La persistance des sciences sociales coloniales en Afrique( Télécharger le fichier original )par Jean Barnabé MILALA LUNGALA Université de Kinshasa RDC - Doctorat 2009 |
L'écriture et la natureL'écriture hiéroglyphique qui est inventé à partir de la nature, symbolise le Kpr (kheper), c'est-à-dire la loi de la transformation du Devenir par le « scarabée sacré ». Le scarabée, pour l'égyptien, place son larve dans la bouse qu'il enroule, qui, après une période donnée donne un autre scarabée adulte. Le scarabée est un trilitère dans l'hiéroglyphe égyptien. Gardiner301(*) donne une classification claire à partir de la nature qui se présente comme suit : La plupart des lettres de cet alphabet sont donnés à partir de la nature humaine, de son coprs et de ses occupations. La grammaire de Gardiner recense quelque 740 hiéroglyphes, les plus usuels, sur les quelque 5 000 signes qu'on a dénombrés pour l'ensemble de l'histoire égyptienne. L'épistémologie de la différence de Y.V.MudimbeCinq épistémologies de formes symbolique ont dominé et conditionné la construction de l'Afrique : l'épistémologie de la texture (incluant de ce fait la prétendue absence de l'écriture en Afrique), l'épistémologie de miroir (ou du diamant) qui est à la base de théories de connaissances et de la physique moderne, celle de la « toile » qui domine le cyber monde aujourd'hui et celle de scarabée,du toute et de ses parties. Au sujet de notre prétendue primitivité liée à la prétendue absence de l' « écriture », Mudimbe écrit à ce sujet les lignes suivantes : « Il me semble, dit-il, important de noter que la « leçon d'écriture » que l'on invoque de plus en plus fréquemment pour différencier les traditions africaines et européennes est un critère pour le moins, contestable. Surgi des vues d'esprit d'ethnologues post-primitivistes, on la rencontre à présent, à chaque détour d'ouvrages philosophiques ou sociologique qui touchent directement ou indirectement aux sociétés non occidentales ».302(*) Il donne très vite ce qu'il considère comme l'origine d'une telle question : « C'est, je crois, dit-il, C. Lévi-Strauss qui, le premier, dans Tristes Tropiques, pose le problème et constate « la possession de l'écriture multiplie prodigieusement l'aptitude des hommes à préserver les connaissances. On la concevait volontiers comme une mémoire artificielle, dont le développement devrait s'accompagner d'une meilleure conscience du passé, donc d'une plus grande capacité à organiser le présent et l'avenir. Après qu'on a éliminé tous les critères proposés pour distinguer la barbarie de la civilisation, il aimerait au moins retenir celui-là : peuples avec ou sans écriture, les uns capables de cumuler les acquisitions anciennes et progressant de plus en plus vite vers le but qu'ils se sont assigné, tandis que les autres ,impuissants à retenir le passé au delà de cette frange que la mémoire individuelle suffit à fixer ,resteraient prisonniers d'une histoire fluctuante à laquelle manqueraient toujours une origine et la conscience durable d'un projet » ».303(*) Mudimbe cite Manga Bekombo toujours à ce sujet : « La responsabilité du savant européen - ou plutôt, sa grandeur- est lourde, dans le processus de production de stéréotypes anti- nègres ; ces stéréotypes, parfois figurés dans une peinture, sont périodiquement utilisés comme arguments, restitués dans le creux de la représentation collective grâce à la manipulation littéraire. Alors, l'exotisme prend son sens : il opère comme la fête, le carnaval, c'est l'explosion instinctive qui valorise davantage encore le prestige de la raison ».304(*) Pourquoi en est-il ainsi ? C'est parce que à la suite de Foucault : « il se peut toujours qu'on dise le vrai dans une extériorité sauvage ; mais on n'est dans le vrai qu'en obéissant aux règles d'une « police » discursive qu'on doit réactiver dans ce discours. La discipline est un principe de contrôle de production du discours. Elle lui fixe des limites par le jeu d'une identité qui a la forme d'une réactualisation permanente des règles ».305(*) La règle c'est le civilisé, c'est l'absolu. Cette possibilité de la science africaine se justifie par l'épistémologie de la différence qui conduit aux modes successifs différents d'organiser la société. Il donne l'exemple à la suite de Michel Foucault, de trois paires de transcendantaux épistémologiques qui sont justement les conditions d'une épistémologie de la différence dans la constitution de la science. Un type de savoir se crée parce qu'on privilégie un élément d'une paire, constituant en lui-même une perspective. Dans l'étude du corps ou en biologie, dans l'étude de la richesse (sciences économiques) et dans la langue (grammaire générale), deux perspectives sont envisageables : la fonction ou la norme, le conflit ou la règle, et enfin la signification ou le système. Chaque perspective crée un type de savoir justement. Karl Marx va privilégier le conflit, la fonction et le système, Marx fait la lecture conflictuelle de toute société, comme inscrite dans l'évolution dialectique : toutes sociétés restent perpétuellement en crise, en nouvelle crise. Ferdinand de Saussure va mettre en avant la règle. Lévi- Bruhl va mettre en exergue la norme, en langues nous aurons l'existence des prétendues langues civilisées et celle des langues anormales et sans culture ; en anthropologie, nous serons en face d'une mentalité anormale et mystique, prélogique. C'est là ni moins ni plus une violence symbolique incrustée insidieusement dans des champs scientifiques. Le paradoxe du relativisme scientifique ce que « l'ethnologue s'affirme le civilisé par excellence, les civilisés continuant de participer à la barbarie mais en une mesure moindre que les `barbares' ».306(*)Nous africains pouvons choisir l'épistémologie de la normale et construire autrement notre science. En effet, Pierre Bourdieu note qu'« une critique nouvelle des accointances coloniales des sciences sociales et humaines s'est affirmée à travers les tentatives d'histoire sociale des institutions savantes, qui est aussi une histoire sociale des intérêts désintéressés des savants »,307(*) « l'autonomie des sciences sociales coloniales (ou néocoloniales) était grande envers le pouvoir intellectuel ou le champ intellectuel central ou métropolitain, mais qu'elle était très dépendante du pouvoir local (appareil colonial) ».308(*) Pour moi, « une société sans écriture » est une société de l'oralité ; en tant que telle, elle ne devrait pas faire problème pour un semio - pragmaticien comme Searle. Car justement l'oralité, en Afrique ou ailleurs, est un régime d'actes de parole par excellence ; l'écriture n'est fondamentalement commode qu'à la conservation de la pensée. Pour Ludwig Wittgenstein, parler c'est penser. Parler présuppose un minimum de normes d'entente, ce n'est donc pas un état de nature. Nous allons vraiment y revenir avec force détails. Nous avons tenté d'illustrer l'actualité de la même violence symbolique qui continue, par delà un auteur prestigieux en épistémologie analytique des sciences sociales, la critique de John Searle - nous choisissons l'auteur comme réflecteur et partenaire de discussion à la hauteur des grandes questions de l'épistémologique analytique -, face à des constructions concurrentes des savoirs coloniaux, les dispositifs savants des ecclésiastiques, des laïcs et des autochtones au Congo Kinshasa. En effet, l'analyse ethnologique porte sur des sociétés dites « primitives ». Le mot « primitif » désignait un vaste ensemble de population dite restée ignorante de l'écriture. L'expression subséquente de « société sans écriture »est encore largement de mise, notamment chez John Searle, en dépit de l'« évolution » de la discipline aujourd'hui, qui amène à« une transformation du contexte d'exercice disciplinaire (pour) engendrer un regard nouveau, susciter une distance réflexive, inviter à une révision du cadre de pertinence.»309(*) Aujourd'hui, « le surgissement de la thématique de l'écriture et du texte, (opère) un déplacement de l'intérêt épistémique de l'objet vers le sujet et une redécouverte de la métaphore centrale de l'herméneutique ».310(*) La question africaine est apparue chez John Searle comme exhumée dans un champ eurocentrique commun d'une science sociale qui perpétue les problèmes sociaux africains. La science sociale occidentale s'identifie ici à un acte de foi cynique. Pour cela, faudrait-il construire une science sociale afrocentrique ? L'éthique scientifique ne s'accommoderait certes pas dans une telle voie, en dépit des désastres causés par le scientifique européen et de l'appel au multiculturalisme à marche forcée instauré sans aucune forme de procès. Toutefois, il se fait que devenue étrangère à lui-même, le commun de scientifique africain ne se reconnait plus dans ce qu'il a légué à l'Humanité. Jean Copans, réfléchissant sur les rapports dialectiques, indépassables entre les sciences sociales et la philosophie, dans la tradition française (et belge), et prenant appui sur Paulin Hountondji ,notamment sur sa définition de la philosophie africaine qui ne pourrait être une ethnophilosophie, c'est-à-dire une vision du monde collective, irréfléchie, implicite ,mais plutôt un texte explicite et critique des philosophes africains, pose la question suivante : les sciences sociales africaines peuvent -elles se constituer de manière autonome sans besoin de référents philosophiques proprement africains ? Non, répond-t-il, sans ambages. Notre réflexion, disons le d'emblée, se propose de répondre points pour points à une foule des questions qui nous semblent cyniquement présentées par Jean Copans , africaniste ,sociologue et anthropologue d'origine française. Cette importante question s'est trouvée intégrée dans celle de la rénovation des sciences sociales en Afrique qui est revenue au devant de la scène scientifique à la fin du deuxième millénaire et au début de ce troisième millénaire sur le continent africain et dans la diaspora africaine. Le Codesria (le Haut Conseil des Sciences Sociales en Afrique) en a fait une des questions centrales de sa XIII è Assemblée générale en octobre de l'an 2011 au Maroc. Nous essayons aussi dans le contexte des sciences structuro-actionniste comme chez Verhaegen, de présenter une reconstruction épistémologique à partir d'un projet de recherche qui suit un programme méthodologique précis, celui de la recherche d'un concept qu'on dirait systémique (voir Raymond Quivy). C'est ce que Jean Copans appelle « référents philosophiques propres ». Le concept systémique, « ne représente (pas) un état des choses, mais désigne une catégorie mentale à la quelle pourrait correspondre un fait, une trace ou un signe, qui est à découvrir et dont l'absence ou la présence prend une signification particulière.»311(*) C'est ce que Lucien Sfez appelle les métaphores de construction des sciences nouvelles nées depuis les années 1950 aux USA.312(*) Mudimbe n'aborde pas la question avec les sciences nouvelles. Les nouvelles et jeunes sciences (sciences informatiques, science de la gestion, science de la décision, science de la communication, intelligence artificielle, sciences de la cognition) nées autour des années 1945 qui relèvent à la fois des sciences de l'homme ,de la société et des sciences de l'ingénierie, initient d'autoréflexion sur elles-mêmes pour ne pas se soumettre à un risque de vassalisation que peut suggérer tour à tour la neuro - biologie, la logico-linguistique, les sciences de comportement ou celles de computation (intelligence artificielle au sens large)(Jean Louis Le Moigne). Emile Durkheim parle aussi de concept systémique ou structural qui, en fait, se démarque du concept que Raymond Quivy appelle concept opératoire isolé (COI), qui correspond à la théorie de l'acteur social aujourd'hui. Une telle démarche rejoint la thèse wébérienne reprise critiquement par J. Habermas, celle de la rationalisation des images mythico-religieuses de monde qui aboutit à la rationalité formelle. L'image c'est ce concept systémique justement. A quoi une telle étude est-elle utile ? «Ce qui fait la valeur d'un concept, c'est (...) sa capacité heuristique, c'est-à-dire en quoi il nous aide à découvrir et à l'élaboration des connaissances »313(*). En l'occurrence, à l'élaboration, disons-le, des sciences africaines. Nous allons analyser le concept égypto-africain de kheper. Il est ici question de rappeler ce programme inhérent au kheper , un programme a priori et épistémologique en sciences sociales qui prend en compte tout ensemble les concepts centraux classiques et contemporains de reconstruction : le « tout et ses parties »314(*), la causalité inhérente, le corolaire couple théorique de la matière et de la forme, le langage, les actes de langage pour être précis, les états mentaux tels que le désir, l'intention, la conscience, le concept mythique de « puissance », la raison d'agir et autres concepts. Avec ces concepts centraux, les spécialistes en sciences sociales et philosophes sociaux développent plusieurs types d'épistémologies : une épistémologie reconstructive avec à la clé les dichotomies fondamentales ci-haut, une épistémologie déconstructive de décolonisation, c'est-à-dire une épistémologie restitutive de corpus centraux ou des textes centraux, une épistémologie constructive à partir du langage et de la cognition, etc. Pour Mudimbe, un type de savoir se crée parce qu'on privilégie un élément théorique d'une paire, constituant en lui-même une perspective : la fonction ou la norme, le conflit ou la règle, et enfin la signification ou le système. L'Europe libérale a privilégié la règle, la norme et le système, l'Afrique pourrait privilégier le conflit comme Marx, la signification en sémiotique et la fonction pour sa science sociale. La sémiotique est de l'ordre de la signification, le tout et ses parties est de l'ordre de système. Nous partons de l'état des lieux des questions de ce qu'il convient d'appeler l'épistémologie de la différence initiée par Yves Valentin Mudimbe (le frère Matthieu Mudimbe) consécutive à la violence symbolique contre le Tiers- monde, et d'une épistémologie dite de l'histoire immédiate de Benoit Verhaegen. Soulignons quant même pour l'histoire que ce dernier était soupçonné d'avoir été parmi ceux qui ont activement oeuvré pour la mort de Lumumba. Face à la violence symbolique, Mudimbe nous donne la démonstration épistémologique pour réclamer notre droit à la différence épistémologique, face à la gouvernance mondiale, néo -libérale toute puissante qui sous-tend l'entreprise scientifique. Le projet de Mudimbe qui s'apparente de plusieurs cotés à une dénonciation marxiste, fait suite aux différentes thèses : « les sciences sociales et humaines en Afrique sont des « sciences folles » parce qu'elles opèrent dans un contexte singulier au moyen des instruments et des paramètres inappropriés ».315(*)Les sciences sociales véhiculent les intérêts de la classe dominante. Valentin Yves Mudimbe parle par conséquent de « l'ambiguïté et les équivocités des sciences humaines qui se sont imposées chez nous comme des « sciences » sans dire dans quel sens elles méritaient ce titre ».316(*) Pourtant, la science et la technologie sont les premières forces de production, Marx ne le dira pas mieux. Nous devons contourner la situation des « langages en folie », c'est-à-dire « la transposition et l'application non critique des théories produites, travaillées, soutenues par un ordre dans un contexte totalement différent où elles s'érigent en « dogmes », en « canon », en « vérités absolues ». La transposition normative sur l'Afrique d'une société européenne ayant atteint un autre stade d'évolution. Le progrès des peuples est historique et inhérent. En effet, Mudimbe poursuit précisément comme suit : « il me parait probable, pour ne pas dire certain, que le propos d'une science « africaine » qui, régulièrement, depuis une vingtaine d'année, se profile agressivement ou derrière les paradigmes classiques d'une philosophie, d'une anthropologie ou d'une théologie, puisse un jour apparaître comme une constante d'énoncés qui seraient parfaitement transcriptibles en dispositions concrets et pratiques d'un savoir. Actuellement, ces propos se réalisent dans des discours qui l'ont l'air subversifs et qui le sont peut être effectivement, mais dont la pertinence est souvent discutée du fait que leurs propositions ne ressortissent pas à l'espace normatif ».317(*) C'est la praxis : pas de pratique sans théorie, et verse versa. Cette situation générale des sciences sociales et humaines en Afrique débouche sur ce projet de la possibilité d'une science africaine. Mudimbe explicite son projet comme suite : « nous nous interrogeons en vue de nous « libérer », sur les possibilités ou les conditions d'un discours scientifique qui serrait spécifiquement africain ».318(*) Et constate qu' « il est devenu usuel de s'interroger sur le lieu d'où part la parole et sur l'archéologie qui assure ce qui est dit ».319(*) Il émet l'espoir d'aboutir à une science africaine au nom d'une épistémologie de la différence des connaissances considérées depuis comme la doxa ou la pré-histoire des connaissances occidentales. * 301 Alan Henderson GARDINER, Egyptian Grammar,1927. * 302 Yves Valentin MUDIMBE, L'odeur du père, Présence africaine, Paris, 1982, p.193. * 303Ibidem, p.194. * 304Ibidem, p.13. * 305Ibidem, pp.136. * 306 Jean POUILLON, Pierre MARTANDA, Echange et communication : mélanges offertes à Claude Lévi-Strauss à l'occasion de son 60 è anniversaire, Mouton, La Haye, 1970, p.944. * 307Ibidem, p.261. * 308Ibidem, p.263. * 309 Jean-Michel BERTHELOT, « Les sciences du social», dans Epistémologie des sciences sociales, Puf, 2001, p.228. * 310Ibidem, p.228. * 311 Raymond QUIVY, Luc Van CAMPENHOUDT, La recherché en science sociale, 2006, p.125. * 312 Voir Lucien SFEZ, La communication, Puf, 1991, Paris. * 313 Raymond QUIVY, Luc Van CAMPENHOUDT, La recherché en science sociale, 2006, p.126. * 314 Le « système d'action et le monde vécu », est un de postulat développé à partir de concept architectonique de « Tout et ses parties », il couvre la plupart des approches théoriques en sciences sociales, voir Jürgen HABERMAS, Théorie de l'agir communicationnel, Pour une critique de la raison fonctionnaliste, Tome 2, Fayard, 1987. * 315Yves Valentin MUDIMBE, « La culture congolaise », dans (Dir.) Jacques VANDERLINDEN, Du Congo au Zaïre.1960-1980. Essai de bilan, Centre de recherche et d'information socio-politiques- CRISP, Bruxelles, 1980, p.398. * 316 H.NTUMBA LUKUNGA, art.cit., p.53. * 317Ibidem, pp.132-139. * 318 Cités par Barnabé MILALA, « La lutte contre la pauvreté et le respect des droits économiques, sociaux et culturels en Afrique : Apport du panafricanisme » dans Cahiers Africains des Droits de l'Homme et de la Démocratie, N° 21, Vol.I, Janvier -Mars 2005, Kinshasa, p.52 ; MUDIMBE Y.V., « libération d'une parole africaine. Notes sur quelques limites du discours scientifique », in MUTUZA KABE, Apport des philosophes zaïrois à la philosophie africaine, Presse universitaire du Zaire, Kinshasa, 1987, pp.132-139. * 319Ibidem, pp.132-139. |
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