II. Les différentes pratiques de tri et les
discours afférents
Tout d'abord, contrairement à certains
présupposés, tous les usagers ont connaissance de la norme
institutionnelle préconisant le tri des déchets via leur
confrontation quotidienne au mobilier urbain : au minimum, les usagers
remarquent qu'il existe plusieurs types de poubelles (la jaune, la grise, le
PAV pour le verre, etc.)152 et donc plusieurs flux de
déchets, même si ils ne connaissent pas forcément les
modalités d'application du tri. En revanche, tous ne se positionnent pas
de la même manière face à l'injonction au tri : certains se
trouvent en marge de cette norme, d'autres la méconnaissent et en
atténuent la portée, quelques-uns s'efforcent de l'appliquer du
mieux qu'ils peuvent.
1. Typologie des usagers en habitat social
relégué
Malgré
l'hétérogénéité socioculturelle qui
caractérise les immeubles n°1 et 2, notre enquête de terrain
a permis de mettre à jour différents types de pratiques de
gestion des déchets auxquels sont liés des discours et des
niveaux d'information spécifiques. Nous proposons ainsi de
modéliser la population des usagers en habitat social
relégué selon trois
152 « Franchement, mis à part, comme je vous
ai dit, j'ai vu il y a quelques années ils ont changé toutes les
poubelles en bas, que maintenant il y a du bleu et il y a du jaune, chose qu'il
n'y avait pas avant. Ouais, que voilà, comme je vous ai dit les
poubelles de verre, les machins, enfin il y a des choses dans la rue bien
sûr qui attirent l'oeil et qui fait que tu te poses des questions. Mais
j'ai pas été vraiment sensibilisée en fait. [...] Ouais,
c'est plus le changement qui a fait que je me suis posée des questions
en fait [plutôt] que vraiment les informations, je sais pas moi, aux
arrêts de bus ou quoi, machin. J'ai jamais vu des choses comme ça.
» (Locataire de l'immeuble n°1,
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profils - les déconnectés, les
perplexes et les trieurs assidus - correspondant à des
types idéaux153.
Les déconnectés
Il s'agit d'une minorité de la population,
principalement constituée de personnes mal intégrées et
désignées comme déviantes (primo-arrivants, « cas
sociaux »), qui ignorent presque tout de la « bonne » gestion
des déchets ménagers au regard des difficultés
économiques et sociales auxquelles ils sont confrontés.
L'information dont ils disposent sur le sujet est lacunaire, voire inexistante
: ils ignorent qu'une redevance incitative a été mise en place
et, bien qu'ils perçoivent l'existence d'une collecte sélective,
ils n'ont presque aucune notion en matière de tri. Cette population
semble tellement « déconnectée » des enjeux
inhérents à la gestion des déchets qu'il peut
paraître illusoire d'espérer emporter leur adhésion au
dispositif mis en place par la CAGB.
Les perplexes
Cette typologie comprend une large majorité de la
population qui, lorsqu'on l'interroge sur le tri, évoque
spontanément les pratiques déviantes de certains
déconnectés (jets de déchets par les
fenêtres, dépôts sauvages, etc.) sans même aborder son
propre mode de gestion domestique. Ce report de la faute sur les populations
marginalisées leur permet d'éviter d'avouer à
l'enquêteur qu'ils ne trient pas et, par là même, d'admettre
qu'ils sont eux-mêmes déviants par rapport à la norme
institutionnelle. Les perplexes sauvent leur honneur154 en
déplaçant le stigmate dont est victime l'immeuble ou le quartier
dans lequel ils résident, en rejetant les mauvais comportements (jets
par les fenêtres, dépôts sauvages) sur les populations mal
intégrées. Par la dénonciation du désordre
provoqué par certains fauteurs de troubles ils tentent ni plus ni moins
de recréer de l'ordre au sein d'une situation vécue comme
anomique. Ceci passe par un système d'oppositions qui distingue
l'habitant intégré de l'habitant non intégré, les
comportements conformes des comportements déviants. Ce discours laisse
transparaître une définition et une attente de confirmation d'une
norme minimale qu'ils s'évertuent à respecter : mettre les
ordures au « bon endroit », c'est-à-dire dans un sac qui
sera
153 Nous nous inscrivons dans la définition que Max
Weber a donnée de l'idéal-type, c'est-à-dire que cet outil
est plus destiné à fournir une grille d'intelligibilité
permettant d'approfondir la réflexion sur un phénomène
qu'à retranscrire la réalité. La construction d'un
idéal-type consiste tout d'abord à relier dans une trame commune,
des phénomènes potentiellement disparates de l'expérience,
quitte à atténuer ou mettre en avant certains traits de l'objet
étudié.
154 CALOGIROU Claire, Sauver son honneur. Rapports sociaux
en milieu urbain défavorisé, Paris : L'Harmattan, Logiques
sociales, 1989, 150 p.
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proprement déposé dans la poubelle prévue
à cet effet, sans forcément trier. A travers la construction d'un
tel réquisitoire, les perplexes valorisent une forme d'usage
qui est la leur et qu'ils aimeraient voir appliquée par tous pour
qu'elle devienne un usage moyen capable de réguler les comportements au
niveau de la gestion des déchets.
Par ailleurs, cette population considère que son
adhésion au tri est facultative et ne se définit donc pas comme
acteur dans la chaîne du tri. Elle entretient une représentation
imaginaire selon laquelle les déchets non triés par les
ménages sont systématiquement retriées en usine
après leur collecte. Néanmoins, une grande partie des
perplexes trie ses déchets sporadiquement lorsqu'elle se
retrouve dans des situations spécifiques et se situe, dans une certaine
mesure, à la croisée des catégories d'usagers que le
rapport DETRITUS nomme trieurs partiels et trieurs
occasionnels155. Par exemple, une locataire de l'immeuble
n°1 témoigne du fait qu'elle triait parfois certaines
matières pour des raisons de commodité avant que l'intervention
en porte-à-porte d'une conseillère du tri ne l'incite à
s'engager dans le tri de façon plus assidue.
« Si je dois descendre avec un gros carton, je vais
pas le mettre dans la poubelle bleue alors que
juste devant moi il y a l'image pour qu'il rentre dans la
poubelle jaune. [...] Le verre c'est pareil. Enfin si j'ai, je sais pas moi,
dix bouteilles en verre, j'allais pas les jeter dans la poubelle en bas, je
sais que ça va là-bas. Mais c'était pas assez
régulier, c'était pas au quotidien en fait. Alors que maintenant
c'est un peu plus. ». (Locataire de l'immeuble n°1, 26 ans, au
chômage, a toujours vécu à la cité Brulard, partage
l'appartement de sa mère)
Les perplexes ont conscience de payer pour
l'enlèvement de leurs ordures ménagères à travers
leurs charges locatives mais ils n'ont aucune idée du montant dont ils
s'acquittent, ni même du mode de calcul (redevance incitative) et de
répartition en vigueur (tantième). Ils ne prêtent
guère attention à la communication écrite (affiches,
lettres d'information) qu'ils considèrent comme « ne les concernant
pas » mais sont sensibles aux interactions directes avec les conseillers
du tri. Il s'agit d'une population qui, selon les gardiens, accepte de «
jouer le jeu », c'est-à-dire qui fait l'effort de ne pas salir, de
ne pas déposer ses déchets n'importe où, de ne pas
perturber le système. Les perplexes constituent le public cible
pour les opérations de sensibilisation : à travers une
communication adaptée il est relativement aisé d'infléchir
leurs représentations erronées sur la gestion des déchets
et de leur livrer un
155 Les « trieurs partiels » sont les usagers «
qui trient certains déchets et pas d'autres mais avec
régularité ». Les critères qui les amènent
à inclure ou exclure certaines matières du geste de tri sont au
nombre de trois : la taille (par exemple, les gros cartons seront triés
pour des raisons pratiques puisqu'ils ne rentrent pas dans la poubelle
domestique), le degré de souillure (par exemple, la boite de sardine
odorante sera exclue du tri) et la dangerosité (par exemple, la bombe
aérosol perçue comme un contenant dangereux ne sera pas
triée). Quant aux « trieurs occasionnels », il s'agit
d'usagers qui trient de façon discontinue dans le temps et souvent de
manière incomplète. ETIcs/Université
François-Rabelais et Etéicos, op. cit., p. 7.
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argumentaire pour qu'ils s'engagent dans une démarche
de tri. En revanche, ils sont généralement critiques face aux
opérations de compostage collectif, surtout si celles-ci prennent place
sur des immeubles « à problèmes ». Ils se montrent
même sceptiques et pessimistes vis-à-vis de ces opérations,
considérant qu'il s'agit d'un délire technocratique qui ne
répond en rien aux difficultés quotidiennes que rencontre la
population locale.
« [Le compostage] j'en vois pas l'utilité.
Honnêtement, je pense que c'est plus un truc qui va cramer toutes les
semaines, plutôt qu'un truc qui va véritablement servir. Donc non,
non. Franchement j'y pense même pas, j'arrive même pas à y
croire. [...] Enfin ouais, mettre de l'argent où vraiment on se dit que
ça peut être détruit comme ça, bêtement, et
jamais réutilisé... Facture inutile j'ai envie de dire. C'est
vraiment... C'est bidon. » (Locataire de l'immeuble n°1, 26 ans,
au chômage, a toujours vécu à la cité Brulard,
partage l'appartement de sa mère)
Les trieurs assidus
La catégorie des trieurs assidus, largement
minoritaire, est composée d'habitants qui résident dans le
quartier depuis longtemps, se sont approprié leur logement sur le mode
de la résidence privée et respectent à la lettre les
consignes de tri. Ceux-ci trient de façon complète les
différents flux de matière : tri des déchets recyclables,
fréquentation des PAV verre, des points relais textiles, des
déchèteries, etc. Cette population a ancré le geste de tri
dans ses habitudes, ce qui se traduit par une minimisation de l'effort consenti
pour la mise en oeuvre de cette pratique : « C'est pas compliqué de
faire le tri ! », « C'est pas pour le temps que ça prend...
». Elle s'informe par le biais du bouche-à-oreille (voisins,
proches), de la presse locale et est réceptive à la communication
écrite. De ce fait, il s'agit bien souvent de la seule frange de la
population qui ait connaissance de la mise en place de la redevance incitative
bien qu'elle ne sache pas vraiment détailler ses modalités
d'application et se positionne donc comme étant en attente
d'informations supplémentaires sur ce sujet. Les trieurs assidus
se disent intéressés par la mise en place de projets de
compostage collectif qui constituent pour eux un prolongement logique de leur
engagement dans le tri.
Si les trieurs assidus minimisent l'effort consenti
pour pratiquer le tri, force est de reconnaître que ce geste n'est pas
donné naturellement et que, par conséquent, il suppose un
apprentissage social capable de se concrétiser par la modification du
mode d'organisation domestique. Avant d'aborder la question des
modalités d'application du geste de tri, détaillons les pratiques
qui se réfèrent aux objectifs prioritaires dans la
hiérarchie du traitement des déchets consacrée par le
Grenelle de l'environnement : la prévention et la
réutilisation.
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