Les reporters photographes professionnels du Sénégal. Une corporation sous-valorisée.( Télécharger le fichier original )par Amadou BA CESTI-Université Cheikh Anta Diop - Maîtrise Sciences et Techniques Information et Communication 2011 |
Chapitre 3 :LES RAISONS D'UNE SOUS-VALORISATION En analysant les discours de nos interviewés et les données statistiques, nous pouvons dégager deux grandes pistes d'explications de cet état des lieux peu reluisant du photojournalisme au Sénégal : le défaut de formation formelle des reporters photographes et leur faible niveau d'études générales, mais aussi l'absence d'une culture de l'image dans la presse sénégalaise. Section 1 : Le manque de formation et le faible niveau d'étudesSi tous les reporters photographes que nous avons rencontrés ont acquis des rudiments de la pratique photographique, aucun n'a suivi une formation en photojournalisme. Pour la raison toute simple qu'il n'existe pas d'école ou d'institut, au Sénégal, qui forme des reporters photographes. Cependant, tous ont eu à être initiés à la maîtrise de l'outil photographique. Mais l'absence de formation spécifique pour les reporters photographes, à l'image du rédacteur qui peut être formé dans une école, fait d'eux des « journalistes de second rang. » Ils le savent et ne demandent que la création d'un institut où des pensionnaires sortiront avec la spécialisation « reporter photographe ». Ainsi, ils représentent 70% de notre échantillon à déplorer l'inexistence d'une école de formation, mais surtout à éprouver le besoin d'obtenir un diplôme et ainsi d'être reconnu comme journaliste. Les 30% -les reporters photographes les plus âgés- ne sentent pas la nécessité de se former dans une école au cas où elle existerait. Par contre, ils souhaitent ardemment la création d'un cadre formel où seront formés les reporters photographes ou, au moins, des filières de formation en photojournalisme dans les écoles de journalisme du pays. A l'image du Nigéria où, aujourd'hui, la plupart des photojournalistes nigérians se forment soit au Yaba College of Technology, à Lagos, soit au Nigerian Institue of Journalism, à Ibadan).180(*) « Ici (au Sénégal), malheureusement, les formations de journalistes n'ont pas tenu compte de la photographie. L'activité est livrée à l'informel. Aucun organe gouvernemental ne se préoccupe de son avenir et du statut des photographes », se désole Boubacar Touré Mandémory dans un entretien publié sur le site du journal français, L'Humanité.181(*) Face à cette situation, l'Union nationale des photojournalistes (UNPJ) à entrepris des démarches auprès des autorités étatiques pour la création de structures de formation. « Il y a deux mois, le directeur de la Communication, représentant le ministre, nous avait reçus à notre demande pour discuter des problèmes qui touchent notre corporation comme la formation et le statut»182(*), confie Aliou Mbaye. Dans le volet formation, qui a occupé une grande partie des discussions, différentes propositions ont été faites par l'association des reporters photographes : « l'organisation de séminaires de mise à niveau, de stages, l'octroi de bourses de formation, mais également dans le projet de construction de la « Maison de la presse » promise par l'Etat, qu'une cellule soit dédiée aux reporters photographes. » Pendant ce temps, au CESTI de Dakar, on en est encore à un module de deux heures par semaine sur la pratique de la photographie, en deuxième année de formation. Quant aux autres instituts privés qui investissent dans la formation des journalistes, rien n'est prévu pour la formation de reporters photographes. C'est ce qui explique selon Samba Diop le faible niveau de beaucoup de photographes de la nouvelle génération. « Avant, la photographie c'était du sérieux. Ce n'est pas comme aujourd'hui avec ces photographes-entre guillemets- que nous voyons et que j'appelle « des presse-boutons ». Ce ne sont pas des photographes. Un vrai photographe sait ce que c'est que la photographie. Il travaille sa formule. Il sait ce qu'est un révélateur, comment on le prépare ; comment mélanger les produits chimiques avec de l'eau pour fixer les photos. On travaillait en chambre noire, il ne fallait pas exposer l'image à la lumière. Ensuite il fallait développer la photo dans un bain d'acide acétique et on le fixe dans le fixateur. Une fois que c'est fixé, c'est à ce moment qu'on allume la lumière pour regarder la photo. Il y a aussi les cadrages à faire. Ce qui supposait un long apprentissage et la maîtrise des techniques de la chambre noire. Maintenant, c'est la facilité »183(*), dit-il avec la rigueur du formateur qu'il était. En effet, note Jean-François Werner, « la maîtrise des opérations techniques mises en oeuvre dans la chambre noire s'acquérait au cours d'apprentissages relativement longs (deux à trois ans, souvent plus) (...)»184(*) Pour Héric Libong, il ne fait aucun doute que l'une des principales causes de la sous-valorisation des reporters photographes tient à leur manque de formation dans un cadre formel. « Effectivement, au Sénégal, c'est une question de formation. Le reporter photographe n'est pas suffisamment imprégné de sa profession. Beaucoup sont des anciens du « Dread » qui, sans doute, investissent la presse pour un prestige réel ou supposé de cette profession. »185(*) Momar Diongue, rédacteur en chef de l'hebdomadaire dakarois, Nouvel Horizon considère le reporter photographe comme un journaliste à part entière « parce que l'iconographie est partie intégrante de l'information. »186(*) Mais, reconnaît-il, de manière générale, « le reporter photographe sénégalais n'a pas encore le bagout que l'on peut voir chez ses alter ego étrangers, européens en particulier. »187(*) Selon Diongue, cela est dû à trois facteurs : « le contexte culturel de nos pays fait que certaines images ne peuvent pas être publiées dans les journaux »188(*), souligne Diongue, qui fait allusion à certaines photos intimes ou suggestives que l'on voit dans les tabloïds européens. Pourtant, certaines images chocs sont souvent publiées à la une des journaux comme celle d'un individu lynché à mort. Le second facteur explicatif et pas des moindres, à en croire ce rédacteur en chef, a trait aux limites objectives des reporters photographes. « Le déficit de formation fait qu'ils ne prennent pas de photographies qui `parlent'. »189(*) Il en veut pour preuve la rubrique « Image de la semaine » de Nouvel Horizon. Il s'agit d'une (ou de deux) photographie(s), légendée(s), qui doit attirer le lecteur par son caractère informatif, original, insolite, impertinent comme pour un article de presse. «C'est parce qu'elles ont des insuffisances qu'on commente ces photographies qui devraient se suffire à elles-mêmes. »190(*) Enfin, Momar Diongue estime que pour être un bon reporter photographe, il faut avoir le reflexe professionnel en permanence. C'est, en d'autres termes, être toujours à l'affût de la moindre image, de la bonne photographie. Mais comment exiger du reporter photographe qu'il produise une image qui se lirait comme un article, alors qu'il n'a pas bénéficié de formation comme le rédacteur ? Autant rédiger un article obéit à des techniques, autant la photographie obéit à des codes et conventions. « Pour bien informer avec une photographie, encore faut-il que celle-ci soit fonctionnelle. C'est-à-dire réalisée à partir du réel et non de la fiction, et sans que son but soit forcément d'être esthétique, comme c'est le cas pour la photo picturale. Il faut aussi tenir compte de la hiérarchie des composants, savoir lire, et donc écrire une photo ; il faut enfin ne pas confondre le décrit et le suggéré. »191(*) Mais rares sont les reporters photographes qui maîtrisent ces données techniques. L'aveu est d'Abdou Cissé, reporter photographe au journal Le Quotidien. Initié à la photographie au Centre de Bopp, il a une longueur d'avance sur ses confrères. « Il n'y a pas beaucoup qui peuvent se définir comme photojournaliste, c'est-à-dire quelqu'un qui prend des photos et écrit des articles. Nous manquons de formation. Nous ne savons même pas ce qu'est la photographie. Il suffit de demander à certains photographes de presse la définition d'une photographie pour t'en rendre compte »192(*), regrette Abdou Cissé dont le travail est reconnu dans le milieu. A 50 ans, il s'attèle d'ores et déjà à sa reconversion dans la photographie d'art. Au moment où les plus âgés se retirent des rédactions, beaucoup de jeunes, armés de leur seule passion et d'un appareil numérique, cherchent à assurer la relève. Cela dit, il y a une contrepartie, constate Héric Libong. « Le fait qu'il y ait plus de photographes ne signifie pas que les meilleurs sont les plus nombreux. (...) On rencontre de moins en moins de photographes qui ont une vision personnelle, un vrai regard. (...)Très peu prennent le temps d'apprendre leur métier. »193(*) Souffrant donc d'un manque de formation dans un cadre formel, les reporters photographes essaient malgré tout de se former sur le tas. Mamadou Gomis, reporter photographe à Walf Grand'Place est de ceux-là. « Je me suis formé sur le tas, dans un studio photo où je faisais des portraits comme pour les entretiens en journalisme. Je faisais aussi des reportages lors de cérémonies familiales et religieuses (baptême, mariage etc.) Contrairement aux images de presse prises dans un but d'information pour un large public, celles que je prenais étaient à usage privé.»194(*) Par ce procédé d'auto-apprentissage, ce jeune reporter photographe est aujourd'hui devenu un des meilleurs espoirs de la photographie de presse au Sénégal. Dans sa rédaction, il est devenu incontournable, tant son « clin d'oeil » est devenu une sorte de rubrique à part entière qu'il anime quotidiennement, même s'il n'occupe qu'un petit espace dans la pagination. L'exemple des reporters photographes autodidactes tels que Gomis ainsi que son expérience personnelle font dire à Boubacar Touré « Mandémory » qu'à défaut de formation formelle, le reporter photographe peut néanmoins avoir un bon niveau si, en plus de la pratique, il a certaines aptitudes comme « l'audace, la pertinence dans ses images. » Toutefois, s'empresse-t-il de tempérer, «il faut aussi avoir un minimum de niveau d'études, se documenter par des revues spécialisées, mais aussi aller vers les confrères les plus expérimentés pour se perfectionner à leur contact. »195(*) Malheureusement, peu de reporters photographes atteignent le niveau supérieur (20%) tandis que 30% ont un niveau secondaire et 50% ont un niveau compris entre le primaire et le cours moyen. Ce qui donne, dans l'ensemble, un niveau d'études générales moyen, voire faible. On comprend, dès lors pourquoi dans l'imaginaire populaire et pour les reporters photographes eux-mêmes la photographie, comme pratiquement tous les métiers manuels, est rangée dans la catégorie des emplois pour les recalés de l'école. Une profession de la seconde chance. * 180 E. Nimis, « Nigéria : le géant de la photographie », Africultures n° 39, juin 2001, p. 17. * 181 Entretien avec Boubacar Touré Mandémory (www.humanite.fr/2000-11-04_Cultures_-Culture-Entretien-avec-le-photographe-Boubacar-Toure-Mandemory) consulté le 12 août 2010. * 182 Entretien avec lui à Dakar le 26 novembre 2010. * 183 Entretien avec lui à Dakar le 26 mars 2010. * 184 J. - F. Werner, « Le studio photographique comme laboratoire d'expérimentation sociale ». Africultures n° 39 ; juin 2001, p. 39. * 185 Entretien avec lui à Dakar le 21 janvier 2010. * 186 Entretien avec lui à Dakar le 12 août 2010. * 187 Cf. même entretien. * 188 Cf. même entretien. * 189 Cf. même entretien. * 190 Cf. même entretien. * 191 L. Guéry, « Le rôle et l'histoire de la photo de presse (Introduction première partie), in : Le Photojournalisme. Informer en écrivant des photos. 2ème édition. Presse et Formation, Editions du CFPJ ; 1993, p. 15. * 192 Entretien avec lui à Dakar le 4 juin 2010. * 193 E. Nimis (entretien avec Héric Libong), « Quels marchés pour la photographie de presse en Afrique » ( www.sudplanete.net/photo.php?menu=arti&no=5820) consulté le 27 avril 2010. * 194 Entretien avec lui à Dakar le 13 mars 2010. * 195 Entretien avec lui à Dakar le 7 avril 2010. |
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