CONCLUSION
Au terme de notre étude, nous pouvons retenir que le
malaise qui entoure la fiction narrative de Ken Bugul dans La folie et la
mort et De l'autre côté du regard émane de
deux sources : au coeur du récit et en dehors du récit. Au
coeur du récit, c'est-à-dire à l'intérieur de
l'histoire qui est racontée, le malaise est à la fois physique,
politico-économique, socioculturel et psychologique. A
l'extérieur du récit, il émane du maniement des outils
techniques utilisés pour conter l'histoire et de leurs effets sur le
lecteur.
Deux aspects caractérisent le malaise physique :
d'abord, l'expression du malaise dans l'espace et dans le temps,
matérialisés par l'enfer urbain et par les temps
événementiel et environnemental ; ensuite, la violence
physique illustrée par les viols successifs de Fatou Ngouye et la
vindicte populaire dans La folie et la mort et par les rapports
tumultueux entre Marie et ses parents dans De l'autre côté du
regard. Le malaise politique, quant à lui, se trouve beaucoup plus
présent dans La folie et la mort. Il est issu des sources que
sont le Timonier et ses décrets, l'appareil de propagande du
régime, la puissance coloniale et les pays riches. Les victimes de ce
malaise politique sont les intellectuels pourchassés par les
décrets présidentiels, le petit-peuple qui végète
dans la misère et dans la terreur engendrées par le régime
dictatorial du Timonier et les pays pauvres qui subissent les caprices de leurs
anciennes métropoles et des pays riches en général. Cette
situation a poussé Ken Bugul, tout au long de l'oeuvre, à
stigmatiser l'inégalité des échanges au sein
l'Organisation mondiale du commerce (OMC) et les foyers de tension qui ne
cessent de s'allumer de façon éparse dans le monde. Enfin, le
malaise socioculturel résulte essentiellement des pratiques
coutumières et rituelles telles que le tatouage des lèvres, le
sacrifice humain et la sorcellerie. Les symboles du malaise psychologique sont
la radio dans La folie et la mort, et le vide affectif dans De
l'autre côté du regard.
Au niveau de l'individu, le malaise psychologique se traduit
par la perte de tous les repères. Ce qui le pousse d'une part, soit dans
un autisme morbide ou une extraversion de son être comme Fatou Ngouye et
Yoro, soit dans une folie qui entraîne à la mort comme c'est le
cas chez Mom Dioum et Yaw et d'autre part dans une vie remplie
d'incohérences où l'absence d'affection poursuit le personnage de
Marie comme une malédiction qui ne sera conjurée qu'avec le
retour fantastique de la mère qui lui a manqué toute la vie
durant.
Ce malaise qui se dégage de la lecture des oeuvres de
Ken Bugul est renforcé par les techniques de narration qu'elle utilise.
La structuration du récit pose quelques problèmes. Tantôt,
la narration est faite sur un rythme haletant, caractérisé par
les ellipses, tantôt, la scène narrative est torturée pour
donner une impression de sur-place, toutes choses qui ne permettent pas au
lecteur de suivre le rythme du récit. Ensuite, la complexification du
récit par l'abondance des enclaves et son émiettement par la
multiplicité des lieux et des personnages gênent la
compréhension de l'intrigue romanesque marquée, par ailleurs, par
le mélange des genres littéraires, les fréquentes
incursions du narrateur dans le récit et l'usage d'un langage cru,
renforcé par l'emploi abondant de
« tropicalités ».
Tous ces aspects vérifient notre hypothèse de
départ selon laquelle Ken Bugul fait une approche originale du
thème du malaise dans ses deux dernières oeuvres et confirment la
place qui lui est faite parmi les grands écrivains francophones de
l'Afrique de l'Ouest, par les critiques et les médias.
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