I.II.2. La liberté sartrienne
Généralement les mots ne doivent changer, pour
moins ou plus, de sens strict : peu importe le domaine, le temps, le lieu ou
l'aspect de la situation, la similitude demeure. C'est dans cet état de
princeps que nous exposerons cette fois-ci.
Le Grand Roberts définit assez largement le
mot liberté comme aisance et
élégance : du latin « libertas », le
mot désigne vers 11901e « liureteit » ou le libre
arbitre, qui ne sera cependant attesté qu'en 1324 ; en
1266,libertés signifient « franchises accordées
à une ville ». Ainsi, la liberté fut l'expression d'un
état d'indépendance et d'autonomie par rapport aux causes
extérieures, ou encore absence, suppression ou affaiblissement d'une
contrainte.
D'abord à partir de 1324, la liberté est au sens
étroit « état, situation de la personne qui n'est pas sous
la dépendance absolue de quelqu'un »2 ; puis«
situation de celui qui n'est pas retenu captif »3, «
caractère indéterminé de la volonté humaine (...)
Fondement du devoir, de la responsabilité, de la morale ». Au sens
large, la liberté signifie « état de ce qui ne subit pas de
contrainte »4 (libertinage) ; c'est synonyme de « rare
» ; ou bien « possibilité, pouvoir d'une personne, d'agir sans
contrainte »;« droit (au sens large), permission »5 ;
« familiarité inconvenante »; sinon « absence de
contrainte dans la pensée, dans l'allure et le comportement,... »,
d'où l'expression « liberté d'esprit »,
c'est-à-dire la disponibilité, le droit, la faculté de
juger, de décider par soi-même, oule libre examen... Puis en
1835, l'on parle de la franchise, de hardiesse comme « liberté de
langage », à l'origine de la formule expression libre ; et
enfm, la liberté est synonyme de « laisser aller », de «
licence », de « émancipation », et de «
sans-gêne ». Ceci, sans aborder encore ce qu'il en est de la
liberté politique. C'est-à-dire, une liberté comme pouvoir
d'agir, limite et limité des règles sociales définies :
« ...propriété de soi; ...la liberté naturelle, la
liberté civile, la liberté politique; c'est-à-dire la
liberté de l'homme, celle du citoyen et celle d'un peuple...
»5. Simplement, est liberté ce qui s'oppose à
« contrainte, défense, gêne, obligation, obstacle, confusion,
dépendance, dictature, domination, oppression, servitude, tyrannie,
formalité, réglementation, déterminisme, fatalité,
passion. »5
'Le Grand Robert de la langue française.
2Cf. esclavage et servitude.
3Cf. captivité, emprisonnement.
4lbid. (Cf. Liberté
cartésienne).
5 C'est-à-dire, d'une part, répondre
librement, avec assurance et sans inouïe.
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Il est donc effective si certains disent avoir vu le mot qui a
le plus de sens en ce monde lorsqu'ils discutent de la liberté. Pour
certains, une chose sans limite et absolue se contredit de la liberté.
Pour d'autres, la liberté pratique n'existe point puisque, la
liberté ne peut l'être pour eux que lorsqu'elle est «
liberté »et donc, antonyme de « limite », «
contingence », « relativité ». Ainsi, si la
liberté sera pour les uns un état de conscience ; pour les
autres, aujourd'hui surtout, être libre serait un état
d'inadvertance, voire même une inattention qui est un précepte
conférant le bonheur et l'exultation. Parlons ainsi de la conscience
ad hoc, pour voir quel constat aurions-nous de cela.
Après la conscience positionnelle et une conscience
perceptive, vient la conscience comme liberté. Cette conscience
objective et cette conscience du dehors s'appliquent à l'affirmation :
« En me choisissant, je choisis l'homme »1. À noter
que le « je » est impersonnel, la conscience objective de l'homme
exprime l'homme à ma conscience, qui implique également
une liberté, une « propriété »
dansl'extérieur, qui est un autre « moi ». Cette
conscience me pousse et me permet avec celles autres de reconnaître une
responsabilité, une correspondance. C'est un
phénomène qui apparaît, car la Conscience n'est ni «
thétique » c'est-à-dire qui pose un contenu de
pensée comme thèse, ni « savoir » : c'est une
réflexion spontanée de consciences, un cogito
préréflexif, contingence de la réflexion. Ainsi, sans
cette intention opératoire, toute activité et affectivité
sera inconscientes, si bien qu'il faudra ensuite vouloir volontairement exister
responsable pour qu'il y ait existence ou
conscience de responsabilité. C'est là
qu'intervient la liberté : ce phénomène est naturel
ou identitaire. En un mot, la liberté, sous cet angle, est toujours
individuelle, et donc éventuelle.
Dans la Nausée, Sartre écrit :
Ce matin à 8 heure et quart, comme je sortais de
l'hôtel Printania pour me rendre à la bibliothèque, j'ai
voulu et je n'ai pas pu ramasser un papier qui traînait par terre.
C'est
tout... Oui, mais, pour dire toute la vérité, j'en
ai été profondément impressionné : j'ai
pensé que je n'étais plus libre.2
Je n'ai pas pu ! Une métaphrase bien courante,
libre, existentielle. Ce n'est effectivement rien, or c'est tout. Il reprend
ensuite : « Je ne suis plus libre, je ne peux plus faire ce que je
veux. Les objets[...] ils sont utiles, rien de plus[...]et moi, ils me
touchent, c'est insupportable[...]une sorte de
nausée... ». Mais voir l'expression finale sur la
'SARTRE, Jean Paul, L'Existentialisme est un humanisme,
collection pensées, les éditions Nagel, Paris, 1946,
p.13.
2SARTRE, Jean-Paul, LaNausée,
Éditions Gallimard, 1938, p. 23, §2, p. 25.
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damnation de la liberté, tout ceci n'est qu'un
des chemins vers la liberté comme il avait été
édité et que l'on va voir plus tard : « toute existence
consciente existe comme consciente d'exister », expression existentielle,
déjà, de la liberté. La liberté est donc en quelque
sorte, une maîtrise de soi, ensuite et de près, une
responsabilité humaine.
En d'autres cas, un athées se trouve libre
étant lui-même rien d'autre que lui, avec indépendance et
non sans dépendance2 : il en faut un état, dont celui
d'un athée qui dixit « Si Dieu n'existait pas, alors tout serait
permis et le monde sombrera dans le chaos3 », qui
dixit que «Dieu n'existe pas »5, et qui dixit pourtant que
le mondeest là. Un monde « incohérent
»,qui n'adhère donc pas ensemble, mais qui est «
ordinaire », qui est conforme à un certain ordre. Cela
n'est que pour dire l'omis : l'homme et le monde, à la fois incitant
à se poser la question comme un être libre, et affirmant une
certitude que l'homme est une existence dans le monde, strictement
humaine, et indépendante des mondes.
Pour une liberté plus pragmatique, ceux qui
s'élèvent au-dessus des autres ont, déjà,
dépassé « la statue de la Liberté »4.
La liberté est en fait le caractère commun des hommes,
chaque homme étant personne ; c'est à dire : «
un néant d'êtres humains »5, puis la fm
ou « l'unité synthétique des moyens »6 de
l'être humain. Ainsi, la liberté est à la fois le principe
et le but des activités humaines : « elle est pure jouissance
d'elle-même »7, comme fin et moyen. À ce titre,
voici ce que Sartre dit : « (...) il est (..) faux que l'on doive
juger les moyens sur la fin et la fin sur les moyens(..)Il y a (..) des moyens
qui risquent de détruire la fin qu'ils se proposent de
réaliser(...) »3. Liberté est alors une
question de sens, de jouissance,... une certaine autonomie de la pensée
qui s'applique comme condition d'agir en toute situation et en tout état
quels qu'ils soient. Mais à vrai dire, « la personne n'est rien
d'autre que sa liberté »8 : elle est entendement,
conscience de liberté.
Ainsi donc, la liberté politique n'est qu'une
mystification, autant que la liberté de penser : la liberté
est la fin de l'exploitation de l'homme par l'homme, une
égalité humaine.
1 II est à souligner que l'athéisme
sartrien n'est qu'idéologique, et ne s'applique pour lui-même que
dans le cadre de l'existentialisme, et ainsi donc pour souligner le trait de
« l'existence humaine ».
z « Épictète, dans les chaînes ne se
révolte pas, c'est qu'il se sent libre, c'est qu'il jouit de sa
liberté. Dès lors, un état en vaut un autre (...) » -
Situations III, pp. 196-197.
a SARTRE, L'Existentialisme, Op.cit., p.5. [« Rien
ne sera changé si Dieu n'existe pas »].
4SARTRE, Jean-Paul, Situations III,
Gallimard, Paris, 1947, p. 87.
5 SARTRE, L'Être, Op.cit., p. 51.
6 SARTRE, Situations II, Op.cit., p. 308. SARTRE,
Situations III, Op.cit., pp. 196-197. 8 SARTRE, Situations II,
Op.cit., p. 26.
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En effet, quelle liberté aurait la pensée d'un
esclave s'il arrive jusqu'à rêver de sa liberté ? Pourtant,
Épictète était bel et bien libre sous ses chaînes !
Et quelle idée de se présenter égal à autrui en
fonction de sa liberté, puisque chacun est chacun et que chacun est
«personne» ? Ainsi, Sartre même écrit : « (...) la
Resistance fut une démocratie véritable : pour le soldat comme
pour le chef, même danger, même responsabilité, même
absolue liberté dans la discipline »l. S'il y a un
quelque rient entre l'acte et les motifs de cet acte, c'est
ceci la liberté : cette faculté commune et universelle d'affirmer
ou de nier, conférant la psychologie cartésienne au « choix
».3 La liberté est la simple humanité de chaque
être humain : une sensation du rien sauf la conscience
d'exister.4 Et par le mot « avenir », la
liberté (accompagnée d'actes) prend une dimension dans le temps :
l'avenir est la dimension des actes et de la libertés,
d'où c'est un but. La liberté en soi ne suffit ainsi donc
jamais pas en principe.
De façon plus concise, l'existentialisme étant
un mode de pensée sans contenu
prédéterminé, la liberté est un état de
conscience, une conscience d'être conscient de sa liberté. Elle
n'est pas pouvoir, elle est vouloir et faculté de jouir de ce vouloir
selon sa position. Qui voudrait être libre est donc libre, sauf que
vouloir cette liberté exige une grande responsabilité pour
qu'elle soit une véritable jouissance. Autrement, ce serait une
semblable d'illusion, à chaque fois : un risque voué à
échouer.
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