Université Rennes 2
UFR Arts Lettres et Communication. Département Arts
plastiques Master 2 Arts Plastiques
SCULPTURE ET VIDéO, MODES DE FABRICATION ET
PRéSENTATION : LE PROCESSUS D'UNE COALESCENCE DES FORMES.
Année universitaire 2011-2012
Kévin Fouasson Sous la direction de Pascale Borrel
Université Rennes 2
UFR Arts Lettres et Communication. Département Arts
plastiques Master 2 Arts Plastiques
SCULPTURE ET VIDéO, MODES DE FABRICATION ET
PRéSENTATION : LE PROCESSUS D'UNE COALESCENCE DES FORMES.
2
Kévin Fouasson Sous la direction de Pascale Borrel
Année universitaire 2011-2012
3
4
5
6
Table des matières.
Avant propos: quelques mots sur l'installation Spectres.
8
Introduction. 24
Artefacts et artifices: pour une image palimpseste. 26
La sculpture: processus de stratification. 26
La vidéo: recouvrement et altération. 27
La forme comme palimpseste. 29
Mode de présentation: l'installation vidéo
projection. 36
Instauration d'un dispositif de cohabitation. 36
Espace contaminant. 43
Le temps comme matériaux. 47
La durée de l'éternité. 47
Texture de la lenteur. 51
Des formes à l'agonie. 54
Renversements et retournements. 54
De l'obscurité à la coalescence des formes.
59
Informes figures humaines et sentiment d'effroi. 64
Ce qui lévite et ce qui rampe, ce qui nous
élève et ce qui nous abaisse. 68
Les présences du drapé. 68
Mise en scène pour des objets tabous. 73
Conclusion. 78
Annexes. 80
Le travail du son. 80
Entretien avec Ben Patterson. 82
La piste de la « vague figure ». 84
Bibliographie. 87
7
Vous trouverez, à la fin de ce mémoire, un dvd
contenant des vidéos et des photographies liées à
l'installation Spectres, ainsi que plusieurs autres
réalisations vidéos.
8
Avant propos : quelques mots sur l'installation
Spectres.
J'ai articulé toute la réflexion de ce
mémoire, et les recherches qui en résultaient, autour d'un projet
artistique particulier. Ce projet se présente sous la forme d'une
installation projection vidéo, composée de six sculptures
disposées dans l'espace, et d'un écran.
L'intérêt premier de cette installation est
qu'elle présente ensemble les deux médiums plastiques qui
composent ma pratique artistique. Cela me permet donc d'aborder à
travers ce mémoire non seulement les modes de productions relatifs
à chacun des deux médiums, mais aussi les liens et les effets
produits par le rapprochement de ces deux médiums en un même
espace mis en scène, celui de l'installation projection.
Avant de débuter ma réflexion, il m'a
semblé approprié de décrire formellement le dispositif de
l'installation, ainsi - et bien que je me soit appliqué à
toujours mettre en avant les conditions de l'installation tout au long de mon
discours - vous pourrez revenir sur ce texte, si vous éprouvez le besoin
de mieux visualiser certains aspects de ce dispositif. Ce texte à donc
pour objectif d'être un rappel des formes et des conditions de
présentation de la vidéo et des sculptures, au même titre
que les documents iconographiques et numériques présents au sein
de ce mémoire.
L'installation projection est donc constituée d'une
vidéo projetée sur un écran translucide de forme convexe.
Face à cet écran se trouvent trois sculptures à l'aspect
humanoïde, positionnée en triangle. Elles sont composées
d'un socle en métal et d'un corps en bois recouvert d'argile et de
tissu. Enfin trois autres sculptures de même nature sont disposées
contre le mur se trouvant à l'opposé de l'écran. Toutes
ces sculptures sont tournées en direction de l'écran de
projection.
Sur cet écran est donc projetée une vidéo
montrant un corps blanc statique flottant sur un fond noir. Toutes les six
minutes, cette figure se met en mouvement, puis reprend sa position initiale.
L'écran étant translucide, l'image vidéo philtre donc
à travers la toile et se retrouve projetée jusque sur le mur
opposé ainsi que les sculptures. De part et d'autre des sculptures
centrales se trouvent deux projecteurs lumineux, les trois autres sculptures
bénéficient quant à elles de la luminosité de la
projection vidéo. Le tout est accompagné d'une ambiance sonore
monotone fonctionnant en boucle au même titre que la projection
vidéo.
La projection vidéo s'effectue sur un écran de
180 cm suspendu à 20 cm du sol, en toile blanche, deux tiges
métalliques courbes lui confèrent sa forme convexe.
Cette toile blanche, matériau léger et
translucide, permet à la vidéo de se projeter au delà de
l'écran, sous une forme quelque peu altérée, jusque sur le
mur situé en face, ainsi que les divers éléments
environnants et aux éventuels spectateurs qui traverseraient le faisceau
lumineux.
Ainsi la projection vidéo ne se trouve pas réduite
à l'écran, mais occupe la quasi totalité de l'espace.
Cette occupation - ou cette contamination - de l'espace par la projection
vidéo vient amplifier un cer-
9
tain aspect théâtral de l'installation en
instaurant une atmosphère quelque peu étrange et spectaculaire en
affirmant le surgissement des figures au sein de l'obscurité
dominante.
La vidéo représente un corps enveloppé
d'une toile transparente légèrement laiteuse, on devine ainsi la
nature humaine de ce qui est recouvert. L'image souffre d'un fort contraste
entre le fond noir et la figure blanchâtre qui semble flotter dans
l'espace, à la manière d'un spectre. On notera également
le caractère altéré de cette image, obtenu par un
procédé de re-filmage et d'altération de la captation
vidéo lors du tournage, ainsi que par un traitement subit lors du
montage.
Les trois premières minutes de la vidéo montrent
un corps figé, sans identité, dont la position rappelle autant
celle du mort recouvert d'un linceul, que celle d'une figure statuaire
dressée face au spectateur qui pénètre dans
l'installation. Mais bien qu'il paraisse absolument inerte, ce corps en
lévitation possède pourtant un mouvement, celui d'une lente
respiration. Au bout de ces trois minutes, le mouvement s'amplifie, la
respiration se fait plus pressante, et progressivement, un voile lumineux et
translucide, provenant de la partie supérieure de l'image, vient
irradier le corps sans pour autant le dissimuler. Puis, et alors que le voile
se délasse, le corps se met soudainement à s'agiter, froissant
ainsi la toile qui l'emprisonne. Ce mouvement, perçu à travers la
toile, vient fortement perturber notre perception des formes du corps. Mais
alors que la figure devient presque informe, elle semble s'assagir, la
respiration saccadée se calme progressivement, et accompagnée
d'un rapide flou de l'image elle retrouve sa position initiale. Vient enfin un
troisième temps, identique au premier et qui, par un effet de boucle, se
confond avec ce dernier.
La vidéo fonctionne donc en boucle, ainsi cette courte
période d'agitation de l'image suis et précède de longs
moments de statisme. Cette projection instaure ainsi un rythme cyclique au sein
de l'installation, le temps est alors à éprouver dans sa
durée comme dans son apparente fixité. L'ambiance sonore qui
accompagne l'installation vient alors soutenir le statisme - ou le mouvement -
de la vidéo
projetée.
Ces sculptures, mesurant entre 100 cm et 150 cm, ont vocation
à évoquer une forme humaine, mais ici l'humain est réduit
à une saillie, simple forme érectile dont la stature figée
rappelle celle d'un gardien, d'une vigie toute entière
dédiée à sa tâche. Ces figures humanoïdes,
penchant parfois en avant, emportées par un élan qui s'est
fané, semblent vouloir nous parler d'un temps perdu, d'un temps
figé. Ce temps est celui de leur réalisation, qui par des couches
successives de matériaux, bois, terre, tissu, pigment, encre, produit un
effet plus pictural que sculptural. C'est aussi la durée du
séchage des couches inférieures entre chaque ajout de
matériau, qui apporte à la sculpture ses fissures et ses
incidents de matière sur lesquels il faut sans cesse revenir. Le travail
de la fluidité est omniprésent, l'utilisa-tion de tissu
imbibé d'argile liquide, permet l'élaboration de drapés
offrants des formes organiques et charnelles. L'élaboration de ces
sculptures s'effectue donc dans une logique de retour, de retouche, de
recouvrement et d'altération.
Au sein de l'installation, les sculptures sont
disposées en deux groupes. Le premier groupe rassemble les sculptures
que j'appelle « statiques», c'est-à-dire celles dont la
position évoque un personnage figé,
10
en observation, à l'image d'une vigie. Ces sculptures
« statiques » sont disposées dos au mur situé face
à l'écran.
Le second groupe de sculptures est composé de trois
sculptures que j'appelle « penchées », c'est-à-dire
qu'elles sont légèrement courbées, évoquant un
élan vers l'avant. Elles sont disposées comme si elles
s'avançaient vers l'écran, à la manière du
spectateur pénétrant dans la salle et s'approchant de la
projection.
Le spectateur déambule donc parmi ces statues vaguement
humaines, stoppées dans leur élan, et qui réceptionnent
les derniers résidus de la projection, tout en se retrouvant face
à un écran sur lequel est projetée une scène
presque arrêtée, se mettant en action de manière
cyclique.
Plan de l'installation Spectres
1/ vidéo projecteur
2/ enceintes
3/ écran translucide
4/ groupe central de trois sculptures
5/ projecteurs lumineux
6/ second groupe de trois sculptures, aligné contre le
mur
11
Photographies réalisées par Morgane
Léonard lors de la mise en place de l'installation Spectres, le
23 novembre 2011 à l'Université Rennes 2. Cette version de
l'installation comp-portait deux projections vidéos identiques.
12
13
14
Photographies réalisées lors de l'expostion
«Spectres». Espace M, Université Rennes 2 (du 24 au 27 janvier
2012)
15
La vidéo
7'00, couleur, son, boucle
16
17
18
Les sculptures
Argile, bois, tissu, encre, pigment, métal de 100 cm
à 150 cm
19
20
21
22
23
Photographies réalisées lors de l'exposition
«Anisédora», Blaison Gohier, septembre 2012.
24
Introduction.
« La matière est éternelle, non l'aspect.
Tout sur la terre est perpétuellement pétri par la mort,
même les monuments extra-humains, même le granit. Tout se
déforme, même l'informe.» Victor Hugo, Les travailleurs
de la Mer
Sculpture et vidéo, modes de fabrication et
présentation: le processus d'une coalescence des formes.
Au commencement il y a une fuite. Fuite vers la
matière, vers le palpable.
S'écarter de la vidéo pour se plonger dans le
travail sculptural a été pour moi une façon de mettre
cette première pratique entre parenthèse. J'avais alors
remarqué ma tendance à tourner en rond dans mon travail
vidéo, il me fallait donc faire un retour vers la matière, et
enfin endurer les exigences de la matérialité.
Jusqu'alors liée à l'image évanescente,
à la projection et aux effets de mise en scène, ma pratique a
dû s'adapter au mode sculptural. Mais, alors que je débutais la
sculpture, je ne cherchais pas à transposer dans ce médium ce que
j'avais déjà fait en vidéo. Bien au contraire, j'ai
d'abord cherché à fuir la vidéo et tout ce que je savais
d'elle, j'ai voulu me perdre dans la sculpture et me confronter à mon
absence de maitrise dans ce nouveau médium.
Au début bien sûr, ce ne fut pas très
concluant. Les formes lisses, la précision des gestes et la douceur de
l'argile ne me satisfaisaient pas. Je cherchais un rapport à la
matière plus brutal, plus primaire, moins maitrisé. J'en suis
donc venu à fabriquer des sortes de totem, en utilisant du bois, de
l'argile et du tissu. Après quelques essais, je commençais enfin
à obtenir des formes concluantes. J'ai donc continué à
fabriquer ces totems, que j'appelle aussi des vigies, et je les ai
déclinés sous différents formats tout en employant divers
matériaux.
Lors de ces moments de retraites, enfermé dans mon
atelier, l'expérience physique de la sculpture s'est mêlée
à une véritable expérience visuelle. La couleur de
l'argile, des encres et des pigments, le drapé des tissus, la
rugosité du bois, la confusion entre les mains agissantes, recouvertes
de terre rouge, et la matière informe et cramoisie ; tout m'appelait
alors à effectuer un retour vers l'image, un retour qui se ferait plein
de cette nouvelle expérience.
Ainsi, après ce passage par la matière,
après cette incarnation, je suis revenu progressivement à la
vidéo (tout en continuant la sculpture), avec l'intime conviction que
ces deux médiums n'étaient pas si éloignés, ou du
moins que mes pratiques de la sculpture et de la vidéo se
rapprochaient.
Et ce rapprochement, ces passerelles qui se tendent entre ces
médiums, je l'ai nommé
25
coalescence des formes. La coalescence est la rencontre,
l'union parfois contre nature, entre des éléments
séparés.
Les formes se rapprochent, s'affrontent, s'allient et se
mêlent, et finissent parfois, contraintes par la puissance du choc, par
se confondre.
Or, si cette coalescence des formes est vraie pour les
matériaux qui composent la vidéo et la sculpture, elle l'est
également pour la vidéo et la sculpture entre elles.
J'ai donc décidé de les présenter en un
même espace, ce qui permettrait de les appréhender non pas l'une
à côté de l'autre, mais ensemble, organisées l'une
en fonction de l'autre. Cet espace de présentation, de mise en
scène, où la sculpture rencontre la vidéo, prend alors la
forme d'une installation-projection-vidéo.
Il s'agit donc, à travers ce dispositif, de rendre plus
visibles, plus appréhendables les liens tissées entre les
matériaux et entre les différents avatars de ma pratique.
A travers cette approche d'abord plastique de mon travail, ce
questionnement relatif à ce qu'il y a à voir, à toucher,
à ressentir, j'ai voulu comprendre ce qui se manifeste lors de la
rencontre entre ces médiums.
Je me suis donc intéressé, en premier lieu, aux
modes de fabrication employés tant en vidéo qu'en sculpture, et
aux similitudes que présentent ces divers procédés.
L'aboutissement formel de ces processus singuliers, donnant à voir ce
que je nomme des images palimpsestes.
J'ai ensuite abordé les questions relatives au
dispositif de présentation des deux médiums. Comment les faire
cohabiter ensemble malgré leurs différences ? Mais
également, comment penser cet espace de mise en scène au
delà du lieu, et quel rapport particulier instaure-t-il entre les
éléments exposés et le spectateur?
Après ces questions liées à l'espace, je
me suis penché sur la notion du temps comme matériau. Entre le
temps figé des sculptures et le temps cyclique de la vidéo, on
trouve celui de l'éternité, mais également celui de la
lenteur qui déforme.
Ces déformations, ces formes condamnées à
l'agonie tant par leurs processus de fabrication que leur mode de
présentation, m'ont mené jusqu'à la notion d'informe et au
sentiment « d'inquiétante étrangeté » qui s'en
dégage.
Ces formes s'effondrant sans cesse sur elles-mêmes,
entre perdition et affirmation, maintenues dans un équilibre
précaire aux frontières de la défiguration, sont donc
celles du surgissement de l'étrange, de la fascination et du
dégout, du repos froid de la pierre et des palpitations infâmes de
la chair, de ce qui voudrait nous élever en nous tirant toujours plus
vers l'abîme.
26
Artefacts et artifices : pour une image palimpseste.
Avant d'observer les interactions, et leurs effets tant
plastiques que sémantiques entre les différents
éléments présents dans l'installation, il est important de
noter que ces objets sont tous fabriqués. On ne trouvera donc aucun
objet naturel ou adhérent au lieu d'exposition. On se trouve en
présence d'objets et de matériaux artificiels qui, lorsqu'ils
sont assemblés et qu'ils fonctionnent ensemble, se présentent en
tant qu'artefacts.
C'est donc d'abord, par l'analyse des processus de leur
fabrication qu'il convient d'apprécier les liens formels et plastiques
qui se tissent entre eux. Qu'il s'agisse de la vidéo ou des sculptures,
on retrouve des opérations formelles identiques; travail de retour, de
recouvrement, de superposition et d'altéra-tion.
La sculpture: processus de stratification.
Pour la réalisation des sculptures, sont
utilisées différentes sortes d'argiles, ce qui permet de
bénéficier de plusieurs teintes, du tissu, du bois, et divers
éléments métalliques (fil de fer, clous).
Le squelette de la sculpture se présente sous la forme
d'un morceau de bois, le plus souvent une branche ou un tronc (de 100 cm
à 150 cm de hauteur pour une circonférence ne dépassant
pas 20 cm). C'est cette pièce de bois qui donnera l'orientation
corporelle de la sculpture, massive, droite et rigide, ou frêle et
penchée vers l'avant. Si la surface de cette pièce de bois n'est
pas suffisamment irrégulière, elle sera travaillée dans le
but de créer des fissures, des creux et des entailles. Cette
démarche d'altéra-tion du bois permet à l'argile une
meilleure adhérence sur le support. Ensuite, viennent les phases de
recouvrement du bois, des pièces de tissu imbibées de terre et
d'eau ainsi que des morceaux d'argiles sont appliqués. Ces
éléments tiennent soit par adhérence au bois, ou bien sont
noués et cloués.
Entre chaque phase de recouvrement, il faut un certain temps
de séchage, d'une ou de plusieurs heures à quelques jours, le but
étant de laisser l'argile sécher intégralement; ainsi des
fissures se forment, des craquelures fragilisent certains endroits, et les
tissus imbibés sont devenus solides. S'ensuit alors un nouvel ajout
d'argile qui tiendra compte des divers incidents de matière
provoqués par le séchage. Ces différentes phases de
travail impliquent donc un rapport à la sculpture qui s'inscrit dans la
durée et dans une certaine forme du « laisser agir ».
Laisser agir le temps, le séchage, la matière
qui s'affaisse, le liquide qui s'écoule, le tissu qui se fige. Entre
chaque retour sur la sculpture, sont effectuées des actions de grattage,
de gravure, d'altération, de coulure d'encre ou de terre diluée
et d'application de pigment. Par un processus d'ajout, de
détérioration, de recouvrement, de coulure, la forme mouvante,
instable tend vers la figure. Au grès des accidents, des craquelures de
la terre qui sèche, des drapés du tissu, quelque chose d'humain
semble se manifester, comme arraché à la matière.
Mais c'est véritablement cette action spécifique
de recouvrement qui est à l'origine de l'effet plastique final. Chaque
ajout, chaque couche de matière vient amplifier une forme
première, ou vient l'effacer,
27
mais cette accumulation relève bien d'une action de
retour sur la sculpture. Et si l'on ne peut constater visuellement, et avec
précision, la hiérarchisation chronologique de chaque strate, le
rendu final permet néanmoins de juger de ce processus de
recouvrement.
Il faut également noter que cette stratification des
couches de matières donne aux sculptures un aspect usé, comme
s'il s'agissait d'objets anciens. Les formes sont accidentées et
incertaines, le drapé du tissu peut tout aussi bien évoquer un
vêtement qu'un pli de chairs, les effets de matières, les
coulures, les déchirures, nous révèlent l'action du
sculpteur, mais nous évoquent également les outrages d'un corps
martyrisé ou flétri par le temps.
Dans ces sculptures, c'est donc bien le processus de
stratification qui, établissant une figure aux formes
abîmées et parfois inquiétantes, instaure chez le
spectateur qui les contemple, un trouble, une incertitude sémantique.
La vidéo: recouvrement et altération.
Comme pour les sculptures, la réalisation de la
vidéo a nécessité plusieurs phases. Et c'est par des
procédés assez proches de ceux employés pour le travail
sculptural, que j'ai obtenu le rendu final de la vidéo.
Dès le tournage, les notions de recouvrement et
d'altération de la figure filmée furent mises en pratique. Le
modèle féminin, vêtu de sous vêtements blancs,
était allongé au sol, sur le dos, et enveloppé dans une
bâche translucide de manière à recouvrir entièrement
son corps. La pièce était plongée dans le noir, seule une
lampe, située derrière la tête du modèle,
éclairait la scène d'une manière très
contrastée qui, tout en accentuant les drapés de la bâche,
avait pour effet d'aplatir les reliefs de la figure.
La caméra, sur pied et surélevée de
manière à filmer en plongée, se trouvait au niveau des
pieds du modèle. La capture vidéo fut par ailleurs
réalisée en un seul plan séquence de sept minutes, pendant
lequel la caméra fixe filmait le modèle immobile. Et c'est durant
les deux dernières minutes de capture que, répondant à mes
instructions, le modèle se mit en mouvement. Je n'intervins directement
sur la capture vidéo qu'une seule fois, en soufflant sur l'objectif de
la caméra pour le recouvrir de buée. Ainsi, durant cette
première mise en scène, tout est mis en oeuvre pour que l'image
filmée, dès sa capture originelle, soit perçue comme de
mauvaise qualité (flous, forts contrastes, pixellisation). Mais c'est
véritablement lors du traitement de l'image obtenue après la
capture, c'est à dire lors du montage, que le processus
d'altération de l'image a été mis en oeuvre.
Le montage consista tout d'abord en une première
transformation de la matière brute qu'est l'image filmée, me
permettant ainsi d'établir l'organisation générale de la
vidéo. De la séquence montrant le modèle immobile, j'ai
tiré une minute que j'ai ralentie au tiers de la vitesse réelle.
J'ai ainsi obtenu les trois minutes de la première partie de la
vidéo. J'ai fait de même avec une autre minute tirée de
cette même séquence initiale pour obtenir la troisième
partie de la vidéo. Quant à la séquence de deux minutes
montrant le modèle en mouvement, j'en ai sélectionné les
plans les plus percutants, et j'ai accéléré certains
passages ou j'ai inversé la vitesse d'autres. Par exemple, le plan
montrant la buée recouvrant le champ de l'image vidéo, a subi un
inversement et une accélération de sa durée. Ainsi, la
28
buée présente sur l'objectif et qui
s'évapore change de nature et devient un voile lumineux et transparent
qui, par le procédé d'inversement, vient recouvrir le champ de
l'image, du haut vers le bas. Il apparaît alors comme un filtre entre
l'objet filmé et l'objectif, tout en affirmant ce que le fond noir ne
révélait pas jusqu'à présent, c'est à dire
l'orientation et la provenance de la lumière dans la scène.
Les passages entre les plans ont été
pensés comme des glissements d'une image dans une autre. J'ai donc
usé de fondus entre les plans pour que leur succession se fasse avec
fluidité. Ce procédé permet également, durant
quelques secondes, d'avoir des images superposées, l'une cédant
sa place à la suivante au grès d'une transparence progressive.
J'ai également réduit la saturation des couleurs
jusqu'à ne plus obtenir que des gris, et j'ai augmenté les
contrastes tout en diminuant l'exposition lumineuse de l'image. Ainsi, les
ombres de la scène filmée sont devenues des zones d'un noir
profond, apparaissant comme de véritables espaces de vide dans l'image.
Vides noirs d'où surgissent les formes blanchâtres du
modèle enveloppé, véritables vestiges, morceaux de corps
en survivance qui résistent là où le reste de l'image se
perd. Mais, à ce stade, le travail a essentiellement porté sur la
séquence centrale de la vidéo, la période d'agitation,
où, comme dans mon travail sculptural, j'ai entamé un processus
de recouvrements et de superpositions. Ainsi, des images qui se trouvaient les
unes à la suite des autres dans le premier montage se sont
retrouvées superposées entre elles. Elles perdaient alors leurs
qualités respectives et individuelles pour entrer dans une logique de
transparence et d'altération réciproque. Cette superposition des
images vidéos donne donc naissance à une nouvelle image où
le mouvement confus mais démultiplié se perçoit par un jeu
de transparences entre les différents niveaux des images
superposées. Ces dernières sont alors comparables à de
fines peaux translucides, collée les unes sur les autres, toutes
différentes et pourtant presque semblables, au travers desquelles se
trouve perceptible la légère palpitation d'un corps. Une fois ces
opérations réalisées, j'obtenais un second montage
présentant une image vidéo de plus en plus éloignée
de l'image originelle.
L'étape finale du montage consista donc à
accentuer l'altération de l'image vidéo, déjà
entamée par les précédents procédés. Et
cette fois, plutôt que de passer par un logiciel de montage pour obtenir
les effets désirés, je me suis servi des médiums propres
à la vidéo, et de leurs défauts, c'est à dire du
caméscope, et de l'écran d'ordinateur. J'ai donc filmé
à l'aide de mon caméscope la vidéo obtenue après la
seconde phase de montage, sur mon écran d'ordinateur. Je n'ai eu
qu'à regarder le tout, et ma seule intervention fût
d'éteindre le caméscope à la fin de la vidéo. De ce
re-filmage, j'obtins une image vidéo légèrement plus floue
que l'originale, mais surtout, le jeu des pixels de l'écran se trouvait
visible grâce à l'enregistrement du caméscope. Alors que
l'écran montre une image lisse et nuancée de gris, fidèle
aux traitements qui lui ont été prodigués, l'image
vidéo obtenue après capture révèle la trame de
l'écran - il s'agit de légères stries rapprochées
barrant l'image verticalement - ainsi qu'une légère teinte
bleutée produite par l'écran. On observe également sur
cette image nouvelle quelques flous correspondant aux efforts de mise au point
du caméscope, des nuances de couleurs très faibles (violet, vert
et bleu) dues à la réinterprétation du caméscope
des pixels blancs de l'écran.
L'image vidéo finale se trouve donc être le
résultat d'une succession d'interventions : qu'elles résident
dans la mise en scène particulière lors de la capture
vidéo ; qu'elles s'articulent à travers l'usage d'un
1 Françoise Parfait, Vidéo : un art
contemporain, Paris, Editions Du Regard, 2001, p.125.
2 Ibid, p.97.
29
logiciel de montage informatique et de ses outils de
modification, soit de l'image elle même, soit de sa durée; ou
encore qu'elles découlent directement de l'utilisation du médium
vidéo et des défauts qui lui sont inhérents. Et c'est bien
cette accumulation d'effets qui, finalement, à travers son rendu
plastique, témoigne d'elle-même de son propre processus de
réalisation.
La forme comme palimpseste.
Suite à ces deux descriptions du travail sculptural et
du travail vidéo, on constate qu'il existe des procédés et
des opérations plastiques communes à ces médiums tels que
je les pratique.
Ainsi, ces opérations se retrouvent-elles au sein de
deux processus principaux, consistant dans un premier temps à user des
spécificités matérielles des médiums
employés, et dans un second temps à effectuer des
opérations de retour sur l'objet façonné: re-filmer et
remonter la vidéo; retoucher, recouvrir ou gratter la surface de la
sculpture après séchage.
Il convient donc de considérer l'image vidéo
comme un matériau à part entière, au même titre que
l'argile servant de matière première à la sculpture; et
tout comme l'argile, la matière vidéo peut être
travaillée, modelée, abîmée. Cette matière
vidéo présente des caractéristiques qui lui sont propres,
et qui se manifestent sous deux formes dominantes : temporelle et spatiale.
Ainsi, l'image produite relève des perpétuelles fluctuations et
rencontres entre ces deux registres. L'image vidéo n'est donc jamais
arrêtée, jamais vide, elle est le produit d'un flux continu.
Françoise Parfait indique, dans son ouvrage Vidéo: un art
contemporain, que « l'image vidéo est travaillée dans sa
nature même et dans sa structure par des microphénomènes
d'apparition et de disparition qui font qu'à aucun moment elle n'est
fixe et entière. L'image vidéo est toujours
disparaissante1 ».
Et elle va plus loin en posant l'idée d'une
matière vidéo indépendante de toute idée d'image ou
de figuration, sorte de magma pictural:
« L'image vidéographique préexiste à
toute représentation mimétique qu'elle pourrait figurer : c'est
l'écran de neige qui apparaît dès que l'écran
s'allume, dès que le dispositif (télévision ou
caméra) est branché, lorsque les programmes sont terminés
mais que la machine reste activée. Cette neige électronique,
véritable matrice vibratile, potentiellement pleine de toutes les images
du monde, figure un état primitif de l'image, un état de celle-ci
avant sa réalisation en tant qu'apparence: la neige comme devenir-image,
élément, aliment dont sera faite la chair de
l'image2.»
Ces propos montrent bien qu'une approche de la vidéo en
tant que matériaux est possible; et même que l'on peut
considérer le signal zéro de l'image vidéo, ce que
Françoise Parfait appelle la neige électronique, comme
l'état original de cette matière aux capacités de
mutations infinies.
On peut faire ce constat, d'un traitement de la vidéo
en tant que matière, dans la vidéo de Pi-pilotti Rist, I'm
Not The Girl Who Misses Much de 1986. Cette célèbre
vidéo-performance montre l'artiste se mettant en scène.
Maquillée et habillée d'une robe noire laissant apparaître
sa poitrine, elle entame une danse gesticulante devant l'objectif fixe de la
caméra.
30
Ce qui nous intéresse ici ce n'est pas le sujet de la
vidéo, mais sa facture, son rendu plastique: l'aspect flou des images
donne l'impression de voir la danseuse à travers un voile. Les couleurs
virent parfois à la monochromie criarde, l'image accélère
et ralenti, donnant à la danseuse l'aspect d'un pantin s'agi-tant
frénétiquement. De plus, il faut noter que la bande vidéo
semble de mauvaise qualité ce qui nous renvoie à l'aspect
construit de l'image vidéo.
Pipilotti Rist
I'm Not The Girl Who Misses Much, 1986, vidéo
monocanal, couleur, son, 5'00.
Cette mauvaise qualité, et ce voile flou qui semble
jeté sur l'image ne sont pas les seuls éléments
perturbateurs qui viennent altérer la qualité plastique de la
vidéo. Ces perturbations se manifestant par des stries horizontales qui
traversent l'image de haut en bas tout en la déformant et en modifiant
les couleurs. Elles témoignent d'un procédé
d'accélération imposé à la bande vidéo,
cette accélération étant aussi perceptible dans le son
aigue de la voix de l'artiste. Et c'est le son qui vient également
perturber le flux vidéo et déformer l'image du corps de l'artiste
: alors que l'artiste, toujours en accéléré, continue de
chanter et de danser, l'image se fige en suivant de gauche à droite
l'évolution en dents de scie d'une courbe qui semble inscrire sur
l'image - à la manière d'un oscilloscope - les effets du son de
la voix de l'artiste; cette perturbation entrainant une nouvelle
déformation de l'image.
Enfin, il faut noter que ces manifestations
déformatrices qui interviennent dans l'image, s'inscrivent dans la
durée de la vidéo, comme pour mieux la rythmer; lorsque l'image
est entièrement griffée et figée dans sa
difformité, un retour sur l'image originelle est immédiatement
opéré, et cette nouvelle
31
image subit le même sort que la
précédente. Cette logique d'altération de l'image, jusque
dans une exagération par la répétition des parasitages et
des déformations entraînés par la superposition de
manifestations sonores et picturale, nous montre de manière presque
obscène, les dessous de l'image vidéo. Avec I'm Not The Girl
Who Misses Much, Pipilotti Rist semble donc s'amuser à malmener la
matière vidéo dans le but de révéler au spectateur
les propriétés relevant de la matérialité de ce
médium.
Ainsi, les actions plastiques analogue produisent des images
vidéo et sculpturales aux multiples couches superposées et
à l'aspect altéré, qui mettent en évidence la
matérialité propre aux deux médiums. Ces deux images
instaurent donc un lien entre elles non seulement par l'usage de
procédés plastiques analogues, mais aussi et surtout par l'effet
obtenu, et grâce auquel nous pouvons les considérer en tant
qu'images relevant d'une logique du palimpseste.
A l'origine, le terme palimpseste, provenant du grec «
Palimpsêstos, gratté pour écrire de nouveau, de
palin, de nouveau, et psan, gratter », est
utilisé pour désigner un « manuscrit sur parchemin d'auteurs
anciens que les copistes du Moyen Age ont effacé, puis recouvert d'une
seconde écriture, sous laquelle l'art des modernes est parvenu à
faire reparaître en partie les premiers caractères 3.
» Ainsi, un palimpseste se présente sous la forme d'une
accumulation de textes ou de dessins résultant d'une succession de
recouvrements des couches inférieures. Cette accumulation altère
donc l'utilité première du parchemin, qui est d'être le
support d'une écriture lisible.
Mais si l'objet, de par cette accumulation de signes, en
trouve son utilité première annulée, et son statut
altéré, il présente néanmoins une mine d'indices
superposés nous renseignant sur l'élaboration chronologique qui
en a fait un palimpseste.
De la même façon, dans la vidéo comme dans
la sculpture, la superposition des images, ou l'accumu-lation de couches de
matière vient altérer l'uniformité et la lisibilité
de l'objet tout en nous offrant la possibilité, par l'observation de
leur rendu plastique, de juger de leurs procédés de
fabrication.
La forme comme palimpseste pose donc la question du
médium, de ses atouts, de ses limites, de ses effets, mais elle
interroge également notre rapport à l'image. Que dit-elle d'autre
qu'une image lisse, qu'une image propre?
C'est à travers l'étude des oeuvres du peintre
et sculpteur américain Cy Twombly 4, que Roland Barthes
apporte une analyse de ce procédé employé par l'artiste
consistant en des tentatives de recouvrement et de dissimulation de formes par
d'autres , et qu'il nomme la salissure.
« La salissure : j'appelle ainsi les
traînées, de couleur ou de crayon, souvent même de
matière indéfinissable, dont Twombly semble recouvrir d'autres
traits, comme s'il voulait les effacer, sans le vouloir vraiment, puisque ces
traits restent un peu visibles sous la couche qui les enveloppe; c'est une
3 Emile Littré, Le nouveau Petit Littré,
Paris, Editions Garnier, 2009, p.1439.
4 « Depuis plus d'un demi siècle, Twombly
«écrit» la peinture. Les traits hâtifs qu'il inscrit
à la surface, sou-
vent de façon parcellaire, rehaussés de
collages ou de crayon de couleur, établissent une tension, comme si la
peinture ne pouvait supporter son accomplissement. »
Alfred Pacquement, Cy Twombly, cinquante années de
dessins, catalogue d'exposition, Paris, Gallimard/ Centre Pompidou, 2004,
p.13.
32
dialectique subtile: l'artiste feint d'avoir «
raté » quelque morceau de sa toile et de vouloir l'effacer; mais ce
gommage, il le rate à son tour; et ces deux ratages superposés
produisent une sorte de palimpseste: donnent à la toile la profondeur
d'un ciel où les nuages légers passent les uns devant les autres
sans s'annuler5».
Il n'est sans doute pas anodin que Barthes emploie le terme de
salissure pour désigner les opérations formelles de Twombly dans
sa peinture. En effet, le mot salissure désigne non pas ce qui est sale,
mais ce qui salit, c'est à dire ce qui rend sale, ce qui
détériore et qui avili. L'action de Twombly s'inscrit donc bien
dans cette détérioration des formes en cela qu'il ne mène
pas son geste de recouvrement jusqu'au bout, et demeure dans une
indétermination du résultat. On voit ce qu'il est censé
dissimuler autant que ce qui est sensé être dissimulé.
Là encore, le rendu pictural final témoigne des opérations
plastiques de l'artiste.
Pour Barthes, ces formes altérées sont porteuses
d'un discours sur elle-même, et il explique que « le fait, dans sa
pureté, se définit mieux de n'être pas propre. Prenez un
objet usuel : ce n'est pas son état neuf, vierge, qui rend le mieux
compte de son essence ; c'est plutôt son état
déjeté, un peu usé, un peu sali, un peu abandonné:
le déchet, voilà où se lit la vérité des
choses6.»
Et cette « vérité des choses » dont
parle Roland Barthes, n'est autre que la somme des procédés
constituants précisément la genèse de ces choses. C'est en
cela que l'objet impur, abîmé et usé, qui nous
dévoile sa trame ou ses entrailles, se rapproche de l'image palimpseste
qui, par sa nature même révèle ses procédés
de fabrication. A travers notre regard, l'essence de l'image ou de l'objet se
ressentirait donc bien plus s'ils ne sont pas vierges, mais s'ils sont, au
contraire, porteurs de stigmates révélateurs - de leur
fabrication ou de leur utilisation.
Ce statut fragile - celui de l'objet abîmé et
dont l'aspect pourtant enlaidi lui confère des airs
d'honora-bilité - d'ordinaire concédé aux objets anciens,
détériorés par le temps et l'usage, tels que les
parchemins palimpsestes; est ici directement attribué et appliqué
comme mode de production à des oeuvres, qu'elles soient vidéo,
picturales ou sculpturales.
Mais si l'aspect quelque peu repoussant de ces images
témoigne de leurs processus et de leurs procédés de
fabrication, il a une dernière fonction, qui est la mise en
évidence des matériaux qui les composent. Dans la vidéo de
Pipilotti Rist, le rendu plastique de l'image témoigne tout autant des
procédés et des effets imposés à l'image (montage,
modification de la durée, du son et de la couleur), que du
matériau que constitue cette image vidéo en tant que flux
malléable.
Et il en va de même dans la peinture de Twombly,
où « ses modes opératoires font la part belle à tout
ce qui est écorné, arraché, ridé, froissé,
chiffonné, mâchouillé et maculé. Ses instruments
eux-mêmes forment une panoplie rocambolesque de créateur d'art,
aussi éloignée que possible de tout ce qui concourt à la
mystique esthétique : crayons 4H de supermarché, stylos à
bille, pastels gras et peinture industrielles7.»
5 Roland Barthes, L'obvie et l'obtus, Essais critiques III,
Sagesse de l'art, Paris, Editions Du Seuil, collection
« Tel Quel », 1982, p.165.
6 Ibid.
7 Alfred Pacquement, Cy Twombly, cinquante années de
dessins, op. cit., p.27.
33
Cy Twombly
Sans titre, 1957, peinture industrielle et mine de plomb
sur papier, 69 x 98,3 cm.
34
Cy Twombly
Apollo and the artist, 1975, peinture à
l'huile, pastel gras, mine de plomb et collage sur papier, 142 x 128 cm.
Mars and the artist, 1975, peinture à l'huile,
pastel gras, mine de plomb et collage sur papier, 142 x 128 cm.
35
Twombly, de part son processus de création, permet donc
au spectateur se trouvant devant le tableau, de mener son enquête en
observant les formes figurées, et d'en déduire les
matériaux et les outils graphiques utilisés par le peintre.
« L'art de Twombly consiste à faire voir les
choses: non celles qu'il représente (c'est un autre problème),
mais celles qu'il manipule : ce peu de crayon, ce papier quadrillé,
cette parcelle de rose, cette tâche brune », précise Barthes,
en concluant qu'une telle démarche artistique a pour effet de « de
faire apparaître, toujours, en toutes circonstances (en n'importe qu'elle
oeuvre), la matière comme un fait (pragma)8.»
L'image palimpseste se perçoit donc ici comme
abîmée, usée par une action qui s'inscrit dans le temps,
où l'accumulation de strates, sous forme de retours et d'ajouts, a pour
effet premier une mise en avant des matériaux employés.
Alors qu'il est généralement admis que le
procédé « doit être une genèse effacée
par la belle apparence de l'oeuvre sous peine d'être
dévalué comme `ficelle'
9», la forme comme palimpseste révèle et
affirme par son aspect esthétique sa propre genèse. La logique du
palimpseste, c'est celle d'un dévoilement des procédés,
des actions de l'artiste. L'image palimpseste est donc une image qui
témoigne, qui montre son essence et sa vérité dans son
altérité.
La matière, qu'elle soit terre ou lumière,
s'offre à nous en tant que corps mutilé, et nous invite à
considérer l'aspect fragmenté et malmené de l'image
palimpseste. Sculptures et vidéos s'affirment donc comme des formes
résidant dans un état de fragilité constant. La
matière vidéo, comme l'argile, s'expose comme matière
fluctuante et instable, toujours en proie à de possibles variations et
altérations. Ces formes arrêtées, figées dans leur
évolution, témoignent d'un processus ambigu, où l'on ne
sait plus très bien si elles étaient en train de se construire ou
de se détériorer.
8 Roland Barthes, L'obvie et l'obtus, Essais critiques III,
Sagesse de l'art, op. cit., p.164.
9 Etienne Souriau, Vocabulaire d'esthétique,
Paris, Presses Universitaires de France, Editions Quadrige,
2010, p.1240.
36
Mode de présentation : l'installation
vidéo projection.
Instauration d'un dispositif de cohabitation.
Pratiquer la vidéo ainsi que la sculpture ne semble
à priori pas contradictoire. Bien qu'il s'agisse de deux médiums
éloignés tant par leur forme que par les savoirs faires qu'ils
réclament, les pratiquer parallèlement permet une exploration
variée et complémentaire de formes plastiques. Mais lorsque l'on
cherche à exposer ces deux types de productions ensemble, les
contraintes respectives des deux médiums se font grandement
ressentir.
En effet, là où, pour être vue, la
vidéo réclament de l'obscurité, la sculpture à
besoin de lumière. De même, lorsque la vidéo se
présente au spectateur sous le mode de la frontalité, la
sculpture peut nécessiter de ce dernier qu'il se déplace pour en
observer tous les volumes.
Présenter dans un même lieu sculpture et
vidéo pose donc deux problèmes, celui de la gestion de la
lumière, et celui de l'organisation spatiale.
La sculpture est avant tout un art du volume qui existe sous
le mode de la trois-dimension, c'est à dire qu'elle est
appréciable au sein de notre propre espace, et perceptible en fonction
d'une hauteur, d'une largeur et d'une profondeur. Mais si la sculpture est un
art du volume, elle est surtout un art de la monstration de ces volumes.
On a pu apprécier le traitement brut des volumes des
sculptures de Georg Baselitz, lors de l'exposition Baselitz Sculpteur
au Musée d'Art Moderne de Paris10.
Dès les premières oeuvres exposées - des
sculptures grandeur nature, telle que Modell für eine Skulp-tur,
datant de 1980 - les spectateurs étaient invités, de par la
scénographie de l'espace d'exposition, à se mouvoir autour des
oeuvres afin de mieux les appréhender. Modell für eine Skulptur
se présente sous la forme d'un personnage taillé à la
hache semblant s'extraire d'un bloc de bois. Le personnage est figé dans
une posture ambiguë, à la fois couché et assis, levant un
bras vers le ciel. Renforçant l'aspect de brutalité que
dégage le traitement sculptural, de la peinture rouge et noire souligne
grossièrement les membres du personnage. Cette sculpture,
séparée du sol par un socle discret, tranche radicalement d'avec
la salle d'exposition typiquement white-cube. Il nous faut contourner cette
figure aux accents primitifs, prendre du recul, et multiplier les points de vue
pour l'apprécier pleinement, et constater à quel point chaque
impact dans le bois témoigne du geste puissant de l'artiste.
Plus tard dans l'exposition, se trouvent des sculptures plus
récentes, et bien plus imposantes, qui dominent et écrasent les
visiteurs par leur taille et leur masse. Les autoportraits monumentaux,
Volk Ding Zero et Dunklung, Nachtung, Amung Ding, datant de 2009,
représentent des personnages assis en posture de réflexion ou
d'ennui, une main soutenant la tête grossièrement sculptée,
les yeux évoqués par des taches blanches dégoulinantes;
ils sont affublés de chaussures à talon, d'un phallus
férocement cloué à l'entre jambe, et d'une casquette sur
laquelle est écrit le mot « zéro », évoquant une
entreprise de matériel pour peintre en bâtiment ayant fait
faillite. Dans le cas de Dunklung, Nachtung,
10 Baselitz Sculpteur, Musée d'Art Moderne de la
ville de Paris, 30 Septembre 2011 - 29 Janvier 2012,
directeur d'exposition Fabrice Hergott.
Georges Baselitz
ci-dessus :
Modell für eine Skulptur, 1980, tilleul et tempera,
178 x 147 x 244 cm.
ci-contre :
Volk Ding Zero, 2009, cèdre, huile, papier, clou,
308 x 120 x 125cm.
37
38
Amung Ding et de Volk Ding Zero, comme
pour Modell für eine Skulptur, le spectateur à la
possibilité de tourner autour de l'oeuvre, mais ici, les sculptures sont
posées à même le sol, ce qui accentue leur poids et le
sentiment de monumentalité que l'on éprouve à les
regarder. Et surtout, cette absence de socle donne le sentiment que l'oeuvre
s'impose dans l'espace même de déambulation du spectateur, ce qui
lui permet de se déplacer plus librement vis à vis de l'objet, de
s'en approcher jusqu'à pouvoir le toucher pour sentir physiquement la
matière qui le forme ainsi que sa masse. On remarque également,
en faisant le tour de ces oeuvres, que l'artiste a pensé au
déplacement du spectateur et aux points de vues multiples, puisqu'il a
écrit les titres des sculptures sur leurs dos.
Ces monstrueux géants endormis témoignent d'une
approche de la sculpture entièrement tournée vers la force
évocatrice d'un matériau, ici, celle du bois, de l'arbre
très présent déjà dans les peintures de l'artiste.
Mais ces sculptures, qui semblent avoir été violement
arrachées du sol, ne montrent pas la légèreté et
l'élégance du bois; ces sculptures ne cherchent pas à
dissimuler leur masse imposante et à s'échapper de la pesanteur
comme pourrait le faire une statue de la Renaissance, à grand renfort de
drapés et gestes élancés. Ici, la noblesse du
matériau se ressent à travers son poids, sa force
écrasante, et le sentiment d'humilité que l'on éprouve en
contemplant ces titans.
Enfin, l'ultime remarque que l'on puisse faire à propos
du traitement scénographique réservé aux sculptures dans
cette exposition, c'est le choix de montrer ces oeuvres dans une pleine
lumière qui révèle totalement les actions de l'artiste en
sur-montrant les traces, les marques, les stigmates des sculptures. Ce choix
d'une lumière crue et vive semble efficace car il permet d'accentuer les
contrastes et de mettre en avant les volumes abrupts des sculptures; ainsi les
creux approximativement géométriques entre les bras et le torse
ou les trous produits par des coups de tronçonneuse ou le tranchant de
la scie, apparaissent d'autant plus.
On le voit donc parfaitement à travers les oeuvres de
Baselitz, d'une part « l'usage de l'espace [...] fait partie de l'essence
même de la sculpture11 », et d'autre part, penser le
rôle de la lumière dans son exposition est primordial.
En ce qui concerne la vidéo, il faut d'ors et
déjà distinguer ce qui relève de l'installation projection
vidéo, et de la simple projection vidéo.
Un dispositif classique de projection vidéo
12 est en tout point semblable à celui d'une salle de
cinéma. Et comme dans une salle de cinéma, on constate la
présence d'une source, le projecteur, et plus ou moins
éloigné de cette source, l'écran qui est le
réceptacle de l'image. Entre la source et l'écran se trouve un
espace particulier, celui du faisceau lumineux. Cet espace peut varier, et plus
il s'étend, plus
11 Etienne Souriau, Vocabulaire d'esthétique, op.
cit., p.1354.
12 L'oeuvre de Laurent Montaron, présentée au
Musée d'art contemporain de Lyon, lors de la biennale 2011,
Short Study on the Nature of Things, relève
d'un dispositif classique de projection. Le spectateur pénètre
dans une salle obscure où est projeté un film de 35 mn 15'. Le
film montre une succession d'images ayant comme point commun une
réflexion sur l'espace et le temps, le tout accompagné d'une voix
off racontant des souvenirs d'enfance ponctués par quelques
réflexion métaphysiques sur sa propre relation au temps. Avant
d'entrer dans la salle de projection, le spectateur a pu se munir d'un texte
reprenant le discours de la voix off.
Comme dans une salle de cinéma, il est possible de
s'asseoir, en revanche, la source de la projection est clairement identifiable,
puisque le projecteur et toute sa machinerie sont placés devant
l'entrée de la salle, sur une petite estrade. On peut ainsi, en
même temps que l'on regarde le film, observer la machine en
fonctionnement, dans une certaine contemplation curieuse.
39
l'image projetée sera de grande taille. Mais surtout,
cet espace est l'endroit destiné à accueillir les spectateurs qui
regardent l'écran. Ces derniers sont assis et contemplent l'image
projetée en face d'eux; l'appareil de projection et l'écran
étant placés à quelques centimètres au dessus des
spectateurs de façon à ce que le faisceau ne soit pas
perturbé. Dans son texte Entre projectile et projet, aspects de la
projection dans les années 20, Patrick de Haas indique que «
le dispositif spectatoriel d'un film de fiction comprend deux projections :
celle qui part derrière le spectateur, de la cabine de projection, pour
terminer sa course sur l'écran, et celle qui part de l'oeil-cortex vers
ce même écran. Le spectateur peut alors percevoir dans ce qu'il
voit les éléments qu'il y aura projetés.
Généralement, le spectateur oublie son corps immobilisé
sur son siège pour mieux voyager de l'autre côté du miroir,
et il peut même arriver qu'il s'oublie au point de laisser des traces
concrètes : larmes, cris... Dès lors, toute présence trop
affirmée du réel de la salle de projection nuit au
mécanisme d'identification: lumière, enseignes lumineuses
verdâtres « sortie » ou « toilettes », chapeau de la
dame devant soi, chuchotement et attouchements des voisins13.
»
Le commentaire de Patrick Haas souligne donc deux
caractéristiques importantes du dispositif de projection, d'une part
l'obscurité dans laquelle se retrouve plongée la salle,
permettant ainsi au spectateur de se focaliser sur l'image, et d'autre part
l'attitude du spectateur, entièrement dévolue à ce qu'il
regarde, jusqu'à en oublier sa propre position dans l'espace
réel, et à éprouver émotionnellement ce que
véhiculent les images.
« [...] L'une des caractéristiques de
l'installation cinématographique (et aussi dans une certaine mesure des
installations vidéos) est la nécessité, presque
l'obligation, de travailler dans une pénombre qui induit des
comportements particuliers. L'utilisation et l'appréhension de l'espace
en sont radicalement métamorphosées. La pénombre abolit
les distances, estompe les formes et dissout les volumes, permettant ainsi
à la projection lumineuse d'habiter, de sculpter l'espace et de donner
corps à des volumes de lumière. En ce sens, la projection
lumineuse, qu'elle soit cinématographique ou non, requiert constamment
la mise en place d'une camera oscura. Cette boîte noire s'oppose ainsi
aux contraintes de la galerie et du musée et à leur
immaculée blancheur de cimaise. Comme si, à la pureté et
à la clarté du phénomène artistique, s'opposait,
dans l'obscurité, l'émission de la projection lumineuse. Le
royaume du simulacre et de ses chimères nécessite toujours des
dispositifs et de savantes mises en scène afin de se constituer comme
magique ou merveilleux14. »
L'installation projection vidéo quant à elle, se
présente sous des formes plus variées et s'éloi-gnent -
selon les cas - du schéma classique de la salle de cinéma. La
place du spectateur et la scénographie de l'espace entourant la
projection sont au coeur de la réflexion de l'artiste. L'installation
projection, Corps étranger, réalisée en 1994 par
l'artiste libanaise Mona Hatoum est parfaitement révélatrice de
ces questions. L'oeuvre se présente sous la forme d'un petit espace
cylindrique dans lequel le spectateur pénètre par deux portes
étroites. Au centre de cette étroite pièce circulaire
une
13 Patrick de Haas, «Entre projectile et projet, aspects de
la projection dans les années 20», Projections, les
transports de l'image, Catalogue de l'exposition
inaugurale du Fresnoy, Paris, Hazan/Le Fresnoy/AFAA, 1997, p.95.
14 Yann Beauvais, «Mouvement de la passion»,
Projections, les transports de l'image, Catalogue de l'expo-
sition inaugurale du Fresnoy, op. cit., p.150.
Mona Hatoum
Corps étranger, 1994, installation projection
vidéo, son.
|
|
40
|
41
projection vidéo circulaire se trouve au sol. Cette
projection montre le point de vue d'une caméra effectuant un traveling
continu et rapproché sur, puis à l'intérieur du corps de
l'artiste. De plus, des hauts parleurs émettent la bande sonore des
bruits amplifiés de l'intérieur du corps. En
pénétrant dans cet espace resserré, les quelques
spectateurs pouvant y loger, se retrouvent collés aux parois, et
serrés les uns contre les autres dans l'impossibilité de
s'assoir, regardant la vidéo défiler à leurs pieds. Avec
cette oeuvre, nous avons une vision à la fois médicale et froide
du corps féminin, y pénétrant pour explorer les organes
internes. Mais la sensation dominante perçue par le spectateur est qu'il
se retrouve dans la position obscène du voyeur, suscitant chez lui un
certain malaise, renforcé par la position inconfortable qu'impose le
dispositif. Le titre même de l'oeuvre, Corps étranger,
évoque la position du spectateur qui pénètre en
véritable étranger dans cet espace qui se fait métaphore
du corps féminin.
Les conditions de réception influent donc sur notre
perception de l'image projetée. Ici, Mona Hatoum joue de son dispositif
dans le but d'interroger les spectateurs sur leur propre rapport au corps, mais
aussi sur la question des relations dominant/dominé.
On constate donc à travers cet exemple, l'aspect
protéiforme du mode d'exposition de la vidéo projection. Mais il
demeure tout de même qu'on ne peut réaliser de projection sans
mettre en place les conditions qui lui sont nécessaire.
Il convient également de déterminer avec
précision en quoi consiste l'acte de projection. Dans le cadre de la
vidéo ou du film, la projection est le transport d'une image par le
biais d'un faisceau lumineux, d'un émetteur, le projecteur, vers un
récepteur, l'écran. En somme projeter une image s'apparente
à n'importe quelle projection, comme par exemple lancer une balle d'un
point a à un point b. L'éner-gie permettant à la balle
d'effectuer ce trajet est la force du lanceur, au même titre que
l'énergie qui transporte l'image est la lumière. Il y a donc
quelque chose de très concret dans l'acte de projection, quelque chose
qui relève moins de la poésie de l'image spectrale que d'une
logique scientifique relevant de la physique la plus basique.
Patrick de Haas va même jusqu'à comparer la
projection de l'image filmique ou vidéo, aux jetées de peintures
réalisées par certains peintres.
« Certaines procédures plastiques mettent en
relief la possibilité pour la peinture d'être pensée comme
projection de pigments sur la toile, et non simple application ou
dépôt. Quand les poils du pinceau ne sont pas en contact avec la
toile, l'espace interstitiel entre outil et support (écran) devient
celui de la projection. Dans la série des aérographies (peinture
au pistolet) de Man Ray, comme dans les drippings de Pollock, les particules
pigmentaires sont comme des projectiles qui, avant d'atteindre le subjectile,
jouent un bref moment leur propre jeu15. »
Il met ainsi en avant ce qu'il nome «l'espace
interstitiel» se trouvant entre le pinceau et la toile, et le compare
à celui existant entre le projecteur lumineux et l'écran. Mais il
indique surtout qu'évoluant dans cet espace d'entre deux, les
projectiles vont jouer leur «propre jeu», c'est à dire que
durant ce laps de temps, les particules de peinture sont soumises à
toutes sortes d'accidents de matière qui vont déterminer leur
position finale sur la toile. Il en va de même pour la projection d'une
image vidéo. C'est durant la traversée de cet espace interstitiel
que les particules lumineuses vont s'agencer pour
15 Patrick de Haas, «Entre projectile et projet, aspects de
la projection dans les années 20», Projections,
les transports de l'image, Catalogue de l'exposition
inaugurale du Fresnoy, op. cit., p.115.
42
produire l'image qui se retrouvera sur l'écran ; c'est
également durant cette traversée que les particules lumineuses
peuvent être perturbées ou stoppées par un
élément venant couper le faisceau.
Enfin, Patrick de Haas souligne qu'« avec le projectile,
c'est la dimension tactile (et non plus optique) de la projection qui est mise
en évidence16. » L'image projetée est une image
avec laquelle nous pouvons entrer physiquement en contact, notre propre corps,
en traversant le faisceau lumineux, devient support de l'image. Et si ce
contact ne nous procure aucune sensation autre que visuelle, il peut devenir un
jeu où, comme lorsque l'on se contorsionne les mains devant une lampe
pour produire l'ombre d'un personnage sur le mur, le spectateur d'une
installation projection peut très bien venir perturber l'image
projetée et ainsi devenir un membre agissant au sein du dispositif.
La cohabitation entre projection vidéo et sculpture ne
semble pas évidente. En effet, si la vidéo réclame de
l'obscurité pour être vue, et la sculpture de la lumière,
les présenter au sein d'une même pièce, d'un même
espace, suppose de se heurter à cette contradiction d'exposition.
Dans notre cas, l'espace de monstration est majoritairement
plongé dans l'obscurité afin de donner toute sa visibilité
à la projection, qui forme la source lumineuse principale. L'espace du
dispositif est essentiellement déterminé par l'espace
interstitiel, entre le projecteur et le mur stoppant définitivement
l'image projetée.
Cet espace intermédiaire est divisé en deux
parties. Comme pour une projection classique, nous avons donc un
vidéoprojecteur faisant office de source, puis un premier écran.
Mais celui-ci étant translucide - c'est à dire qu'il laisse
passer la lumière tout en permettant à l'image de s'afficher - le
faisceau continue sa route jusqu'au mur qui forme un second et dernier
écran. Il y a donc, non plus un seul espace intermédiaire entre
la source et l'écran, mais deux espaces, le premier entre le
vidéoprojecteur et l'écran translucide suspendu, et le second,
entre ce premier écran et le mur.
Le premier espace est vide, il peut être parcouru par le
spectateur qui, en traversant le faisceau lumineux entrainera une perturbation
de la projection.
Et c'est dans le second espace que se déploie un
premier groupe de trois sculptures, légèrement
éclairé par des spots lumineux placés au sol. Ce second
espace peut également être parcouru par les spectateurs qui
peuvent ainsi observer les sculptures de plus près, tourner autour, et
une nouvelle fois, perturber le faisceau. Il y a donc des interférences
entre la source, et la destination finale de l'image vidéo,
formées en premier lieu par l'écran translucide, mais aussi par
les sculptures, et enfin par les spectateurs qui parcourent l'espace. Les trois
autres sculptures présentes dans l'installation sont adossées au
mur-écran et se retrouvent elles-mêmes support de la
projection.
Plutôt que d'un éclairage global, les sculptures
bénéficient donc d'une lumière dosée et
dirigée les faisant apparaître comme des formes érectiles
qui surgissent du sol. Et c'est ce dosage, cette mai-trise, de
l'éclairage, qui met en avant les sculptures sans pour autant
interférer avec la projection vidéo, qui instaure une
ambiance17 particulière dans laquelle se retrouvent
plongés les éléments exposés, et
16 Patrick de Haas, «Entre projectile et projet, aspects de
la projection dans les années 20», Projections,
les transports de l'image, Catalogue de l'exposition
inaugurale du Fresnoy, op. cit., p.116.
17 Ambiance : « environnement intellectuel, physique ou
moral qui entoure un individu »
Ambiant : « qui va autour. Air ambiant, air dans
lequel un corps est plongé » Emile Littré, Le nouveau
Petit Littré, op. cit., p.63, 64.
43
bien sûr, les spectateurs qui se déplacent entres
les sculptures et l'écran.
Cette ambiance lumineuse qui immerge sculptures et
vidéo, contribue à installer chez le spectateur, le sentiment
d'un lien, d'une unité entre les deux médiums. Car la
lumière, s'avère être « un moyen déterminant
dans l'orientation du regard du spectateur et un élément narratif
essentiel. Mais la lumière est aussi un élément sensible
particulier, tant on sait que le jeu des intensités lumineuses produit
des affects, des sensations et des impressions que, plus ou moins consciemment,
le spectateur éprouve18.» L'éclairage a donc
cette capacité d'occuper, voire d'envahir un espace, et même de
déterminer cet espace en modifiant la perception que nous en avons.
L'autre élément contribuant, au même titre
que l'éclairage, à installer les sculptures et la vidéo
dans une même atmosphère, c'est la matière sonore.
Ainsi, le son et la musique, que l'on a souvent tendance
à envisager du point de vue du temps et du rythme, peut également
être « pris dans la catégorie de l'espace: lorsque le
spectateur entend un son, il l'identifie et, par là, en cherche la
provenance19.» Et ce sont bien les manifestations sonores qui
nous permettent « de percevoir l'espace, plus encore lorsque nous sommes
privés d'un certain nombre de repères visuels 20»
comme c'est le cas avec un éclairage faible et dirigé uniquement
sur les objets destinés à êtres vus. « Mais surtout le
son nous permet d'établir une frontière entre notre organisme,
espace organisé et intérieur et ce qui nous
environne21.» L'utilisation particulière du son permet
donc d'imposer de nouveaux repères à ce visiteur. La rupture
consommée avec l'extérieur établit une logique interne
propre à l'espace de l'oeuvre, les sons ordinaires, tels que les pas,
discussions ou les bruits provenant de la rue, sont étouffés au
profit d'une ambiance sonore inédite. Le spectateur
pénétrant dans l'espace d'exposition, et se retrouvant
immergé, doit donc se fier à ces nouveaux repères
après une brève phase d'adaptation sensorielle. Dans notre cas,
le son en boucle permet de renfermer la temporalité de l'espace
d'exposition sur elle-même. Ainsi le visiteur peut en sortir et y revenir
comme il le souhaite, sans craindre de perdre le déroulement de la
vidéo, puisque celui-ci n'a ni début, ni fin.
Espace contaminant.
Dès lors, il convient de remarquer ce que j'appellerai
le pouvoir contaminant agissant entre les sculptures et la
vidéo au sein du dispositif.
Le terme contamination provient du latin
contaminatio, qui signifie « contact impur » ou «
maladie », ce qui lui confère un aspect pour le moins
péjoratif, puisque que l'on emploie ordinairement le mot contamination
pour définir la transmission d'un virus, mais aussi pour qualifier la
propagation d'agents radioactifs dans un milieu. Malgré tout,
l'idée d'une transmission par contact reste présente, puisqu'il
s'agit de favoriser le transport d'un germe infectieux d'un organisme à
un autre.
Mais si l'on se reporte au verbe « contaminer », et
à son origine latine contaminare, qui trouve le sens
18 Christian Biet, Christophe Triau, Qu'est ce que
le théâtre ?, Paris, Gallimard, 2006, p.329.
19 Ibid, p. 338.
20 Pascale Weber, Le corps à l'épreuve de
l'installation-projection, Paris, L'Harmattan, 2003, p.95.
21 Ibid.
44
de « mélanger » au XIIIème
siècle22, on rejoint le sens employé en linguistique,
de la contamination qui est le « phénomène par lequel la
graphie, le sens ou la construction d'un mot change par analogie avec un autre
mot23».
Il y a donc un double sens contenu dans le concept de la
contamination, d'une part l'idée d'un transfert entre deux
éléments, et d'autre part, celle d'un mélange, d'une
confusion, résultant de ce passage entre les éléments
contaminés.
Dans notre cas, les éléments qui se contaminent
entre eux, sont les sculptures et la vidéo, et les agents favorisant
cette contamination sont la lumière et le son employés au sein du
dispositif de présentation.
En effet, par la mise en scène du son et de la
lumière, il y a une sorte de contamination opérant au sein du
dispositif de présentation; les sculptures et la vidéo baignent
dans une même atmosphère, ce qui nous permet de les
appréhender comme un ensemble, comme un tout où chaque
élément entre en relation avec les autres. Comme dans un milieu
radioactif, où tout objet qui y pénètre est
immédiatement contaminé par cet environnement, et se retrouve
porteur d'une charge radioactive, les objets enveloppés par la
lumière et le son du dispositif sont intégrés par
celui-ci, et « l'espace de projection présente l'objet non plus
comme une entité finie et indépendante mais comme relation
possible à d'autres objets, reliés par la matière
lumineuse24» et sonore.
Mais la contamination ne s'effectue pas seulement du milieu -
du dispositif de présentation - vers les objets qui y résident,
elle opère également entre ces objets eux-mêmes. On observe
que l'image vidéo traverse l'écran central pour se retrouver
projetée sur le mur et les trois sculptures qui y sont accolées.
Il y a donc une prise de contact entre la vidéo et ces sculptures qui
perdent leur simple statut d'objets inertes, et qui deviennent support d'une
image en mouvement. Cette superposition entre la matière lumineuse
fluctuante de l'image vidéo et celle solide et figée de la
sculpture, impose que nous les regardions toutes deux d'une manière
nouvelle. Il y a confrontation entre ces deux médiums qui entrent
pourtant en interrelation.
Plus encore que la confrontation de leurs différences
(rigidité et fluctuation), c'est par leurs aspects communs qu'ils se
rapprochent et entrent en résonnance. Ils relèvent tout d'abord
d'un même mode de fabrication, celui de la forme comme palimpseste. Puis,
il y a des similitudes visuelles entre ces objets : dissonances et
instabilités des formes, personnages asexués et difficilement
identifiables, verticalité des figures, rapports frontaux avec les
spectateurs, extrême lenteur de la vidéo et fixité des
sculptures.
Ainsi les analogies formelles et structurelles
présentes entre les sculptures et la vidéo permettent au
spectateur de les faire dialoguer entre elles. L'aspect des sculptures, et le
ressenti qu'on en a, détermine notre façon d'appréhender
la vidéo, et vice versa.
22 Picoche Jacqueline, Dictionnaire étymologique du
français, Paris, Editions Le Robert, collection Les
Usuels, 2009, p.28.
23 Emile Littré, Le nouveau Petit Littré,
op. cit., p.415.
24 Pascale Weber, Le corps à l'épreuve de
l'installation-projection, op. cit., p.22.
45
Mais ce ne sont pas uniquement le son et la lumière, ou
ce phénomène de contamination des objets entre eux, qui
permettent d'établir un lien fort, une unité et une
cohérence entre les sculptures et la vidéo. Ce qui achève
d'instaurer cette cohérence au sein du dispositif de présentation
c'est la tension qui existe entre les éléments. Cette tension se
traduit par les distances et les positions qu'ont les différents objets
les uns par rapport aux autres. Dans notre cas, on remarque une recherche de
symétrie dans l'agencement des sculptures et de l'écran
vidéo. Les trois sculptures alignées le long du mur sont
tournées en direction de l'écran, elles sont droites et
figées dans une posture totémique, telles des vigies gardiennes;
elles font face à la figure de la vidéo et marquent une certaine
frontalité. L'autre groupe de sculptures est disposé en triangle
au centre du dispositif, une sculpture prenant la tête en direction de
l'écran et de l'image vidéo. Là encore, la disposition des
sculptures montre une recherche de frontalité, mais ici, les sculptures
penchées, nous évoquent un élan en direction de l'image
vidéo. Enfin, l'image vidéo flottant sur l'écran
translucide suspendu, fait écho à celle visible sur le mur. Ces
deux images délimitent l'espace des sculptures, mais surtout, elles
supposent une direction opposée à celle des sculptures, puisque
le faisceau lumineux va du vidéoprojecteur vers le mur, alors que les
sculptures regardent - et semble vouloir se diriger - dans le sens
inverse.
Le dispositif de présentation est donc ponctué
par les sculptures et la projection vidéo, et c'est cette ponctuation -
ainsi que la tension entre ces points - qui détermine un espace
identifiable propre à ce dispositif. Ainsi, ce mode de
présentation des sculptures et de la vidéo, tient moins d'une
préoccupation relative au lieu d'exposition, que d'une volonté de
création d'un espace de rencontre entre les deux médiums.
Nous pouvons ainsi appliquer à notre raisonnement la
pensée de Michel de Certeau dans son livre L'invention du
quotidien, où dans le Chapitre IX, intitulé
«Récits d'espace», il mène une réflexion sur le
traitement de l'espace au sein du récit. Il démontre comment
l'espace du récit se trouve cartographié et balisé par le
narrateur qui y trace un véritable parcours pour son lecteur. Il cherche
ainsi à établir une sorte de « typologie » du
récit « en terme d'identifications de lieux et d'effectuations
d'espaces25.»
A travers cette réflexion, Michel de Certeau effectue
une distinction précise entre la notion de lieu, et celle d'espace.
Selon lui, un lieu résulte d'« une configuration instantanée
de positions », ce qui « implique une indication de stabilité.
» A contrario, un espace est la résultante de « l'effet
produit par les opérations qui l'orientent, le circonstancient, le
temporalisent et l'amènent à fonctionner en unité
polyvalente de programmes conflictuels ou de proximités contractuelles.
L'espace serait au lieu ce que devient le mot quand il est parlé,
c'est-à-dire quand il est saisi dans l'ambigüité d'une
affectation, mué en un terme relevant de multiples conventions,
posé comme l'acte d'un présent (ou d'un temps), et modifié
par les transformations dues à des voisinages successifs. A la
différence du lieu, il n'a donc ni l'univocité ni la
stabilité d'un « propre ». En somme, l'espace est un lieu
pratiqué26.»
Ainsi, dans le registre du récit comme dans celui de
l'installation projection, narrateur et artiste s'ap-pliquent à penser
le parcours du destinataire de l'oeuvre ; et comme il y a écriture d'un
espace narratif, il y a dans l'installation, une construction d'un espace
à parcourir. Ce qui forge l'espace du dispositif présentant les
sculptures et la vidéo, n'est pas le lieu où elles se retrouvent
exposées, mais bien « l'en-
25 Michel de Certeau, L'invention du quotidien 1. Arts de
faire, Paris, Gallimard, 1990, p.175.
26 Ibid, p.173.
semble des mouvements qui se déploient27
» au sein du dispositif en question.
La configuration du lieu d'exposition n'a donc qu'une
importance secondaire puisque ce qui créé une cohérence
c'est la mise en place d'un espace identifiable, au sein duquel le spectateur
peut pénétrer et considérer les objets présents. Et
cet espace particulier, établi selon une ponctuation et des tensions
internes grâce un agencement précis des éléments
entre eux, n'est pas figé, et peut s'adapter en fonction des lieux
d'exposition qui l'imposent28.
A propos de cette diversité des possibilités de
projection de l'image vidéo, ainsi que du caractère variable et
adaptable du dispositif de l'installation projection, Françoise Parfait
parle d'«une certaine manière de faire exister l'oeuvre relevant
davantage du nomadisme que de la stabilité 29.» Ainsi,
« quand on parle maintenant de projection, on ne pense pas au
cinéma et à la vidéo, mais on pense à toutes sortes
de supports, de dispositifs, de possibilités d'apparition de l'images
[...]. Ceci est bien la conséquence d'un déplacement et de la
migration des images, depuis leurs supports d'origine vers de multiples autres
surfaces, espaces, corps et matériaux d'accueil. Les modes d'apparition
semblent inépuisables30.»
L'espace dans lequel sculptures et vidéo fonctionnent
en résonnance est donc un espace malléable - tant qu'il conserve
les tensions internes que nous évoquions plus haut - qui peut être
transféré en divers endroits, et s'adapter au lieu d'exposition.
C'est la mise en place de cet espace, relevant d'un dispositif nomade,
matérialisé par une ambiance sonore et lumineuse qui permet donc
de faire cohabiter et dialoguer les deux médiums. Ainsi, l'instauration
d'un tel espace répond à une logique d'installation, et de mise
en résonnance des éléments entre eux au sein d'un
ensemble, plutôt que d'une volonté de monstration de chaque objet
isolé des autres.
46
27 Ibid.
28 Voir page 14 et 15, exposition Spectres à
l'Espace M de l'Université Rennes 2.
29 Françoise Parfait, Vidéo : un art
contemporain, op. cit., p.137.
30 Ibid, p.88.
47
Le temps comme matériaux.
La durée de l'éternité.
Lorsque le spectateur pénètre dans
l'installation vidéo, il se retrouve entouré de sculptures
immobiles faisant face à un écran, sur lequel l'image semble elle
aussi figée. Et s'il ne s'attarde pas à regarder cette image, il
peut vite conclure qu'il s'agit de la projection d'une photographie ou d'une
image fixe. La musique lancinante et sourde renforce cette impression de
pesanteur immobile qui règne dans l'ins-tallation. Mais au bout de
quelques minutes, la musique comme l'image changent peu à peu. D'abord
presque imperceptiblement, puis, rapidement, quelque chose se passe et
s'achève avant que tout ne redevienne comme avant.
Quelque chose s'est donc produit, quelque chose qui s'est
manifesté hors de la rigidité qui domine en apparence toute
l'installation. Mais en s'y attardant, le spectateur se rendra compte que cet
événement n'a rien d'occasionnel, et qu'il surgit invariablement
sous le même mode après un certain lapse de temps. Et cet
événement qui est d'abord apparu comme exceptionnel et comme
brisant la monotonie et la rigidité des éléments
présents, vient rythmer le temps de l'installation tout en l'inscrivant
dans une logique de recommencement perpétuel.
Ainsi, se retrouver plongé dans cette installation
projection, c'est s'immerger dans une temporalité qui ne nous appartient
pas, résultante des temporalités croisées de la sculpture
et de la vidéo.
Dans les oeuvres classiques, comme la sculpture, il est facile
de distinguer les différentes temporalités relatives au
médium. Le temps de la production de l'oeuvre, correspond au
façonnement du matériau sculptural, jusqu'à l'obtention
d'une forme finale et immuable. Dans notre cas, cette temporalité nous
renvoie directement au processus de fabrication des sculptures, et se trouve
révélée par la forme palimpseste de celles-ci. Et une fois
le volume achevé, la sculpture n'a pas vocation à entrer dans une
autre forme de temporalité que celle de l'immuabilité, de la
stabilité. Le temps de la sculpture est à jamais statique.
En vidéo, la question du temps est plus délicate
car, comme l'explique Françoise Parfait, par définition « la
vidéo c'est du temps, dans sa structure même, avant de
l'être dans ce qu'elle représente. Parce que chaque point dont
l'image est constituée est déterminé par une infime
fraction de seconde durant laquelle le pinceau à électron l'
« allume », avant de passer au suivant. L'ensemble de ces fractions
de temps donne une trame, puis une autre31. »
Avec le médium vidéo, il est alors possible
« d'intégrer le temps comme une quatrième dimension
objective dans des propositions plastiques; ces objets temporels trouvent leur
accomplissement dans des durées réelles que le visiteur peut
percevoir et expérimenter, au-delà de toutes les autres
manières d'exprimer le temps qu'ont tous les objets artistiques,
à commencer par celles de leur fabrication ou de leur réception.
Le temps est considéré comme un matériau plastique qui
peut s'utiliser de même que
31 Ibid, p.92.
48
toutes les autres matières32.»
Dans son entretien avec Bill Viola, intitulé « La
sculpture du temps », Raymond Bellour explique que la bande vidéo a
« pour sujet, ou plutôt pour matière première, le
temps33. » Et, tout en s'adressant à Viola, il met en
avant les différentes temporalités en jeu dans la
vidéo.
« Il y a trois
`temps'distincts. Le premier, c'est ce temps
continu qui ne concerne que vous (Bill Viola) et votre perception de la
réalité telle qu'elle apparaît simultanément sur le
moniteur. Puis il y a le temps de l'enregistrement, qui opère une
sélection dans ce continuum ; et enfin le montage final a lui même
son temps spécifique, qui créé l'illusion que le
deuxième temps, celui de l'enregistrement, possède la
continuité du premier34. »
On constate donc qu'en premier lieu, le moment de la capture
vidéo, et la durée de cette capture, relève d'un rapport
direct au temps, d'une sélection et d'un prélèvement d'un
temps délimité, une durée, au sein d'un temps plus vaste,
celui du moment du tournage.
Et Viola de préciser qu'« il n'y a pas un instant
de discontinuité, d'immobilité dans le temps. Quand on fait de la
vidéo, on interfère dans ce processus continu, existant avant
qu'on ait l'intention de s'en servir [...]. C'est un peu comme quand on entre
dans une pièce et que la lumière est déjà
allumée : c'est déjà là. C'est une autre
manière de concevoir la création.
[...] Cette durée permanente on peut l'appeler temps
réel35. »
Puis, vient le temps du façonnement de la vidéo,
c'est à dire du montage, du traitement de l'image, et de l'instauration
d'une durée. Ralentissement, accélération, glaciation ou
inversement de l'image, sont autant d'opérations qui modifient
considérablement la temporalité des éléments
filmés, ainsi que la perception que nous en avons. Une fois la
vidéo terminée, dans la plus part des cas, elle se
présente sous la forme d'une durée, c'est à dire qu'elle
possède un début et une fin, et qu'il y a donc un avant, un
pendant et un après la diffusion de la vidéo.
Néanmoins, bien que toute vidéo ait
concrètement une durée, une vidéo qui se trouve
pensée pour fonctionner en boucle, comme c'est le cas dans mon
installation, annule cette perception d'une durée identifiable, d'un
début et d'une fin repérables. La vidéo en boucle
fonctionne sous le mode de flux et reflux, d'accélérations et de
ralentissements au sein d'un temps sans frontière, immuable, le temps de
l'éternité.
La boucle introduit l'idée d'un cycle temporel
ininterrompu, d'un rythme de la répétition, les
évènements de la vidéo se succèdent et se
répètent, sans que l'un d'eux puisse apparaître comme
suivant ou suivi. La boucle instaure un temps sans hiérarchie, qui
apparaît alors comme figé dans la répétition et
l'enchainement.
« Le film en boucle c'est la vie éternelle, non
avec une évolution vers le générique, mais avec ses
varia-
32 Ibid, p.76.
33 Raymond Bellour, «La sculpture du temps, entretien avec
Bill Viola», Cahier du cinéma, n°379, janvier
1986, p.35 - 46.
34 Ibid.
35 Ibid.
49
tions, cycliques, qui apparaissent comme autant de
saisons36.»
On peut effectivement penser la vidéo en boucle sous le
mode de l'éternité, puisque l'éternité est bien une
« durée qui n'a ni commencement ni fin37 ».
On retrouve cette même idée d'une durée
inscrite dans l'éternité, dans l'installation vidéo
Selbstlos im Lavabad de Pipilotti Rist, datant de 1994. La projection
au sol, de quelques centimètres, diffuse interminablement la même
séquence; l'artiste entièrement nue, filmée en
plongée, se débat dans la lave tout en suppliant en plusieurs
langues le spectateur de lui venir en aide. L'action sans cesse
répétée perd de sa puissance, les supplications auxquelles
personne ne peut répondre deviennent alors sans effet.
Pipilotti Rist
Selbstlos im Lavabad, 1994, installation vidéo,
son.
36 Edmont Couchot, La technologie dans l'art. De la
photographie à la réalité virtuelle, Nîmes,
Editions Jac-
queline Chambon, 1998, p.198.
37 Emile Littré, Le nouveau Petit Littré,
op. cit., p.157.
50
Dans son ouvrage, L'installation en mouvement, une
esthétique de la violence, Joëlle Morosoli constate à
propos de l'oeuvre de Pipilotti Rist que « la réitération en
boucle de la séquence filmique renvoie à une durée
circulaire dans laquelle se fondent le passé dans l'avenir et l'avenir
dans le passé. Cette perception d'éternité se
concrétise à travers le mouvement filmique en boucle qui n'a ni
commencement ni fin. La succession des cycles de l'oeuvre est un éternel
recommencement du même de sorte que ce qui est arrivé, arrivera. A
la durée de l'oeuvre s'ajoute la durée subjective du regardeur.
Le temps de l'oeuvre est fixe stable, à l'inverse du temps de
l'observateur qui, lui, fuit38. »
Au-delà d'un sentiment de perpétuel
recommencement, qui confère à l'installation de Rist une
dimension aussi grotesque qu'angoissante, où toute action semble vaine -
tel Sisyphe et son rocher - ; Joëlle Morosoli met en avant l'aspect «
fixe et stable » du traitement du temps dans une telle oeuvre.
Une toupie qui tourne parfaitement sur elle même
paraît statique, on ne se rend compte de son mouvement que lorsqu'il
s'affaiblit et finit par tomber. Si cette toupie ne s'arrêtait pas, si
elle continuait à tourner indéfiniment sur elle même, elle
nous apparaitrait alors aussi immobile qu'une pierre. La finalité de
l'action de la toupie, son mouvement, résiderait alors dans l'action
elle même. Le mouvement perpétuel de la toupie fait illusion
jusqu'à nous pousser à prendre sa stabilité pour de la
fixité. Il en va de même pour la vidéo en boucle, elle
créé une temporalité figée dans
l'éternité.
Selon Françoise Parfait, « la
répétition extrait un motif temporel du réel [...] et en
fait une forme autonome, c'est-à-dire sans histoire, sans passé
et sans avenir, qui s'apparente à une sculpture
tempo-relle39. » Et rejoignant dans son propos Joëlle
Mosoli, elle explique que la notion de boucle temporelle participe «
à la conception du temps comme milieu, sans début ni fin ; un
temps qui ne passe pas, qui n'est pas dramatisé,
débarrassé de son inéluctabilité, une sorte de
temps pérenne, proche d'un éter-nité40. »
Or, le temps du spectateur n'est ni immuable, ni stable. Le temps de l'Homme,
c'est le temps du quotidien, ordonné et réglé, mais
perçu de manière parcellaire, c'est aussi le temps de la
mémoire, instable et fragmenté. Il y a donc un fort
décalage entre le temps inépuisable de l'installation, et celui
éphémère du spectateur qui, happé par sa propre
temporalité, ne peut rester indéfiniment dans l'oeuvre.
Pourtant, et alors qu'on soupçonne la toupie de tourner
indéfiniment, et la vidéo d'être en boucle, notre regard
est maintenu par l'espoir que quelque chose advienne - que la toupie finisse
par ralentir et tomber. Tout comme la toupie, la vidéo nous pousse
à espérer l'événement, car nous savons que toute
vidéo relève d'une durée, et quand bien même cette
durée se répète, elle défile devant nos yeux. Il y
a bien quelque chose qui passe, qui se passe, comme la bande du film qui
défile. Le mouvement de la toupie, la bande du film, et la durée
de la vidéo, nous placent donc en position d'attente.
Or, dans notre cas, quelque chose finit bien par arriver. La
figure immobile s'anime avant de retourner à son état premier. Il
y a une rupture qui s'opère entre ces deux états et c'est en cela
que réside le véritable événement attendu par le
spectateur. Et bien qu'il se répète, bien que le spectateur
finisse par l'attendre, cette attente ne fait qu'instaurer une plus
grande dramatisation de l'événement lorsqu'il sur-
38 Joëlle Morosoli, L'installation en mouvement, une
esthétique de la violence, Trois-Rivières (Québec),
Edi-
tions D'Art le Sabord, 2007, p.150.
39 Françoise Parfait, Vidéo : un art
contemporain, op. cit., p.76.
40 Ibid.
51
vient. Ainsi, ce temps de l'éternité, ne se vit
pas comme un temps figé, mais comme la stable répétition
d'une durée débouchant invariablement sur une même action,
chaque répétition étant séparée par un temps
d'attente. L'image figée, presque mortifère, se met donc
soudainement à s'animer, comme si elle revenait à la vie avant de
sombrer de nouveau dans la torpeur. Et cette manifestation lazaréenne se
répète ainsi inlassablement, faisant du médium
vidéo l'expression d'une image palingénésique.
Texture de la lenteur.
Le ralentissement extrême auquel est soumise l'image
vidéo durant les six minutes qui séparent chaque moment
d'agitation de la figure projetée, confère lui aussi, à
l'image un statut particulier tout en déterminant sa réception
par le spectateur.
Et on retrouve une nouvelle fois cette notion de «
sculpture du temps », dont Raymond Bellour parlait à propos des
vidéos de Bill Viola, dans le discours de Françoise Parfait;
« la dilatation de l'instant et la contraction des durées sont des
opérations qui permettront d'élaborer une nouvelle conception du
travail avec le temps et lui conférer une dimension
sculpturale41. »
Contrairement au temps de l'éternité qui reste
très éloigné du temps ressenti par les spectateurs, le
temps dilaté est perçu « comme une nouvelle modalité
de perception des durées, reconnue intimement car déjà
expérimentée dans les activités mentales du rêve ou
de la remémoration42. » Ainsi, les images lentes
apparaissent comme proches des images de l'esprit, car la perception du temps
chez l'Homme n'est pas uniforme; elle est non seulement parcellaire et
fragmentée, comme nous le soulignions précédemment, mais
elle peut également se moduler selon les évènements
vécus et selon nos projections mentales. Si notre temps est
éphémère et gradué à l'extérieur de
notre esprit, nous sommes néanmoins dans l'incapacité de
ressentir mentalement cette graduation, et c'est notre pensée qui
détermine notre conscience du temps présent ou d'une durée
passée.
Mais au-delà du point de vue du spectateur face
à cette vidéo dont la durée est étirée
à l'extrême, la notion de lenteur nous amène à
penser sa texture, car l'image ralentie nous dévoile toute sa
picturalité, entre fluidité et immobilité. Pour le
réalisateur et essayiste Jean Epstein, le ralenti produit une image
« entre solidification et liquéfaction » dont « la
viscosité décrit ce à quoi le ralenti contraint le
cinéma: tirer le temps vers l'illusion d'une matière, une
matière plastique43. »
On retrouve ce rapprochement entre ralentissement et effet de
matière de l'image dans le texte d'Alain Fleisher, La vague
gelée, où il va jusqu'à comparer l'image ralentie à
l'extrême avec le rite de l'embau-mement.
« La momification est la tentative de sauvegarder une
architecture et une façade organique, l'une et l'autre support d'une
image qui ne cesse de fuir et de se perdre, et où la ressemblance ne
conserve une matière originelle authentique - la peau - que pour perdre
forme et pour s'ouvrir au dissemblant. Cet étrange tissu
élastique, empreinte de l'être qu'il habille et qu'il moule, est
conservé par la momie
41 Ibid.
42 Ibid, p.123.
43 Jean Epstein, Ecrits sur le cinéma, tome 2,
Paris, Editions Seghers, 1974, p. 45
52
comme surface de contact entre positif et négatif, mais
une surface qui perd peu à peu la mémoire des formes pour
n'obéir plus qu'aux lois du vieillissement d'un tissu mort44.
»
Ainsi, la texture de l'image vidéo ralentie
jusqu'à être presque figée, serait comparable au tissu
organique d'un corps momifié. A force d'étirement de sa
durée, l'image vidéo perd de sa fluidité première,
les pixels semblent s'agglutiner les uns aux autres par un effet de
viscosité. Le mouvement interne de l'image, le passage de couleur d'un
pixel à l'autre, s'abîme dans son ralentissement, et l'image cesse
de n'être que représentation, elle se dilate peu à peu pour
nous révéler une forme grotesque, l'image se fait matière
informe. Mais si elle perd de son caractère identifiable, cette image
gagne en matérialité, sa viscosité en appelle davantage au
toucher qu'à la vue.
Au-delà de cet aspect de matérialisation et
d'accentuation de la picturalité de l'image ralentie, il faut constater
que ces images lentes insistent sur elles-mêmes, en nous renvoyant
directement à leur propres matière et aux actions qu'elles
représentent. Cette centralisation de l'image sur elle-même
provoquée par le double effet de la boucle et du ralentissement, va
à l'encontre d'un quelconque désir de narration. C'est la «
pure action45» qui est mise en avant, celle de l'image, mais
aussi celle des sculptures, et par extension, celle du spectateur.
Cette « pure action » c'est celle de
l'immobilité des sculptures, du retour ininterrompu de la vidéo
sur elle même, de la lenteur presque figée de la figure, et puis
soudain, du surgissement de l'événement, de la figure qui bouge,
qui se débat avant de retrouver son sommeil gelé.
Françoise Parfait fait le parallèle entre le traitement temporel
de l'image en mouvement qui relève « de questionnements liés
à la sculpture : immuabilité et stabilité46
», et la démarche de compositeurs de musique
répétitive (Philip Glass, La Monte Young, Steve Reich, Terry
Riley ou encore John Adams) qui « ont eux aussi essayé de faire
percevoir le présent du temps, en brisant le caractère
illusionniste de la mélodie, par les effets de la
répétition47. »
Autrement dit, en musique comme en vidéo, il convient
de rompre avec les codes traditionnels du médium; la mélodie,
comme la narration filmique, doit céder sa place à une approche
plus radicale. A l'image de ces compositeurs qui ont cherché à
faire entendre une musique différente, où le rythme importait
plus que la mélodie, où l'auditeur était invité
à éprouver véritablement les sonorités, la boucle
et le ralenti en vidéo produisent des effets comparables. Il s'agit,
à travers l'installation, d'amener le spectateur à percevoir le
« présent du temps », dont parle Françoise Parfait,
tout comme la focalisation
44 Alain Fleisher, «La vague gelée»,
Plasticité, Paris, Editions Léo Scheer, 2000, p.210.
45 « Il existe une crise de la narration au cinéma
dont témoignent la Nouvelle Vague, le cinéma
expérimental
des années 1960 et le cinéma indépendant
américain, au profit très souvent des pures actions. L'obligation
de raconter des histoires vient majoritairement du cinéma industriel et
commercial : c'est une constatation et non un jugement de valeur, qui n'aurait
aucune efficacité ici. Néanmoins, il est donc normal que le
cinéma expérimental, puis la vidéo aient participé
à la critique de cette fonction majoritaire mais épuisée
du cinéma, en remettant en question le régime de croyance du
récit. En questionnant les codes et les modalités du récit
cinématographique, c'est le statut du spectateur en tant que sujet de
diverses indentifications (au spectacle, au dispositif, aux personnages) qui
s'est aussi déplacé. » Françoise Parfait,
Vidéo : un art contemporain, op. cit., p.84.
46 Ibid, p.77.
47 Ibid.
53
sur la « pure action ».
L'installation projection s'écarte alors de toute
logique de récit. En pénétrant parmi ces formes
figées, ces images momifiées, statufiées par la lenteur ou
par la solidification des matériaux, le spectateur est invité
à ressentir sa propre présence face à la prestance des
artefacts qui l'entourent.
54
Des formes à l'agonie.
Renversements et retournements.
Nous nous trouvons face à des figures érectiles
privées de membre. Corps-troncs à la fois massifs et
décharnés, livrant au regard ce qui d'ordinaire est caché,
c'est-à-dire l'enchevêtrement de tissus, de matières qui ne
sont pas sans évoquer les muscles et les organes du corps humain. Cette
matière organique du corps n'est jamais visible, et lorsque cela arrive
on la perçoit avec un certain dégout et même de l'effroi.
Muscles, nerfs, veines, tissues, organes et humeurs ne sont
généralement pas destinés à se répandre hors
de nous. Nous sommes les contenants de ce fatras gluant et informe, ce sont nos
os et notre peau qui leur donnent forme et les maintiennent en place.
Or ici, le corps semble avoir été
retourné comme un gant, inversant ainsi le rapport
intérieur/extérieur. De plus, certaines sculptures ont en guise
de visage, quelque chose qui serait de l'ordre de la plaie béante ou du
vagin. Cela n'est pas sans rappeler les mots de Merleau-Ponty dans sa
Phénoménologie de la perception, où il explique
comment le renversement d'un objet entraine la perte de sa signification, et
prend comme exemple la vision d'un visage renversé:
« Si quelqu'un est étendu sur son lit et que je le
regarde en me plaçant à la tête du lit, pour un moment, ce
visage est normal; Il y a bien un certain désordre dans les traits et
j'ai du mal à comprendre le sourire comme sourire, mais je sens que je
pourrais faire le tour du lit et je vois par les yeux d'un spectateur
placé au pied du lit. Si le spectacle se prolonge, il change soudain
d'aspect: le visage devient monstrueux, ses expressions effrayantes, les cils,
les sourcils prennent un air de matérialité que je ne leur ai
jamais trouvé. Pour la première fois, je vois vraiment ce visage
renversé comme si c'était là sa posture
«naturelle» : j'ai devant moi une tête pointue et sans cheveux,
qui porte au front un orifice saignant et plein de dents, avec, à la
place de la bouche, deux globes immobiles entourés de crins luisants et
soulignés par des brosses dures48. »
Pourtant, bien que nous ayons le sentiment de voir dans ces
sculptures ce fatras gluant, et alors qu'elles n'ont ni bras ni jambe, leur
position dressée évoque le membre par excellence, membre de chair
et de sang ; celui symbolique de la virilité. Mais cette érection
n'est pas seulement celle du phallus, c'est celle de l'humain, de celui qui se
lève et marche : c'est la position d'un rapport vertical au monde. Il y
a une logique dans ces corps artificiels - corps sculptés ou
projetés - du même ordre que la logique à laquelle
répond notre propre corps ; celle d'une hiérarchisation verticale
des formes, la base du corps est en bas, et la tête est en haut. Ainsi,
la terre qui s'est faite chair chaotique nous renvoie à notre propre
corps, notre propre allure tant extérieure qu'intérieure.
La figure vidéo répond elle aussi à cette
logique de retournement, bien que le corps ne soit pas représenté
de la même façon que dans les sculptures. Le corps filmé
allongé sur le sol, donc en position horizontale, se retrouve
exposé verticalement, ce qui accentue ainsi la lourdeur et la
disproportion. Evidemment, le drapé qui recouvre le corps accentue ces
effets tout en effaçant l'identité du
48 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la
perception, Paris, Gallimard, 1945, p.292.
55
personnage. Ce n'est pas une personne, ce n'est pas un homme
ou une femme, c'est un corps tout juste reconnaissable.
Il faut ajouter à ces traitements formels, celui de la
durée que j'ai évoqué précédemment avec le
motif de la boucle, mais surtout avec celui de la lenteur. De cette lenteur -
qui modifie, dans le cas de la vidéo, la texture de l'image en la
rendant moins fluide et plus picturale -, Rosalind Krauss dira qu'elle «
[...] engendre ce sentiment d' « inquiétante
étrangeté » (Unheimlichkeit) dont parle Freud. Ou,
plutôt, l'un de ses deux types: non celui qui a trait à la
levée du refoulement de complexes infantiles, mais celui qui fait
revenir de « primitives convictions » qui avaient été
« surmontées », tel l'animisme. » Ainsi, c'est la lenteur
qui trouble « la limite séparant l'animé de
l'inanimé, l'organique de l'inorganique, le mort du vivant, et qui nous
poussent à « débattre », comme dit Freud, « afin
de juger si l'incroyable qui fut surmonté » (à savoir «
la toute-puissance des pensées ») « ne pourrait pas,
malgré tout, être réel ». Ce moment animiste de la
perception est bref, il n'en est pas moins vertigineux49. »
La figure qui lévite apparaît alors comme l'image
altérée d'un corps spectral aux frontières incertaines.
Tout comme les sculptures aux allures de vigies primitives, ce corps
étrange est entre le mouvement et la fixité, le vivant et le non
vivant, le charnel et le spirituel.
Ces opérations plastiques, intervenant dans la
vidéo comme dans la sculpture, produisent donc des formes que l'on
pourrait situer dans un entre deux. Entre figuration et défiguration,
entre construction et destruction, entre humanité et
monstruosité. Et si elles ne basculent pas d'un côté ou de
l'autre, c'est parce que cet état d'entre deux, cet équilibre
fragile, est maintenu par les formes elles-mêmes, qui se construisent
à travers leur propre déchéance. Alors que le processus de
fabrication des sculptures, qui passe par l'altération des
matériaux, tout comme le processus de fabrication de la vidéo
passe par l'altération de l'image filmée, pourrait
déboucher sur l'anéantissement de la figure, on constate que
celle-ci survit toujours aux traitements presque violents, et même,
qu'elle résulte de ces traitements. Ce travail des formes qui se renient
sans cesse pour mieux s'affirmer, ce processus continu de déformation,
de défiguration, nous amène donc à penser les sculptures
et la vidéo sous le mode de l'informe50. Car l'informe,
contrairement à ce que l'on pourrait penser, ce n'est pas la perversion
totale de la forme, ce n'est pas l'échouement de toute figure dans le
chaos, mais c'est au contraire, un état transitif de la forme, une
mutation active de la figure.
Déjà, dans Les Confessions d'Augustin,
l'informe n'est pas considéré comme ce qui « manque de forme
» ou comme la « privation de toute forme », mais comme une forme
à « [l'] aspect insolite et
49 Yves-Alain Bois, Rosalind Krauss, L'informe, mode
d'emploi, Paris, Editions du Centre Pompidou, 1996,
p.193.
Sigmund Freud, « L'inquiétante
étrangeté » (1919), repris dans Essais de psychanalyse
appliquée, Paris, Gallimard, coll. « idées », 1971,
p.205 - 206.
50 «Ainsi informe n'est pas seulement un adjectif ayant tel
sens mais un terme servant à déclasser, exigeant
généralement que chaque chose ait sa forme. Ce
qu'il désigne n'a ses droits dans aucun sens et se fait écraser
partout comme une araignée ou un ver de terre. Il faudrait en effet,
pour que les hommes académiques soient contents, que l'univers prenne
forme. La philosophie entière n'a pas d'autre but: il s'agit de donner
un redingote à ce qui est, une redingote mathématique. Par contre
affirmer que l'univers ne ressemble à rien et n'est qu'informe revient
à dire que l'univers est quelque chose comme une araignée ou un
crachat.»
Georges Bataille, « Informe », Documents 7,
1929
bizarre51 ».
Et pour Georges Didi-Huberman, « transgresser les formes
ne veut donc pas dire se délier des formes, ni rester étranger
à leur site. Revendiquer l'informe ne veut pas dire revendiquer des
non-formes, mais plutôt s'engager dans un travail des formes
équivalent à ce que serait un travail d'accouchement ou d'agonie:
une ouverture, une déchirure, un processus déchirant mettant
quelque chose à mort et, dans cette négativité même,
inventant quelque chose d'absolument neuf, mettant quelque chose à jour,
fût-il le jour d'une cruauté au travail dans les formes et dans le
rapport entre formes - une cruauté dans les ressemblances. Dire que les
formes travaillent à leur propre transgression, c'est dire qu'un tel
travail - débat autant qu'agencement, déchirure autant que
tressage - fait se ruer des formes contre d'autres formes, fait dévorer
des formes par d'autres formes52. » Yve-Alain Bois rejoint
Georges Didi-Huberman sur ce point en estimant que « l'informe est une
opération53. » Ainsi « l'informe qualifierait donc
un certain pouvoir qu'ont les formes elles-mêmes de se déformer
toujours, de passer subitement du semblable au dissemblable, et plus
précisément - car il eût suffi de dire déformation
pour nommer tout cela - d'engager la forme humaine dans ce processus
[...]54».
Ce travail « d'accouchement ou d'agonie » des formes
dont parle Georges Didi-Huberman, tout comme l'idée d'Yve-Alain Bois
d'une existence de l'informe sous le mode « opératoire », se
perçoivent tout à fait lors du visionnage d'une des vidéos
de Bill Viola.
Réalisée en 1979, Chott el-Djerid (a
portrait in light and head), vidéo de 28 minutes, s'ouvre sur des
plans de paysages enneigés de la Saskatchewan (au Canada) et de
l'Illinois. Un son grésillant et venteux accompagne les images, et de
temps en temps, le bruit d'une voiture se fait entendre sans que celle-ci
n'apparaisse dans le plan. Les images sont entièrement blanches, aucune
couleur ne transpa-rait, aucune limite dans le paysage n'est visible. La
vidéo débute donc sur des images sans profondeur donnant ainsi
l'effet d'un monochrome et l'impression forte de planéité. Puis,
de cette blancheur envahissante, des formes grises et floues se
détachent. Le motif de la maison, facilement reconnaissable, revient de
façon récurrente au grès des images qui défilent.
Il nous apparaît d'abord comme une forme indistincte, puis par des effets
de zoom, se confirme sous nos yeux. Cette forme reconnaissable qui revient au
grès des images, est comme un repère symbolique auquel on peut se
référer; il est rassurant, on peut dire en le voyant « c'est
une maison ». Mais, comme pour les autres formes signifiantes qui
apparaitront, l'identification et l'affirmation qui la suit (« c'est une
maison », « c'est un homme »), sont sans cesse mises en
péril par les différents processus d'altération des formes
intervenant dans
51 « Dans un désordre extrême, mon
esprit déroulait des formes hideuses et repoussantes, mais qui
étaient
pourtant des formes ; et j'appelais informe ce qui était
en état, non pas de manquer de forme, mais d'en avoir une telle que, si
elle apparaissait, son aspect insolite et bizarre rebutât mes sens et
déconcertât la faiblesse de l'homme. Ce que je concevais ainsi
était informe, non par privation de toute forme, mais par comparaison
avec de plus belles formes. »
Augustin, Les Confessions, XII, VI, 6, trad. E.
Tréhorel et G. Bouissou, in OEuvres de saint Augustin, XIV,
Paris, Desclée de Brouwer, 1962, p.135.
52 Georges Didi-Huberman, La ressemblance
informe, ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, Paris,
Macula, 2003, p.21.
53 « L'informe n'est rien en soi, n'a d'autre
existence qu'opératoire : c'est un performatif, comme le mot obs-
cène, dont la violence ne tient pas tant à ce
à quoi il se réfère qu'à sa profération
même. »
Yves-Alain Bois, «La valeur d'usage de
l'informe», Yves-Alain Bois, Rosalind Krauss, L'informe, mode
d'emploi, op. cit., p.15.
54 Georges Didi-Huberman, La ressemblance informe,
ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, op. cit.,
56
p.135.
Bill Viola
Chott el-Djerid (a portrait in light and head), 1979,
vidéo, 28'00.
|
|
57
|
58
la vidéo. Ainsi, ce processus d'altération, au
même titre que le procédé de retournement
évoqué par Merleau-Ponty, participe de la perte de signification
des formes. Dans les plans suivants, la différence de couleur entre
terre et ciel s'affirme, la ligne d'horizon apparaît donc plus
visible.
Mais, à la quatrième minute de la vidéo,
cette ligne tend de nouveau à s'estomper - jusqu'à ce qu'on ne
puisse plus que la deviner -, tout comme la couleur. Le blanc s'affirme de
nouveau, et la planéité de l'image également. Un point
noir apparait, d'abord presque indiscernable, puis de plus en plus visible au
fur et à mesure qu'il s'approche et croît pour s'affirmer comme
silhouette humaine. D'un pas entravé et trébuchant, celle-ci
marche du lointain vers la caméra. L'image saute, s'emballe,
menaçant la faible figure de disparition, puis parvient à se
maintenir pour nous laisser assister aux derniers pas de cette
énigmatique silhouette.
Ce plan fixe, qui dure près de quatre minutes, et
certainement l'image la plus marquante - et la plus fragile - de toute la
vidéo. Elle pose les bases visuelles et symboliques qui interviendront
avec récurrence jusqu'à la fin de l'oeuvre ; images floues,
formes et figures altérées, effet de planéité,
lenteur, plans fixes, son grésillant.
La suite de la vidéo est constituée d'images
tournées dans un lac salé au beau milieu du désert du
Sahara. Cette transition d'un extrême climatique à l'autre se fait
par un aveuglement de blancheur, neige et désert se confondent dans
l'effet pictural qu'ils produisent, permettant ainsi une juxtaposition de
paysages.
La majorité des images - des plans fixes qui montrent
de vastes paysages désolés - témoignent des
déformations et des illusions d'optiques qu'entraine l'intense chaleur
du désert: effet miroir produisant des formes horizontalement
symétriques, vagues de chaleur déformant les images et donnant un
effet d'ondulation.
Bill Viola filme des silhouettes humaines, qui apparaissent
alors comme flottantes dans la matière picturale brouillée du
paysage. On reconnaît la présence humaine par sa
verticalité et son déplacement caractéristique dans
l'espace, mais elle ne se manifeste formellement que par des taches de couleurs
étirées et vacillantes. Les paysages semblent donc sans
repère ni limite, presque abstraits. Mais le paysage et les hommes ne
sont pas les seuls à se trouver déformés, les
véhicules aussi subissent le même sort. Toutefois, le choix que
Viola a fait en les filmant dans leur éloignement ou leur rapprochement,
instaure un autre rapport dans l'altération des formes qui s'effectue
cette fois ci par un jeu de profondeur. En s'éloignant, les formes se
déforment, se ramassent sur elles-mêmes, se ratatinent
jusqu'à leur plus simple expression. Un camion devient alors une tache
à peu près rectangulaire puis un point tremblotant, avant de ne
se dissoudre totalement dans le paysage.
Ces déformations dues aux extrêmes conditions
climatiques façonnent donc des images « visqueuses » - presque
aqueuses - qui ne montrent pas le paysage tel qu'il est, c'est-à-dire
figé sous un soleil de plomb, mais tel qu'il nous apparaît
visuellement - tel qu'il est perçu par notre vision -,
c'est-à-dire flottant et informe, comme soumis à une multitude de
flux.
Cette impression se confirme lorsque, à la
neuvième minute, différents plans montrent une mare d'eau
rougeâtre subsistant entre des strates de sel cristallisé. Les
plans se rapprochent de la mare jusqu'à ce que l'eau stagnante finisse
par occuper tout le cadre de l'image. On retrouve alors l'idée du
mono-
59
chrome et de la planéité. Seules quelques bulles
coagulées en îlots sont visibles à la surface de l'eau.
Cette succession de plans sur la mare me semble parfaitement éloquente
dans la vidéo de Viola. Elle témoigne non seulement de la
comparaison entre l'eau comme matière et l'image vidéo comme
matériau - on parlera de fluidité, de viscosité,
d'ondulation -, mais surtout, elle met en avant une réflexion proprement
liée aux formes et surtout à leurs déformations que
l'artiste mène tout au long de Chott el-Djerid (a portrait in light
and head).
Cette mare quelconque, ce trou sans forme avec son eau salie
et ses attroupements informes de bulles, est à rapprocher des images de
paysages déformés par la chaleur et des figures troubles qui y
flottent. Viola nous livre ainsi une image brouillée du monde, où
les contours se troublent, les êtres se confondent avec le paysage, tout
se diffuse, tout se mêle et s'inter pénètre. Pourtant, les
figures ne disparaissent pas, elles survivent aux effets visuels, et alors
qu'on les pense dissoutes dans cette coalescence des formes, elles surgissent
de nouveau, très lentement dans le lointain, maigres formes vacillantes
en résistance contre le néant vers lequel tend l'image.
Au regard de cette vidéo de Bill Viola, on comprend
combien l'informe est lié à des procédés
et des processus plastiques ainsi qu'aux différentes
manières d'appréhender - de filmer - les formes. Dans Chott
el-Djerid (a portrait in light and head), Viola se sert
délibérément des conditions climatiques et des
déformations de l'image qu'elles produisent. Mais il n'hésite pas
non plus, pour produire cet aspect informe, à user des moyens que lui
offre sa caméra (grand angle, zoom), ainsi que des possibles
défauts de la capture vidéo (flou, saut d'image). A ce sujet,
Rosalind Krauss a établi que « la valeur de bouleversement
visée dans le terme informe correspondait souvent à la mise en
oeuvre d'un « procédé spatial spécifique » :
gros plan, contre-plongée, rotation ou renversement à 180
degrés, forme rendue floue, érodée, recadrée,
« invasion » de l'objet par son espace environnant,
etc55. » On retrouve là bon nombre de
procédés utilisés par Bill Viola, ainsi que dans ma propre
démarche sculpturale et vidéo.
De l'obscurité à la coalescence des
formes.
Les procédés plastiques intervenants dans la
fabrication des volumes et de la vidéo ne sont pas l'unique facteur de
production de l'informe. Lors de la présentation de ces artefacts, un
élément vient lui aussi y contribuer; il s'agit de la
lumière, ou plutôt du manque de lumière.
En effet, l'éclairage de l'installation, tout en
révélant les statues au milieu de la pénombre, reste
volontairement très ciblé et contrasté, altérant de
ce fait notre vision des volumes. S'agissant de la lumière émise
par le vidéo projecteur, elle participe elle aussi à
l'instauration de l'informe dans l'installation, notamment lorsque,
après avoir traversé l'écran, elle se trouve
projetée sur les sculptures qui lui font face. Ces dernières se
retrouvent alors éclairées par la lumière changeante et
bleutée de la vidéo. Ainsi les volumes et l'image projetée
entrent en contact par un effet de superposition. L'éclairage
concentré, qui domine dans l'installation, participe de l'effet
théâtral qu'elle dégage, et en n'éclairant que
partiellement les volumes, et surtout l'espace qui les entoure, affirme
l'obscurité dominante.
55 Georges Didi-Huberman, La ressemblance informe,
ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, op. cit.,
p.22.
60
Cette question de l'éclairage et de l'obscurité
a été amplement traitée en peinture, d'abord par le
Caravage, et plus tard, par les caravagesques italiens. Mais c'est Georges de
la Tour qui s'intéressa véritablement aux effets de la
lumière artificielle dans le tableau. Là où chez le
Caravage, la lumière provient souvent de l'extérieur du tableau,
dans les oeuvres de La Tour la source lumineuse est clairement identifiable au
sein même du tableau. On trouve par exemple dans Saint Joseph
charpentier56 ou dans Le
Nouveau-né57, des personnages qui tiennent une bougie,
permettant ainsi l'apparition de scènes intimistes où les
protagonistes se détachent de l'obscurité grâce à
une lumière chaude et réduite.
Le souffleur à la lampe, peint en 1640, est un
parfait exemple du style de La Tour. S'inspirant du modèle caravagesque,
il accentue le traitement de la lumière, qui provient ici directement de
l'intérieur du tableau. La scène est simple, presque banale, dans
une ambiance nocturne et intimiste, un jeune garçon tient une lampe
à hauteur de son visage. D'une main, il ouvre la lampe, tout en gonflant
ses joues pour souffler sur la flamme. Le tableau montre cet instant du
quotidien - à l'époque du peintre -, ce court moment où
l'on éteint les lumières. Mais ainsi figé sur la toile, la
scène prend un tout autre aspect. Le personnage n'est que partiellement
éclairé par la lampe, son buste, son visage, et sa main droite
sont les seules parties clairement visibles de son corps. On distingue
toutefois sa main gauche qui porte la lampe, et bien qu'elle ne soit pas
éclairée, elle apparaît en contraste avec le vêtement
plus clair en arrière plan.
Aucune autre lumière n'intervient dans le tableau,
c'est l'obscurité qui domine et qui nous place dans
l'impossibilité d'appréhender l'espace, le lieu de la
scène. De plus, cette obscurité dominante menace d'envahir
définitivement le tableau, il suffirait pour cela que le garçon
souffle, que la scène ait été peinte quelques minutes plus
tard par le peintre; ainsi la figure, entièrement dépendante de
la lumière pour exister - pour être vue et reconnue - est sur le
point de se faire disparaître elle-même, de sombrer dans l'ombre en
soufflant sur la flamme.
Les zones éclairées, parce qu'elle ne sont pas
dispersées, concentre ce qu'il y a à voir. Richard E. Spear parle
d'ailleurs, dans Caravage et La Tour, ténèbres et
lumière de la grâce, d'« une lumière qui unifie
la forme plutôt qu'elle ne la fracture58 ». Le souffleur
semble donc surgir littéralement de l'ombre; son corps, n'étant
que partiellement visible, nécessite pour le spectateur un effort
d'imagina-tion afin d'en déterminer les contours. C'est
l'éclairage qui, plutôt que de montrer clairement ce qu'il y a
à voir, par un jeu de contrastes puissants, déforme ce qu'il
révèle.
Ce visage sans tête - produit et exagéré
par l'éclairage de la lampe -, posé au dessus d'étoffes
évoquant la forme d'un corps, nous apparaît alors comme un masque.
Les joues gonflées, les yeux mi-clos - on se trouve alors quasiment du
côté de la grimace, comme celles que font les enfants qui jouent
avec une lampe torche sous leurs draps -, et le geste presque
superfétatoire de la main qui ouvre la lampe, renforcent l'impression de
théâtralité que produit la scène.
56 Georges de la Tour, Saint Joseph
charpentier, 1645, huile sur toile, 137 x 101 cm, Musée du
Louvres,
Paris.
57 Georges de la Tour, Le Nouveau-né,
1648, huile sur toile, 76 x 91 cm, Musée des Beaux Arts, Rennes.
58 Richard E. Spear, «Caravage et La Tour,
ténèbres et lumière de la grâce»,
L'âge d'or du nocturne, Paris,
Gallimard, 2001, p.106.
61
Georges de la Tour
Le souffleur à la lampe, 1649, huile sur toile,
61 x 51 cm. Musée des Beaux Arts, Dijon.
62
Cet aspect théâtral du visage ainsi
éclairé, qui peut nous sembler presque grimaçant,
transforme le jeune souffleur en figure grotesque59, entre jeu de la
lumière et effroi de l'obscurité. Ainsi la dimension intimiste du
tableau tourne quasiment au mystique, il y a une atmosphère
mystérieuse qui entoure le personnage.
Les sculptures, tout comme le personnage du tableau de La
Tour, semblent donc surgir de la pénombre. Et comme les visages de
comédiens dont les traits se retrouvent déformés et
exagérés par l'éclairage de la scène, le jeu de
lumière favorise l'expressivité des sculptures. Les volumes
figés apparaissent alors de façon moins nette. La
théâtralisation par l'éclairage, les ombres produites et
les forts contrastes animent presque les figures. Le tout instaure une ambiance
grotesque, c'est-à-dire que nous sommes en présence d'un espace
plongé dans l'obscurité, où les formes se corrompent par
le jeu de l'éclairage.
Dès lors, on peut observer des effets similaires -
contrastes, surgissement des formes, ombre dominante - dans certaines
photographies de Cindy Sherman, notamment dans Untitled # 110
réalisée en 1982. Contrairement au tableau de La Tour, la
lumière provient de l'extérieur de la photographie - renouant
alors avec les codes caravagesques - et éclaire partiellement et de
manière fortement contrastée le corps d'une femme; celle-ci se
tient les mains jointes et on devine que son visage est tourné vers la
source de lumière.
L'éclairage, qui ne parvient pas à
révéler le visage du personnage, met en avant le drapé des
tissus du vêtement. La photographie nous renvoie à une
scène très intime, et pourtant assez énigmatique, pas
seulement parce que l'identité de la femme nous est cachée, mais
surtout parce que sa position, son attitude à demi dissimulée
dans l'ombre, questionnent les circonstances fictionnelles de la
photographie.
Mais ce qui nous intéresse ici c'est l'aspect formel
qu'instaure l'éclairage et la perception qui découle de cet
aspect. Pour Rosalind Krauss, un des « [signifiants] de l'informe mis en
oeuvre par Sherman est la lumière sauvage qui frappe au hasard, tous
azimuts : une espèce de dispersion lumineuse qui n'est pas sans
évoquer le concept de Regard proposé par Jacques Lacan, regard
qui « participe toujours de l'ambiguïté du joyau ». Cette
lumière éparse - qui tantôt rehausse des morceaux de chair
ou de tissus émergeant abruptement d'une pénombre opaque et
indifférenciée, tantôt incendie de son contre-jour
l'auréole de cheveux d'un visage demeurant invisible - prévient
toujours la coalescence de la Gestalt60. » Et elle
précise en expliquant que « si la femme-en-tant-que-fétiche
doit fonctionner, c'est en tant que Gestalt, à savoir non seulement en
tant que corps intègre auquel « rien ne manque », mais en tant
qu'image verticale : telle est en effet l'orientation que la Gestalt assume
toujours dans l'imaginaire, miroir de la position verticale du spectateur.
C'est justement cette verticalité, elle-même un signifiant, qui
permet au « signifiant phallique » de recouvrir la forme-image, la
coopération des deux produisant
59 « Qui outre et contrefait la nature d'une manière
bizarre » indique le Littré, et c'est bien ce que fait subir
l'éclairage au visage du personnage dans le tableau. Emile
Littré, Le nouveau Petit Littré, op. cit., p.954.
60 Rosalind Krauss , «Le destin de
l'informe», Yve-Alain Bois, Rosalind Krauss, L'informe, mode
d'emploi, op.
cit., p.230.
63
Cindy Sherman
Untitled # 10, 1982, photographie, 115,6 x 76,2 cm.
64
l'unité cognitive: la Gestalt comme tout unifié
garantissant que la mobilité du signifiant se fixera sur un sens,
lui-même articulé comme unité du signifié
[...]61. »
Ainsi, cette « lumière sauvage » qui
éclaire et arrache de l'ombre quelques morceaux informes, permet
à notre imagination - par la Gestalt, qui est le procédé
mental par lequel nous percevons un ensemble comme un tout organisé - de
se figurer une certaine forme, d'établir une certaine cohérence
entre ces différents fragments. On retrouve également dans les
propos de Rosalind Krauss ce que j'évoquais précédemment,
cette idée de « signifiant phallique » introduit par la
verticalité des formes qui renverrait à « la position
vertical du spectateur», et qui permettrait donc l'attribution d'un
caractère anthropomorphique à ces formes.
Ces jeux d'ombres et de lumières participent en outre
d'un phénomène de coalescence des formes. Alors que la figure se
perd dans l'obscurité et que les formes se trouvent corrompues par
l'éclai-rage, c'est notre imagination qui prend le relai et qui tisse
d'improbables liens entre les îlots éclairés surgissant du
noir.
Et alors qu'une lumière trop fortement dosée,
tend par un effet d'érosion lumineuse à dissoudre la figuration,
comme le remarque Daniel Arasse en faisant l'analyse du tableau de Vermeer,
L'art de la pein-ture62. Il déclare en effet que
« la lumière éblouit la connaissance de ce qu'elle montre.
C'est à dire que quand la carte géographique est
éclairée par la lumière, on ne peut plus lire la carte
géographique63. » L'obscurité elle, dissimule les
formes par l'ombre. Et le peu de lumière présente a tendance
à dénaturer les formes, à les faire tomber dans l'informe.
Mais alors qu'il n'y a que lumière dans la lumière - elle ne
saurait s'aliéner sans se corrompre, on parle de pleine lumière -
l'obscurité elle est vide, elle est justement le manque de
lumière, l'absence. Ce vide peut donc se remplir de toutes sortes de
choses. Or justement, d'après Schiller, « l'obscurité [...]
n'est pas terrible par elle-même, mais parce qu'elle nous cache les
objets, et que dès lors elle nous livre à toute la puissance de
l'imagination64. » Et il conclu en précisant que «
l'imagination se montre bien plus occupée encore de faire de
l'indéterminé, du mystérieux, de
l'impénétrable, un objet de terreur. C'est proprement dit qu'elle
est dans son élément; car n'étant pas bornée par la
réalité, et ses opérations n'étant pas restreintes
à un cas particulier, le domaine immense des possibilités lui est
ouvert65. » Ainsi notre esprit, face à
l'obscurité vide, se fait un devoir de la peupler.
Informes figures humaines et sentiment d'effroi.
Au fil de ces opérations, de ces procédés
qui mettent en place l'informe, on constate que la perversion des formes peut
nous apparaître comme quelque chose d'hideux et de repoussant.
J'évoquais précédemment l'idée de fatras
gluant et de grotesque, et Rosalind Krauss parlait du sentiment « d'in-
61 Ibid, p.229.
62 Vermeer, L'art de la peinture. Kunsthistorisches
Museum, Vienne, 130 x110 cm, 1665.
63 Daniel Arasse, Histoire de peintures,
Vermeer : fin et flou, émissions enregistrées pour France
Culture,
2003.
64 Friedrich Von Schiller, Du Sublime, Fragment sur le
Sublime, trad. A. Régnier, Arles, Editions Sulliver, 1997,
p.66.
65 Ibid, p.65.
65
quiétante étrangeté »
prodigué par la lenteur et les formes qu'elle engendre. Georges
Didi-Huberman quant à lui, parle d'un registre dans lequel « se
décomposent les données traditionnelles de la « figure
humaine » : le registre non artistique de « faits inquiétants
» et d'objets dans lesquels l'anthropomor-phisme, voué à
certaines opérations plus ou moins obscures, devient une « chose
» de terreur bien plutôt qu'un « sujet » de
beauté66. »
Or, les situations « non artistiques » qui nous
placent face à l'informité des corps, sont
généralement des situations peu appréciables, et
même parfaitement rebutantes. Georges Bataille nous parle de la «
terreur extrême » éprouvée par les primitifs face
à « l'aspect intolérable des chairs en décomposition
» et de « l'excès de virulence active de la
pourriture67 ». Quant à Georges Didi-Huberman, il
qualifie « la décomposition [...] de la chair elle-même
» comme étant « atrocement multicolore, et presque «
vivante »68 ».
Ainsi la figure de l'informe, en nous renvoyant à une
certaine morbidité, devient angoissante, et le fait de lui prêter
un caractère humain et des propriétés anthropomorphes
renforce ce sentiment de malaise. L'informité du corps est
instinctivement pour nous le synonyme de la maladie ou pire, de la mort et son
ignoble putréfaction. L'informe dans le domaine artistique nous
amènerait donc vers des considérations que nous éprouvons
d'ordinaire face à ce que Georges Didi-Huberman qualifie de «
registre non artistique ».
Pour illustrer son propos, Georges Didi-Huberman s'appui sur
une photographie d'Eli Lotar parue dans la revue
Documents69, intitulée Aux abattoirs de la
Villette. On voit sur cette photographie en noir et blanc, un petit tas de
peau enroulée sur elle-même se trouvant au premier plan. Une
trainée sombre et gluante - certainement de sang - relie ce petit tas de
peau à une porte fermée située en arrière plan.
Pour Georges Didi-Huberman, cette image « proposée au regard du
lecteur de Documents est aussi une image de mouvement malgré tout. C'est
quelque chose qui bougeait vivant - un « animal » -, et c'est quelque
chose qui, mort, bouge encore, traîné jusque devant cette porte
fermée, exhibant encore la trace de son déplacement70.
»
On peut alors rapprocher cette photographie d'un texte de
Georges Bataille dans lequel il nous fait la description - à
grand renfort de détails - de sacrifices rituels chez les
aztèques71.
66 Georges Didi-Huberman, La ressemblance informe, ou le
gai savoir visuel selon Georges Bataille, op. cit.,
p.105.
67 Georges Bataille, « Le masque » (1934), cité
par Georges Didi-Huberman, La ressemblance informe, ou
le gai savoir visuel selon Georges Bataille, op. cit.,
p.105.
68 «Georges Didi-Huberman, La ressemblance informe, ou
le gai savoir visuel selon Georges Bataille, op.
cit., p.109.
69 « Documents était, du moins dans l'esprit
de Georges Wildenstein, qui la finançait au même titre que la
Gazette des beaux-arts, une véritable « revue d'art
» : luxueuse et très illustrée, orientée pour une
bonne part sur un point de vue iconographique [...]. Mais Bataille fit bien
plus, on le sait, que jouer à ce jeu là. Paraphrasant son
expression célèbre relative à la notion, ou plutôt
à l'usage du dictionnaire, nous pourrions dire ici que, pour lui, une
revue d'art devait commencer - ou commencer d'exploser - à partir du
moment où elle ne donnerait plus le sens, mais les besognes des
images. »
Georges Didi-Huberman, La ressemblance informe, ou le gai
savoir visuel selon Georges Bataille, op. cit., p.12.
70 Ibid, p.162.
71 « Le prêtre faisait maintenir un homme le ventre en
l'air, les reins cambrés sur une sorte de grande borne
et lui ouvrait le tronc en le frappant violement d'un coup de
couteau de pierre brillante. Les os étant ainsi tranchés, le
coeur était saisi à pleines mains dans l'ouverture inondée
de sang et arraché violement avec une habilité et une promptitude
telles que cette masse sanglante continuait à palpiter organiquement
pendant quelques secondes au-
66
Elie Lotar
Aux abattoirs de la Villette, 1929, photographie
tirée de l'article «Abattoir», Documents
n°16.
67
Dans ce rituel de sacrifice comme dans l'abatage de la vache,
il résulte un résidu de la chose anéantie: un petit tas de
peau. Détruire une forme en produit donc une autre, moins
déterminée, celle de l'informe. Et il en va de même dans la
fabrication des sculptures; à chaque nouvelle intervention, après
séchage, des morceaux sont brisés et perdus, laissant
apparaître de nouvelles formes, celles de strates jusque-là
dissimulées. Mais cette altération comme processus de fabrication
des sculptures, et aussi de l'image vidéo, ne mène pas à
l'anéantissement de la figure humaine, ni à la disparition de
toute forme. Tout comme la peau écorchée du sacrifié
aztèque qui retrouve forme humaine lorsque le prêtre la place sur
son propre corps, la figure humaine demeure présente et
décelable.
Didi-Huberman explique à ce propos que «
l'informe, ce n'est pas que le corps ouvert, écrasé,
dépecé et dévoré de la victime aztèque soit
seulement autre chose qu'une « Figure humaine » ; c'est
l'avène-ment d'un paradoxe supplémentaire et décisif,
intimement plus cruel - infiniment plus cruel -, d'un paradoxe selon lequel
toute « Figure humaine » demeure « Figure72 » et
demeure « humaine», bien que capable d'ouverture,
décrassement, d'écorchement ou de dévoration73.
»
Le principe de cruauté et de violence, qui vise
à l'altération des formes et à leur perversion - que ce
soit par leur processus de fabrication ou par leur mode d'exposition -
contribue donc, non pas à évacuer les formes de l'humain, mais
à les troubler au point de demeurer sur le seuil de
l'indétermination du caractère vivant ou mort, mouvant ou
immobile, sacré ou impure des figures présentes.
« Le deuil de la « Figure humaine » ne saurait
être qu'un interminable, un incurable processus: nul ne sait
résoudre le deuil de la « Figure humaine », se résoudre
à sa perte, et Bataille, pas plus qu'un autre, n'a voulu ni cru en finir
avec elle. La « Figure humaine » ne saurait s'absenter absolument de
notre monde: sa perte ne saurait être qu'un moment catastrophique, un
accident, une syncope, un symptôme.
[...] La « Figure humaine » demeurerait ainsi
l'indestructible socle de toute pensée humaine. Même dans le champ
esthétique, l'informe ne saurait donc se donner comme un résultat
absolument réalisé: l'informe, nous l'avons vu, procède de
mouvements - horreurs ou désirs -, et non de stases obtenues. Il n'est,
il ne sera jamais absolu (il perdrait du même coup sa valeur de
démenti). Il tend toujours vers un impossible, il ne réalise en
fait que l'impossibilité même d'un résultat
définitif. Voilà pourquoi il n'est qu'une « mise en
mouvement » - mais telle est sa positivité par excellence, sa haute
d'affirmation -, et non la « fin » de ce mouvement74.
»
dessus de la braise rouge : ensuite le cadavre rejeté
dégringolait avec lourdeur jusqu'au bas d'un escalier. Enfin, le soir
venu, tous les cadavres étant écorchés,
dépecés et cuits, les prêtres venaient les manger.
Ceux-ci ne se contentaient d'ailleurs pas toujours de
s'inonder de sang, d'en inonder les murs du temple, les idoles, les fleurs
brillantes dont l'autel était encombré : à certains
sacrifices comportant l'écorchement immédiat de l'homme
frappé, le prêtre exalté se couvrait le visage avec la peau
sanglante du visage et le corps avec celle du corps. Ainsi revêtu de ce
costume incroyable, il priait son dieu avec délire. »
Georges Bataille, « L'Amérique disparue »
(1928), OEuvres complètes, Paris, Gallimard, 1970,
p.156-157.
72 Déjà nous l'avions constaté avec
la vidéo de Bill Viola, Chott el-Djerid (a portrait in light and
head), bien
qu'elles soient étirées,
déformées, dissoutes et floues, les figures humaines restent
toujours décelables dans le paysage.
73 Georges Didi-Huberman, La ressemblance
informe, ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, op.
cit., p.136.
74 Ibid, p.167.
68
Ce qui lévite et ce qui rampe, ce qui nous
élève et ce qui nous abaisse.
Les présences du drapé.
Le drapé est également un des facteurs qui joue
en faveur du processus de l'informe. Tout d'abord, dans les sculptures
elles-mêmes, les tissus imbibés d'argile sont disposés de
façon à former des effets de froissement, de plissement,
produisant ainsi des drapés fossilisés. Mais ces drapés
figés et tombants évoquent plus la lourdeur et la rude
matérialité des matériaux que la
légèreté et la grâce. Dans le cas de la projection
vidéo, on notera la présence de deux formes de drapés qui
se superposent, celui du tissu qui enserre le corps du personnage de la
vidéo, et celui de la toile de projection. Alors que le premier
apparaît comme l'expression d'une contrainte - le corps est prisonnier de
ce cocon -, le second, suspendu en l'air, est plus léger et plus
fragile.
L'enveloppement du corps dans l'image vidéo, tout comme
les volumes de tissu et d'argile des sculptures, participent de la
transformation des figures. Ainsi, « la métamorphose est affaire de
draperie [et le drapé aurait alors] le pouvoir de déguiser, de
bouleverser l'aspect, de dissimuler l'humain et de faire apparaître
l'animalité75. » Mais lorsque, comme avec les sculptures
qui évoquent ce que je qualifiais d'un corps retourné comme un
gant, ce qui se transforme se trouve être notre propre corps, on comprend
que « notre draperie la plus immédiate - notre peau - [se retrouve]
mise en demeure de s'ouvrir, de se déplier, de se chiffonner autrement
pour nous faire passer à l'informe et à
l'inhuma-nité76. »
Il y a donc dans cette installation la mise en relation entre
des éléments qui se ressemblent tout en demeurant
différents de par leur signifiance. Alors que les drapés de
l'écran en lévitation et du personnage spectral de la
vidéo nous évoquent une certaine grâce aérienne,
fantomatique, presque insaisissable, les lourds drapés des sculptures
nous renvoient aux chairs tombantes, à l'informité des tissus,
à la déformation de la matière, à l'affaissement
des choses, à la flétrissure de ce qui choit.
Dans son livre Ninfa moderna, Georges Didi-Huberman
étudie le motif du drapé à travers la figure de Ninfa
révélée par Aby Warburg. Il définit ces
Ninfa, ou « nymphes », au tout début de l'ou-vrage,
comme étant des « divinités mineures sans pouvoir «
institutionnel », mais irradiantes d'une véritable puissance
à fasciner, à bouleverser l'âme et, avec elle, tout
possible savoir sur l'âme77. » Cette figure
mouvante78 et drapée, qui apparaît de manière
récurrente dans l'histoire de l'art, symbolise pour Georges
Didi-Huberman « la « survivance » de ces paradoxales choses du
temps, à peine existantes,
75 Georges Didi-Huberman, Ninfa moderna, essai sur le
drapé tombé, Paris, Gallimard, 2002, p.106.
76 Ibid.
77 Ibid, p.7.
78 « Héroïne impersonnelle de l'aura -
ce lointain du temps qui émeut l'événement de nos regards
-, elle
se meut constamment entre l'air et la pierre, l'effluve et la
paralysie : fuyante comme un vent, mais pâle et tenace comme un fossile.
Héroïne démultipliable de l'inquiétante
étrangeté, elle nous fait don d' «
arrière-ressemblances » où tous les temps, soudain, se
mettent à danser ensemble. Et où toutes ses incarnations
possibles viennent se
mêler comme en un rêve. » Ibid. p.11.
69
indestructibles pourtant, qui nous viennent de très
loin et sont incapables de mourir tout à fait79. » Et de
cette semi divinité qui semble choir au fil du temps dans les oeuvres,
Georges Didi-Huberman en vient à nous parler de son drapé
tombé qui se change alors en une forme basse et ignoble, à
l'image des guenilles et des peaux écorchées que l'on trouve sur
les trottoirs des villes.
Evoquant le Triomphe de Pan de Nicolas Poussin,
Georges Didi-Huberman débute son analyse du drapé déchu en
mettant en avant deux aspects incontournables de cette figure: le premier
lié à sa fonction, celle d'un ornement somptueux pour le corps
(en l'occurrence le corps divin), et le second lié à la
conséquence de sa chute, qui est d'être réduit à
l'état de résidu.
« L'orgie des dieux antiques laisse toujours des restes
visibles aux humains arrivés plus tard : ce tas, ce reste central, ce
beau chiffon en est un. Troublant pour le destin qu'il fait subir à
l'anthropomorphisme: la forme humaine s'est absentée, en effet. Mais
elle demeure en suspens - ou plutôt en repli, en rebut -, comme une
dernière forme possible pour le désir humain. Quelque chose comme
un haillon du temps80. »
Nicolas Poussin
Le triomphe de Pan, 1636, huile sur toile, 138 x 157 cm.
National Gallery, Londres.
79 Georges Didi-Huberman, Ninfa moderna, essai sur le
drapé tombé, op. cit., p.11.
80 Ibid, p.24.
70
Et ce drapé tombé au sol, volontairement
abandonné par les dieux festoyant, n'est pas sans nous rappeler une
autre forme de draperies, délestées elles, malgré la
volonté de leur propriétaire; celles du tas de peau pliée
dans la photographie d'Eli Lotar que j'évoquais
précédemment. Ce résidu sanguinolent, que l'on imagine
lourd et compact, ultime témoignage de l'existence de l'animal, est bien
loin du drapé léger des nymphes. Et comme l'indique Georges
Didi-Huberman, ces « draperies effarantes [...] ne sont plus l' «
accessoire en mouvement » pensé comme un supplément de
grâce ou l'habillage subtil de la nudité humaine. Elles sont l'
« accessoire en mouvement » pensé comme supplément
d'horreur: une excrétion interne, viscérale, de la nudité
animale dont Georges Bataille sait bien qu'elle impose empathiquement l'image -
la hantise anthropomorphe - de notre propre nudité ouverte81.
»
Ce cuir de vache, qu'on a trainé et abandonné
là, au milieu d'une cour au sol poisseux, tout comme l'étoffe des
dieux, se trouve dans un état intermédiaire, déjà
mort, déjà déchu, et pourtant toujours identifiable,
toujours rattachable à son ancien propriétaire; « encore
humain - voir anthropomorphe - et déjà informe. Encore
repérable dans sa fonction et déjà ne servant plus
à rien. Encore chose déterminée, déjà
matière indéterminée82. »
Rejoignant ainsi ce que j'évoquais
précédemment au sujet de l'incapacité de l'informe
à évacuer totalement la figure humaine; on constate à
présent que non seulement ces formes ignobles, ces résidus de
nous-mêmes, ces restes de matière, ne font pas disparaître
la figure, mais qu'au contraire, ils en témoignent de la façon la
plus troublante.
« Bref, la forme du vivant, lorsque mise à mort,
accouche de quelque chose qui n'est pas l'informe par simple négation -
par simple disparition, par simple privation -, mais l'informe par survivance
[...]. Or, dans ce processus, la draperie s'avère partout
présente: supplément de grâce dans la figuration humaine,
elle devient supplément d'horreur dans l'humaine charogne83.
»
Et il en va de même lorsque, dans les sculptures et dans
la vidéo j'applique volontairement des procédés
d'altération et de recouvrement des formes, celles-ci plutôt que
de disparaître, ressurgissent par un effet de survivance84
formelle. Mais cette survie des formes, ce passage de la disparition à
la réapparition, ne les laisse pas indemnes. Georges Didi-Huberman nous
explique à ce propos que « les choses qui se transmettent dans les
survivances deviennent - et reviennent - toujours plus
impures85. » Et donc, si la forme fait son retour,
elle n'est pourtant plus tout à fait la même, elle se retrouve
abîmée par le processus qui l'a façonnée.
On retrouve notamment cette notion du drapé tombé
comme reste dans l'installation Les Manteaux de Christian Boltanski,
qu'il réalisa dans l'église Santo Domingo de Bonaval en 1995.
Tout d'abord, il faut bien constater que le lieu religieux a toute son
importance, c'est un lieu autre que le musée ou la galerie, non
destiné à accueillir des oeuvres, qui amène le spectateur
à penser l'oeuvre
81 Ibid, p.144.
82 Ibid, p.91.
83 Ibid, p.100.
84 « Ce qui demeure d'un ancien état, d'une chose
disparue », tiré de l'article « survivance ».
Emile Littré, Le nouveau Petit Littré, op.
cit., p.2039.
85 Georges Didi-Huberman, Ninfa moderna,
essai sur le drapé tombé, op. cit., p.90.
autrement que sous le simple mode du plaisir contemplatif - ce
qui a toute son importance dans le travail de Boltanski. Ainsi, en
s'éloignant du musée, les installations de Boltanski ne visent
pas à « critiquer le système expositonnel mais [à]
mettre en exergue le spectateur en tant que créature douée de
sensa-tions86. » Et comme nous l'indique Catherine Grenier,
« en choisissant la relique plutôt que l'image et le registre de
l'émotion plutôt que la réflexion critique, Boltanski
réduit au minimum la distance entre l'art et le spectateur. Il ravive
ainsi la conception romantique d'un art efficace, qui met son pouvoir suggestif
et émotionnel au service d'un bouleversement de l'univers intime du
spectateur87. »
Mais la vocation de l'oeuvre de Boltanski ne s'arrête
pas à sa simple apparence spectaculaire, les sensations et les
émotions du spectateur doivent le mener au-delà des formes et des
préoccupations esthétiques.
Christian Boltanski
Les Manteaux, 1995, installation. Eglise Santo Domingo
de Bonaval.
71
Tel un escadron d'anges tombés sur terre, des
vêtements s'étalent sur le sol de manière ordonnée,
occupant ainsi toute la partie centrale de l'église. Le contraste est
saisissant entre la disposition en rangs disciplinés, tellement humaine,
tellement organisée et sage, et les positions grotesques - manches
écartées, étoffes bien étalées - des
manteaux, comme s'ils venaient tout juste de s'écraser violement sur le
sol.
Ainsi disposés, ces manteaux vides, étoffes
dégonflées, privées de volume, évoquent la
pathétique
86 Nicolas de Oliveira, Nicolas Oxley, Michael Petry,
Installations II, l'empire des sens, Londres, Editions
Thames & Hudson, 2003, p.53.
87 Catherine Grenier, « Il y a une histoire... »,
Boltanski, Paris, Flammarion, 2009, p.75.
72
absence des corps qu'ils sont censés contenir.
Leur absence ne semble pourtant pas ancienne, la position des
manteaux témoigne encore des corps - les bras écartés, les
têtes tournées dans la même direction -, on serait
tenté de les toucher pour constater qu'ils sont encore tièdes de
la vie qu'ils abritaient.
Catherine Grenier parle d'une « identification
métonymique du vêtement à l'homme », et elle ajoute
que « ces tas de dépouilles informes ou organisés nous
rappellent les amoncellements d'objets ou de corps de l'univers
concentrationnaire88. » Plus que de simples manteaux
déposés sur le sol, nous nous trouvons devant des
dépouilles d'humanité, véritables
cénotaphes89, indices d'une présence, d'un probable
mouvement, d'une chaleur des corps à jamais évaporée.
Ainsi, l'oeuvre de Boltanski déclencherait, dans un
premier temps, l'empathie des spectateurs, puis de cette empathie, les
mènerait vers une forme d'anamnèse. D'abord
déstabilisés, sans doute troublés ou même
rebutés par ces reliques, ces résidus d'humanité, les
spectateurs finiraient par s'identifier, par se reconnaître dans ces
manteaux - ou plutôt par reconnaître que ce qui manque, c'est eux.
Ainsi, « tous ces éléments concourent à la mise en
condition du visiteur, convié à un parcours qui n'est autre qu'un
processus de remémoration90. »
Au même titre que les restes d'un saint martyr, ces
fripes font office de reliques. Mais là où les ossements
vénérés du saint servent à nous faire prendre
conscience des souffrances dont il fut victime, les manteaux effondrés
de Boltansky ne désignent pas une souffrance en particulier, nous ne
pouvons que constater un résultat, l'absence de l'humain. Mais c'est
justement ce choix de ne pas pointer une souffrance en particulier qui permet
au spectateur d'accéder à un processus d'anamnèse qui lui
ait propre. Ces rangées de vêtements informes et sans
identité nous renvoient donc à nos propres disparitions, aux
restes de nos drames intimes.
Or, cette notion du drapé comme résidu, comme
reste ou comme rebut est bien présente dans mon travail. Les
procédés successifs d'altération et de recouvrement des
formes, tant en sculpture qu'en vidéo, évoqués tout au
long de mon développement, donnent bien naissance à des formes
abîmées, altérées, que j'ai d'ailleurs
qualifiées de proches du palimpseste, et même d'informes. Ces
formes là, de par leur aspect plastique final, s'approchent donc
grandement d'objets rendus désuets et usés, condamnés
à l'état de résidus.
La fabrication des sculptures, au-delà des
procédés employés, comprend l'utilisation de
matériaux qui sont eux-mêmes des résidus, des objets
usés ; vieux vêtements et tissus, bois de
récupération, métaux rouillés. Et c'est justement
l'utilisation de tels matériaux qui donne à ces sculptures leur
aspect si particulier, proche de celui des oeuvres primitives.
Et dans le cas de la vidéo, il faut d'une part
constater l'aspect même de l'image, très abîmé et
contrasté, résultat de refilmages entrainant une perte certaine
de qualité et ne donnant finalement à voir que l'image d'une
image, autrement dit un reste d'une image; et d'autre part, lors de la
projection finale
88 Catherine Grenier, « Il y a une histoire... »,
Boltanski, op. cit., p.71.
89 « (Du grec kenotaphion, de kenos, vide,
et taphos, tombeau) Tombeau vide, dressé à un mort dont
on
n'a pas le corps. » , tiré de l'article «
Cénotaphe ». Emile Littré, Le nouveau Petit
Littré, op. cit., p.298.
90 Catherine Grenier, « Il y a une histoire... »,
Boltanski, op. cit., p.75.
73
de cette image vidéo, le dispositif de l'écran
translucide rejoue encore une fois de cette altération en laissant
filtrer jusqu'au mur l'image dans son état le plus résiduel.
Mise en scène pour des objets tabous.
Ainsi la relation établie entre le spectateur et les
artefacts présentés au sein de l'installation projection
relève moins d'un pur jugement esthétique que d'un rapport
physique et émotionnel. Cette relation particulière se rapproche
donc de celle que l'on peut éprouver face à une relique ou
n'importe quel autre objet qui nous semble chargé d'une certaine force,
d'un probable vécu. Ces objets, comme les artefacts de l'installation,
dégagent donc un sentiment d'inquiétante
étrangeté, comme s'ils nous étaient à la fois
familiers - c'est-à-dire qu'ils présentent des formes
reconnaissables, que l'on peut les nommer, les désigner - et en
même temps si éloignés de nous mêmes.
Dès lors, il me semble concevable d'effectuer un
rapprochement entre ce que Georges Didi-Huberman développe autour de la
forme du drapé-déchet - c'est-à-dire cette
capacité à pouvoir être l'expression d'une grâce
céleste, et l'instant d'après celle d'une « hantise
anthropomorphique » - et ce que Freud dit des objets tabous.
En effet, dans son célèbre ouvrage Totem et
tabou, Freud explique que la notion de tabou « présente deux
significations opposées : d'un côté, celle du sacré,
consacré; de l'autre, celle d'inquiétant, de dangereux,
d'interdit, d'impur91. »
On retrouve donc ce même aspect dichotomique que
souligne Georges Didi-Huberman dans son approche du drapé, tout comme
nous l'avons constaté dans l'oeuvre de Boltansky ou dans le cas de
l'ins-tallation qui nous occupe, cette tendance à nous évoquer
autant le sentiment du sacré et de la grâce que celui du
répugnant et de l'horreur.
Mais le rapprochement ne s'arrête pas là, puisque
Freud précise bien que sont tabou les « adolescents [...] pendant
la célébration de leur maturité, les femmes pendant la
menstruation et immédiatement après les couches; sont encore
tabou les enfants nouveaux-nés, les malades et, surtout, les morts. De
même, les objets dont un homme se sert constamment, ses habits, ses
outils, ses armes, sont, d'une façon permanente, tabou pour les
autres92. »
Ainsi, sont donc considérés comme tabou, les
êtres et les objets en situation de transition, de mutation,
d'entre-deux. Et dans cette idée de mutation, de transformation, on se
rapproche de la notion de l'in-forme qui est précisément
liée à ce moment de bouleversement des formes, lorsque celle-ci
se trouve entre construction et destruction d'elle-même.
Mais aussi, les objets personnels, qui sont, durant la vie,
comme les ergots - les prolongements physiques - d'une personne, et qui, une
fois détachés de celle-ci, nous apparaissent en tant que
résidus, restes ou reliques de cette personne. Mais dans ces
résidus, il subsiste en quelque sorte l'aura de la personne. Ils en sont
détachés, mais pourtant toujours liés, et à ce
titre ils nous apparaissent comme
91 Sigmund Freud, Totem et Tabou, Paris, Editions Payot
et Rivages, 2001, p.35.
92 Ibid, p.42.
74
une passerelle entre nous et le disparu, entre notre
réalité concrète et d'autres champs du possible. Ainsi, la
notion tabou appliquée à des oeuvres précises -
c'est-à-dire celles mettant en scène ces formes que j'ai
précédemment rapprochées de la figure du cénotaphe
-, nous amène bien à penser l'objet d'art sous le mode d'une
certaine fascination doublée d'un fort sentiment
d'inquiétante étrangeté éprouvées
au contact de ce seul est même objet.
Or, si l'on considère ces oeuvres du point de vue du
tabou, il convient de penser les conditions de l'expérience de cette
dimension taboue. Il faut aborder l'oeuvre tel qu'on le ferait avec un objet
porteur d'une puissance tabou, c'est-à-dire selon une certaine forme de
ritualisation et de mise en condition de l'expérimentation de l'oeuvre
par le spectateur.
En effet, la relation à l'objet tabou est toujours
régie par un certain nombre de codes, de rites, de lieux et de
situations socialement marquantes ; deuil, naissance, guerre, hiérarchie
au sein du groupe. Freud décrit à maintes reprises dans son livre
ces situations concrètes dans lesquelles s'appliquent les rites autour
des différents tabous. Ainsi, la notion de tabou est-elle liée
à des conditions bien spécifiques. Or, si l'on considère
cela du point de vue de l'oeuvre d'art, il s'agit alors de penser aux
procédés de mise en condition de réception des oeuvres.
Pour qu'une impression mêlée de fascination et
d'inquiétante étrangeté se dégage des objets
exposés, leur mode de présentation, et le parcours des
spectateurs - parfois ritualisé -, semblent tout à fait
importants.
Et dans le cadre de mon installation-projection, les
conditions d'exposition des sculptures et de la vidéo nous
amènent à regarder ces objets non plus comme de simples
résidus quelque peu rebutants, mais comme de possibles reliques pleines
d'évocations. Le dispositif de présentation affirme la dimension
presque étrange de ces avatars situés entre le spirituel et la
charogne, l'humain et l'in-forme. La mise en scène
théâtrale de l'espace me permet donc de confronter les spectateurs
à ces éléments d'ordinaire refoulés dans notre vie
quotidienne, ces éléments que l'on considère comme tabou:
« la représentation d'un corps sensible, qui échappe
à la raison, au contrôle d'une société puritaine,
horrifiée par l'animalité, la mort et l'infirmité, en un
mot par ce qui borde l'existence, le développement et la
dégénérescence du corps humain93. »
Et il y a bien fascination à l'endroit du terrible, de
l'interdit incarné par l'objet tabou; notre regard est toujours
attiré par ce que notre morale nous incite à ne pas voir. Devant
la momie, le cadavre, les restes sacrés, notre regard semble toujours
moins habité par la piété que par la curiosité,
nous voulons voir l'impur et peut-être tenter d'y déceler le
sacré.
Christian Boltanski dit à ce propos qu'« il y a,
avec la Shoah, une fascination identique à celle qu'on peut ressentir
avec un accident de la route. On sait que c'est douloureux mais on regarde
quand même. L'une des choses les plus surprenantes et les plus
intéressantes à étudier, c'est que nous sommes vivants et
que nous allons mourir. La transformation de quelqu'un en tas de merde... Il y
a une fascination, une mauvaise fascination, pour cela94. »
Et c'est donc pour régir cette pulsion vers l'impure,
cette fascination mêlée de peur, que les hommes ont mis en place
des règles, des frontières à respecter, des modes de
passages, en un mot, des rituels.
93 Pascale Weber, Le corps à l'épreuve de
l'installation-projection, op. cit., p.25.
94 Christian Boltanski, « Nous avons bien philosophé
», conversation entre Christian Boltanski et Daniel Men-
delsohn, Boltanski, op. cit., p.149.
Ben Patterson
Tristand & Isold, performance. Décembre 2011,
Universitée Rennes 2.
75
76
On retrouve alors dans bon nombre d'oeuvres cette recherche
d'une ritualisation qui serait un mode d'approche, de conditionnement, de
l'objet artistique et de la réception du spectateur.
Cette dimension semble essentiel dans l'oeuvre Tristan
& Isolde de Ben Patterson, artiste performeur et membre fondateur de
Fluxus.
Cette performance qui se présente sous une forme
éminemment théâtrale, débute sur l'air du
prélude de l'opéra homonyme de Wagner. La salle entière
baigne dans une lumière rougeoyante; au centre une table est
dressée face aux spectateurs assis comme lors d'une pièce de
théâtre. L'artiste, en véritable maitre de
cérémonie, accueille une jeune femme en peignoir, il l'invite
à se dévêtir et à s'installer sur la table. Ainsi
livrée en offrande, et alors que la musique gagne en intensité,
le corps de la femme est recouvert progressivement de crème
fouettée par l'artiste. Lorsque son modèle se trouve parfaitement
enduit, l'artiste invite les spectateurs à venir manger la crème.
Le tout produit un effet spectaculaire, la musique et l'éclairage
transformant la scène en un rituel d'un autre âge où le
cannibalisme n'est pas loin.
Ici, la dimension rituelle est donc largement tributaire de la
mise en scène théâtrale du lieu, mais aussi par le jeu
d'acteur de l'artiste et la musique wagnérienne. Mais ce qui pourrait
demeurer un spectacle perçu à distance par les spectateurs, se
transforme en une expérience sensible dès lors que l'artiste les
invite à intervenir dans sa performance. Ce dernier se transforme alors
un guide, un gourou qui mène ses spectateurs, devenus initiés,
vers un rituel de communion autour d'une même offrande livrée
à la dévoration du groupe.
Ben Patterson accorde une très grande importance
à la dimension d'implication et d'expérience vécue par les
spectateurs lors de ses performances. Il « [s'attend] à ce que
chaque spectateur trouve ou fabrique un « sens » qui lui est propre
à partir de [sa] performance. D'une certaine façon, les
différentes manières qu'ont chaque personne de manger la
crème fouettée, illustres les sens qu'ils mettent dans cette
performance95. »
Mais bien qu'il laisse libre l'interprétation de ses
oeuvres, il n'en demeure pas moins qu'il se place lui-même en
médiateur entre les spectateurs et l'expérience sensible et
émotionnelle à laquelle il tente de les initier. Le rituel est
donc régit par les règles et les directives de l'artiste en
personne, le spectateur se transforme alors en élève que l'on
guide dans l'épreuve.
Mais dans le cas de l'installation-projection, la
ritualisation n'est pas dirigée par l'artiste lui-même, c'est au
spectateur de se confronter seul à l'oeuvre. Il doit traverser l'oeuvre,
et cette traversée, ce parcours tant physique qu'intellectuelle, doit
lui permettre de faire l'expérience de l'oeuvre et de son espace.
Et si cette dimension d'expérience sensible est valable
pour toute forme d'art, celle-ci se trouve certainement
démultipliée de par la théâtralisation du dispositif
de l'installation projection, et plus encore, par la possibilité pour le
spectateur de pénétrer au sein même de ce dispositif
spatial, de s'immerger intégralement dans l'oeuvre. Et donc, comme
l'indique Pascale Weber, « l'installation-projection tente avant tout de
s'adresser au corps sensible. Ainsi cherche-t-elle à entrer en relation
directe, et de façon élémentaire, avec le spectateur, afin
de porter à sa conscience, à la fois phénomènes
artistiques et per-
95 Ben Patterson, Entretien avec Ben Patterson,
décembre 2011, voir Annexes p.82.
77
ceptifs96. »
Et cette mise en relation directe entre le spectateur et
l'oeuvre induite par la mise en scène de la spatialité a pour
effet la « fusion entre l'espace, le dispositif et le visiteur pour
pointer la dimension érotique du lieu, au sens ou Bataille
définit l'érotisme comme sentiment de communion. Les individus
évoluent dans l'espace isolément, nostalgiques d'un temps
où ils ne faisaient qu'un avec l'Autre, la mère, le temps d'une
continuité perdue97. » Ainsi, la mise en place de cette
« dimension érotique du lieu témoigne donc de la
volonté de l'artiste d'abolir les distances et la discontinuité
entre les objets, les images, les corps parcourant le dispositif98
». Cette abolition des distances entre les corps, les matières et
les images au sein du dispositif de l'installation-projection, dont parle
Pascale Weber, nous ramène donc au concept de contamination que j'ai pu
développer précédemment. Car la vidéo et les
sculptures se contaminent bien entre elles, la théâtralisation de
l'espace de l'installation semble également contribuer à
brouiller les limites entre les spectateurs et l'oeuvre. Ces derniers, en
pénétrant dans l'espace de l'oeuvre sont eux aussi plongés
dans la pénombre et partiellement éclairés, leurs corps
deviennent support de la projection et arborent soudainement un aspect
énigmatique; et déambulant parmi les sculptures, ils participent
du spectacle de l'installation, ils deviennent à leur tour des
acteurs au sein du dispositif.
Cette immersion des corps, et la transformation qu'ils
subissent en pénétrant dans l'installation, permettent donc la
mise en évidence de « l'aspect charnel de l'expérience
visuelle : tout le corps du visiteur est sollicité, comme avalé
par le dispositif99. »
Et c'est cette aliénation du spectateur dans
l'installation-projection qui l'amène à suivre une certaine forme
de rituel de passage. L'espace de l'oeuvre devient alors celui d'une auto
initiation où le spectateur fait autant l'expérience de l'oeuvre
que de son propre corps et ses propres sensations. Et dans cette confrontation
quelque peu spectaculaire, le rôle de l'oeuvre semble bien être
celui « d'un objet transitionnel qui permet à l' « usager
» d'accéder à une connaissance de soi et de ses
capacités émotionnelles100. »
L'oeuvre comme « objet transitionnel »,
c'est-à-dire l'oeuvre comme passerelle entre le spectateur et ce qui
l'entoure, le lieu, les autres, la matière, mais aussi passerelle vers
un au-delà ; au-delà des lieux tangibles, des corps, des formes
et des matières. Cette oeuvre qui rejoue le rituel, qui instaure ses
propres codes, ses propres lois, qui modifie notre perception de l'espace,
notre rapport au monde ; cette oeuvre là s'inscrit donc bien dans une
nouvelle recherche du tabou, et bien loin des idoles creuses, elle nous pousse
à chercher le sacré dans la matière, la transcendance dans
l'ignoble, la pureté dans l'altérité.
96 Pascale Weber, Le corps à l'épreuve de
l'installation-projection, op. cit., p.115.
97 Ibid, p.23.
98 Ibid.
99 Ibid.
100 Françoise Parfait, Vidéo : un art
contemporain, op. cit., p.168.
78
Conclusion.
«L'art est le seul domaine où la
toute-puissance des idées se soit maintenue jusqu'à nos jours.
Dans l'art seulement il arrive encore qu'un homme, tourmenté par ses
désirs, fasse quelque chose qui ressemble à une satisfaction ;
et, grâce à l'illusion artistique, ce jeu produit les mêmes
effets affectifs que s'il s'agissait de quelque chose de réel. C'est
avec raison qu'on parle de la magie de l'art et qu'on compare l'artiste
à un
magicien. Mais cette comparaison est peut-être
encore plus significative
qu'elle le paraît. L'art, qui n'a certainement pas
débuté en tant que « l'art pour l'art », se trouvait au
début au service de tendances qui sont aujourd'hui éteintes pour
la plupart. Il est permis de supposer que parmi ces tendances se trouvaient bon
nombre d'intentions magiques101. » Sigmund Freud, Totem et
tabou
La sculpture et la vidéo comme formes palimpsestes
résultent donc, tant par leurs procédés de production que
par leurs modes d'exposition, d'une logique de tourment des matériaux
plastiques, se retrouvant alors en état de coalescence. A travers cet
état singulier de la matière, on en vient à
considérer ces artefacts bien au-delà de leur simple aspect
plastique et artistique; ils réinstaurent avec le spectateur un rapport
situé entre crainte et fascination, celui du tabou.
Par la mise en scène, par cette
théâtralisation des avatars artistiques, c'est toute la dimension
primitive du rapport à l'art qui resurgit. On se retrouve dès
lors du côté d'un art magique et théâtral, à
travers lequel l'artiste devient l'instigateur d'un rituel, l'architecte d'un
singulier cirque de puces, où chaque spectateur est invité
à imaginer, à observer les choses pour y déceler
l'invisible. L'artefact, oscillant entre figure humaine et informe figure, se
trouve donc investi d'une force, d'une aura particulière, et nous
renvoie à la dimension tragique de notre condition d'êtres
partagés entre l'être là et l'être au-delà.
« Quels que soient les avatars de la peinture, quels que
soient le support et le cadre, c'est toujours la même question :
qu'est-ce qui se passe, là ?
{...} Aussi faut-il prendre le tableau (gardons ce nom
commode, même s'il est ancien) pour une sort de théâtre
à l'italienne : le rideau s'ouvre, nous regardons, nous attendons, nous
recevons, nous comprenons ; et la scène passée, le tableau
disparu, nous nous souvenons : nous ne sommes plus les mêmes qu'avant :
comme dans le théâtre antique, nous avons été
initiés102. »
101 Sigmund Freud, Totem et Tabou, op. cit.,
p.130.
102 Roland Barthes, L'obvie et l'obtus, Essais critiques III,
Sagesse de l'art, op. cit., p.163.
Se retrouver face à une oeuvre, c'est donc bien, comme
le souligne Roland Barthes, suivre une sorte d'initiation à travers
elle. Il s'agit de l'éprouver, et de se retrouver aliéné,
contaminé par elle. Dans l'installation-vidéo-projection
Spectres, l'intention consiste bien à éprouver ce
phénomène de coalescence des formes, jusque dans ces aspects les
plus étranges.
A travers les lents tourments de la matière, il nous
est donc possible de percevoir un mouvement, celui des formes qui sombrent et
qui surgissent, qui coagulent entre elles. Mouvement sourd et lent qui
réside en chaque lieu, chaque être, chaque chose, mouvement
multiséculaire de la pierre, mouvement fugace d'un trait de
lumière, mouvement fou et flou de l'humanité.
Nous dépassons alors le simple cadre du
manichéisme, de la séparation claire et établie entre les
choses ; les frontières entre la pierre, la chair et la lumière
sont abattues, et l'on cherche à contempler le sacré dans
l'ignoble, l'humain dans le monstre, la figure dans l'informe.
Cette immersion au sein d'un espace qui contribue à
troubler nos perception, jusqu'à réveiller chez nous un certain
sentiment « d'inquiétante étrangeté », cette
initiation proche du rituel, à laquelle nous convient ces formes d'art,
ce besoin de penser des liens entre les choses, c'est sans doute là
l'expression formelle d'une tentative de remède à ce que Georges
Batailles qualifie d'« abîme » et de «
discontinuité » qui résident « entre un être et
un autre103 ».
Cet art magique nous offre donc le spectacle d'une
transcendance des individualités, et ouvre nos consciences aux
architectures invisibles qui jalonnent notre monde.
79
103 Georges Bataille, L'Erotisme,
Paris, Editions de Minuit, 1957, p.19.
80
Annexes.
Le travail du son.
L'ambiance sonore de l'installation-projection a
été réalisée par Jean-Baptiste
Lévêque. Après une licence en arts plastiques, puis un
master management de la culture, il se consacre actuellement au
développement de son label musical, Zugzwang Productions, qui vise
à valoriser les musiques extrêmes et alternatives.
Parallèlement à cela, il compose et réalise sa propre
musique sous le nom de Zalhietzil. Sa pratique se caractérise par une
recherche expérimentale et performative de la musique, donnant naissance
à des sonorités très travaillées, il nous donne
ainsi à entendre une ambiance de lenteur lourde produite par des
superpositions de motifs sonores.
Soucieux de pouvoir rendre compte de sa démarche
musicale et du travail effectué dans le cadre de la bande son de
l'installation-projection au sein de ce mémoire, je lui ai donc
demandé d'écrire un texte qui résumerait ce travail, et
qui mettrait en lumière ses impressions personnelles.
A propos de la bande sonore. Par Jean-Baptiste
Lévêque
La bande-son utilisée dans cette vidéo, un
morceau appelé Juvenile est tirée de mon premier album, Sainte
Rita, sorti sous le nom d'artiste de Zalhietzli. Hormis la durée, les
deux versions diffèrent seulement de par l'ajout d'une couche de son
supplémentaire pour la version vidéo (audible entre 3:25 et
4:20), synchronisée avec le mouvement de l'image.
Le rendu monolithique et entrelacés des couches sonores
a été créé à la fois par l'utilisation de
pédales d'effets de guitare (type Distortion, Delay etc) mises en
boucle, mais aussi par la découpe et le remontage des sessions
d'enregistrements. La pièce, qui fait 6mn15 sur sa version album, a
été créé à partir d'une improvisation
d'environ 24mn. L'improvisation a ensuite découpé en quatre
parties d'environ 6mn superposées au mixage pour être lues en
même temps.
Ainsi, l'enregistrement produit ne rend plus compte d'une
performance qui serait rattaché à un temps réel de
création et d'exécution, mais crée une nouvelle
temporalité. La simultanéité de moments originellement
successifs induit une perte de repère pour l'auditeur, renforcée
par la nature « abstraite » des sons et l'absence de structure
musicale classique. Pourtant, l'imagination s'occupe de remplir les vides. La
superposition crée l'espace dans l'esprit de l'auditeur. Les
différentes couches évoluent chacune à leur rythme,
s'obstruant et se révélant tour à tour, devenant strates,
plans et arrières plans.
Au-delà de l'évocation d'un espace, la
superposition des couches de sons rend compte d'un état entre
immobilité et mouvement. Le morceau, dans sa version album, n'a ni
réel début ni fin. Sa longueur a été
décidée arbitrairement selon la place restante sur le support
phonographique. Dans sa version
81
vidéo, il a été conçu pour
être lu en boucle. En accord avec la vidéo, le son ondule, se
déplace et se transforme, plus ou moins imperceptiblement. Il semble
s'étirer et se contracter à l'infini, sans que l'on puisse
distinguer un début, un milieu ou une fin. Le mouvement est
perpétuel, mais stérile.
La différence principale entre les deux versions de
Juvenile réside dans le rajout d'une couche de son supplémentaire
pour la version vidéo. Il s'agit de multiples enregistrements d'une
boîte à musique re-mixés et superposés. Ces sons
sont volontairement plus aigus et cristallins, pour contraster avec le mur de
son monolithique de la version de base. Mais là encore, cet entrelacs
sonore, composé par empilement, étirement et inversement d'un
enregistrement, n'a aucune progression ou structure. Il apparaît et
disparaît sans troubler le reste de la pièce. Il est comme une
mise en abîme de la plus grande pièce dans laquelle il est
inscrit, opposée dans sa texture et ses sonorités, mais identique
dans son déroulement.
Ces deux mouvements immobiles, qui s'imbriquent comme des
poupées gigognes, rendent les notions de temps et d'espace incertains,
fluctuants et surtout, relatifs à la perception de chacun.
82
Entretien avec Ben Patterson.
A l'occasion de la réédition de « Methods
and processes » [1962], aux éditions Incertain Sens, le Cabinet du
Livre d'Artiste de l'Université Rennes 2 a organisée, de novembre
à décembre 2011, une exposition dédiée à
l'artiste Ben Patterson. Et c'est au premier soir de l'exposition que l'artiste
a réalisé une série de performances au sein même de
l'université. C'est à cette occasion que j'ai eu
l'opportunité de le rencontrer et de discuter de son travail avec lui.
J'ai donc retranscrit ici - avec l'accord de Ben Patterson - l'échange
que nous avons eu à travers quelques mails dans lesquels il a
accepté de répondre à mes questions.
Les performances réalisées ce soir là,
furent «Selection from Methods & Processes», «370
Flies», «Pond», «A Fluxus Elegy», et enfin
«Tristan & Isolde». C'est cette dernière performance,
inspirée de l'opéra de Wagner et à la dimension fortement
théâtrale qui m'a le plus intéressée dans le sens de
ma recherche liée au mémoire.
Kévin Fouasson : Quelle place accordez vous au texte dans
vos performances?
Ben Patterson : «la place accordée au texte dans
mes oeuvres ?» Je n'ai jamais fait d'analyse de mes oeuvres pour
déterminer cela. Mais, je ne dirais pas plus de 20 %. J'ai choisi
à dessein des travaux basés sur des textes pour la performance
à Rennes, en raison de la situation avec «le Cabinet ...». (Et
merci pour être un interprète excellent!) Je pense qu'une plus
grande proportion (peut-être bien 40 %) de mes performances ont une base
de musique importante, comme «Tristan et Iseult», que vous avez vu
à Rennes.
KF : Vos oeuvres n'ont elles pas plus une dimension
poétique que narrative?
BP : A bien des égards, « Tristan et Isolde »
est une bonne illustration pour mes réponses à vos autres
questions. Je pense qu'il est possible de décrire mon « Tristan et
Isolde » comme une réduction poétique de l'opéra de
Wagner et de la légende sur lequel il repose. Donc, oui, ici la
poésie est plus importante que la narration.
KF : Qu'espérez vous du spectateur? Doit-il trouver un
sens précis dans vos performances?
BP : Non, je n'attends pas que les spectateurs trouvent un
« sens défini » à ma performance. Je m'at-tends
à ce que chaque spectateur trouve ou fabrique un « sens » qui
lui est propre à partir de ma performance. D'une certaine façon,
les différentes manières qu'ont chaque personne de manger la
crème fouettée, illustres les sens qu'ils mettent dans cette
performance.
83
KF : Peut-on dire de vos performances qu'elles sont
théâtrales? Et pourquoi?
BP : « Théâtrale » est un bien grand
mot, avec beaucoup de significations possibles. Si vous me demandez si je pense
que mes performances sont quelque chose de plus qu'une « exposition
scientifique et objective de faits »... alors ma réponse est oui.
Pour moi, la performance est la « vente » d'une idée ou d'un
concept, ce qui est bien plus que la simple « présentation »
d'une idée ou d'un concept. De ce point de vu, oui, beaucoup de mes
oeuvres sont théâtrales. (En fait, « Tristan et Isolde »
fait souvent partie d'une trilogie d'opéras que j'ai également
« poétiquement réduits », « Carmen » et
« Madame Butterfly » sont les deux autres dans cette trilogie.)
KF : Que pensez vous de la notion d'art total?
BP : Ce que je pense de « l'art total » ? Mon
travail avec les opéras suggère que je suis un « fan »
de « l'art total ». (Vous le savez, Richard Wagner est souvent
associé au terme « Gesamt Kunstwerk ») Et on peut faire valoir
que l'idée d' « intermédia » ou d' «
intramédia » était l'une des principales contributions de
Fluxus, et que les « happenings » ont donné naissance à
l'idée du « performance art ».
Ben Patterson lors de sa performance Tristand & Isold.
Décembre 2011, Universitée Rennes 2.
84
La piste de la « vague figure ».
Isabelle Thomas-Fogiel développe, dans Figure et
défiguration : la problématique du sublime, la notion de
« vague figure ». Et avant de définir ce qu'est une «
vague figure », elle établie que « la figure renvoie
nécessairement à l'idée de contours, de
délinéation, de limites. C'est le contour modelé qui donne
naissance aux figures, c'est la découpe des traits qui permet leur
identification. Il y a nécessairement une ligne de circonscription qui
cerne la figure et en indique les frontières. La figure renvoie à
la notion de fini, puisque ce qui la signale, c'est le fait de savoir où
elle commence et où elle se termine. La figure est donc,
électivement, ce qui est enserré dans un réseau de
limites; plus encore, la figure procède de la limite, elle ne peut
exister sans la limite, elle se définit par la limite.1
»
La « vague figure » elle, se situerait entre la
figure donc, et la « contre figure », qui relève de « la
suppression de toute limite, l'abolition de tout contour, l'abrogation de toute
forme2 », telle que l'avait théorisé Antonin
Artaud3.
Or, dans le cas de la « vague figure », il subsiste
bien quelque chose à regarder, et cela même si les contours de ce
« quelque chose » se trouvent altérés et flous.
« Entre la figure et la « contre figure », la
vague figure occupe une place intermédiaire. Ni limitation de
l'illimité, puisque le terme « vague » renvoie à
l'indéfini, à l'incertain, à l'indéterminé,
la vague figure n'est pas pour autant destruction ou abolition de toute limite
comme la contre figure. La vague figure est moins destruction que
défiguration de la figure. En ce sens la vague figure travaillerait
à étendre la limite initiale, à la reculer, à la
repousser jusqu'à la rendre à peine discernable. Dès lors,
si la figure est limitation de l'illimité, la vague figure peut
apparaître comme illimitation du limité. Là où la
figure délimite, la vague figure illimiterait la limite, la rendrait
évanescente.4»
Et ce flottement, cette indétermination entre abolition
et apparition de la figure, Isabelle Thomas-Fogiel considère qu'il
serait « l'indice du passage d'une esthétique de la figuration
à une esthétique du sublime5 ».
C'est-à-dire d'une esthétique de la frontière, de la
limite, de l'incarné, vers une esthétique de l'au-delà, du
libéré, du sacré dans ce qu'il a de plus grandiose.
1 Isabelle Thomas Fogiel, «Figure et défiguration :
la problématique du sublime», Vagues figures ou les
promesses du flou, 7ème colloque
du Cicada, 5, 6, 7 décembre 1996, actes de colloque, Pau, Edition
Publications de l'université de Pau, 1999, p.31.
2 Ibid, p.32.
3 « Je veux dire qu'ignorant aussi bien le
dessin que la nature je m'étais résolu à sortir des
formes, des
lignes, des traits, des ombres, des couleurs, des aspects... {je
voulais créer} comme au dessus du papier une espèce de
contre-figure qui serait protestation perpétuelle contre l'objet
créé » Artaud, lettre de février 1947, cité
par Alain Bonfand.
Ibid.
4 Ibid, p.33.
5 Ibid, p.37.
85
Toute la question du sublime repose sur cette ambivalence,
entre le sensible lié à la forme et le spirituel et l'intellect,
lié à l'au-delà des formes. Le sublime donc, s'il nous
conduit à une jouissance spirituelle bien plus haute que la simple
jouissance esthétique, nous impose une certaine frustration des sens. Et
Kant de résumer, « est sublime ce qui plaît
immédiatement par la résistance qu'il oppose à
l'intérêt des sens6. »
Pour Schiller, dans son ouvrage Du Sublime, un objet
sublime est celui face auquel nous éprouvons « le sentiment
pénible de nos limites », mais devant lequel « nous
ne cherchons pourtant point à fuir; tout au contraire, nous sommes
attirés à lui par une force irrésistible7.
»
Mais Schiller avance l'idée qu'un autre sentiment, plus
puissant que cette simple contradiction entre attirance de l'esprit et
gène des sens, accompagne celui du sublime. Ainsi, « le sentiment
du sublime est un sentiment mixte. C'est à la fois un état
pénible, qui, dans son paroxysme, se manifeste par une sorte de frisson
; et un état joyeux, qui peut aller jusqu'au ravissement8
{...}. »
Il s'agit bien de comprendre qu'à travers le
développement d'Isabelle Thomas-Fogiel, le passage de la « vague
figure » au sublime nous invite à effectuer une sorte de
traversée du sensible, dans le sens où il nous faut voir
au-delà de la matière.
On retrouve dès lors une vieille idée
platonicienne selon laquelle l'art - la forme, la matière - est source
de méfiance, car celui-ci peut tout aussi bien nous ouvrir à la
beauté véritable, comme nous enfermer dans la caverne du
sensible9.
La thèse d'Isabelle Thomas-Fogiel m'a donc
intéressée dans le sens où elle tentait de mettre en avant
l'ambivalence des sentiments éprouvés face à ce qu'elle
nome les « vagues figures ». Néanmoins, son raisonnement m'a
semblé se diriger trop rapidement vers le sublime, et donc s'extirper
bien vite des problèmes formels posés par ces figures en
perdition. Elle pose donc un rapport vertical entre ces « vagues figures
» et ce qu'elles sont sensées entrainer chez le spectateur.
L'approche d'Isabelle Thomas-Fogiel, bien qu'intéressante d'un point de
vue strictement philosophie, me semble donc trop empressée à
traverser la matière et le sensible pour se diriger vers les hautes
sphères. Cela m'a tout l'air d'une fuite, d'un rejet du sensible.
Ainsi, du point de vue du plasticien, les effets formels, mais
aussi les causes de cette « illimitation du limité » ne sont
pas assez éclaircis. Isabelle Thomas-Fogiel se contente dans son texte
de faire le constat de ces formes particulières qu'elle qualifie de
« vagues figures ». Et surtout, ces formes vagues me semblaient
désespérément figées dans leur incertitude, entre
affirmation et destruction, contrairement à la notion d'informe, qui
elle, pose clairement l'idée de formes en déformation
perpétuelle. Et l'effet de
6 Emmanuel Kant, «I. Analytique du sublime, 29»,
Critique de la faculté de juger, édition publiée
sous la
direction de Ferdinand Alquié, Paris, Gallimard, 2011,
p.211.
7 Friedrich Von Schiller, Du Sublime, Fragment sur le
Sublime, op. cit., p.18.
8 Ibid, p.17.
9 Platon, dans le dialogue de Phèdre, parle de
l'art comme d'un pharmakon (remède et poison à la
fois).
L'art apparaît dès lors comme une activité
risquée pour accéder à la vérité, il
préfère donc une activité moins risquée : la
philosophie.
86
l'informe n'est pas celui d'une fuite du sensible, mais
plutôt celui d'un apprentissage du sensible et de ces subtilités.
Il y a quelque chose de plus horizontal, de plus viscéral, dans cette
relation à l'informe, quelque chose qui nous maintient dans un registre
très proche de la matière. Et même lorsque l'on glisse du
coté du tabou, cette croyance, cette manifestation de l'esprit est
toujours strictement liée aux objets contemplés, on renoue avec
l'animisme. Or l'animisme est une conception du monde très
matérielle en ce qu'elle insuffle des pensées aux choses, sans
jamais chercher à dépasser ces choses, l'animisme est donc une
pensée qui s'incarne dans la matière.
87
Bibliographie.
Ouvrages de référence
BARTHES Roland, L'obvie et l'obtus, Essais critiques III,
Paris, Editions Du Seuil, Collection « Tel Quel », 1982
BOIS Yves-Alain, KRAUSS Rosalind, L'informe, mode
d'emploi, Paris, Centre Georges Pompidou, 1996
DE CERTEAU Michel, L'invention du quotidien 1. Arts de
faire, Paris, Gallimard, 1990 DIDI-HUBERMAN Georges, Ninfa moderna,
essai dur le drapé tombé, Paris, Gallimard, 2002
DIDI-HUBERMAN Georges, La ressemblance informe, ou le gai
savoir visuel selon Georges Bataille, Paris, Macula, 2003
FREUD Sigmund, Totem et Tabou, Paris, Editions Payot et
Rivages, 2001
PAïNI Dominique, Projections, les transports de
l'image, Paris, Hazan/Le Fresnoy/AFAA, 1997 PARFAIT Françoise,
Vidéo : un art contemporain, Paris, Editions Du Regard, 2001
WEBER Pascale, Le corps à l'épreuve de
l'installation-projection, Paris, L'Harmattan, 2003
Ouvrages consultés
ARCHER Micheal, DE OLIVEIRA Nicolas, OXLEY Nicola, PETRY
Micheal, Installations, l'art en situation, Londres, Thames &
Hudson, 1997
BATAILLE Georges, L'Erotisme, Paris, Editions de Minuit,
1957 BATAILLE, Les larmes d'Eros, Paris, 10/18, 1978
BENJAMIN Walter, OEuvres, II, Paris, Gallimard, 2000
88
BIET Christian, TRIAU Christophe, Qu'est ce que le
théâtre ? Paris, Gallimard, 2006
COUCHOT Edmont, La technologie dans l'art. De la photographie
à la réalité virtuelle, Nîmes, Edition
Jacqueline Chambon, 1998
DEBORD Guy, La société du spectacle,
Paris, Gallimard, 1992
DE OLIVEIRA Nicolas, OXLEY Nicola, PETRY Micheal,
Installations II, l'empire des sens, Londres, Thames & Hudson, 2003
EPSTEIN Jean, Ecrits sur le cinéma, t. 2, Paris,
Seghers, 1974
FARGIER Jean-Paul, The Reflecting Pool de Bill Viola,
Crisnée, Editions Yellow Now, 2005
FRIED Micheal, Contre la théâtralité, du
minimalisme à la photographie contemporaine, trad. Fabienne
Durand-Bogaert, Paris, Gallimard, 2007
GIQUEL Pierre, Pierrick Sorin, Vanves, Hazan, 2000
KANT Emmanuel , Critique de la faculté de juger,
sous la direction de Ferdinand Alquié, Paris, Gallimard, 2011
LAVANDIER Yves, La dramaturgie, les mécanismes du
récit, Clamecy, Editions Le clown et l'enfant, 2007
LITTRE Emile, Le nouveau Petit Littré, Paris,
Editions Garnier, 2009
LOUGUET Patrick, Sensibles proximités : les arts aux
carrefours, Arras, Editions Artois Presses Université, 2009
MALABOU Catherine, Plasticité, Paris, Editions
Léo Scheer, 2000 MARTIN Sylvia, Art vidéo, Paris,
Taschen, 2006
MOROSOLI Joëlle, L'installation en mouvement, une
esthétique de la violence, Trois-Rivières (Québec),
Canada, Editions D'Art le Sabord, 2007
MERLEAU-PONTY Maurice, Phénoménologie de la
perception, Paris, Gallimard, 1945
NORDEAU Max, Dégénérescence, Paris,
Max Milo, Condition humaine, 2006 PAVIS Patrice, Dictionnaire du
Théâtre, Paris, Editions Messidor, 1987
PICOCHE Jacqueline, Dictionnaire étymologique du
français, Paris, Editions Le Robert, Collection Les Usuels, 2009
POPPER Frank, Art, action et participation. L'artiste et
la créativité aujourd'hui, Paris, Edition Klincksieck
Esthétique, 1985
ROUART Julie, Boltanski, Paris, Flammarion, 2009
SOURIAU Etienne, Vocabulaire d'esthétique,
Paris, Presses Universitaires de France, Editions Quadrige, 2010
SPEAR Richard E., L'âge d'or du nocturne, Paris,
Gallimard, 2001
Vagues figures ou les promesses du flou,
7ème colloque du Cicada, 5, 6, 7 décembre 1996,
Pau, Edition Publications de l'université de Pau, 1999
VON SCHILLER Friedrich, Du Sublime, trad. A.
Régnier, Arles, Sulliver, 1997
Catalogues d'exposition
Bruce Nauman, catalogue d'exposition, Paris, Centre
Georges Pompidou, 1997
Cy Twombly, cinquante années de dessins, Paris,
Gallimard/ Centre Pompidou, 2004
Josep Grau-Garriga, dessins récents (2002-2010),
catalogue d'exposition, Musées d'Angers, 2010
Projections, les transports de l'image, Catalogue de
l'exposition inaugurale du Fresnoy, Paris, Hazan/Le Fresnoy/AFAA, 1997
89
Vaudou, catalogue d'exposition, Fondation Cartier,
2011
90
Périodiques
BATAILLE Georges, « Métamorphose, 3. Animaux sauvages
», Documents, 1929, n°6, p.333334.
BELLOUR Raymond, «La sculpture du temps, entretien avec Bill
Viola», Cahier du cinéma, janvier 1986, n°379, p.35 -
46.
LEIRIS Michel, « Métamorphose, 2. Hors de soi »,
Documents, 1929, n°6, p.333.
Document audiovisuel
ARASSE Daniel, Histoire de peintures, Vermeer : fin et
flou, émissions enregistrées pour France Culture, 2003
OEuvres littéraires
BEAUDELAIRE Charles, Les paradis artificiels, Paris, Le
livre de poche, Classiques, 2000
BLAKE William, Le mariage du ciel et de l'enfer, Paris,
Allia, 2011
BONNEFOY Yves, Les planches courbes, Paris,
Poésie/Gallimard, 2006
ELUARD Paul, Capital de la douleur, Paris,
Poésie/Gallimard, 2004
KAFKA Franz, La Métamorphose et autres
récits, Paris, Gallimard, Folio Classique, 1990
MAREJKO Jan, Les esclaves du sablier, hystérie et
technocratie, Suisse, Mobiles - L'âge d'homme, 1991
91
Remerciements.
Pascale Borrel, pour ses conseils avisés et son regard
critique, qui m'ont accompagné tout au long de mon travail de
recherche.
Ben Patterson, qui a accepté de répondre à
mes questions avec beaucoup de sympathie et de simplicité.
Jean Baptiste Lévêque ainsi que Priscilla Popiolek,
pour leur participation à la vidéo.
Morgane Léonard, Renaud Goujat, Jean Baptiste Grasset et
Valentine Franssen pour leur aide précieuse.
A tous ceux qui m'ont aidé et soutenu, de près ou
de loin, dans la réalisation de ce mémoire, j'adresse mes plus
chaleureux remerciements.
92
|
|