteur du territoire et définissent sa ZEE. Or dans l'hypothèse où le rivage le plus proche se trouverait à moins de 200 milles nautiques, la règle de l'équidistance » est applicable - une frontière située à mi-distance des deux lignes de base des Etats concernés. Mais dans le cas de l'espace méditerranéen, et plus encore dans le cas de la Mer Egée, ces règles apparaissent particulièrement inégales et illégitimes

166 Hasan Selim ...zertem ; « La découverte par la Turquie d'un nouveau gisement de gaz en Mer Noire et ses implications potentielles » ; Editoriaux de l'IFRI, 01 Octobre 2020

167 Institut du Bosphore ; « Relations énergétiques UE-Turquie » ; Septembre 2014

168 PEYRONNET Arnaud, « Perspectives navales : Vers un problème naval turc ? », FMES, le 13/11/2019

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aux yeux des turcs. En effet comment justifier qu'avec un littoral de 8300km et 82 millions d'habitants la Turquie ne puisse pas accéder à la moitié du plateau continental face à la Grèce et ses 11 millions d'habitants169 ? Ces espaces sont par ailleurs parsemées de petites îles sous contrôle grec qui, si l'on devait appliquer à la lettre les règles de la convention de 1982, disposerait d'une majeure partie de la Méditerranée. L'exemple le plus symptomatique étant l'île de Kastellorizo, une île de 9km2 située à moins de 2 kilomètres des côtes turques et à 580 kilomètres des côtes grecques, qui vient conférer 40,000km2 de ZEE à la Grèce et qui peut seule déterminer de l'ouverture ou de la fermeture de ces eaux. Par ailleurs, du fait de sa distance avec la Grèce, l'île serait situé sur le plateau continental turc, ne pouvant donc servir de base à des prétentions maritimes.

Ainsi, le « Mavi Vatan » ne viendrait pas contester la souveraineté grecque sur les îles - bien que celle-ci représentent une menace en étant militarisé en dépit du traité de Lausanne de 1923 - mais revendiquer l'espace maritime légitime limitant le potentiel économique turc. Cet espace se trouve par ailleurs dores et déjà investi par les Etats riverains libanais, israélien, chypriote et égyptien. Cette posture, présentée comme défensive et réaliste face aux menaces multidimensionnelles et multiformes de son environnement périphérique, se retrouve également au niveau de Chypre, et déborde sur l'ensemble de la partie orientale du bassin méditerranéen.

Si le « Mavi Vatan » désigne « la zone d'intérêts et de juridiction [turques] sur les eaux douces et salées situées entre les 25e et 45e méridiens est et les 33e et 43e parallèles nord 170», celle-ci va venir largement empiéter sur la ZEE grecque et chypriote. Pour rappel, dans le cadre de l'exploitation gazière, la République de Chypre a découpé son espace maritime en 13 blocs, chacun étant attribué à des firmes différentes à partir de 2007, pour un début de forage en 2011171. Or, les revendications turques vont générer un basculement d'une partie de ces blocs à l'intérieur de sa ZEE, entraînant au cours de la dernière décennie une série de déploiement de navires de recherches turcs, eux-mêmes accompagnée de navire d'escorte. Ce fut notamment le cas le 11 février 2018 lorsque le navire de forage « Saipem 12000 » de la compagnie italienne ENI, voulant effectuer un forage à l'intérieur du bloc 3, fût contraint militairement par la Turquie de quitter la zone

169 Op.cit. SHELDON-DUPLAIX Alexandre, « « Mavi Vatan» et l'affirmation des intérêts maritimes turcs » ; DSI n°77 Hors-série spécial Turquie, avril-mai 2021, p.60

170 GURDENIZ Cem, « What Is the Blue Homeland in the 21st Century? », United World, 31 juillet 2020, disponible sur : https://uwidata.com

171 HENROTIN Joseph ; « Chypre, l'enjeu gazier » DSI Hors Série n°77 Spécial Turquie, avril-mai 2021, p.24

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au motif d'un exercice imminent. Ce fut également le cas en 2019 lorsque la Turquie envoya le « Barbaros » prospecter à l'intérieur des blocs 7 et 8, annonçant dans le même temps la conduite d'un exercice militaire dans ces zones. Enfin, le 11 octobre 2020, la Turquie avait déployé sous escorte le navire d'exploitation « Oruç Reis » à l'intérieur des eaux grecques172.

L'interprétation extensive de la ZEE turque génère en réalité des répercussions dépassant le cadre de la mer Egée, car ce faisant celle-ci a conclue le 27 Novembre 2019 un traité de délimitation des ZEE en Méditerranée occidentale avec le Gouvernement d'Union nationale libyen. Cet accord bilatéral prévoit ainsi d'une part à ce que la Turquie soutienne militaire le GNU face aux forces du maréchal Haftar, et d'autre part consacre l'extension de la ZEE des deux Etats. L'accord permet en outre à la Turquie d'étendre encore d'avantage son domaine et de poursuivre la prospection de ressources énergétiques en ignorant la zone générée par l'île de Crète - sous souveraineté grecque. Plus encore, en étendant sa ZEE à la limite de la zone libyenne, la Turquie contreviendrait au projet de pipeline « EastMed », un projet de 200km visant à acheminer 9 à 11 milliards de mètres cubes de gaz naturel par ans vers l'Europe depuis le gisement « Leviathan » et « Aphrodite » vers la Grèce puis l'Italie. On voit que si la Grèce, Chypre, l'Egypte, Israël, la France ou les Emirats arabes Unis ont déclarés unanimement la valeur nulle de cet accord - les revendications de plus en plus agressives de la Turquie se poursuivent, l'AKP ne craignant pas de franchir le seuil des hostilités.

Ces tensions en méditerranée et, plus encore, au sein de l'alliance atlantique, illustrent en réalité les cinq priorités définit par l'amiral Gürdeniz : « le développement d'une puissante marine qui s'appuie sur une industrie nationale et indépendante; l'emploi de cette marine comme outil de diplomatie navale; des accords avec des pays frères et amis pour le déploiement lointain de la marine et de l'armée de l'air; le développement de la puissance maritime sous toutes ses formes, en particulier avec la dotation de navires sismiques et de forage; la formation d'avocats maritimes pour défendre la position turque sur la scène internationale173 »174.

Au delà, il s'agit également pour la Turquie de manifester sa contestation du système juridique international qu'elle considère d'avantage favorable aux puissances impérialistes

172 Ibid.

173 GURDENIZ Cem, Mavi Vatan Yazdan, Kirmizi Kedi Yaymevi, Istanbul, 2020, extrait de Op.cit.

SHELDON-DUPLAIX Alexandre, « « Mavi Vatan» et l'affirmation des intérêts maritimes turcs » ; DSI n77 Hors-série spécial Turquie, avril-mai 2021, p.59

174 Ibid.

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que réellement à la disposition des Etats, et donc une manifestation supplémentaire du « Syndrome de Sèvres ». Si « Mavi Vatan » désigne l'espace maritime méditerranéen, ce concept de projection sur l'espace maritime dépasse aujourd'hui largement ce cadre géographique pour incarner un véritable outil stratégique et économique. Il peut ainsi être rappelé la problématique de l'île soudanaise de Suakin. Le Soudan a en effet concédé la gestion de l'île à la Turquie pour 99 ans par un accord bilatéral signé en Décembre 2017. L'île de Suakin, située au nord-est du Soudan est un petit espace de 20 km2 mais dont la position en mer Rouge est hautement stratégique, implanté sur la deuxième voie maritime la plus importante au monde. On voit donc la volonté, pour la Turquie de sécuriser à la fois les grandes voies maritimes, les ressources énergétiques découlant de son plateau continental, autant que de manifester sa vocation régionale. Ainsi, à l'instar de la menace hellénique sur le territoire anatolien lors de la guerre d'indépendance de 1919-1922, le « Mavi Vatan » appui la nécessité pour la Turquie d'employer sa puissance militaire pour assurer la sécurité de ses territoires.

Nous avons précédemment pu observer que le virage « ottomaniste » ou « islamiste » de l'AKP entretenait une méfiance envers l'institution militaire, notamment du fait des coups d'Etat de 1960, 1971, 1980, 1997 et 2016 l'ayant conduite à d'avantage utiliser les partenariats politiques et la négociation pour arriver à ses fins. Aujourd'hui pourtant, la doctrine développée par des militaires nationalistes tranche avec les orientations conduites dans le cadre de la « profondeur stratégique ». Rompant avec une vision « islamiste », ces derniers n'hésitent pas à suggérer la négociation avec des acteurs régionaux comme l'Egypte, hostile aux frères musulmans, ou Israël dont la politique palestinienne est vivement critiquée par la Turquie. Ce glissement progressif et presque naturel de la « profondeur stratégique » au « Mavi vatan » démontre, in fine, le pragmatisme d'une Turquie désireuse d'assurer ses débouchés économiques, quand bien même cela serait fait au détriment d'une cohérence idéologique.

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Conclusion

La grille de lecture économique que s'est proposé d'exposer ce travail de recherche ambitionnait d'expliciter les buts et objectifs économiques poursuivis par la Turquie dans la gestion de sa politique extérieur, projetant ainsi de caractériser les contours du paradigme économique turc.

En ce sens nous avons entrepris de développer et d'analyser les sources de cette résurgence néo-ottomane, celle-ci caractérisant les politiques conduites par l'AKP depuis son arrivée au pouvoir en 2003. En analysant les éléments caractéristiques de la chute de l'Empire, autant que les éléments fondateurs du kémalisme, nous avons vu que l'accession au pouvoir de l'AKP constitue à la fois une réponse à un mal être national autant qu'à la décadence de la classe politique au pouvoir. Celle-ci répond également à un besoin de la Turquie de s'affirmer comme une puissance régionale. En fixant le regard sur son héritage historique, le gouvernement turc a ainsi cherché à dépasser le carcan géopolitique dans lequel était enfermé la Turquie depuis la chute de l'Empire.

Nous avons également pu voir que l'accession des islamo-conservateurs au pouvoir a été le synonyme d'une importante libéralisation de l'économie. Si la position géographique de la Turquie lui confère un avantage certain en tant que gardienne des détroits ainsi que pays de transit énergétique, l'objectif initial du gouvernement de l'AKP tendait à assurer les débouchés économiques avec ses partenaires occidentaux. Les réticences et la méfiance de ses partenaires l'ont toutefois conduite à opérer une « distanciation » ainsi qu'à revendiquer un leadership régional. Valorisant une identité musulmane autant qu'une destinée commune, la mise en place, à partir de 2003, de la « Profondeur stratégique » a finalement trouvée pour limite le développement structurel de cet environnement régional proche longtemps délaissé. Surestimant sa capacité a assurer le rôle « d'hégémon bienveillant », on observe la Turquie troquer son pragmatisme économique au profit d'un idéologisme politique, dont les répercussions en Syrie l'ont conduit à redéfinir sa stratégie diplomatique.

Enfin, le constat actuel est celui d'une stratégie de grand écart entreprise par l'AKP. Celle-ci apparaît induite d'une part par l'ambivalence des rapports avec ses partenaires occidentaux et la résurgence d'un Syndrome de Sèvres, et d'autre part par une volonté de substituer ce marché à de nouvelles opportunités économiques. Si celle-ci prend acte des

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avantages politiques et logistiques qui ressortent de son « intégration » au sein de cette sphère, on constate que la Turquie n'hésite pas à se placer à contre-pieds de ses partenaires. On voit également que si son échec en Syrie l'a conduit à reconsidérer ses priorités et ses approches internationales, ses investissements en Afrique - quoique difficilement comparable avec le marché européen - illustrent une volonté de projection en dehors d'une zone qui lui était traditionnellement attribuée. En ce sens, l'ouverture du marché asiatique et le développement de la zone eurasiatique pourrait bien lui offrir l'opportunité de reconfigurer sa position internationale au sein d'un ordre considéré comme « révolue ». La problématique afghane, et notamment la volonté affichée du gouvernement turc de se présenter comme un interlocuteur direct avec le nouveau régime taliban, illustre avec pertinence cette nouvelle dynamique. Au delà, la mise en place d'une ambitieuse stratégie des moyens à conférée à la Turquie une autonomie stratégique indéniable la rendant capable à la fois d'assurer des débouchés économiques dans le secteur de la défense, de satisfaire ses besoins opérationnels, autant que de sécuriser ses intérêts économiques et énergétiques. La mise en place d'une nouvelle dynamique nationaliste, le « Mavi Vatan », en dépeint aujourd'hui la portée à la fois en tant que doctrine maritime mais aussi possiblement en tant que doctrine terrestre. Ces revendications, et cette désinhibition manifeste de l'emploi de la force dans l'espace méditerranéen, pourrait toutefois conduire à l'émergence d'un axe naval anti-turc conduit par la Grèce, l'Egypte, Israël, auquel pourrait s'ajouter une partie des puissances navales européennes175.

Nous pouvons donc conclure à l'issue de cette étude que si le paradigme économique permet d'expliquer les nombreux phénomènes politiques et diplomatiques turques depuis l'arrivée au pouvoir des islamo-conservateur en Turquie, celui-ci ne saurait nier, en dépit de la conduite d'une « realpolitik » assumée, l'idéologisme islamiste inhérent à l'AKP. Cet idéologisme pourrait, bien sûr, être justifié et analysé comme une stratégie électorale permettant au président Erdogan de mobiliser les populations rurales plus conservatrices. Mais une telle analyse conduit à réduire le champ d'analyse autant qu'à nier le phénomène latent de personnification du pouvoir caractérisant le système politique turc. Il est en effet difficile de ne pas relier la répression de la place Gézi en 2013, ou la loi du 18 octobre 2017 autorisant les imams à célébrer des mariages civils avec la figure même du chef de l'Etat. Pour rappel, après ses débuts à l'école religieuse « Imam hatip »,

175 Op.cit. PEYRONNET Arnaud, « Perspectives navales : Vers un problème naval turc ? », FMES, le 13/11/2019

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structure formant des imams et prédicateurs, Recep Tayip Erdogan avait rejoint le mouvement islamiste porté par Necmettin Erkaban. Maire d'Istanbul, il déclarera en 1996 : « La démocratie est un moyen mais non une fin : c'est comme un tramway, on en descend quand on est arrivé à destination »176. Celui-ci sera finalement condamné à 10 mois de prison en 1998 pour « incitation à la haine » après avoir repris une citation du poète nationaliste Ziya Gökalp lors d'un meeting : « Les minarets seront nos baïonnettes, les coupoles nos casques, les mosquées seront nos casernes et les croyants nos soldats ».

Lorsque l'on procède à l'analyse de l'évolution des politiques économiques turques depuis 1923 autant que des besoins inhérent à la longévité du pays (investissements, énergie, É) la dynamique politique et économique turque actuelle ne semble pas tant être le résultat de la présence des islamistes au pouvoir qu'un symptôme des carences et manquements découlant de l'héritage politiques kémaliste. On comprends que l'appréhension d'un « tout ottoman » dans les discours de certains spécialistes présente de sérieuse lacunes en négligeant à la fois les caractéristiques de l'ancien Empire, autant que les exigences économiques du pays. Le paradigme économique impose ainsi de voir au-delà de cette caractéristique idéologique et politique, ceci afin de permettre une projection à plus long terme. Il s'agit en réalité non d'opposer, mais de démontrer la nécessité d'une complémentarité entre la lecture « ottomaniste » de la Turquie qui permet une projection des dynamiques nationales et internationales à court et moyen terme, et d'un paradigme économique qui - en analysant l'ensemble des facteurs depuis la chute de l'Empire Ottoman - permet d'anticiper à long termes les futures orientations de la Turquie. On constate par exemple que si la « profondeur stratégique » d'Ahmet Davutoglü fait référence à un héritage religieux et culturel commun avec les pays du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord, le « Mavi Vatan » quant à lui s'inscrit dans une dynamique d'inspiration nationaliste et kémaliste, remettant les militaires au centre du jeu politique. Ainsi, même si l'on considère le revers électoral de l'AKP à la Mairie d'Istanbul le 23 Juin 2019, autant que les conséquences politiques futures sur la gestion de la pandémie de Covid-19, les besoins et revendications de la Turquie demeureraient vives et inchangées, y compris dans l'hypothèse d'un changement de gouvernement. Si ces revendications devaient changer sur la forme ou le ton, elles n'en demeureraient pas moins profondément vitales pour son avenir.

176 « La démocratie selon Erdogan » ; PublicSénat.fr ; publié le 15 Juin 2018

103

Les éléments relevés par ce « nouveau paradigme économique turc » sont nombreux et revêtent une pertinence certaine tant sur le plan pratique que théorique. Pour le praticien des relations internationales, analyste civil ou militaire, considérer l'évolution de cette nouvelle dynamique économique pousse à se dégager de l'analyse « occidentalo-centrée » de l'histoire turque, et envisager la montée en puissance régionale d'un acteur poussé, malgré lui, à s'autonomiser. Plus encore, le paradigme économique permet d'identifier les futures zones d'intérêt pour la Turquie, notamment si l'on considère le pivot opéré vers l'Asie. La préférence pour l'Eurasime au détriment de l'Atlantisme garde ainsi comme toile de fond un panislamisme et un panturquisme assumé, mais dans cette dynamique, le politique découle davantage de l'économique que l'inverse. Ainsi, il s'agira pour le praticien de considérer les rivalités futures découlant du contrôle de la Mer noire, à la fois par la Russie et la Turquie, tout autant que le développement par la Turquie des corridors économiques traversant l'Asie centrale. Plus encore, la présence turque en Libye démontre la volonté d'investir l'espace nord-africain riche en ressources, quitte à se placer à contre-pied de ses partenaires occidentaux. Avec la fin de l'opération française « Barkhane », les prochaines années pourraient ainsi être marquées par un renforcement de la présence turque au Sahel, espace marqué par une rivalité idéologique entre un « islam politique à la turque », et l'influence du wahabisme saoudien.

Pour le théoricien, il s'agira d'une part d'admettre qu'en continuant de traiter la Turquie en « homme malade d'orient », pour reprendre le terme employé par le tsar Nicolas 1er en 1853177, celle-ci a finit par se placer d'elle-même en quarantaine. En la traitant comme un « pays à part », l'Occident s'est de fait privé des complémentarités d'un pays bénéficiant d'une assise à la fois en Asie mais aussi en Orient. Plus encore, on observera la Turquie se présenter, dans certaines régions, non comme un rival mais bien comme une alternative face aux anciennes puissances coloniales occidentales. D'autre part, il s'agit de considérer les limites d'une sur-utilisation de l'argumentaire « néo-ottomaniste » et de prendre note de la nouvelle temporalité s'offrant à la Turquie. Si une mercantilisation de l'islam demeure vraisemblable dans le cadre de son développement économique, ses revendications et projections opérationnelles ne devront plus seulement être analysé sous le prisme idéologique comme ce fut le cas en Syrie, mais bien au travers d'un sursaut nationaliste consécutif aux menaces proches : les kurdes, les g·lenistes, et les grecs.

177 SARGA Moussa « La métaphore de « l'homme malade » dans les récits de voyage en orient », Romantisme, vol. 131, no. 1, 2006, pp. 19-28

104

Il s'agira toutefois de considérer l'année 2023 comme la prochaine échéance d'ampleur pour l'AKP. Cette année viendra marquer à la fois le centenaire de la République kémaliste, la prochaine élection présidentielle turque, mais également la conclusion du projet « Vision Turquie 2023 » qui devrait, selon le gouvernement, marquer un tournant dans le développement économique et structurel turc. A l'instar du référendum du 16 avril 2017 qui avait considérablement renforcé les prérogatives présidentielles, la possibilité d'une nouvelle réforme constitutionnelle n'est à ce titre pas à écarter. Toutefois, l'hypothèse d'un maintien au pouvoir du président Erdogan reste dépendante de nombreux facteurs.

Ainsi, le projet « Vision Turquie 2023 » a été considérablement affecté à la fois par les sanctions internationales, par la crise économique traversée par la Turquie, mais également par la récente pandémie de Covid-19 qui est venue paralyser le pays pendant près de deux ans. Ces éléments vont ainsi venir nuancer le bilan économique autant que les investissements effectués par le gouvernement. Par ailleurs, après 18 ans à la tête de la Turquie, l'élection présidentielle de 2023 verra émerger une nouvelle génération de jeunes électeurs, occidentalisés, n'ayant jamais connu autre chose que l'AKP, et qui aspirera certainement à un renouvellement de la classe politique.

Enfin, il est à rappeler que la popularité du président Erdogan résulte des réformes économiques entreprises au début des années 2000 et ayant conduit au « miracle économique turc ». Or, même si il y a pu être observé le renouvellement périodique des crises économiques et de l'inflation en Turquie, celle-ci pourrait venir jouer en faveur de l'opposition. A ce titre, il doit être rappelé que le gouvernement avait déjà prit par le passé la décision d'avancer les élections du 3 Novembre 2019 au 24 Juin 2018, mettant ainsi à profit la popularité de l'action déclenché à Afrine le 20 Janvier 2018. La probabilité d'une anticipation de l'élection présidentielle de 2023 demeure toutefois faible à ce jour, puisque celle-ci viendrait desservir le pouvoir en place en le privant des bénéfices des projets en construction. L'enjeu de deux prochaines années sera pour l'AKP de stimuler l'électorat conservateur et nationaliste à la fois en poursuivant ses revendications énergétiques et territoriales, tout en s'attirant les faveurs de la population en sécurisant ses débouchés commerciaux.

105

Le président Erdogan avait déclaré en Juin 2016 que « L'histoire du monde ne peut se lire sans l'histoire de l'Anatolie et du Moyen-Orient »178. Dans son roman « Une vie nouvelle » (1994) d'Orhan Pamuk, un étudiant turc erre en quête de réponse existentielle. Au détour d'une ville, le héros reçoit d'un marchand turc une sucrerie dont le papier mentionnait « Aujourd'hui nous avons tout perdu ». Confus, le héros regarde alors le marchand qui lui explique : « L'occident nous a engloutis, foulant aux pieds notre passé. Ils nous ont envahis, annihilés. Mais un jour, un jour peut-être dans 10,000 ans nous prendrons notre revanche, nous mettrons fin à cette conspiration, nous retrouverons notre âge. Maintenant, pars au loin, mange et cesse de pleurer ! 179 ».

178 Op.cit. THEMELIN Vincent ; « Sultans of Swing ? Quand la marine turque veut tendre vers la puissance régionale », Centre d'Etudes Stratégiques de la Marine, 4 mai 2017.

179 Op. cit JOSSERAN Tancrède, « Turquie, le pays à cheval » ; Revue Conflit, Moyen-orient, le 5 Septembre 2017 : « Orhan Pamuk, Une vie nouvelle, Folio, Gaillimard, Paris, 1994, p. 260 »

106

Table des annexes :

Annexe 1 : Flux de fond provenant des emprunts extérieurs (moyennes annuelles, en milliers de £)

Annexe 2 : Budget des administrations, 1887-1912 (Millions de piastres ottomanes).

Annexe 3 : Découpage prévu par le Traité de Sèvres, néanmoins jamais appliqué (1920).

Annexe 4 : La position stratégique de la Turquie dans le contexte de la Guerre froide

Annexe 5 : Evolution du taux d'ouverture de l'économie turque (X/M/2PNB en %)

Annexe 6 : Evolution de la part relative de la Turquie dans le commerce mondial (en %)

Annexe 7 : L'Empire Ottoman à son apogée (fin du 16ème siècle... partie 2

Annexe 8 : L'instabilité de l'économie turque au cours de la décennie 90 (Source : Banque centrale de

Turquie).

Annexe 9 : Les dix premiers clients de la Turquie en 2019

Annexe 10 : Les dix premiers fournisseurs de la Turquie en 2019

Annexe 11 : Panorama politique de l'île de Chypre (2017)

Annexe 12 : Les enjeux stratégiques de la Mer noire

Annexe 13 : Représentation du « Mavi Vatan » ou de la « Patrie bleue »

Annexe 14 : Les zones maritimes contestées entre la Grèce et la Turquie

Annexe 15 : Délimitation maritime définie par l'accord du 27 Novembre 2019 entre la Turquie et la

Libye

Annexe 16 : Les enjeux énergétiques de la Méditerranée orientale

Annexe 17 : Le projet de Gazoduc EastMed

Annexe 18 : Cartographie du corridor « Lapis Lazuli »

107

Annexe 12 : Les enjeux stratégiques de la Mer noire :

Annexe 13 : Représentation du « Mavi Vatan » ou de la « Patrie bleue »180:

108

180 Cihat Yaycý ; « The Blue Homeland map » ; le 12 août 2020 https://twitter.com/baudegs/status/1341765970533249025?s=21

109

Annexe 14 : Les zones maritimes contestées entre la Grèce et la Turquie :

110

Annexe 15 : Délimitation maritime définie par l'accord du 27 Novembre 2019 entre la Turquie et la Libye :

111

Annexe 16 : Les enjeux énergétiques de la Méditerranée orientale :

112

Annexe 17 : Le projet de Gazoduc EastMed :

113

Annexe 18 : Cartographie du corridor « Lapis Lazuli »181 :

181 Professeur HEDLUND Stefan, « Turkey's push for greater influence in Central Asia », Geopolitical intelligence services, le 9 avril 2021

114

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JABBOUR Jana J, enseignante à Sciences Po Paris, docteure associée au CERI, cofondatrice de Samar Media, auteure de « La Turquie. L'invention d'une diplomatie émergente » (CNRS éditions ; 2017), « La politique étrangère de la Turquie » ; au colloque "Où va la Turquie?" du 29 mai 2017.

125

Table des matières :

Remerciements 3

Sommaire 4

Sigles et acronymes 5

Introduction générale 7

Titre 1 - Le déclin de l'Empire Ottoman : un héritage politique et économique façonnant la

vie politique de la Turquie contemporaine 16

I. Le lent déclin de l'Empire ottoman expliqué par une inadaptation structurelle aux

nouveaux enjeux économiques 17

A. Le besoin d'un apport en capitaux extérieurs expliquant l'ingérence des

puissances européennes dans l'économie ottomane 17

B. L'archaïsme du Sultanat révélé dans son incapacité à s'imposer

politiquement face aux puissances étrangères 20

II. Une République kémaliste volontaire et désireuse de relever le défi de la

modernisation 23

A. La mise en place de réforme marquée par un déracinement en profondeur de

la l'héritage ottoman 23

B. Une intégration au bloc occidental légitimée par l'évolution du contexte

géopolitique international 25

III. Une volonté d'occidentalisation s'anémiant au profit d'un islamisme

identitaire .29

A. Le coup d'État du 27 mai 1960 29

B. Le coup d'État du 12 mars 1971. 30

C. Le coup d'État du 12 Septembre 1980. .30

IV. L'incapacité manifeste du kémalisme à répondre à la crise identitaire

turque 33

A. Un contexte post-guerre froide favorisant la détérioration progressive des

projets d'intégration de la Turquie vis à vis de l'Occident ..34

B. Un essor économique post-guerre froide favorisant l'islam politique :

l'alternative à l'inadaptation du kémalisme .37

126

Titre 2 - Le basculement de la Turquie vers une économie extravertie : caractéristiques et

définition d'un mercantilisme progressif de l'islam politique 40

I. La dépendance naturelle de la Turquie aux investissements extérieurs ..41

II. La mobilisation du discours ottomaniste visant répondre aux nécessités

économiques de la Turquie. .44

III. Un environnement géoéconomique structurellement limité. .49

A. Une configuration régionale limitant son développement. 49

B. Une configuration nationale limitant son expansion. 52

IV. La mobilisation d'un « néo-ottomanisme » visant à répondre à l'instabilité

économique et politique de la Turquie. .53

V. Le basculement progressif d'un « pragmatisme économique » vers un « idéalisme

politique » néo-ottoman. 56

A. Une première phase centrée sur l'intégration européenne : 2002 à

2008 58

B. Une seconde phase caractérisée par un pivot vers l'Orient : de 2008 à

2016 62

1. La revendication d'un leadership régional turc 63

2. L'échec manifeste du dossier syrien remettant en cause l'ensemble de la

politique extérieure turque 65

Titre 3 - Les nouvelles dynamiques politiques et économiques turques : le choix de

l'autonomie face à l'appréhension d'un ordre international « post-occidental » 70
I. La mise en place d'un politique de grand écart : le choix d'une autonomie

stratégique au détriment d'une cohérence idéologique claire 72

A. Une relation avec l'Occident faisant primer les intérêts sur la confiance :

l'exemple de l'OTAN .72

B. La résurgence d'un syndrome de Sèvres justifiant la remise en cause d'un

« l'ordre international occidentalo-centré » 73

C. Une dynamique expansionniste sur le continent africain illustrant la volonté

de la Turquie de s'affranchir de la dépendance occidentale ..75

D. Le développement économique de l'espace eurasiatique venant ouvrir de

nouvelles perspectives d'expansion économique ..77

E. Une prédisposition géographique favorable au rôle de déversoir des

nouvelles routes de la soie .79

1. 127

Une opportunité d'accéder à de nouvelles sources de financements et de

diversifier les axes commerciaux .79

2. Un développement de la relation sino-turque d'importance stratégique

pour l'économie chinoise. 82

II. Le développement de la BITD turque ou l'établissement d'une stratégie des

moyens au service de ses prétentions territoriales .85

A. L'essor d'une industrie de l'armement illustrant une volonté

d'autonomisation stratégique .85

B. Un secteur d'importance stratégique justifiant un contrôle effectif de

l'appareil étatique 87

C. Une autonomisation des moyens de défense turque redéfinissant sa position

au sein de l'Alliance atlantique ; le cas des S-400 90

III. L'affirmation de la puissance maritime turque en Méditerranée: levier de
préservation des intérêts économiques nationaux dans son environnement

régional .92

A. Un renforcement des moyens maritimes turcs illustrant une volonté

politique d'accroitre sa projection sur l'environnement maritime 92

B. L'émergence d'une doctrine maritime nationaliste comme catalyseur des revendications territoriales et énergétiques turques : le « Mavi

Vatan » ..94

Conclusion générale 100

Liste des annexes : ..106

Annexe 12 - Les enjeux stratégiques de la Mer noire 107

Annexe 13 - Représentation du « Mavi Vatan » ou de la « Patrie bleue » .108

Annexe 14 - Les zones maritimes contestées entre la Grèce et la Turquie 109

Annexe 15 - Délimitation maritime définie par l'accord du 27 Novembre 2019 entre la

Turquie et la Libye

..110

Annexe 16 - Les enjeux énergétiques de la Méditerranée orientale

111

Annexe 17 - Le projet de Gazoduc EastMed

..112

Annexe 18 - Cartographie du corridor « Lapis Lazuli »

113

Sources

..114

Documents officiels

..114

Documents universitaires ou ouvrages

.114

Articles de revues

.117

Articles de presse

.120

128

Sites internet

 

122

Compte-rendu de colloque

.123

Table des matières.

.125






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"L'ignorant affirme, le savant doute, le sage réfléchit"   Aristote