La persistance des sciences sociales coloniales en Afrique( Télécharger le fichier original )par Jean Barnabé MILALA LUNGALA Université de Kinshasa RDC - Doctorat 2009 |
L'apport de la sociologie compréhensive et de la sociologie du savoirLa connaissance fonde ici l'action. Autrement dit, pour Habermas, « étant donné que l'observateur et le sujet observé participent de significations culturelles intégrées au système du langage que l'un et l'autre emploient dans la communication, les significations quotidiennes et le langage particulier dont fait usage le sociologue forment un élément de base de la mesure des actes sociaux ».641(*) Ce programme consiste à dégager la structure transcendantale du monde vécu social intelligible, illustré sur fond de l'oeuvre théorique d'Alfred Schütz depuis les années 20. Arthur Schütz a beaucoup appris au contact de la tradition pragmatiste, notamment de John Dewey, qui affirmait le fait que « toute enquête commence et finit par la matrice socioculturelle »642(*). L'oeuvre de Schütz dont La construction du monde social a paru en 1932 ; allusion et contre partie de La Construction logique du monde de Carnap, elle ajoute à la visée de la sociologie du savoir une sociologie phénoménologique. La tradition de la sociologie du savoir bénéficie, à l'origine, de l'apport bien précèdent Cicourel et Schütz, de Max Scheler avec ses trois traités réunis en 1926 sous le titre (Les Formes de savoir et la société) qui est en fait un des fondateurs de la sociologie du savoir. Scheler a, selon Habermas, le mérite d'avoir pour la première fois introduit avec sérieux dans la discussion allemande des pensées issues du pragmatisme américain avec son livre. Nous partons du fait qu'il y a un type d'action se transmet par le langage ordinaire. Nous pouvons justement en profiter, ce que nous ferons largement avec Searle, pour montrer les liens qui existent entre la philosophie du langage ordinaire et la sociologie du savoir compris comme analyse de la réalité quotidienne. Ces deux approches ont ceci de commun qu'elles semblent s'écarter des théorisations scientifiques souvent fort éloignées de la vie quotidienne. Le courant constructivo- analytique s'approprie ce programme d'une façon critique. Le programme de la construction de la réalité sociale de John Searle comme nous le verrons s'inscrit largement dans la ligne de la sociologie du savoir de Cicourel et d'Alfred Schütz.643(*) Un des postulats de cette sociologie du savoir est que « les concepts scientifiques doivent partir des schèmes interprétatifs des acteurs eux-mêmes. Les constructions conceptuelles puisent dans les réserves du savoir préalable qui, transmis par la tradition, guide et interprète la pratique quotidienne, et en même temps les reconstruisent. Les constructions scientifiques se situent au second degré ».644(*) En fait, la mesure précise des sciences empiriques du processus social requiert d'abord l'étude du problème de la signification dans la vie quotidienne. Ainsi, « la sociologie compréhensive revendique comme son domaine propre ce qui est présupposé, à l'arrière-plan des sciences sociales, empirico- analytique ».645(*) L'hypothèse qu'il développe est bien la suivante : « La fondation phénoménologique de la sociologie compréhensive fait éclater le cadre d'une méthodologie générale des sciences empiriques ».646(*) Cette sociologie « ne cherche nullement à exclure la mesure adéquate des faits sociaux ; elle veut au contraire la rendre possible ».647(*) Cicourel espère obtenir explicitement, en saisissant les structures du monde quotidien, un système de référence qui détermine toujours déjà implicitement la transformation de l'expérience communicationnelle en données mesurées. Plusieurs points d'encrages sont envisageables ; nous allons d'emblée en relever la question fondamentale qui lie la sociologie de la connaissance particulièrement. Selon Peter Berger et Thomas Luckmann, nous allons ici tirer un extrait : « la sociologie de la connaissance envisage la réalité humaine comme une réalité socialement construite. Comme la construction de la réalité a traditionnellement constitué un problème central de la philosophie, la perspective détient des implications philosophiques ».648(*) Il y a aujourd'hui de plus en plus des approches ou des méthodologies en sciences sociales qui, pour saisir le social, part des agents individuels, c'est-à-dire de l'acteur tel qu'il est incrusté dans le champ social d'une interprétation commune, l'inverse de ce qui se faisait avant les années 1970 en Europe. La raison est due à la volonté de chercheurs de dépasser les abstractions récurrentes d'une approche structuro-fonctionnaliste fondé sur la primauté de la totalité. L'Afrique commence comme toujours à suivre ce mouvement : est-ce justifiable ? Les paradigmes et les méthodes évoluent selon que le chercheur est devant la primauté de la structure (la totalité) ou la primauté de l'acteur (agent) ou `entre deux (interaction /habitus). Les enquêtes par questionnaire et les sociétés à classes privilégient les structures qui conviennent avec le structuro-fonctionnalisme, l'entretien semi-direct vise les singularités sociales des acteurs qui se trouvent en décalage avec leur destin social, l'observation participante est consécutive à la découverte de l' « Autre », l'entretien compréhensif et le récit de vie vise la prise en charge individuelle des acteurs, etc. Et le constructiviste aujourd'hui est de type actionniste sur base de la connaissance distribuée collectivement. Contrairement à ce que certains chercheurs africains insinuent et pensent, les « réalités sociales » africaines sont étudiées dans les mêmes contextes théoriques de base des sciences sociales occidentales, avec des concepts paradigmatiques et méthodologiques de base connus (le Tout ( structures et systémique) et les parties (acteurs), actions, habitus(interaction), la situation de la parole incrusté dans un contexte (pragmatique formelle), système d'actions, monde vécu (personnalité, société ,culture),etc.). Le problème se pose idéologiquement : substantialisation des Sujets noirs, canonisation d'une psychologie esclavagiste et colonialiste de captivité, une Autre humanité, etc. La philosophie des sciences sociales mobilise aujourd'hui des philosophes qui s'efforcent d'être informés de l'état des recherches empiriques , de leurs limites mais aussi de leurs résultats ; en tant que telle, elle n'est plus seulement une méthodologie, elle reconnaît des relations à l'épistémologie et prend au sérieux les questions que l'on appelle aujourd'hui l'ontologie sociale, une redéfinition des concepts centraux en sciences sociales : fait social, structure sociale, action sociale, etc. Repenser fondamentalement les sciences revient aussi à subsumer ces présupposés. Ces constats d'intrusion de la philosophie ne préjugent pas une sorte de supériorité de la philosophie par rapport aux sciences sociales. Il y a des liens de réciprocités ou de discontinuité. L'inspiration durkheimienne ou même celle de Pierre Bourdieu sont de plusieurs côtés puisées dans la philosophie ; ces liens doivent être pris en compte pour rénover les approches, ce que la plupart des spécialistes en sciences sociales en Afrique ne semblent pas mettre suffisamment à profit.649(*) En effet, sans vouloir placer la philosophie dans une position illusoire de supériorité ,rappelons des propos qui nous conviennent parfaitement dans ce contexte, avec Renée Bouveresse , une « controverse a semblé évidente entre l'activité philosophique et celle des praticiens des sciences humaines, aboutissant à un accord à l'amiable et à une répartition des rôles :les sciences humaines (et sociales) des matériaux ,la philosophie confronte ces matériaux entre eux ,et essaie de les intégrer dans des schémas conceptuels unitaires ,schémas qui d'ailleurs peuvent ,une fois élaborés, répartir vers les sciences humaines et servir à découvrir de nouvelles régions de l'expérience ».650(*) Tel nous semble être le cas ici. Le paradigme cognitiviste prend au sérieux l'idée que la science et la philosophie forment une unité inextricable. Francisco Varela prenait « au séreux l'idée qu'il n'y a pas de distinction très nette entre la science et la philosophie, des philosophes comme Descartes, Locke, Leibniz, Hume, Kant et Husserl ont revêtu une nouvelle importance : on pourrait les considérer, être autres, comme des protocognitivistes ».651(*) En effet, le courant analytique a le plus insisté sur la complémentarité de la philosophie et des sciences humaines, cela pour deux raisons : il y a un accord de sensibilité entre les sciences humaines « compréhensives » et la philosophie analytique. Le principe le plus fondamental de l'activité analytique consiste à décrire les activités psychologiques des agents (entendus comme des actes de pensée ayant la même structure que les actes de langage) en termes de modifications du monde visé intentionnellement ou représenté langagièrement par eux. Sur base de cette convergence des analyses, la philosophie analytique croit aussi pouvoir affirmer que son projet est nécessairement complémentaire des sciences humaines. Au demeurant, pour illustrer ces propos, il faut dire que les méthodes qualitatives en sciences sociales se cristallisent sur la philosophie de la Nature. Dans mon programme épistémologique, le texte que vous aurez certainement le plaisir de prendre connaissance, cher lecteur, s'inspire fondamentalement de la Philosophie de la Nature et de la pensée du Professeur Marcel Tshiamalenga Ntumba. Aujourd'hui, le professeur Dr Dr Tshiamalenga Ntumba écrit un livre inédit intitulé Le réel comme procès mutliforme qui porte bien entendu sur le Réel. Un livre dont j'ai eu un privilège spécial de lire avant sa publication. Bien avant, il m'avait suggéré à travers nos multiples rencontres, ce qui est devenu le thème central de ma thèse même, de mener une étude fondamentale sur non le Réel en général, ce qu'il a eu à faire, mais le Réel social comme construction ou comme procès. En m'inspirant de la méthode de la reconstruction philosophique présentée par Jürgen Habermas et Tshiamalenga Ntumba (Le quatre moments de la philosophie africaine aujourd'hui), il m'a paru clairement que tout ou presque tout le programme épistémologique dominant en sciences sociales depuis les classiques jusqu'aujourd'hui, tournait autour de la question métaphysique du Devenir, et d'une philosophie de la nature subséquente : les définitions de concepts centraux, les relations fondamentales de ces concepts, etc. Même la pragmatique formelle de Jürgen Habermas qui reconstruit le fonctionnalisme au moyen de la communication semblant se démarquer du modèle de la totalité peut y être reconstruit. La loi du Devenir dans sa conception primaire et kheperienne (voir l'Egypte antique) prend en charge la presque quasi-totalité de programme épistémologique depuis les sciences sociales classiques. Une sorte de matrice disciplinaire. Pourquoi donc n'appellerions pas cette science qui est issue de la reconstruction de ce concept central, de bon droit, science sociale africaine ? Nous allons expliquer cette position par la reconstruction historique et systématique de la double notion du Devenir, du « tout et de ses parties », c'est-à-dire de la structure et de l'action inhérente, et de naturalisme (philosophie de la nature) dans quelques traditions, et de la sémiotique naturaliste. Au demeurant, les spécialistes des sciences sociales et les philosophes de sciences sociales savent aujourd'hui que ces sciences se trouvent dans l'impasse relative de ces postulats principaux de leur fondation. Depuis Emile Durkheim, on postulait que le « fait social » est indépendant de nous, c'est-à-dire indépendants de nos perceptions, de nos croyances, de nos désirs, de nos préférences, de nos émotions et de nos actions (Ruwen Ogien). La question reste donc celle de savoir : comment comprendre que les phénomènes sociaux puissent être indépendants de nos perceptions, de nos croyances, de nos préférences, de nos émotions, et de nos actions ? Les phénomènes collectifs tels que la morale, les langues, ne dépendraient pas de nous parce qu'ils sont le fruit d'une synthèse spéciale en tant que faits sociaux sui generis. Ce postulat est émis depuis Emile Durkheim.652(*) On problématique en philosophie des sciences sociales ce postulat essentiel qui donne non seulement à la sociologie classique mais aussi aux sciences sociales sa raison d'être : le point de départ de la conceptualisation de mode d'existence des « faits sociaux » : la primauté de la totalité.653(*) Cette question fondamentale est loin d'être résolue et débouche sur la primauté de la réalité des systèmes ou structures, et de la légitimité des dichotomies inhérentes : structure - agent, système- acteur (l'action) , collectif -individuel, objectif -subjectif, etc. Nous pouvons dire que l'histoire des sciences sociales, en fait, donne le spectacle d'un passage d'une polarité à l'autre (par exemple de l'approche structuro- fonctionnaliste (pôle II) à l'individualisme méthodologique et au « retour de l'action» (pôle II) dans les années 1970- 1990 ; de ces dernières à un retour au naturalisme causal ou fonctionnel (pôle I) dans la période actuelle. Nous partons ici du fonctionnalisme d'Emile Durkheim qui présente un mode particulier d'existence des « faits sociaux ». Du fonctionnalisme au structuralisme, il n'y a qu'un pas, du postulat d'une causalité unilatérale nous passons à la causalité réciproque. Nous allons y revenir. Pour examiner la pertinence de ces questions essentielles qui fondent l'entreprise scientifique des sciences sociales, il est sensé, pour nous que nous revenions aux principes et aux postulats de base de la construction des sciences sociales. Mes propos s'occupent des méthodes qualitatives, c'est-à-dire d'un essai de reconstructions des approches dominantes en sciences sociales en Afrique. * 641Ibidem, p.137. * 642Ibidem, p.143. * 643Ibidem, p.136.Quand nous suivons Jürgen Habermas, le programme de Cicourel est par ailleurs celui de savoir : « Quels sont les fondements appropriés de la mesure en sociologie ? ». * 644Ibidem, p.141. * 645 Jürgen HABERMAS, La logique des sciences sociales et autres essais, p.144. * 646Ibidem, p.143. * 647Ibidem, p.143. * 648 Peter BERGER et Thomas LUCKMANN, op.cit., p.304. * 649 Voir Sylvain SHOMBA KINYAMBA (Dir.), Les sciences sociales au Congo - Kinshasa, 2007. * 650Renée BOUVERESSE, La philosophie et les sciences de l'homme, Ellipses/édition Marketing S.A., Paris, 1998, p.15. * 651 Francisco VARELA, Quel savoir pour l'éthique ? Action, sagesse et cognition, Editions La découverte, Paris, 1996, 2004, p.46. * 652 Dans les Règles de la méthode sociologique Emile Durkhrim postule le fait que c'est la mentalité collective (fort de la primauté de Tout) qui détermine la mentalité individuelle. L'inverse n'est pas vrai. Il y a ici unilatéralité de la causalité. * 653 Ruwen OGIEN, « Philosophie des sciences sociales», dans, (Jean-Michel BERTHELOT, (Dir.), Epistémologie des sciences sociales, Puf, 2001, p.532. |
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