Université de Franche-Comté
Département
de sociologie
MASTER 2 « Analyse et gestion des politiques sociales
»
Spécialité Sociologie
Redevance incitative et gestion des déchets
ménagers en
habitat social collectif. Le cas de la Communauté
d'Agglomération du Grand Besançon.
|
Victor BAILLY

"Si notre or est fumier, en revanche, notre fumier est or."
Victor Hugo, Les misérables, 5e partie, Livre
2e « L'intestin de Léviathan », chapitre I « La terre
appauvrie par la mer ».
Mémoire encadré par Mr Christian Guinchard, McF
HDR en sociologie à l'Université de Franche-Comté
(Laboratoire de Sociologie et d'Anthropologie, UMR CNRS 5605) et soutenu le
Vendredi 28 juin 2013 devant le jury composé de Mr Florent Schepens.
2
3
Remerciements
Au terme de ce travail qui est le fruit d'un stage de six mois
à la direction gestion des déchets de la Communauté
d'Agglomération du Grand Besançon (CAGB) et qui s'inscrit dans le
prolongement de mes travaux de Master 1, la rédaction des remerciements
est un moment plaisant qui symbolise l'achèvement partiel d'un
cheminement à la fois intellectuel, relationnel et universitaire.
J'exprime, en premier lieu, ma gratitude à l'ensemble
de mes « collègues » de la direction gestion des
déchets : du directeur de service aux ripeurs en passant par les
référents territoriaux, tous m'ont accueilli chaleureusement et
aidé à saisir des éléments essentiels pour mon
travail. Entre autres, je remercie Anne-Sophie d'avoir accepté de
partager son bureau avec moi, d'avoir eu la patience de répondre
à mes nombreuses questions et surtout de m'avoir fourni un appui solide
par ses relectures. Surtout, j'adresse une profonde reconnaissance à
Yves, mon maître de stage, qui m'a permis d'intégrer son service
et a pris part au « jeu » de la recherche sociologique avec
curiosité et enthousiasme. Enfin, les résultats
présentés dans ce mémoire seraient bien maigres si les
quatre conseillers en habitat collectif - Fabien, Claire, Mathilde et
Noémie - n'avaient pas alimenté mon étude en me faisant
part de leurs riches observations et en m'emmenant volontiers avec eux sur le
terrain. Cette collaboration avec des agents de la CAGB m'a permis d'ancrer ma
recherche dans une perspective pragmatique s'éloignant le moins possible
des problématiques auxquelles ces acteurs sont confrontés.
Ensuite, je tiens à remercier mon directeur de
mémoire Christian Guinchard qui a su m'apporter les conseils
nécessaires lorsque j'exprimais des doutes sur les orientations de mon
travail.
Ma reconnaissance s'adresse également à tous les
acteurs de terrain que j'ai rencontré et qui se sont toujours
efforcés de prêter une oreille et une parole attentives à
mes questionnements. Les gardiens sans qui je n'aurais jamais pu saisir toute
la profondeur de mes terrains d'enquête. Mais aussi les habitants qui
m'ont ouvert leur porte avec bienveillance et qui se sont efforcés de
répondre à mes questions parfois saugrenues. Je n'oublie pas non
plus les travailleurs sociaux et les représentants associatifs qui m'ont
appuyé dans ma démarche.
Aussi, je voudrais remercier particulièrement les
membres de ma famille qui se sont trouvés impliqués, plus ou
moins directement, dans ce travail : ma mère qui, à travers ses
relectures, a non seulement contribué à l'élaboration de
ce mémoire mais, surtout, m'a apporté un soutien moral
infaillible ; mon frère et colocataire Julien qui a également
relu quelques parties de ce texte et m'a préparé à manger
les soirs où je restais accroché à mon ordinateur pour
travailler. Pour finir, je dédie ce travail à ma
grand-mère qui, depuis tout petit, m'a transmis des valeurs qui ne sont
pas étrangères au choix de mon sujet d'étude.
4
5
Sommaire
Lexique 8
Introduction 11
Chapitre 1 - Méthodologie d'enquête 14
Chapitre 2 - Contextualisation de l'objet d'étude 25
I. Le déchet : un indicateur social total ? 25
II. Rappel historique : le déchet, une invention urbaine
28
III. Institutionnalisation de la gestion des déchets
ménagers 30
IV. La construction sociale de la figure de l'usager 32
1. Renversement de la figure de l'usager 32
2. Dimension processuelle dans la mise en place des politiques
de tri et émergence de la
problématique de l'habitat collectif 34
3. Comment atteindre l'usager ? Accompagnement, communication de
proximité et
communication de masse. 34
Chapitre 3 - La gestion des déchets ménagers
à Besançon 38
I. Mémoire locale 38
II. 1999 : Instauration d'une REOM au volume du bac et mise en
place de la collecte sélective 40
III. 2012 : Instauration d'une redevance incitative avec
pesée embarquée 43
IV. Etat de la collaboration avec les bailleurs sociaux 47
V. Comment atteindre l'usager en habitat social collectif ?
48
Chapitre 4 - Le rôle des gardiens dans la gestion des
déchets ménagers 51
I. Les gardiens-concierges : une mission historique de
contrôle social 51
II. Définition du métier et identité
professionnelle 53
III. Valoriser ou subir le sale boulot 55
IV. Un rôle d'ajustement 60
Chapitre 5 - Représentations et pratiques des usagers en
milieu HLM relégué 65
I. L'absence de normes partagées pour réguler les
modes d'habiter 65
II. Les différentes pratiques de tri et les discours
afférents 69
1. Typologie des usagers en habitat social relégué
69
2. Un principe de prévention marginal, des pratiques de
réutilisation ancrées dans des valeurs
populaires 73
3. Le tri : un processus complexe 74
III. Les représentations du tri 76
IV. La carrière de trieur 79
V. L'interaction directe pour lutter contre l'information en vase
clos 82
6
Conclusion 85
Bibliographie 87
Annexe 1 : photos des sites 91
Annexe 2 101
7
8
Lexique
ADEME = Agence de l'Environnement et de la Maîtrise de
l'Energie
CAGB = Communauté d'Agglomération du Grand
Besançon
CUCS = Contrat Urbain de Cohésion Sociale
DEEE = Déchets d'Equipements Electriques et
Electroniques
DGD = Direction Gestion des Déchets
OMR = Ordures Ménagères Résiduelles
PAV = Point d'Apport Volontaire
PRU = Programme de Rénovation Urbaine
REOM = Redevance d'Enlèvement des Ordures
Ménagères
RI = Redevance Incitative
SPED = Service Public d'Elimination des Déchets
SYBERT = Syndicat mixte de Besançon Et de sa Région
pour le Traitement des déchets
TEOM = Taxe d'Enlèvement des Ordures
Ménagères
TGAP = Taxe Générale sur les Activités
Polluantes
Bac gris/bleu = poubelle destinée à recevoir les
ordures ménagères résiduelles Bac jaune = poubelle
destinée à recevoir les emballages ménagers recyclables
Redevance incitative et gestion des déchets
ménagers en
habitat social collectif. Le cas de la Communauté
d'Agglomération du Grand Besançon.
|
10
11
Introduction
Ce mémoire de Master 2 s'inscrit dans le prolongement
de celui que nous avions réalisé dans le cadre de notre Master 1.
Ce dernier portait sur la gestion des déchets ménagers en milieu
urbain et s'intéressait plus particulièrement aux
opérations de compostage collectif bisontines mises en place par le
SYBERT (Syndicat mixte de Besançon Et de sa Région pour le
Traitement des déchets) avec l'appui de l'association Trivial Compost.
Notre étude des représentations et pratiques des guides
composteurs1 avait mis à jour la façon dont ce public
renversait la symbolique mortifère habituellement attachée au
déchet. En effet, la connaissance de la provenance des déchets
organiques traités et l'acquisition de compétences
spécifiques sur le compostage permettent d'annihiler les
représentations négatives et la charge émotive
liées à la manipulation de la matière en
décomposition. La symbolique de l'ordure est donc inversée
grâce à sa réintégration au cycle des
matières : ce n'est plus un objet innommable et répugnant dont il
faut à tout prix se débarrasser mais, au contraire, un
sous-produit valorisable par le biais d'un processus de transformation
maîtrisé. L'immondice passe ainsi d'un pouvoir destructeur
associé à la mort à un pouvoir fécond
associé à la vie. Cette étude nous avait donc permis
d'observer le rapport au déchet d'une population qui répond le
« mieux » aux prescriptions émises par les politiques
publiques, notamment à travers le Grenelle de l'environnement. Pour
élargir notre vision des logiques des usagers, nous avons choisi cette
année d'inverser notre angle d'approche en nous focalisant sur la
gestion des déchets ménagers en habitat social collectif, type
d'habitat où les performances des collectes sélectives sont les
moins élevées. Ainsi, le choix de ce sujet d'étude
répond à trois enjeux principaux qui sont à la fois
théoriques et pratiques.
Tout d'abord, au niveau théorique, nos travaux
cherchent à s'inscrire dans la réflexion transversale relative
aux conditions de fabrication de la ville durable. Malgré le
consensus qui prend forme autour de la nécessité d'un
développement durable urbain, il n'est pas toujours évident de
traduire cette position discursive partagée en actions concrètes
et, même lorsque c'est le cas, des difficultés se posent pour
juger de la « durabilité » de ces actions. Le
développement durable reste un concept flou, une notion théorique
qui est pourtant supposé pouvoir se matérialiser par des
réalisations pratiques. Ainsi, le meilleur moyen pour saisir ses
modalités d'application concrètes reste l'étude empirique
des politiques environnementales mises en oeuvre à l'échelle d'un
territoire. Telle est notre ambition avec l'étude du cas de la
1 Les guides composteurs sont les habitants
référents au sein d'un immeuble qui, après avoir suivi une
formation d'une journée, assurent le « bon » fonctionnement de
leur site de compostage.
12
Communauté d'Agglomération du Grand
Besançon (CAGB). Aussi, la gestion des déchets s'inscrivant dans
un cadre domestique, nous souhaitons apporté notre maigre contribution
aux recherches sociologiques sur les modes d'habiter et les formes de
régulation de l'espace résidentiel en les mettant en perspective
avec les performances des collectes sélectives.
Ensuite, le choix de notre terrain d'étude n'est pas
anodin : la CAGB fait figure de ville pionnière en matière de
gestion des déchets ménagers puisqu'elle est la première
collectivité française à dimension urbaine à avoir
instauré une redevance incitative pour le financement de son
système public d'élimination des déchets (SPED). Par ce
biais, elle a même anticipé les prescriptions du Grenelle de
l'environnement qui préconise à l'ensemble des
collectivités territoriales compétentes l'instauration d'une
tarification incitative à l'horizon 2014. Cette tarification incitative
peut revêtir deux formes : celle d'une redevance ou celle d'une taxe.
Dans tous les cas son montant varie en fonction de l'utilisation réelle
du service d'enlèvement des ordures ménagères par l'usager
(principe pollueur-payeur), c'est-à-dire généralement en
fonction du poids de déchets produits et/ou du volume du bac et/ou du
nombre de ramassages. Jusqu'alors, c'est surtout le système de la
redevance incitative qui a été expérimenté et qui a
largement fait ses preuves en milieu rural2. En revanche, la
question de son application en milieu urbain reste en suspens du fait de la
prépondérance de l'habitat vertical. Or, ce mode d'habitat ne se
prête pas à une individualisation de la facture logement par
logement puisque les conteneurs poubelles et les coûts afférents
au service public d'élimination des déchets ménagers sont
partagés par tous les résidents sur la base d'une
répartition au tantième qui ne traduit donc pas l'utilisation
réelle du service de chaque ménage. Face aux nombreuses
interrogations persistantes quant à la portée d'application de la
RI en milieu urbain, de nombreuses collectivités rechignent à
instaurer un tel mode de financement du SPED. Notre recherche prétend
donc contribuer à la production de retours d'expériences sur la
RI en habitat collectif afin d'aider à alimenter la réflexion des
collectivités qui s'interrogent sur l'opportunité d'adopter ce
système.
Enfin, notre travail s'inscrivant dans le cadre d'un stage
à la Communauté d'Agglomération du Grand Besançon,
il est bien évidemment destiné à produire de l'expertise
en direction des techniciens et des agents de la direction gestion des
déchets (DGD). Par une logique de distanciation, l'analyse sociologique
remet en cause certains présupposés et permet aux acteurs
institutionnels de saisir avec davantage de profondeur les logiques qui guident
les comportements des usagers. Alors que les discours institutionnelles
construisent une figure de
2 Cf. l'exemple de la Communauté de Communes de
la Porte d'Alsace.
l'usager chimérique et singulière
(l'éco-citoyen, le consomm'acteur, l'usager
trieur), l'investigation du sociologue est en mesure de mettre
à jour la variété des profils et des logiques des
usagers3.
Pour répondre à ces différents enjeux
nous avons adopté une problématique plurielle qui se
décline dans les différentes parties de notre mémoire.
Après avoir présenté le cadre méthodologique dans
lequel s'inscrit notre enquête, nous commencerons par contextualiser
notre objet d'étude, préalable indispensable pour la
compréhension des enjeux à la fois techniques et sociaux que
sous-tendent la problématique de la gestion des déchets
ménagers et les différentes politiques publiques
afférentes. Ensuite, nous verrons comment se construisent les politiques
de développement durable au niveau local à travers le cas de la
gestion des déchets ménagers à Besançon. Puis, nous
nous intéresserons de façon plus spécifique à la
gestion des déchets ménagers en milieu urbain
relégué en nous focalisant sur le rôle d'un acteur
clé dans les opérations de collecte sélective en habitat
collectif : le gardien. Enfin, nous tenterons de saisir l'articulation entre
les représentations et les pratiques des usagers en habitat social
collectif.
13
3 Nos travaux s'adressent donc à
différents publics qui ont peu ou prou l'habitude de dialoguer, c'est
pourquoi j'espère que la lecture de ce document ne sera pas trop «
technique » pour le sociologue, trop « sociologique » pour le
technicien et trop ennuyeuse pour le néophyte.
14
Chapitre 1 - Méthodologie d'enquête
Comme le soulignent Stéphane Beaud et Florence Weber,
« les "données" d'enquête ne sont pas analysables en dehors
de leur contexte de production »4, qu'il s'agisse du contexte
réflexif propre à l'enquêteur, du contexte local qui
constitue le terrain d'investigation, ou du contexte des relations
d'enquête (c'est-à-dire le rapport
enquêteur-enquêtés). C'est pourquoi nous tenterons de
restituer, de façon chronologique, la démarche intellectuelle qui
a sous-tendu les orientations successives de notre recherche. Ce choix est
d'autant plus justifié que nous avons suivi un cheminement
d'enquête inductif qui ne peut être mis à jour dans ses
grandes étapes qu'a posteriori. Bien qu'un certain cadre
réflexif ait joué le rôle de fil conducteur, le recueil des
matériaux de terrain s'est fait selon les opportunités et les
obstacles qui se sont présentés à nous. Enquêter
c'est « saisir des occasions », « saisir des chances
»5, sans pour autant que cela s'opère de façon
anarchique.
Cadre théorique et méthodologique :
l'approche ethnographique
La démarche qui a animé notre recherche s'ancre
dans une perspective interactionniste qui se situe à la croisée
de la démarche ethnographique, de l'échelle microsociologique et
de l'ambition de la sociologie pragmatique. Notre objectif était de
saisir les représentations et pratiques des usagers en habitat
social6 par le bas afin de les rendre intelligibles aux yeux du
technicien territorial. Ce cadre, à la fois théorique et
méthodologique, se justifie par le fait que l'interactionnisme
symbolique « accorde une place théorique à l'acteur social
en tant qu'interprète du monde qui l'entoure et, par conséquent,
met en oeuvre des méthodes de recherche qui donnent priorité aux
points de vue des acteurs. Le but de l'emploi de ces méthodes est
d'élucider les significations que les acteurs eux-mêmes mettent en
oeuvre pour construire leur monde social. »7.
Alors que la figure de l'usager apparaît sous une forme
relativement homogène et standardisée aux yeux du technicien,
l'intérêt de l'investigation sociologique consiste à
restituer « les visions d'en bas plus variées qu'on ne le croit
»8. Surtout, la microsociologie, en adoptant un point de vue
complémentaire à la macrosociologie, permet de confronter des
4 BEAUD Stéphane, WEBER Florence, Guide de
l'enquête de terrain, Paris : La Découverte, avril 2010, p.
17.
5 Ibid., p. 107.
6 Nous utiliserons indifféremment les
terminologies d'usager, de locataire ou d'habitant pour désigner la
population au centre de notre analyse.
7 COULON Alain, L'école de Chicago,
Paris : PUF, Que sais-je ?, 2012 (1992), p. 16.
8 BEAUD Stéphane, WEBER Florence, op.
cit., p. 7.
15
enjeux plus larges - tels que la mise en place d'une politique
de tri - aux « conditions sociales des micro-changements qui touchent les
acteurs de l'espace domestique »9 et qui s'expriment à
travers l'apparente trivialité des gestes du quotidien. Ainsi, comme le
signale Gérard Bertolini à propos des services urbains, notamment
en matière de gestion des déchets ménagers, « la
sociologie ne doit pas être tenue à l'écart de l'analyse,
ni de l'opérationnel, alors que le génie urbain tend
traditionnellement à privilégier les sciences de
l'ingénieur, dites "dures", par rapport aux sciences humaines, dites
"molles". [...] Le recours au sociologue permet d'élargir le champ de
vision ou de porter un regard plus profond, de remettre en cause certains
présupposés. »10.
Néanmoins, l'approche ethnographique n'a pas pour
ambition d'obtenir des résultats généralisables sur une
large population qui aient valeur de loi universelle mais s'intéresse
plutôt à des groupes sociaux circonscrits dans le temps et
l'espace dans l'intention de mettre en relief « des "processus" et des
"relations" [...] : sous telle et telle condition, dans tel ou tel contexte, si
tel événement (action) a lieu, alors tel autre
événement (réaction) devrait suivre. »11.
En l'occurrence, les processus qui nous intéressent concernent les
raisons qui poussent un usager à consentir ou refuser de s'investir dans
le tri de ses déchets, à connaître ou
méconnaître la problématique de la gestion des
déchets ménagers telle qu'elle est définie
institutionnellement par la CAGB. De cette façon, l'identification et la
compréhension des logiques de l'usager sont susceptibles de provoquer
une prise de distance chez le technicien, d'alimenter sa réflexion et
ainsi déboucher sur la transformation de son mode d'action à
travers la construction d'une approche et d'outils adaptés aux
réalités du terrain.
Familiarisation avec le milieu enquêté
Toute démarche ethnographique nécessite une
phase préparatoire, préliminaire à un investissement plus
important sur le terrain, qui consiste à se familiariser avec le milieu
enquêté, ses codes, ses spécificités. Avant de
s'intéresser aux usagers, il nous a d'abord été
indispensable de prendre connaissance des acteurs qui sont
régulièrement au contact des usagers afin de mieux
appréhender le type de relations qu'ils entretiennent avec ces derniers,
leur rôle dans la gestion des déchets et aussi
bénéficier de leurs retours d'expérience. De ce fait, les
premières semaines de notre stage ont été
consacrées à des visites de terrain et de
9 DESJEUX Dominique, « Post-face. Les espaces
sociaux du déchet : une microsociologie du quotidien encastrée
dans le macro-social. », in PIERRE Magali [dir.], Les déchets
ménagers, entre privé et public. Approches sociologiques.,
Paris : L'Harmattan, 2002, p. 176.
10 BERTOLINI Gérard, « Les services
urbains : un problème un peu technique, beaucoup économique, et
passionnément socioculturel », Rapport pour la communauté
urbaine du Grand Lyon, Novembre 2009, p. 13.
11 BEAUD Stéphane, WEBER Florence, op.
cit., p. 249.
16
nombreux échanges avec les conseillers en habitat
collectif12 et les techniciens de la CAGB, à la participation
à des réunions concernant le dispositif d'accompagnement à
la mise en place de la RI en habitat collectif, à la rencontre de
gardiens et personnels administratifs des bailleurs sociaux. Globalement, les
contacts avec tous ces acteurs ont été très riches et
instructifs, l'identité de stagiaire étant un atout sur lequel
nous nous sommes appuyés. En effet, l'assimilation à ce statut
d'étudiant néophyte, à laquelle nous avons volontiers
souscrit, a permis de dissiper la domination symbolique que peut exercer le
chercheur sur la population enquêtée. L'envie manifeste d'aider le
« jeune stagiaire » a rapidement autorisé
l'établissement de relations de confiance et de collaborations
fructueuses avec les acteurs rencontrés. Mieux, certains techniciens de
la CAGB qui disposent d'une formation d'ingénieur se sont
littéralement pris au jeu de la recherche sociologique, intrigués
et stimulés par une approche scientifique et un matériau avec
lesquels ils ont peu l'habitude de composer.
Définition et présentation du terrain
d'enquête
Cette phase préparatoire a également
été l'occasion de réaliser une première
ébauche de notre méthodologie d'enquête en nous appuyant
sur nos premières observations et nos lectures. Nous avons
décidé, d'un commun accord avec notre maître de stage, que
l'investigation porterait sur quatre immeubles répondant à des
critères de sélection variés, notamment :
- la densité (nombre de logements par immeuble),
- la logique de peuplement (taux de rotation, taux de
vacance),
- les résultats au niveau de la collecte sélective
(taux de tri),
- l'aménagement des locaux poubelles
(externalisés ou internalisés, dépôt direct ou
dépôt par trappe, accès sécurisé ou
accès libre, gaine vide-ordures),
- le bailleur social propriétaire du bâtiment
(Grand Besançon Habitat, Habitat 25, Néolia, SAIEM B),
- la localisation (zones CUCS, différents quartiers).
Ces critères définis, nous nous sommes
appuyés sur les conseillers en habitat collectif et des agents
administratifs des bailleurs sociaux pour repérer des immeubles sur
lesquels nous
12 Dans le cadre de son programme d'accompagnement
à la mise en place de le redevance incitative en habitat collectif, la
CAGB a recruté quatre « conseillers en habitat collectif »
chargés de mettre en oeuvre cette opération.
17
nous sommes ensuite rendus pour visiter les lieux en compagnie du
gardien et échanger avec lui. De cette façon nous avons retenu
les quatre sites présentés dans le tableau
ci-après13.
Sites
Critères
|
Immeuble n°1
|
Immeuble n°2
|
Immeuble n°3
|
Immeuble n°4
|
Localisation
|
Cité Brulard (ZUS)
|
Planoise (ZUS)
|
Palente (ZUS)
|
Battant (zone
CUCS)
|
Densité
|
Forte (237
logements)
|
Forte (environ 130 logements)
|
Moyenne (30
logements)
|
Faible (13
logements)
|
Logique de peuplement
|
Taux de rotation
|
Elevé
|
Elevé
|
Faible
|
Faible
|
Taux de vacance
|
Elevé, progresse
chaque année
|
Moyen, tend à
diminuer
|
Nul
|
Nul
|
Taux de tri
|
Entre 4 et 8 %
|
Entre 3 et 7 %
|
Entre 20 et 35 %
|
Aucune donnée
|
Aménagement des
locaux poubelles
|
Abris extérieurs
avec accès libre par trappes.
|
Local intérieur
avec accès libre par
trappes via l'extérieur
(incorporées à la façade du
bâtiment)
|
Local intérieur
avec accès sécurisé par badge et gaine
vide-ordures pour les OMR.
|
Bacs pour OMR dans cour intérieur.
Point d'apport
volontaire (PAV)
pour les déchets recyclables.
|
Bailleur social
|
Grand Besançon
Habitat
|
Habitat 25
|
Néolia
|
SAIEM B
|
Pour compléter et surtout approfondir cette
présentation synthétique des quatre sites retenus, il est
primordial d'affiner la description en s'intéressant à ce que
Jean-Yves Authier nomme des « effets de quartier »14.
Autrement dit, il s'agit de montrer en quoi la logique de peuplement et les
spécificités socio-économiques d'un espace urbain influent
sur les pratiques et représentations des populations qui y
résident.
La cité Brulard a vu le jour au début des
années 1960 et a principalement accueilli des rapatriés de la
guerre d'Algérie ainsi que des populations rurales de la région.
Quartier confiné, renfermé sur lui-même, coincé
entre deux collines (le Fort de Chaudanne et le Fort de Rosemont) et un axe de
circulation (rue du Général Brulard), il subit depuis les
années 1980
13 Pour des photos des sites et de
l'aménagement des locaux poubelles, cf. Annexe 1.
14 AUTHIER Jean-Yves, « La question des «
effets de quartier » en France. Variations contextuelles et processus de
socialisation », in AUTHIER Jean-Yves, BACQUE Marie-Hélène,
GUERIN-PACE France [dir.], Le quartier. Enjeux scientifiques, action
politique et pratiques sociales, Paris : La Découverte, 2006, p.
206-216.
18
un processus de relégation15 qui n'a fait
que s'accentuer jusqu'à aujourd'hui. Malgré une opération
de rénovation du bâti au milieu des années 1990, le taux de
vacances est en constante augmentation depuis plusieurs années,
atteignant 37 % de logements inoccupés16 sur une des trois
barres d'immeuble, ceci alimentant commérages et rumeurs des locataires
sur une possible opération de démolition et poussant les
élus à se questionner sur l'avenir du quartier. Les habitants de
la cité Brulard sont soit ceux qui ne disposent pas d`autres choix
résidentiels, soit ceux qui entretiennent un profond attachement
à ce quartier17, soit ceux qui craignent de ne pas retrouver
un logement aussi spacieux s'ils font une demande à Grand
Besançon Habitat18, ces différentes raisons pouvant se
cumuler. Comme nous l'avons entendu à maintes reprises de la bouche des
locataires et des travailleurs sociaux, « les gens préfèrent
Planoise ». L'enclavement et l'espace restreint du quartier créent
une atmosphère pesante dans ce « village » de 1100 habitants
qui compte une population fortement précarisée19
composée en grande partie de primo-arrivants, de jeunes et de familles
monoparentales.
Planoise, excroissance de la ville de Besançon
située à l'Ouest, a été bâti au milieu des
années 1970 et constitue aujourd'hui le quartier le plus peuplé
avec ses 20 000 habitants. Il s'agit d'une « ville dans la ville »
et, bien qu'étant excentré du centre et clairement
délimité par de grands axes routiers (la rue de Dole au Nord et
la voie des Montboucons à l'Est) et une colline au Sud (Fort de
Planoise), le quartier de Planoise conserve une certaine attractivité
avec la zone commerciale de Chateaufarine à l'Ouest, l'hôpital
Jean Minjoz et une zone industrielle au Nord, Micropolis à l'Est. Au
sein de cet espace aménagé selon les codes de l'architecture
fonctionnaliste, les Planoisiens ont développé une
identité singulière et, malgré la mauvaise
réputation du quartier, ces derniers s'accordent, dans l'ensemble,
à dire qu'« on vit plutôt bien à Planoise ».
Grâce au relatif dynamisme du quartier, le processus de relégation
y est moins accentué qu'à la cité Brulard et se concentre
principalement sur certains secteurs
15 DONZELOT Jacques, « La ville à trois
vitesses : relégation, péri-urbanisation, gentrification »,
in Esprit, mars-avril 2004 : n° 303, p. 14-39.
16 Chiffres fournis par Grand Besançon Habitat
lors de la plateforme Grette-Butte du 15/03/13.
17 Bien que cet attachement soit fortement empreint
d'ambivalence, les populations qui ont été
déracinées de leur milieu d'origine (rural ou pays
étranger) lorsqu'elles sont arrivées à la Cité
Brulard dans les années 1960, 1970 ou 1980, ont peu à peu
recréé de nouveaux repères au sein de cet espace. Pour
eux, quitter la cité serait donc synonyme d'un nouveau
déracinement, d'un nouvel exode, avec tous les chamboulements
identitaires que cela implique.
18 Le taux de vacance permet paradoxalement aux
locataires de bénéficier d'une offre de logement plus
variée avec des surfaces habitables plus conséquentes
qu'ailleurs.
19 En 2009, le revenu médian par
unité de consommation était de 6 260 euros par an, soit un
montant presque trois fois inférieur au revenu médian par
unité de consommation enregistré sur la ville de Besançon
(17 805 euros). Il convient également de noter que ce revenu
médian a chuté de 8,9 % entre 2007 et 2009, alors que dans le
même temps le revenu médian communal augmentait de 3,1 %. Pis, le
premier quartile du revenu par unité de consommation s'élevait
seulement à 2 209 euros en 2009 et a connu une baisse de 30,6 % entre
2007 et 2009, ce qui traduit une forte paupérisation de la frange
inférieure des habitants de la cité Brulard. Source :
Secrétariat général du Comité
Interministériel des Villes, système d'information
géographique,
http://sig.ville.gouv.fr/.
19
et certains bâtiments dont fait partie l'immeuble
enquêté. La population de Planoise se caractérise par la
représentation d'une grande diversité d'origines culturelles, une
proportion élevée de primo-arrivants, de jeunes et de familles
monoparentales. Elle connait également, pour une grande part, des
difficultés économiques liées au fort taux de
chômage ainsi qu'à une certaine paupérisation20.
La morphologie du quartier est en train de changer profondément avec le
programme de rénovation urbain (PRU) et le futur passage du tramway.
A la fin de la Seconde Guerre mondiale, la ville de
Besançon ne s'étend que timidement en dehors de ses
fortifications21. A l'image de la situation nationale - parc
immobilier détruit à 20 % durant la guerre, logements
vétustes, poussée démographique, exode rural - les besoins
en logements sont criants et les projets immobiliers vont peu à peu
absorber les campagnes aux alentours. Pour répondre à cette crise
aigue du logement, la municipalité bisontine entreprend la construction
d'une pléthore de logements HLM sur une zone champêtre au Nord-Est
de la ville : c'est ainsi qu'est créé le quartier de Palente. Les
immeubles qui sont alors construits forment de longues barres ne
dépassant pas quatre étages22. Palente dispose d'une
identité forte qui fait la fierté de ses habitants23.
Au niveau démographique, la population du quartier se caractérise
par une surreprésentation de personnes âgées et n'est pas
vraiment sujette à un processus de paupérisation. Le quartier est
donc bien intégré à la ville et ne connait pas de
phénomène de relégation.
Enfin, en ce qui concerne Battant, nous ne détaillerons
pas les caractéristiques socio-économiques de ce quartier
puisque, pour des raisons que nous évoquerons plus loin, nous avons
été amenés à exclure l'immeuble n°4 de nos
recherches.
20 Le revenu médian par unité de
consommation (8 084 euros) y était plus de deux fois inférieur au
revenu médian par unité de consommation enregistré sur la
ville de Besançon en 2009 et a connu une baisse de 4,6 % entre 2007 et
2009. Bien qu'elle soit moins marquée qu'à la cité
Brulard, on remarque aussi une paupérisation importante de la frange
inférieure des Planoisiens.
21 Jusqu'alors, les zones de construction se
limitent aux abords du centre historique (Boucle et Battant) avec notamment les
quartiers de la Butte, de Viotte et des Chaprais.
22 Dans les années 1950, soit au
début de la construction des grands ensembles, l'ascenseur n'est pas
encore très répandu dans les opérations
immobilières, ce qui explique que les constructions ne dépassent
guère les trois ou quatre étages à Palente.
23 C'est notamment à travers le conflit LIP
en 1973 que Palente a entériné cette image de quartier populaire
disposant d'une force collective et s'est fait connaître dans toute la
France. Aujourd'hui cet épisode fait encore la gloire du quartier et est
volontiers accaparé par la municipalité ou la région pour
promouvoir leur image de « territoire d'innovation sociale ». Cf.
JEANNEAU Laurent, « La Franche-Comté, laboratoire d'innovation
sociale », in Alternatives économiques Poche, 2010 :
n° 44.
20
Limites de la méthodologie d'enquête et
dimension heuristique des blocages de terrain
Concomitamment à la sélection des sites, nous
avons été amenés à définir a priori
une méthodologie d'enquête sans pour autant figer notre
démarche et nos outils d'investigation. Celle-ci s'articulait autour de
deux phases d'enquête :
- Dans un premier temps, des visites
répétées sur les immeubles sélectionnés et
des échanges réguliers avec les gardiens qui en ont la charge
nous ont permis d'acquérir une connaissance plus fine du terrain. Ce
travail préalable auprès des gardiens s'est clôturé
par la passation d'un entretien semi-directif avec chacun d'eux ;
- Dans un second temps, nous comptions sur les gardiens pour
nous introduire auprès des locataires et ainsi nous donner accès
aux logiques des usagers.
Toute méthodologie ou problématisation initiale,
définie a priori, est généralement naïve car
elle s'appuie bien souvent sur des représentations erronées
(voire fantasmées) du chercheur. Néanmoins, comme nous allons
tenter de le démontrer, les blocages de terrain possèdent une
dimension heuristique dans le sens où c'est la confrontation et
l'écart entre nos présupposés et la réalité
du terrain qui nous a permis d'interroger nos cadres de perception, de tirer
des enseignements et de faire avancer notre recherche24.
Lors de la première phase de notre enquête, qui a
consisté à comprendre dans quelle mesure et sous quelle forme les
gardiens s'investissent dans le bon fonctionnement de la gestion des
déchets ménagers sur leurs sites (collectes sélectives,
gestion des encombrants, dépôts sauvages), le terrain s'est
présenté ouvert, accueillant et même chaleureux. Les
gardiens ont su dégager du temps pour nous décrire finement leurs
pratiques et nous livrer sans réserve leurs réflexions sur le
sujet. S'intéresser au travail des gardiens c'est valoriser leurs
compétences, leurs savoir-faire et leurs savoir-être. C'est aussi
reconnaitre leur identité de « débrouillard », leur
réflexivité face à l'autonomie qui leur est
conférée dans leurs missions, leurs perpétuels ajustements
pour répondre aux relations et situations variées auxquelles ils
sont confrontés quotidiennement25. Les gardiens se situant
vers le bas de la hiérarchie dans l'organigramme des bailleurs sociaux,
l'oreille attentive du sociologue a aussi été un moyen
détourné de faire remonter leurs observations de terrain avec un
surcroît de légitimité afin qu'elles soient davantage
prises en compte par les personnels administratifs de leur bailleur social et
par les agents de la CAGB. Assurément, pour que la collaboration
24 Comme le relèvent d'ailleurs très
justement Stéphane Beaud et Florence Weber à travers les conseils
qu'ils prodiguent : « C'est cet écart qui fait sens
sociologiquement, c'est cela qu'il vous faudra travailler dans l'analyse.
». BEAUD Stéphane, WEBER Florence, op. cit, p. 233
25 MARCHAL Hervé, Le petit monde des
gardiens concierges. Un métier au coeur de la vie HLM, Paris :
L'Harmattan, Logiques sociales, 2006, 228 p.
21
enquêteur-enquêtés fonctionne, il faut
toujours qu'il y ait un minimum d'intérêts réciproques.
L'utilisation de l'outil d'investigation sociologique qu'est l'entretien
semi-directif est venue parachever notre travail auprès des gardiens et
nous a permis de consolider les données déjà recueillies
à travers nos observations et nos échanges. De fait, les
entretiens nous ont autorisé à approfondir notre
compréhension du sens que les gardiens confèrent à leurs
tâches quotidiennes et aux pratiques, conformes ou déviantes, des
locataires26. En outre, les discours recueillis possèdent,
dans une certaine mesure, une valeur de « preuve »27
permettant d'illustrer le propos sociologique et d'éviter toute
surinterprétation de la part du chercheur.
Néanmoins, nous avons directement rencontré des
blocages de terrain dès qu'il nous a fallu entrer en contact avec des
usagers. Tout d'abord, il n'était pas aisé pour les gardiens de
nous introduire auprès des locataires et, lorsque cela s'avérait
possible, nous n'avions accès qu'à un échantillon
d'alignés28, c'est-à-dire des locataires se
conformant aux attentes et prescriptions du bailleur. En effet, pour conserver
une certaine emprise sur ses locataires, le gardien adopte une position
relativement neutre par le réglage de la distance à
l'usager29. Dès lors, introduire des locataires
non-alignés auprès du sociologue comporte un risque de
compromission de sa stratégie d'acteur car cela reviendrait à
stigmatiser des individus déviants qui, d'une part, refuseraient
surement de se confier au sociologue et, d'autre part, risqueraient
d'interpréter cette entreprise comme un affront auquel il faut riposter
sous peine de perdre la face. La médiation du gardien ne
s'avérait donc pas judicieuse pour avoir accès à la
population des non-trieurs car, même si l'un d'entre eux accepte
d'ouvrir sa porte à l'enquêteur, il refusera surement d'affirmer
devant un émissaire du gardien qu'il ne trie pas ses déchets. En
réalité, le gardien est le garant de l'ordre, du respect des
règles collectives sur l'immeuble et, en même temps, il est le
mieux placé pour apporter une réponse aux petits problèmes
du quotidien que rencontrent les locataires et fait ainsi le lien entre les
locataires et le « monde des bureaux ». Par conséquent, il est
préférable pour l'habitant d'adopter la figure du « bon
locataire » en déclarant trier ses déchets pour ne pas
être jugé négativement par le gardien et conserver son
soutien en cas d'ennuis avec les agents administratifs ou en cas de besoin de
menus travaux dans l'appartement. Prenant acte de ces difficultés, nous
avons alors tenté d'aller directement à la rencontre des
locataires par le biais du porte-à-porte mais, dès
26 BLANCHET Alain, GOTMAN Anne, L'enquête
et ses méthodes : l'entretien, Paris : Armand Colin, 2012, p.
25.
27 Ibid., p. 111.
28 MARCHAL Hervé, op. cit., p. 104.
29 Reprenant les travaux d'Erving Goffman dans
Asiles, le réglage de la distance à l'usager peut se
définir, dans le cas des gardiens, comme un jeu entre proximité
(sans tomber dans le piège de la compassion) et distance (sans perdre
l'emprise sur les usagers) vis-à-vis des locataires pour se
préserver dans leur « fonction de « tampon »,
« toujours en première ligne » ».
Ibid., p. 111-112.
22
les premières tentatives, nous n'avons connu que des
déconvenues. La technique du porte-à-porte n'est adaptée
que dans le cas d'une offre d'information à l'usager (comme le
conseiller en habitat collectif qui vient sensibiliser les locataires) alors
qu'une demande d'information (« Comment gérez-vous vos
déchets ? ») renforce la suspicion du locataire face à son
interlocuteur et paralyse davantage l'établissement d'une relation de
confiance propice à la collecte de données.
Réorientation de la stratégie
d'enquête et diversification des informateurs-relais
Ces blocages de terrain nous ont donc amené à
opérer une réorientation de notre stratégie d'approche des
locataires en diversifiant les informateurs-relais. Conséquemment, nous
nous sommes appuyés sur des acteurs variés afin
d'appréhender le milieu enquêté avec un point de vue plus
large qui ne se cantonne pas aux seuls locataires qui daignent nous
répondre et qui sont, pour une grande majorité, des trieurs
:
- Des habitants avec qui nous avions tissé des liens,
un ripeur Mahorais résidant à Planoise pour aller à la
rencontre des habitants originaires de Mayotte et des Comores.
- Les conseillers en habitat collectif que nous avons suivi
dans leurs opérations de sensibilisation en porte-à-porte afin
d'observer les réactions des usagers et de prendre contact avec certains
d'entre eux.
- Des animateurs et travailleurs sociaux de la maison de
quartier qui nous ont fait part de leurs observations sur le sujet et
aidé à rencontrer des habitants.
- Des représentants d'associations du quartier qui ont
une connaissance très fine des lieux puisqu'ils y habitent et s'y
investissent.
Finalement, à une méthodologie
stéréotypée (introduction par le biais du gardien,
échanges avec des usagers, passation d'entretiens) incapable de
répondre aux contingences du terrain a succédé une
méthodologie diversifiant largement les angles d'approche et
principalement fondée sur l'observation. Seul un entretien a
été réalisé avec une locataire - qui nous semblait
représenter un cas idéal-typique - afin de pouvoir convoquer son
discours et ainsi donner une forme plus concrète à notre
propos30. Notons toutefois que ces blocages de terrain ont seulement
concerné l'immeuble n°1 (cité Brulard) et l'immeuble
n°2 (Planoise) et que ce sont justement ces difficultés qui nous
ont poussé à concentrer nos investigations sur ces deux sites,
restreignant ainsi le champ de notre étude à la gestion des
déchets ménagers en milieux
30 Bien que l'enquête par entretien soit «
utilisée prioritairement dans tout ce qui est investigation des logiques
de l'usager », « les pratiques les plus ordinaires se prêtent
difficilement » à cet exercice puisque « les
enquêtés littéralement ne "voient" pas ce qu'ils font ; le
travail reposera alors principalement sur l'observation. ». BLANCHET
Alain, GOTMAN Anne, op. cit., p. 25 ; BEAUD Stéphane, WEBER
Florence, op. cit., p. 155.
23
relégués31. Ce choix se justifiait
par le fait que, notre travail portant sur les logiques de l'usager,
étudier les milieux qui sont les plus éloignés des
rationalités institutionnelles comporte une dimension plus instructive
quant à la compréhension du mode de réception (ou non
réception) des politiques publiques par les citoyens.
De ce fait, nous avons été très vite
amenés à exclure l'immeuble n°4 (Battant) de notre
enquête pour plusieurs raisons : d'une part, la population
résidant dans ce logement collectif n'a pas du tout le même profil
socio-économique que dans les deux premiers immeubles (classe moyenne)
et, d'autre part, les modalités de pratique du tri diffèrent
largement par rapport aux trois autres sites32. Quant à
l'immeuble n°3 (Palente), la logique de peuplement à l'oeuvre dans
ce logement collectif contraste fortement avec celle observée à
la cité Brulard et à Planoise : les locataires sont
majoritairement des retraités qui occupent leur logement depuis plus
d'une dizaine d'années et ont adopté un mode d'habiter qui se
rapproche davantage de la résidence privée en quartier
pavillonnaire que du HLM des grands ensembles. Ainsi, une simple
après-midi de porte-à-porte nous a permis de rencontrer
aisément les locataires et, à travers les discours recueillis,
nous nous sommes rapidement aperçus de la prégnance des
mécanismes de contrôle à l'oeuvre dans la régulation
des comportements collectifs (appropriation des parties communes,
stigmatisation et ségrégation des quelques locataires
déviants, transmission entre voisins des informations concernant le tri,
surveillance des allers et venues au sein de l'immeuble par quelques locataires
« gendarmes »). Ainsi, nos investigations sur l'immeuble n°3
nous ont surtout servi, par contraste, à mieux mettre en relief la
situation anomique qui règne sur les deux sites de la cité
Brulard et de Planoise. C'est d'ailleurs ce constat qui nous a fait promptement
abandonner notre approche de terrain initiale qui consistait, dans une
perspective microsociologique, à sélectionner une cage d'escalier
sur chacun de ces deux immeubles pour mener nos investigations sur une
échelle restreinte. En effet, nos observations ont montré que,
dans le cas d'espaces qui connaissent un déficit de régulation
sociale (immeuble n°1 et n°2), la cage d'escalier ne correspond pas
à une réalité sociologique, c'est-à-dire qu'elle ne
constitue pas une échelle pertinente dans l'établissement de
relations sociales et dans la régulation des comportements. Les
mécanismes de
31 A trop vouloir diversifier l'échantillon,
on risque de s'interdire l'étude de liens de causalité plus
spécifiques, plus profonds en se cantonnant à une approche
comparatiste de surface.
32 Contrairement au reste de
l'agglomération, le centre-ville de Besançon ne dispose pas d'une
collecte sélective par bacs. Les habitants de la Boucle et de Battant
doivent emmener leurs déchets recyclables jusqu'à des points
d'apport volontaire. Nous pouvons présumer que cette différence
matérielle dans l'accès au service influence le comportement des
usagers. L'étude de l'interférence des dispositifs techniques et
des modalités de collecte sur les pratiques des usagers aurait
constitué un objet de mémoire singulier. C'est pourquoi nous
avons préféré écarter ces aspects pour ne pas nous
laisser noyer sous un flot de problématiques
hétérogènes.
24
construction d'une identité collective prennent corps
sur des échelles plus larges : le bâtiment, le secteur et surtout
le quartier.
Avant de nous intéresser à la gestion des
déchets ménagers à Besançon, notamment en habitat
social collectif, il est essentiel de rappeler à quel point le
déchet est un très bon « révélateur social
» en évoquant comment cette thématique est
généralement abordée par les sciences sociales. Dans cette
perspective, nous verrons que la notion de déchet prise dans son
acception moderne est le fruit des processus connexes d'urbanisation et
d'industrialisation. Enfin, nous verrons comment les politiques publiques ont
opéré une construction sociale de la figure de l'usager et
élaboré des stratégies pour emporter son adhésion
au tri.
25
Chapitre 2 - Contextualisation de l'objet
d'étude
I. Le déchet : un indicateur social total ?
De tous temps, l'activité des hommes a produit des
déchets, des restes, des chutes. C'est d'ailleurs à travers ces
rebuts que l'archéologie, science des restes, « cherche les traces
de modes de vie des communautés humaines du passé.
»33. Dans la même perspective, la sociologie s'est
inspirée de l'approche archéologique afin de montrer que «
les déchets pouvaient être utilisés comme des indicateurs
sociaux "totaux" laissant voir les dimensions essentielles de la
société qui les produit et les consomme. »34. Par
conséquent, les matières déchues révèlent
certains traits du rapport au monde d'un individu ou d'un groupe social.
Jacques Soustelle, ethnologue et ancien élève de
Marcel Mauss, se souvient d'une phrase que ce dernier aimait
répéter à ses étudiants : « Ce qu'il y a de
plus important à étudier dans une société, ce sont
les tas d'ordures »35. Cet aphorisme nous permet de
présumer que notre rapport aux déchets, et plus largement aux
rebuts, miasmes, immondices, constitue un phénomène social total
au sens maussien, c'est-à-dire qu'il s'agit d'un phénomène
par lequel « s'expriment à la fois et d'un coup toutes sortes
d'institutions : religieuses, juridiques et morales - et celles-ci politiques
et familiales en même temps ; économiques et celles-ci supposent
des formes particulières de la production et de la consommation, ou
plutôt de la prestation et de la distribution ; sans compter les
phénomènes esthétiques auxquels aboutissent ces faits et
les phénomènes morphologiques que manifestent ces institutions
»36. Cette définition du phénomène social
total reste assez floue et, selon Camille Tarot, qui a consacré une
grande partie de ses travaux au décryptage de l'oeuvre de Marcel Mauss,
« le fait social total, c'est une curiosité bien maussienne pour
les zones de pénombre non fréquentées entre les
disciplines, pour les interstices négligés ; c'est aussi le refus
des hiérarchies
33 LHUILIER Dominique, COCHIN Yann, Des
déchets et des hommes, Paris : Desclée de Brouwer, 1999, p.
15. Dans cet ordre d'idée, André Leroi-Gourhan fait remonter la
naissance de l'espace domestique à partir de la mise à distance
des rebuts : « l'homme de Neandertal était encore un rustre, vivant
entouré des carcasses de son gibier, qu'il repoussait à peine
autour de lui. Vers trente mille ans avant notre ère, un saut qualitatif
considérable se produisit, une véritable révolution, avec
le stockage des détritus à l'extérieur du logement :
l'espace du chez-soi était radicalement séparé de
l'ordure. [...] Ce geste produisit vraiment une extension remarquable du
système d'ordre et une sophistication de la pensée qui lui
était liée. ». LEROI-GOURHAN André, Le geste et
la parole. Tome 2 : La mémoire et les rythmes, Paris : Albin
Michel, 1965, p 150.
34 Ibid.
35 SOUSTELLE Jacques, Les quatre Soleils,
Paris : Plon, Terre Humaine, 1967, p. 22 cité in HARPET Cyrille, Du
déchet : philosophie des immondices. Corps, ville, industrie.,
Paris : L'Harmattan, 1999, p. 21.
36 MAUSS Marcel, « Essai sur le don. Forme et
raison de l'échange dans les sociétés archaïques.
», in Sociologie et anthropologie, Paris : PUF, 1950, p. 147.
26
prématurées dans l'explication de
phénomènes qu'on ne sait pas encore décrire
intégralement »37. Tel est le cas avec la
problématique des déchets qui constitue un sujet d'investigation
délaissé, rétif à toute systématisation,
d'où des travaux assez limités sur cette question et qui sont
caractérisés par une multitude d'approches très
disparates.
En sciences sociales, les thèses anthropologiques de
Mary Douglas38 constituent souvent le point de départ
théorique de la majorité des développements sur les
déchets. La curiosité intellectuelle de Mary Douglas sur la
notion de souillure a vu le jour pendant son étude de terrain parmi les
Leles du Kasai dans l'ex-Congo belge. Elle est alors « frappée par
les lourdes règles diététiques qui régissent leur
alimentation »39 et est ainsi amenée à porter sa
réflexion sur les interdits alimentaires qui caractérisent chaque
culture. Pour elle, ces interdits ne sont pas intrinsèquement
liés à la nature de l'aliment prohibé mais servent
plutôt à définir un ordre symbolique unifiant le groupe en
traçant des frontières communes entre le propre et le sale, le
pur et l'impur. Finalement, pour reprendre une terminologie empruntée
à la sociologie de l'alimentation, au principe
d'incorporation40 répond le principe de pollution,
c'est-à-dire qu'un individu ou un groupe affirme son identité
propre autant par ce qu'il intègre que par ce qu'il rejette. Il n'est
d'ailleurs pas anodin que le célèbre dicton de Jean Anthelme
Brillat-Savarin - « Dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es »
- se soit transformé en « Dis-moi ce que tu jettes, je te dirai qui
tu es » chez les chercheurs en sciences sociales s'intéressant
à la problématique des déchets. Ainsi la saleté est
un concept relatif qui désigne « ce qui n'est pas à sa place
», ce qui est une menace à l'ordre symbolique d'un individu ou d'un
groupe déterminé et la lutte contre la saleté est un acte
positif, créateur, qui vise à organiser notre milieu, à
imposer une unité à notre expérience, à maintenir
une cohésion psychique ou sociale.
Reprenant les postulats de Mary Douglas à travers une
approche psycho-sociologique, Dominique Lhuilier et Yann Cochin
révèlent que « l'excrément se présente comme
le prototype du déchet »41 car celui-ci s'inscrit «
dans les toutes premières étapes de la construction du
schéma corporel »42. En effet, le nourrisson ne sait pas
contrôler son sphincter et ne possède aucune notion du propre et
du sale. C'est donc par un processus d'apprentissage
37 TAROT Camille, « Du fait social de Durkheim au
fait social total de Mauss », in Revue du MAUSS, 1996 :
n°
8, p. 78.
38 DOUGLAS Mary, De la souillure. Essai sur les
notions de pollution et de tabou, Paris : La Découverte, 2001
(1966), 206 p.
39 TEIXIDO Sandrine, « Mary Douglas :
anthropologie de l'impur », in Sciences Humaines, 1/2005 :
n° 156, p. 51.
40 FISCHLER Claude, L'homnivore, Paris :
Odile Jacob, 1990, 414 p.
41 LHUILIER Dominique, COCHIN Yann, op. cit.,
p. 94.
42 Ibid.
27
que ses parents lui transmettront les références
culturelles qui lui permettront de comprendre le comportement qu'il doit
adopter face à l'immondice. En l'occurrence, on lui apprendra que tous
ses excréta physiologiques (matière fécale, urine, salive,
etc.) sont impurs et que son corps doit constamment être
débarrassé de cette souillure. La socialisation primaire nous
apprend à faire la distinction entre le sain et le malsain qui seront
dès lors naturalisés, c'est-à-dire vécus sur le
mode de l'évidence. Au sein de ces oppositions sémantiques
binaires (sale / propre, impur / pur...), les ordures ménagères
se rangent du côté des excréments car, comme ceux-ci, elles
sont le résidu de ce que nous avons incorporé et que l'on rejette
à la marge43. Ainsi, la gestion de ces excréta tant
physiologiques que matériels, devient un réflexe que l'on
accomplit quotidiennement.
Ce réflexe est d'autant plus complexe à changer
que depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale les ordures tendent à se
dérober à notre vue (généralisation des poubelles,
de la collecte en porte à porte, des décharges
contrôlées, des incinérateurs...), ce qui en fait une sorte
« d'impensé social ». Nos recherches bibliographiques sur ce
sujet en fournissent la preuve : une grande partie des articles que nous avons
pu trouver sur les sites CAIRN et Persée44
s'intéressent à la problématique des déchets
ménagers dans les pays dits « en voie de développement
» car dans ces régions les rebuts s'offrent à la vue de tous
et ne sont pas dissimulés derrière des poubelles, des camions,
des usines ou des centres de stockage. En fait, les chercheurs
s'intéressent souvent au problème des déchets dans une
perspective hygiéniste, car, si nous raisonnions en termes de taille de
gisement ou même de taux de recyclage, le problème des
déchets se poserait avant tout dans les « pays
développés à économie de marché »
plutôt que dans les « pays en voie de développement
»45. Bien que les médias et les élus locaux
tirent régulièrement la sonnette d'alarme quant à
l'envahissement du territoire français par les déchets, la
dimension occulte du mode de traitement et de gestion des déchets tend
à en faire un sujet de questionnement insipide pour le chercheur en
sciences sociales.
43 « Les rebuts de l'absorption concentrent la charge
négative et épurent ainsi la part consommée. Une
même opération frappe les contenants des produits alimentaires :
chargés de rendre le produit attractif, ils sont, une fois vidés
de leur contenu, dégoûtants, repoussants. ». LHUILIER
Dominique, COCHIN Yann, Des déchets et des hommes, Paris :
Desclée de Brouwer, 1999, p. 68.
44 Portails Internet de revues scientifiques en
sciences humaines et sociales.
45 Bénédicte Florin estime que les
chiffonniers du Caire recyclaient jusqu'à 80 % des déchets
municipaux de la capitale égyptienne avant que le gouvernorat du Caire
délègue ce service à des sociétés
privés européennes et égyptiennes qui enfouissent
désormais la quasi-totalité de ces déchets dans le
désert (le taux de recyclage de ces compagnies n'est pas
supérieur à 2 %). Au titre de comparaison, l'Agence
Européenne pour l'Environnement estimait à 35 % le taux de
recyclage français en 2010. FLORIN Bénédicte, «
Résister, s'adapter ou disparaître : la corporation des
chiffonniers du Caire en question » in CORTEEL Delphine, LE LAY
Stéphane [dir.], Les travailleurs des déchets, Toulouse
: Érès, 2011, p. 79.
28
Ainsi, nos déchets ont beaucoup de choses à nous
enseigner sur nos sociétés mais nous les prenons rarement pour
objet d'étude, sûrement parce qu'ils constituent le clair-obscur
de notre société productiviste, le revers de notre
société de consommation46. Face à un monde qui
produit de plus en plus de biens matériels et qui prétend trouver
des solutions aux problèmes anthropiques par le biais de la technique,
les déchets font tâche et menacent de désavouer la
rationalité d'industriels qui peinent à maitriser les
externalités négatives inhérentes au processus de
production.
II. Rappel historique : le déchet, une invention
urbaine
« Au plan économique, un déchet peut
être défini comme une marchandise à prix négatif
»47, c'est-à-dire qu'il n'y a pas d'échange
monétaire pour acquérir l'objet mais, au contraire,
échange monétaire pour se débarrasser de l'objet (le flux
physique et le flux monétaire vont dans le même sens). Cependant,
il n'en a pas toujours été ainsi et chacun s'accorde à
dire que le gaspillage est un mal inhérent à nos
présumées sociétés d'abondance48.
En France, jusqu'au XXème siècle, la
gestion des excréta s'inscrivait, en ce qui concerne le milieu rural,
dans une économie domestique au sein de laquelle chaque reste, chaque
chute trouvait une réutilisation. Ce n'est qu'à partir du
XIXème siècle, que se pose la question de la gestion
des résidus en milieu urbain49. Avec la Première
Révolution Industrielle (1790-1870), le développement de
l'industrie et la forte évolution démographique des grandes
villes engendrent des besoins croissants en matières premières et
denrées alimentaires. Or, l'absence de gisements naturels de
matière première et le faible développement des moyens de
transport impliquent la constitution d'une économie de la matière
localisée qui s'appuie sur
46 La notion de « société de
consommation » est utilisée pour désigner une
société au sein de laquelle les consommateurs sont incités
à consommer des biens et services de manière abondante. Elle est
apparue dans les années 1950-60, dans les ouvrages de
l'économiste américain John Kenneth Galbraith (1908-2006) pour
rendre compte de l'émergence des critiques du mode de vie occidental.
Jean Baudrillard considère que, dans les
sociétés occidentales, la consommation est un
élément structurant des relations sociales dans le sens où
cette dernière n'est plus un moyen de satisfaire des besoins mais
plutôt une fin qui permet à l'individu de s'affirmer afin
d'exister socialement. BAUDRILLARD Jean, La société de
consommation, Paris : Folio essais, 2010 (1970), 318 p.
47 BERTOLINI Gérard, Économie des
déchets, Paris : Technip, 2005, p. 8
48 Sur ce point, voir Marshall Sahlins qui affirme
que les seules sociétés d'abondance qui aient pu exister dans
l'histoire de l'Humanité sont les chasseurs-cueillieurs car ils ont
beaucoup moins de besoins à satisfaire qu'un homme occidental. SAHLINS
Marshall, Âge de pierre, âge d'abondance, Paris :
Gallimard, 1976, 415 p.
49 Notre propos sur l'historique de la gestion des
déchets s'appuie principalement sur l'ouvrage de référence
de Sabine Barles. BARLES Sabine, L'invention des déchets urbains.
France : 1790-1970., Seyssel : Champ Vallon, Milieux, 2005, 297 p.
29
une forte imbrication entre ville, industrie et agriculture :
les boues des villes sont transportées jusqu'à la campagne pour
servir de puissant fertilisant ; les chiffons sont glanés par les
chiffonniers pour servir à la fabrication de la pâte à
papier ; les os permettent la fabrication d'une multitude d'objets utiles
(peignes, boutons, manches divers) et servent aussi à
l'élaboration du noir animal (utilisé dans le raffinage du
sucre), de savons, d'engrais et d'allumettes (riche teneur en phosphate) ; etc.
Bref, durant cet âge d'or du chiffonnage, rien ne se perdait et
l'activité des chiffonniers, dans un premier temps informelle, s'est peu
à peu structurée sous les allures d'une corporation à
l'organisation relativement complexe.
Avec la Deuxième Révolution Industrielle
(1880-1950), l'intégration des activités à travers un
cycle des matières reliant ville, industrie et agriculture tend à
s'effriter : les résidus urbains sont concurrencés par les
innovations technologiques qui permettent d'extraire des ressources de
gisements naturels et les relations villes-campagnes se distendent du fait
d'étalement urbain. La saturation progressive des
débouchés pour ces matières marque un changement de
paradigme que l'on peut comprendre à travers l'évolution de la
sémantique attachée au mot « déchet ». Ce terme,
qui existe depuis le XIIIe siècle et qui, étymologiquement,
provient du verbe déchoir, désigne « ce qui tombe d'une
matière travaillée par la main humaine »,
c'est-à-dire « ce que nous nommerions aujourd'hui des chutes
»50. Le basculement de cette sémantique vers le «
tout déchet », le « tout résidu est inutile »
s'opère à la fin du XIXe siècle avec la deuxième
révolution industrielle. Le principe qui est au coeur de la gestion des
excréta urbains n'est plus l'optimisation de la réutilisation des
matières déchues en circuit fermé mais leur destruction :
« l'utilisation se fait traitement ; le traitement se fait destruction,
désintégration ou élimination. ».
Parallèlement, on voit apparaître une nouvelle catégorie
d'excréta urbains que sont les ordures ménagères ou
déchets ménagers et qui se distinguent de plus en plus des boues.
Ceci peut s'expliquer par « la généralisation des trottoirs
[qui] sépare physiquement ce qui vient de la chaussée et de la
circulation de ce qui émane de la maison » et « la
généralisation du système des boites [...] [qui] permet de
distinguer définitivement et partout ce que les ménages
produisent de ce qui vient de la rue. »51.
50 BARLES Sabine, op. cit., p. 229.
51 Ibid., p. 238.
30
III. Institutionnalisation de la gestion des
déchets ménagers
Le déchet passe ainsi d'une valeur positive (prix pour
l'acquérir) à une valeur négative (prix pour s'en
débarrasser), d'un état transitoire (en attente de valorisation)
à un état définitif d'inutilité, de destitution.
Dans ce mouvement, les grandes villes françaises commencent à
s'organiser pour prendre en charge l'évacuation et l'élimination
de leurs ordures à travers de nouveaux procédés techniques
tels que la mise en décharge et l'incinération. Mais ce nouveau
service peinera à s'étendre à l'ensemble des villes
françaises et, surtout, aux campagnes, les contribuables étant
hostiles au paiement d'une taxe finançant l'enlèvement de leurs
ordures. Alors que les Trente Glorieuses voient la consommation exploser et,
corrélativement, les flux de déchets augmenter
considérablement, il faudra attendre les années 1980,
c'est-à-dire quelques années après la première loi
sur les déchets datant de 1975 et obligeant désormais les
communes à mettre en place une collecte et une élimination des
ordures ménagères, pour que l'ensemble du territoire
français soit desservi au niveau du service de gestion des
déchets ménagers. Cette mesure possède un double objectif
: d'un part, assurer la salubrité au sein de tout l'espace national ;
d'autre part, favoriser l'émergence et la consolidation d'un
marché de l'environnement français compétitif sur le plan
international à travers la constitution de grands groupes industriels
tels que Sita, Veolia, Saur, ou encore Nicollin.
Cependant, les solutions techniques privilégiées
par les collectivités tendent à minimiser les coûts du
service public d'élimination des déchets afin de ne pas subir la
fronde de leurs contribuables peu enclins à financer ce genre de
service52. Ainsi, le recyclage est presque absent de la politique
française de gestion des déchets ménagers jusqu'à
ce que la directive européenne n° 91-158 du 18 mars 1991
prévoie des objectifs dans ce domaine. Afin de ne pas supporter les
contraintes du modèle de recyclage allemand qui impose une prise en
charge directe des emballages par le producteur via un système de
consignes, les industriels français se fédèrent autour
d'Antoine Riboud pour créer un organisme qui aurait en charge de
percevoir des contributions des producteurs afin d'aider les
collectivités locales dans la mise en place d'une collecte
sélective. Il s'agit d'Eco-Emballages qui voit le jour en 1992 avec pour
objectif de parvenir à valoriser au moins 75 %, en masse, des
déchets d'emballages ménagers à l'horizon 2002. La loi
n° 92-646 du 13 juillet 1992 stipule également qu'à compter
du 1er juillet 2002 les décharges ne seront autorisées
à accueillir que des déchets ultimes, bien que la
définition de la notion de déchet ultime prête encore
parfois à confusion. Néanmoins, le
52 S'il paraît normal à l'usager de
payer pour acquérir un bien matériel, il lui est beaucoup plus
difficile d'admettre de payer pour s'en débarrasser.
31
recyclage n'est pas encore consacré puisque le terme
« valorisation » comprend à la fois la valorisation
matière (recyclage, compostage) et la valorisation
énergétique (incinération avec récupération
d'énergie). Or, au cours des années 1990, l'incinération
fait l'objet d'un désaveu croissant car l'opinion publique,
alertée par des études épidémiologiques,
s'aperçoit que les fumées chargées en dioxines sont
très polluantes et ont des effets néfastes sur la santé
humaine et les milieux naturels. Ceci encourage l'Union Européenne
à légiférer en 2000 par le biais d'une directive
européenne fixant de nouvelles normes aux unités
d'incinération, notamment en ce qui concerne la filtration des
fumées, et faisant ainsi exploser les coûts d'exploitation de ce
procédé de traitement.
Ainsi, en l'espace de dix ans, les deux procédés
de traitement des déchets ménagers jusqu'alors
privilégiés que sont la mise en décharge et
l'incinération, sont consécutivement désavoués. Ce
déficit de solutions techniques provoque un grand chamboulement dans la
politique de gestion des déchets ménagers qui va désormais
s'orienter vers une réduction à la source du gisement des
déchets ménagers et un développement accru du recyclage.
Le bon déchet n'est plus celui qu'on brûle pour produire de
l'énergie, ni celui qu'on recycle, mais plutôt celui qu'on ne
produit pas. Cette nouvelle orientation est concrétisée par
l'article 46 de la loi Grenelle I, votée le 3 août 2009, qui pose
des objectifs ambitieux, notamment la réduction de la production
d'ordures ménagères de 7 % et la diminution de 15 % des
quantités de déchets destinés à l'enfouissement ou
à l'incinération à l'horizon 2014. Pour ce faire, des
mesures techniques sont mise en place : augmentation de la TGAP53,
mise en place de nouvelles filières de récupération et de
traitement spécifiques (textiles, DEEE54, mobilier, etc.),
incitation à la mise en place d'une tarification incitative au sein des
collectivités territoriales compétentes, modulation des
contributions des industriels aux éco-organismes en fonction de
critères d'éco-conception, harmonisation de la
signalétique et des consignes de tri sur le territoire national. De
cette législation découle une nouvelle hiérarchie des
modes de traitement qui consacre le principe des « 3R » :
prévention (Réduction), préparation en vue du
Réemploi, valorisation matière (Recyclage), valorisation
énergétique (incinération avec récupération
d'énergie), élimination (mise en décharge). Une
deuxième hiérarchisation apparaît même pour le
traitement des déchets résiduels qui doivent être
traités prioritairement par incinération ou, à
défaut, mis en décharge. Enfin, une troisième
hiérarchisation concerne le traitement des déchets organiques :
compostage de proximité (domestique ou collectif), méthanisation
et compostage industriel.
53 Taxe Générale sur les
Activités Polluantes
54 Déchets d'Equipements Electriques et
Electroniques
32
IV. La construction sociale de la figure de
l'usager
Ces politiques publiques successives concernant la gestion des
déchets ménagers dessinent peu à peu un système
sociotechnique mobilisant une chaîne d'acteurs au sein de laquelle on
assiste à une construction sociale de l'usager.
1. Renversement de la figure de l'usager
Les travaux de Lionel Panafit55 sur cette question
montrent clairement que la loi de 1975 appréhende l'acteur «
ménage » comme un être profondément irrationnel : ce
dernier sollicite le recours à l'action publique pour le
débarrasser de ses ordures tout en refusant de contribuer au financement
d'une taxe qui servirait à cet effet. Ainsi, les usagers sont
caractérisés par une irresponsabilité puérile et
doivent ainsi rester cantonnés à une simple place de
destinataires d'une politique publique « "globale" et "cohérente"
»56. Cette conception a également servi à
légitimer une réappropriation publique de la gestion des
déchets ménagers en vue du développement de grands groupes
industriels de l'environnement : en obligeant les collectivités
territoriales à mettre en place un système public
d'élimination des déchets, le législateur ouvre de
nouveaux marchés publics à ces entreprises. La question des
ordures ménagères n'est donc abordée que sous un angle
technique relevant des sciences de l'ingénieur et « toute
connaissance issue du rapport pratique aux déchets est ainsi purement et
simplement ignorée ou délégitimée.
»57.
Avec le développement des collectes sélectives
suite à la loi de 1992, nous assistons à une redéfinition
de la figure de l'usager sur fond de montée en puissance de la question
écologique. Parallèlement à l'invention de la notion
d'écocitoyenneté émerge la figure de l'usager
trieur. D'abord évincé des politiques publiques de
gestion des déchets ménagers, l'usager devient le premier acteur
à mobiliser dans la chaîne du recyclage alors que, paradoxalement,
il est le plus déconnecté des enjeux inhérents à la
politique de recyclage qui touchent d'abord les industriels et les
collectivités territoriales compétentes. Situé au
début de cette chaîne, il doit désormais adapter ses gestes
quotidiens aux consignes de tri imposées en bout de chaîne selon
les capacités techniques des industriels du recyclage58. Les
années 1990
55 PANAFIT Lionel, « Les déchets, un
bien public, un mal privé. » in PIERRE Magali [dir.], Les
déchets ménagers, entre privé et public. Approches
sociologiques., Paris : L'Harmattan, 2002, p. 19-45.
56 Ibid., p. 21.
57 Ibid.
58 TAPIE-GRIME Muriel, « Coopération et
régulation dans les collectes sélectives des ordures
ménagères », in Sociologie du travail, 1998 : vol.
40, n°1, p. 67.
33
marquent un mouvement de responsabilisation du citoyen
à travers toute une production discursive institutionnelle promouvant
l'adoption d'éco-gestes au quotidien. Derrière ce nouveau vocable
et ces orientations politiques se cache l'idée selon laquelle la
transition écologique59 ne peut s'opérer qu'en
modifiant la demande du consommateur qui, conséquemment, obligera les
industriels à adapter leur offre à des critères de
production plus écologiques. En effet, face à un système
de production globalisé revêtant une organisation complexe et
défendant ses intérêts propres à travers une intense
action de lobbying, il semble qu'agir sur la consommation soit plus
aisé.
Le Grenelle de l'Environnement a achevé la
consécration de cette nouvelle figure de l'usager en adoptant des
objectifs ambitieux en matière de développement durable, comme la
réduction à la source des déchets (principe de
décroissance)60, qui peuvent, à certains
égards, paraître antithétiques aux logiques
économiques à l'oeuvre dans nos sociétés de
croissance. Ce paradoxe se résume dans ce que Yannick Rumpala nomme
« le dilemme de la consommation durable », c'est-à-dire qu'il
faut « arriver à discipliner le consommateur sans toucher à
la dynamique de consommation qui est censée nourrir la croissance
économique. »61. De fait, à la figure du
consomm'acteur responsable (promue par la vision du
développement durable) qui effectue des choix de consommation rationnels
basés sur une information pure et parfaite accordant autant de
considération aux critères économiques, sociaux,
environnementaux, s'oppose celle du « consommateur pulsionnel »
(promue par le marketing) qui consomme sans discernement pour répondre
au despotisme de ses affects alimentant ainsi la croissance
économique.
De façon concomitante à cette construction
sociale de la figure de l'usager, qui reste largement chimérique, se
pose la question de la mise en place matérielle des collectes
sélectives et de la façon de s'attacher l'adhésion de
l'usager à ce nouveau système.
59 JUAN Salvador, La transition
écologique, Toulouse : Érès, 2011, 286 p.
60 Rappelons que la création
d'Eco-Emballages en 1992 avait pour objectif de redonner une
légitimité à un système de production et un type de
consommation de plus en plus critiqués pour le gaspillage qu'il
alimente. De fait, le développement des collectes sélectives a
permis de prolonger la croyance selon laquelle nos sociétés
peuvent connaître une croissance continue du gisement d'ordures
ménagères dans la mesure où elle dispose des
capacités techniques pour les recycler. Or, le recyclage n'est pas la
panacée : la plupart des matières ne sont pas recyclables
à l'infini et l'impact énergétique lié à ce
mode de traitement est loin d'être moindre. Ainsi, l'objectif de
décroissance du flux d'ordures ménagères posé par
la Grenelle de l'Environnement peut donc apparaître comme le
prélude d'une remise en cause de notre système de production et
de nos modes de consommations.
61 RUMPALA Yannick, « La « consommation
durable » comme nouvelle phase d'une gouvernementalisation de la
consommation », in Revue française de science politique,
5/2009 : Vol. 59, p. 969-970.
34
2. Dimension processuelle dans la mise en place des
politiques de tri et émergence de la problématique de l'habitat
collectif.
Comme tout projet de développement durable urbain,
l'instauration du tri en France s'est d'abord inscrit « dans des pratiques
expérimentales, à petite échelle et marquées par la
dimension processuelle de leur concrétisation. »62. Dans
un premier temps, les techniciens municipaux en charge de la mise en place des
collectes sélectives se sont attachés à mener des
expertises préalables afin de « chiffrer le comportement du trieur
à l'occasion de phases expérimentales sur des quartiers-tests
»63. Dans cette perspective, des indicateurs techniques
(composition des poubelles, taux de présentation) tendent à se
stabiliser et la réalisation d'enquêtes par questionnaires traduit
un intérêt croissant des techniciens pour les modes de gestion
domestique des déchets. Dans un second temps, la mise en place
opérationnelle des premières collectes sélectives fait
rapidement apparaître les difficultés liées à la
gestion des déchets ménagers en habitat vertical. En effet, la
plupart des villes françaises ont progressivement instauré le tri
selon une hiérarchisation des zones urbaines : la mise en place «
débute dans un "secteur pilote" choisi dans une zone pavillonnaire, elle
s'étend ensuite aux "petits collectifs" ; les grandes cités sont
abordées en dernier lieu. [...] Cette implantation évolutive
permet d'aller du plus simple au plus complexe. [...] Les enquêtes (Tec
Habitat, Eco-Emballages, 1996) montrent que le taux de participation des
immeubles (65 %) est inférieur à celui enregistré dans les
maisons individuelles (78 %). »64. Ces écarts
s'expliquent alors par deux facteurs : d'une part le manque d'espace de
stockage lié à la typologie d'habitat65 et, d'autre
part, le manque de sensibilité environnementale qui semble davantage
marqué chez les catégories socioprofessionnelles (ouvriers et
employés) occupant majoritairement l'habitat collectif, et notamment
l'habitat social.
3. Comment atteindre l'usager ? Accompagnement,
communication de proximité et communication de masse.
Toutefois, il ne suffit pas d'équiper les
ménages pour qu'ils coopèrent à la collecte
sélective, ce qui oblige les acteurs institutionnels à
élaborer des stratégies de communications visant à obtenir
l'adhésion de l'usager au geste de tri. Les deux mots d'ordre qui vont
orienter
62 HAMMAN Philippe, BLANC Christine, Sociologie
du développement durable urbain. Projets et stratégies
métropolitaines françaises, Bruxelles : Peter Lang, 2009, p.
139.
63 BARBIER Rémi, « La fabrique de
l'usager. Le cas de la collecte sélective des déchets. », in
Flux, 2/2002 : n°48-49, p. 41.
64 TAPIE-GRIME Muriel, op. cit., p. 68-69.
65 L'objet déchu, pour ne pas passer
directement dans la catégorie du rebut, doit pouvoir suivre un
système de destitution progressive en étant stocké dans
les annexes de l'habitation : cave, grenier, garage, jardin...
35
l'action des pouvoirs publics à ce niveau, sous les
conseils de l'ADEME (Agence de l'Environnement et de la Maîtrise de
l'Energie) et d'Eco-Emballages, sont proximité et
répétitivité66, c'est-à-dire que l'offre
d'information sur le recyclage des déchets ménagers doit
s'effectuer par des contacts directs et doit être renouvelée dans
le temps. Les ambassadeurs du tri67, émissaires de la
collectivité territoriale, sont « chargés de la distribution
du matériel mais aussi d'expliquer les consignes, de rassurer, de
justifier, provoquant ainsi l'attention minimale nécessaire au
changement d'attitude. »68. Cependant, ils ne constituent pas
les seuls agents de proximité sur lesquels s'appuient les
collectivités et, afin de conférer une plus grande
légitimité à leur action, ces dernières cherchent
à diversifier les relais de terrain. Cette logique correspond à
une « dissémination de la relation de service, au sens d'une
multiplication des interfaces par lesquelles pourront transiter consignes,
réclamations, interrogations, conseils... »69.
Dès 1994, l'ADEME et Eco-Emballages préconisaient, à
travers un guide méthodologique, un plan « type » de
communication qui insistait également sur l'importance des relais «
externes »70, tels que les associations, les
commerçants, les enseignants, les enfants, etc., ainsi que sur le
rôle prépondérant des relais « internes » que
peuvent être les gardiens d'immeuble ou les ripeurs. En habitat
collectif, comme le souligne à juste titre Muriel Tapie-Grime,
l'adhésion et l'investissement des gardiens est un pré-requis
essentiel à la réussite des opérations de collecte
sélective. Or, leur place dans la chaîne du tri n'a pas fait
l'objet d'une reconnaissance institutionnelle et, généralement,
aucune attente ni mission supplémentaire en matière de gestion
des déchets ne leur ont été adressées explicitement
par leur employeur. Dans le même sens, malgré l'identification des
gardiens comme « acteurs clés » dans la réussite du tri
en habitat vertical, il semble que, dans les faits, les collectivités
n'ont pas ou prou mis en place des dispositifs de coopération stables
avec les bailleurs permettant d'impliquer plus finement leurs agents de
terrain. Enfin, à terme, le relai d'information idéal,
fantasmé par les pouvoirs publics, est l'« usager modèle
»71 qui, par son investissement et sa conviction dans le tri,
tente de convaincre ses proches et ses voisins.
66 BARBIER Rémi, op. cit., p.
42-43.
67 A Besançon, la direction gestion des
déchets a très vite préféré la
dénomination de « conseillers du tri », insistant par
là sur leur rôle de « conseil à l'usager ».
68 Ibid., p. 43.
69 Ibid.
70 Dans le sens où ils ne font pas directement
partie de la chaîne du tri.
71 Rémi Barbier rapporte qu'aux débuts de la
collecte sélective dans le Jura, la collectivité avait
recruté des « partenaires du tri » qui s'engageaient «
à promouvoir dans leur entourage l'idée du tri comme une solution
d'avenir ». Dans le même esprit, le SYBERT, s'inspirant des
expérimentations jurassiennes, avait lancé en 2010 une «
expérience-réalité » intitulée « Le
ménage presque parfait de Besançon et sa région »,
opération consistant à suivre une dizaine de foyers dans
l'adoption de pratiques quotidiennes destinées à réduire
la production de
36
Cette communication de proximité s'est également
accompagnée d'une communication de masse mise en oeuvre « par
différentes catégories d'acteurs : les médias, les
industriels, les pouvoirs publics, les associations... »72.
L'utilisation de cette forme de communication s'est traduite par une inflation
des discours sur la question de la gestion des déchets ménagers.
Les communicants s'appuient sur deux procédés pour solliciter la
coopération des ménages en fonction de leur définition de
la figure de l'usager : l'information si l'usager est considéré
comme un acteur rationnel, la persuasion si ce dernier est jugé comme un
être pulsionnel ; bien que, dans les faits, les plans de communication
mêlent souvent ces deux registres. En outre, comme l'expriment Dominique
Lhuilier et Yann Cochin, « la diffusion des messages est le plus souvent
unilatérale au sens où l'émetteur s'adresse à des
cibles considérées comme de purs récepteurs, sur le mode
des communications de masse impersonnelles du type publicité ou
propagande. »73. Or, dans le cas de l'habitat social et
collectif, nos observations empiriques ont démontré que la forme
de communication la plus apte à toucher l'usager est l'interaction en
face-à-face avec des relais d'informations tels que les conseillers en
habitat collectif ou les gardiens. En prime d'une meilleure réception de
l'information par l'usager, Muriel Tapie-Grime remarque à juste titre
que la communication de proximité est également «
productrice d'organisation » dans le sens où, d'une part, les
usagers identifient un interlocuteur auquel s'adresser et ne se sentent plus
isolés face aux obstacles qu'ils rencontrent dans l'adoption du geste de
tri ; d'autre part, les informateurs-relais peuvent faire remonter au sein de
leur hiérarchie des informations sur les difficultés pratiques
des usagers.
Aujourd'hui, le passage à la redevance incitative de
certaines collectivités pose à nouveau des problématiques
similaires à celles rencontrées lors de l'instauration de la
collecte sélective : définition de l'usager comme acteur
rationnel74, expertises préalables, mise en place
processuelle de la redevance incitative75, accompagnement et
communication de proximité par des agents de terrain. Cette logique
processuelle qui fonctionne par expérimentation est
caractéristique des politiques locales de développement durable.
Ainsi, en détaillant la façon dont s'est instaurée la
redevance incitative à Besançon nous pourrons
déchets ménagers. Cette démarche se
retrouve également dans l'opération de la ville de
Besançon « Les familles actives pour le climat »
initiée en 2009 et encore en cours aujourd'hui.
72 LHUILIER Dominique, COCHIN Yann, op. cit.,
p. 129.
73 Ibid., p. 130.
74 La redevance incitative vise la
responsabilisation et l'augmentation de l'effort de prévention et de tri
de l'usager en s'appuyant sur sa rationalité économique (principe
pollueur-payeur).
75 Avant de mettre en place une redevance
incitative La Roche-sur-Yon Agglomération a lancé, en 2010, une
expérimentation sur une dizaine d'immeuble représentant un
échantillon mixte de bailleurs sociaux et privés.
37
mieux appréhender comment ces politiques se
construisent in situ et rentrent parfois en tension avec d'autres
principes de production de la ville.
38
Chapitre 3 - La gestion des déchets
ménagers à Besançon
I. Mémoire locale
Pour mieux comprendre le contexte institutionnel dans lequel
s'ancre la gestion des déchets à Besançon, il est
nécessaire de s'intéresser à la « mémoire
locale » de la gestion des déchets ménagers76.
D'une façon générale, nous pouvons d'abord repérer
certains traits caractéristiques non exhaustifs qui dessinent l'ethos de
la ville en matière de politiques environnementales :
· La tradition socialiste de la mairie de
Besançon a permis d'assurer un « continuum politique »
favorable au développement de projets fédérateurs et
novateurs en matière de développement durable77 ;
· Le rapport très singulier de la ville de
Besançon à l'environnement : avec ses sept collines verdoyantes
et le Doubs, Besançon est résolument une ville ouverte sur la
nature qui promeut son statut de « première ville verte de France
» accordé à diverses reprises par des enquêtes de
quotidiens français ;
· La promotion de Besançon comme terre
d'innovation, tant sur le plan technique que sur le plan
social78.
En fait, à travers l'instauration de la redevance
incitative, nous assistons aussi à la démonstration de
l'exemplarité et à l'affirmation de l'identité
singulière de la commune de Besançon.
Afin de retracer, plus spécifiquement,
l'émergence et la structuration du SPED bisontin nous nous appuyons
principalement sur les travaux de Denis Guigo79. Ce bref rappel
76 « L'action publique en développement durable
s'inscrit dans des espaces de contraintes, qui ne correspondent pas uniquement
à des variables socio-politiques (tel le portage des dossiers par les
élus) mais aussi à des éléments morphologiques ou
socio-économiques, portant la trace d'un certain passé, de longue
durée, qui imprègne le territoire. ». HAMMAN Philippe, BLANC
Christine, op. cit., p. 195.
77 La REOM au volume du bac a été
instaurée en 1999 lorsque Robert Schwint était maire (1977-2001)
et Jean-Louis Fousseret a pris la relève et même prolongé
la démarche entamée sous son prédécesseur en
instaurant une redevance incitative au poids et à la levée en
2012.
78 Jusqu'en 2005, le slogan qui figurait sur le
logo de la ville était « Besançon l'innovation ». La
capitale comtoise, forte de son passé horloger, s'est
spécialisée dans les microtechnologies. Elle s'enorgueillit
également du terreau d'innovation sociale que constitue son territoire,
notamment à travers la création, en 1968, d'un Minimum Social
Garanti préfigurant le Revenu Minimum d'Insertion qui ne sera mis en
place que 20 ans plus tard au niveau national. Dans le même ordre
d'idée, Besançon fait aussi figure de précurseur en
matière d'Insertion par l'Activité Economique grâce
à l'invention des « Jardins de Cocagne » sur ses terres de
Chalezeule en 1991.
79 GUIGO Denis, « Sisyphe dans la ville. La
propreté à Besançon au fil des âges », in
Les Annales de la Recherche Urbaine, Décembre 1991 : n°
53, p. 46-57
39
historique nous permettra de mieux appréhender le poids
de la « mémoire locale » en matière de gestion des
déchets. Jusqu'au milieu du XIXème siècle, le
nettoyage des rues de Besançon s'effectue de façon informelle
grâce au travail d'indigents employés par la Ville et de paysans
collecteurs qui rachètent les boues urbaines pour les revendre en tant
que fertilisant à la campagne. La qualité de ces boues se
dégradant avec la présence croissante de déchets inertes,
elles n'intéressent plus autant les campagnes
périphériques et ce système tend à s'effriter pour
déboucher sur une gestion en régie de ces excreta urbains
à partir de la fin du XIXème siècle. Cependant,
une réelle gestion publique, disposant de moyens conséquents,
peine à se mettre en place du fait de l'hostilité des bisontins
au paiement d'une taxe servant au financement de ce service80. C'est
en 1927 qu'une taxe d'enlèvement des ordures ménagères
(TEOM) est instaurée en application de la loi du 13 août 1926 qui
autorise désormais les communes à prélever le contribuable
pour assurer la propreté des rues. Malgré cela, il faudra
attendre le lendemain de la Seconde Guerre mondiale pour que le service
municipal de gestion des déchets se modernise enfin avec l'achat de
« sept modernes camions-bennes électriques, dont quatre bennes
tasseuses de 15m3 »81. Le gisement des ordures, ne
faisant plus du tout l'objet d'une valorisation dans l'agriculture, est
traité par une mise en décharge. La décharge
municipale82 s'apparente à un dépotoir sauvage sur
lequel on brûle les monticules de déchets afin de gagner de
l'espace de stockage, ce qui faisait dire à Jean Minjoz, alors maire de
la ville, que ce brasier produisait « un panache de fumée qui
permettait aux aviateurs et à beaucoup d'autres voyageurs de localiser
la ville de Besançon »83. En 1966, le site est
transformé en « décharge contrôlée », ce
qui consiste à entreposer les ordures par couches successives entre
lesquelles on parsème de la terre. En 1971, Besançon ouvre sa
première usine d'incinération, ce qui conduit à un
transfert d'une partie des tonnages de la mise en décharge vers ce
nouveau procédé de traitement. Cette unité
d'incinération valorise la chaleur produite par la combustion des
ordures bisontines en chauffage urbain qui alimente le jeune quartier de
Planoise et, à partir de 1984, le nouvel hôpital. Avec la loi de
1975, la ville de
80 « Une entreprise locale de transport, la
société des Monts-Jura, a d'ailleurs proposé en 1921 de
prendre en charge l'enlèvement des ordures ménagères,
ainsi que le nettoiement de la ville, pour 485 000 F par an. L'importance de la
somme - près de 10 % du budget - fait reculer la municipalité qui
décide finalement de concéder pour quinze ans aux Monts-Jura
l'enlèvement des ordures ménagères par camions-bennes avec
couvercle à charnières. Le coût de la prestation,
évalué à 185 000 F par an, y compris l'entretien d'une
décharge, aurait été couvert par une taxe perçue
par poubelle : 50 F par an pour une poubelle de 15 litres correspondant aux
besoins d'un ménage (la poubelle étant fournie par la Ville).
Mais ce projet ne fut pas mis à exécution ; les variantes
proposées ensuite par d'autres sociétés non plus. ».
Ibid., p. 53.
81 Ibid.
82 Cette décharge se situait sur l'actuel
Centre technique municipal où se trouvent aujourd'hui, entre autres, les
locaux de la direction gestion des déchets de la CAGB.
83 Ibid., p. 54.
40
Besançon poursuit la modernisation de son SPED en
uniformisant les conteneurs poubelle, jadis très disparates car le choix
des récipients était laissé à l'appréciation
des riverains. Ces bacs sont loués aux usagers et permettent un gain de
temps sur les circuits de collecte grâce au système de basculement
dans les camions-bennes. La location de bacs aux usagers constitue en quelque
sorte les prémices de la redevance incitative puisque le prix de
location varie en fonction du volume choisi par l'usager. La modernisation du
SPED marque également l'intronisation du « "service complet" :
l'éboueur prend le conteneur dans la cour ou le jardin de l'immeuble, le
vide puis le remet en place. »84. Enfin, les grandes
orientations données par la ville de Besançon à la
problématique de la salubrité urbaine au début des
années 1990 sont les suivantes : sensibilisation des usagers sur les
enjeux de cette problématique ; amorce d'une réflexion
intercommunale sur le traitement des déchets avec la création du
Conseil des Communes du Grand Besançon en 1990 ; développement
d'un réseau de déchèteries municipales (la première
a été ouverte en 1984).
II. 1999 : Instauration d'une REOM au volume du bac85
et mise en place de la collecte sélective
A Besançon, la décision du passage d'une TEOM
à une REOM au volume du bac en 1999 pour le financement du SPED est
directement liée à la volonté de réduire les
investissements dans des mises aux normes environnementales de plus en plus
onéreuses des usines d'incinération. Clairement, la
municipalité souhaite trouver des alternatives à
l'incinération d'autant plus que, dans un contexte marqué par la
mise en place d'une collecte sélective, le recyclage semble promis
à un bel avenir. L'enjeu est donc de transférer une partie des
tonnages de l'incinération vers le recyclage afin de maîtriser les
coûts croissants de traitement auxquels est confrontée la
municipalité. Cependant, le recyclage ne permettant pas de traiter un
volume important d'ordures ménagères, surtout dans les
premières années de la collecte sélective, la construction
d'un nouveau four est rendue nécessaire, d'autant plus que le
84 Ibid.
85 Cette redevance d'enlèvement des ordures
ménagères (REOM) était déjà incitative dans
la mesure où son montant variait en fonction de la production de
déchets (volume du bac). Cependant, avec l'instauration en 2012 d'une
redevance prenant également en compte le nombre de levées et le
poids de déchets produits, nous assistons à un déplacement
sémantique opéré par les élus et techniciens de la
CAGB quant à la définition de la « redevance incitative
». En effet, selon eux, la REOM au volume du bac instaurée depuis
1999 ne mérite plus aujourd'hui l'appellation « incitative »
car elle ne traduit que grossièrement la quantité de
déchets produits par chaque ménage par rapport au nouveau
système. C'est pourquoi nous utiliserons prioritairement le terme «
REOM au volume du bac » pour désigner le mode de financement du
SPED appliqué entre 1999 et 2012 et le terme « redevance incitative
» pour nommer celui en vigueur depuis le 3 septembre 2012.
41
premier qui a été construit en 1971 arrive en
fin de vie. En 2002, la nouvelle Unité d'Incinération des Ordures
Ménagères (UIOM) entre en fonctionnement et la plus ancienne est
arrêtée. Parallèlement, la loi dite «
Chevènement » de 1999 élargit les compétences de
l'intercommunalité, ce qui constitue un moment opportun pour mutualiser
la réflexion et les décisions avec les territoires voisins
concernant les solutions de traitement à privilégier. C'est ainsi
qu'est créé le Syndicat mixte de Besançon Et sa
Région pour le Traitement des déchets (SYBERT). Cette
coopération intercommunale renforce l'impératif de transparence
des coûts du SPED, et notamment du traitement. Seul un système de
REOM peut assurer cet objectif de transparence via la création d'un
budget annexe86. Enfin, l'instauration de la REOM implique un
changement de statut du SPED, qui passe d'un Service Public Administratif (SPA)
prélevant le coût de la prestation sur les contribuables à
un Service Public Industriel et Commercial (SPIC) facturant cette charge aux
usagers. Dès lors, il est nécessaire de définir un
système de « compteur »87, qui puisse mesurer la
quantité de déchets produite par chaque ménage afin de
servir d'assiette de facturation, et de mettre en place un système pour
recenser l'ensemble des futurs redevables, deux conditions difficiles à
satisfaire et qui sont des freins majeurs à l'instauration d'une
redevance. Or, la ville disposait déjà d'un fichier des
redevables puisqu'elle avait gardé la maîtrise du parc de
conteneurs en louant les bacs aux particuliers depuis 1975 et facturait cette
location en fonction du volume du bac. C'est donc assez naturellement que la
solution d'une redevance au volume du bac fut retenue.
Cependant, ce basculement vers une REOM n'était pas
sans poser un certain nombre de problèmes, notamment au niveau de
l'habitat collectif. En plus de l'impossible individualisation de la facture
d'ordures ménagères dans ce type d'habitat88, «
la redevance modifie le paradigme financier du service en le faisant passer
d'un principe d'égalité de la contribution vers un principe
d'équité »89. Assurément, la TEOM
comportait une dimension d'action sociale puisque celle-ci était assise
sur la taxe foncière et donc calculée en fonction de la valeur du
logement occupé : une famille nombreuse résidant dans un logement
HLM exigu s'acquittait d'une taxe d'un montant moins onéreux qu'une
personne seule résidant dans
86 Le passage à une REOM suppose que le mode
de financement du SPED soit dissocié de la taxe foncière, ce qui
clarifie les modalités de répartition des coûts et des
recettes du SPED.
87 La métaphore du compteur prend appui sur
le fonctionnement d'autres services publics à caractère
commercial tels que l'eau ou l'électricité.
88 En habitat collectif, les bacs sont communs aux
résidents d'un même immeuble. L'usager du SPED est donc le
bailleur (social ou privé) ou le syndic qui prélève des
charges aux habitants selon leur quote-part (généralement au
tantième) et non selon leur production d'ordures
ménagères. Le caractère incitatif de la redevance est donc
dilué.
89 BÉNARD François, « Gestion
des déchets et développement de la redevance incitative : exemple
de transformation du modèle économique d'un service public
», in Flux, 4/2008 : n° 74, p. 32.
42
une grande maison. En liant directement la facture de l'usager
à sa production de déchets, ce sont les ménages les plus
fragiles qui risquent d'être pénalisés par ce nouveau
système. Cette limite constitue ce que nous pouvons appeler le «
dilemme de la RI » et se situe au coeur des enjeux de la construction de
la grille tarifaire (conciliation du principe d'équité et du
principe d'égalité). En adoptant une grille tarifaire
dégressive en fonction du volume du bac de l'usager pour rendre,
proportionnellement, moins onéreux les grands conteneurs
(utilisés en habitat collectif) par rapport aux petits (utilisés
en habitat individuel), les élus conservent une forme de
solidarité dans la contribution des usagers au financement du
SPED90. L'objectif de cette modulation est de modérer les
augmentations de facture que peuvent connaître les usagers lors du
passage de la TEOM à la RI et ainsi d'assurer l'acceptabilité
sociale du nouveau système. Toutefois, cette modulation atténue
le caractère incitatif de la REOM pour l'usager puisque le montant de sa
facture risque d'être moins lié à la quantité de
déchets produite qu'au type de logement qu'il occupe.
Simultanément à l'instauration de la REOM au
volume du bac, la collecte sélective a été mise en place
de façon processuelle, quartier par quartier, par les conseillers du
tri. Ceux-ci effectuaient à la fois une mission opérationnelle
(enquêtes de terrain auprès des bailleurs sociaux et des gardiens,
installation des bacs jaunes) et une mission d'accompagnement (communication
écrite via la distribution de « mémotri » et affichage,
communication de proximité par le biais de porte-à-porte ou
d'animations en pied d'immeuble). Lorsque la collecte sélective a fini
d'être développée sur tout le territoire de la ville de
Besançon en 2004, les conseillers du tri ont pérennisé
leur rôle d'agents de terrain par le suivi d'indicateurs techniques
rendant compte des performances du nouveau système (taux de
présentation, taux de tri), l'intervention en cas d'incidents de
collecte (déchets non conformes, bacs non conformes, bacs
vandalisés, manque de volume, difficultés d'accès de la
benne à ordures ménagères, etc.), la communication de
proximité et la formation d'acteurs concernés par la mise en
place du tri (gardiens, personnels scolaires...). Dans les faits, l'action des
conseillers du tri s'est partiellement détournée de l'habitat
social collectif, faute de collaboration établie entre les services de
la ville et les bailleurs sociaux, pour se focaliser davantage sur le logement
individuel et les copropriétés plus aptes à
coopérer à la collecte sélective. Cette tendance s'est
renforcée en 2006 avec le passage à l'échelle
communautaire de la compétence « collecte des déchets
». Les conseillers du tri ont alors été mobilisés en
tant qu'interface de terrain pour aider à l'harmonisation des
modalités de collecte sur les 59 communes que
90 Cf. Annexe 2, Graphique 1 : Grille tarifaire de la
REOM pour l'année 2000. Ville de Besançon.
43
compte le Grand Besançon (enquêtes pour
actualiser le fichier des redevables, harmonisation des conteneurs,
communication auprès des usagers sur la modification éventuelle
du nombre de collectes ou des consignes de tri, etc). Bien que des actions
étaient mises en oeuvre en habitat social collectif, celles-ci restaient
conditionnées aux possibilités de collaboration avec les
bailleurs sociaux et d'ajustements empiriques des gardiens. Souvent,
l'adhésion et l'appui des gardiens à l'action de conseillers du
tri permettait la mise en place du tri in situ par les agents de
terrain pour pallier au manque de formalisation des modalités de
collaboration entre les bailleurs sociaux et les services municipaux.
III. 2012 : Instauration d'une redevance incitative
avec pesée embarquée
A la fin des années 2000, la capacité de
traitement par incinération paraît une nouvelle fois
menacée par l'arrivée en fin de vie du four construit en 1976.
Afin d'éviter le remplacement de ce four qui demanderait encore un
investissement conséquent, la préférence est
accordée à la réduction à la source et à la
valorisation matière anticipant par là les orientations du
Grenelle de l'environnement. Pour atteindre cet objectif il est
nécessaire d'accentuer le levier incitatif de la redevance pour
détourner une part des déchets incinérés vers la
collecte sélective, le compostage et les déchèteries.
Cette solution paraît d'autant plus justifiée que le Grenelle de
l'environnement consacre l'intégration d'une part incitative dans le
mode de financement du SPED : la Communauté d'Agglomération du
Grand Besançon possède donc une longueur d'avance et compte bien
continuer à montrer la voie au niveau national. C'est dans ce contexte
qu'est prise la décision d'instaurer une redevance incitative avec
pesée embarquée, première expérience de ce type sur
un secteur urbain aussi important. Ce nouveau système est d'abord mis en
place de façon fictive sur une période test s'étendant de
janvier à août 2012 qui permet à l'usager de se
familiariser aux nouvelles modalités de facturation, avant d'être
rendu effectif à partir du 1er septembre 2012. Il comprend
une part fixe (appelée « abonnement ») assise sur le volume du
bac « gris » qui, schématiquement, représente environ
50 % de la facture et une part variable calculée selon le poids du
contenu du bac « gris » (environ 40 %) ainsi que le nombre de
levées (environ 10 %)91. Le passage à la redevance
incitative avec pesée embarquée a mobilisé les conseillers
du tri qui ont effectué à partir de 2010, en plus de leurs
tâches ordinaires, les missions suivantes : rachat/cession et
91 Cf. Annexe 2, tableau 1 : grille tarifaire de la
redevance incitative pour l'année 2013. Communauté
d'Agglomération du Grand Besançon.
44
standardisation du parc de conteneurs92, pose de
puces électroniques sur les bacs « gris » puis les bacs «
jaunes »93. Enfin, la mise en place effective de la redevance
incitative au 1er septembre 2012 a entériné les changements
organisationnels amorcés depuis plusieurs années chez les
conseillers du tri avec le passage d'un rôle d'accompagnement à un
rôle de contrôle de l'application du règlement de collecte
qui se traduit par leur nouvelle dénomination de «
référents territoriaux ».
Toutefois, la redevance incitative possédant une
portée d'application limitée en habitat collectif, les
élus ont souhaité surveiller sa mise en place en créant un
programme d'accompagnement principalement orienté vers le logement
social. Cette initiative a été confortée par l'octroi de
financements européens dans le cadre d'un projet « LIFE »
destinés à soutenir l'effort de réduction des
déchets entamé par la CAGB. Un « programme d'accompagnement
à la mise en place de la redevance incitative en habitat collectif
» a donc vu le jour en 2012 et s'est matérialisé par
l'embauche de quatre conseillers en habitat collectif. Ces derniers
accomplissent une mission d'accompagnement plus complète et
spécifique que celle qu'effectuaient les conseillers du tri. Leur
démarche se fonde sur quatre phases d'action :
- L'établissement de diagnostics sur les immeubles
choisis conjointement par la CAGB et les bailleurs sociaux (organisation et
entretien du local et des bacs, qualité du tri, taux de
présentation, propositions de réorganisations techniques,
etc.)
- La proposition d'action aux logeurs (modification de la
dotation94, animations en pied d'immeuble, communication en
porte-à-porte, formation des gardiens)
- La mise en place des actions retenues
- L'évaluation des actions menées
Si les techniciens de la CAGB chargés de coordonner ce
programme d'accompagnement s'accordent à souligner les nombreux
progrès réalisés depuis ses débuts en janvier 2012
et qui se traduisent par des ressentis qui relèvent plutôt d'un
ordre qualitatif (amélioration des relations et de la collaboration avec
les bailleurs sociaux, bon accueil des habitants qui sont en
92 Avec la transmission de la compétence
« collecte des déchets » de la ville de Besançon vers
la Communauté d'Agglomération du Grand Besançon en 2006,
des communes périphériques qui avaient jusqu'alors un
système de collecte et de facturation différents ont dû
intégrer le mode de fonctionnement intercommunal. Ainsi, avant le
passage à la redevance incitative, les conseillers du tri ont
mené des enquêtes de terrain pour racheter et standardiser le parc
de conteneurs puisque la CAGB est propriétaire des bacs qu'elle loue aux
usagers.
93 Pour que la benne à ordures
ménagères puisse identifier l'usager titulaire du contrat
attaché à chaque bac et y associer les données sur
lesquelles s'appuie la facturation (poids et nombre de levées), il faut
nécessairement que chaque conteneur soit muni d'une puce
électronique. Cf. annexe 2, schéma 1 : Mode de fonctionnement de
la redevance incitative avec pesée embarquée.
94 La dotation correspond au nombre et au volume des
bacs dont est doté un contrat.
45
attente d'informations, etc), des difficultés se posent
lorsqu'il s'agit de dégager la valeur ajoutée de l'action des
conseillers en habitat collectif à travers la production d'indicateurs
quantifiables. En effet, les techniciens, qui « font figure d'experts
chargés d'une fonction de médiation entre deux mondes, celui de
la science et celui de la politique »95, doivent
nécessairement livrer un éclairage « objectif »,
faisant fi des nombreuses incertitudes et contingences empiriques, pour que les
élus puissent prendre des décisions. Alors que nous pourrions
penser que la dimension technique introduite par la pesée
embarquée dans le recueil de données permet de mesurer
précisément la production de déchets de chaque usager,
l'interprétation de l'avalanche de chiffres enregistrés
quotidiennement par les bennes à ordures ménagères
s'avère plus que délicat96. Pour pouvoir s'adonner
à des comparaisons, il est tout d'abord nécessaire de disposer
d'indicateurs fiables qui s'appuient sur des données rigoureuses parfois
difficiles à collecter. Les techniciens de la CAGB retiennent un
indicateur principal pour évaluer la production de déchets sur un
immeuble, il s'agit de la quantité de déchets (résiduels
d'une part et recyclables de l'autre) produite par habitant sur un temps
donné. Or, il n'est pas toujours évident d'estimer la population
réelle de l'immeuble et, souvent, le bailleur ne dispose que de chiffres
officiels qui sont parfois remis en cause par les observations des conseillers
en habitat collectif lors de leurs opérations de porte-à-porte.
Ensuite, pour pouvoir faire l'objet d'une interprétation, les
données obtenues doivent être mises en relation avec leurs
différents contextes sociaux de production. Premièrement, en ce
qui concerne le titulaire du contrat, s'agit-il de professionnels et/ou de
ménages ?97 S'il s'agit de ménages, quelle est leur
composition (par exemple, des ménages composés d'enfants en bas
âge produisent significativement plus de déchets à cause
des couches) ? Quel est leur niveau de revenu et leur type de consommation ?
Quelle est la période de production considérée (vacances,
période de fêtes, ménage de printemps) ? Quelle est la
qualité du tri sur l'immeuble (les erreurs de tri faussent les chiffres
puisque des déchets non recyclables, qui ont été
enregistrés dans le bac jaunes, auraient normalement dû être
comptabilisés dans le bac gris) ? Aussi, il faut savoir comment les
acteurs qui se situent en aval des usagers dans la chaîne du tri agissent
: Le gardien opère-t-il un tri correctif face aux erreurs des usagers ?
Les entreprises de nettoyage mettent-elles les encombrants ou les
déchets électroniques dans les
95 LHUILIER Dominique, COCHIN Yann, op. cit.,
p. 34.
96 Pour illustrer notre propos, nous
présentons en Annexe 2 l'exemple de l'immeuble n°3 pour lequel nous
avons présenté sous forme de graphiques les poids
collectés quotidiennement sur les bacs jaunes et les bacs gris au cours
de deux périodes.
97 Sur certains immeubles, les contrats sont
partagés entre les locataires et les professionnels (commerces, bureaux,
cabinets, etc.) qui occupent les lieux, ce qui rend impossible
l'interprétation des chiffres de la pesée embarquée.
Cependant, depuis l'introduction de la redevance incitative, les bailleurs
tendent de plus en plus à établir des contrats
séparés pour chacune de ces deux catégories d'usagers,
souvent sur demande des locataires.
46
bacs gris98 ? Les bacs sont-ils sujets aux
dépôts sauvages quand ils sont présentés à la
collecte sur le trottoir ? Le ripeur vérifie-t-il la qualité du
tri et déclasse-t-il les bacs pollués ? Les bacs sont-ils
toujours remis dans le bon local99 ? Tous ces paramètres sont
susceptibles de faire varier significativement les résultats des
pesées et bloquent les possibilités de comparaisons fines entre
plusieurs immeubles. Enfin, il faut savoir à quelle échelle
temporelle ramener l'indicateur produit pour pouvoir observer des
évolutions notables dans les pratiques des usagers ? Le quadrimestre qui
correspond au temps de facturation, le semestre qui correspond à une
période d'action dans le programme d'accompagnement ou l'année
pour tenter de repérer des tendances sur le plus long terme ?
Face à ces difficultés d'évaluation de la
plus-value du programme d'accompagnement à la mise en place de la RI en
habitat collectif, la direction gestion des déchets a choisi en janvier
2013 de lancer une opération spécifique sur quatre sites pilotes
paraissant « accessibles » en termes de capacité à
produire des résultats mesurables. Chacun des quatre conseillers en
habitat collectif s'est vu attribuer un immeuble sur lequel il a
accentué ses actions de diagnostic, de communication, d'animation et
d'évaluation. Les actions à mettre en place ont été
hiérarchisées selon qu'elles étaient susceptibles
d'aboutir sur la production d'indicateurs permettant d'évaluer
l'intérêt du dispositif d'accompagnement. Ainsi, la
priorité a été donnée à l'optimisation de la
dotation des sites pilotes, moyen le plus efficace pour agir sur le
deuxième indicateur de référence100 que
constitue le montant de la redevance par habitant101. Le
deuxième objectif visé a été l'amélioration
de la qualité du tri permettant un transfert des déchets
résiduels (facturés) vers les déchets recyclables (non
facturés). Enfin, un troisième objectif, qui relève
davantage d'un ordre qualitatif, a été de poursuivre et
consolider le partenariat avec les bailleurs sociaux.
98 C'est le cas sur le secteur de Néolia
Palente : l'entreprise chargée du nettoyage des locaux et de la sortie
des bacs dépose les petits encombrants dans les poubelles pour
éviter de les transporter jusqu'en déchetterie où le
dépôt est payant pour les professionnels.
99 Parfois, les agents de terrain de l'entreprise
de nettoyage ou du bailleur échangent involontairement les bacs entre
deux cages d'escalier ou deux immeubles.
100 Cet indicateur répond au premier objectif de la
commande politique, à savoir maîtriser les charges d'ordures
ménagères en habitat social collectif.
101 Beaucoup d'immeubles étant surdotés,
c'est-à-dire disposant de plus de bacs que nécessaire, leur
retirer des bacs est une action simple à mettre en oeuvre qui fait
baisser le montant de la redevance de façon notable.
47
IV. Etat de la collaboration avec les bailleurs
sociaux
Malgré des problématiques divergentes auxquelles
sont confrontés les bailleurs sociaux et la
collectivité102 au niveau de la gestion des déchets,
ceux-ci ont su trouver des intérêts communs motivant
l'instauration d'une collaboration étroite. D'une part, en logement
social, la maîtrise de l'augmentation des charges locatives constitue une
preuve de l'efficience du mode de gestion de l'organisme logeur. De ce fait, la
redevance incitative est un argument pertinent pour convaincre le logeur de
s'investir dans la gestion des déchets ménagers comme en
témoigne la gardienne de l'immeuble n°3 : « Ben là,
je dis que ça fait deux ans où c'est plein pot, où on
rencontre quand même des gens comme vous. Le Grand Besançon il
s'intéresse, hein ! Ben je crois qu'on s'intéresse depuis qu'on
sait que c'est pucé. ». D'autre part, la CAGB et les bailleurs
sociaux sont animés par une même stratégie de «
reconquête » du terrain visant à se rapprocher des usagers.
Depuis une quinzaine d'années les organismes logeurs mettent en place
des politiques de décentralisation en réimplantant leurs locaux
administratifs au coeur de leur patrimoine. L'instauration de la redevance
incitative par la CAGB correspond au même désir de traiter les
usagers au cas par cas en individualisant leur facture. Néanmoins, bien
que la collaboration avec les bailleurs sociaux offre des perspectives
prometteuses, elle ne revêt pas encore les traits d'une véritable
coopération puisque les logeurs demeurent dans une position de
destinataires, de bénéficiaires du dispositif d'accompagnement,
ce qui questionne les techniciens de la CAGB sur les moyens à mettre en
oeuvre pour les impliquer davantage.
En effet, plusieurs limites apparaissent quant aux
possibilités d'une collaboration plus poussée. Tout d'abord, les
bailleurs sociaux subissent des contraintes budgétaires qui restreignent
les possibilités d'investissement matériels (réfection des
locaux poubelles) et humains (suivi du taux de présentation, de la
qualité et de la quantité du tri, sensibilisation des locataires)
propices à une meilleure gestion des déchets sur leur parc
locatif. De surcroît, la délégation par certains organismes
logeurs des tâches en rapport avec les ordures ménagères
à des sociétés de nettoyage freine leur implication sur
cette problématique. Aussi, dans certains immeubles la redevance
incitative crée une certaine tension entre les locataires qui prend la
forme d'une « chasse aux mauvais trieurs », ce qui peut faire douter
certains bailleurs des
102 Pour les organismes logeurs, la collectivité doit
avant tout mettre en place d'un service de collecte fiable assurant la
salubrité des locaux et la sécurité des personnes. Ce
point a d'ailleurs fait l'objet de frictions avec la CAGB lorsque la direction
gestion des déchets est passée de deux à une collecte
hebdomadaire avec la mise en place de la collecte sélective. La
réduction des déchets et la réussite de la collecte
sélective ne sont donc pas des priorités pour les bailleurs
sociaux bien que la redevance incitative les pousse de plus en plus à
adhérer à ces objectifs.
48
vertus du nouveau système puisqu'ils sont
confrontés à la gestion de conflits supplémentaires. Les
organismes logeurs ont également l'impression d'être
engagés dans une relation schizophrénique avec les services de
l'agglomération en charge de la question des déchets : d'un
côté ces derniers mettent en place un programme d'accompagnement
à leur bénéfice et, de l'autre, ils les rappellent
à l'ordre via des courriers de déclassement lorsqu'un ou
plusieurs bacs jaunes sont mal triés. Enfin, l'évolution de la
répartition des charges d'ordures ménagères vers des plus
petites échelles (tel que la cage d'escalier), préconisée
et mise en place par la CAGB, n'est pas suivie par les bailleurs sociaux. Les
logeurs conservent des clés de répartition sur des
échelles plus grandes pour des raisons pratiques : la répartition
par cage d'escalier des charges d'ordures ménagères
nécessite des calculs complexes alors qu'ils ont pour habitude de
mutualiser l'ensemble des charges sur un groupe d'immeubles. De plus,
l'externalisation des locaux poubelles sur une grande partie du parc HLM des
bailleurs empêche d'opérer un lien direct entre cage d'escalier et
facture puisque les bacs sont partagés entre plusieurs cages, voir
plusieurs immeubles103.
V. Comment atteindre l'usager en habitat social
collectif ?
Cette dernière remarque rend compte des
difficultés d'application de la redevance incitative en habitat social
collectif étant donné que le levier incitatif au coeur de ce
nouveau mode de facturation est plus complexe à activer au sein de ce
mode d'habitat. Dès lors, une question reste en suspens : comment
atteindre les usagers qui résident en logement HLM ? Les techniciens de
la direction gestion des déchets réfléchissent à
des solutions qui restent, pour le moment, du domaine de l'hypothétique.
D'une part, le transfert de l'incitativité vers les usagers pourrait
s'opérer par le biais de dispositifs techniques adaptés. A court
terme, l'idéal serait que l'accès aux locaux poubelles soient
protégés par un accès sécurisé afin
d'éviter des dépôts sauvages et de permettre une meilleure
appropriation des lieux par les locataires. Sur le moyen terme, la solution
d'une individualisation de la redevance par la construction de colonnes
enterrées avec accès par badge est parfois
évoquée104. Néanmoins, la CAGB émet des
réticences sur le fait d'adresser des préconisations quant aux
solutions
103 Cependant, les logeurs intègrent quand même
ce principe d'individualisation de la redevance sur leurs nouvelles
opérations immobilières.
104 Ce système est déjà mis en oeuvre
à la Roche-sur-Yon : chaque logement est muni d'un badge comportant ses
données d'usager que le locataire doit présenter à la
colonne enterrée lorsqu'il dépose son sac poubelle. La colonne
enterrée reconnait l'usager, ouvre son tambour de 30 litres
destiné à accueillir le sac et facture un montant forfaitaire
à chaque dépôt.
49
techniques que le bailleur doit mettre en place, cela en
raison des décalages existant entre la durée de validité
des aménagements urbains liés à la gestion des
déchets et les temps d'amortissements des investissements des bailleurs
sociaux105. L'évolution rapide des politiques et des
systèmes techniques de gestion des déchets rendent vite
obsolètes les aménagements que pourrait préconiser la
CAGB. Par exemple, il y a quelques années celle-ci incitait les
bailleurs à construire des locaux extérieurs qui font aujourd'hui
l'objet de dépôts sauvages avec l'arrivée de la redevance
incitative. Alors que l'organisme logeur cherche à opérer des
aménagements possédant une durée de validité d'au
moins 20 ans pour amortir ses investissements dans le temps, la
collectivité est susceptible de désirer un changement ou une
amélioration des aménagements techniques au bout de 5
ans106.
D'autre part, la deuxième ressource sur laquelle les
techniciens espèrent pouvoir s'appuyer pour inciter les usagers de
l'habitat social et collectif à adopter les gestes de tri se situe
plutôt à un niveau social. Il s'agirait donc de trouver
l'échelle d'interaction sociale qui fasse sens pour les habitants et de
s'appuyer sur des locataires référents capables d'influencer
leurs pairs et d'impulser une dynamique positive à la gestion des
déchets dans chaque immeuble. Dans l'idéal, cette échelle
doit être la plus restreinte possible : palier, cage d'escalier ou
immeuble. Or, le problème des grands ensembles réside dans
l'hétérogénéité socioculturelle qui freine
la constitution de groupes localisés107. Nos observations de
terrain nous ont prouvé que les mécanismes d'identification
collective se structurent sur des espaces plus vastes tels que le quartier ou
le secteur. Les seules formes de mobilisations collectives que nous avons pu
observer comportent une dimension négative puisqu'elles ont
émergées en réaction à des situations de crise,
à des péripéties sinistres (c'est le cas de l'immeuble
n° 2 où un groupe de locataire s'est constitué suite au
grave incendie volontaire provoqué par un pyromane récidiviste
dans une cage d'escalier). De ce fait, il ne s'agit pas pour les habitants
105 « Cette diversité des cadres temporels de
l'application du développement durable urbain ne coïncide
guère avec les périodes rapprochées qui gouvernent la
gestion publique, qu'il s'agisse du temps politique - la durée d'un
mandat, les campagnes électorales - ou de la comptabilité
publique, suivant un principe d'amortissements des investissements. ».
HAMMAN Philippe, BLANC Christine, op. cit., p. 144-145.
106 Sur l'obsolescence rapide des solutions techniques
préconisées, l'exemple des trappes jaunes destinées
à accueillir un par un les déchets recyclables (cf. Annexe 1,
photos n°3 et 14) est très parlant. Sans ce dispositif, nul doute
qu'au début de la collecte sélective une grande part de
locataires aurait déposé ses sacs poubelles non triés
indifféremment dans la trappe grise ou la trappe jaune. Finalement,
cette petite trappe a permis à l'usager de reconnaître l'existence
d'un deuxième flux de déchets. Or, au fur et à mesure que
les deux catégories distinctes de déchets sont de plus en plus
clairement assimilées par les usagers, la trappe jaune devient plus un
obstacle qu'une aide technique à la pratique du tri du fait de son
exiguïté. C'est ce qu'exprime le gardien de l'immeuble n°2 :
« Et sachant que des fois il y a des cartons, lorsqu'ils ont
racheté du mobilier ou des choses comme ça, ils rentrent pas dans
la trappe donc ils veulent pas s'embêter à mettre en petits
morceaux. Et effectivement la trappe n'est pas adaptée parce que
l'orifice est trop petit. C'est parti d'un bon état d'esprit pour la
gestion du tri mais aujourd'hui ça devient plus un inconvénient
qu'un avantage. »
107 CHAMBOREDON Jean-Claude, LEMAIRE Madeleine, «
Proximité spatiale et distance sociale. Les grands ensembles et leur
peuplement », in Revue française de sociologie, n°
11-1 : 1970, p. 3-33.
50
de faire corps pour revendiquer l'adoption et la normalisation
d'une pratique positive telle que le tri mais plutôt de se mobiliser
a minima pour éviter qu`un évènement
négatif ne se reproduise.
51
Chapitre 4 - Le rôle des gardiens dans la gestion
des déchets
ménagers
Les résultats de recherches sociologiques sur la mise
en place du tri en habitat collectif, parfois repris sous forme de conseils aux
collectivités par l'ADEME, insistent sur le rôle
prépondérant des gardiens dans la réussite des collectes
sélectives108. En effet, ceux-ci constituent un point nodal
dans la chaîne du tri puisqu'ils sont en lien avec l'ensemble des autres
maillons mobilisés : usagers, collectivité, ambassadeurs du tri,
ripeurs et bailleurs sociaux. Surtout, ils sont chargés de faire
respecter les règles du vivre-ensemble au sein de l'immeuble, de
réguler les comportements liés aux modes d'habiter, ce qui nous
permet de présumer que les résultats des collectes
sélectives en habitat collectif ne dépendent pas uniquement du
seul bon vouloir des usagers mais découlent également de la
posture et des possibilités d'intervention des gardiens.
I. Les gardiens-concierges : une mission historique de
contrôle social
Historiquement, l'invention de la fonction de concierge dans
la première moitié du XIXème siècle
résulte d'une volonté de contrôle social des classes
laborieuses : « C'est durant le Premier Empire que les promoteurs
immobiliers opérant à Paris installent massivement des concierges
en vue de rassurer les classes aisées peu enclines à vivre dans
des immeubles collectifs où la présence des pauvres
dérange et effraie. »109. Parallèlement, les
propriétaires d'immeubles avaient jusqu'alors l'habitude de
déléguer la gestion locative de leurs biens à des
locataires principaux alors chargés de louer les appartements et de
récupérer les loyers. Cette solution montrant ses limites,
notamment sur le plan de la rentabilité économique, l'invention
de la fonction de concierge permet aux bailleurs de s'assurer le paiement des
loyers en temps et en heure grâce à l'intervention de ce nouvel
intermédiaire. Quant à l'appellation
108 Pour des travaux sociologiques, cf : TAPIE-GRIME Muriel,
« Coopération et régulation dans les collectes
sélectives des ordures ménagères », in Sociologie
du travail, 1998 : vol. 40, n°1, p. 65-87 ; BOUSSARD Valérie,
MERCIER Delphine, TRIPIER Pierre, « La dégradation du tri
sélectif des déchets... ou les frontières du cercle du tri
», in L'aveuglement organisationnel ou comment lutter contre les
malentendus, Paris : Editions CNRS Sociologie, 2004, p. 17-31 ;
ETIcs/Université François-Rabelais et Etéicos,
DETRITUS / DEchets, TRI eT Usages Sociaux. Gestion des déchets et tri
sélectif en habitat collectif HLM, Etude réalisée
pour le compte de l'ADEME, Avril 2012, 81 p.
Pour des conseils de l'ADEME, cf : ADEME, Habitat
collectif et tarification incitative. Pourquoi ? Comment ?, ADEME
Éditions, Angers : 2012, 148 p.
109 MARCHAL Hervé, Le petit monde des gardiens
concierges. Un métier au coeur de la vie HLM, Paris : L'Harmattan,
Logiques sociales, 2006, p. 28.
52
« gardien », elle apparaît en même temps
que la construction des premières habitations à bon
marché110 au début du XXème
siècle et s'inscrit dans les enjeux d'hygiénisme et de
moralisation des classes populaires de l'époque : « Le mot gardien
exprime clairement le fait qu'il est nécessaire de garder les
locataires afin qu'ils ne dévient pas des chemins tracés en
fonction des découvertes relatives à l'hygiène.
»111. Cependant, c'est à partir de la création
des ZUP112 en 1959 que naissent les grands ensembles à
travers des programmes de construction de masse et que le besoin de gardiens
s'amplifie pour l'entretien de cette pléiade de nouveaux immeubles.
La crise de 1973 marque les débuts du processus de
relégation qui caractérise ces grands ensembles jusqu'à
aujourd'hui. D'abord espace de transition destiné à accueillir
des populations se trouvant dans les premières étapes de leur
ascension sociale et de leur parcours résidentiel, les cités
deviennent peu à peu des zones de relégation qui interdisent
à la plupart de leurs habitants tout espoir de promotion sociale et de
mobilité résidentielle. Face à ce constat auquel s'ajoute
la dénonciation de la piètre qualité du cadre bâti
et des infrastructures urbaines, les bailleurs sociaux passent « d'une
phase d'équipement et de construction à une phase de gestion de
l'existant en vue d'améliorer la qualité du cadre de vie.
»113. De façon concomitante, la sociabilité
néo-urbaine fantasmée par les architectes qui ont conçu
ces espaces résidentiels prend plutôt la forme d'un repli
progressif sur la sphère privée. La proximité spatiale
propre à ce mode d'habitat s'accompagne d'une distance sociale
croissante entre les résidents114. Dans ce contexte, les
objectifs des bailleurs sociaux s'orientent vers une revitalisation du tissu
social des grands ensembles et les gardiens tendent à être
investis d'une mission de médiation. Au début des années
1990, la fonction de gardien, qui ne nécessitait auparavant aucune
compétence ni aucun apprentissage particulier, se formalise
légèrement avec l'apparition de formations, bien que celles-ci
restent relativement sommaires et sporadiques. Cette démarche
répond à l'adoption des « principes du
néolibéralisme gestionnaire »115 par les
organismes logeurs (rentabilité économique, logique de
marché, idéologie managériale) qui souhaitent rationaliser
le métier de gardien dans le cadre de leurs programmes de
modernisation.
110 Les habitations à bon marché (HBM)
correspondaient, jusqu'en 1949, aux actuelles HLM (habitations à loyers
modérés).
111 Ibid., p. 32.
112 Zones à Urbaniser en Priorité
113 Ibid., p. 35.
114 CHAMBOREDON Jean-Claude, LEMAIRE Madeleine, «
Proximité spatiale et distance sociale. Les grands ensembles et leur
peuplement », in Revue française de sociologie, n°
11-1 : 1970, p. 3-33.
115 MARCHAL Hervé, op. cit., p. 37.
53
Aussi, les premières émeutes urbaines accentuent
le rôle de médiation sociale conféré aux gardiens
qui doivent désormais tenter d'impliquer au maximum les habitants dans
une coproduction de la sécurité. Le décret du 18
décembre 2001 consacre ce rôle en instaurant une obligation de
gardiennage ou de surveillance dans les immeubles ou groupes d'immeubles «
de plus de 100 logements situées dans des zones urbaines sensibles ou
dans des communes dépassant 25 000 habitants. Que ce soit par les
décideurs politiques, par les acteurs du Mouvement HLM ou même par
des chercheurs en sciences sociales, les gardiens-concierges sont
désormais considérés comme l'une des solutions aux
problèmes rencontrés dans de nombreuses cités d'habitat
social de banlieue. »116. Finalement, qu'il s'agisse du
concierge de l'immeuble bourgeois du XIXème siècle ou
du gardien d'HLM d'aujourd'hui, c'est toujours une même mission de
contrôle social des populations indigentes et/ou déviantes qui se
situe au coeur de la mission de gardiennage. Toutefois, il est
nécessaire de prendre du recul avec la définition
institutionnelle de la fonction de gardien qui reste, somme toute,
théorique et largement idéalisée pour tenter de comprendre
le rapport singulier à leur métier qu'adoptent ces
travailleurs.
II. Définition du métier et
identité professionnelle
Dans leur exercice quotidien, les gardiens disposent d'une
large autonomie qu'ils apprécient et qui constituent la base de leur
identité professionnelle. Au vu du manque de formations
professionnelles, de la faible formalisation des tâches et de la grande
variété des péripéties qu'ils doivent gérer,
ils aiment mettre en avant leurs capacités relationnelles, leurs
compétences manuelles, leur autonomie et leur sens de la
débrouillardise. Ils opposent leur réactivité de terrain
à l'inertie des agents de bureau de leur employeur. Toutefois, cet
état de fait est à nuancer puisque, avec l'introduction
croissante d'une rationalité gestionnaire, les organismes logeurs
tendent de plus en plus à diviser le travail qui était auparavant
effectué par ces seuls gardiens. Cette division du travail peut, comme
c'est le cas chez Néolia117, prendre la forme d'une
délégation de certains travaux à des
sociétés privées118, d'une création
de
116 Ibid., p. 11-12.
117 Néolia est l'organisme logeur de l'immeuble
n°3.
118 Les agents de nettoyage des sociétés
privées assurent la sortie et le nettoyage des poubelles, l'entretien
des locaux poubelles et des caves, la réparation et l'entretien des
vide-ordures, la collecte, le stockage et l'évacuation des
encombrants.
54
différents profils de gardiens auxquels correspondent
des missions plus circonscrites119, ou d'une attribution de
certaines tâches de gardiennage aux agents administratifs120.
Cette restructuration du métier, qui assigne des tâches plus
précisément définies aux gardiens, est surtout
engagée dans les Entreprises Sociales pour l'Habitat bien qu'elle touche
aussi de plus en plus les Offices Public de l'Habitat121. Elle remet
en cause la définition de l'identité professionnelle des gardiens
fondée sur la polyvalence et l'autonomie, ce qui alimente chez eux une
certaine nostalgie122.
« Ca a beaucoup changé, en sachant qu'il n'y a
plus de relationnel, plus d'états des lieux, ni d'entrée, ni de
sortie. Maintenant c'est les conseillers habitat et les agents de gestion [qui
font les états des lieux]. Donc il n'y a plus de différences
entre un agent de propreté et une gardienne. C'est exactement le
même travail sauf que les gardiennes ne s'occupent plus des containers
poubelles : il n'y a plus de sorties-rentrées, il n'y a plus de...
Voilà, c'est la société de nettoyage qui fait. [...]
« On a un grand regret du métier de gardienne. Ca c'est vrai qu'on
en parle souvent et on dit : "Tu te rappelles il y a 10 ans, il y a 15 ans"...
». ». (Gardienne de l'immeuble n°3, Néolia,
Palente).
Pour bien comprendre comment les gardiens s'approprient leur
métier, il faut insister sur le fait que ce métier ne constitue
pas une vocation mais répond plutôt à un concours de
circonstances, à une opportunité dans un parcours professionnel
parfois tourmenté : « 95 % d'entre eux sont issus d'un autre milieu
professionnel »123. Du fait de leur socialisation
institutionnelle incomplète (manque de formation et de formalisation des
tâches), les ressources convoquées par les gardiens pour assurer
leurs missions et bâtir leur identité professionnelle proviennent
en grande partie de leurs expériences professionnelles
antérieures. La convocation d'anciennes manières de penser et
d'agir s'exprime pleinement à travers les gardiens que nous avons pu
rencontrer durant notre enquête de terrain. Le gardien de l'immeuble
n°1 reproduit une logique d'ordre acquise lors de son passage à
l'armée et de
119 Les différents postes de gardiennage
créés à la suite de la restructuration organisationnelle
de Néolia sont les suivants : agent médiateur (en charge des
aspects relationnels, des conflits de voisinage), agent d'entretien (en charge
de la partie la plus visible du nettoyage et de l'entretien,
c'est-à-dire les halls et les abords, le reste étant
délégué à une société privée),
chef de secteur (en charge de la coordination du travail des agents
d'entretien).
120 Concomitamment à la création de
différents profils de gardien, les missions attachées aux postes
administratifs ont également été redéfinies. Les
conseillers habitat s'occupent des tâches administratives (contrat de
location, justificatif de domicile, etc) et des états des lieux
d'entrée et de sortie. Les agents de gestion gèrent tout ce qui
se rapporte aux réparations ou travaux.
121 Il existe deux types d'organismes HLM réunis au
sein de l'Union Social pour l'Habitat (USH) : des établissements
publics, sous la bannière des Offices Publics de l'Habitat (OPH), et des
sociétés anonymes relevant du droit privé,
rassemblées sous le vocable d'Entreprises Sociales pour l'Habitat
(ESH).
122 Les gardiens et gardiennes interviewés n'ont pas ou
plus forcément ce titre de « gardien » (celle de l'immeuble
n°3 est « chef de secteur », celui de l'immeuble n°1 est
« responsable qualité ») mais continuent de se définir
spontanément comme tel.
123 Ibid., p. 14.
55
petits « boulots » dans la restauration. Il utilise
des métaphores militaires pour décrire les modalités
d'accomplissement des tâches sur son secteur et établit même
un parallèle entre l'arsenal d'outils et de produits de nettoyage du
gardien et les armes du soldat. Surtout, il insiste sur les notions de respect
et de discipline qui lui paraissent indispensables pour pouvoir mener à
bien son travail124.
« Et finalement, avec les années
passées aux 408125 tu te rends compte qu'entre l'armée
et les 408 c'est semi-disciplinaire quoi [rires], c'est toujours la même
chose. C'est un combat du matin au coucher. Les 408 c'est un boulot tendu.
Pourtant c'est que du nettoyage ! Mais dans le nettoyage que nous faisons il
n'y a pas que du nettoyage, tout simplement parce qu'il y a le lien avec le
locataire. Pourquoi ? Parce qu'il faut faire respecter, entre
parenthèses, le travail, il faut faire respecter les autres locataires,
il faut faire respecter le règlement d'immeuble. C'est que du respect.
Je te dis c'est quasiment semi-militarisé. Les 408 c'est l'armée
! ». (Gardien de l'immeuble n°1, Grand Besançon Habitat,
cité Brulard)
III. Valoriser ou subir le sale boulot
Cette définition du métier s'accompagne d'une
production de sens attaché aux différentes missions, ce qui
implique que certaines soient valorisées et pleinement investies, et
d'autres dépréciées et délaissées. Cette
acception est très palpable au niveau de la gestion des déchets
ménagers, d'autant plus que ce domaine d'action ne fait l'objet d'aucune
prescription de la part du bailleur126 et constitue, en quelques
sortes, l'archétype de ce que Everett Hughes nomme sale
boulot127. Le sale boulot désigne un travail
sans prestige qui ne nécessite pas de compétences techniques
particulières et qui, par là même, est
délégué, relégué « au plus bas
124 De même, le gardien de l'immeuble n°2, qui a
participé aux expérimentations du dispositif des emplois jeunes
dans le cadre du contrat local de sécurité de Planoise avant de
devenir gardien chez Habitat 25, définit sa mission actuelle à
travers les principes de la médiation et l'impératif de
sécurité. Quant à la gardienne de l'immeuble n°3 elle
avait occupé différents postes d'ouvrier spécialisé
avant d'être embauchée chez Néolia. Ainsi, elle
définit son métier de gardienne par rapport à ses
expériences professionnelles antérieures : d'une part, elle
apprécie le milieu dans lequel elle travaille puisque celui-ci reste
marqué par une sociabilité populaire à laquelle elle est
très attachée ; d'autre part, elle valorise son métier en
insistant sur l'autonomie qui lui est conférée par opposition au
travail à la chaîne.
125 « Les 408 » est la dénomination la plus
connue de la Cité Brulard. « 408 » parce que le projet
immobilier initial prévoyait la construction de 408 logements sociaux
bien que les trois immeubles en comportent 500 depuis l'opération de
réhabilitation au milieu des années 1990.
126 Si les tâches logistiques relatives au nettoyage,
aux rotations et à la sortie des bacs ou à la maintenance des
locaux poubelles sont clairement consignées dans les missions du
gardien, d'autres sont laissées à son bon vouloir (tri correctif,
rappels à l'ordre et sensibilisation des locataires).
127 HUGHES Everett, « Good people and dirty work », in
Social Problems, 1962 : vol. X, p. 3-11.
56
dans la hiérarchie des tâches d'une
catégorie »128. Aussi, son caractère de «
perpétuel recommencement » (mythe de Sisyphe) le rend invisible aux
yeux de l'organisation. D'une façon générale, l'ensemble
des missions des gardiens s'apparente à un sale boulot :
puisqu'ils se situent tout en bas de la hiérarchie du bailleur
social129, ils écopent de nombreuses petites tâches
déléguées tant par les locataires (nettoyage des parties
communes, nettoyage et sortie des poubelles, travaux et réparations) que
par les agents administratifs de l'organisme logeur (gestion des conflits entre
locataires, états des lieux). Pour faire face à cette besogne
déshonorante, les travailleurs disposent d'une solution qui consiste
à retourner le stigmate associé à l'acceptation et
à la réalisation du sale boulot. Il s'agit alors pour
eux de revendiquer un type de compétence particulier que ne
possède pas le reste de la hiérarchie, soulignant par là
même que leur rôle est fondamental pour le fonctionnement de
l'organisation bien qu'il soit peu mis en lumière. La principale
ressource sur laquelle les gardiens s'appuient pour valoriser leur fonction
est, comme dans le cas des aides-soignantes étudié par Anne-Marie
Arborio, la dimension relationnelle130 de leur travail.
Plus particulièrement, ce sale boulot trouve
son paroxysme dans les tâches inhérentes à la maintenance
des locaux poubelles et, dans ce cas, d'autres types de ressources sont
également convoqués, ou non, pour valoriser leur investissement
à ce niveau. Celles-ci prennent appui soit sur une éthique
professionnelle, soit sur une sensibilité aux thématiques
liées à la préservation de l'environnement, soit sur la
dimension technique des opérations réalisées. Par exemple,
le gardien de l'immeuble n°1 s'investit pleinement dans son rôle de
maillon de la chaîne du tri et reconnait une part de
responsabilité dans les résultats de la collecte sélective
des immeubles dont il s'occupe.
« Le gardien lui, maintenant il a une
responsabilité sur la réussite du tri dans chaque bâtiment,
ce qui veut dire une bonne gestion, une sensibilisation des usagers. C'est sur
ça qu'on peut dire qu'il est le maillon fort, par rapport à la
discussion avec les usagers, les sensibiliser. C'est lui le
128 ARBORIO Anne-Marie, « Quand le "sale boulot" fait le
métier : les aides-soignantes dans le monde professionnalisé de
l'hôpital, in Sciences sociales et santé, 1995 : vol. 13,
n°3, p. 108.
129 La situation est relativement différente lorsqu'il
y a délégation de certaines tâches à des entreprises
privées. Néanmoins, cette délégation
s'opérant en externe elle ne change pas fondamentalement
l'équilibre interne à l'oeuvre dans la hiérarchisation des
tâches.
130 « Les agents de terrain profitent de la moindre
marque de reconnaissance pour donner une valeur à leur immersion au sein
de leur monde quotidien. Ils revendiquent ainsi des compétences
relationnelles qu'eux seuls possèderaient grâce à leur
proximité avec les locataires. Si le contact direct avec les «
clients » est l'apanage des agents de terrain situés en bas de la
hiérarchie sociale, il permet à ces derniers de faire valoir un
type particulier de compétence. Les gardiens-concierges font ainsi de
leur exclusion des « bureaux » un moyen de donner une certaine estime
à leur travail. Le sale travail, entendu ici comme une obligation de
s'acquitter d'une fonction de service qui suppose une confrontation directe
avec des locataires appartenant aux catégories populaires, est
susceptible d'être utilisé comme une ressource. En effet, il
permet d'acquérir un savoir social que les gardiens-concierges
revendiquent fièrement au point de se considérer, pour un certain
nombre, comme des quasi-psychologues, éducateurs ou assistants
de services sociaux. ». MARCHAL Hervé, op. cit., p. 79.
57
premier. Il sera, on peut dire, le maillon le plus fort
pour pouvoir toucher les gens dans son immeuble. [...] Trier, présenter
le maximum de poubelles jaunes, si j'y arrive je valorise mon travail et je
valorise aussi tous les usagers qui participent au tri. [...] Alors c'est pour
ceux là qu'on travaille aussi dur, c'est pour ça qu'on joue le
jeu. » (Gardien de l'immeuble n°1, Grand Besançon
Habitat, cité Brulard)
D'une part, il fonde son éthique professionnelle sur
une logique d'ordre acquise à l'armée où chaque
élément doit se trouver à sa place et se montre ainsi
très rigoureux dans la gestion des poubelles sur ses immeubles. De la
même manière, le principe de respect étant essentiel pour
lui, il tient à encourager les locataires qui se donnent la peine de
respecter le tri. Dans cette optique, en contrôlant le contenu des bacs
jaunes et en opérant un tri correctif avant de les sortir sur le
trottoir pour qu'ils soient collectés, il évite que des erreurs
de tri soient constatées par les ripeurs et que les déchets
recyclables soient enlevés avec les déchets résiduels, ce
qui risquerait de décourager les locataires trieurs. Ainsi, le
gardien de l'immeuble n°1 consent à exécuter des
tâches non prescrites par son employeur et valorise par ce biais une
besogne qui s'apparente à un sale boulot. D'autre part, son
action au niveau de la collecte sélective dépend directement de
son degré de sensibilisation aux thématiques environnementales :
un gardien peu réceptif à de tels arguments et qui, de
surcroît, n'opère pas le tri au sein de son propre foyer risque de
ne pas s'investir dans la régulation des comportements des usagers sur
ses immeubles, et vice versa131. En outre, la dimension
technique introduite par la redevance incitative peut également
participer à la valorisation du travail des gardiens. Face au risque
d'identification cohésive, c'est-à-dire de stigmatisation du
travailleur à travers son assimilation à l'objet qu'il traite (en
l'occurrence le déchet), la médiation d'un vocabulaire et d'un
mode de gestion technicisés permettent de neutraliser la charge
négative associé au déchet. Le gardien n'est plus une
sorte de domestique moderne qui s'occupe de la souillure des autres mais le
gestionnaire d'un gisement d'ordures ménagères potentiellement
valorisable. Cette dimension technique s'exacerbe au niveau de sa tâche
de rotation et sortie des bacs qui a une incidence directe sur la variable de
facturation « levée ». Chaque bac loué par le bailleur
disposant d'une levée mensuelle gratuite, le gardien doit s'assurer que
tous les bacs disponibles sur l'immeuble soient utilisés et
présentés à la collecte au moins une fois chaque mois pour
ne pas perdre cette levée gratuite et, de cette façon,
maîtriser au maximum le montant de la redevance et faire valoir ses
qualités de « bon gestionnaire ».
131 BOUSSARD Valérie, MERCIER Delphine, TRIPIER Pierre,
« La dégradation du tri sélectif des déchets... ou
les frontières du cercle du tri », in L'aveuglement
organisationnel ou comment lutter contre les malentendus, Paris : Editions
CNRS Sociologie, 2004, p. 22.
58
« C'est technique, c'est pour ça, je te dis,
c'est très intéressant, c'est pas n'importe qui [qui peut le
faire]... [...] Ce qui est valorisant c'est que les statistiques vont sortir.
Ils vont dire "Oh purée, sur le bâtiment de Monsieur Untel on voit
qu'il y a une bonne gestion, un bon suivi, une bonne rotation.". [...] C'est
valorisé le travail. Nous, agents de nettoiement, on dit souvent : "On
n'est pas valorisés !". On nous met les outils à la main pour
nous valoriser. Même si ça reste dans notre travail quoi, c'est
les poubelles. Mais on nous donne les outils pour nous valoriser, gérer
nos poubelles. ». (Gardien de l'immeuble n°1, Grand
Besançon Habitat, cité Brulard)
Enfin, ces tâches de maintenance s'accompagnent d'une
mission de sensibilisation des locataires qui donne au gardien une nouvelle
occasion de faire valoir ses compétences relationnelles. Celles-ci se
concrétisent par des mécanismes de réciprocité avec
les usagers pour les inciter à adopter certaines pratiques et par
l'ajustement de la distance à leur égard, c'est-à-dire
qu'il ne faut pas que le gardien soit trop proche du locataire pour ne pas
devenir son obligé, ni trop loin pour ne pas perdre l'emprise sur lui.
Une nouvelle fois, le gardien de l'immeuble n°1 illustre de façon
très parlante la finesse nécessaire pour faire adhérer les
usagers à ses prescriptions.
« Alors tu vas lui dire quoi ? "Monsieur, ton sac
poubelle !". Il va te dire quoi ? Il va t'insulter. Qu'est-ce que toi tu vas
faire ? Tu vas te défendre. Fini, plus de dialogue. [...] C'est
très difficile de discuter avec les gens. Mais, l'art et la
manière : jamais couper le dialogue. [...] Moi je me dis une chose : "Il
est méchant aujourd'hui mais demain il est gentil.". Il est
méchant aujourd'hui parce que tu lui dis "Ta poubelle c'est pas sa place
!". Il est gentil demain parce qu'il a pas de courant à la maison. Et
là, tu fonds dessus là ! Tu comprends le truc là ? C'est
ça. Il faut pas rater l'occasion. Moi c'est comme ça que je
travaille : "Aujourd'hui c'est pas grave, il a gagné, j'arrête
là. Mais demain...". [...]Il va me dire [sur un ton aimable] : "Gardien,
le papier, la boite aux lettres, la vitre, le chauffage, y a pas d'eau...". Je
leur souhaite pas ! Mais je sais qu'un jour ou l'autre ils vont faire appel
à moi. [...] Ça sert à rien d'être méchant,
ça sert à rien de me dire ''J'en ai rien à faire !". Tout
ce que je te demande c'est de m'aider à réaliser ce que j'ai
envie de faire, comme moi je peux t'aider à résoudre tes
problèmes. C'est donnant-donnant. Joues le jeu avec moi, c'est tout. Tu
veux pas jouer le jeu avec moi ? C'est pas grave ! Mais moi je vais jouer le
jeu avec toi. Tu vas m'appeler ! Et là moi je te glisse dessus. Te
montrer que je suis là pour toi, que ce que tu me demandes je
t'écoute, ce que tu me dis je t'écoute, je fais pour toi,
j'essaye au mieux de t'arranger la chose. Comme ça quand je te dis "Par
contre cousin s'il-te-plaît, la poubelle, machin là... C'est
là !", tu vas pas le prendre mal là. ». (Gardien de
l'immeuble n°1, Grand Besançon Habitat, cité Brulard)
Cette valorisation du sale boulot par la
revendication d'un « savoir social » acquis à travers les
interactions quotidiennes de terrain passe par une attitude
compréhensive vis-à-vis des locataires. Même ceux qui
affichent un mode de gestion déviant de leurs déchets sont
59
supposés connaître des situations difficiles et
disposent ainsi de circonstances atténuantes quant au fait qu'ils
enfreignent régulièrement les règles collectives
liées au vivre-ensemble. Les erreurs que les usagers commettent (erreurs
de tri, poubelle au mauvais endroit) ne sont pas imputées à leur
négligence ou à leur mauvaise foi132 mais traduisent
plutôt une volonté de « bien faire » maladroite qu'il
s'agit d'aiguiller.
A l'inverse, certains gardiens, à l'instar de celui de
l'immeuble n°2 qui accorde la prépondérance à sa
mission de médiation et à l'objectif de sécurité,
tendent à négliger la question de la gestion des déchets
et rejettent toute la responsabilité des mauvais résultats de la
collecte sélective sur leurs usagers. Ils adoptent un rôle
minimal, en se conformant seulement aux prescriptions de leur employeur. Cette
posture passive s'illustre par « une rhétorique professionnelle
construite sur le refus d'être "l'esclave des locataires" ou "leur
larbin" »133 et par des discours disqualifiant une grande
majorité de locataires : « personne ne trie », « personne
ne respecte », « tout le monde salit ». Cette posture discursive
exacerbe le caractère ingrat des tâches de maintenance
qu'effectuent les gardiens et souligne l'impossibilité de trouver des
rétributions symboliques134 dans une telle besogne.
Dès lors, il n'est pas envisageable pour eux de consentir à
s'investir au-delà des prescriptions de leur employeur. Le fait
d'opérer, à titre gracieux, un tri correctif avant de
présenter les conteneurs à la collecte est jugé
dégradant, humiliant. L'introduction de la redevance incitative, avec
ses aspects techniques, ne change rien à leur vision des tâches de
maintenance. La poubelle reste poubelle, la souillure reste souillure et aucun
investissement supplémentaire de leur part n'est possible du moment que
les locataires ne se montreront pas plus respectueux de leur travail. L'usager
est donc forcément négligent et, une bonne part des erreurs qu'il
commet dans la gestion de ses déchets n'est pas imputable à son
manque d'information mais plutôt à sa mauvaise foi et à la
facilité dans laquelle il se complait. Ainsi, un dépôt
sauvage ou une grossière erreur de tri sont interprétés
par les gardiens comme un manque de respect manifeste, voire une agression,
à leur égard.
132 TAPIE-GRIME Muriel, « Coopération et
régulation dans les collectes sélectives des ordures
ménagères », in Sociologie du travail, 1998 : vol.
40, n°1, p. 80.
133 MARCHAL Hervé, op. cit., p. 44.
134 GAXIE Daniel, « Économie des partis et
rétributions du militantisme », in Revue française de
sciences politiques, 1/1977 : Vol. 27, p. 123-154.
60
IV. Un rôle d'ajustement
L'investissement des gardiens dans la gestion des
déchets est donc variable et dépend des ressources qu'ils sont
susceptibles de convoquer pour valoriser une tâche qui comporte a
priori tous les attributs d'un sale boulot. Mais, dans tous les
cas, ces derniers assurent au moins une régulation minimale sur les
immeubles dont ils ont la charge par l'accomplissement des tâches de
maintenance prescrites par leur employeur. Cette régulation peut
s'accentuer par la réalisation d'actes destinés à
réparer les défaillances matérielles ou humaines
constatées dans l'organisation de la chaîne du tri. Par exemple,
ces actions peuvent prendre la forme d'un contrôle de la qualité
du tri et, si nécessaire, d'une correction des erreurs de tri, comme
nous l'avons abordé à travers le cas du gardien de l'immeuble
n°1. Il peut aussi s'agir d'arrangements avec les locataires sur le mode
d'évacuation des encombrants. En principe, les locataires sont
censés amener leurs encombrants et autres déchets
spécifiques jusqu'en déchetterie et les organismes logeurs ne
devraient pas prendre en charge les monticules d'objets qui sont
abandonnés au pied des immeubles. Dans la réalité, peu de
locataires respectent cette injonction ce qui oblige les gardiens et les
bailleurs sociaux à trouver des compromis pour que ces types de
déchets ne soient plus déposés sauvagement et, de ce fait,
n'encombrent plus l'espace public. Par exemple, les locataires de l'immeuble
n°1 peuvent prendre contact avec leur gardien lorsqu'ils souhaitent se
débarrasser d'un meuble. Ce dernier leur indique alors à quel
moment ils pourront venir le déposer dans le local destiné au
stockage des encombrants. Quand le local est plein, le gardien fait appel
à une entreprise pour qu'elle évacue tous ces matériaux en
déchetterie. Une dernière action qui illustre les actes de
réparation auxquels se livrent les gardiens est l'aménagement des
locaux poubelles de façon à éviter le dépôt
de déchets résiduels dans les bacs jaunes ou à
améliorer l'effort de tri. Toujours sur l'immeuble n°1,
l'exiguïté des trappes jaunes dans lesquels les usagers glissent
leurs déchets recyclables étant un frein au tri des gros cartons,
le gardien a décidé de laisser ouvertes les grilles de l'abri
poubelles pour que ceux-ci puissent procéder à un
dépôt direct.
Ces différents actes de réparation sont
destinés à assurer l'efficience du mode de gestion des
déchets ménagers par « l'assouplissement de règles
formelles qui se révèlent inadaptées aux grands ensembles.
»135. Ils sont généralement inconnus ou peu pris
en considérations par les acteurs institutionnels, notamment la CAGB,
qui attendent davantage des gardiens l'établissement d'une communication
de proximité qu'une action corrective au
135 TAPIE-GRIME Muriel, op. cit., p. 84.
61
niveau du mode de gestion des déchets. Cependant, les
témoignages des gardiens rencontrés et nos observations prouvent
que cette communication de proximité n'est pas toujours aisée
à mettre en place pour plusieurs raisons. D'abord, il n'est pas
évident pour eux d'identifier clairement quelles sont les pratiques des
différents locataires, de savoir qui trie et qui ne trie pas. Or, toute
communication de proximité suppose une adaptation du discours à
l'interlocuteur. Ainsi, pour pouvoir interpeller un locataire, le gardien doit
nécessairement avoir observé sa pratique, de façon
fortuite ou non. Ensuite, comme en témoigne la stratégie
relationnelle du gardien de l'immeuble n°1, rappeler à l'ordre un
locataire ne se fait pas n'importe comment, n'importe quand et n'importe
où. Les gardiens opèrent un réglage de la distance
à l'usager qui les empêche de s'immiscer trop intimement dans la
vie privée de leurs locataires136. Il s'agit pour eux de
conserver une certaine neutralité et une confidentialité pour ne
pas se compromettre, pour rester en dehors des jeux de commérages entre
voisins et ainsi garder une emprise sur tous les locataires. Observer et
contrôler de façon trop insistante des pratiques qui
relèvent de la sphère privée et révèlent une
part de l'intimité des locataires risquerait de briser la
stratégie relationnelle qu'adoptent la plupart des gardiens. Il en va de
même en ce qui concerne l'émission de recommandations trop
abruptes (« Il faut trier ! », etc.) qui sont
interprétées par les usagers comme une disqualification de leur
qualité de « locataires respectueux ». Dès lors,
ceux-ci se sentent rangés dans la « case » des locataires
déviants et n'ont plus aucun scrupule à enfreindre, cette fois-ci
volontairement, les règles du vivre-ensemble137.
Les modes d'action privilégiés par les gardiens
sont donc ceux qui ne comportent peu ou pas de risques de voir leur
stratégie relationnelle désavouée. Tout d'abord, la
communication prend une allure formelle imposée par les agents
administratifs de l'organisme logeur via la distribution d'un guide de tri
à l'entrée du locataire dans le logement.
Généralement, l'information transmise à cette occasion se
retrouve noyée et
136 Cette posture se construit en opposition à la
figure populaire de la concierge commère qui colore sa vie
professionnelle en colportant des ragots sur ses locataires. C'est ce
qu'Hervé Marchal nomme une « stratégie de
désidentification » : « La posture idéale, aux
antipodes des pratiques auxquelles les concierges se prêtaient,
réside dans une stricte application de la « politique du singe
», c'est-à-dire, comme le diront certains
enquêtés, « tout entendre, tout voir et ne rien dire
». ». MARCHAL Hervé, op. cit., p. 48.
137 « C'est au cours de telles situations qu'un cercle
vicieux relationnel peut apparaître. En effet, aux yeux des
gardiens-concierges, certains locataires s'apparentent à des
non-alignés, dans le sens où ils ne s'alignent pas sur
les codes en vigueur et sur les règles élémentaires du
savoir-vivre. C'est à ce titre qu'ils feront l'objet d'une mise à
distance plus ou moins explicite. Mais ne comprenant pas pourquoi leur gardien
les évite, les locataires offensés peuvent à leur tour
être enclins à porter des jugements défavorables à
son sujet. Pourquoi feraient-ils des efforts alors que leur interlocuteur fait
manifestement preuve d'ostracisme à leur égard ? Ainsi, par un
effet de miroir, des locataires s'engagent dans une carrière de
non-aligné, vis-à-vis de leur gardien en le jugeant de plus
en plus négativement. Plus les relations se tendent, plus les
identités se durcissent jusqu'à ce que la rupture soit parfois
définitivement consommée. Les profanations rituelles initiales,
réalisées de façon totalement involontaire ou naïve
par les locataires, deviennent désormais les causes manifestes du
hiatus. ». Ibid., p. 104.
62
reléguée par « une procédure
d'entrée dans le logement déjà longue et fastidieuse
»138. Aussi, les gardiens sont amenés à
développer, selon leur bon vouloir, une autre forme de communication
écrite qui se matérialise par l'affichage des consignes de tri
dans les locaux poubelles. Il peut s'agir de supports de communication
autoproduits ou d'outils réalisés par la CAGB et transmis par les
conseillers en habitat collectif. Parfois, face à l'expérience
qu'ils font d'erreurs de tri récurrentes, certains gardiens ajoutent
même des consignes négatives (« Il ne faut pas mettre telle
matière dans le bac jaune ») pour compléter les consignes
institutionnelles qui revêtent seulement une forme positive (« Il
faut mettre tel emballage dans le bac jaune »). Surtout, ils mettent en
oeuvre une communication orale à condition qu'elle prenne place dans des
espaces bien délimités et dans des situations précises.
Cette communication orale prend la forme de rappels à l'ordre qui
s'effectuent directement en situation, c'est-à-dire lorsque les
locataires apportent leurs ordures au local poubelles et que le gardien observe
une non-conformité dans le dépôt. En effet, le local
poubelle constitue le territoire quasi-exclusif du gardien : les locataires ne
revendiquent pas de droits spécifiques sur cet espace connoté
négativement, ils se hâtent d'y déposer leurs rebuts et en
repartent promptement. Cette absence d'appropriation de l'espace «
poubelles » qui est, par conséquent, directement assimilé au
gardien, confère un surcroît de légitimité à
ce dernier pour interpeller les usagers et veiller au respect des consignes. En
revanche, les espaces intermédiaires situés entre la
sphère privée et l'espace public sont partagés dans les
usages entre les locataires et le gardien, ce qui atténue
l'autorité de ce dernier et le bien-fondé de ses remontrances.
Enfin, en ce qui concerne l'espace privé de l'appartement, il serait
déplacé de la part du gardien de procéder à des
rappels à l'ordre sur le territoire des locataires sous peine de
provoquer leur indignation et de s'attirer leur hostilité. Il ne dispose
donc pas d'une légitimité lui permettant d'interpeller les
usagers au sein de cet espace et, pis, il risquerait de se trouver encore plus
en porte-à-faux s'il tentait de leur imposer un modèle de gestion
domestique de leurs déchets. Finalement, le gardien n'a
réellement de prise que sur le dépôt139 : il ne
veille donc pas à ce que les locataires trient au sein de leur foyer, il
s'assure simplement qu'ils déposent leurs sacs proprement dans les
poubelles appropriées.
Son rôle de communication de proximité se limite
donc à certains espaces et à certaines situations qui ne menacent
pas son réglage de la distance à l'usager. Bien qu'il soit
clairement identifié comme un relais d'information par les usagers
trieurs qui expriment des
138 ETIcs/Université François-Rabelais et
Etéicos, DETRITUS / DEchets, TRI eT Usages Sociaux. Gestion des
déchets et tri sélectif en habitat collectif HLM, Etude
réalisée pour le compte de l'ADEME, Avril 2012, p. 68.
139 Avant le dépôt, le cheminement du déchet
est susceptible de passer par trois phases : la séparation (tri), le
stockage, l'évacuation.
63
doutes sur une consigne de tri, il ne se trouve pas en
position d'enrôler des usagers non trieurs dans la pratique du
tri. Ainsi, la communication de proximité des gardiens est
substantiellement différente et complémentaire à celle des
conseillers en habitat collectif. Le discours des conseillers vise à
délivrer un argumentaire pour convaincre les usagers non trieurs
d'adhérer au tri et fournit des informations aux usagers
trieurs pour leur permettre de perfectionner leur geste et de
conforter le bien-fondé de leur démarche.
Pour finir, nous pouvons souligner que le rôle essentiel
joué par les gardiens dans la régulation de la collecte
sélective en habitat collectif est partiellement remis en cause par les
politiques des bailleurs sociaux qui tendent de façon croissante
à déléguer les tâches les moins valorisantes
à des sociétés de nettoyage. Les agents d'entretien de
Néolia Palente ont perdu la compétence « gestion des
poubelles » depuis le passage au tri, ce qui a bloqué toute
possibilité d'investissement à ce niveau de leur part. Toutefois,
le renforcement de la collaboration entre cet organisme logeur et la CAGB
depuis l'instauration du programme d'accompagnement à la mise en place
de la redevance incitative en habitat collectif a permis aux agents de terrain
de Néolia de prendre conscience de leur importance dans la chaîne
du tri et d'endosser un rôle dans la régulation de la collecte
sélective sur leurs immeubles.
Enquêteur : « Et vous allez faire de la
surveillance, vous m'avez dit. Dans quel sens de la surveillance ?
»
Gardienne de l'immeuble n°3 : « Ben si on voit
quelqu'un qui trie mal ou voilà, on le dit, on l'aide. »
Enquêteur : « Parce qu'avant vous ne faisiez
pas trop attention à ce qu'ils allaient jeter à la poubelle.
»
Gardienne de l'immeuble n°3 : « Non, non. Mais
maintenant... Voilà, ben comme la mamie de l'autre jour : j'étais
en train de mettre un courrier, je l'ai vu avec ses médicaments, je lui
ai dit "Ah non, il faut pas faire ça !" ».
Enquêteur : « Mais ça aurait
été deux ans auparavant vous ne l'auriez pas interpelé
parce que vous n'auriez pas su... »
Gardienne de l'immeuble n°3 : Non, je l'aurais pas
fait parce que d'une part je l'aurais pas su et puis j'aurais dit "Bon ben elle
met... [au bon endroit]". Pour nous, dès l'instant où vous mettez
dans les bacs c'est déjà bien, vous mettez pas par terre.
Voilà. » (Gardienne de l'immeuble n°3, Néolia,
Palente)
Alors que les défaillances des opérations de
collecte sélective en habitat collectif sont généralement
imputées à des « mauvais » comportements individuels
des usagers qu'il s'agit de corriger par une communication pédagogique
de masse, elles révèlent surtout des
déficiences dans l'agencement organisationnel des
différents maillons de la chaîne du tri (usagers, gardiens,
ripeurs) 140.
64
140 TAPIE-GRIME Muriel, op. cit., p. 85.
65
Chapitre 5 - Représentations et pratiques des
usagers en milieu
HLM relégué
A travers les discours recueillis auprès des acteurs
institutionnels (gardiens, techniciens de la CAGB, conseillers du tri,
animateurs et travailleurs sociaux, responsables associatifs) ressort un
constat de base au niveau de l'investissement des usagers dans la gestion des
leurs déchets en habitat social collectif relégué : le tri
n'est pas une question fondamentale pour des populations qui rencontrent des
problèmes bien plus aigus au quotidien. Ce propos récurrent
traduit à la fois le réalisme et le pessimisme des acteurs
institutionnels qui travaillent dans les cités HLM. En
énonçant un tel lieu commun on a à la fois tout et rien
dit, on s'interdit de saisir la diversité et la profondeur des
représentations et pratiques des usagers. Certes, les
défaillances des opérations de collecte sélective rendent
compte de problématiques plus profondes qui traversent ces quartiers et
qui se rapportent tant aux difficultés économiques des
ménages qu'à l'absence de normes partagées pour
réguler les modes d'habiter. D'ailleurs, lorsqu'on recueille les
discours des habitants on s'aperçoit que « la perception de la
politique en matière de gestion des déchets s'inscrit dans une
perception plus large de gestion et d'entretien du quartier.
»141. Le déchet étant un très bon
révélateur social, les débats autour de la propreté
du quartier cristallisent les tensions entre les différentes populations
qui y résident.
I. L'absence de normes partagées pour
réguler les modes d'habiter
Les faibles performances de la collecte sélective en
milieu urbain relégué révèlent
l'hétérogénéité socioculturelle des modes de
vie qui caractérisent ces quartiers142. Du trieur assidu
au « salisseur » qui jette couches et restes de repas par sa
fenêtre, la diversité des comportements observés interdit
d'appréhender la population sous un angle unique et d'opérer des
généralisations hâtives. A cette
hétérogénéité socioculturelle s'ajoutent
deux facteurs connexes qui renforcent l'absence de régulation collective
des modes d'habiter : la trajectoire résidentielle subie par la plupart
des habitants et l'échelle de cohabitation. D'une part, la
majorité des habitants de cités HLM se sont retrouvés
rassemblés au sein d'un même espace résidentiel sans
l'avoir choisi, faute de mieux. Par conséquent, l'obligation de vivre
141 ETIcs/Université François-Rabelais et
Etéicos, op. cit., p. 25.
142 PINÇON Michel, Cohabiter : groupes sociaux et
modes de vie dans une cité HLM,, Paris : Plan construction, 1982,
246 p
66
ensemble est ressentie comme une contrainte plus que comme une
opportunité de nouer un réseau relationnel étroit et
chaleureux. D'autre part, plus l'échelle de cohabitation,
c'est-à-dire la taille de l'unité d'habitation, est grande et
plus émergent des tensions, des confrontations inhérentes aux
différentes définitions des modes d'habiter. Bien qu'il existe
des règlements formels établis par les bailleurs sociaux, ceux-ci
concernent essentiellement « l'usage des installations et
équipements et assez peu, hormis quelques interdictions et obligations
positives, les relations proprement dites entre les cohabitants.
»143. Or, dans la lignée des travaux de l'Ecole de
Chicago sur les spécificités de la sociabilité urbaine,
nous pouvons affirmer que la régulation sociale d'un espace « est
d'abord l'affaire de tout un réseau, complexe au point d'être
presque inconscient, de contrôles et de règles
élaborés et mis en oeuvres par les habitants eux-mêmes.
»144. Nous pouvons élargir ce propos à la gestion
des déchets ménagers en habitat collectif : les performances de
la collecte sélective sur un immeuble reflètent les
capacités d'autorégulation des comportements du groupe
résidentiel.
Ainsi, la situation de l'immeuble n°3 contraste fortement
avec celle des immeubles n°1 et 2. Il s'agit d'une unité
d'habitation plus restreinte (seulement 40 logements) que les locataires se
sont appropriés sur le mode de la résidence privée. La
trajectoire résidentielle de la plupart des locataires de l'immeuble
n°3 semble moins subie que choisie. En effet, l'immeuble disposant d'un
certain standing (un des rares logements HLM de Palente à disposer d'un
ascenseur) et ayant fait l'objet d'une labellisation «
génération » (aménagements spécifiques pour
accueillir des personnes ne disposant pas d'une autonomie de vie totale,
notamment des personnes âgées), Néolia n'installe pas
n'importe quel type de locataires dans ces logements. Pour pouvoir
intégrer un tel immeuble il faut correspondre à un profil
particulier, ce qui exclue de fait les familles nombreuses ou les locataires
« à problèmes ». Malgré l'absence d'actes de
régulation du gardien au niveau de la gestion des déchets (du
fait de la délégation de ces tâches à une
société privée), les habitants, pour la plupart des
personnes âgées qui occupent leur logement depuis plus d'une
dizaine d'années, mettent en oeuvre des mécanismes de
contrôle social. Ceux-ci opèrent sur des échelles de
cohabitation réduites et peuvent prendre différentes formes. Par
exemple, au niveau de chaque étage145, les locataires
effectuent eux même le ménage à tour de rôle dans le
couloir. Un tel
143 MOREL Alain, « La civilité à
l'épreuve de l'altérité », in HAUMONT Bernard, MOREL
Alain [dir.], La société des voisins. Partager un habitat
collectif, Paris : Éditions de la Maison des sciences de l'homme,
Ethnologie de la France, Cahier 21, 2005, p. 10.
144 JACOBS Jane, Déclin et survie des grandes
villes américaines, Liège : Mardaga, 1991. Cité in
JOUENNE Noël, Dans l'ombre du Corbusier. Ethnologie d'un habitat
collectif ordinaire, Paris : L'Harmattan, Questions Contemporaines, 2007,
p. 36.
145 Il y a une petite dizaine d'appartements par étage et
cinq étages sur l'immeuble.
67
mode de fonctionnement, pour pouvoir perdurer dans le temps
sans créer de conflits de voisinage, oblige les locataires à
coopérer dans l'exercice de cette tâche, à s'entendre sur
une définition commune du « propre » et des modes d'habiter.
Aussi, certains locataires assument un rôle moteur au niveau du tri sur
leur étage en diffusant de l'information par voie orale (conseils,
sensibilisation) ou écrite (prospectus sur le gestion des
déchets) à leurs voisins et, parfois, en corrigeant certaines
erreurs de tri manifestes dans le bac jaune lorsqu'ils emmènent leurs
déchets recyclables jusqu'au local poubelles. De plus, tous les
locataires se connaissant plus ou moins personnellement au niveau de l'immeuble
et les plus intégrés d'entre eux opèrent une
régulation des comportements via la logique du ragot. Des usages
moyens146 se dégagent des pratiques des habitants et sont
investis d'une valeur normative : le locataire qui s'en écarte subit la
foudre de ses voisins, acquiert une mauvaise réputation et est
très vite marginalisé au sein du collectif
d'habitation147. Cette stigmatisation des locataires déviants
se double d'une survalorisation de l'identité collective des locataires
alignés qui se matérialise par le zèle
affiché dans l'entretien des parties communes et le contrôle des
allers-venus dans l'immeuble, puisque les espaces de cohabitation sont
censés refléter les qualités morales des
habitants148. Cette forme de régulation interne au groupe
résidentiel est puissante puisqu'elle autorise une normalisation des
comportements dans les espaces intermédiaires qui peut même
s'immiscer dans la sphère privée. Tel est le cas en ce qui
concerne la gestion des déchets : non seulement le locataire est enjoint
à respecter la propreté des parties communes en ne laissant pas
trainer ses sacs poubelles dans les couloirs et en les déposants dans le
bac approprié mais, en plus, il est fortement incité à
trier ses déchets au sein de son espace domestique sous peine de
compromettre sa réputation dans l'immeuble. Ainsi, le déploiement
d'une forme de contrôle social minimal suppose l'existence d'un groupe
dominant capable d'instaurer un usage moyen reconnu et stabilisé. «
L'existence d'un tel groupe, qui n'est pas nécessairement
146 « Jean-Claude Kaufmann (1983), qui a utilisé
cette notion pour caractériser les relations dans une cité HLM en
Bretagne, remarquait que l'« usage moyen » n'est pas
généralisable - il naît d'un rapport de force - et que plus
l'ensemble résidentiel est grand, plus il peine à
s'établir. Il se construit plus facilement au sein d'un groupe restreint
comme celui que forme la cage d'escalier. ». MOREL Alain, op.
cit., p. 12.
147 « Sans chercher l'affrontement direct avec ceux qui
dérangent, les habitants disposent néanmoins de moyens pour
manifester leur réprobation et faire savoir quelles règles ils
voudraient voir respecter : dénonciation et médisances,
évitements plus ou moins manifestes et attitudes distantes, regard
réprobateur, refus de saluer et refus de fréquentation des
enfants, et, plus directement, admonestations, actions démonstratives
comme coups au plafond [...] pour promouvoir des usages auxquels ils sont
attachés [...].Cette production normative individuelle trouve un
prolongement collectif, entre voisins, sous la forme de scènes de
justification sur le bien-fondé de la réprobation, de discussions
sur la définition de la situation afin que celle-ci fasse sens (ce qui
est tolérable à un moment de la journée peut ne plus
l'être à un autre), d'un travail de construction des figures de
déviants (les jeunes, les immigrés, les chômeurs, les
assistés, les gens sales, etc.) ou à l'inverse d'habilitation des
gens comme il faut. ». MOREL Alain, op. cit., p. 11.
148 HONNORAT Annie, « Cohabiter malgré tout
», in HAUMONT Bernard, MOREL Alain [dir.], La société
des voisins. Partager un habitat collectif, Paris : Éditions de la
Maison des sciences de l'homme, Ethnologie de la France, Cahier 21, 2005, p.
298.
68
majoritaire, tient, entre autres, à la stabilité
des occupants et à leur commune habitude de considérer leurs
propres pratiques, qui se sont accordées avec le temps, comme
référence collective. »149.
En revanche,
l'hétérogénéité socioculturelle et le fort
taux de rotation locatif qui caractérisent les immeubles n°1 et 2
freinent la constitution d'un groupe d'habitant dominant, légitime et
stabilisé en mesure d'asseoir une norme collective régulant les
modes d'habiter. De surcroît, l'introduction du tri a élevé
le « niveau de la norme du "bon" comportement »150 et a
augmenté la difficulté à définir et faire respecter
un usage moyen. On observe donc une pléthore de pratiques disparates
sans qu'aucune d'entre elles ne triomphe et ne s'impose aux autres. A cela
s'ajoute une diversité des cadres interprétatifs qui permettent
aux habitants de donner un sens à ces multiples pratiques151.
Par exemple, une partie de la population qui s'exécute à trier
ses déchets considère ce geste comme « allant de soi »
et juge négativement ceux qui n'adoptent pas cette pratique, ce qui les
rapproche de la définition normative de l'immeuble n°3. D'autres,
qui ne trient pas leurs déchets, confèrent à cette
pratique une valeur négative en la rapprochant d'un sale boulot
non rémunéré. Bref, non seulement les pratiques
diffèrent mais, en plus, elles n'acquièrent pas une signification
sociale partagée. Les situations relativement similaires de l'immeuble
n°1 et de l'immeuble n°2 laissent transparaître une
confrontation insoluble entre de nombreux principes d'action ainsi qu'entre les
différents jugements moraux qui leur sont corrélés. Ces
décalages entre locataires peuvent être porteurs de conflits, ce
qui pousse la plupart d'entre eux à adopter une position de retrait
plutôt que de tenter d'intervenir et d'imposer sa définition de la
norme. Rappeler à l'ordre son voisin comporte un risque de
compromission, c'est-à-dire que les habitants craignent des «
représailles » par lesquelles ils pourraient perdre la face
publiquement et voir leur réputation piétinée. C'est
pourquoi les locataires délèguent presque entièrement la
régulation des modes d'habiter au bailleur social et à ses agents
de terrain que sont les gardiens. Ainsi, comme nous l'avons déjà
détaillé, la forme de régulation alors mise en oeuvre par
ces derniers concerne principalement les pratiques qui s'opèrent dans
l'espace public ou au sein des parties communes. Les gardiens ne peuvent donc
intervenir que sur les comportements qui ont trait à l'évacuation
et au dépôt des déchets par les locataires. En aucun cas
ils ne peuvent prescrire à
149 MOREL Alain, op. cit., p. 13.
150 BODINEAU Martine, « Jeter n'est pas salir :
ethnométhodologie d'une enquête sur la propreté des espaces
publics », in Cahiers d'ethnométhodologie, 2009 : n°
3, p. 28.
151 Comme le révèle Howard Becker, il y a une
« indépendance logique entre les actes et les jugements que les
gens portent sur eux ». BECKER Howard S., Outsiders. Études de
sociologie de la déviance, Paris : Métailié, 1985, p.
210.
69
leurs locataires un mode de gestion domestique des ordures
ménagères en leur imposant par exemple de faire le tri.
En ce qui concerne les immeubles en situation de
relégation aigue, les difficultés éprouvées tant
par les habitants que par les organismes logeurs pour réguler les
comportements liés aux modes d'habiter constituent un contexte de fond
sur lequel il semble difficile d'agir. Par contre, en tentant de capter les
représentations des habitants et de saisir les micro-pratiques qu'ils
mettent en oeuvre dans la gestion de leurs déchets, il est possible de
faire ressortir les rapports au déchet propre aux milieux urbains
défavorisés et ainsi d'ajuster les actions de la
collectivité en fonction des préoccupations des usagers.
II. Les différentes pratiques de tri et les
discours afférents
Tout d'abord, contrairement à certains
présupposés, tous les usagers ont connaissance de la norme
institutionnelle préconisant le tri des déchets via leur
confrontation quotidienne au mobilier urbain : au minimum, les usagers
remarquent qu'il existe plusieurs types de poubelles (la jaune, la grise, le
PAV pour le verre, etc.)152 et donc plusieurs flux de
déchets, même si ils ne connaissent pas forcément les
modalités d'application du tri. En revanche, tous ne se positionnent pas
de la même manière face à l'injonction au tri : certains se
trouvent en marge de cette norme, d'autres la méconnaissent et en
atténuent la portée, quelques-uns s'efforcent de l'appliquer du
mieux qu'ils peuvent.
1. Typologie des usagers en habitat social
relégué
Malgré
l'hétérogénéité socioculturelle qui
caractérise les immeubles n°1 et 2, notre enquête de terrain
a permis de mettre à jour différents types de pratiques de
gestion des déchets auxquels sont liés des discours et des
niveaux d'information spécifiques. Nous proposons ainsi de
modéliser la population des usagers en habitat social
relégué selon trois
152 « Franchement, mis à part, comme je vous
ai dit, j'ai vu il y a quelques années ils ont changé toutes les
poubelles en bas, que maintenant il y a du bleu et il y a du jaune, chose qu'il
n'y avait pas avant. Ouais, que voilà, comme je vous ai dit les
poubelles de verre, les machins, enfin il y a des choses dans la rue bien
sûr qui attirent l'oeil et qui fait que tu te poses des questions. Mais
j'ai pas été vraiment sensibilisée en fait. [...] Ouais,
c'est plus le changement qui a fait que je me suis posée des questions
en fait [plutôt] que vraiment les informations, je sais pas moi, aux
arrêts de bus ou quoi, machin. J'ai jamais vu des choses comme ça.
» (Locataire de l'immeuble n°1,
70
profils - les déconnectés, les
perplexes et les trieurs assidus - correspondant à des
types idéaux153.
Les déconnectés
Il s'agit d'une minorité de la population,
principalement constituée de personnes mal intégrées et
désignées comme déviantes (primo-arrivants, « cas
sociaux »), qui ignorent presque tout de la « bonne » gestion
des déchets ménagers au regard des difficultés
économiques et sociales auxquelles ils sont confrontés.
L'information dont ils disposent sur le sujet est lacunaire, voire inexistante
: ils ignorent qu'une redevance incitative a été mise en place
et, bien qu'ils perçoivent l'existence d'une collecte sélective,
ils n'ont presque aucune notion en matière de tri. Cette population
semble tellement « déconnectée » des enjeux
inhérents à la gestion des déchets qu'il peut
paraître illusoire d'espérer emporter leur adhésion au
dispositif mis en place par la CAGB.
Les perplexes
Cette typologie comprend une large majorité de la
population qui, lorsqu'on l'interroge sur le tri, évoque
spontanément les pratiques déviantes de certains
déconnectés (jets de déchets par les
fenêtres, dépôts sauvages, etc.) sans même aborder son
propre mode de gestion domestique. Ce report de la faute sur les populations
marginalisées leur permet d'éviter d'avouer à
l'enquêteur qu'ils ne trient pas et, par là même, d'admettre
qu'ils sont eux-mêmes déviants par rapport à la norme
institutionnelle. Les perplexes sauvent leur honneur154 en
déplaçant le stigmate dont est victime l'immeuble ou le quartier
dans lequel ils résident, en rejetant les mauvais comportements (jets
par les fenêtres, dépôts sauvages) sur les populations mal
intégrées. Par la dénonciation du désordre
provoqué par certains fauteurs de troubles ils tentent ni plus ni moins
de recréer de l'ordre au sein d'une situation vécue comme
anomique. Ceci passe par un système d'oppositions qui distingue
l'habitant intégré de l'habitant non intégré, les
comportements conformes des comportements déviants. Ce discours laisse
transparaître une définition et une attente de confirmation d'une
norme minimale qu'ils s'évertuent à respecter : mettre les
ordures au « bon endroit », c'est-à-dire dans un sac qui
sera
153 Nous nous inscrivons dans la définition que Max
Weber a donnée de l'idéal-type, c'est-à-dire que cet outil
est plus destiné à fournir une grille d'intelligibilité
permettant d'approfondir la réflexion sur un phénomène
qu'à retranscrire la réalité. La construction d'un
idéal-type consiste tout d'abord à relier dans une trame commune,
des phénomènes potentiellement disparates de l'expérience,
quitte à atténuer ou mettre en avant certains traits de l'objet
étudié.
154 CALOGIROU Claire, Sauver son honneur. Rapports sociaux
en milieu urbain défavorisé, Paris : L'Harmattan, Logiques
sociales, 1989, 150 p.
71
proprement déposé dans la poubelle prévue
à cet effet, sans forcément trier. A travers la construction d'un
tel réquisitoire, les perplexes valorisent une forme d'usage
qui est la leur et qu'ils aimeraient voir appliquée par tous pour
qu'elle devienne un usage moyen capable de réguler les comportements au
niveau de la gestion des déchets.
Par ailleurs, cette population considère que son
adhésion au tri est facultative et ne se définit donc pas comme
acteur dans la chaîne du tri. Elle entretient une représentation
imaginaire selon laquelle les déchets non triés par les
ménages sont systématiquement retriées en usine
après leur collecte. Néanmoins, une grande partie des
perplexes trie ses déchets sporadiquement lorsqu'elle se
retrouve dans des situations spécifiques et se situe, dans une certaine
mesure, à la croisée des catégories d'usagers que le
rapport DETRITUS nomme trieurs partiels et trieurs
occasionnels155. Par exemple, une locataire de l'immeuble
n°1 témoigne du fait qu'elle triait parfois certaines
matières pour des raisons de commodité avant que l'intervention
en porte-à-porte d'une conseillère du tri ne l'incite à
s'engager dans le tri de façon plus assidue.
« Si je dois descendre avec un gros carton, je vais
pas le mettre dans la poubelle bleue alors que
juste devant moi il y a l'image pour qu'il rentre dans la
poubelle jaune. [...] Le verre c'est pareil. Enfin si j'ai, je sais pas moi,
dix bouteilles en verre, j'allais pas les jeter dans la poubelle en bas, je
sais que ça va là-bas. Mais c'était pas assez
régulier, c'était pas au quotidien en fait. Alors que maintenant
c'est un peu plus. ». (Locataire de l'immeuble n°1, 26 ans, au
chômage, a toujours vécu à la cité Brulard, partage
l'appartement de sa mère)
Les perplexes ont conscience de payer pour
l'enlèvement de leurs ordures ménagères à travers
leurs charges locatives mais ils n'ont aucune idée du montant dont ils
s'acquittent, ni même du mode de calcul (redevance incitative) et de
répartition en vigueur (tantième). Ils ne prêtent
guère attention à la communication écrite (affiches,
lettres d'information) qu'ils considèrent comme « ne les concernant
pas » mais sont sensibles aux interactions directes avec les conseillers
du tri. Il s'agit d'une population qui, selon les gardiens, accepte de «
jouer le jeu », c'est-à-dire qui fait l'effort de ne pas salir, de
ne pas déposer ses déchets n'importe où, de ne pas
perturber le système. Les perplexes constituent le public cible
pour les opérations de sensibilisation : à travers une
communication adaptée il est relativement aisé d'infléchir
leurs représentations erronées sur la gestion des déchets
et de leur livrer un
155 Les « trieurs partiels » sont les usagers «
qui trient certains déchets et pas d'autres mais avec
régularité ». Les critères qui les amènent
à inclure ou exclure certaines matières du geste de tri sont au
nombre de trois : la taille (par exemple, les gros cartons seront triés
pour des raisons pratiques puisqu'ils ne rentrent pas dans la poubelle
domestique), le degré de souillure (par exemple, la boite de sardine
odorante sera exclue du tri) et la dangerosité (par exemple, la bombe
aérosol perçue comme un contenant dangereux ne sera pas
triée). Quant aux « trieurs occasionnels », il s'agit
d'usagers qui trient de façon discontinue dans le temps et souvent de
manière incomplète. ETIcs/Université
François-Rabelais et Etéicos, op. cit., p. 7.
72
argumentaire pour qu'ils s'engagent dans une démarche
de tri. En revanche, ils sont généralement critiques face aux
opérations de compostage collectif, surtout si celles-ci prennent place
sur des immeubles « à problèmes ». Ils se montrent
même sceptiques et pessimistes vis-à-vis de ces opérations,
considérant qu'il s'agit d'un délire technocratique qui ne
répond en rien aux difficultés quotidiennes que rencontre la
population locale.
« [Le compostage] j'en vois pas l'utilité.
Honnêtement, je pense que c'est plus un truc qui va cramer toutes les
semaines, plutôt qu'un truc qui va véritablement servir. Donc non,
non. Franchement j'y pense même pas, j'arrive même pas à y
croire. [...] Enfin ouais, mettre de l'argent où vraiment on se dit que
ça peut être détruit comme ça, bêtement, et
jamais réutilisé... Facture inutile j'ai envie de dire. C'est
vraiment... C'est bidon. » (Locataire de l'immeuble n°1, 26 ans,
au chômage, a toujours vécu à la cité Brulard,
partage l'appartement de sa mère)
Les trieurs assidus
La catégorie des trieurs assidus, largement
minoritaire, est composée d'habitants qui résident dans le
quartier depuis longtemps, se sont approprié leur logement sur le mode
de la résidence privée et respectent à la lettre les
consignes de tri. Ceux-ci trient de façon complète les
différents flux de matière : tri des déchets recyclables,
fréquentation des PAV verre, des points relais textiles, des
déchèteries, etc. Cette population a ancré le geste de tri
dans ses habitudes, ce qui se traduit par une minimisation de l'effort consenti
pour la mise en oeuvre de cette pratique : « C'est pas compliqué de
faire le tri ! », « C'est pas pour le temps que ça prend...
». Elle s'informe par le biais du bouche-à-oreille (voisins,
proches), de la presse locale et est réceptive à la communication
écrite. De ce fait, il s'agit bien souvent de la seule frange de la
population qui ait connaissance de la mise en place de la redevance incitative
bien qu'elle ne sache pas vraiment détailler ses modalités
d'application et se positionne donc comme étant en attente
d'informations supplémentaires sur ce sujet. Les trieurs assidus
se disent intéressés par la mise en place de projets de
compostage collectif qui constituent pour eux un prolongement logique de leur
engagement dans le tri.
Si les trieurs assidus minimisent l'effort consenti
pour pratiquer le tri, force est de reconnaître que ce geste n'est pas
donné naturellement et que, par conséquent, il suppose un
apprentissage social capable de se concrétiser par la modification du
mode d'organisation domestique. Avant d'aborder la question des
modalités d'application du geste de tri, détaillons les pratiques
qui se réfèrent aux objectifs prioritaires dans la
hiérarchie du traitement des déchets consacrée par le
Grenelle de l'environnement : la prévention et la
réutilisation.
73
2. Un principe de prévention marginal, des pratiques
de réutilisation ancrées dans des valeurs populaires
Au niveau des ménages, le principe de prévention
est censé s'intégrer dans la palette de critères qui
guident la rationalité de l'éco-consommateur. Il correspond
à l'ensemble des actions, ou non action (par exemple, ne pas consommer
tel produit), que ce dernier peut mettre en oeuvre pour prévenir ou
réduire la production et la nocivité des déchets. En
milieu urbain défavorisé, le principe de prévention reste
relativement marginal et le critère d'achat des consommateurs reste
avant tout économique. Les usagers de l'habitat HLM
relégué ne prennent que rarement en compte le suremballage pour
orienter leurs choix de consommation. Pour trouver les meilleures offres en
termes de prix, une grande partie des ménages s'appuie sur la
publicité papier afin de prendre connaissance des différentes
promotions en cours, ce qui freine la distribution par les conseillers du tri
de leur outil de prévention phare qu'est le fameux autocollant «
Stop pub ».
« Après, les grosses courses en
général ça dépend. On est pas vraiment... On est
pas une clientèle très très fidèle dans le sens
où on va aller selon les promotions. [...] Moi je sais que je fais
toujours attention au prix. Si je peux aussi faire attention au produit, faire
en sorte qu'il soit recyclable et machin, c'est cool. Mais je vais pas vous
cacher que le critère prioritaire c'est le prix. » (Locataire
de l'immeuble n°1, 26 ans, au chômage, a toujours vécu
à la cité Brulard, partage l'appartement de sa mère)
La prise en compte du critère « prix » peut
aussi s'avérer propice à la réduction, certes
involontaire, du volume d'emballage puisque, pour réaliser des
économies, les consommateurs privilégient les formats familiaux.
Malgré cela, ils ont l'impression de disposer de marges de manoeuvre
très réduites pour intégrer le principe de
prévention dans leurs critères d'achat. Ce « sentiment
d'impuissance voire d'absence de responsabilité » se double d'une
« dénonciation d'un système de production qui participe
à l'injonction normative mais n'adopte pas de position exemplaire dans
les faits »156.
Par ailleurs, le principe de réutilisation est
ancré dans des valeurs populaires limitant le gaspillage. Beaucoup
d'emballages réutilisables, tels que les bocaux en verre, sont
conservés ou donnés à des proches et connaissent ainsi une
seconde vie. Il en va de même pour les textiles qui sont soit
donnés lorsqu'ils sont encore en bon état, soit
transformés en chiffons.
156 ETIcs/Université François-Rabelais et
Etéicos, op. cit., p. 41.
74
3. Le tri : un processus complexe
Le tri est un processus complexe qui, pour devenir effectif,
suppose l'enchaînement de différentes étapes
(séparation, stockage, évacuation, dépôt) et
l'harmonisation des gestes des différents individus qui composent le
foyer. Au final, c'est une organisation domestique rodée qui doit
s'instaurer pour permettre la stabilisation du geste de tri.
Tout d'abord, au niveau de la séparation, il faut
s'assurer que les membres du ménage partagent les mêmes
critères de discrimination. Pour cela, les ménages doivent
nécessairement définir, organiser et stabiliser des processus
spécifiques pour orienter chaque déchet vers son « bon
» emplacement. Par exemple, ceux qui disposent d'un « mémotri
» le placent à un endroit stratégique qui leur permet de
consulter facilement les consignes de tri en cas de doute.
« La feuille est sur le frigo, il y a ça dans
la cuisine où il y a les déchets avant qu'on les ramène
dans le balcon, donc non, en général quand je ramène dans
le balcon, je sais où ça va parce que je jette un oeil. »
(Locataire de l'immeuble n°1, 26 ans, au chômage, a toujours
vécu à la cité Brulard, partage l'appartement de sa
mère)
Après avoir séparé les déchets
selon leur nature, il faut pouvoir les stocker temporairement avant de les
évacuer. En habitat collectif, « le stockage constitue une
étape cruciale dans le parcours de tri. C'est une des plus
problématiques dans le sens où elle impacte directement les
espaces de vie, en particulier la cuisine et l'entrée. L'observation des
logements met en évidence l'existence de dispositifs techniques de
stockage plus ou moins spontanés et complexes entraînant une
modification, parfois importante, dans l'organisation des espaces.
»157. C'est ce que traduit l'extrait d'entretien
précédent à travers l'usage insolite de la
préposition « dans » au lieu de « sur » pour
désigner l'espace domestique qu'est le balcon. Ce choix lexical n'est
pas une erreur de la part de la locataire mais, au contraire, souligne le fait
que le balcon soit utilisé comme une pièce de débarras,
comme un espace de stockage, et non comme un espace extérieur
destiné à prendre l'air, meublé de tables, de chaises ou
de plantes d'ornements158. Cet exemple possède une dimension
heuristique au niveau de la compréhension des représentations
qu'entretiennent les locataires de logements HLM relégués
vis-à-vis des espaces de cohabitation. A ce titre, leurs rapports aux
parties communes et aux espaces publics diffèrent largement de ceux
qu'on retrouve en habitat pavillonnaire. En effet, ces espaces sont
fréquemment utilisés comme des prolongements fonctionnels du
logement : ils peuvent servir d'espace de stockage pour certains objets
déchus
157 Ibid., p. 45
158 Cf. Annexe 1, photo n°9.
75
qui impactent fortement l'espace domestique (encombrants,
déchets électroniques, poubelle à couches)159.
Ainsi, l'interprétation selon laquelle tous les meubles se trouvant sur
les paliers ont été abandonnés par leur
propriétaire est erronée. Souvent, ceux-ci sont seulement
stockés temporairement hors de l'appartement en attendant de trouver une
solution d'évacuation160. Du stockage des déchets
recyclables à celui des encombrants, les usagers s'efforcent de trouver
une place à ces objets tout en minimisant l'impact sur leurs espaces de
vie. Ceci se traduit par la mise en invisibilité du déchet qui
est relégué sur le palier, « dans » le balcon ou sous
l'évier et par l'invention de dispositifs à la fois pratiques et
économes en espace161. « Les dispositifs de stockage se
construisent autour d'oppositions classiques entre Propre/Sale,
Visible/Invisible, Neutre/Odorant, Valorisable/Rebut. »162.
Ensuite, l'évacuation des déchets vers leurs
lieux de dépôt suppose à nouveau une forme d'organisation
domestique stabilisée : « Déplacer les déchets, les
rendre transportables, mettre le nouveau dispositif en visibilité (de
façon suffisamment ponctuelle pour ne pas provoquer de désordre
dans l'espace domestique) et enfin désigner le membre du foyer en charge
de son acheminement jusqu'au lieu de dépôt... Elle implique donc
une réorganisation spatiale du déchet, une organisation
temporelle proche du "juste à temps", enfin lorsque cela est possible
une délégation à un tiers (conjoint ou enfant). Il s'agit
donc d'un ensemble d'opérations qui doivent s'enchaîner avec
fluidité au risque d'engendrer agacements et rancoeurs. Les pratiques de
tri sont très largement dépendantes des conditions de circulation
des déchets en fin de parcours. Lorsque l'évacuation devient une
charge mentale trop importante, lorsqu'elle nécessite des trajets
spécifiques, lorsqu'elle concurrence d'autres priorités (en
particulier la sécurité et l'hygiène), cela conduit
à une discontinuité des pratiques, parfois à leur abandon.
»163.
Enfin, l'évacuation est directement liée
à la dernière étape du tri qu'est le dépôt.
Pour que celui-ci soit conforme aux attentes des gardiens et de la CAGB il
faut, d'une part, que l'usager respecte les consignes de dépôt
(déchets résiduels en sac, déchets recyclables en vrac)
et, d'autre part, qu'il n'y ait pas de freins potentiels au dépôt
empêchant l'usager des mettre ses déchets dans la bonne poubelle
(trappe jaune trop exigüe, trappe souillée, dépôts
159 Cf. Annexe 1, photos n°5, 6, 7, 9, 15, 17, 18.
160 Il faut noter que les espaces de stockage que sont les
caves ont fréquemment été soustraits à l'usage des
locataires pour des raisons de sécurité (incendies à
répétition, appropriation par des bandes de jeunes, etc.). C'est
le cas sur les immeubles n°1 et 2, ce qui restreint les solutions de
stockage d'objets volumineux. De fait, les balcons et les paliers sont
désormais investis par les locataires pour pallier à la
suppression de leur droit d'usage sur les caves (droit d'usage qui était
déjà remis en question par l'insécurité qui y
régnait).
161Cf. Annexe 1, photo n°11.
162 Ibid., p. 47.
163 Ibid., p. 50.
76
sauvages gênant l'accès aux poubelles, poubelles
qui débordent, accès difficile pour les enfants). Certains
trieurs assidus connaissant les périodes récurrentes de
défaillance du dispositif de dépôt se rendent aux poubelles
à des moments stratégiques où les conteneurs sont vides
pour ne pas les engorger davantage ou être contraints de procéder
à un dépôt non conforme. Aussi, l'observation des bacs par
les gardiens révèle que des sacs de déchets bien
triés se retrouvent dans les déchets résiduels. En effet,
certains locataires séparent, stockent et évacuent de
façon différenciée certains flux de déchets, comme
par exemple les magazines, mais les déposent dans le bac gris pour des
raisons de commodité (trappe jaune trop étroite).
« J'en ai qui amènent les sacs de prospectus
dans le bac gris. Et quand tu prends le sac, il y a que des prospectus dedans.
Il y a que du tri, que des cartons. Ils sont pas encore dedans. Ils font pas
l'effort de se dire : "Je vais vider mon sac" ou encore "Je vais passer par le
bac bleu et jeter". ». (Gardien de l'immeuble n°1, Grand
Besançon Habitat, cité Brulard)
Cet exemple illustre l'« incidence des choix techniques
en matière de dispositifs de collecte, sur les motivations à
trier mais aussi sur la quantité et la qualité du tri.
»164. Néanmoins, remarquons à travers les propos
du gardien de l'immeuble n°1 que les freins inhérents à ces
rigidités techniques peuvent être partiellement contournés
grâce à l'inventivité des locataires. En effet, ceux-ci ont
pris l'habitude de glisser les déchets recyclables volumineux dans le
bac jaune en passant leur bras par la trappe grise/bleue qui est plus large.
La complexité du tri réside donc dans la
coordination efficace de ces quatre étapes. Si une erreur intervient
durant le dépôt, les trois étapes précédentes
sont réduites à néant. Aussi, la pratique du tri suppose
donc une capacité d'organisation domestique dont les différents
foyers que nous avons rencontré durant notre enquête de terrain ne
sont pas également dotés165. A ces difficultés
pratiques s'ajoutent des représentations sociales du tri propres aux
milieux populaires qui ne sont pas réellement propices à la
valorisation de ce geste.
III. Les représentations du tri
Bien que la grande majorité des usagers ait
connaissance de l'injonction au tri, ceux-ci n'ont pas l'impression que leur
adhésion au dispositif de collecte sélective constitue un enjeu
crucial pour le fonctionnement de la chaîne du tri. Souvent, ils ignorent
presque tout du
164 Ibid., p. 56.
165 Un locataire rencontré sur l'immeuble n°1 est
un réfugié politique veuf qui vit avec ses quatre enfants.
Malgré son adhésion de principe au tri due au fait qu'il cherche
à se distinguer de la population de la cité Brulard en faisant
valoir ses qualités d'« homme instruit » qui a exercé
de hautes fonctions dans son pays d'origine, il ne parvient pas à
instaurer de façon régulière ce geste au sein de son
foyer.
77
devenir des déchets après qu'ils aient
été collectés par la benne à ordures
ménagères. Face à un système relativement opaque,
les usagers bâtissent des représentations
déresponsabilisantes qui légitiment leur retrait vis-à-vis
des politiques de recyclage.
« Le porte-à-porte ça marque parce que
c'est vrai qu'on a pu parler et vous avez pu m'expliquer dans la vie de tous
les jours à quel point c'est important [de trier] en fait. Et on se rend
pas compte qu'on est un petit maillon, à vrai dire, de cette
chaîne. Et en fait c'est ça, moi je pense que les gens ils se
rendent pas compte à quel point [ils ont une importance dans la
chaîne]. ». (Locataire de l'immeuble n°1, 26 ans, au
chômage, a toujours vécu à la cité Brulard, partage
l'appartement de sa mère)
Certains usagers, notamment les perplexes,
développent un imaginaire valorisant davantage le fait de ne pas trier
par rapport au fait de trier. En effet, ayant conscience que les déchets
peuvent constituer une ressource, ils adoptent des représentations selon
lesquelles l'ensemble du gisement d'ordures ménagères
collecté est systématiquement retrié par des machines et
des travailleurs en usine. Ils appliquent ainsi leurs propres schèmes de
perception au système de traitement des déchets et valorisent
ainsi leur non engagement dans les opérations de collecte
sélective.
« "On trie mal et on crée des emplois !".
[Rires] Sérieusement je me suis dit ça. Je me disais "Bon, je
fais la faignante, je trie pas mais bon au moins il y a des gens ils sont
payés." » (Locataire de l'immeuble n°1, 26 ans, au
chômage, a toujours vécu à la cité Brulard, partage
l'appartement de sa mère)
Ainsi, une grande part des usagers ne se définit pas
comme acteur de la chaîne du tri et tend à méconnaitre les
enjeux d'une problématique dont ils pensent pouvoir légitimement
se désintéresser. Ce désintérêt est
accentué par la perte de confiance dans le politique qui alimente une
méfiance vis-à-vis des actions institutionnelles.
Les usagers émettent des suspicions sur les coûts
du SPED car, d'une part, ils sont réticents à payer pour faire
enlever leurs déchets (dépense négative) et, d'autre part,
ne perçoivent pas l'ensemble des coûts afférents à
ce service. Généralement, ils perçoivent seulement les
coûts de collecte qui constituent la partie visible du service, alors que
les coûts de traitements conservent une dimension occulte. Or, depuis la
mise en place des politiques de recyclage, les coûts du SPED ont
explosé, notamment la part dépensée pour le traitement des
déchets (augmentation de la TGAP, mise aux normes des
incinérateurs, coûts du recyclage). Selon l'opinion commune, la
vente de matières issues des collectes sélectives aurait dû
permettre de faire baisser les coûts du SPED alors qu'en
réalité c'est l'inverse qui s'est produit. Ainsi, la plupart des
usagers se représente le recyclage comme une activité
forcément
78
rémunératrice. De ce fait, ils ne comprennent
pas que la collectivité leur demande d'opérer gratuitement ce
qu'ils considèrent comme un « travail » alors que celle-ci
revend par la suite les matières triées166.
L'impression qu'ont les usagers d'être toujours davantage
sollicités, tant sur le plan financier que sur le plan matériel,
s'accompagne d'une critique virulente d'un système de production qui
créée « toujours plus d'objets "sans se
préoccuper du besoin réel des gens" »167 et
qui n'a pas l'air d'être autant mis à contribution que les
consommateurs.
« On peut se dire : "Voilà pourquoi je ne trie
pas ! Vous me prenez pour un bleu ! Je paye, je paye, je paye, je paye, je
paye. Vous me demandez de vous donner et vous me vendez derrière. Parce
que les cartons que j'ai acheté, je vous les ai donné et vous
vous me le revendez derrière. Parce que quand je vais acheter ma
télévision, c'est mon carton que je vous ai donné et je le
rachète mon carton, deux fois." » (Gardien de l'immeuble
n°1, Grand Besançon Habitat, cité Brulard)
Les usagers ont donc l'impression d'être floués,
voire exploités par un système perçu comme lucratif qu'ils
doivent à la fois financer et faire fonctionner gracieusement en triant.
Ce sentiment d'être trompés se ressent de façon encore plus
profonde au niveau de la gestion des encombrants : laisser un meuble n'importe
où avec insouciance est un comportement admis par de nombreux locataires
car c'est un moyen de ne pas être dupe, de ne pas faire profil bas face
à des augmentations de charges qui leur paraissent injustifiées.
La complexité et l'opacité du détail des charges locatives
qu'ils reçoivent chaque année suscitent la méfiance
vis-à-vis du bailleur et la méconnaissance de ce que recouvre
précisément chaque catégorie de dépenses. A une
rationalité économico-administrative promue par les acteurs
institutionnels (bailleurs et CAGB) qui préconise un dépôt
direct en déchetterie des encombrants par les usagers afin de
réduire les charges locatives d'ordures
ménagères168, répond une tactique des
locataires qui consiste à « profiter » un minimum du service
d'enlèvement des encombrants mis en place par le bailleur pour
éviter d'avoir l'impression d'être floué. Ceci crée
donc un cercle vicieux : plus les locataires déposent des encombrants en
pied d'immeuble et plus les
166 Certes les collectivités encaissent des recettes
sur la vente des matériaux et perçoivent des soutiens financiers
d'Eco-Emballages, mais ces rentrées d'argent ne compensent pas les
dépenses engagées pour collecter les déchets recyclables
et les traiter en centre de tri.
167 LHUILIER Dominique, COCHIN Yann, op. cit., p. 51.
168 Le dépôt en déchetterie est gratuit
pour les particuliers alors que l'encombrant laissé en pied d'immeuble
aura un impact important sur les charges locatives : d'abord, des agents du
bailleur ou de l'entreprise de nettoyage sont payés pour collecter ces
objets et les stocker dans un local ; ensuite, le bailleur
rémunère une entreprise pour qu'elle emmène cet amas
d'encombrants en déchetterie ; enfin, le dépôt en
déchetterie est payant pour les professionnels, donc l'entreprise
facture ce coût au bailleur. Les gardiens et les conseillers en habitat
collectif s'évertuent à sensibiliser les locataires sur le fait
que la gestion des encombrants par le bailleur alourdit les charges
locatives.
79
charges locatives augmentent ; plus les charges locatives
augmentent et plus les locataires n'ont aucun remord à déposer
des encombrants en pied d'immeuble.
Alors qu'en milieu urbain relégué le tri est
parfois considéré comme un travail, les usagers ne
perçoivent aucune contrepartie qui pourrait les inciter à
accomplir ce geste. Rappelons d'abord que le mécanisme d'incitation
financière au coeur de la redevance ne touche pas directement les
usagers en habitat collectif. En plus de cette perte d'incitativité qui
empêche toute rétribution économique des comportements
« vertueux » des locataires en habitat vertical (baisse de la
facture), notre enquête de terrain nous a prouvé que les modes
d'habiter et les sociabilités propres à ces milieux bloquent
également toute rétribution symbolique. En effet, si les
habitants d'une maison individuelle ou le copropriétaire d'une
résidence cossue peuvent se prévaloir de leur qualité de
« voisins respectueux » ou de « citoyens modèles »
lorsqu'ils trient leurs ordures, les ressources symboliques qui permettent de
valoriser le geste de tri apparaissent très modestes en logement HLM et
plus particulièrement dans les milieux défavorisés. Ceci
s'explique par l'absence de régulation collective, donc de
définition d'un usage moyen reconnu et valorisé.
IV. La carrière de trieur
Reprenant les travaux d'Howard Becker169, nous
pouvons faire l'hypothèse que l'adoption du geste de tri se construit
à travers une carrière. Elle est le résultat d'un
processus social par lequel l'usager apprend à la fois à
pratiquer le tri et à reconstruire sa représentation de cette
activité afin de lui donner un caractère valorisant qui permette
son inscription dans le temps.
Tout d'abord, nous pouvons repérer deux types majeurs
de prédispositions susceptibles de faciliter l'entrée dans la
carrière de trieur. D'une part, de nombreux trieurs assidus
que nous avons rencontrés affichent une volonté de
conformité à la norme institutionnelle qui facilite l'adoption du
geste de tri. D'autre part, pour initier une carrière de
trieur, certains usagers s'appuient sur des convictions personnelles
bâties autour de valeurs qui condamnent le gaspillage. Cependant, ces
prédispositions ne suffisent pas toujours à ce que l'usager
adhère au tri, comme nous l'avons remarqué avec l'exemple d'une
locataire de l'immeuble n°1. Celle-ci défendait des valeurs «
anti-gaspillage » mais ne se sentait pas impliquée par le tri car
elle pensait que l'ensemble du gisement de déchets était
169 BECKER Howard S., Outsiders. Études de sociologie
de la déviance, Paris : Métailié, 1985, 247 p.
80
systématiquement retrié en usine. Lors d'une
opération de porte-à-porte, un conseiller en habitat collectif
lui a délivré des informations qui lui ont permis de remettre en
cause ses représentations erronées sur la chaîne du tri et
d'en construire de nouvelles. Sa pratique antérieure, qu'elle croyait
valable et valorisait en pensant créer de l'emploi pour les travailleurs
des déchets, est tombée en désuétude et elle s'est
trouvée confrontée à ses contradictions. Pour ne pas
perdre la face et dépasser cette situation de dissonance compromettante,
les seuls recours possibles sont le déni ou le passage à l'action
afin d'accorder ses pratiques à ses valeurs.
« Même avant, comme je vous ai dit, par
différents moyens on a toujours eu l'habitude de réutiliser. Moi
j'ai toujours su qu'on pouvait refaire des choses avec ce qu'on jette en temps
normal quoi. [...] Et du coup, ouais, avant j'y portais aucun
intérêt même. Mais parce que je le savais pas. Maintenant
que vous me dites que les déchets ne sont pas triés,
retriés derrière, machin. Ben voilà, j'en ai conclu que
c'est à nous de le faire, donc faut le faire. Une sorte de devoir.
» (Locataire de l'immeuble n°1, 26 ans, au chômage, a
toujours vécu à la cité Brulard, partage l'appartement de
sa mère)
Lorsque l'usager décide de recourir à l'action,
il faut qu'il se soumette à un processus d'apprentissage social in
situ afin de concrétiser son entrée dans la carrière
de trieur. Cet apprentissage est d'autant plus nécessaire que
les prescriptions à suivre, notamment les consignes de tri, « ne
sont pas immédiatement mémorisables. D'une part, elles ne
relèvent pas d'un entendement commun et "naturel", un savoir qu'il
suffirait de mobiliser pour agir. D'autre part, les prescriptions ne sont pas
toutes "traduisibles" en quelques règles génériques
réduisant l'effort de mémoire à faire. [...] Le
problème se pose objet par objet et c'est la récurrence de
l'objet à jeter qui permet de mémoriser la solution.
»170. Ce processus d'apprentissage nécessite, comme tout
autre, une certaine rigueur de la part de l'usager. En effet, la situation
où l'usager est en condition de se poser la question « Est-ce que
ça se recycle ? » correspond au moment où il doit jeter
l'objet. Or, une fois le déchet en main, prêt à être
jeté, il paraît incongru d'arrêter son geste et de
conserver, même temporairement (le temps de trouver la solution), l'objet
déchu et souillé dans le monde matériel domestique alors
que, par l'intention de le jeter, on venait au contraire de signaler sa
destitution en lui associant une charge négative. Souvent, le
questionnement « Est-ce que ça se recycle ? » devient
redondant pour un ou plusieurs types de déchets (pots de crème ou
de yaourt, conserves métalliques, etc) : l'usager peut parfois rester
démuni face à ce doute par manque d'accès à des
sources d'informations contenant la solution, ou alors considérer que
l'effort à fournir
170 BOUSSARD Valérie, MERCIER Delphine, TRIPIER Pierre,
op. cit., p. 20.
81
pour accéder à l'information est trop
démesuré par rapport à l'impact « dérisoire
» que peut revêtir l'adoption du « bon geste ». Apprendre
à trier c'est donc apprendre à déconstruire et
reconstruire « des gestes ou des séries de gestes qui, à
force de répétition, peuvent être effectués sans
effort ni attention particulière, avec efficacité, dans une plus
grande économie de moyens »171.
Enfin, pour maintenir la nouvelle pratique adoptée dans
le temps, celle-ci doit pouvoir faire l'objet d'une valorisation sociale. En
effet, « si le tri est susceptible, par l'action qu'il permet, de
neutraliser les caractéristiques négatives de l'ordure en les
inversant (mélange/séparation, non maîtrise/maîtrise,
désordre/ordre) et donc de basculer de l'univers de la souillure
à celui de la propreté, cela suppose la possibilité de
contextualiser cette pratique dans sa signification sociale. Trier n'est
envisageable que s'il y a valorisation sociale, et de cette pratique (tri et
citoyenneté), et de l'objet récupéré en lui
redonnant de diverses manières au moins une valeur d'usage, au mieux une
valeur marchande. »172. Or, en habitat social collectif, le
geste de tri n'acquiert pas une signification sociale partagée et n'est
donc pas susceptible d'être valorisé socialement. De plus, les
usagers trieurs n'ont pas la preuve que le déchet trié
sera effectivement recyclé et sont contraints de faire confiance
à la collectivité173. Ainsi, les résultats de
l'action de tri ne sont pas vraiment palpables pour les usagers, que ce soit au
niveau économique (maîtrise des charges d'ordures
ménagères), au niveau symbolique (valorisation de la figure du
« bon voisin », du « bon citoyen ») ou au niveau
écologique (préservation de l'environnement).
« Enfin ouais, au quotidien j'arrive pas à en
voir le bon côté encore. Mis à part me dire que
derrière, enfin pour les autres personnes, les chaînes
derrière, c'est bien pour la planète [sur un ton parodique], pour
machin, voilà. Mais c'est vrai que je vois pas de différence pour
la maison ou quoi... Pour le poids dans les charges et tout, le poids des
poubelles ou quoi, machin... » (Locataire de l'immeuble n°1, 26
ans, au chômage, a toujours vécu à la cité Brulard,
partage l'appartement de sa mère)
L'incorporation totale du geste de tri par l'usager se traduit
par des discours minimisant l'effort consenti pour mettre en place cette
pratique puisque la série d'actions réalisée est
désormais rodée, stabilisée et ne demande donc plus une
démarche réflexive. Toutefois, la pratique du tri reste fragile
et réversible, notamment à cause des bouleversements susceptibles
d'intervenir dans l'organisation de la sphère domestique. Par exemple,
un déménagement peut
171 WARNIER Jean-Pierre, Construire la culture
matérielle. L'homme qui pensait avec ses doigts, Paris : PUF, 1999,
p. 11.
172 LHUILIER Dominique, COCHIN Yann, op. cit., p.
138.
173 Ceci explique la réaction indignée d'usagers
trieurs qui se sentent trompés lorsqu'ils remarquent qu'un bac de
déchets recyclables a été collecté par la benne des
ordures ménagères résiduelles.
82
rompre la fluidité des habitudes avec lesquelles un
usager gérait ses déchets en imposant la familiarisation avec de
nouveaux repères. « Même mises en place et
éprouvées, les routines de tri sont soumises à un ensemble
d'aléas qui peuvent les perturber. Le processus de routinisation est
d'autant plus complexe et fragile que la chaîne de gestes de tri à
accomplir est longue et inscrite dans un parcours lui-même complexe et
construit autour de multiples activités et tâches. L'enjeu se
situe entre l'inscription dans une routine et le processus d'apprentissage.
Processus d'apprentissage qui n'intervient pas uniquement en amont (information
et sensibilisation) et qui doit être régulièrement
renouvelé pour inscrire la pratique dans la durée.
»174.
V. L'interaction directe pour lutter contre l'information
en vase clos
La méconnaissance de la problématique de la
gestion des déchets ménagers affichée par la plupart des
usagers en habitat social collectif questionne directement la portée des
dispositifs de communication mis en place par les collectivités. Or,
Dominique Lhuilier et Yann Cochin précisent à juste titre que
« la méconnaissance n'est pas absence ou défaut de
connaissance qu'une information bien conçue suffirait à combler.
Elle manifeste plutôt une intention active de n'en rien savoir, un refus
de connaissance. »175. D'où ce constat paradoxal : la
plupart du temps, ce sont surtout les citoyens les plus impliqués et les
mieux informés qui prêtent attention aux informations
distillées par les pouvoirs publics. La typologie des usagers que nous
avons établie confirme cette assertion : seuls les trieurs assidus
se montrent sensibles aux différents supports de communication
écrite créés par la CAGB alors que les perplexes
ne prêtent aucune attention aux affichages dans les parties communes
et aux courriers qu'ils reçoivent.
« Est-ce que les gens lisent déjà ? Ca
j'en suis même pas sûr, parce que c'est plus facile de jeter un
papier à la poubelle que de... Enfin, on... Je veux dire qu'on va plus
facilement ouvrir la porte quand ça sonne, que lire tout un papier, un
prospectus qu'on met à la poubelle. Et franchement on en reçoit
des quarantaines. » (Locataire de l'immeuble n°1, 26 ans, au
chômage, a toujours vécu à la cité Brulard, partage
l'appartement de sa mère)
N'étant pas engagés dans la gestion de leurs
déchets, les perplexes considèrent que les messages
reçus de la part de la collectivité sur ce sujet
n'intéressent et ne concernent que les
174 ETIcs/Université François-Rabelais et
Etéicos, op. cit., p. 60.
175 LHUILIER Dominique, COCHIN Yann, op. cit., p. 90.
83
trieurs assidus. Nous pouvons ainsi
présupposer que la communication institutionnelle écrite dessine
un système d'information en vase clos et n'est pas en mesure de faire
naître l'intérêt de l'usager pour le tri.
A cet écueil s'ajoute la distance accentuée
entre le « monde » des techniciens et celui des usagers. La richesse
de la terminologie employée par le technicien et sa culture
générale débordante sur les déchets contrastent
fortement avec la pauvreté du vocabulaire de l'usager et sa
méconnaissance du sujet176. Les erreurs de tri involontaires
des usagers s'expliquent d'ailleurs par cette « rencontre entre un monde
ordinaire, où les modes de qualification utilisés peuvent rester
souples et personnalisés, et l'alignement de type professionnel requis
par la collecte sélective. »177. Ainsi, « la
catégorisation proposée, produit d'une rationalité
technique en adéquation avec les enjeux industriels du recyclage, est
alors confrontée à la rationalité domestique et ses
principes de hiérarchisation des déchets. »178.
Les erreurs récurrentes au niveau du tri des plastiques (pot de yaourt,
film ou barquette alimentaire, etc.) révèlent que la taxinomie
des usagers est très englobante alors que celle des industriels est
très précise et technique (PEHD, PET clair ou foncé,
etc.). Aussi, certains usagers, ignorant totalement comment fonctionne la
chaîne du tri après la collecte de leurs déchets, ont
même tendance à adopter une acception plus large des consignes de
tri déposent certains matériaux réutilisables, tels que le
bois ou le textile, dans le bac jaune.
Au sein des immeubles n°1 et 2, l'interaction directe
avec les conseillers en habitat collectif est la seule forme de communication
susceptible d'atteindre la majorité de perplexes que comprend
la population de locataires. Dans les milieux populaires une certaine culture
de l'oralité est encore prégnante et le contact direct vaut
toujours mieux qu'une communication écrite. Certes, les conseillers en
habitat collectif essuient ce qu'ils appellent « des refus » et qui
signifie que l'usager à refuser d'ouvrir sa porte ou l'a refermée
promptement. Mais, dès lors que le locataire accepte l'interaction avec
le conseiller, il est possible de lui transmettre des informations qu'il
ignorait ou plutôt méconnaissait jusqu'alors, d'infléchir
certaines représentations erronées sur lesquels il s'appuyait
pour justifier son retrait vis-à-vis des politiques de tri. De plus, en
délivrant des messages adaptés à leurs interlocuteurs, les
conseillers en habitat collectif assurent une médiation indispensable
entre le monde des
176 Lors de notre enquête de terrain nous avons
relevé de nombreuses terminologies profanes employées par les
usagers, par exemple « le machin jaune » pour désigner le bac
à déchets recyclables ou « la boîte en bois »
pour évoquer le composteur. Pour Dominique Lhuilier et Yann Cochin,
« ces processus de requalification, de technicisation et de privatisation
du vocabulaire ordinaire sont aussi des procès d'exclusion : en
s'arrogeant le droit de redéfinir les mots et donc de se les approprier,
les spécialistes du déchet excluent « la masse » de
leur pouvoir technocratique et exercent une domination langagière et
sociale. »
177 BARBIER Rémi, op. cit., p. 39.
178 ETIcs/Université François-Rabelais et
Etéicos, op. cit., p. 44.
84
techniciens et celui des usagers. Ce dialogue qu'ils
instaurent permet non seulement à certains perplexes de trouver
des arguments pour s'investir dans une pratique qu'ils avaient toujours
jugée comme inutile mais, aussi, aux trieurs assidus de
disposer d'une information plus claire et digne de confiance que celle qu'ils
trouvent dans des formes de communication impersonnelles.
« J'ai deux trois infos par la télé ou,
comme je vous ai dit, au travail, machin, nanani. Mais vous la dernière
fois quand vous êtes venus, enfin vraiment, - peut être que j'avais
mal compris les choses avant ou quoi - ça a été beaucoup,
beaucoup plus clair et le fait, comme je vous ai dit, qu'il y ait un contact
direct et qu'on puisse reposer des questions et tout, machin, forcément
ça clarifie le truc. » (Locataire de l'immeuble n°1, 26
ans, au chômage, a toujours vécu à la cité Brulard,
partage l'appartement de sa mère)
L'information écrite n'acquiert son entière
pertinence que lorsqu'elle a été précédée
d'une interaction orale permettant à l'usager de s'approprier le support
de communication grâce au travail de « traduction »
opéré par le conseiller. Elle constitue alors la trace, la
mémoire de l'échange.
« Quand tu reçois un mémotri [dans ta
boîte aux lettres] et que tu sais pas que c'est important de trier, j'ai
envie de dire, limite tu t'en fous et tu jettes le truc à la poubelle.
» (Locataire de l'immeuble n°1, 26 ans, au chômage, a
toujours vécu à la cité Brulard, partage l'appartement de
sa mère)
85
Conclusion
Pour conclure, si une grande majorité des usagers de
l'habitat social collectif se montre très sensible à l'argument
économique introduit par la redevance incitative, la dilution de
l'incitativité par la mutualisation des charges locatives freine
largement la portée du dispositif dans ce type d'habitat. Ce mode de
financement du SPED trouve toute sa pertinence dans l'habitat pavillonnaire et
dans certaines copropriétés qui font l'objet d'une
régulation forte des modes d'habiter où il enclenche un «
effet d'aubaine »179. En effet, les usagers qui voyaient
déjà leur geste de tri reconnu et valorisé socialement
à travers la figure du « voisin respectueux » ou du « bon
citoyen » disposent désormais d'un argument supplémentaire
pour parfaire leurs pratiques. Dans une certaine mesure, la redevance
incitative creuse donc encore plus le fossé entre les pratiques de ces
deux grandes catégories d'usagers. Si dans les débuts de la
collecte sélective la problématique qui animait les politiques de
recyclage se focalisait sur les moyens d'obtenir l'adhésion au tri de
l'ensemble des usagers, force est de constater qu'aujourd'hui une large part de
la population a répondu positivement aux prescriptions des
collectivités. Cependant, certains usagers, notamment en milieux urbains
relégués, restent perplexes face à ces politiques de
recyclage et les nouveaux leviers développés pour amplifier
l'effort de tri (tarification incitative) n'ont pas encore trouvé toute
leur puissance pour atteindre ces « derniers réfractaires
».
179 « Lorsqu'un acteur économique s'efforce d'inciter
les autres acteurs à agir de telle manière, il les appâte
en général en leur offrant un avantage s'ils se comportent de la
façon souhaitée: par exemple baisse de prix, prime, cadeau, etc.
Il y a effet d'aubaine si l'acteur qui bénéficie de cet avantage
avait eu, de toute façon, l'intention d'agir ainsi même si
l'avantage n'avait pas été accordé. ».
Source :
http://www.alternativeseconomiques.fr/Dictionnaire_fr_52__def609.html
86
87
Bibliographie
Ouvrages :
- AUTHIER Jean-Yves, BACQUE Marie-Hélène,
GUERIN-PACE France [dir.], Le quartier. Enjeux scientifiques, action
politique et pratiques sociales, Paris : La Découverte, 2006, 293
p.
- BARLES Sabine, L'invention des déchets urbains.
France : 1790-1970., Seyssel : Champ Vallon, Milieux, 2005, 297 p.
- BAUDRILLARD Jean, La société de
consommation, Paris : Folio essais, 2010 (1970), 318 p.
- BEAUD Stéphane, WEBER Florence, Guide de
l'enquête de terrain, Paris : La Découverte, avril 2010, 334
p.
- BECKER Howard S., Outsiders. Études de sociologie
de la déviance, Paris : Métailié, 1985, 247 p.
- BERTOLINI Gérard, Économie des
déchets, Paris : Technip, 2005, 178 p.
- BLANCHET Alain, GOTMAN Anne, L'enquête et ses
méthodes : l'entretien, Paris : Armand Colin, 2012, 126 p.
- CALOGIROU Claire, Sauver son honneur. Rapports sociaux
en milieu urbain défavorisé, Paris : L'Harmattan, Logiques
sociales, 1989, 150 p.
- CORTEEL Delphine, LE LAY Stéphane [dir.], Les
travailleurs des déchets, Toulouse : Érès, 2011, 331
p.
- COULON Alain, L'école de Chicago, Paris : PUF,
Que sais-je ?, 2012 (1992), 127 p.
- DE SILGUY Catherine, Histoire des hommes et de leurs
ordures. Du Moyen-Âge à nos jours, Paris : Le cherche midi,
2009, 347 p.
- DOUGLAS Mary, De la souillure. Essai sur les notions de
pollution et de tabou, Paris : La Découverte, 2001 (1966), 206
p.
- FISCHLER Claude, L'homnivore, Paris : Odile Jacob,
1990, 414 p.
- GOFFMAN Erving, Asiles. Etudes sur la condition sociale
des malades mentaux et autres reclus., Paris : Les éditions de
Minuit, 1968, 449 p.
- HAMMAN Philippe, BLANC Christine, Sociologie du
développement durable urbain. Projets et stratégies
métropolitaines françaises, Bruxelles : Peter Lang, 2009,
260 p.
- HARPET Cyrille, Du déchet : philosophie des
immondices. Corps, ville, industrie., Paris : L'Harmattan, 1999, 603 p.
- HAUMONT Bernard, MOREL Alain [dir.], La
société des voisins. Partager un habitat collectif, Paris :
Éditions de la Maison des sciences de l'homme, Ethnologie de la France,
Cahier 21, 2005, 334 p.
- JOUENNE Noël, Dans l'ombre du Corbusier. Ethnologie
d'un habitat collectif ordinaire, Paris : L'Harmattan, Questions
Contemporaines, 2007, 154 p.
- JUAN Salvador, La transition écologique,
Toulouse : Érès, 2011, 286 p.
88
- LEROI-GOURHAN André, Le geste et la parole,
Paris : Albin Michel, 1964, 2 vol., 223 p. et 285 p.
- LHUILIER Dominique, COCHIN Yann, Des déchets et
des hommes, Paris : Desclée de Brouwer, 1999, 185 p.
- MARCHAL Hervé, Le petit monde des gardiens
concierges. Un métier au coeur de la vie HLM, Paris : L'Harmattan,
Logiques sociales, 2006, 228 p.
- MAUSS Marcel, « Essai sur le don. Forme et raison de
l'échange dans les sociétés archaïques. », in
Sociologie et anthropologie, Paris : PUF, 1950, p. 145-279.
- PIERRE Magali [dir.], Les déchets
ménagers, entre privé et public. Approches sociologiques.,
Paris : L'Harmattan, 2002, 189 p.
- PINÇON Michel, Cohabiter : groupes sociaux et
modes de vie dans une cité HLM,, Paris : Plan construction, 1982,
246 p.
- SAHLINS Marshall, Âge de pierre, âge
d'abondance, Paris : Gallimard, 1976, 415 p.
- STEBE Jean-Marc, La crise des banlieues, Paris :
PUF, Que sais-je ?, 2010 (1999), 126 p.
- STEBE Jean-Marc, Le logement social en France,
Paris : PUF, Que sais-je ?, 2011 (1998), 128 p.
- WARNIER Jean-Pierre, Construire la culture
matérielle. L'homme qui pensait avec ses doigts, Paris : PUF, 1999,
176 p.
- WEBER Max, L'éthique protestante et l'esprit du
capitalisme, Paris : Pocket, 1989 (1905), 285 p.
Articles :
- ARBORIO Anne-Marie, « Quand le "sale boulot" fait le
métier : les aides-soignantes dans le monde professionnalisé de
l'hôpital, in Sciences sociales et santé, 1995 : vol. 13,
n°3, p. 93-126.
- BARBIER Rémi, « La fabrique de l'usager. Le cas
de la collecte sélective des déchets. », in Flux,
2/2002 : n°48-49, p. 35-46.
- BÉNARD François, « Gestion des
déchets et développement de la redevance incitative : exemple de
transformation du modèle économique d'un service public »,
in Flux, 4/2008 : n° 74, p. 30-46.
- BODINEAU Martine, « Jeter n'est pas salir :
ethnométhodologie d'une enquête sur la propreté des espaces
publics », in Cahiers d'ethnométhodologie, 2009 : n°
3, p. 23-33.
- BOUSSARD Valérie, MERCIER Delphine, TRIPIER Pierre,
« La dégradation du tri sélectif des déchets... ou
les frontières du cercle du tri », in L'aveuglement
organisationnel ou comment lutter contre les malentendus, Paris : Editions
CNRS Sociologie, 2004, p. 17-31.
- CHAMBOREDON Jean-Claude, LEMAIRE Madeleine, «
Proximité spatiale et distance sociale. Les grands ensembles et leur
peuplement », in Revue française de sociologie, n°
11-1 : 1970, p. 3-33.
- DONZELOT Jacques, « La ville à trois vitesses :
relégation, péri-urbanisation, gentrification », in Esprit,
mars-avril 2004 : n° 303, p. 14-39.
89
- GAXIE Daniel, « Économie des partis et
rétributions du militantisme », in Revue française de
sciences politiques, 1/1977 : Vol. 27, p. 123-154.
- GUIGO Denis, « Sisyphe dans la ville. La
propreté à Besançon au fil des âges », in
Les Annales de la Recherche Urbaine, Décembre 1991 : n°
53, p. 46-57.
- HUGHES Everett, « Good people and dirty work », in
Social Problems, 1962 : vol. X, p. 3-11.
- JEANNEAU Laurent, « La Franche-Comté,
laboratoire d'innovation sociale », in Alternatives économiques
Poche, 2010 : n° 44.
- RUMPALA Yannick, « La « consommation durable
» comme nouvelle phase d'une gouvernementalisation de la consommation
», in Revue française de science politique, 5/2009 : Vol.
59, p. 967-996.
- TAPIE-GRIME Muriel, « Coopération et
régulation dans les collectes sélectives des ordures
ménagères », in Sociologie du travail, 1998 : vol.
40, n°1, p. 65-87.
- TEIXIDO Sandrine, « Mary Douglas : anthropologie de
l'impur », in Sciences Humaines, 1/2005 : n° 156, p.
51-53.
- UGHETTO Pascal, « Gardien d'immeuble : sentir et
ressentir », in Communications, 2011 : n° 89, p. 89-101.
- UGHETTO Pascal, « Les organismes HLM en lutte contre
les dépôts intempestifs d'encombrants et des locataires qui
dégradent, une qualité de service impossible ? », in
Gérer et comprendre, Septembre 2011 : n° 105, p. 50-58.
Rapports de recherche :
- BERTOLINI Gérard, « Les services urbains : un
problème un peu technique, beaucoup économique, et
passionnément socioculturel », Rapport pour la communauté
urbaine du Grand Lyon, Novembre 2009, 16 p.
- BODINEAU Martine, La propreté des espaces publics
à Saint-Denis, Etude réalisée par le Laboratoire
d'ethnométhodologie appliquée de l'Université Paris VIII
pour le secteur des études locales de la ville de Saint-Denis, 2004, 45
p.
- ETIcs/Université François-Rabelais et
Etéicos, DETRITUS / DEchets, TRI eT Usages Sociaux. Gestion des
déchets et tri sélectif en habitat collectif HLM, Etude
réalisée pour le compte de l'ADEME, Avril 2012, 81 p.
Rapports publics :
- ADEME, Habitat collectif et tarification incitative.
Pourquoi ? Comment ?, ADEME Éditions, Angers : 2012, 148 p.
- DIRECTION DES ETUDES ECONOMIQUES ET DE L'EVALUATION
ENVIRONNEMENTALE DU MINISTERE DE L'ECOLOGIE ET DU DEVELOPPEMENT DURABLE,
Causes et effets du passage de la TEOM à la REOM, Août
2005, 75 p.
Sitographie :
- Secrétariat général du Comité
Interministériel des Villes, système d'information
géographique : http://sig.ville.gouv.fr/
90
-
http://www.alternativeseconomiques.fr/Dictionnaire
fr 52 def609.html
Annexe 1 : photos des sites

Photo n°1 : La
cité
Brulard vue
depuis la rue du
Général Brulard en
travaux pour le
futur
passage du
tramway.
Photo n°2 : Abri poubelles
avec
deux trappes pour les déchets
résiduels et une pour
les déchets
recyclables. Le lundi matin les
agents de Grand
Besançon Habitat
doivent enlever les dépôts
sauvages
qui ont eu lieu durant le week-end.
91
Immeuble n°1, cité Brulard, Grand
Besançon Habitat
|
Photo n°3 : Trappe jaune
exigüe sur laquelle sont affichées les consignes de tri. Ces
trappes sont considérées comme un obstacle par les gardiens
et les techniciens de la CAGB bien qu'elles permettent d'empêcher
le dépôt de sac d'ordures ménagères
résiduelles.
|
92
Photo n°4 : Local
dans lequel
sont
stockés les
encombrants
directement
déposés
par les locataires ou
ramassés en
pied
d'immeuble par les
agents de Grand
Besançon
Habitat.
Lorsque le local est
rempli, une
entreprise
enlève
tous ces objets et les
emmène
jusqu'en
déchetterie.

93
Photos n°5 à 7 :
Encombrants ou déchets électroniques laissés
temporairement sur le palier
par des locataires en attendant de trouver une
solution de stockage à plus long terme si l'objet
est encore en bon
état ou un exutoire si l'objet est voué à l'abandon
(dépôt en déchetterie,
dans le local à
encombrants ou en pied d'immeuble).


Photo n°8 : Rappel à
l'ordre
rédigé par Grand Besançon
Habitat et
affiché à côté de
l'ascenseur pour tenter
d'éradiquer les jets de
déchets par les fenêtres.
Photo n°9 : Balcon qui
sert
d'espace de
stockage des déchets
d'un ménage. Sur
la
gauche, un sac en
papier sert à stocker les
déchets
recyclables et,
sur la droite, une petite
poubelle est
utilisée
pour les déchets
résiduels.
94

Photo n°10 : Loggia qui
sert
d'espace de stockage pour les
déchets recyclable d'un
usager.
Photo n°11 : Sac
plastique
réutilisé qui fait office de poubelle.
Il est
accroché à la porte du placard
de l'évier pour des
raisons
pratiques (gain d'espace au sol et
facilité
d'accès).
95
Immeuble n°2, Planoise, Habitat 25

Photo n°12 : Immeuble
n°2
vu depuis l'avenue
Île-de-France en travaux
pour le futur passage
du
tramway.
Photos n°13 et 14 : Trappes pour
le
dépôt (deux pour les déchets résiduels
et
une pour les déchets recyclables)
incorporées à la
façade du bâtiment.
96

Photo n°15 :
Encombrants
laissés
dans le couloir par
des locataires
du
11ème étage en
attendant de trouver
une
solution
d'évacuation ou de
stockage à plus
long
terme.
Photo n°16 :
Encombrants
déposés en pied
d'immeuble
qui
ont été
définitivement
abandonnés
par
leur ancien
propriétaire.
97

Photo n°17 : Poubelle
à
couches placée sur le palier
pour ne pas
être
incommodé par les odeurs
au sein de
l'espace
domestique. Espaces
intermédiaires
utilisés
comme prolongements
fonctionnels du logement.
Photo n°18 :
Tapis
étendus sur les
barrières de l'aire de
jeu
délaissée qui est
située devant
l'immeuble.
Espaces
publics utilisés
comme prolongement
fonctionnes
du
logement.
98

Photo n°19 : Immeuble n°3 avec
ses commerces au rez-de-chaussée et sa quarantaine
d'appartements sur les
cinq étages. Les
poubelles
grises et jaunes attendent
d'être collectées sur
le
trottoir. Pour éviter que les
agents de l'entreprise
de
nettoyage intervertissent
maladroitement les bacs
de l'immeuble
n°3 avec
ceux d'autres immeubles,
elle les a marqué
d'un
point jaune fluorescent.
Photo n°20 : Espace
vide-
ordures se trouvant à chaque
étage. Les locataires
sont
autorisés à laisser des objets
encombrants à
côté.
99
Immeuble n°3, Palente, Néolia

Photo n°21 : Arrivée du
vide-ordure
au rez-de-chaussée, dans le local
poubelles. A priori,
le vide-ordure ne
constitue pas un obstacle au tri. Au
contraire, il peut
parfois améliorer la
qualité du tri : les non
trieurs
déposent directement leurs déchets
dans le
vide-ordure à leur étage (pas
de risque de pollution du bac
jaune)
alors que les trieurs font l'effort de
descendre jusqu'au local
poubelles.
100
Photo n°21 : Bac gris
pollué par des
encombrants (lattes de bois) et un
déchet
électronique (magnétoscope). Ces
objets
avaient été déposés dans un coin du
local
poubelles et l'entreprise de nettoyage les a
déposés
dans le bac gris pour éviter de les
déplacer jusqu'à
leur point de stockage
théorique qu'est le local à
encombrants.
On remarque également les déchets du
bureau de
tabac qui occupe le rez-de-
chaussée/
101
Annexe 2

Graphique 1 : Grille tarifaire de la REOM pour
l'année 2000. Ville de Besançon.
Source : DIRECTION
DES ETUDES ECONOMIQUES ET DE L'EVALUATION
ENVIRONNEMENTALE DU MINISTERE DE
L'ECOLOGIE ET DU DEVELOPPEMENT
DURABLE, op. cit., p. 61.

Tableau 1 : Grille tarifaire de la redevance
incitative pour l'année 2013.
Communauté
d'Agglomération du Grand
Besançon.

102
Schéma 1 : Mode de fonctionnement de la
redevance incitative avec pesée embarquée.
Source
: ADEME, Avec la redevance incitative, les usagers paient en fonction
de ce qu'ils
jettent, Recueil des interventions de la Journée
technique nationale du mercredi 14 juin 2006,
Angers : ADEME
Éditions, 2006.
Tonnages avant RI

Kilos
250
200
150
100
50
0
Jaune Gris

Dates
Après RI

Kilos
250
200
150
100
50
0
Jaune Gris

103
Dates
Graphiques 2 et 3 : Exemple des relevés de
tonnage réalisés avec la pesée embarquée sur
l'immeuble n°3.