Université Paris 1
Panthéon-Sorbonne
UFR 10
M2 Parcours « Philosophie et Histoire de l'Art
»
Shin-Hanga : synthèse d'une sensibilité
esthétique propre à l'époque moderne du Japon ?
1
Présenté par Paul Minvielle
(n°étudiant : 11439598) Sous la direction d'André
CHARRAK
2018/2019
2
3
Introduction:
« Portraiture had never obtained such a prominent
place in our art. Why should we perpetuate this evanescent thing, this cradle
and nest of lust and mean desires. We have no desire to glorify the human body
as the Greeks did, or to give special reverence to man as the image of God. The
nude does not appeal to us at all. We have not, therefore, conceived an ideal
type of human beauty. We have no Apollo Belvedere, we have no Venus of
Melos...The Eastern artist tried to take from nature what was essential. He did
not take in all details but chose what he thought the most important. His work
was therefore an essay on nature instead of an imitation of nature. »
(L'art de portraiturer n'a jamais eu une place aussi importante dans notre art.
Pourquoi devrions-nous perpétuer cette chose évanescente, ce
berceau et nid de la convoitise et des mauvais désirs. Nous n'avons pas
le désir de glorifier le corps humain comme les Grecs l'avaient, ou de
donner des étranges vénérations à des images de
Dieu. La nudité ne nous charme absolument pas. Nous n'avons, par
ailleurs, nullement imaginé un idéal de beauté humain.
Nous n'avons pas d'Apollon du Belvédère, ni de Vénus de
Milo...L'artiste oriental tend à soustraire de la nature ce qu'il pense
essentiel. Il ne la soustrait pas dans tous ses détails mais choisi ce
qu'il pense être le plus important. Son travail était davantage un
essai sur la nature plutôt qu'une imitation de la nature
»)1
La position d'Okakura Kakuzo (1863-1913), à la fin du
XIXème siècle, nous montre le lien difficile de la pensée
japonaise avec la pensée occidentale. Le problème s'avère
encore plus complexe. « La pensée japonaise », incarnant
aussi
1 Okakura Kakuzo, Nature in East Asiatic
Painting, dans "Collected English Writings », vol 2, Heibonsha, 1984
, p. 147-148.
4
bien une valeur identitaire que représentant un
ensemble structuré, unifié, en concepts, n'apparait que lors de
l'ère Meiji (1868-1912). Sur le plan politique, l'ère Meiji
représente une ouverture des frontières japonaises aux forces
occidentales la pensée occidentable, faisant suite alors à la
politique de fermeture (Sakoku) instaurée lors de la
période Edo (1641-1853). Cette ouverture du territoire japonais
amène alors un contact avec les forces occidentales. Contact qui
s'apparente davantage à une assimilation rapide, voire forcée,
d'un mode de vie occidentale et qui s'accompagne d'une une importante
modernisation du Japon.
Les sciences sociales ne dérogent pas à la
règle. Les multiples champs disciplinaires japonais s'imprègnent
des concepts occidentaux. La pensée occidentale est assimilée,
dans un premier temps, puis enseignée par de nombreux penseurs japonais.
C'est du moins la démarche qu'on peut observer dans le domaine de
l'histoire de l'art, et plus particulièrement de l'Esthétique.
L'influence du professeur Fenollosa (1853-1908) va ainsi représenter une
étape déterminante dans la découverte et l'apprentissage
de l'esthétique occidentale auprès de nombreux
élèves à la fin du XIXème siècle. Le terme
ästhetik, mot employé dans la philosophie
hégélienne et kantienne alors majoritairement enseignée
trouve son équivalent supposé (Bigaku). C'est alors
l'université de Tokyo qui dès 1886 propose des cours
d'esthétique, sous l'influence du professeur américain Ernest
Fenollosa. Cette assimilation ne se départage pas d'une situation
néanmoins extrêmement complexe dans l'élaboration d'une
esthétique proprement japonaise. En effet et d'une part, «
l'Esthétique japonaise », et plus généralement la
pensée japonaise, construite sur divers facteurs tels que la religion,
la morale, la société, et englobant la vie quotidienne...semble
se prêter difficilement aux modèles occidentaux fondés sur
des concepts précis alors dispensés en Occident. Comme le
5
résume habilement Donald Richie : « L'une des
raisons de c2ette situation était l'absence de rubrique dans
laquelle faire entrer les idées esthétiques «
prémodernes ». [...] En réalité, les enjeux
esthétiques et les affaires de goût étaient autrefois si
courants dans la vie japonaise qu'une quelconque hypothèse centrale doit
avoir semblé superflue. »2 D'une autre part,
l'assimilation de l'esthétique, de la pensée occidentale est
vécue comme une contrainte pour l'identité de la pensée
japonaise par les théoriciens de l'ère Meiji. On retrouve ainsi
tout un débat entre Wakon Yosai (âme japonaise, savoir
étranger) et Wakon Wasai (âme japonaise, savoir japonais)
au sein de l'opinion japonaise.3 En effet, l'expression
forgée par Sakuma Shozan(1811-1864), Wakon Yosai, contient en
germe la volonté de conserver une identité japonaise, par la
tradition, malgré la nécessité d'une modernisation
à l'occidentale : « L'opinion japonaise fut alors
divisée au sujet de la conduite à tenir, et Shozan
préconisa une politique d'ouverture reconnaissant franchement la
supériorité des grandes puissances et visant à
éviter la colonisation du Japon grâce à l'introduction de
la civilisation occidentale, des sciences, et des techniques, surtout pour
renforcer la nation ».4
Cet ensemble de facteurs va amener rapidement les
théoriciens japonais à élaborer une esthétique
japonaise propre, en accord avec une tradition japonaise. C'est notamment sous
l'impulsion de penseurs comme Nishida Kitaro (1870-1945), Okakura Kakuzo, ou
même Takayama Chogyu(1871-1902) qu'une esthétique japonaise verra
le jour. C'est, en effet, dans la continuité des cours d'Ernest
Fenollosa, que Nishi Amane(1829-1897) va, le premier, proposer une
première
2 Donald Richie, Trait d'esthétique
japonaise, Le Prunier Sully, 2007, Paris, p. 24-25.
3 La pensée Japonaise, dir. Sylvain
Auroux, Quadrige, 2019, p. 101- 104.
4 Ibid.
6
ébauche d'une « Esthétique japonaise
»5 appelée alors Zenbigaku (la science du bon et de
la Beauté), utilisant aussi bien un référentiel
occidental que confucéen. Okakura Kakuzo, à son tour, cherche
à critiquer les thèses occidentales, notamment
Hégélienne, alors enseigné à l'Université
Impériale de Tokyo. Takayama Chogyu cherche lui à définir
une esthétique propre à la nation japonaise.6 Il est
néanmoins important de mentionner ici que ces différents
théoriciens ne se détachent finalement pas des catégories
occidentales dans l'élaboration d'une esthétique japonaise. Comme
nous le verrons par la suite, on observe que l'esthétique japonaise
(Bigaku) se construit finalement en prenant appui sur les concepts
d'esthétique occidentaux. La notion même de « Nature »,
à laquelle fait référence Okakura Kakuzo dans la citation
précédente, renvoie à la notion philosophique
élaborée et pensée en Occident depuis l'Antiquité.
De la même manière Nishi Amane réemploie les
catégories conceptuelles de « Physique » et de «
Psychologie » pour catégoriser dans l'esthétique
japonaisequ'il rattache davantage à un mode psychologique que physique).
7
On observe ainsi l'enjeu à l'Ere Meiji pour les
théoriciens de l'Esthétique japonaise de produire un ensemble
conceptuel singulier, en adéquation avec les prérogatives du
Gouvernement Japonais. En effet, cette construction n'est pas innocente. Elle
répond à un désir de la part du gouvernement japonais de
moderniser le pays et de faire du Japon une puissance non moins «
inférieure » aux puissances occidentales. Se cache en effet un
désir de proposer à l'échelle mondiale une
esthétique japonaise en adéquation avec un marché de l'art
(des estampes) grandissant. En effet, c'est à
5 Nishi Amane, Hyakuichi-Shinron, 1874
6 Takayama Choguy, Modern Aesthetics (Kinsei
Bigaku),1899, Japon
7 « Nishi Amane, The introduction of Aesthetics
», dans Modern Japanese Aesthetics : A reader par
Michelle Marra, University of Hawai'i press, 1999, p. 20.
7
cette même période, logiquement, que nait le
« Japonisme » en France et que le Japon constitue un nouveau centre
d'intérêt pour de nombreux artistes. Il reste que, comme le
mentionne Tomomobu Imamuchi(1922-2012) dans l'article intitulé
Esthétique de l'art contemporain au Japon, l'esthétique
japonaise conserve en germe, par son histoire, une forme «
d'esthétique du caché » difficilement compatible,
dès son origine, avec le processus de modernisation : «
L'histoire a donc imposé au Japon une esthétique de
raffinement, de polissage et de miniaturisation. Le pays accueille, assimile,
mais ne transmet pas. Et progressivement, les Japonais accordent plus
d'importance à l'esthétique de ce qui est caché. [...]
L'esthétique traditionnelle japonais n'est pas à sa place dans
une gigantesque cité moderne...Cette esthétique du raffinement et
de la dissimulation doit donc impérativement évoluer vers la
transmission. Ne pas envelopper, mais développer, ne pas se contenter
d'accueillir, mais contribuer, par la création, au profit culturel de
l'humanité tout entière. »8. L'ensemble de
« notions » esthétiques existantes déjà à
l'ère Meiji pose dès lors un problème d'adaptation. Des
concepts tels que le yûgen (beauté profonde) ou
même Iki (raffinement) posent ainsi un problème
d'adaptation. Il s'agit alors de trouver la bonne définition
herméneutique, comprenant le sens adéquat à la notion. On
le voit donc, le problème de la constitution d'une esthétique
japonaise, lié aussi bien à sa nature qu'aux enjeux qu'elle
soutient, reste encore un problème contemporain. Car en effet, si les
principaux penseurs vont mettre en place les premiers jalons d'une
esthétique japonaise à l'Ere Meiji, le problème que
celle-ci pose n'a de cesse de questionner les théoriciens japonais des
ères suivantes Taisho (1912-1926), Showa(1926-1989).
8 « Esthétique de l'art contemporain
au Japon » par Tomomobu Imamuchi dans L'esthétique contemporain
du Japon : Théorie et pratique à partir des années 1930,
dir. Akira Tamba, CNRS Editions, Paris, 1997, p. 29.
8
Et c'est probablement à travers l'histoire de l'art
japonais moderne que l'on retrouve la contraction de cette difficulté
à définir une identité proprement japonaise. En effet, le
discours des théoriciens japonais sur l'esthétique de
l'ère Meiji destinée à la construction d'une
sensibilité japonaise et à la définition de sa culture
propre influence probablement la pratique artistique des artistes du
XXème siècle.
La production artistique dès l'époque Meiji va
évoluer dans de multiples sens. Déjà dès
l'époque Edo, on trouve une multitude d'écoles d'art dont les
plus célèbres sont l'Ecole Rinpa ou l'école Kano. La
découverte et l'apprentissage des techniques occidentales à
l'époque Meiji va ouvrir le champ, à l'instar des débats
philosophiques, à différentes tendances. D'une part, la tendance
Yo-ga (peinture occidentale) dont le plus grand promoteur reste Kuroda
Seiki (1866-1924), avec pour volonté de « s'aligner » sur un
style de peinture occidentale. Les peintres partent se former en Europe,
à l'image de Kuroda Seiki auprès du peintre académicien
Louis-Joseph-Raphaël Collin (entre 1888 et 1893). Revenu au Japon, ils
dispensent un enseignement aux jeunes élèves japonais, notamment
à l'Académie des Beaux-arts qui ouvrent sa première
section Yo-ga en 1896. Les peintres adoptent alors un style
académique, enseigné aux Beaux-Arts de Paris. Il est à
noter que ces peintres ne cherchent pas à assimiler les styles
d'avant-garde que l'on trouve alors en Europe. Dans son article Un nouveau
regard sur Kuroda Seiki9, Brigitte Koyama-Richart montre
combien, pour elle, les jeunes peintres japonais durant leur séjour
tendent plutôt vers l'école de Barbizon alors reconnu, à
l'inverse de l'impressionnisme : «Pendant son séjour en France,
Kuroda restera fermé à
9 : « Un nouveau regard sur Kuroda Seiki » in
Kuroda Seiki, Recueil Documents en français. Par Tôkyô
Bunkazai Kenkyûjo, 2010, Tokyo
9
l'impressionnisme». Nombreux autres peintres
vont suivre cette tendance, tels qu'Asai Chu ou encore Kume Keichiro.
Néanmoins, ces peintres ne se départissent pas totalement d'une
tradition japonaise. Si la technique est principalement occidentale : peinture
à l'huile, usage de la perspective, utilisation de modèle et
respect des proportions, certains thèmes traditionnels japonais colorent
leurs peintures. Un bon exemple reste l'huile sur toile de Kuroda Seiki peinte
en 1893, intitulé Maiko (figure 1) actuellement
conservée au musée national de Tokyo où l'on peut voir une
femme en tenue traditionnelle japonaise assise sur une structure en bois
où apparait une « Shoji » (porte coulissante en bois
japonaise) élément traditionnel de l'architecture en bois
japonaise. Le titre même de l'oeuvre se réfère
indéniablement à la tradition japonaise, la meiko étant
une apprentie geisha que l'on trouvait à Kyoto.
On retrouve d'autre part, la tendance Nihon-ga (peinture
japonaise) dont la volonté est de conserver l'art traditionnel
japonais déjà enseigné à l'ère Edo. On
retrouve alors un usage de l'estampe, de couleurs spécifiques, de
peinture à l'encre noire ou des supports tels que la peinture sur soie.
C'est notamment sous l'impulsion d'Ernest Fenollosa et de son ouvrage La
vérité des Beaux-Arts (Bijutsu Shinsetsu) publié en
1882 que le Nihon-ga va connaître une véritable
impulsion. Fenollosa, puis à sa suite, Okakura Kakuzo, vont contribuer
à former ce courant artistique dont la fonction
élémentaire est d'incarner un art proprement national. La revue
Kokka (fleurs de la nation)i fut ainsi lancée dès 1889,
par Kuki Ryûchi, Okakura Tenkin et Takashi Kenzô, dans le but
d'offrir aux publics des formes d'art proprement nationales A travers la
publication d'études approfondies sur l'art classique japonais, chinois,
et de textes de présentation d'artistes contemporains en accord avec
cette tradition, Kokka représenta une étape
incontournable pour la formation
10
d'un art Nihon-ga et fût
considérée comme la plus grande revue d'histoire de l'art du
Japon. Il est intéressant d'observer la sélection de
caractéristiques artistiques qui fut réalisée en amont de
la création de cette tendance par ces 3 penseurs japonais. En effet,
Nihon-ga fît l'objet d'une véritable réflexion
quant aux choix des caractéristiques appropriées à sa
nature. Alors qu'une première étape fût de définir,
via une observation attentive, les caractéristiques propres à la
peinture occidentale (yo-ga) en vue de délimiter la nature
même de Nihon-ga (les missions officielles en Europe et aux
Etats-Unis de Fenollosa et d'Okakura Tenshin en constituent la principale
ressource), une seconde étape visa à opérer une
sélection des médiums artistiques au sein des productions
artistiques japonaises. Connaître les qualités fondamentales du
Nihon-ga se fît alors au regard d'un tri entre les
différents types d'oeuvres que l'on pouvait trouver au Japon : «
« Et quels furent donc les repères de ce qui était
appelé à devenir la nouvelle peinture japonaise (shin-nihonga) ?
Tout d'abord, des balises strictes avaient été posées par
Fenollosa dans Kokka. N'est pas art : 1) ce qui est destiné à un
usage concret (jitsuyô) ou décoratif ; 2) ce qui a comme
principale qualité d'être le fruit d'une maitrise technique
(giryô) ; 3) ce dont le seul objectif est le divertissement
(kairaku).[...] Se retrouvaient ainsi directement menacés, par exemple,
la céramique, les okimono et l'ukiyo-e. »10. La
peinture à l'huile ainsi que la statuaire bouddhique, la peinture de
paysage à l'encre dans le style des lettrés chinois, les rouleaux
narratifs sont alors privilégiés. L'objectif final de cette
démarche est de proposer un enseignement adapté à l'Ecole
des Beaux-Arts alors récemment ouverte, à travers un enseignement
nommé « Bijutsu » (beaux-arts)
calqués en grande partie sur l'enseignement que l'on trouve
à la même époque en Occident. Des artistes tels que
Hashimoto Gahô et Kawabata
10 Michael Lucken, L'art du Japon au
vingtième siècle : pensées, formes et résistances,
Hermann, Editeurs des sciences et des arts, 2001, Paris, p. 37.
11
Gyokusho enseignèrent alors dans la section
Nihon-ga. C'est probablement à partir de la démission de
Okakura Tenshin du poste de directeur de l'école des Beaux-arts de Tokyo
en 1898 que le Nihon-ga prit son plein essor. Okakura Tenshin fonde
alors un atelier, l'institut des Beaux-Arts du Japon (Nihon bijutsu-in)
où il réunit une vingtaine d'élèves. Au sein de cet
atelier, ils continuèrent à développer une production
artistique adéquate conforme aux qualités esthétiques
proprement japonaises.
Ce processus distinctif entre Nihon-ga et Yo-ga
tient davantage d'une nécessité intellectuelle d'ordonner
plusieurs tendances artistiques japonaises à la fin de l'ère
Meiji, que d'une réalité pratique. En effet, nombreux sont les
artistes qui vont s'inspirer de ses deux tendances) réemployant les
techniques traditionnelles japonaises pour représenter des motifs
occidentaux ou inversement. C'est le cas d'un artiste comme Yokoyama Taikan
(1868-1958) dont l'oeuvre «Petits villageois regardant un vieux singe
11 montre un véritable souci de conformité
à la réalité, à travers l'usage d'une certaine
perspective et d'une composition harmonieuse centrée où le sujet
se trouve au premier plan. De plus, on peut déjà voir «
un souci d'adapter la peinture fluide du nihonga aux exigences modernes de
conformité avec un réel, si ce n'est scientifique, du moins
empirique » chez cette artiste recherchant une nouvelle forme
plastique.12 Pour autant Taikan appartient bel et bien au courant
Nihon-ga et l'usage d'un médium comme la soie le montre bien.
Il structure néanmoins l'ensemble des productions artistiques du
11 Yokoyama Taikan, Petits villageois regardant
un vieux singe(Sondo en.ô o miru), pigments sur soie, Musée
des Archives de l'université des Arts, Tôkyô.
12 Michael Lucken, L'art du Japon au
vingtième siècle : pensées, formes et résistances,
Hermann, Editeurs des sciences et des arts, 2001, Paris, p. 39.
12
XXème siècle, créant ainsi deux tendances
majeures auxquelles chacun des nouveaux mouvements s'identifieront.
C'est peut-être avec le courant pictural Shin-hanga
(le renouveau de l'estampe) que se syncrétise le plus parfaitement
cette complexité esthétique. A plusieurs égards,
Shin-hanga représente un véritable problème
à l'échelle de l'histoire de l'art. Ce courant artistique nait
autour des années 1910 et s'achève autour des années 1950.
Il se réunit autour de l'éditeur Watanabe Shozaburo(1885-1962),
et se présente comme l'agglomération d'une multitude d'artistes
dont le seul point commun reste finalement la pratique de l'estampe. Le
mouvement, qui s'étend sur une vaste période, voit naitre une
multitude de thèmes, aussi bien traditionnels que nouveaux. On peut
répertorier néanmoins une récurrence de
représentations de paysages, dont Kawase Hasui(1883-1957) ou même
ito Shunsui(1898-1912), en sont les représentants les plus
célèbres ; de « beauté féminine
»(bijinga) à la manière de Haschiguchi
Goyo(1880-1920) ; de thèmes traditionnels comme la représentation
d'acteur de Kabuki, à l'instar de Natori Shunsen(1886-1960).
Parmi tous ces thèmes mentionnés, qui se réfèrent
directement à la tradition des Ukiyo-e de l'époque Edo
(1604-1868), les estampes de Shin-hanga ne se départagent pas
d'un regard sur les effets de la modernité sur la société
japonaise. On trouve ainsi, à de rares occasions, des
représentations de scènes de la vie quotidienne. Bien que ce
regard appartienne bien plutôt au mouvement Sosaku Hanga (l'estampe
créative) dont la revendication est de s'éloigner des
estampes traditionnelles et de se rapprocher d'une conception occidentale de
l'art, le courant Shin-Hanga emploie différentes techniques
appartenant à l'art Occidental. Au sein de la production d'estampes du
début du XXème siècle, on retrouve finalement la
même dualité que l'on connait au début de l'ère
Meiji : approbation d'un art occidental face à une
13
revendication d'un art traditionnel. On note alors de
nombreuses différences entre les deux courants : la place de l'artiste
est prépondérante au sein du Sosaku hanga là
où la division du travail prime au sein du Shin-hanga ; la
prédominance du sujet face à une importante représentation
de paysage naturel ; un regard tourné vers les avant-gardes occidentales
face au réemploi de thèmes traditionnels. Encore une fois, les
limites conceptuelles des deux courants sont très rhétoriques et
l'on constate que de nombreux artistes alternent, dans leur production, entre
les deux tendances. Nous nous intéresserons exclusivement au mouvement
Shin-hanga afin d'observer comment la production artistique de
l'époque reflète les questionnements esthétiques des
intellectuels du début du XXème siècle. La l'importance de
l'estampe comme médium artistique pose d'emblée un
problème vis-à-vis des revendications mises en avant par
Fenollosa et Okakura Tenshin. En effet, comme nous avons pu le voir, l'estampe
n'appartient pas au corpus des médiums artistiques recevables
auprès des théoriciens d'une esthétique traditionnelle.
Elle est d'emblée reléguée au rang d'oeuvre utile car
jugée divertissante (à l'image des estampes de l'époque
Edo). C'est ce qui explique probablement l'absence de ce mouvement dans de
nombreux manuels retraçant l'histoire de l'art du XXème
siècle. A cela s'ajoute une nécessité commerciale à
laquelle la production des estampes Shin-hanga est sujette. En effet,
c'est aussi en vue de répondre à la forte demande
américaine d'estampes japonaises que des ateliers de Shin hanga
ouvrent leurs portes.
Ainsi le mouvement Shin-hanga se trouve au croisement
de différents enjeux. D'une part, il s'agit pour les artistes de
reproduire une image traditionnelle en vue de répondre à une
clientèle internationale. Conserver l'essence de l'époque Edo et
la reproduire. Et à travers cette reproduction, véhiculer des
concepts
14
esthétiques traditionnels désormais disparue
à l'époque Edo, une sensibilité appartenant à une
époque désormais révolue. Des concepts tels que Iki
(rattaché au raffinement des geishas du quartier de Shimabara de
Tokyo) conservent-ils encore une puissance effective et substantielle à
l'époque Meiji ? N'a-t-on pas finalement une reproduction vide,
figée et morte de concepts esthétiques traditionnels à
travers cette production de nouvelles estampes ?
D'une autre part, la production picturale de Shin-hanga
se fait en parallèle, si ce n'est au regard, des recherches sur
l'esthétiques de la part des intellectuels japonais du XXème
siècle. Ne peut-on pas envisager à travers les oeuvres du courant
un lien avec l'élaboration d'une nouvelle esthétique japonaise
que prône les intellectuels japonais à l'époque moderne
(allant de l'ère Meiji aux années 1950), malgré le rejet
significatif de Fenollosa, puis des penseurs de la revue Kokka, de
l'estampe de la catégorie des arts. Une sensibilité encore
discrète, acquise par la correspondance entre les recherches plastiques
des artistes et les textes modernes sur l'esthétique, se profile alors
au sein des oeuvres d'art de l'époque moderne.
Finalement, il s'agit pour nous de comprendre comment le
mouvement Shin-hanga synthétise les différentes
tendances de l'esthétique japonais de l'époque moderne, aussi
bien traditionnelles que nouvelles ?
Pour ce faire nous analyserons le mouvement Shin-hanga
selon une plage temporelle précise allant de 1915- à 1950,
traversant l'ère Showa et Taisho, tout en sélectionnant quelques
oeuvres d'artistes. Nous choisirons notamment l'estampe de Kawase Hasui :
Pluie à Maekawa, Soshu(Soshu Maekawa no ame)13 (figure
n°2) peinte en 1932, ainsi que sur l'oeuvre d'Ito Shunshui : Une
femme habillée d'un
13 Kawase Hasui, Pluie à Maekawa
Soshu(Soshu Maekawa no ame), 1932,impression en couleurs sur bois,
38,9x26cm, Musée Nihon no Hanga, Amsterdam
15
long kimono14 (figure n°3, peinte en
1927 et conservée actuellement au musée d'art Honolulu, ainsi que
l'oeuvre Cerisiers en fleurs de Kumoi (Kumoi-Zakura)15(figure
n°4) de Hiroshi Yoshida, datée de 1920 et conservée au
musée des arts de Tolède.
Nous chercherons d'abord à étudier l'ensemble
des recherches esthétiques, ou plutôt le regard porté par
les théoriciens japonais sur « l'esthétique japonais ».
Ces ensembles de réflexions nous permettront d'analyser les estampes
choisies, propre au mouvement Shin-hanga, afin de vérifier
leurs éventuelles adéquations. Pour ce faire, nous
présenterons d'abord le courant Shin-hanga, puis nous
chercherons à analyser les caractéristiques communes à ce
nouveau regard porté sur l'esthétique japonaise et à la
production picturale Shin-hanga. Cette étape sera aussi
l'occasion pour nous de nous interroger sur la valeur et la pertinence d'une
éventuelle présence de concepts esthétiques
antérieurs à l'ère Meiji, principalement Iki et
Yungen et Mono no Aware, au sein de cette production
picturale.
Nous nous aiderons, afin de comprendre ce lien, sur divers
ouvrages, comprenant des ouvrages scientifiques tels que : La pensée
japonaise rédigé par Sylvain Auroux ; Modern japanese
aesthetics : a reader de Michelle Marra ; L'esthétique
contemporaine du Japon de Tomonobu Imamichi et Akira tamba ; L'art du
Japon au vingtième siècle de Michael Lucken ; Japanese
aesthetics and culture par Nancy G.Hume ; l'ouvrage Literary and Art
theories in Japan de Makoto Ueda ; L'Art du Japon par Miyeko
Murase
14 Ito Shinsui, Femme habillé d'un long
kimono, 1927, impression en couleur sur bois, 42,9cmx27,2cm,
Muséed'art d'Honolulu
15 Hiroshi Yoshida, Cerisiers en fleurs Kumoi,
1920, Impression en couleurs sur bois, 29,4x45,1cm, Musée de
Tolède
16
Quelques ouvrages littéraires : Traité
d'esthétique japonaise de Donald Richie ; L'éloge de
l'ombre de Janichuro tanizaki ou encore Le livre du thé
d'Okakura Kakuzo ; ainsi que Appreciations of Japanese Culture de
Donald Keene
Diverses monographies retraçant l'histoire de l'art
japonaise moderne dont celle proposée par la fondation Custodia
écrite à l'occasion de l'exposition « Vagues et renouveau :
estampes japonaises modernes 1900-1960 : chefs-d'oeuvre du musée Nihon
no hanga » rédigé par Chris Uhlenbeck, Amy Reigle Newlad et
Maureen de Vries, ainsi que l'ouvrage Autoportrait de l'art japonais
par Nobuo Tsuji
Certains articles numériques tels que «
L'universalisme de l'esthétique chez Okakura Kakuzo (dit Tenshin) et
Ernest Fenollosa . critique et actualité » (
https://journals.openedition.org/ebisu/1138)
ainsi que « Le monde intelligible de Nishida » (
https://www.persee.fr/doc/ebisu_1340-3656_1998_num_18_1_1003)
Il est à noter que parmi l'ensemble des ouvrages
mentionnés ci-dessus aucun ne traitent véritablement du lien que
nous essayons de comprendre et d'analyser. Alors que des ouvrages
scientifiques, tels que Modern Japanese aesthetics . A reader ,
cherchent à retracer l'histoire de la formation d'une esthétique
japonaise au début du XXème siècle, la monographie portant
sur le mouvement Shin-hanga : Vagues et renouveau . estampes
japonaises modernes 1900-1960 se présente plus comme une typologie
des artistes de ce courant artistique, ne prenant alors pas en compte les
considérations esthétiques de l'époque. L'ouvrage de
Michael Lucken jongle subtilement entre production de pensée et
adaptation picturale bien qu'il se présente néanmoins comme le
parcours historique de l'art
17
japonais au XXème siècle. La majorité des
autres ouvrages s'ancrent dans l'une de ces tendances, portant soit sur la
philosophie de l'esthétique propre au Japon au cours du XXème
siècle ; soit sur une analyse historique des arts japonais à
l'époque moderne.
Nous utiliserons pour ce faire une méthode qui emprunte
aussi bien à la démarche épistémologique de
Foucault, de manière plus effective, à la méthode de la
« theorical review » propre à la revue de littérature.
16 En effet, notre démarche qui consiste à analyser
des textes scientifiques, ainsi qu'une production artistique en vue de produire
une connaissance sur une époque donnée, et à retracer la
sensibilité propre au peuple japonais à l'ère moderne
n'est pas sans rappeler la démarche de Foucault dans Les mots et les
choses17 publié en 1966. Néanmoins, ne pouvant
être certain de la pertinence et de l'adéquation de nos choix en
vue d'observer le phénomène que nous voulons mettre au jour, nous
nous fonderons sur la méthode scientifique propre aux revues
littéraires. Selon la définition donnée au sein de
l'article « Synthezin information systems knowledge : A typologie of
littérature reviews », notre mémoire s'inscrit dans une
logique propre au revue théorique : « 18The next two
forms of research synthesis aim at explanation building. First, a theoretical
review draws on existing conceptual and empirical studies to provide a context
for identifying, describing, and transforming into a higher order of
theoretical structure and various concepts,
16 Guy Paré, Marie-Claude Trudel, Spyros
Kitsiou, Synthezing information systems knowledge: A typology of literature
reviews, Elsevier, 2014
17 Michel Foucault, Les mots et les choses,
Gallimard, Paris, 1966
18 Guy Paré, Marie-Claude Trudel, Spyros
Kitsiou, Synthezing information systems knowledge: A typology of literature
reviews, Elsevier, 2014, p.188.
18
constructs or relationships. Their primary goal is to develop
a conceptual framework or model with a set of research propositions or
hypotheses» ( Les deux prochaines formes de synthèse de
recherche tendent à la construction d'explication. Premièrement,
une revue théorique puise dans les idées conceptuelles et les
travaux empiriques qui fournisse un contexte afin de s'identifier,se
décrire et transformer en un ordre supérieur de structure
théorique et de concepts variés, construction ou rapports.
Leur but premier est de développer une structure conceptuelle ou
modèle via un nombre de propositions ou d'hypothèse de
recherches.» Ainsi, nous élaborerons plusieurs hypothèses au
cours de notre recherche que nous chercherons à observer en
dernière partie, moment précis où il s'agira de savoir si
la production artistique du Shin-Hanga recèle le discours
esthétique qu'on lui soupçonne.
19
I : Une première pensée esthétique
japonaise moderne 1.1: Une tradition japonaise menacée par
l'occidentalisation
L'esthétique japonaise, dès ses débuts,
pose un problème d'interprétation. Avant l'arrivée de
l'influence occidentale on peut déjà voir en germe une
sensibilité esthétique issue directement de la tradition du
Bouddhisme Zen. Ainsi, comme l'avance Robert Heinemann dans son article
Pensée et spiritualité japonaises : « La
culture japonais, en fait, lie, de façon inextricable, philosophie,
religion et les arts qui sont fondés sur le concept de la « voie
». « C'est une des grandes caractéristiques de cette culture,
et il important de le reconnaître avant même de discuter le
caractère philosophique de ses doctrines. »19 Et
l'on peut voir à travers cette citation combien le rôle du
Bouddhisme est déterminant pour la formation d'une sensibilité
japonaise en amont de l'intégration des catégories occidentales.
Que l'on prenne le concept de Yugen20, propre à la
période Kamakura(1185-1333) et Muromachi (1336-1573) rattaché
à l'histoire du Bouddhisme ou encore le concept de Mono no
Aware propre à la période Heian, on peut voir l'influence
que joue le Bouddhisme dans la construction d'une sensibilité
japonaise.
C'est avant tout Nishida Kitaro qui va permettre la jonction
entre Bouddhisme Zen et une pensée orientale. Il se sert de la
méthodologie occidentale, issue de la phénoménologie
husserlienne et de la terminologie de la philosophie occidentale. Ainsi il
puise dans la spiritualité bouddhique, en se fondant sur sa propre
expérience du zazen. Ces théories sont construites
à partir de ce qu'il nomme « expérience pure ».
L'expérience pure est envisagée alors comme un mode de conscience
non
19 « La pensée japonaise », dir.Sylvain Auroux,
quadrige, 2019, Paris, p. 35.
20 Toyo Izutsu, The Theory of Beauty in the classical
Aesthetics of Japan
20
objectivant, réflexif et immédiat. Il en parle
ainsi dans son ouvrage publié en 1911 : Zen no kenkyu
(Études sur le bien). Le concept est une
réinterprétation propre de l'auteur de concept psychologique
d'expérience pure développé par le psychologue allemand
Wilhelm Wundt au XIXème siècle, notamment dans son livre
Völkerpsychologie21. L'ouvrage ouvre alors un
nouveau chemin dans l'élaboration d'une esthétique. Ce
rapprochement de l'esthétique occidentale et japonaise apporte un
nouveau regard et manifeste l'importante du lien entre l'Occident et le Japon.
De ce fait, par le compromis qu'il trouve entre pensée bouddhique et
pensée occidentale, Nishida Kitaro se présente comme un des
premiers penseurs à dépasser la simple polémique :
pensée occidentale face à la pensée orientale. En effet,
dans un contexte où « Les uns reconnaissaient des philosophies
à l'intérieure du shinto, du bouddhisme et du confucianisme : les
autres n'y voyaient que l'aspect religieux, philologique ou
archéologique »22 Nishida Kitaro représente
une des premières philosophies originales en se situant « au
point de jonction de deux courants, spiritualité traditionnelle du
bouddhisme, en particulier du Zen, et philosophie occidentale, qui, à
cette époque, voit son premier épanouissement au
Japon23 ». De la même manière, sa
théorie de la poïesis contient en germe les jalons d'une
première esthétique proprement japonaise. Ce concept, apparu pour
la première fois, sous forme d'ébauche, dans son article
Essence du beau, s'articule en quatre points définissables : 1)
L'important en Art réside dans les fondements ontologiques a priori
de l'objet esthétique ; 2) La création artistique
répond à un mouvement d'affectivité pure, ne trouvant une
coordination que sous l'égide d'une
21 Wihlem Wundt, Völkerpsychologie: eine
Untersuchung der Entwicklungsgesetze von Sprache, Mythus und Sitte, Wihl,
1900
22 Ibid, p. 35.
23 Ibid, p. 35.
21
volonté absolue transcendant les effets divers de la
volition qui procure le son et les formes de la artistique par le dynamisme ;3)
La visée de l'art s'identifie au mouvement même de la vie, et
c'est dans la saisie de cette conscience qu'elle s'incarne dans les oeuvres ;
4) La connaissance artistique devient une expressivité
corporelle.24 Fondamentalement, son concept de poïesis
est envisagé comme une intuition active de la part de l'artiste se
trouvant au fondement de l'acte créateur où objet et sujet se
lient. Comme celui-ci l'avance : « Sous l'effet de l'intuition active,
le soi s'assimile irrémédiablement à la chose et c'est
dans la trajectoire du moi vers les choses que s'élabore ce que l'on
appelle art, tandis que, à l'inverse, c'est dans la propension des
choses à s'identifier au moi, dans le parcours des choses vers le moi,
dans la trajectoire où le soi s'engendre au travers des choses que
s'élabore le lieu de la pratique ».25 Cette
théorie, qu'il reprend des travaux de Konrad Fiedler et Aloïs
Riegl, montre en germe une relation directe avec la conception bouddhiste du
rapport au monde. En effet, on voit ici, en arrière-fond, une des
caractéristiques de la pensée japonaise de la Nature,
envisagée selon un principe de non-dualité et non selon un
principe dialectique. En effet, comme nous pouvons le voir la création
artistique est envisagée comme l'union entre l'artiste et l'objet, l'un
interagissant sur l'autre et vice-versa plus qu'un agir de l'artiste «
sujet » sur un objet artistique. Mais c'est probablement la distinction
qu'il opère entre une esthétique occidentale et une
esthétique extrême-orientale qui nous intéresse le plus
ici. Nishida distingue finalement les deux esthétiques selon une
conception matérielle (occidentale) de la réalité ou
spirituelle (extrême-orientale). Ainsi : « La seconde
proposition, plus discrète, concerne les caractéristiques de
l'art extrême-oriental, envisagé de ce
24 « La théorie de la poïesis chez
Nishida : L'art et la genèse historique » par
Yûjirô Nakamura dans L'esthétique contemporaine du Japon
: Théorie et pratique à partir des années 1930,
dir.Akira Tamba, Cnrs éditions, Paris, 1997, p. 32.
25 Nishida Kitaro, De l'identité des
contraires absolus, IX, p. 111.
22
même point de vue. Si l'art occidental vise à
saisir l'espace matériel des objets, l'art extrême-oriental vise,
lui, un espace mental. Or l'espace historique est constitué que, si
l'art occidental s'érige une détermination spatiale, le mouvement
d'abstraction qui le sous-tend ne s'affranchit pas, pour autant, de la tendance
à l'empathie. En revanche, dans sa recherche de l'abstraction, l'art
extrême-oriental, loin de se résumer à un formalisme
géométrique, témoigne avant tout d'une abnégation
du moi dans un espace absolu. « L'espace de l'art oriental n'existe pas
par rapport au soi, mais en chacun de soi »26 On voit
à travers cet exemple ce qui détermine le caractère
particulier d'un art extrême-oriental : « l'espace intérieur
». C'est ce caractère propre à l'art extrême-oriental
qui permet une appréhension de la réalité originale,
intériorisée. Cet élément constitue un point de
différence avec l'esthétique occidentale et définit, du
même coup, les caractères propres à une esthétique
japonaise en délimitant une frontière conceptuelle entre les deux
esthétiques. Pour reprendre les termes de Yûjirô Nakamura :
« L'art extrême-oriental cherche davantage, mais sans se
départir de la modestie quotidienne, à subsumer l'univers dans un
bol à thé en laque »27
De la même manière que Nishida Kitaro trace une
ligne d'analyse comportant des éléments de distinction entre
l'Occident et l'Orient. Okaku Kakuzo, relativement à la même
époque, pose les premiers jalons d'une théorie esthétique
proprement japonaise.
Ainsi, proposant un remaniement du rituel traditionnel du
thé (chanoyu), Le livre du thé28
d'Okakura Kakuzo produit une pensée singulière à partir
d'une cérémonie
26 Nishida Kitaro, Fonction de l'art dans la
genèse de l'histoire, X, p. 240-241.
27 « La théorie de la poïesis chez
Nishida : L'art et la genèse historique » par
Yûjirô Nakamura dans L'esthétique contemporaine du Japon
: Théorie et pratique à partir des années 1930,
dir.Akira Tamba, Cnrs éditions, Paris, 1997, p. 40.
28 Okakura Kakuzô, Le livre du thé,
Éditions Philippe Picquier, 2006, Paris
23
traditionnelle propre à la culture japonaise. Sa
pensée, comme le thème qu'il choisit, s'ancre dans une tradition
bouddhiste. Comme l'avance Shen Soshitsu dans la préface
dédiée au Livre du thé : « Si elle
repose sur sa profonde maitrise du chinois, la vision d'Okakura s'enracine
également dans les valeurs religieuses du bouddhisme, du taoïsme et
du confucianisme. Dans cette perspective, l'art se dresse contre le mensonge,
l'attachement et l'égoïsme. Okakura l'affirme clairement : «
Si nous ne pardonnons jamais à autrui, c'est parce nous nous savons
fautifs. Nous chérissons notre égo par crainte de dire la
vérité aux autres. Nous nous réfugions dans l'orgueil par
peur de révéler notre propre vérité
»29. Comme on peut le voir, la relation qu'entretient la
cérémonie du thé ne se départage pas d'une
pensée bouddhiste. Pour autant, la cérémonie du
thé, et plus spécifiquement le thé, représente aux
yeux d'Okakura, un idéal esthétique japonais. Mieux encore, il
représente l'aboutissement d'une culture proprement japonaise : «
Loin d'être une simple esthétique, dans le sens ordinaire du
terme, la philosophie du thé exprime, en même temps qu'une
éthique et une religion, notre conception globale de l'homme et de la
nature »30 La conception d'Okakura tend à retracer
l'origine de ce rituel proprement japonais à l'aune du bouddhisme Zen.
C'est ainsi qu'il retrace l'histoire, dans son ouvrage, des deux mouvements
Taoisme et Zen afin d'aborder le sens esthétique qu'incarne la
cérémonie. Ainsi, « Au fond, l'idéal du
thé est l'aboutissement même de cette conception zen : la grandeur
réside dans les plus menus faits de la vie. Le Taoïsme a fourni les
fondements d'un idéal esthétique, le Zen les a mis en pratique
».31 Et Shen Soshitsu ne dit pas autrement dans sa
postface dédiée au livre, écrite en 1989, lorsqu'il tente
de résumer l'aspect spirituel que
29 Ibid,. p. 18.
30 Ibid,. p. 24.
31 Ibid, p. 73.
24
revête la cérémonie : « Ce «
thé » devint une façon de vivre - une voie pratique
d'accomplissement spirituel. Ce « thé », c'était le
« cha-no-yu ». Fondé sur l'idée que nous ne saurions
atteindre la paix intérieure sans un effort
délibéré visant à nous affranchir des
préoccupations et des désirs de ce monde, le « cha-no-yu
» nous offrait un moyen de transcender les attachements du quotidien et de
creuser jusqu'aux racines de notre être. »32 Son
observation de l'histoire de la cérémonie du thé
s'accompagne aussi d'une critique du modernisme japonais crée à
partir de l'ère Meiji. En effet, on retrouve dans son ouvrage,
différentes observations sur les effets du modernisme sur la
société japonaise. Il critique alors l'appauvrissement des
goûts individuels et la consommation de masse irréfléchie
des Japonais : « Aujourd'hui, chose combien regrettable, la plus
grande part de notre enthousiasme apparent pour l'art ne repose sur aucun
sentiment réel. En une époque démocratique comme la
nôtre, les hommes réclament à cor et à cri - et sans
même tenir compte de leurs propres sentiments - ce que la majorité
considère comme la meilleur ». 33 C'est d'ailleurs
ce constat qui est à la genèse de la rédaction de son
ouvrage. Okakura Kakuzo vit alors la consommation de masse uniforme de ses
contemporains à la manière d'une crise identitaire de la
tradition japonaise. C'est ainsi que l'observe, dans la postface du Livre
du thé, Shen Soshitsu : « Okaku rédigea le Livre du
thé en 1906, lors même que le Japon, confronté à un
afflux massif d'idées et d'institutions occidentales, se voyait
menacé de perdre ses repères culturels ».34
C'est probablement cette volonté de conserver cette tradition qui
amenèrent aussi nombreux intellectuels japonais à
réfléchir sur la sensibilité esthétique des
époques précédentes. Ainsi Okakuza Kakuzo lui-même
analyse le
32 Ibid,.p. 143.
33 Ibid,.p. 107.
34 Ibid,. p. 141.
25
concept du Wabi-Sabi qu'il associe à la
cérémonie du thé. C'est par l'usage des ustensiles,
fracturés, abimés, voire vieillots que le Wabi-Sabi (la
patine de l'âge) se dévoile dans sa plus parfaite
incarnation. Ce concept esthétique, qui apparait sous l'impulsion des
premiers maîtres de thé au XV-XVIème siècle, traduit
par l'imperfection de l'objet, un regard sur le temps et l'évanescence
du monde réel. Okakura Kakuzo parle alors d'un « Culte de
l'imparfait » que la pratique de la cérémonie du thé
permet de mettre en exergue : « Il exprime ainsi son goût pour
ce qui constitue sans doute la marque distinctive des ustensiles de thé
les plus précieux : l'absence de symétrie et de perfection
formelle [...] pour le taoïsme comme pour le zen, seul celui qui a
achevé en esprit l'inachevé peut découvrir la
véritable beauté. La vigueur de la vie et de l'art réside
dans leurs possibilités de croissance. »35 Ainsi,
si l'introduction à la vie occidentale constitue une des clefs de voute
du modernisme de l'ère Meiji, on peut voir que dès le
début du XXème siècle, nombreux sont les penseurs qui vont
chercher à se départir de ce processus. L'important nombre
d'ouvrages traitant des concepts esthétiques antérieurs à
l'ère Meiji induit la grande nécessité pour ces penseurs
de conserver, voir restaurer une culture traditionnelle japonaise.
L'esthétique, et ces concepts, semblent alors l'issue pour aboutir
à la réalisation d'une culture propre. Étudier et
comprendre la sensibilité des époques antérieures de la
société japonaise devient un enjeu majeur en vue de traduire une
identité propre à la civilisation japonaise. L'histoire de ces
sensibilités permettraient alors de construire l'histoire d'une nation.
On le comprend, se mélangent alors sensibilité esthétique
et revendication nationale. Le livre du thé ne déroge
pas à cette règle. L'enjeu pour Okakura Kakuzo est moins
d'établir une filiation d'un rituel quotidien avec une tradition
bouddhique que
35 Ibid,. p. 165.
26
d'offrir des concepts esthétiques propres à une
identité japonaise. Une édification du sensible qui vise, comme
l'indique le premier chapitre de son ouvrage, à offrir une nouvelle
image du Japon aux étrangers.
1.2: D'anciens concepts esthétiques mis au goût
du jour
L'enjeu des recherches faites sur ces anciens concepts
esthétiques est donc double : Proposer un symbole, une
sensibilité proprement japonaise, qui sert alors de vecteur à un
avancement civilisationnel ainsi que de symbole à une nation, en vue de
modifier la perception du Japon, et plus globalement de l'Orient auprès
des grandes nations occidentales ; Retracer l'histoire d'une sensibilité
esthétique et l'actualiser, et par cet acte, ériger un rempart
face à l'occidentalisation du Japon.
Cette démarche va connaître ainsi de nombreuses
répercussions. Kuki Shuzo, dans son ouvrage Structure de l'iki
publié en 1930, propose une analyse du concept de l'« Iki
»(raffinement). Ce philosophe, qui a fait ses études à
Paris au cours du premier quart de siècle du XXème siècle,
propose d'adapter la méthode formelle pour analyser ce concept propre
à l'époque Edo. Son livre se divise ainsi en différentes
étapes. Alors que la première cherche à analyser d'abord
la connotation du terme en vue de lui donner une définition, la seconde
établit un lien direct entre une expression plastique, les estampes et
l'architecture de l'époque Edo, et ce concept. Dans son ouvrage, il opte
rapidement pour une approche herméneutique, en vue de restituer le
concept selon le sens qu'on lui attribue. Cette décision s'explique
probablement vis-à-vis de la complexité du concept
esthétique, plus propice à cette dernière approche que
l'approche formelle : « Bien que du moins, Kuki ait été
assez fidèle à la logique formelle et fit avancer le fil de son
raisonnement objectivement, le sujet de ce traité, l'« iki »,
qui n'est pas un objet
27
réel mais une idée esthétique,
fût trop profondément ancré au-dedans de soi-même
pour être complétement objectivé et logiquement
analysée. C'est la raison pour laquelle sa réflexion devint
plutôt herméneutique que logique »36. Ce
choix de Shuzo pour une approche herméneutique s'explique notamment en
raison de la complexité du concept. Celui-ci devient plus facilement
analysable selon une approche herméneutique que formelle. Ce choix
montre combien par ailleurs la majorité des études qui sont
faites par les penseurs de la fin de l'ère Meiji s'emparent des
méthodes d'analyses occidentales en vue d'étudier des concepts
traditionnels. On observe ainsi les différentes méthodes
utilisées par Shuzo Kuki, allant de la méthode formelle à
la méthode herméneutique. Cet aspect semble d'autant plus
paradoxal quand l'enjeu derrière cette utilisation est l'affirmation
d'une identité proprement japonaise. Son analyse en deux temps
détermine le concept de l'« iki », puis ensuite
révèle ses expressions objectives. L'exemple de la Geisha est
alors choisi : « Je voudrais attirer l'attention des lecteurs sur ce
fait que tous les exemples de l'expression naturelle de l'iki que Kuki
appartiennent, où au moins se rapportent à la geisha, sujet sur
lequel il écrivit un manuscrit très bref en français
pendant son séjour à Paris. Selon l'explication qu'il donne dans
ce manuscrit « Au Japon, les « geishas » occupent
à peu près le même rang que celui des hétaïres,
courtisanes de l'ancienne Japon. »37 L'expression connait
une réalité effective dans la vie quotidienne. C'est ainsi une
des particularités des concepts esthétiques japonais : l'ancrage
dans une réalité effective. On retrouve le même
procédé auparavant avec le Wabi-Sabi
élaborée par Okakuza Kakuzo. C'est à travers la
pratique du rituel de la cérémonie du thé que le
Wabi-sabi devient effectif.
36 « L'esthétique de Shûzo Kuki »
écrit par Akira Kuno dans L'esthétique contemporaine du Japon
: Théorie et pratique à partir des années 1930,
dir.Akira Tamba, Cnrs éditions, Paris, 1997, p. 52.
37 Ibid,. p. 35.
28
Ainsi, comme l'avance Akira Kuno dans son article visant
à expliquer la démarche de Shûzô Kuki : « L'
« iki », cet « idéal à la fois moral et
esthétique », qui est une unité harmonieuse de la
volupté et de la noblesse », ne peut demeurer abstrait. Il a besoin
de se concrétiser. Et c'est aux « geishas » qu'on demanda de
le réaliser, en s'y impliquant totalement, et de constituer le plus
fidèle exemple possible de l'iki. Leur entraînement eut pour but
de réaliser en s'y impliquant totalement, et de constituer le plus
fidèle exemple possible de l'« iki »
».38
Il existe encore d'autres exemples similaires
synthétisant une recherche de concepts plus ou moins esthétiques
tels que les recherches faites sur le concept du « Basho » (lieu)
par Nishida Kitaro 39ou encore les textes portant sur le
concept propre à l'époque Heian « Mono no aware »
(l'empathie pour les choses) remis au gout du jour par Motoori Norinaga au
cours du XVIIIème siècle, puis étudié sous
ère Meiji par Onishi Yoshinori(1888-1959). Bien que ce dernier, dont
nous reparlerons par la suite, est majoritairement contribué à la
résurgence (ou création) et délimitation de tels concepts
au sein de son ouvrage majeur Bigaku( Aesthetics)40, il
apparait que la démarche de Tetsuro Watsuji(1889-1960) nous apparait la
plus pertinente en vue d'expliquer cette introspection historique de l'histoire
des sensibilités japonaises. En effet, Tetsurô Watsuji, dans la
préface de son ouvrage Kabuki to Ayatsuri-Jyôrur (Le Kabuki et
le théâtre de poupées Jyôruri)41
publié en 1955, raconte comment face aux « Jyoruri-geki »
(drames issus du théâtre de poupées), il connait
une
38 Ibid,. p. 55.
39 Jacynthe Tremblay, Le monde intelligible de
Nishida, Ebisu, 1998, p. 75-146. (
https://www.persee.fr/doc/ebisu_1340-3656_1998_num_18_1_1003)
40 Onishi Yoshinori, Bigaku, vol. 2 :Biteki
Hanchu Ron (Tokyo Kobundo,1960)
41 « Tetsurô Watsuji et la dimension
transcendantale de la culture » par Megumi Sakabe dans
esthétique contemporaine du Japon : Théorie et pratique
à partir des années 1930, dir.Akira Tamba, Cnrs
éditions, Paris, 1997, p. 43.
29
sensation « exotique » qui le pousse à
rechercher l'esthétique propre à l'époque Muromachi et son
théâtre de Kabuki. Cette recherche « archéologique
« qu'il entreprend tout au long de son ouvrage nous informe aussi bien sur
le théâtre que la sensibilité propre à une
époque donnée. Il s'agit alors d'étudier «
l'imaginaire à l'époque Muromachi »42 : «
Sollicité par ce souvenir d'enfance, Watsuji entreprend de faire
dans « Kabuki to Ayatsuri-Jyôri » une sorte d'étude
archéologique de fond, qui le conduit à constater que son «
impression d'étrangeté exotique et de scintillement surnaturel
» a pour origine le monde imaginaire né au sein même du
peuple à l'époque Muromachi (du XIVème au XVème
siècle). »43 Cette impression qui dès le
début de sa vie le mène donc à étudier les
premières oeuvres d'art bouddhique japonaises inspirées de l'art
du Gandhara dans son ouvrage Koji Junrei (Pèlerinages aux vieux
temples) publié en 1919 trouve dans son ouvrage final son
apogée. Il étudie alors différentes pièces du
théâtre Kabuki pour mettre au grand jour cette esthétique
propre à l'imaginaire de l'époque Muromachi, notamment une
pièce intitulée Amida no Muné-wari (Déchirement
de la poitrine d'Amida) où il observe la récurrence d'un
thème , celui du « Dieu souffrant »44. Il
présuppose alors cette répétition à un contexte
historique propre à l'époque Muromachi, moment précis
où le christianisme pénètre le territoire japonais :
« Je n'ai jamais su clairement si une pièce comme Amida no
Munéwari avait été créée ou non sous
l'influence du christianisme. Ces figures ou statues ensanglantées
expriment toutes, en tout cas, un amour profond. Dans le cas d' « Amida
», cet amour s'exprime par le mot « jihi »(compassion). Dans
cette pièce, la compassion d'Amida s'incarne dans son sacrifice
volontaire accompli à la place de la malheureuse princesse
42 Ibid,. p. 43.
43 Ibid,.p. 43.
44 Watsuji, T., Kabuki to Ayatsuri-Jyôruri,
in Watsuji Tetsuro, Zenshû(Oeuvres complètes), vol,
IX, p. 7-21.
30
Tenshu. Parmi les nombreuses façons de
représenter un sacrifice de ce genre, n'est-ce pas l'une des plus
profondes ? Mais la figure de Jésus-Christ crucifié est la
représentation d'un sacrifice accompli pour l'humanité toute
entière par l'acceptation des péchés du monde depuis Adam
».45 Watsuji raccorde finalement son « impression
d'étrangeté exotique et de scintillement surnaturel »
à un cheminement de la culture traditionnelle japonaise à
travers les âges. Son analyse lui permet ainsi de « s'enraciner
profondément dans la dimension transcendantale - verticale et
diachronique - de la culture japonaise contemporaine dont l'origine principale
se situe à l'époque Muromachi ».46
Il est intéressant d'observer que l'expérience
personnelle de Watsuji cache probablement en germe cette sensibilité
propre à l'ère Meiji que nous essayons de montrer.
Peut-être, finalement que cette « impression
d'étrangeté exotique et de scintillement surnaturel »
qui le marque dès son enfance, sous-tend une prise de conscience
d'une tradition japonaise en train de s'estomper Les époques
antérieures résonnent alors comme « exotique » et il
devient impératif de les restaurer. Une restauration qui se fait aussi
bien par la reconnaissance des faits historiques que par la sensibilité
et l'imaginaire qui leurs appartiennent.
1.3: Archéologie d'une sensibilité
esthétique
Les périodes qui suivent l'époque Meiji marque
une volonté importante de vouloir édifier une esthétique
proprement japonaise. Si l'on peut considérer que l'ère Meiji se
pare d'une logique Wakon Yosai (âme japonaise, savoir
étranger), on peut dire
45 Ibid,. p. 48.
46 Ibid, . p. 49.
31
que les ères suivantes, Taisho et Showa se rattachent
plus à une logique Wakon Wasai (âme japonaise savoir
japonais). En effet, les écrits tendent davantage à inscrire
l'esthétique dans le cadre d'une production nationale qu'à la
comparer à une esthétique occidentale (comme pouvait le faire
Nishida Kitaro ou Okakura Kakuzô).
Ainsi la position de Takayama Chogyu(1871-1902) fut
décisive, vers la fin de l'ère Meiji, pour permettre cette
transformation. Si l'oeuvre de Chogyu se concentre avant tout sur la recherche
de la formation d'un esprit national japonais, ses oeuvres ultérieures
correspondent à un regard, non empreint d'une forme de nationalisme, sur
une esthétique japonaise. On retrouve ces réflexions sur
l'esthétique dans une de ses oeuvres les plus importantes : «
Biteki Seikatsu wo Ronzu » (Discussions sur la vie
esthétique) alors publiée dans le journal Taiyo en
1901.47 Le geste de Chogyu a pour volonté de «
libérer » l'art de la pratique de la critique d'art. Il
déporte alors l'art sur un plan social, voire quotidien. L'art, à
ses yeux, est à envisager selon une manière de vivre: «
If someone should approach me and ask what I mean by « aesthetic life,
» I would answer that it is service to life, and body, which are far
superior to food and clothing.48( Si quelqu'un venait à
m'approcher et me demander ce que j'entends par « vie esthétique
», je répondrai que c'est un besoin de la vie, et du corps, bien
supérieur à la nourriture et aux vêtements ». Comme
l'indique ainsi Michelle Marra, la position de Chogyu se départit de
celle de ses prédécesseurs : «With Fenollosa, for
example, knowledge of the philosophy of art was deemed necessary for the actual
practice of art criticism. Ernest fenollosa and Okakura
47 « The Aesthetics of the Nation: Takayama Chogyu»
dans Modern Japanese Aesthetics : A reader, Michele Marra, University
of Hawai'I Press, 1999, United States of America, p. 94.
48 Takayama Chogyu Shu, Anezaki Chofu Shu,
Sasakawa Rinpu Shu, GNBZ 13 (Tokyo : Kaizosha, 1956), p. 206.
32
Kakuzo were instrumental in giving the field of art
autonomy with respect to the pragmatic views of art prior to the Meiji period.
They did not, however, keep the field of aesthetics separate from the pragmatic
of aesthetic judgement applied to concrete forms of art.» (Avec
Fenollosa, par exemple, la connaissance de la philosophie de l'art a
été jugée nécessaire pour la pratique actuelle de
la critique d'art. Ernest Fenollosa et Okakuza Kakuzo ont été
déterminant en élaborant une discipline artistique autonome tout
en respectant les ambitions pragmatiques de l'art précèdent la
période Meiji. Ils n'ont pas, cependant, garder le champ de
l'esthétique séparé de l'aspect pragmatique du jugement
appliqué à des formes concrètes d'art.)49 C'est
Chogyu qui établit cette distinction, rattachant l'art à un
domaine plus concret, plus proche de la vie quotidienne. De ce fait, il devient
le caractère propre de la vie japonaise, rendant compte d'un aspect plus
personnel et individuel.
C'est probablement Onishi Yoshinori qui contribua le plus
fortement à édifier, catégoriser et définir
l'esthétique japonaise. En effet, la publication de son ouvrage
Bigaku (Aesthetics) publié en 2 volumes, le premier en 1959
dédié à l'histoire des concepts esthétiques
occidentaux , le second consacré à l'analyse et la construction
des « catégories » esthétiques japonaises tels que
Yugen, yuen, aware, sabi... Son ambition est alors de rendre un
discours clair, précis et compréhensible de concepts
laissés pour ésotériques à travers l'histoire du
Japon : « According to Onishi, it was the responsibility of the
aesthetician to deal in terms of « aesthetic categories »(biteki
hanchu) when addressing traditionnal aesthetic terms, rather than confining
them to the esoteric discourse of Japanese medieval poetics (shigaku) »
(« Selon Onishi, c'était de la responsabilité du
philosophe de l'esthétique de communiquer en termes de «
catégories esthétiques » lorsqu'il
49 Ibid,.p. 93.
33
abordait les termes esthétiques traditionnels
plutôt que de se confiner dans le discours ésotérique de la
poésie médiévale ».50 Il opère
alors toute une analyse formelle selon une méthode rigoureuse pour
définir un des concepts esthétiques les plus spécifiques
de la société japonaise : « Mono no aware (le «
pathos » des choses) ». Il réemploie alors les travaux du
poète du XVIIIème siècle, Motoori Norinaga, pour
approfondir ce concept. Selon lui, Norinaga perçoit en partie la
puissance effective du concept. Néanmoins, il considère que la
démarche, plus psychologique que véritablement objective, de
Norinaga ne correspond pas à une analyse globale du concept : «
Yet the « sorrow » of « aware » cannot be explained simply
as a psychological movement of a subject that is involved in a situation of
shareable experience. » (Ainsi, la « tristesse » de «
aware » ne peut être simplement expliquer comme un mouvement
psychologique d'un sujet qui est impliqué dans une situation d'une
expérience partageable)51. Cette analyse l'amène ainsi
à rattacher le concept de Mono no aware à une
époque précise, l'époque Heian (7941185). On retrouve ici
une certaine similitude avec la démarche de Watsuji consistant à
analyser et restituer l'imaginaire et la sensibilité d'une
époque. Son analyse se propose d'aller encore plus loin car il compare
alors l'époque Heian à ce qu'il appelle une « culture de
l'esthétique ». « Culture de l'esthétique » qui
est alors la manière dont l'aristocratie japonaise de l'époque
Heian a su « transformer la vie en objet artistique, rendant la vie belle
(vie esthétique ou biteki seikatsu) »52 Cette
notion met le jour sur une distinction que veut démontrer Onishi :
l'esthétique propre à l'époque Heian n'est pas une
esthétique érigée selon des principes philosophiques ou
encore un système de pensée. Il s'agit davantage d'une
manière
50 « Onishi Yoshinori and the category of aesthetic»
dans Modern Japanese Aesthetics : A reader, Michele Marra, University
of Hawai'I Press, 1999, United States of America, p. 115.
51 Ibid,. p. 116.
52 Ibid, p. 117.
34
de répondre à un « mal de vivre », de
trouver un mot sur une sensibilité perçue auprès d'une
classe sociale donnée.53 On fait face alors à une
intuition esthétique liée à l'observation de la nature, du
changement des quatre saisons (qui constitue un thème récurrent
dans la poésie de cette époque) plus ? qu'un système
philosophique. Cette particularité de l'analyse d'Onishi nous informe
sur la perception dont peut être sujet un concept comme le Mono no
Aware auprès des penseurs de l'époque moderne. La nature
d'un concept comme Mono no Aware, bien qu'il fasse l'objet d'une
analyse objective et rationnelle, est envisagée à la
manière d'une forme de sensibilité. Les penseurs japonais de
l'époque moderne, conscients de la particularité et de la
complexité des concepts esthétiques traditionnels japonais,
regardent ces concepts selon des catégories relevant d'une intuition
psychologique plus que formelle. Cette définition de Mono no
aware nous informe sur le regard que portent les philosophes japonais de
l'époque moderne sur leurs propres concepts esthétiques. La
portée du travail d'Onishi est particulièrement
intéressante à nos yeux car elle vise à apporter une
dimension philosophique à un concept natif...et ainsi, par ce biais,
mettre en lumière un ancien concept : « My original scientific
concern was to include afresh all Japanese notions related to beauty in the
logical network of discourses on aesthetic categories, as well as to further
develop these debates from within the system of aesthetics in general» (
Ma préoccupation scientifique et première était d'inclure
de nouveau toutes les notions japonaises liées à la beauté
au sein d'un réseau logique de discours sur les catégories
esthétiques ainsi que d'approfondir plus loin ces débats au sein
même du système esthétique en général
»54
53 Ibid,.p. 118.
54 Onishi Yoshinori, Yugen to Aware(Tokyo :
Iwanami Shoten, 1939à, p. 1.
35
Ainsi, comme nous avons pu le voir, l'enjeu pour Onishi,
Yoshinori, et plus globalement pour les philosophes de l'époque moderne,
a été aussi bien d'élaborer une esthétique
proprement japonaise que d'adapter des formes anciennes de sensibilité
esthétique en concept esthétique. Si les premières
pensées sur l'esthétique sont encore marquées par la
volonté d'adapter une pensée occidentale à une culture
extrême-orientale, se parant ainsi de multiples comparaisons entre
l'Occident et l'Extrême-Orient (dont le chapitre « Une coupe
pour l'humanité » du Livre du thé d'Okakura
Kakuzo en constitue un des meilleurs exemples)55, l'époque
allant de la fin de l'ère Meiji à la fin de l'ère Taisho
marque un tournant dans la pensée esthétique japonaise. En effet,
des penseurs comme Tetsuro Watsuji, Shuzo Kuki ainsi qu'Onishi Yoshinori
s'attache à retracer l'histoire de la pensée esthétique
japonaise traditionnelle, chacun à une période esthétique
différente (époque Heian, Muromachi et Edo). Cette investigation
a pour but finalement de restituer une intuition esthétique, voire une
sensibilité propre à une époque désormais
révolue. Cette démarche, qui peut-être s'accompagne d'une
certaine nostalgie, nous apprend finalement une caractéristique
importante de la perception historique de la tradition japonaise à
l'ère moderne. Ces philosophes constatent le caractère
révolu de ces concepts et cette réhabilitation n'a pas tant pour
objectif de revitaliser ces mêmes concepts que de mettre au gout du jour
des imaginaires esthétiques en train de disparaitre. C'est probablement
l'Occidentalisation du Japon qui entraine ce besoin d'opérer une
recherche presque archéologique de ce qui constitue une
sensibilité proprement indigène. Il n'est pas absurde de dire que
finalement l'aspect hermétique, presque intraduisible de chacun de ces
concepts cache en germe le caractère le plus authentique, le plus
singulier du peuple japonais. Cette recherche
55 Okakura Kakuzô, Le livre du
thé, Ed. Philippe Picquier, 2006, paris, p. 23-38.
36
intègre finalement un désir de revendication
à une culture commune, à une tradition proprement japonaise.
Il reste que les méthodes employées sont
exclusivement des méthodes d'analyse occidentale. Aussi bien l'approche
herméneutique employée par Kuki Shuzô pour analyser le
concept Iki que l'approche structuraliste utilisée par Tetsuro
Watsuji pour décrypter l'imaginaire de l'époque Muromachi nous
montrent combien les méthodes employées restent occidentales.
Ainsi le travail intellectuel opéré par Onishi Yoshinori sur le
concept de Mono no Aware n'est pas aussi sans rappeler la
méthode épistémologique utilisée dans Les mots
et les choses56, notamment lorsque Michel Foucault s'attarde
à analyser la sensibilité d'une époque à partir du
tableau de Diego Vélazquez, Les ménines57
dans sa préface. A la manière du philosophe français,
Yoshinori intègre l'analyse de sa pièce de théâtre
à un imaginaire historique, celui de l'époque Muromachi. Une
phrase comme « Peut-être y a-t-il dans ce tableau de
Vélasquez, comme la représentation de la représentation
classique, et la définition de l'espace qui s'ouvre
»58 fait alors écho à l'«
impression d'étrangeté exotique et de scintillement surnaturel
» qui marque tant Yoshinori dans son enfance, et dans laquelle il
perçoit un fragment de l'imaginaire de l'époque Muromachi.
Il nous reste désormais à comprendre quel est le
lien qui unit ces recherches esthétiques sur la tradition japonaise avec
le courant Shin-hanga dans une période historique
précise allant de 1915 à 1960.
56 Michel Foucault, Les mots et les choses,
Gallimard, Paris, 1966
57 Diego Vélazquez, Les ménines,
huile sur toile, 1656, 3,18x2,76cm, Musée du Prado,
58 Michel, Foucault, Les mots et les choses,
1966, Gallimard, chapitre 1
37
II : Shin-Hanga, un courant artistique comme
reflet d'une
époque ?
2.1 : L'origine du Shin-Hanga
Shin-hanga, comme nous l'avons brièvement
expliqué en introduction apparait à une époque de grands
changements politiques, sociaux et culturels. L'art de l'estampe, en partie
liée à l'élaboration d'un discours philosophique qui le
discrédite, connait un déclin dès les années 1900.
Avec l'ouverture vers une production et des pratiques occidentales, un
phénomène nouveau voit le jour dès les années 1890,
l'utilisation de peintures comme matériaux de base pour des estampes,
une importante production d'estampes Ukiyo-e, et parallèlement
la reproduction de peinture au sein de publications d'art. Un des aspects les
plus singuliers de cette fin d'ère Meiji est probablement l'apparition
d'une industrie de reproduction de chefs-d'oeuvre à l'identique. Comme
l'avancent Chris Uhlenbeck et Amy Reigl Newland dans leur article « Les
estampes japonaises du début du XXème siècle : vagues de
renouveau, vagues de changement »59 : « La fin du
XIXème siècle correspond également à l'essor d'une
industrie de reproduction « pure »(fukuseiga) visant à
recréer des chefs-d'oeuvre du passé à partir de nouvelles
planches.[...]On peut citer aussi les extraordinaires reproductions d'estampes
au format « chuban » (environ 18x25cm) de Suzuki Harunobu (vers
1725-1770) et les tirages au format « oban » (environ 39x24cm) du
Tour des chutes d'eau de différentes provinces (Shokoku taki megari) de
Hokusai, publiés par Matsui Eikichi(Matsueido) ».60
Cette production nous montre combien le regard porté sur les
époques antérieures jouent un rôle important, aussi bien
dans la pensée
59 « Les estampes japonaises du début du XXème
siècle : vagues de renouveau, vagues de changement » dans
Vagues de renouveau : Estampes japonaises modernes(1900-1960), Chris
Uhlenbeck et Amy Reigle Newland,coll.Fritz Lugt, Paris, 2018
60 Ibid,.p. 17.
38
japonaise que dans la production artistique moderne. Cette
situation cache de plus une perte de vitesse de la production des estampes sur
bois du début du XXème siècle. Cela s'explique notamment
par l'apparition de nouveaux médiums artistiques entrainant alors une
perte de vitesse de la production d'estampes mis en concurrence avec d'autres
formes d'art : « Les artistes de l'estampe entraient désormais
en concurrence avec les peintres et les illustrateurs au sein d'un paysage
médiatique en évolution rapide, caractérisé par une
myriade de méthodes de reproductions. [...]Les revues et les journaux
offraient un débouché aux jeunes artistes. Le médium de la
gravure sur bois, cependant, perdit du terrain car il était plus cher et
nécessitait un temps de production plus long.».61
Cette perte de vitesse nous renseigne aussi sur le regard que porte les
Japonais sur une production traditionnelle au moment précis où
les productions artistiques occidentales, comprises au sein de l'enseignement
Yo-ga, apparaissent à travers le Japon. C'est d'ailleurs cette
double tendance qui se cristallise auprès de ces deux courants que nous
avons mentionnés en introduction : Shin-hanga et Sosaku
hanga. Soucieux de conserver une certaine tradition, la production de
Shin-hanga va se concentrer uniquement sur la méthode classique
de production des estampes. L'estampe Shin-hanga ne peut s'expliquer
sans le rôle décisif qu'eut Watanabe Shozaburo. Son entreprise
« Shobido » qui débute à Hama-cho propose dès
1906, une production moderne d'estampes via l'artiste Takahashi Hiroaki. Le
terme utilisé par Watanabe Shozaburo pour décrire ses estampes
est alors celui de « Shinsaku hanga » (« estampes
faites récemment »). Ce style d'estampe représente alors
à ses yeux une nouveauté par rapport aux estampes ukiyo-e
: Imprégné de réalisme, le « shinsaku hanga
» allait toutefois au-delà de l'estampe « ukiyo-e »
traditionnelle et de ses
61 Ibid,.p. 18.
39
lignes de contour fortement marquées. Watanabe
considérait ces estampes comme « nouvelles », mais il les
classait résolument parmi les objets touristiques. »62
Watanabe contribue par la suite à entretenir le commerce de
Shinsaku hanga tout en cherchant à rééditer les
oeuvres des maîtres anciens. Son oeuvre Ukiyo-e hanga kessakushu
(Collection de chefs-d'oeuvre de l'ukiyo-e) publiée en 1916 nous
montre ainsi son désir finalement de préserver une tradition. Son
ambition est d'autant plus grande qu'à travers son ouvrage, l'enjeu
principal est alors de vouloir « assurer la continuité du
savoir-faire de l'estampe sur bois. En même temps, il espérait
réveiller l'intérêt des Japonais pour l'Ukiyo-e.
»63 Cette première forme de production n'est qu'une
première étape d'une ambition qu'il comblera par la suite dans
les années 1920 jusqu'à la fin de sa vie en 1962 : « son
ambition était de trouver des artistes capables de créer des
oeuvres correspondant à sa vision d'une tradition renouvelée, qui
ne soient pas, selon ses propres termes, prisonniers de modèles
traditionnels ni ne cherchent à « rivaliser avec tracé au
pinceau »64 C'est finalement la compréhension
rapide de la nécessité de se tourner vers une clientèle
étrangère, particulièrement américaine, ainsi
qu'une production en continue de sa maison d'édition, qui lui permit de
se revendiquer comme le premier éditeur de Shin-hanga tout au
long de la première moitié du XXème siècle. Ainsi :
« Le succès de Watanabe était dû au modèle
commercial mis au point par son mentor Kobayashi Bunshichi, qui conjuguait
intelligemment la commercialisation d'estampes Ukiyo-e anciennes et la
publication de reproductions et de nouvelles oeuvres. Watanabe comprit le
potentiel du marché d'exportation et l'importance d'une
clientèle
62 Ibid,. p. 20.
63 Ibid, .p. 20.
64 Ibid, .p. 20.
40
étrangère, et sut travailler au sein d'une
communauté de marchands et de collectionneurs compétitive,
ouverte à l'international. »65
Nous l'avons évoqué en introduction, l'estampe
Shin-hanga contient une multitude de genres. On peut néanmoins
les classer selon quatre genres principaux : Les paysages (Fukeiga),
les images de belles femmes (Bijinga), les acteurs (Yakusah-e)
et les motifs de fleurs et d'oiseaux (Kachoga). Nous nous
intéresserons uniquement aux deux premiers. Le paysage est à bien
des égards, le genre le plus important des productions de Shin
hanga. Ces paysages ne se départissent pas d'une certaine
nostalgie. On peut voir, aux travers de ces représentations de paysage,
l'expression d'une « esthétique de la mélancolie » dont
le paysage s'en fait le réceptacle. En effet, apparait toute une
connexion entre la représentation paysagère et un mode de vie
traditionnel : « Koyama Shuko souligne qu'au début du
XXème siècle les écrivains et les artistes
s'intéressaient de plus en plus à la vie et à la culture
rurale, avec une vague de nostalgie pour les modes de vie traditionnels face
à la modernisation connue par le Japon pendant cette période.
Cherchant à saisir l'essence de la vie rurale, le « shin hanga
» excluait les traces de l'activité humaine. Ces oeuvres expriment
au contraire la force de la nature, une force débordante de «
japonité » et vierge de toute modernité...Pour les
éditeurs comme pour les artistes, le but était de
représenter une terre idéalisée et non modernisée
»66 De ce fait, Chris Uhlenbeck et Amy Reigl Newland
n'hésitent pas à employer le terme de « revitalisation
» du Japon afin d'expliquer ce choix de genre dans la production de
Shin-hanga. Il en est de même pour le genre du Bijinga
où « peut-être ces images étaient-elles
destinées à évoquer une culture du passé
»67
65 Ibid,. p. 25.
66 Ibid,. p. 26.
67 Ibid,. p. 28.
41
L'usage de ces catégories n'est néanmoins pas
une simple réutilisation d'anciens thèmes populaires de
l'Ukiyo-e, mais bien plutôt une adaptation d'anciens genres. Il
reste un dernier point à aborder : l'aspect commercial des Shin
Hanga. Les estampes Shin-Hanga connurent un grand succès
commercial auprès d'une clientèle américaine en raison de
divers facteurs. C'est notamment la présence d'un nombre important
d'expositions, un réseau de vente efficace aux États-Unis et une
importante diffusion via les éditeurs ou même les
artistes-entrepreneurs. Une des différences notables avec la vente
d'Ukiyo-e est l'attention portée par les éditeurs aux
affinités et au gout de leur clientèle. En effet, alors que les
estampes Ukiyo-e étaient vendues en tant qu'objet achevé
et intemporel, accepté pour ses qualités esthétiques ; le
Shin-Hanga a su s'adapter aux désirs d'une clientèle
étrangère. Ainsi, « Pourtant, dans le cas du shin hanga
alors naissant, l'ampleur des ventes stimula une nouvelle production, en
apportant des capitaux et en suscitant des commentaires qui permirent aux
éditeurs d'adapter leur offre au désir des consommateurs. Bien
que ces allers-retours constants entre information et création aient
permis au shin Hanga de gagner des parts de marché, aller dans le sens
des goûts établis étouffa sans doute l'innovation et
contribua au déclin du mouvement ».68 L'aspect
commercial que l'on connaissait déjà avec les estampes
Ukiyo-e constitue de la même manière une toile de fond
pour le mouvement Shin-Hanga. Il est à noter aussi que le
système de diffusion était par ailleurs différent du
système de diffusion de l'époque Edo par rapport aux Ukiyo-e.
Pour permettre la diffusion des estampes Shin-hanga, le mode de
diffusion principale fût les « Hanpukai (clubs de diffusion)
». Ces sortes de clubs permettaient aussi bien
68 « La commercialisation du Shin-hanga aux
Etats-Unis » par Kendal H.Brown dans Vagues de renouveau : Estampes
japonaises modernes(1900-1960), Chris Uhlenbeck et Amy Reigle
Newland,coll.Fritz Lugt, Paris, 2018
42
d'obtenir ou d'acheter des estampes, que de sponsoriser des
projets. En effet, Les « hanpukai (clubs de diffusion) de «
Shin-hanga » prenaient généralement la forme
d'associations qui permettaient à leurs membres d'acheter des oeuvres
à des prix raisonnables.[...] Ces « hanpukai » jouaient un
rôle de sponsor, et dans le cas de groupes tels que l'Association de
recherche sur l'« Ukiyo-e »(Ukiyo-e Kenkyukai) et la
Société pour la connaissance des images de l'époque
Edo(Edo-e Kanshokai), les fonds devaient être réunis avant le
lancement et la réalisation des projets. »69
Ainsi, comme nous pouvons le voir, les estampes Shin-hanga
font l'objet d'une forme de commercialisation. C'est cette valeur
marchande prégnante autour des estampes Shin-hanga qui
probablement amène Okakura Kakuzo et ses suiveurs à penser les
estampes sous l'angle de l'artisanat et non de l'art. En effet, derrière
chaque estampe, reproductible en très grand nombre, se cache un
intérêt économique non propice au
désintéressement souhaité et appelé par la revue
Kokka (porte-parole d'un discours artistique de l'époque
moderne. Il s'avère finalement que l'enjeu principal des artistes du
Shin-hanga fût de renouer avec le poids des traditions tout en
le réadaptant : « L'estampe japonaise du XXème siècle
dut affronter le poids de la tradition : il lui fallut apprendre à se
situer par rapport aux quelque trois cents ans d'histoire de l'«
Ukiyo-e ». Le contact avec des modes de représentations
artistique étrangers et les idéologies qui les accompagnaient fut
à l'origine de nouveaux défis artistiques ;
»70I l nous reste maintenant à présenter et
analyser un corpus d'oeuvres propres au courant Shin-hanga en vue de
pouvoir
69 « Les modes de distribution - Les clubs de diffusion :
Hanpukai » par Setsuko Abe et Junko Nishiyama » dans
Vagues de renouveau : Estampes japonaises modernes(1900-1960), Chris
Uhlenbeck et Amy Reigle Newland,coll.Fritz Lugt, Paris, 2018
70 « Les estampes japonaises du début du XXème
siècle : Vagues de renouveau, vagues de changement » par Chris
Uhlenbeck et Amy Reigle Newland, dans Vagues de renouveau : Estampes
japonaises modernes(1900-1960), Chris Uhlenbeck et Amy Reigle
Newland,coll.Fritz Lugt, Paris, 2018
43
opérer une analyse sur la présence d'une
sensibilité esthétique propre aux trois ères modernes de
l'histoire du Japon, comprenant d'une part un regard nostalgique sur le
passé, intégrant alors de manière systématique des
formes anciennes de concepts esthétiques japonais au sein de leurs
productions, et s'inscrivant, d'autre part, dans le lignage des discours
théoriques des penseurs modernes de l'esthétique japonaise.
2.2 : trois artistes, une même
sensibilité
Les trois artistes que nous avons décidé de
choisir, Kawase Hasui, Ito Shinshui ainsi que Hiroshi Yoshida, pour observer le
parallèle qui existe entre un discours théorique et une
production artistique sont à certains égards les artistes les
plus importants du courant Shin-Hanga dans leurs genres respectifs.
Kawase Hasui (1883-1957), né à Tokyo, et qui
fût en contact, par l'intermédiaire d'une connaissance familiale,
avec le monde de l'estampe (nishiki-e) dès son enfance,
entreprend à partir de 1908 des études de peinture de style
occidentale Yo-ga à l'institut Aoibashi de peinture occidentale
(Aoibashi Yoga Kenkyujo). Ce sont alors des peintres à l'huile telle
Okada Saburosuke (1869-1939) ainsi que Kishida Ryusei (1891-1929) qui lui
apprennent les bases de la peinture occidentale. Formation qui ne
l'empêche pas d'intégrer en 1910 l'atelier du peintre nihonga
Kaburaki Kiyokata, lequel assure la transition de la peinture Ukiyo-e
et Shin-Hanga. Sa rencontre avec Watanabe Shozaburo en 1916 est
déterminante. Ce dernier lui propose de dessiner des estampes pour lui.
Il garde une forte impression des estampes d'Ito Shinsui qui lui serviront de
modèles pour ses propres estampes. A sa
44
mort, il compte environ 700 gravures, composées au fil
de ses voyages au Japon, faisant de lui un des artistes les plus prolifique de
la gravure japonaise
du XXème siècle. Son oeuvre, Pluie à
Maekawa Soshu présente ainsi une des particularités de
l'oeuvre de Kawase Hasui, la représentation d'un paysage nocturne. En
effet, ce thème, ici s'imprégnant d'un jeu de lumière et
d'ombre, appartient à un registre qu'apprécie Kawase Hasui. En
effet, Narazaki Muneshige (1904-2001) parle en ses termes pour désigner
cette oeuvre : « Par une nuit pluvieuse, une rangée de maisons
au toit de chaume borde une rue - une image traditionnelle de l'estampe sur
bois et l'une des préférées de Hasui.
»71 On y aperçoit alors au premier plan
centré, une figure solitaire se détacher sur une rue vide par une
nuit pluvieuse. La rangée de fenêtres lumineuses se reflète
sur le trottoir gorgé d'eau. Un paysage boisé est reconnaissable
sur le côté et constitue une rupture avec le cheminement de la
rue. L'effet de pluie est créé par l'alternance entre des lignes
imprimées sombres et les lignes blanches de la feuille laissées
vierge. De vagues nuages sont reconnaissables et paraissent constituer le
prolongement de l'arbre. L'oeuvre est teintée d'une forme de
beauté mystérieuse, presque indicible où finalement
transparait un jeu d'apparition et de disparition, à travers les nuages
disparaissant dans la brume ou encore la figure (peut-être d'un homme,
peut-être d'une femme) où le visage se dérobe à
notre regard.
Cette beauté mystérieuse, où l'on
perçoit un lointain écho au concept du Yugen que l'on
trouve déjà dans les peintures à l'encre de
l'époque Muromachi tel que
71 Brown, 2003, vol.1 p. 85.
45
Dialogue entre un pêcheur et un bucheron de Sesshu
Toyo(1420-1506) (figure
n°5)72
De la même manière, l'oeuvre Cerisiers en
fleurs de Kumoi (Kumoi-Zakura)73 de
Hiroshi Yoshida (1876-1950) datée de 1920 retrace la
triste mélancolie, ou l'empathie pour les choses (Mono no
Aware), déjà visible à l'époque Heian. Hiroshi
Yoshida, né à Kurume, se rend dès 1893 à Kyoto pour
étudier la peinture de style occidental dont il prolongea
l'apprentissage à Tokyo (l'académie Fudosha). Son
intérêt pour la xylogravure apparait autour de 1920-1922,
lorsqu'il travaille pour l'éditeur Watanabe Shozaburo. Il entreprend un
voyage pour les États-Unis et constate alors le succès des
estampes de style Nihon-ga, bien plus que ses aquarelles de style
occidental, qui l'amène alors à fonder son propre atelier une
fois rentrée au Japon. Pour autant, son style ne se départit
jamais de sa formation d'aquarellistes et ses sujets s'inspirent de ses voyages
à l'étranger comme au Japon. 74 En effet, dans son
oeuvre Cerisiers en fleurs Kumoi on retrouve par le traitement des
branches de cerisiers en aplats de couleurs fins, utilisant une touche
légèrement humide, une similitude avec le processus de
l'aquarelle. Cette oeuvre nous montre ainsi un cerisier en fleurs dont les
longues branches recouvrent l'entièreté de la composition. Au
pied de l'arbre, deux figures féminines habillées d'un kimono
semblent se retourner sous notre regard. La composition, éclairée
par la peine lune montre un dégradé de bleu,
atténué au centre de la composition, autour de la sphère
lunaire. Alors que l'estampe de Kawase Hasui propose un dégradé
de noir, plus ou moins
72 Sesshu Toyo, Dialogue entre pécheur et
bucheron, peinture à l'encre, 50,4x38,5cm, Sen-oku Hakuko Kan,
Kyoto,
73 Hiroshi Yoshida, Cerisiers en fleurs Kumoi,
1920, Impression sur couleurs en bois, 29,4x45,1cm, Musée de
Tolède
74 « Hiroshi Yoshida » dans Vagues de renouveau :
Estampes japonaises modernes(1900-1960), Chris Uhlenbeck et Amy Reigle
Newland,coll.Fritz Lugt, Paris, 2018, p. 157.
46
foncé pour exprimer la nuit, l'oeuvre de Hiroshi
Yoshida se pare d'une pluralité de couleurs se faisant écho l'une
à l'autre. Il est intéressant d'observer que les deux figures
humaines viennent rompre l'aspect circulaire de la composition amorcé
par la lumière de la lune, circulaire, ainsi que la courbure de l'arbre.
Ces deux figures féminines, qui semblent se retourner à notre
contact devait probablement contempler le cerisier en fleurs. On voit ainsi la
mise sous toile de Hanami (la contemplation des cerisiers en fleurs).
Moment précis où il s'agit d'observer, par la floraison des
cerisiers, le passage des saisons. Passage des saisons qui est pensée
comme inéluctable, éphémère, empreint d'une
certaine tristesse. On retrouve, par ce geste et ce thème, une allusion
possible aux peintures de l'époque Heian mettant en scène ce
sentiment. Ainsi, cette oeuvre entretient une certaine affinité avec
l'oeuvre Les pousses de printemps (Wakana : jo)(figure n°6) de
Tosa Mitsunobu (1469-1522)75 qui illustre le chapitre 34 du Dit
du Genji (genji monogatari)76 rédigé par Murasaki
Shikibu au XIème siècle après J.C. On y voit des cerisiers
en fleurs représentés aux côtés de paravents
à l'intérieur d'un jardin. Autour de ces cerisiers, des hommes en
actions, dont un qui lève la tête vers les cerisiers. A leur
droite, de l'autre côté des paravents, des femmes assises
contemplent ces cerisiers. Cette scène appartenant à une
série de 54 albums peints illustre néanmoins une scène
précise où les hommes s'affairent à jouer au Kemari
alors qu'une princesse les regarde et joue avec un chat. On retrouve
néanmoins dans chacun des deux cas, cette même importance
accordée au passage des saisons et au Mono no aware (empathie
ou tristesse des choses) incarnés par la présence de ces
cerisiers fleuris. Rapprochement qui n'est pas sans rappeler le travail de
Yoshinori à propos du
75 Tosa Mitsunobu, Les pousses du printemps
(illustration du Dit du genji), XVème siècle,
encre, couleur,feuille d'or sur papier, 24,1x18cm, musée d'art
d'Harvard
76 Murasaki Shikibu, Le Dit du Genji,
XIème siècle après J.C
47
concept qu'il définit, rappelons-le, selon « The
metaphorical reading of the passing of the four seasons as a constant reminder
of human morality(memento mori)-as well as the tense relationship between
the constancy of the natural law that determinate teomporal progression and the
cycles of change(mujo) that the seasons represent»(L'observation
métaphorique du passage des quatre saisons à la manière
d'un rappel constant de la morale humaine - aussi bien que le rapport intense
entre la constance des lois naturelles qui déterminent la progression
temporelle et le cycle de changement que les saisons
représentent)77. Il rapproche alors ce concept d'une forme de
tristesse ou d'ennui. On retrouve cette sensibilité à travers le
regard inexpressif des deux femmes de l'oeuvre d'Hiroshi Yoshida.
Ito Shinshui(1898-1972), quant à lui, représente
probablement le peintre le plus réputé et célèbre
du mouvement Shin-hanga. Tenté par une carrière
artistique, Ito Shinsui se forme, dès 1911, auprès de Kaburi
Kiyokata, peintre Nihon-ga. Pour sa production artistique, il
fût reçu rapidement à la seconde exposition de l'Inten
(1914-1915) et au Bunten en 1915. C'est par la suite en 1922
qu'il est reçu pour l'exposition de Tokyo pour la paix (Heiwa Kinen
Tokyo Hakurenkai). C'est en 1916 qu'il rencontre l'éditeur Watanabe
Shozaburo et produit une importante production de Shin-hanga. En 1933,
Ito Shinsui devient alors juré au Teiten. Il procède à de
nombreux voyages comme artistes de guerre. C'est en 1948 qu'il reçoit le
prix de l'Académie japonaise des beaux-arts dont il devient membre en
1958. Son oeuvre, marquée par une importante production de Bijinga,
s'attache davantage à représenter des scènes
d'intérieures, plus intimistes que les deux premières oeuvres
montrées ci-dessus. C'est notamment le cas de son oeuvre, Femme
habillée
77 « Onishi Yoshinori and the category of aesthetic»
dans Modern Japanese Aesthetics : A reader, Michele Marra, University
of Hawai'I Press, 1999, United States of America, p. 121.
48
d'un long kimono78 peinte en 1927 montrant
alors le portrait d'une femme de dos, en train de se coiffer. La composition
très sobre est caractéristique de l'art de Shinsui. On ne
décèle aucun autre plan que celui de la femme en train de se
coiffer. Le second plan ne repose sur aucune profondeur, ne préside
uniquement que le mica de la feuille. Son visage ne laisse qu'entrevoir la
paupière d'un de ses yeux. Un des aspects les plus étonnants de
cette oeuvre, outre la grande sobriété sur laquelle elle repose,
se trouve dans la courbe effectuée par les pans du kimono. Ainsi, sa
main gauche se levant pour prendre le peigne laisse tomber en cascade une
multitude de plis du kimono. Ces mêmes plis que l'on retrouve à
divers endroits du kimono, notamment crées par la torsion du kimono par
le Obi (ceinture) rigide. Cette démonstration stylistique n'est
pas sans rappeler les Ukiyo-e des estampes de l'époque Edo. Ito
Shinsui s'inscrit dans la continuité d'artistes comme Kitagawa
Utamaro(1753-1806) ou même Chobunsai Eishi(1756-1829). On
décèle ainsi l'atmosphère de l'époque Edo, ainsi
que cette sensibilité de l'Iki (raffinement) dans chacun des
gestes de cette jeune femme peinte par Shunsui, probablement une geisha, en
kimono.
2.3 : Shin-Hanga : Wakon Yosai
La particularité de ces nouvelles estampes se situent
à plusieurs niveaux. Comme nous avons pu l'observer, deux de ses
peintres connaissent une formation à l'occidentale, style
Yo-ga, avant de réaliser leurs estampes pour le courant
Shin-Hanga. Et chacun des trois, peut-être Ito Shunsui le moins,
empruntent au répertoire de l'art occidental pour réaliser leurs
oeuvres. Néanmoins comme nous avons tenté de le démontrer,
Shin-hanga se présente comme un courant cherchant,
au-delà de
78 Ito Shunsui, Femme habillé d'un long
kimono, 1927, impression en couleur sur bois, 42,9cmx27,2cm,
Muséed'art d'Honolulu
49
simplement répondre à une clientèle
américaine, à réadapter un style, si ce n'est
l'imaginaire, d'une époque au travers de l'estampe. Le courant
s'apparente ainsi à une recherche aussi bien tournée vers le
passé que le futur, vers la tradition tout en utilisant des techniques
picturales modernes. Si l'on prend l'exemple d'Hiroshi Yoshida, on peut voir
que le traitement de ce sujet tiré de l'époque Heian ne se
départit pas d'une utilisation à l'aquarelle. La composition qui
respecte un système de premier plan et de second plan se structure selon
un respect des proportions. L'arbre, placé en arrière des deux
figures, permet de créer une perspective au sein de la composition. On
peut même noter l'utilisation du raccourci, presque jamais employé
avant l'ère Meiji, pour représenter la deuxième figure
humaine. De la même manière, l'usage de dégradé de
couleurs reste unique dans l'histoire de l'estampe japonaise...les aplats de
couleurs lui étant préférés. Il est ainsi fort
probable qu'Hiroshi Yoshida ait retravaillé son estampe une fois
après avoir procédé à l'estampage des
différentes couches de couleurs afin d'accentuer certaines nuances.
L'emploi de ces techniques occidentales est pourtant au service d'un regard sur
le passé. Les postures extrêmement figées des figures
humaines, voire archaïsantes, ainsi que la représentation des
fleurs de cerisiers au Mokkotsu (technique de peinture sans os
où l'on représente des motifs sans les délimiter par un
trait de contour), n'est pas sans rappeler une inspiration des peintures
à l'encre de l'époque Heian ou du moins, les Ukiyo-e de
l'époque Edo. A titre de comparaison, une autre estampe du même
peintre : Mémoires du Japon 79 (figure n°7)
nous montre une composition beaucoup plus moderne. Trois femmes sont ainsi
représentées, assises sur un champ de fleurs, et semblent
discuter entre elles. Les postures beaucoup plus dynamiques semblent être
tirées, aussi bien que la touche
79 Hiroshi Yoshida, Mémoires du Japon,
fin XIXème siècle(1899 probablement), impression de couleurs
sur bois 69,7x90.3cm, L'institut d'Art de Détroit.
50
fine du pinceau, directement du répertoire
impressionniste, où les personnages inscrits dans un cadre
champêtre semblent être saisis sur le vif. On est alors plus proche
d'une scène de genre que d'une représentation symbolique. Cette
comparaison nous permet, de la même manière, de montrer
l'originalité de la peinture du Shin-hanga, qui n'hésite
pas à élaborer de nouvelles représentations. De nombreuses
estampes d'Hiroshi Yoshida sont inédites pour l'originalité de la
représentation, empruntant ainsi aux représentations picturales
occidentales de la fin du XIXème siècle. Et quand bien même
la composition moderne de Mémoires du Japon nous rappelle les
recherches esthétiques occidentales, le titre Mémoires du
Japon, quant à lui, ne laisse aucune place au doute. Hiroshi
Yoshida et plus globalement le courant Shin hanga ont le regard
tourné vers le passé de leurs pays, qui peut-être s'incarne
au creux même de cette conversation anodine entre trois femmes sous les
cerisiers en fleurs. Cette observation est encore plus clairvoyante au travers
des yeux d'Ito Shinsui. Ces femmes, représentées dans des actes
intimes, reprennent à l'identique le thème des « Bijinga
» de l'époque Edo. La nouveauté d'Ito Shinsui se fait
par le traitement de ces femmes. La chose, généralement la plus
frappante, est probablement le cadrage qu'il utilise pour les
représenter . On a souvent à faire à un cadrage
légèrement en plongée ou en contreplongée, rarement
frontal comme peuvent l'être ceux de l'époque Edo. Cela est
particulièrement visible dans une oeuvre comme La
chevelure80( figure n°8) où le cadrage est pris
légèrement en contreplongée, entre le visage de la femme
et le seau d'eau, ou encore dans une oeuvre comme Devant le
miroir81 (figure n°9) ou le cadrage semble être pris
en plongée. L'aspect le plus singulier des oeuvres, lesquelles
peut-être
80 Ito Shunsui, La chevelure, 1952,
impression en couleurs sur bois, 52,2x37.4cm, Musée Nihon no hanga,
Amsterdam
81 Ito Shunsui, Devant le miroir, 1916,
impression en couleurs sur bois, 44x28.9cm, Institut de l'art à
Chicago
51
contrastent justement avec les « Bijinga »
de l'époque Edo, est que ces femmes sont représentées
dans des postures dynamiques, souvent en train de se préparer. A
l'inverse, Utamaro se focalisait davantage sur le visage des femmes ainsi que
sur leurs tenues élégantes signifiées par un jeu de
courbes importants. Ito Shinsui insiste particulièrement sur l'acte de
la toilette, de l'habillement. Cette variation du thème montre la
volonté de l'artiste à vouloir rendre ces compositions plus
modernes, moins figées et plus proches des scènes intimistes tels
qu'on les retrouve dans certaines peintures de Henri Toulouse-Lautrec
(1864-1901) ou même Henri Fantin-Latour(1836-1904), que des Bijinga
de l'époque Edo. Pour autant, le fait que ces femmes soient
absorbées dans leurs activités, où ne semblent pas
remarquer le spectateur, représentent une des caractéristiques
issues de la tradition de l'époque Edo. En effet, absorbées par
leurs toilettes, les femmes des oeuvres Femme habillée par un long
kimono ou même l'oeuvre La chevelure ne prêtent pas
attention au spectateur. Caractéristique qui confère de
l'intensité à la valeur intimiste du tableau et que l'on trouve
déjà dans les représentations de l'époque Edo. Une
nouvelle fois, une des particularités des estampes d'Ito Shunsui est de
vouloir insister sur une action précise plus que de vouloir
représenter la perfection du visage féminins. Nous en parlerons
à nouveau plus tard. Finalement l'observation de peintures occidentale
lui permet de perpétuer la tradition des Bijinga. Le cas le
plus complexe de notre corpus d'oeuvres est probablement celui de Kawase Hasui.
Si on retrouve de nombreuses allusions à la culture nippone, au travers
de l'architecture des maisons en bois ou dans le traitement des nuages,
représentés de manière filiforme selon les peintures
à l'encre chinoise puis, plus tard, les estampes, l'ensemble de la
représentation suit un traitement occidental. Ainsi, la rue s'inscrit
dans un principe de perspective ; on note plusieurs échelles de plan, au
premier la silhouette humaine
52
marchant sous la pluie, au second les maisons en enfilades et
au dernier, l'arbre qui rompt la perspective créée par la rue. Le
cadrage apparait comme centré et la luminosité semble, par
l'alternance de couleur noire et blanche, jaune, appartenir bien plus à
un procédé de clair-obscur que celui d'une représentation
d'un paysage nocturne japonais. Et c'est probablement avec la technique
employée par Kawase Hasui que l'on trouve un usage original de
l'estampe. En effet, l'alternance de stries, entre papier vierge et couleur
noire, pour produire l'effet de la pluie montre une forme d'originalité
sur le travail du matériau. L'art Japonais, comme le dit Akira Tamba
dans son article82 se caractérise par « une
esthétique du raffinement » qui trouve son apogée
à l'époque Edo : « C'est ainsi qu'aucun pays au monde
n'a autant d'écoles ou de groupements artistiques que le Japon,
où l'on maintient le beau par la répétition. C'est la
raison pour laquelle le niveau technique des artistes et des artisans est
très élevé. »83 Cette art du
raffinement se conçoit comme le maintien d'une certaine perfection
technique édifiée sur une méthode de
répétition laissant peu de place à une forme
d'originalité : « Mais au Japon, l'art a toujours
été un principe éducatif ayant pour but la formation d'un
peuple culturellement homogène. On peut dire sans exagération
qu'il n'existe pas un écolier qui n'ait pas appris à faire des
poèmes de forme « haïku » ou « tanka », ou qui
n'ait pas l'expérience de la calligraphie »84
Ainsi, la démarche propre à Kawase Hasui cherchant à
opérer un mode de stries en laissant vierge la feuille, étant
obligé d'utiliser des calques spécifiques s'avère
originale. Si l'on compare cette estampe
82 « Esthétique de l'art contemporain au Japon
»par Tomonobu Imamichi dans L'esthétique contemporaine du Japon
: Théorie et pratique à partir des années 1930,
dir.Akira Tamba, Cnrs éditions, Paris, 1997, p. 29.
83 « Esthétique de l'art contemporain au Japon
»par Tomonobu Imamichi dans L'esthétique contemporaine du Japon
: Théorie et pratique à partir des années 1930,
dir.Akira Tamba, Cnrs éditions, Paris, 1997, p. 30.
84 « Esthétique de l'art contemporain au Japon »
dans L'esthétique contemporaine du Japon : Théorie et
pratique à partir des années 1930, dir.Akira Tamba, Cnrs
éditions, Paris, 1997, p. 30.
53
à celle d'un autre artiste du mouvement
Shin-hanga, Hirano Hakuho(1879-1957) et de son oeuvre
Dotonbori85 on peut voir que le traitement de la pluie est
différent. Ce dernier, pour représenter la pluie, dispense des
aplats de couleurs au sol permettant de rappeler les flaques d'eau en prenant
leurs formes. Hirano Hakuho reste alors dans le registre du dessin et de la
signification picturale là ou Kawase Hasui travaille directement le
matériau. On peut voir le geste propre aux avant-gardes
européennes du début du XXème siècle dont les
réflexions portent sur les mediums artistiques. A l'image de Picasso qui
élabore ses premiers collages dès 1912, Kawase Hasui
réfléchit sur les possibilités qu'offrent un médium
artistique tel que l'estampe. En découle ainsi une oeuvre originale avec
un effet singulier créé par un procédé original :
l'alternance de lignes imprimées sombres et la feuille laissée
vierge dans la planche.
Nous le voyons donc, la production artistique de ces trois
artistes reflète ce que Sakuma Shozan nomma « Wakon Yosai
» (âme japonaise, savoir étranger). Les oeuvres du
Shin-hanga concentrent en elles cette double tendance : l'utilisation
de techniques étrangères, l'affirmation d'une identité
japonaise. D'une part, le courant Shin-hanga s'inscrit au sein d'une
tradition dont les thèmes évoqués, les méthodes de
production ne sont pas sans rappeler celles des époques
précédentes. De manière générale, cette
période historique du premier quart du XXème siècle, ne se
départage pas de cette volonté de revenir, de conserver et de
maintenir une tradition culturelle, esthétique du Japon. Ainsi, comme
l'avance Akira Tamba « De la dernière décennie du
XIXème siècle aux alentours de 1920 s'amorce un retour à
la tradition dans un effort de rééquilibrage, en réaction
contre l'intrusion massive de
85 Hirano Hakuho, Dotonbori, Impression en
couleurs sur bois, 39,1x26,3cm, Musée Nihon no hanga, Amsterdam
54
la civilisation occidentale avec la restauration de
Meiji. »86 Ainsi ces trois oeuvres que nous analyserons
plus en détail par la suite, s'inscrivent parfaitement dans cette
tendance « à l'intrusion massive de la civilisation occidentale
» au sein d'un mouvement qui pourtant revendique cette position de
réaction. Néanmoins, pour des motifs liées à leur
formation, ainsi qu'à la nécessité de plaire à un
public étranger, occidental, leur art « s'occidentalise ».
L'occidentalisation est alors gage de modernisation. Ainsi, et peut-être,
les mots d'Akira Tamba ne peuvent qu'être plus éclairants pour
illustrer ce phénomène unique à la culture japonaise :
« Par ailleurs, ce panorama de la vie artistique dans le Japon
contemporain met en évidence un fait remarquable : à aucun moment
la civilisation occidentale n'a été rejetée, tout comme la
civilisation importée de la Chine n'avait jamais été
reniée. C'est au contraire à la lumière du rationalisme
occidental que la tradition japonaise a été remise en question.
Ainsi est née la « bipolarisation » qui, depuis un
siècle, entraîne une oscillation constante entre une
appréhension rationnelle conforme à l'épistémologie
de souche occidentale et une appréhension psychosensorielle issue d'un
mode de pensée orientale. On voit également comment le
syncrétisme japonais aboutit à une structure feuilletée,
qui permet de greffer des apports hétérogènes sur un tronc
commun artistique où coule toujours la sève qui alimente une
même quête d'identité culturelle. L'artiste parvient alors
à fondre sa personnalité dans le flux de l'histoire qui la
légitime au sein d'une communauté »87 Ces mots nous
montrent combien née à l'époque Meiji ce que nomme Akira
Tamba, la « bipolarisation » de la culture japonaise. Aspect de la
culture japonaise qui se
86 « Présentation génerale» d'Akira
Tamba dans L'esthétique contemporaine du Japon : Théorie et
pratique à partir des années 1930, dir.Akira Tamba, Cnrs
éditions, Paris, 1997, p. 17.
87 « Présentation générale »
par Akira Tamba dans L'esthétique contemporaine du Japon :
Théorie et pratique à partir des années 1930,
dir.Akira Tamba, Cnrs éditions, Paris, 1997, p. 17.
55
cristallise alors dans les estampes du Shin-hanga par
l'emploi et le mélange de deux approches, mais qui s'observe surtout par
cette double tendance au sein de la production d'estampes : le Shin-hanga
et le Sosaku-hanga. Il reste que comme le dit Akira Tamba, ce
syncrétisme japonais ne se départage pas, sur le plan artistique,
d'un tronc commun artistique où viennent s'ajouter des apports
occidentaux. Ainsi, n'importe laquelle des trois oeuvres analysées
précédemment montrent ce tronc commun issue des cultures
précédentes comme celle de l'époque Heian, Muromachi ou
Edo. Il nous reste alors à analyser comment ces trois oeuvres
communiquent avec les différents textes théoriques
précédemment montrées et analysées en vue
d'observer si oui ou non, le mouvement Shin-hanga reflète,
malgré sa position inadaptée à une expression artistique,
une forme de sensibilité propre à l'ère Meiji et aux
époques qui suivirent jusqu'en 1950. Forme de sensibilité que
nous essayerons alors d'expliquer comme une certaine « mélancolie
» ou « nostalgie du passé », issue elle-même de la
considération historique d'une culture proprement indigène de la
part du peuple japonais.
56
III : Shin hanga : cristallisation d'une
sensibilité esthétique
japonaise moderne
3.1 : Réceptacle des concepts esthétiques
antérieures
Ainsi comme nous l'avons esquissé
précédemment, la production de Shin-hanga se
présente sous l'angle d'une quête visant à réadapter
un imaginaire esthétique antérieure. Comme nous l'avons
rapidement évoqué, l'oeuvre de Kawase Hasui, Pluie à
Maekawa Soshu, est à mettre en lien avec le concept de
Yûgen que l'on rencontre dans les premières peintures
à l'encre noire japonaise, dès l'époque Muromachi. En
effet, comme Toyo Izutsu le montre dans son ouvrage The theory of Beauty in
the Ckassical Aesthetics of Yûgen88 le concept se
rattache à des termes comme « immatérialité » ou
obscurité dont le caractère même Yu renverrait
directement à l'idée d'ombre. Dans le même ordre
d'idée, Gen renvoie à l'obscurité, si profonde
que « la vue ne pourrait voir cette profondeur.
»89 Définition que l'on retrouve presque à
l'identique dans l'ouvrage écrit par Lionel Guillain90,
Le théâtre Noh et les arts contemporains, où ce
dernier traduit Yu par « difficile à voir ». Donald
Keene rattache Yûgen à une forme de solitude. Autant de
définitions que finalement Lionel Guillain résume assez
clairement par une image « Ce n'est qu'au coeur de la forêt que
nous le (Yûgen) comprendrons, par la profondeur de ses chemins et
qu'accoutumées à son obscuritéì, nos
pensées seront plus profondes. Car l'observation de loin n'est rien et
nous devons pénétrer la forêt pour saisir les
mystères de la sombre forêt de la montagne.
»91 Enfin, la définition la plus
générale proposée est surement celle de Daisetz T. Suzuki
: « Yugen » est un mot composé,
88 Toyo Izutsu, The theory of Beauty in the
classical Aesthetics of Yûgen, p. 98.
89 Ibid., p. 98.
90 Lionel Guillain, Le théâtre Noh et
les arts contemporains, p. 52-55.
91 Ibid., p. 56.
57
chaque partie, yu et gen, signifiant « nuageuse
impénétrabilitéì » et la
combinaison des deux signifiant « obscurité », «
inconnaissance », « mystère », «
au-delàÌ des calculs intellectuels », et non
« totale obscuritéì ». Le terme qui provient
à l'origine d'un kanji chinois, était compris comme ce qui est
« si mystérieusement vague et profond qu'il dépasse la
perception et compréhension humaine. »92. N'est-ce pas
justement cette forme de mystère qui entoure l'oeuvre ?
Déjà, on distingue le thème de la solitude à
travers la présence de la seule figure humaine marchant sur la rue. Le
thème de la solitude se manifeste particulièrement dans la
correspondance entre les maisons composées de lucarnes éclairant
le sol d'une lumière intérieure face à la figure humaine
marchant seul dans l'obscurité. Ces chaumières probablement
habitent des familles, une multitude de personnes auxquelles fait face la
figure humaine cachée par son ombrelle. Se compose un jeu entre espace
intérieur, certainement chaleureux, et la froideur de l'espace
extérieur, assailli d'obscurité. On peut retracer
l'esthétique de Yûgen par la présence d'une nature
à peine distinguable. Nous l'avons dit, Yûgen se
manifeste par le truchement de deux termes obscurité et mystère.
L'arbre dont il est impossible de deviner la nature et l'espace qui lui est
dédié au sein de la composition répond parfaitement
à ces critères. En effet, on ne connait ni sa grandeur, ni son
type, ni à quel plan exactement il se situe. Il manifeste sa
présence par son branchage mais recèle une certaine part de
mystère et d'obscurité. C'est probablement le rapport
qu'entretiennent les nuages avec les branchages qui définissent le mieux
l'aspect mystérieux de cette conception. En effet, les branchages et les
nuages entretiennent un lien très étroit. Les branchages que l'on
aperçoit dans la partie supérieure de la composition, partant du
tronc d'arbre et s'étirant vers les chaumières, donnent place
à des formes nuageuses à
92 Daisetz T. Suzuki, Zen and Japanese Culture,
New York, 1959, p. 220-21.
58
demi distinguables. La frontière entre les deux
éléments est alors floue au même titre que la partie finale
de la rue empruntée par le personnage, qui se perd alors entre les
chaumières et la nature. On retrouve ici un procédé
relativement similaire aux peintures à l'encre de l'époque
Muromachi où la nature se présente sous un angle
mystérieux et où la figure humaine semble se perdre, voire se
confondre à celle-ci. En effet, si l'on prend l'exemple de Dialogue
entre un pêcheur et un bucheron de Sesshu Toyo, on peut voir que les
deux figures humaines, celle du pêcheur et du bucheron semblent se perdre
dans la nature qui les entoure. A peine distinguable à la manière
de cette figure humaine dont on peut ne pas prêter attention tant la
composition semble plongée dans une obscurité totale. Ainsi, au
sein de la conception de Kawase Hasui sommeille une beauté
indéfinissable que l'on peut rapprocher des mots du moine Shotetsu :
Yûgen peut être appréciéì par
le coeur mais ne peut être exprimé en mot. Il repose dans les
filets de nuages cachant la lune, ou dans le délicieux effet de la brume
d'automne sur les feuilles écarlates d'automne dans les montagnes. Si
quelqu'un demande où se trouve le yûgen dans tous cela, il serait
vraiment difficile de répondre. Les personnes qui ont un manque de
compréhension du yûgen répondront naturellement « La
lune est plus belle lorsqu'elle brille dans la claire surface des cieux.
»93
Il y a ainsi une forme de réadaptation d'une
esthétique de beauté mystérieuse qui correspond aux types
de recherches qu'a entrepris par exemple Watsuji sur l'époque Muromachi
à la même époque. On a affaire à un regard
tourné sur le passé où chacun d'eux défriche
l'imaginaire de l'époque Muromachi. Alors que l'oeuvre de
93 Brower Robert H.et Earl Miner,Japanese Court
Poetry,Palo Alto: Standford University press, 1961, p. 266.
59
Kawase Hasui peut encore être l'objet d'une observation
interprétative où finalement l'abondance de thème nocturne
dans la production artistique de Kawase Hasui serait issue d'une
démarche inconsciente. La représentation d'une Bijin (belle
femme) par Ito Shinsui ne laisse aucun doute quant à son
rapprochement avec le concept Iki. On perçoit ici le lien
qu'entretient alors la production artistique des années 1920 avec la
production théorique de la même année. En effet, il est
fort probable qu'Ito Shinsui se soit inspiré d'Utamaro pour
réaliser ses Bijin. Et l'on sait que Kuki Shuzo dans son
Structure sur l'Iki propose les estampes d'Utamaro pour observer son
concept. Ainsi, « Comme le corps est le support de
l'expressivité, une silhouette fine et une taille souple comme un sailve
doivent être considérées comme une expression objective de
l''iki'. Utamaro a défendu ce point de vue avec une ferveur presque
fanatique.94 Il y a donc une trace matérielle commune
aux deux, leur source de référence. De plus, nombre de
caractéristiques élaborées par Kuki Shuzo pour expliquer
le concept de l'Iki, correspondent aux estampes d'Ito Shinsui. Ainsi,
le caractère longiligne des silhouettes féminines
représentées au sein des estampes d'Ito Shinshui, les couleurs
ternes, le kimono porté en dégageant la nuque. Nous nous
concentrerons sur certaines d'entre elles. La figure féminine de
Femme habillée d'un long kimono nous donne ainsi un grand
nombre de comparaisons possibles. Le fait de porter un habit léger est
déjà l'expression de l'iki ainsi que l'utilisation de couleurs
précises. Le kimono (ou plus probablement le yukata) de la femme
habillée représentée selon une silhouette féminine,
de couleur brun gris n'est pas sans se conformer aux types de couleurs
idéales pour la représentation de l'iki : Quelles sont donc
les couleurs qui peuvent ainsi parler ? Le gris souris, le brun et la couleur
de tendance bleuâtre. Pourquoi ? Toutes les couleurs grises
94 Kuki Shuzo, La structure de
l'iki, p. 67.
60
aboutissent en définitive à une diminution
du degré de saturation, c'est-à-dire à la première
faiblesse de la couleur. C'est pourquoi le gris souris est la couleur la plus
digne de représenter l'« iki » 95 et à propos du
port d'un habit léger : Une autre attitude « iki » est
visible lors de la sortie du bain. Le port d'un simple « yukata »
d'après-bain sans apprêt, qui contient le souvenir de la
nudité dans un passé proche, accomplit l'expression de
l'attirance et sa cause formelle.96 La posture ainsi que le
fait de s'être habillé légèrement constitue aussi
à son tour l'expression d'une forme d'iki : « De plus,
si le corps humain s'habille assez légèrement, c'est aussi une
expression de l' « iki », parce que l'habit léger ouvre un
chemin vers l'autre sexe par sa transparence et le ferme en même temps
par sa fonction de cacher. »97.Mais c'est peut-être
le geste même de cette femme habillée d'un habit gris qui nous
interpelle le plus quant à sa correspondance avec le concept «
Iki ». En effet, Kuki Shuzo dans son traité avance que la
gestuelle propre à la femme Iki est définie par le fait
de lever le pan gauche de son kimono : « Iki se manifeste aussi dans
le geste de relever le pan gauche du kimono ».98 Et quand
bien même, ce geste aurait pour origine la volonté de pouvoir
prendre son peigne tenu de son autre main, la représentation du
levé du kimono de sa main gauche est parfaitement
représentée. D'une certaine manière, elle est
représentée à une action dynamique, rationnelle, celui de
vouloir saisir son peigne de toilette. Kuki Shuzo tout en reprenant des
anciennes formes d'esthétique, cherche à les actualiser, à
les intégrer dans un discours rationnel propre à l'art
occidental. Ainsi, cette scène n'est pas que la simple
représentation d'une Bijinga mais aussi la
représentation d'un style pictural
95 « L'esthétique de Shuzo Kuki » par Akira Kuno
dans L'esthétique contemporaine du Japon : Théorie et
pratique à partir des années 1930, dir.Akira Tamba, Cnrs
éditions, Paris, 1997, dans p. 55.
96 Kuki Shuzo, La structure de l'iki, p.
66.
97 Ibid,. p. 53.
98 Kuki Shuzo, La structure de l'iki, p.
71
occidental : une scène intimiste. Ainsi, la
représentation des visages n'en est pas moins différente. Si l'on
connait des visages idéalisés à l'époque Edo, on
peut voir ici que le traitement est différent. Alors que le traitement
du visage, et de manière plus générale, celui du corps
s'imprègne d'une certaine idéalisation à l'époque
Edo, le traitement du visage des Shin-hanga ainsi que celui du corps
font appel à un traitement plus réaliste, plus proche
anatomiquement de la réalité. Ce traitement particulier
découle finalement des travaux des penseurs de l'époque Meiji,
notamment celui de Mori Rintarô (Ogai) qui a exercé une
grande influence auprès des peintres de l'ère Meiji et de
l'époque moderne. Ainsi, son ouvrage Shinbi
shinsetsu99 qui s'attache à traduire la pensée de
Eduard Von Hartmann100 nous laisse entrevoir les
caractéristiques picturales qui seront celles de l'art japonais moderne
: « Lorsqu'on fait en sorte d'explorer la nature, ce qui est l'essence
de l'art, on ne peut pas créer des choses sans fondement, qui
n'apparaissent pas dans le monde réel mais seulement dans un monde
artistique idéal »101 Ce point central constitue un
enjeu majeur et se répercute dans la représentation des Bijin
d'Ito Shunsui. La représentation du visage, du corps fait appel
à une observation détaillée de l'anatomie du corps
féminin. Le respect des proportions anatomiques est alors exprimé
par ces visages aux arcs saillants, non plus représenter de
manière exagérée par rapport au reste du corps, mais bien
conforme à l'anatomie humaine. C'est probablement avec la
représentation de certains modèles nus qu'Ito Shinsui prolonge le
plus parfaitement la pensée de Mori Rintarô. En effet,
certaines
99 Mori Rintarô(Ogai) & Ômura Seigai,
Shinbi kôryô, Tôkyô, shun.yôdô,
1899
61
101 Eduard Von Hartmann, Aesthetik(Esthétique),
1886
62
estampes telles que Le parfum d'un
bain102( figure n°10) ou encore Se baigner au
début de l'été 103 (figure n°11) nous
montrent des nus féminins. Ces nus féminins sont
travaillés de manière à rendre une image anatomique
réaliste et non idéalisée. Ainsi, la torsion des muscles
aux niveaux du bassin et des deux jambes de la figure féminine du Le
parfum d'un bain ou encore le détail de la main de Se baigner
au début de l'été ne sont pas sans rappeler une
certaine forme de souci anatomique conformément aux souhaits de Mori
Rintarô dans son ouvrage Shinbi kôryô. Il n'est pas
même impossible que l'artiste se soit aidé de modèle pour
réaliser son oeuvre. Ainsi, Ito Shinsui lui-même ne s'y trompait
pas lorsqu'il disait, parlant de ses Bijin : « Elles sont
trop réalistes, de sorte que, quand on les examine selon les
critères expressifs propres à l'estampe, qui tire principalement
sa force de sa simplicité et de sa clarté, on voit qu'elles
déçoivent par endroit. Mes Bijinga étaient claires [dans
mon intention] - en d'autres mots, elles étaient des produits
commerciaux[...] Pourtant, personnellement, je caresse l'espoir de créer
des oeuvres d'art qui possèdent un certain contenu, des oeuvres plus
solidement basées sur la subjectivité et presque impossibles
à réaliser au moyen de la gravure sur bois
»[..]104
De la même manière, malgré son
caractère plus symbolique l'oeuvre d'Hiroshi Yoshida semble se conformer
aussi à cette volonté de représentation «
réaliste ». Comme nous l'avons évoqué, cette oeuvre
d'Hiroshi Yoshida est à mettre en lien avec les études sur le
concept du Mono no Aware avancé par Onishi Yoshinori. Rappelons
ici ces propos en vue de l'analyser au regard de l'oeuvre d'Hiroshi
102 Ito Shunsui, Le parfum d'un bain, 1930, impression
en couleurs sur bois, bibliothèque du congrès
103 Ito Shunsui, Se baigner au début de
l'été, 1922, impression en couleurs sur bois, 43,6x26,7cm,
musée Nihon no Hanga, Amsterdam
104 Ito, 1933, p. 302.
63
Yoshida : « What does « to know mono no aware »
mean ? « Aware » is the voice of sorrow that comes out when the heart
feels after seeing, hearing, or touching something. Today we would use the
exclamations « Ah »(aa) and « Oh»(hare). Looking at the
moon or at the cherry blossoms, for example, we are deeply impressed and say:
«Ah, these splendid flowers!» or «Oh, what a beautiful
moon» (Qu'est-ce «connaître le mono no aware» veut dire ?
Aware est la voie de la tristesse qui surgit lorsque le coeur ressent quelque
chose après avoir vu entendu ou touché quelque chose. De nos
jours, on utiliserait l'exclamation « Ah » et « Oh ».
Regardant la lune ou les cerisiers en fleurs, par exemple, nous sommes
profondément impressionnés et nous disons : « Ah, les
splendides fleurs » ou « Oh, quelle belle lune »).105
Ainsi, le sentiment de « mono no aware » se ressent à
travers l'observation de la nature, principalement de la lune et des cerisiers
en fleurs. On retrouve ces motifs au sein de la composition du peintre de
Shin-hanga. On peut ainsi émettre l'hypothèse que ces
deux femmes représentées ainsi fassent finalement
l'expérience du Mono no Aware à la vue de ces deux
phénomènes naturels. Leurs positions figées, n'ayant aucun
contact visuel l'une avec l'autre nous laisse envisager qu'elles seraient alors
en position d'observatrice devant le cerisier en fleurs et puis plus loin la
pleine lune. Le cadrage de la composition ne se centre d'ailleurs pas sur ces
deux figures féminines mais bien plutôt sur la pleine lune et le
cerisier en fleur. Ainsi, ces deux figures féminines ne seraient qu'un
prétexte pour inviter finalement le spectateur à observer de
lui-même le passage des saisons et avoir l'intuition de cette forme de
« tristesse (sorrow)» décrite par Onishi Yoshinori. Cette
composition contraste alors beaucoup avec celle de « Mémoires
du Japon », autre oeuvre peinte par l'artiste qui s'apparente bien
plus à une scène
105 Onishi Yoshinori, Genji Monogatari Tama no Ogushi,
roll 2
64
de genre qu'à la mise en valeur expressive du concept
de Mono no aware. En effet, les trois femmes semblent être
prises dans une discussion. Aucune d'elles se tournent vers le spectateur,
alors trop absorbées dans cette discussion. Le cadrage se focalise
d'ailleurs sur cette conversation et non sur le cerisier en fleur. On a ainsi
une influence plus occidentale qui ne peut constituer un terrain idéal
pour l'affirmation d'un concept esthétique japonais datant de
l'époque Heian.
Shin-hanga s'inscrit dans la veine des recherches
portant sur les concepts esthétiques japonais de la même
époque. Comme nous l'avons dit, qu'il s'agisse du mouvement pictural
où l'état de la pensée japonaise à la fin de
l'ère Meiji, on retrouve cette même ambition de redécouvrir
un passé culturel. Dans quel but ? L'Occidentalisation fulgurante du
Japon a amené, au-delà d'une simple prise de conscience d'un
héritage culturel à entretenir, la nécessité de le
valoriser. Comme nous l'avons évoqué, la tendance dominante de
l'époque moderne japonaise en art tout comme dans sa pensée est
la mise en avant d'une culture occidentale. Qu'il s'agisse de la tendance
Yo-ga ou même du style d'estampe Sosaku-hanga la
majorité des artistes se tournent vers un art occidental tout en
déniant les techniques et les thèmes traditionnellement japonais.
La pensée japonaise se range sur les écrits occidentaux et
nombreuses sont les traductions des penseurs occidentaux qui affluent dans les
librairies japonaises.
3.2 : Shin-hanga, itinéraire du Japon, formation
d'un paysage
national
Ainsi, l'esthétique traditionnelle des oeuvres du
courant Shin-hanga devient un enjeu de conservation d'une culture
japonaise. Cela explique probablement la grande majorité de paysages. En
effet, nombreux sont les lieux culturels japonais représentés au
sein des nouvelles estampes. On observe une forme de construction
65
nationale où le paysage devient l'affirmation d'une
nation. On retrouve ainsi la notion de « beauté pittoresque
» créée par William Gilpin en vue de qualifier un
paysage remarquable. En effet, les estampes Shin Hanga peuvent
à certains égards rappeler ce que nomme Gilpin, une nature qui
serait « toujours remarquable en matière de dessin
»106 et « également admirable pour ses
qualités de coloriste. »107 Valorisation d'une géographie
nationale que l'on connait déjà à l'époque d'Edo
où des artistes comme Katsushika Hokusai(1760-1849) ou Utagawa
Hiroshige(1797-1858) peignent des Séries de vue visant à
retracer les itinéraires commerciaux et proprement culturels de
l'archipel. Par exemple la série des « 36 vues du mont Fuji »
d'Hokusai peints à partir de 1831-1833 depuis certains points
géographiques importants autour de la capitale Edo ou encore les carnets
de voyage d'Utagawa Hiroshige visant à dépeindre la route de
Tokaido reliant Tokyo à Kyoto. De ce fait, comme l'avance Michael Lucken
: « De cette manière, par le biais des penseurs
européens qui interrogeaient « de l'intérieur » le
fonctionnement de leur société, se mit progressivement en place
au Japon un mécanisme extrêmement efficient de définition
dialectique de l'identité culturelle nationale »108
Mécanisme que l'on retrouve à travers les deux paysages que nous
avons choisi d'étudier. Ainsi, comme nous le voyons l'oeuvre de Kawase
Hasui , Pluie à Maekawa Soshu, représente un lieu
déjà connu : La province de Soshu (Sagami). Cette province
située au centre et à l'ouest de la préfecture de
Kanagawa. Nombreuses sont les estampes de Kawase Hasui qui revendiquent cette
ambition. Celles-ci rendent compte des nombreux voyages qu'effectua l'artiste
à travers les routes du Japon : « Contrairement à son
contemporain Yoshida Hiroshi, Hasui voyagea surtout au Japon ; sa seule
série
106 William Gilpin, Observations sur la rivière Wye,
Quad, 2010, p. 52-53.
107 Ibid,. p. 52-53.
108 Michael Lucken, L'art du Japon au XXème
siècle : pensée, formes et résistances, Hermann
Editeurs des sciences et des arts, 2001, Paris
66
résultant d'un voyage à l'étranger
est une petite série de vues coréennes réalisée
à partir de 1939. » On retrouve ainsi avec des oeuvres comme
« La cascade de Yuhi, à Shiobara(Shiobara no
taki)109 (figure n°12) de sa série «
Souvenirs de voyage, première partie », contenant seize
gravures, (Tabi miyage dai isshu) peinte en 1920 ou encore son autre oeuvre
Hiver dans les gorges d'Arashi(fuyu no Arashikyo) (figure n°13)
peinte en 1921, appartenant cette fois à sa seconde série de
voyages intitulé « Souvenirs de voyage, deuxième
série ».110 La première estampe,
inspirée par son premier voyage au Japon, vise à
représenter une cascade, ici dans la région de Shiobara. Cette
région est alors célèbre à travers le Japon pour
ses sources chaudes de la préfecture de Tochigi. Son premier voyage a
pour ambition finalement de représenter les sites célèbres
des préfectures du nord de l'île principale, Honshu, à
savoir Niigata, Aomori et Miyagi. De la même manière, son autre
estampe Hiver dans les gorges d'Arashi qui appartient à sa
seconde série « Souvenirs de voyage, deuxième
série » comprenant vingt-neuf estampes, propose des paysages
japonais propres à la région du Kansai, qui longe la mer du Japon
sur l'île principale de Honshu et une partie de l'île de Shikoku.
Ici, on peut observer sur l'estampe la représentation de la
célèbre rivière Oi à Arashiyama, se situant non
loin de Kyoto. La particularité de cette représentation est
peut-être le fait que contrairement aux représentations
antérieures111, Kawase Hasui n'a pas représenté
le feuillage d'automne doré des arbres : « Cette
représentation de la célèbre rivière Oi à
Arashiyama, aux abords de Kyoto, est atypique en ce qu'elle n'insiste pas
sur
109 Kawase Hasui, La cascade de Yuhi, à Shiobara,
1920, impression sur bois, Nihon no Hanga, Amsterdam
110 Kawase Hasui, Hiver dans les gorges d'Arashi,
1921, impression en couleurs sur bois, Nihon no hanga, Amsterdam
111 Comme put le faire Hokusai dans une estampe daté de
1831 ou il représente ce thème paysager décoré du
feuillage d'automne
67
l'aspect qui avait fait la renommée du site : son
feuillage d'automne. »112 Cela s'explique probablement par
la volonté de Kawase Hasui de vouloir représenter un paysage
« réaliste ». Ainsi, son voyage qui se déroule en
début d'année, cette estampe étant datée du 22
février 1921, il est fort possible qu'une fois avoir été
sur place, il n'ait pas eu l'occasion d'observer le phénomène du
feuillage doré propre aux estampes antérieures. Comme nous avons
pu le dire, Kawase Hasui, et plus globalement les artistes post-meiji, sous
l'impulsion des écrits de Mori Rintarô vont se contraindre
à une observation fidèle de la nature et non
idéalisée. De ce fait, il est fort probable que Kawase Hasui
n'ayant pas pu voir de ses propres yeux les érables en automne, se
serait attaché à peindre ce qu'il aurait eu l'occasion de voir
lors de son voyage à Arashiyama. Nombreux sont les exemples qui montrent
des représentations de lieux célèbres dans les gravures de
Kawase Hasui. Peut-être les deux exemples les plus intéressants
sont celui de Matin au pont Nijubashi (nijubashi no asa)113
(figure n°13) ainsi que ces estampes de guerre. L'estampe Matin au
pont Nijubashi, qui appartient à sa série des «
Vingt vues de Tokyo » débuté en 1926, montre alors le
pont Nijubashi signifiant « le double pont » qui est un des
deux principaux ponts menant au palais impérial de Tokyo construit en
1887 sous l'époque Meiji. Le sujet représentant le pont menant au
palais ne montre pas pour autant le palais. Le sujet est une nouvelle fois un
sujet incarnant la culture et la tradition du Japon, à savoir le Palais
de l'empereur et amène les auteurs de l'ouvrage Vagues de renouveau
: Estampes japonaises modernes (1900-1960) :
112 « Les estampes japonaises du début du
XXème siècle : vagues de renouveau, vagues de changement »
dans Vagues de renouveau : Estampes japonaises modernes(1900-1960),
Chris Uhlenbeck et Amy Reigle Newland,coll.Fritz Lugt, Paris, 2018, p. 243.
113 Kawase Hasui, Matin au point Nijubashi, 1930,
impression sur bois, 38,8x26,5cm, Musée nihon no hanga, Amsterdam
68
« Cette estampe incarne l'esthétique du «
Shin hanga » dans sa beauté sereine et intemporelle.
»114 La propension des oeuvres du Shin-Hanga
à servir une géographie nationale à la manière
d'une carte postale ou de l'affirmation d'une identité nationale trouve
probablement son apogée à travers les quelques oeuvres de guerres
proposées par ces trois différents artistes. Ainsi, l'estampe de
guerre de Kawase Hasui représentant des soldats partis en guerre
intitulée Crépuscule rouge(Akai yuhi)115
(figure n°14) peinte en 1937 nous montre des soldats partant sur le champ
de bataille dans le contexte de la guerre sino-japonaise, tout en gardant une
certaine forme de mystère quant aux lieux et à
l'événement. Ce n'est pas le cas en revanche d'une des rares
estampes de paysage d'Ito Shinsui intitulée La rivière
Martapura, Bornéo (Boruneo Marutapura kawa)116 (figure
n°15) peinte en 1943 où l'on peut voir la représentation de
Bornéo en Indonésie. Bornéo est alors envahie par le Japon
la même année de la publication de l'estampe et servit au Japon
à puiser les matières premières.
Le paysage est ainsi utilisé au service d'une
idéologie nationale et sert un discours. Si l'on s'attarde une nouvelle
fois sur l'utilisation des paysages d'estampes en vue de recréer une
« beauté pittoresque » propre à une culture
traditionnelle, une estampe exceptionnelle dans ce registre est probablement
celle d'Ito Shinsui, Le temple Miidera(Miidera-jin)117
intégrée à la série des « Huit vues
d'Omi (Omi hakkei no uchi) peinte en 1917. Cette série s'inscrit dans
une tradition que l'on connait déjà à l'époque Edo.
En effet, Utagawa Hiroshige en avait déjà réalisée
une en 1834. La différence repose dans le fait qu'Ito Shunsui a
directement
114 Ibid, . p. 247.
115 Kawase Hasui, Crépuscule rouge, 1937,
22.8x32cm, Musée Nihon no hanga, Asmterdam
116 Ito Shinsui, La rivière Martapura Bornéo,
1943, 2è,2x38cm, Musée Nihon no hanga, Amsterdam
117 Ito Shinsui, Le temple Miidera, 1817, 31,8x22,6cm,
Musée Nihon no hanga, Amsterdam
69
visité les lieux. Ito Shunsui propose une approche
originale en créant « des paysages atmosphériques en
décrivant la pluie, la neige et la lumière
»118 On devine cette atmosphère empreinte de
poésie par la présence de l'architecture du temple vide,
présenté sous la pluie. De plus, l'angle choisie par Ito Shinsui
témoigne d'une grande modernité. Ainsi, les couleurs font l'objet
d'un traitement peu varié. On observe principalement une nuance de gris
et de noir. Le temple n'est pas présenté de manière
frontale, mais bien plutôt sur le côté, la focalisation
étant davantage mise sur le rapport qu'il entretient avec la nature.
L'absence de figure humaine joue aussi un rôle important dans
l'adaptation de ce lieu symbolique. Cette nouvelle approche ne connut pas un
grand succès commercial. C'est le propos que tient notamment les auteurs
du catalogue d'exposition Vagues de renouveau : estampes japonaises
modernes (1900-1960) : « On connait très peu de tirages
d'essai des paysages de Shinsui. La série « Huit vues d'Omi' fut
tirée à deux cents exemplaires, alors que ses autres estampes de
paysages ne faisaient généralement pas l'objet d'éditions
limitées. Ces oeuvres furent peut-être traitées de la
même manière que l'« Ukiyo-e » parce qu'il s'agissait
d'objets commerciaux. Cependant, elles symbolisaient aussi la recherche par
Shinsui et Watanabe d'un nouveau
modèle d'expression, comme « Le passeur »
(watashimori,1918), « Mousson (Tsuyu, 1919), « Aube (Reimi,
1919), « Soleil couchant en automne(Aki no rakujitsu, 1921) et «
Après la neige (yuki no ato, 1921) ».119 Ainsi, ces
oeuvres ne font pas que remettre au gout du jours des oeuvres
antérieures, ni ne
118 « Les estampes japonaises du début du
XXème siècle : vagues de renouveau, vagues de changement »
dans Vagues de renouveau : Estampes japonaises modernes(1900-1960),
Chris Uhlenbeck et Amy Reigle Newland,coll.Fritz Lugt, Paris, 2018, p. 445.
119 « Les estampes japonaises du début du
XXème siècle : vagues de renouveau, vagues de changement »
dans Vagues de renouveau : Estampes japonaises modernes(1900-1960),
Chris Uhlenbeck et Amy Reigle Newland,coll.Fritz Lugt, Paris, 2018, p. 445.
70
copient simplement les oeuvres du passés. Il y a toute
une démarche propre aux artistes de Shin-Hanga qui au travers
des différents itinéraires édifient un patrimoine
proprement national. Cette recherche à propos des sites
célèbres du Japon s'observe à certains égards
auprès des estampes d'Hiroshi Yoshida avec par exemple son oeuvre
Grotte de Komagatake( Komagatake iwakoya) (figure n°16) peinte
pour sa série sur « Les Alpes du sud japonaises » (Nihon
Minami Arupusu shu) datée de 1928120 où l'on peut voir
la représentation d'un groupe de 4 personnages, présentant alors
le centre de la composition. Ici, on peut voir la place centrale qui est
laissée à la figure humaine. On a presque à faire,
au-delà d'une simple représentation géographique, à
une démonstration ethnographique de la vie japonaise. On voit ainsi un
groupe de quatre travailleurs, probablement en train de se reposer. Leurs
tenues de travail, composées de voile ou de bandeau nous montrent que ce
sont des ouvriers ou peut-être des paysans. Il est à noter qu'en
1927, Yoshida Hiroshi procède aussi à une série des 12
vues de Tokyo où il peint la vie citadine de Tokyo.
On retrouve donc à travers leurs démarches la
volonté de représenter un pays par la mise en image de sa
géographie. Cette démarche ne se départit pas d'un
discours sur la nécessité d'une culture traditionnelle et propres
dont des penseurs comme Okakura Kakuzo se font les porte-paroles.
120 Hiroshi Yoshida, Grotte de Komagatake, 1928,
impression en couleurs sur bois, 20,9x41cm
71
3.3 : Un art moderne ?
Finalement, comment doit-on comprendre ce regard porté
vers des époques désormais révolues ? Il y-at-il ici une
démarche similaire à celle de Watsuji : Watsuji entreprend de
faire dans « Kabuki to Ayatsuri-Jyôri » une sorte
d'étude archéologique de fond, qui le conduit à constater
que son « impression d'étrangeté exotique et de
scintillement surnaturel » a pour origine le monde imaginaire né au
sein même du peuple à l'époque Muromachi (du XIVème
au XVème siècle). 121 Doit-on y voir à l'inverse une
simple réadaptation adaptation, systématique et vide de sens, de
thèmes picturaux traditionnels japonais utilisés en vue de
satisfaire une clientèle étrangère ? Nous ne le pensons
pas. Si telles avaient été leurs intentions, il aurait
été plus aisé et utile de pasticher, reproduire les grands
maîtres du passé. C'est d'ailleurs sur ce point-là que la
complexité des rapports entre Ito Shinsui et son éditeur Watanabe
Shozaburo nous informe de cet aspect singulier propre à la production
picturale. On retrouve ainsi une forme de tension entre la position d'artiste
d'Ito Shinsui, souhaitant élaborer de nouvelles formes d'art au sein de
ces créations, là ou Watanaba Shozaburo aspire davantage à
une conformité stylistique traditionnelle : « Le patron,
M.Watanabe, croit profondément aux effets obtenus dans les estampes
magnifiques du passé, et n'approuve pas toujours les nouvelles
techniques, ce qui est une des raisons pour lesquelles elles ne peuvent tout
simplement pas être réalisées à l'heure
actuelle[...] En réalité, il y a des moments ou l'estampe sortie
de notre pinceau ne correspond guère à nos attentes.
»122 Et dans un autre ouvrage où celui-ci
déplore la tournure que prennent ces estampes : «
121 « Tetsurô Watsuji et la dimension transcendantale
de la culture » par Megumi Sakabe dans esthétique contemporaine
du Japon : Théorie et pratique à partir des années 1930,
dir.Akira Tamba, Cnrs éditions, Paris, 1997, p. 43.
122 Ito Shunsui, 1833, p. 302.
72
J'ai réalisé pendant longtemps de nombreuses
estampes de belles femmes pour la maison Watanabe, et la technique est devenue
plus ou moins répétitive. Ces derniers temps, il me semble que
[mon] inspiration faiblit, et c'est pourquoi cette année
j'aimerais publier des estampes de paysages.123 Et par la
suite, Ito Shinsui exprimant sa démarche : « Comme artiste de
la vie quotidienne, je tente de rester fidèle à mes observations
et à mes expériences personnelles, je dois choisir ces sujets
pour créer un art vrai, mais aussi pour rester passionné et
enthousiaste »124 Ces paroles nous informent sur la recherche
esthétique propre aux artistes du mouvement Shin-hanga,
oscillant entre originalité créatrice et adaptation culturelle.
On observer néanmoins deux éléments. Premièrement
le statut d'artiste revendiqué par Ito Shinsui, aspect que l'on observe
difficilement aux époques précédentes. Les artistes du
Shin-hanga, et non pas que du Sosaku hanga, revendique une
liberté créatrice et une recherche de nouveaux moyens
d'expression. Deuxièmement, la nécessité de s'inspirer du
quotidien. Le monde extérieur sert alors de réservoir pour puiser
des nouvelles formes expressives artistiques. Cela constitue une
nouveauté et fait finalement suite aux nombreux débats
initiés dès le commencement de l'ère Meiji sur ce sujet.
Le terme Shajitsu, qui représente la traduction en partie
restituée du terme « Réalisme ». Le réalisme,
comme nous l'avons montré auparavant avec Okakura Kakuzo, se
définit comme l'idée d'une observation de la
réalité et de sa retranscription, la plus fidèle,
donnée dans ses détails. Selon les termes de Kawakita Michiaki,
ancien président du Musée national d'Art moderne de Kyôto :
« Les deux spécificités fondamentales de l'art japonais
depuis ses origines sont, d'une part, une manière émotionnelle de
voir, qui repose sur une perception du monde, vivante et en mouvement ; d'autre
part, une manière spontanée de saisir ce qui existe
123 « Ito Shinsui gahakudai « Gei ni asobu »
», Ukiyo-e geijutsu 4, n°2, février 1935, p. 80.
124 Ito, 1936, p. 53.
73
vraiment (chokkakuteki na jissai no
tsukamikata)125 Et dans la même optique, Michael Lucken avance
que « l'art japonais, dans son ensemble, serait traversé, si
l'on en croit l'auteur, par une volonté constante de « coller
» au réel. »126 Les japonais ont ainsi
adapté et remanié la notion de « réalisme » pour
la rendre adéquate à une pensée japonaise. Ainsi, les
japonais utilisent à partir de l'ère Meiji, deux termes
différents pour désigner la Nature. On retrouve d'une part une
polysémie du terme, Onozukara (naturel, spontaneité)
issue du premier terme chinois Shizen, renvoyant à une
idée de nature « se générant d'elle-même »
sans aucune forme de transcendance. Une nature qui se serait formée
d'elle-même sans l'aide d'un dieu de caractère anthropomorphique
ou d'une quelconque forme de transcendance : « Parce que la nature
n'est pas considérée comme la production d'un Dieu
créateur, et que, par conséquent, l'existence d'un être
transcendant au-dessus de la nature n'est pas impliquée,
l'appréhension japonaise des choses naturelles comme étant «
onozukara », comme se produisant « de soi-même » constitue
une conception de la nature de caractère religieux qui discerne dans la
nature une religiosité et une sainteté mystiques et qui cherche
la paix ultime de l'âme dans un retour au sein de la nature, dans l'union
avec elle. »127. Cette notion
d' « Onozukara » se confond alors avec un nouveau
sens issu des réflexions sur les notions occidentales, envisagées
davantage comme une science de la nature : « C'est à partir de
l'époque moderne de Meiji (1868-1912) qu'a été fixé
l'emploi de ce mot au sens général de « montagnes, fleuves
et végétaux ». Avant cette date diverses autres appellations
avaient cours.[...]Comme on l'a déjà souligné, à
partir de l'ère Meiji, cette conception traditionnelle de la nature a
continué à avoir cours,
125 Kawakita Michiaki, Nihon no bijutsu, Sono dentô to
gendai, Tôkyö, Pelikansha, 1994, p. 11.
126 Michael Lucken, L'art du Japon au XXème
siècle : pensée, formes et résistances, Hermann
Editeurs des sciences et des arts, 2001, Paris, p. 5.
127 « La pensée japonaise », dir.Sylvain Auroux,
quadrige, 2019, Paris, p. 66.
74
mais depuis lors la notion « nature » est
utilisée dans deux acceptations à la fois : d'une part, en ce
sens traditionnel qui vient d'être expliqué, mais d'autre part
aussi au sens de « nature » dans les sciences de la « nature
»128. Les estampes que nous avons étudiées
intègrent cette confusion polysémique dans son rapport à
la réalité. On fait face à une représentation
doublée d'une unique réalité. D'une part, un regard
porté sur le monde extérieur, ici des paysages, purement japonais
cherchant à capter Onozukara, le mouvement créateur de
la nature, fidèle à la pensée japonaise : « La
saisie du caractère « onozukara » de la nature implique la
compréhension du mouvement qui existe en son sein, qui anime la nature
comme telle, et la perception de la nature comme une production apparaissant au
cours de ce même mouvement. 129 D'une autre part, on ne peut nier le
regard proprement occidental que l'on décèle dans l'attention
accordée à une représentation conforme à une
réalité donnée, observée par le sujet, plus proche
d'une science de la nature. Le cas des estampes de paysages du mouvement
Shin-hanga traduisent cette dualité sensible
d'appréhension de la nature. Les estampes que nous avons citées
auparavant de Kawase Hasui démontre une attention portée à
rendre un paysage fidèle à l'observation que le peintre a pu en
faire. Ainsi l'usage de la perspective comme capacité à
reproduire une image fidèle de la réalité perçue
devient paradoxal. La perspective, plus qu'un simple outil artistique,
s'apparente ainsi à un schéma de pensée ou, pour reprendre
le terme d'Erwin Panofsky(1892-1968), une « forme symbolique
»130. Elle agence la représentation de
manière à correspondre et mettre en forme une perception de la
réalité propre à la civilisation occidentale à
travers son histoire. Pour reprendre ses termes, la perspective « est
une méthode de
128 Ibid,. p. 73.
129 Ibid,. p. 67.
130 Erwin Panofsky, La perspective comme forme
symbolique, Ed : Minuit, 1975, Paris
75
projection qui définit un point de vue, des points
de distance et des points de fuite » 131et qui «
transforme l'espace psychologique en espace mathématique artificiel
»132Pour autant, fidèle à la tradition
japonaise, elle s'attache aussi à montrer le mouvement de la nature : la
pluie qui tombe, l'écoulement de l'eau de la rivière ou encore le
mouvement du vent sur les branches des arbres, le passage des nuages. Alors il
devient difficile de rattacher la perspective, phénomène
«[...] qui ramène le phénomène artistique
à des règles stables, objectives »133
à une esthétique définissant le mouvement comme le
principe même de la nature.
Le mouvement Shin-hanga cristallise finalement
plusieurs aspects proprement uniques à l'ère Meiji.
Premièrement, le mouvement se présente comme une recherche
à travers une histoire des sensibilités. Les trois oeuvres que
nous avons étudiées montrent chacune respectivement des
thèmes que l'on retrouve à différentes époques de
l'histoire du Japon. Ces imaginaires retrouvés au travers de ces
estampes par ces trois peintres trouvent une correspondance avec les recherches
opérées par les penseurs japonais post-Meiji. Sensibilité
qui s'incarne alors au sein de concepts esthétiques précis.
Néanmoins cette adaptation est-elle à envisager comme une
ré appropriation d'une sensibilité ou bien la simple
redécouverte d'une tradition esthétique japonaise ? Nous y
répondrons par la suite. Nous avons aussi vu que ces estampes se
conforment à un discours national, ou du moins à
l'élaboration d'une géographie nationale inscrite sous la forme
de « Beautés pittoresques ». La majorité des peintres
du mouvement Shin-Hanga, Kawase Hasui, Ito Shinsui, ainsi que dans une
moindre mesure, Hiroshi Yoshida, voyagent à travers le japon. Ceci est
l'occasion pour eux de s'inscrire dans une histoire des
131 Ibid, .p .11-13.
132 Ibid,. p. 43. 133Ibid,, p.
170.
76
sites célèbres du Japon initiés
très tôt au Japon et dont l'apogée se situe à
l'époque Edo avec des artistes comme Hokusai ou Hiroshige. De la
même manière, la pensée philosophique japonaise
détourne le regard de la pensée occidentale, sous l'impulsion des
travaux d'Okakura Kakuzo ainsi que de Nishida Kitaro, afin d'édifier une
pensée purement japonaise, nationale. Deux des aspects singuliers sur
lequel nous avons voulu insister en dernier est le rapport duel à la
réalité que soutient la production de ces estampes. En effet,
à travers ces estampes se confondent deux perceptions de la
réalité, une occidentale, l'autre, extrême-orientale. Si la
production d'une réalité à travers ces estampes fait appel
à des méthodes occidentales telles que la perspective, ou une
étude de l'anatomie du corps, on peut voir que l'idée
première attachée à la réalisation de ces estampes
est la volonté de rendre le mouvement créateur d'«
Onozukara », de la nature qui se produit elle-même.
Subsiste néanmoins cette « bipolarisation » conceptuelle et
sensible de l'esthétique japonaise, dont parle Akira Tamba, qui «
depuis un siècle, entraîne une oscillation constante entre une
appréhension rationnelle conforme à l'épistémologie
de souche occidentale et une appréhension psychosensorielle issue d'un
mode de pensée orientale. »134 où
« Ceux qui ont reçu le baptême de la conscience de soi
dans le style de l'Occident moderne ont éprouvé maintes
souffrances dans l'intervalle situé entre cette conscience de soi et la
conception de la nature « onozukara ».135
134 « Présentation générale » par
Akira Tamba dans L'esthétique contemporaine du Japon :
Théorie et pratique à partir des années 1930,
dir.Akira Tamba, Cnrs éditions, Paris, 1997, p. 17.
135 « La pensée japonaise », dir.Sylvain Auroux,
quadrige, 2019, Paris, p. 74.
77
Conclusion :
Il a été question pour nous à travers
cette recherche d'observer comment le mouvement Shin-Hanga cristallise
les réflexions autour de l'esthétique japonaise moderne. Il
était alors question pour nous d'analyser en premier lieu les
différentes recherches élaborées sur l'esthétique
japonaise de la fin de l'ère Meiji à des époques plus
modernes (les années 1950 environ). Un des premiers enjeux fut de
comprendre la manière dont se construisit une première
pensée japonaise. Cette première élaboration d'une
pensée purement indigène se fît au regard et en
réemployant les méthodes occidentales. Okakura Kakuzo offrait le
meilleur exemple pour montrer l'ambivalence de ce processus. En effet, celui-ci
proposa une nouvelle esthétique proprement japonaise en
définissant selon des règles précises ce qui pouvait
prétendre à de l'art ou non, ainsi que la nature même de
l'art. Le deuxième temps de ce premier point de notre analyse consista
à observer, à l'aide des écrits de certains penseurs
japonais, comment l'esthétique japonaise s'élabore, dans le
sillage tracé par les premiers penseurs de l'ère Meiji
(principalement Okakura Kakuzo), comme une pensée japonaise unique.
Cette étape de l'histoire de l'esthétique japonaise prenait
racine à la fin de l'ère Meiji, lors des ères Taisho puis
Showa, caractérisées par une montée du nationalisme. Il
s'agissait alors pour les
78
penseurs de cette génération de retracer une
histoire de l'esthétique, observer dans les époques
antérieures une sensibilité proprement japonaise pour une
définition d'une esthétique nationale. Les travaux de Kuki Shuzo
ou encore Tetsuro Watsuji constituaient alors de bons exemples. Cette recherche
presque archéologique se concrétisait par l'étude,
toujours selon des méthodes occidentales, de concepts esthétiques
appartenant à des époques révolues de l'histoire du
Japon.
Une fois l'analyse de la pensée esthétique
japonaise de la première moitié du XXème siècle
effectuée, il s'agissait pour nous de présenter et analyser le
courant Shin-Hanga sous la tutelle de trois peintres choisis au
préalable. Notre choix ayant porté sur les estampes de Kawase
Hasui, Ito Shinsui et de Hiroshi Yoshida, ce second temps de l'analyse fut
aussi l'occasion de nous montrer ce qui définissait la
particularité du courant pictural Shin-hanga. En effet, comme
nous avons essayé de le montrer, Shin-hanga syncrétise
deux cultures différentes et compose un assemblage de différentes
conceptions esthétiques. On retrouve à toutes les
échelles, sur le plan technique ou sur les motifs, une adaptation d'une
culture traditionnelle japonaise à des méthodes occidentales.
Shin-hanga constituait d'autant plus une correspondance artistique
idéale que la volonté de l'éditeur, à l'origine du
mouvement, était de reconstruire une esthétique traditionnelle
japonaise désormais menacée par l'influence de l'art occidental.
Shin-hanga portait ainsi un regard tourné vers le passé
du Japon tout en prenant en considération l'influence que pouvait
exercer la société occidentale sur l'art japonais, à
l'image de sa clientèle américaine.
A partir de là, il s'agissait alors de voir si l'on
pouvait trouver une correspondance entre les écrits des penseurs
modernes de l'esthétique japonaise et cette production artistique
spécifique. Ce fut alors l'occasion d'observer comment, chacun à
leurs
79
manières, les peintres du courant Shin-hanga
ainsi que les penseurs modernes se livrèrent à une recherche
archéologique, chacun dans leurs médiums. La méthode
comparative nous permit ainsi de faire correspondre les textes philosophiques
modernes sur les différents concepts esthétiques
antérieurs, tels que Yugen ou encore Mono no Aware aux
oeuvres d'art. Notre méthode, que nous avons emprunté à
Erwin Panofsky, a consisté alors à observer l'adéquation
entre les descriptions du concept proposées par des penseurs comme Kuki
Shuzo ou Onishi Yoshinori et les oeuvres d'art. C'est dans cette
dernière partie que nous avons utilisé la méthode
iconographique pour établir une correspondance substantielle entre les
écrits théoriques et intellectuels du début du
XXème siècle et la production picturale de Shin-hanga.
Il s'agissait alors de comprendre les ««principes
sous-jacents qui révèlent la mentalitéì
de base d'une nation, d'une période, d'une classe, d'une religion ou
d'une perception philosophique, inconsciente
représentéìe par un personnage et
condensé en un travail »136. Et ainsi,
conformément au troisième niveau de signification
dégagé par Panosfsky : «
«Ainsi dans la conception de pures formes, motifs,
images, histoires et allégories comme manifestations de ces principes
sous-jacents, nous interprétons tous ses éléments comme ce
que Ernst Cassirer a appeléì valeurs «
symboliques ».[...] Mais quand nous essayons de le (le tableau La
Cène) comprendre comme un document témoignant de la
personnalitéì de Léonard, ou de la civilisation
de la Haute Renaissance italienne, où selon une
mentalitéì religieuse particulière, nous
utilisons l'oeuvre d'art comme un symptôme de quelque chose d'autre qui
s'exprime lui-même dans une multitude de variétésì
d'autres symptômes, et nous interprétons ses
caractéristiques iconographiques et structurels plus
136 Erwin Panofsky, Essais sur l'iconologie, Routledge,
2018, p. 6.
80
comme une évidence particulière de ce «
quelque chose autre ».137 Nous avons vu comment
finalement, aussi bien la pensée philosophique japonaise que la
production picturale du mouvement Shin-hanga cachent un désir
latent de la société japonaise au cours du XXème
siècle : réaliser et obtenir une « esthétique »
conforme à la pensée occidentale pour s'illustrer sur le plan
international. Peut-être derrière ce processus se cache aussi
finalement la prise de conscience d'une histoire unique et d'une
identité propre. Peut-être finalement, au contact d'une culture
occidentale massivement importée, parfois de force, la
société japonaise observe pleinement l'histoire qui lui est
sienne, composée d'une tradition unique et d'une sensibilité
propre. Les estampes Shin-Hanga deviennent alors non pas qu'une simple
réponse à une clientèle américaine mais bien
plutôt l'acceptation d'un héritage. Il est difficile d'imaginer
que cette adaptation d'anciens concepts traditionnels puissent se faire sans en
prendre en considération d'une manière ou d'une autre, le
discours national qui s'installe progressivement à partir de
l'ère Taisho. Les estampes cristallisent une nouvelle fois la
volonté de s'affirmer pour la nation japonaise. On se trouve ainsi dans
une démarche double. D'une part, la représentation de sites
célèbres issues de la tradition des Ukiyo-e est
l'occasion pour renouer avec un passé traditionnel. On observe alors la
ré-adaptation de célèbres séries à l'aune
d'une adaptation technique purement occidentale. D'une autre part, on observe
l'affirmation d'une géographie nationale, aussi bien auprès des
Japonais qu'auprès de la clientèle américaine propre aux
estampes. L'enjeu est alors double : affirmer un sentiment national
auprès de la population japonaise par la diffusion, notamment
auprès des Hanpukai, valoriser l'image du Japon par la
diffusion internationale de ces mêmes estampes. Le dernier temps de notre
dernière partie
137 Ibid,. p. 8.
81
consistait à analyser la représentation de la
Nature dans ses estampes. Comprendre la distinction métaphysique
existante dans l'appréhension d'une réalité commune
à travers la représentation des estampes. Il s'agissait alors de
montrer combien la perspective, pensée comme un moyen symbolique de
représentation de la réalité, pouvait influencer la
perception et la retranscription du réel au sein des estampes.
Même si pour se faire, nous nous sommes focalisés sur les paysages
de Kawase Hasui, nous aurions tout aussi bien pu analyser les bijinga
d'Ito Shinsui pour l'usage de perspective et d'une stylisation anatomique
employés pour la représentation du corps féminin. Les
estampes Shin-Hanga était en ce sens plus du tout
adéquate à une représentation picturale fidèle de
la notion d « Onozukara » mais s'apparentait bien plus
à une forme de représentation bipolaire, liant à la fois
des concepts occidentaux et une appréhension de la Nature proprement
japonaise. Ainsi, cette appréhension de la réalité
purement japonaise ne s'effaça pas au contact de la civilisation
occidentale. Evoquant l'appréhension de la Nature au travers de
l'époque Edo, cristallisée par le terme Ukiyo-e, Sylvain
Auroux ne parle pas d'autre choses lorsqu'il avance que «Une fois
venue l'ère Meiji, la réforme de la société s'est
opérée avant tout sur le plan des institutions politiques sans
transformer la structure fondamentale de la conception du réel de
l'époque précédente138
Se pose finalement à nous une question ; faisons-nous
face à une réadaptation de concepts esthétiques ou
à une véritable réappropriation à travers la
démarche de ces peintres et penseurs ? Il est fort probable que non. Ces
concepts appartiennent à une époque révolue et
l'appréhension de cette sensibilité sera toujours inexact. Ces
recherches ne visent toujours qu'à actualiser une sensibilité
esthétique disparue. Ainsi, comme a pu le dire Sylvain Auroux : «
L'analyse de Kuki est une tentative
138 Sylvain Auroux, La pensée japonaise,
quadrige, 2019, p. 100.
82
d'évocation comme dit Platon dans le «
Phèdre », de ce que « notre âme a vu jadis » sous
sa forme vécue, telle quelle, une tentative pour saisir les choses qui
iraient sans cela se perdre dans l'oubli. Entreprise philosophique fine, mais
présomptueuse et téméraire. Car ce projet est non
seulement, oserait-on dire, quelque chose d'impossible mais qui défie
l'impossible. Pour réussir, les deux conditions suivantes seraient
nécessaires : d'une part, l'expérience vécue de « iki
» par une sensibilité aiguë, d'autre part son analyse
philosophique abstraite. Or il y a une distance infranchissable par nature,
entre ces deux aspects.139 Cette barrière
infranchissable qu'évoque Sylvain Auroux est probablement celle dont ont
fait l'expérience ces peintres qui essayent de faire ressurgir une
esthétique appartenant à des époques
antérieures.
Comme nous avons pu le dire, l'époque Meiji est le
moment précis où la civilisation japonaise fait
l'expérience d'une prise de conscience de sa propre tradition et de son
histoire. La démarche d'Hisamatsu Sen'ichi constitant à diviser
les différentes étapes de l'histoire du Japon selon quatre
grandes catégories issues directement des catégories historiques
occidentales le montre bien. En effet, ce dernier s'attache à
répertorier les grandes étapes historiques de l'histoire
japonaise sous ces termes : Kodai (250ap J.C-1185ap J.C) :
l'Antiquité / Chusei (1185-1603) : le Moyen-Âge / Kinsei
(1603-1868) : L'époque moderne / Kindai(ou Gendai) (1868-à nos
jours) : époque contemporaine. Cette adaptation historique d'une
histoire d'un peuple s'avère néanmoins plus théorique
qu'autre chose. En effet, elle apparait davantage comme une méthode de
division historique facilitant la compréhension que des époques
aux particularités bien distinctes. Néanmoins, elles permirent
à de nombreux philosophes de se repérer dans le temps et
notamment de délimiter une
139 Ibid, .p. 25.
83
ère psycho-temporelle propre à l'affirmation
d'une sensibilité esthétique. C'est en ce sens que la
démarche d'Onishi Yoshinori peut se comprendre. En effet, Onishi
Yoshinori établit une correspondance entre concepts esthétiques
et époques historiques. Dans le sillage d'Onishi Yoshinori, un penseur
dont nous n'avons pas encore évoqué le nom, Hisamatsu Sen'ichi
(1894-1976), eut un impact considérable dans l'agencement des concepts
esthétiques à travers l'histoire du Japon. En effet, ses deux
ouvrages, « Nihon Bungakushi (histoire de la littérature
japonaise) publié de 1955 à 1960 et « The vocabulary of
Japanese Literary Aesthetics » publié en 1963 offrent un
système d'agencement précis des différents concepts
esthétiques. Sa méthode scientifique présente ainsi, dans
son second ouvrage, une sorte de catalogue, sous forme de tableau, où
sont agencés les différents concepts esthétiques
appartenant à chaque époque.140 On y voit alors quatre
catégories différentes, « Période », «
Humour », « Sublime », « Elégance
».141 Catégorisation qui correspond finalement à
une perception unique de la part des philosophes japonais et dont les moyens
étaient alors les mêmes que ceux en Occident : « A good
knowledge of western epistemology could inspire Japanese scholars to
reconstruct an entire epoch of their land's history in the spirit of a
meticulous geometry - although at times questionnable on philological grounds.
This was the case, for example, of Kuki Shuzo(1888-1941), whose original and
thought-provoking reading of the Edo period was informed by the aesthetic
category of «Iki»(chic) in his «Structure de l'iki(Iki no Kozo,
1926, but not published until 1930). «Une bonne connaissance de
l'épistémologie occidentale a pu inspirer les écoles
japonaises à reconstruire une complète
épopée/histoire/légende de histoire
140 Hisamatsu Sen'ichi, The Vocabulary of Japanese Literary
Aesthetics(Tokyo : Centre for East Asian Culture Studies, 1963), p. 9.
141 Ibid,. p. 9.
84
territoriale dans l'esprit d'une méticuleuse
géométrie - bien que ...Ce fut le cas, par exemple, de Kuki
Shyzo(1888-1914) dont l'originalité et la provocante analyse de la
période Edo fut complété par la catégorie
esthétique de l'' « Iki »(chic) dans son livre
« Structure de l'iki' »(Iki no Kozo, 1926), qui ne fut pas
publié jusqu'en 1930)142. L'observation ci-dessus nous
montre par l'exemple de Hisamatsu Sen'ichi la position de toute la
pensée philosophique japonaise. Si la démarche unique d'Hisamatsu
est d'un certain point unique par la création de ce qu'il nomme «
pattern »(schéma ») : « The author then identifies
aesthetics discours or « patterns » that apply to each of theses
three major rubrics. » (L'auteur ensuite identifie le discours
esthétique ou « schéma » qui s'applique à
chacune de ces trois majeurs rubriques)143 on observe que celle-ci
s'intègre dans une recherche globale de la pensée japonaise
où il s'agit de construire une histoire de la sensibilité
dès l'époque Meiji : « After examiniting the geneology
of major terms taken from the vocabulary of premodern poetics, Japanese
aestheticians aimed at constructin them as aesthetic categories and providing
new readings in the light of contemporary philosophie.
»144 (Après avoir examiné la
généalogie de termes majeurs tirés du vocabulaire de la
poétique pré-moderne, les philosophes de l'esthétique
eurent pour ambition de les construire comme des catégories
esthétiques et de proposer de nouvelles lectures dans la lumière
de la philosophie contemporaine.) On voit bien que la division en
catégories esthétiques constitua un enjeu majeur dans la
délimitation et construction d'une sensibilité historique. Ce qui
pouvait sembler être un ensemble d'émotions confus se constitua
logiquement en différents concepts. Concepts esthétiques que l'on
observe par la suite au sein de l'estampe. Cette
142 «The creation of Aesthetic Catégories
», dans Modern Japanese Aesthetics : A reader par Michelle
Marra, University of Hawai'i press, 1999, p. 20.
143 Ibid, p. 141.
144 Ibid, p. 143.
85
dernière devient aussi une limite conceptuelle par les
thèmes qu'elle aborde. Chaque cadre finalement agence un concept et le
définit ainsi. C'est finalement l'article de Toshukini
Maeno145 qui nous renseigne probablement le mieux sur la nature de
l'estampe comme medium idéal pour consacrer une tradition japonaise. En
effet, Toshukini Maeno analyse la position actuelle de l'estampe comme le
médium idéal pour analyser la sensibilité japonaise
contemporaine : « Il n'est pas aisé de parler de la
sensibilité japonaise contemporaine, car elle relève d'un double
héritage : celui du passé traditionnel et celui de la culture
occidentale, depuis la seconde moitié du XIXème siècle.
»146 Toshukini Maeno nous rappelle aussi l'aspect duel que
déjà mentionne Akira Tamba, la conjonction entre deux
sensibilités esthétiques, occidentale et extrême-oriental :
« «[...]car le système référentiel, et c'est
une des particularités de tout le domaine artistique au Japon, voit
fonctionner parallèlement les valeurs traditionnelles et les valeurs
occidentales sans que les tentatives de fusion aient jamais été
couronnées de succès. »147 Mais c'est
probablement le « regard artistique » dont il montre quelques grandes
caractéristiques qui nous intéresse le plus. En effet, Toshukini
Maeno nous rappelle combien les japonais recherchent à travers chaque
oeuvre, un univers idéal qui provoque une rupture avec la vie
quotidienne. Ainsi, les estampes peuvent correspondre aux critères
recherchée par les japonais d'« [...] une qualité
lyrique et poétique d'une oeuvre ». 148 L'auteur
nous apprend aussi que la réception de cette oeuvre de l'estampe,
pensée alors comme l'art qui «[...] a joué un rôle
important dans la formation de la sensibilité japonaise »
auprès du grand public, se divise en
145 « Esthétique de l'art contemporain au Japon
» par Tomomobu Imamuchi dans L'esthétique contemporain du Japon
: Théorie et pratique à partir des années 1930, dir.
Akira Tamba, CNRS Editions, Paris, 1997, p. 133-137.
146 Ibid, p. 134
147 Ibid, p. 135.
148 Ibid,, p. 135
86
deux parties : « Il suffit simplement de savoir que
pour les Japonais, la peinture représentait la nature
idéalisée, idyllique. Les sujets choisis avaient souvent un
rapport avec les quatre éléments ou les quatre saisons. Il
s'agissait de variations sur des thèmes connus. Quant aux valeurs
esthétiques japonaises, des expressions comme « wabi », «
sabi » et « « yugen », ou encore « iki »,
chères à l'art traditionnel, n'étaient accessibles
qu'à un public restreint d'initiés dont la vie quotidienne
était celle des grands esthètes : ceci n'était nullement
le cas de la plupart des japonais pour lesquels ces valeurs
représentaient que des notions abstraites. »149
L'article de Toshukini Maeno nous montre finalement combien l'estampe japonaise
de l'époque moderne a structuré une sensibilité japonaise,
axé autour de l'idéalisation de la nature. La connaissance de
concepts esthétiques, dont la majorité des japonais en faisaient
finalement l'inconsciente expérience, était néanmoins
connue des peintres et des initiés et, comme nous avons essayé de
le démontrer, constituait une base de représentation.
L'idéalisation de la nature à travers ces estampes, enjeu
esthétique dominant, nous permet de comprendre la renommée que
put connaitre l'art de l'estampe autour des années 1970 où des
peintres telles que Kaji Higayshiyama ou Sachiko Imai cherchèrent
à retrouver une atmosphère lyrique dans un style traditionnel.
Cette réadaptation d'anciens motifs et ré-utilisation de
thèmes fréquents de l'estampe nous informent aussi sur un
phénomène déterminant de l'art japonais moderne, dont
peut-être Shin-hanga en constitue le premier exemple : le
caractère figé de la sensibilité moderne japonaise. En
effet, comme l'avance l'auteur Toshukini Maeno : « C'est ainsi que les
Japonais ont négligé pendant longtemps toute forme de
spéculation artistique ou intellectuelle, tombant dans une perfection
maniériste, privilégiant la technique, au
149 Ibid, p. 134.
service d'un certain lyrisme ; cent ans après
l'introduction de l'art occidental au Japon, et par la suite, de toute les
tendances de l'art moderne et contemporain, le goût des amateurs d'art et
du grand public ne semble guère avoir changé comme si les
critères d'appréciation étaient depuis lors figés,
immuables, accrochés, à une tradition trop forte pour
s'éprendre de modernité. »150 Ainsi,
à travers l'histoire de l'art du XXème siècle, on peut
voir que l'estampe n'a jamais véritablement disparu du champ artistique.
Si on peut voir que l'intention des amateurs ainsi que du gouvernement japonais
est valoriser un art moderne et de privilégier les courants artistiques
d'art moderne, l'estampe ne cesse de se perpétuer, d'abord avec les
productions du mouvement Shin-hanga, puis ensuite avec les productions
d'artistes Japonais comme Français. : Brasilier, Cassigneul, Catelin,
dans les années 1970 puis dans les années 1980 avec des artistes
que nous avons déjà mentionnés : Hiroshi Omae, Yoshiteru
Nomura. Finalement, la sensibilité artistique japonaise se frayant un
chemin entre une tendance purement traditionnelle et une autre tendance
occidentale, s'affirma à l'aune du mouvement Shin-hanga dont
l'enjeu n'était pas tant d'accepter la modernité occidentale que
de, non sans une certaine nostalgie, revivre les derniers instants d'une
sensibilité indigène avant sa défloraison.
87
150 Ibid, p. 137
88
Bibliographie :
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https://plato.stanford.edu/entries/japanese-aesthetics/
consulté le 25 avril 2018)
92
ANNEXE :
93
Figure n°1 : Kuroda Seiki, Meiko, 1893
huile sur toile, 80,4x65,3cm, Tokyo national museum(
http://www.emuseum.jp/detail/100326?dlang=en&slang=en&word=&class
=&title=&c
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94
Figure n°2 : Kawase Hasui, Pluie à
Maekawa Soshu(Soshu Maekawa no ame), 1932,impression en couleurs sur bois,
38,9x26cm, Musée Nihon no Hanga, Amsterdam (
https://sites.google.com/site/estampesshinhanga/kawase-hasui/kawase-hasui-maekawa)
95
Figure n°3 : Ito Shinsui, Femme habilleì
d'un long kimono, 1927, impression en couleur sur bois, 42,9cmx27,2cm,
Muséed'art d'Honolulu(
https://ukiyo-e.org/image/honolulu/7666)
96
Figure n°4 : Hiroshi Yoshida, Cerisiers en
fleurs Kumoi, 1920, Impression en
couleurs sur bois, 29,4x45,1cm, Musée
de Tolède(
https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Hiroshi
Yoshida - Kumoi-Zakura(KumoiCherryTrees)-GoogleArtProject.jpg)
97
Figure n°5 : Dialogue entre un pêcheur et
un bucheron de Sesshu Toyo, Wikipédia(
https://commons.wikimedia.org/wiki/File:DialogueFishermanW
oodcutterbySesshu(Sen-okuHakukoKan).jpg)
Figure n°6 : Tosa Mitsunobu, Les pousses du
printemps (illustration du Dit du genji), XVème
siècle, encre, couleur,feuille d'or sur papier, 24,1x18cm, musée
d'art d'Harvard(
https://www.harvardartmuseums.org/collections/object/200193?position=35)
98
Figure n°7 : Hiroshi Yoshida, Mémoires du
Japon, fin XIXème siècle(1899 probablement), impression de
couleurs sur bois 69,7x90.3cm, L'institut d'Art de Détroit.(
https://www.flickr.com/photos/monado/5819616224/)
99
Figure n°8 : Ito Shunsui, La chevelure,
1952, impression en couleurs sur bois, 52,2x37.4cm, Musée Nihon no
hanga,
Amsterdam(
https://passagedutemps.wordpress.com/tag/ito-shinsui/)
100
Figure n°9 : Ito Shunsui, Devant le miroir,
1916, impression en couleurs sur bois, 44x28.9cm, Institut
de l'art à Chicago(
https://www.wikiart.org/en/ito-
shinsui/before-the-mirror-1916)
|
Figure n°10 : Ito Shunsui, Le parfum d'un bain,
1930, impression en couleurs sur bois, bibliothèque du
|
congrès(
https://en.wikipedia.org/wiki/File:It%C5%8D
Shinsui, The fragrance of a b ath, 1930.jpg)
Figure n°11 : Ito Shunsui, Se baigner au
début de l'été, 1922, impression en couleurs sur
bois, 43,6x26,7cm, musée Nihon no Hanga, Amsterdam(
101
https://www.artic.edu/artworks/81743/early-summer-bath-from-the-series-twelve-
images-of-modern-beauties)
102
Figure n°12 : Kawase Hasui, La cascade de Yuhi,
à Shiobara, 1920, impression sur bois, Nihon no Hanga, Amsterdam(
https://collections.mfa.org/objects/253638)
103
Figure n°14 : Kawase Hasui, Crépuscule
rouge, 1937, 22.8x32cm, Musée Nihon
no hanga, Asmterdam(
https://ukiyo-e.org/image/artelino/16979g1)
Figure n°15 : Ito Shinsui, La rivière
Martapura Bornéo, 1943, 2è,2x38cm,
Musée Nihon no hanga, Amsterdam(
https://collections.artsmia.org/art/62292/marutapura-river-in-borneo-ito-shinsui)
104
Figure n°16 : Hiroshi Yoshida, Grotte de
Komagatake, 1928, impression en
couleurs sur bois, 20,9x41cm(
http://www.hanga.com/viewimage.cfm?ID=129)
105
Sommaire :
Table des matières
Introduction: 3
I : Une première pensée
esthétique japonaise moderne 19
1.1 : Une tradition japonaise menacée par
l'occidentalisation 19
1.2 : D'anciens concepts esthétiques mis au
goût du jour 26
1.3 : Archéologie d'une sensibilité
esthétique 30
II : Shin-Hanga, un courant artistique comme reflet
d'une époque ? 37
2.1 : L'origine du Shin-Hanga 37
2.2 : trois artistes, une même sensibilité
43
2.3 : Shin-Hanga : Wakon Yosai 48
III : Shin hanga : cristallisation d'une
sensibilité esthétique japonaise moderne
56
3.1 : Réceptacle des concepts esthétiques
antérieures 56
3.2 : Shin-hanga, itinéraire du Japon,
formation d'un paysage national 64
3.3 : Un art moderne ? 71
Conclusion : 77
Bibliographie : 88
ANNEXE : 92
Sommaire : 105
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