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REPUBLIQUE DU BENIN
MINISTERE DE L'ENSEIGNEMENT SUPERIEUR ET DE LA
RECHERCHE SCIENTIFIQUE
UNIVERSITE D'ABOMEY-CALAVI
FACULTE DES LETTRES ARTS ET SCIENCES HUMAINES
DEPARTEMENT DES LETTRES MODERNES
MEMOIRE DE MAÎTRISE
OPTION : LITTERATURE AFRICAINE
LE MALAISE DANS L'OEUVRE DE
KEN BUGUL : CAS DE
La folie et la mort ET De l'autre côté du
regard
THEME:
Présenté et soutenu par :
Sous la direction
de :
CODJO K. Jacques Richard MEDEHOUEGNON Pierre
Maître-assistant de
Littérature Africaine
Soutenu publiquement à la salle 6
le mardi 23 novembre 2004. Mention :
Assez-bien
Jury : Adrien HUANNOU
Mahougnon KAKPO
Pierre MEDEHOUEGNON
Année Académique : 2003-2004
O Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons
l'ancre !
Ce pays nous ennuie, ô Mort !
Appareillons !
Si le ciel et la mer sont noirs comme l'encre,
Nos coeurs que tu connais sont remplis de rayons !
Verse-nous ton poison pour qu'il nous
réconforte !
Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,
Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel,
qu'importe ?
Au fond de l'inconnu pour trouver du nouveau !
Baudelaire, Les fleurs du mal, « Le
voyage »
A Pierre MEDEHOUEGNON
dont l'exemple et le modèle de vie auront
été déterminants dans ma formation au Département
des Lettres Modernes. Plus qu'un précepteur, vous êtes
l'incarnation de l'adage latin : «Castigat ridendo
mores » !
A la famille KORA
dont le père, Séro, la mère Mathilde et les
enfants, Maxime, Aboubacar, Ibrahim, Youssouf, Issa, Mariam, Sherryfat, Silifat
et Ludovic auront constitué pour moi une deuxième famille !
Que Dieu vous le rende au centuple !
A la Soeur Josiane KOMBIANOU
A la famille KPERA,
ma famille d'adoption à Parakou.
A El Hadja Abeni KASSOUMOU
dont le soutien aura été indispensable à
l'achèvement rapide de ce travail.
A Romain HOUNZANDJI
dont le concours m'a été d'un très grand
secours dans le cadre des recherches pour ce travail.
A John AKINTOLA
et à tout le personnel du journal
« L'Indépendant » qui ont
supporté pendant de longs mois ma présence itérative et
parfois gênante à la cellule informatique.
A tous les compagnons du Département des Lettres
Modernes avec qui nous avons réussi à passer de bons
moments, malgré la pression des exposés, des devoirs de maison et
des devoirs sur table.
Aux amis du Léo Club
Cotonou-Phénix et des Club Abidjan
Doyen et Dancet.
A tous mes amis et copains que ce travail aura
préoccupé, ne serait-ce que l'instant d'une causerie.
SOMMAIRE
Pages
INTRODUCTION
I- LE MALAISE PHYSIQUE
A- L'expression du malaise dans l'espace et le
temps........................5
B- La violence
physique..........................................................17
I I- LE MALAISE POLITIQUE DANS LA FOLIE ET LA
MORT
A- Les auteurs et les sources du malaise
politique..............................25
B- Les victimes du malaise
politique.............................................31
C- La dénonciation des inégalités et
des conflits dans le monde...........33
I I I- LE MALAISE SOCIOCULTUREL ET PSYCHOLOGIQUE
A- La violence
socioculturelle...................................................37
B- Le malaise
psychologique....................................................43
C- La religion et les déviations
sexuelles......................................54
I V- LE MALAISE ET LES TECHNIQUES DE NARRATION
A- La structuration du
récit.....................................................62
B- La transgression des normes
classiques...................................79
C- Une pratique singulière de la
langue.......................................85
CONCLUSION
INTRODUCTION
Les oeuvres de Ken Bugul se sont progressivement
imposées au cours de ces deux dernières décennies au
lectorat du monde francophone en général et à celui de
l'Afrique en particulier. Cet écrivain
Sénégalo-béninois, qui a publié son premier roman
en 1982 (Le baobab fou)1(*), a fini par conquérir une place parmi les
grands noms de la littérature africaine francophone et surtout parmi les
auteurs du roman féminin en Afrique de l'Ouest. C'est à juste
titre que le jury de l'ADFL lui a décerné, en 1999, le Grand Prix
Littéraire d'Afrique Noire après la publication de son
troisième roman, Riwan ou le chemin de sable.
Après ce Grand Prix, Ken Bugul a publié deux
autres romans : La folie et la mort et De l'autre
côté du regard qui présentent, pour nous, un double
intérêt : d'abord celui de n'avoir pas encore
été largement traités par les critiques littéraires
comme l'ont été ses trois premiers romans dans plusieurs articles
et mémoires ; ensuite, celui de la grande diversité
thématique qu'ils offrent en addition à la forme
particulière de l'écriture de l'écrivain.
Des nombreux thèmes que contiennent ces deux ouvrages,
celui qui nous apparaît comme le plus pertinent dans la structuration des
deux récits est le malaise, un malaise qui sourd du fond de chaque
personnage et qui rejaillit sur son entourage, sur ses relations avec les
autres. C'est une sorte de « mal-être » ou de mal de
vivre que Mahougnon Kakpo décrit comme « une atmosphère
de désordre absolu qui crée peur, angoisse et frayeur au niveau
de l'individu qui ne sait plus à quel saint se vouer »2(*). Et c'est en vue de mettre au
jour les divers aspects et les implications de ce malaise que nous avons
choisi, pour notre étude, le thème suivant :
« Le malaise dans l'oeuvre de Ken Bugul : Cas de La
folie et la mort et De l'autre côté du
regard ».
Le choix de ce thème ne manque pas de susciter des
interrogations sur son actualité et son originalité dans la
littérature négro-africaine du début du XXIème
siècle. On se souvient, en effet, que la littérature
négro-africaine, francophone comme anglophone, est née dans un
contexte de malaise général, historique, politique et culturel
notamment, au point que le mouvement de la négritude et celui de
l' « african personality », avec les formes de
littérature que chacun d'eux a générées, ont
constitué des tribunes d'expression du malaise et de la révolte
de la race noire contre des siècles d'esclavage et de colonisation par
la race blanche.
De la période coloniale à celle des
indépendances, les thèmes de la littérature
négro-africaine francophone n'ont pas beaucoup évolué en
ce qui concerne l'expression du malaise. L'orientation du roman
négro-africain francophone en particulier, selon une typologie faite par
Jacques Chevrier dans Littérature nègre3(*), a oscillé entre le
souci de formation, la contestation historique, l'angoisse existentielle et le
désenchantement. Exploitant cette typologie, Adrien Huannou et Ascension
Bogniaho affirment que les romans de formation ont un but
socio-éducatif, ceux de la contestation dénoncent les tares de
l'époque coloniale, tandis que les romans de l'angoisse et du
désenchantement présentent respectivement « une vision
pathétique de la condition humaine » et « une image
désabusée et décevante de la société
africaine néo-coloniale et montrent que l'indépendance n'a pas
porté les fruits escomptés, par la faute des dirigeants
politiques et de la nouvelle bureaucratie »4(*).
L'originalité de l'expression du malaise chez Ken
Bugul, par rapport à ses prédécesseurs, c'est que cet
écrivain intimiste, qui avoue s'inspirer souvent de sa propre vie dans
ses créations littéraires, centre ses écrits sur les
problèmes socioculturels et psychologiques qui minent la vie et
l'équilibre de l'individu. Même quand il lui arrive parfois
d'aborder le thème de la politique africaine des indépendances
dans ses oeuvres, comme c'est le cas dans La folie et la mort, les
problèmes politiques sont traités de telle manière qu'ils
sont les supports de l'expression du malaise psychologique et socioculturel.
La question du malaise chez Ken Bugul est donc avant tout, une
question de la vie intérieure de l'individu aux prises avec
lui-même et avec son environnement physique, politique, social, culturel
ou religieux. L'objet de notre étude consistera d'abord à mettre
au jour, en plus du cadre politique, les principaux canaux de l'expression du
malaise dans La folie et la mort et De l'autre côté
du regard. Nous étudierons ensuite comment les personnages
réagissent individuellement ou collectivement, à ces types de
manifestation et quels sont leurs effets sur le lecteur.
Pour faire ce travail, nous nous proposons d'adopter un plan
en quatre petites parties dont la première analysera les manifestations
physiques du malaise successivement à travers l'espace, le temps et les
violences corporelles. Dans la deuxième partie, nous étudierons
le malaise politique, principalement ses sources, ses victimes et la
réaction du narrateur face aux injustices dans le monde. La
troisième partie, consacrée au malaise socioculturel et
psychologique, mettra en exergue les effets de certaines pratiques
coutumières et rituelles telles que le tatouage des lèvres et le
sacrifice humain, la torture morale de l'individu sous la pression de la radio
et du vide affectif et le traumatisme causé par les déviations
sexuelles et les pratiques religieuses scandaleuses. Enfin, la grande
contribution de la forme des récits à la construction du malaise
sera examinée dans la quatrième et dernière partie.
Pour réaliser cette étude, nous adopterons une
démarche sociocritique doublée d'une approche narratologique.
LE MALAISE PHYSIQUE
Le malaise est « une sensation
pénible et vague d'un trouble dans les fonctions psychologiques. C'est
un sentiment pénible et irraisonné dont on ne peut se
défendre. C'est un mécontentement social
inexprimé »5(*). Cette
définition du malaise selon le dictionnaire Le petit ROBERT est
révélatrice de la complexité de ce concept. En effet, si
dans la vie courante la densité du malaise peut parfois franchir les
limites d'une pathologie, il prend un double caractère dans le cadre
d'une oeuvre littéraire : un malaise qui se trouve au coeur du
récit et un autre malaise qui se dégage de la lecture du
récit. Le premier est ressenti par les personnages et tient du
caractère complexe de l'intrigue et des situations dans lesquelles ils
se retrouvent. Le second est ressenti par le lecteur et peut être
généré aussi bien par la compassion qu'il éprouve
vis-à-vis des personnages que par la forme particulière du
récit, caractérisée par exemple, par le mélange de
plusieurs histoires et ou par l'usage d'un langage excentrique. L'étude
du malaise dans La folie et la mort et dans De l'autre côté du
regard se situe à ces deux niveaux. Et pour le faire ressortir, nous
aborderons plusieurs aspects du malaise dont le plus visible est le malaise
physique, qui s'exprime à travers l'espace, le temps et la violence sous
toutes ses formes.
A- L'expression du malaise dans l'espace et le
temps
Le malaise dans La folie et la mort et
De l'autre côté du regard se dégage
déjà du cadre physique dans lequel le récit est
logé avec une prédominance du cadre urbain. Le temps vient comme
pour renforcer le malaise dans son double aspect du temps environnemental et
du temps événementiel.
1- L'enfer urbain.
Le décor spatial est l'un des matériaux
fondamentaux de la construction narrative parce que c'est lui qui sert de cadre
au récit. C'est dans l'espace romanesque que se déroule l'action
du roman. En dehors du fait que l'espace romanesque participe à
l'inscription de la fiction narrative dans le réel, il peut aussi
permettre de caractériser un personnage ou de déterminer le
rythme de l'action : « La description de la
réalité du monde extérieur accorde les sentiments des
personnages au cadre qui les entoure ou, au contraire, crée un effet de
contraste »6(*) .
Au-delà de cette influence, l'espace peut avoir prise sur tout le
récit. Il peut devenir « un véritable agent qui
conditionne jusqu'à l'action romanesque
elle-même »7(*). C'est ce à quoi nous assistons dans La
folie et la mort et De l'autre côté du regard.
Le milieu urbain, dans ces deux ouvrages, représente le
siège même du malaise. C'est dans ce milieu que se trament toutes
les intrigues et l'angoisse y est très forte. La plupart des victimes du
milieu urbain sont issues du milieu rural. Ken Bugul laisse sourdre à
travers son oeuvre une opposition entre les deux milieux : le milieu rural
est celui de la naïveté, de la crédulité et de la
chaleur humaine mais aussi celui de la misère. Le milieu urbain, quant
à lui, apparaît comme celui de la violence, de la cruauté,
de la brutalité et de la férocité gratuites. C'est aussi
le coeur de tous les vices et de toutes les turpitudes. Ce milieu urbain est
essentiellement représenté par « La Ville »
dans La folie et la mort et « La
Codiware » dans De l'autre côté du regard.
a- « La Ville » dans La folie et la
mort
Mom Dioum, l'héroïne du roman, après un
bref séjour au village, de retour de la ville, décide d'aller
se « tuer pour renaître »8(*). Intriguées, sa famille
et celle de son amie Fatou Ngouye décident d'envoyer celle-ci et Yoro,
le cousin de Mom Dioum, à sa recherche à la ville. Et pour
planter le décor de ce qu'est la ville, le narrateur dit ceci à
leur arrivée : « Les autres voyageurs non plus n'avaient
pas beaucoup parlé, comme si ce voyage était redouté
à cause de la vitesse folle du taxi-brousse ou de l'accueil que la ville
pourrait leur réserver »9(*). Cette phrase laisse présager tout ce qui
pourra leur arriver dans cette ville. D'ailleurs, leur malaise va
s'accroître progressivement. Il ira des gestes les plus simples de la vie
courante (« Fatou Ngouye et Yoro le cousin de Mom Dioum avaient
du mal à se frayer un passage parmi les gens qui ne les regardaient
même pas »10(*)) aux situations les plus complexes que sont la folie
et la mort. Des tas d'immondices à la fumée qui s'échappe
des véhicules, tout semble avoir été disposé pour
rendre malaisé le voyage des deux enfants du village. Du
côté des humains, ils doivent d'abord affronter
l'indifférence et être ensuite confrontés à la
police. Leur contact avec les hommes ira de misère en misère
jusqu'à leur dernier souffle. Fatou Ngouye, après un bref
séjour dans un autre village reviendra mourir, brûlée
vive :
« Fatou Ngouye finit ainsi sa vie à la
grande ville. Elle qui était venue chercher Mom Dioum dans cette ville,
elle faisait désormais partie de cette ville, pour
toujours »11(*).
Cet euphémisme met en évidence le
caractère cruel de la ville qui happe tout ce qu'elle contient.
Yoro, quant à lui, après avoir passé un
sale temps à la police, sombre dans l'homosexualité qu'il
considère comme une honte mais dont il s'accommode pourtant :
« Comment pourrait-il dire au village qu'il vivait avec un homme,
qu'il était amoureux de lui, (...) qu'il faisait l'amour avec lui. Il
allait tuer ses parents de honte et sûrement se tuer
après »12(*) se dit-il lui-même. Il est
« trouvé mort sur la plage, le corps sans
tête »13(*), quelque temps après, parce qu'il avait
découvert que le Timonier faisait le trafic d'armes, de mercure et de
crânes humains. La ville venait ainsi de faire une autre victime. Yoro,
après avoir fini par trouver sa place dans cette ville, venait de se
faire happer par cette même ville. Mom Dioum ne connaît pas un
meilleur sort.
Elle rate sa « renaissance » et,
après des aventures aussi fantastiques les unes que les autres, se
retrouve dans un asile de fous. Elle s'acoquine avec un autre pensionnaire de
l'asile, Yaw, à qui elle raconte enfin son histoire, sa vraie histoire
sur le bateau d'où elle s'est enfuie après avoir découvert
la supercherie du complice du Timonier : celui-ci la faisait
apparaître comme un ange à des hommes d'affaires et à des
hommes politiques qui, croyant à une apparition mystique
véritable, ne se dérangeaient pas pour payer les fortes sommes
d'argent qui leur étaient réclamées. Un jour, le complice
du Timonier, estimant qu'elle en savait déjà trop décida
de la supprimer. Elle fut informée par l'albinos qui travaillait avec
l'homme et réussit à s'enfuir. Informé, le Timonier la fit
rechercher en vain et prit un décret stipulant qu'il fallait tuer tous
les fous qui raisonnaient et tous les fous qui ne raisonnaient pas. Mom Dioum,
titulaire d'une maîtrise, devait se retrouver parmi les fous qui
raisonnaient. Et c'est pour échapper au courroux du Timonier qu'elle
décide d'aller « se tuer pour
renaître ».
Yaw, à la fin de l'histoire de Mom Dioum,
étouffe sa compagne après avoir abusé d'elle dans le
bâtiment de la morgue de l'hôpital psychiatrique. Le meurtrier,
retrouvé par les gardiens de l'hôpital, connaîtra le
même sort quelques heures plus tard dans le même hôpital. Il
faut rappeler que Yaw avait aussi été témoin d'une
supercherie de la part des gros-bras du Timonier qui, sous le couvert d'une
cérémonie rituelle, se déguisent en revenants après
avoir coupé la tête à plusieurs enfants du village. Ces
têtes devaient servir à faire un sacrifice pour la
pérennité du règne du Timonier. Pour avoir vu cela, il
devait mourir. Yaw dut la vie sauve à un prêtre missionnaire qui
l'amena en ville mais qui ne put s'empêcher de lui faire savoir qu'il
était devenu fou après ce qu'il avait vu. C'est pourquoi il ira
l'enfermer dans un asile de fous. Avec la mort brutale de Mom Dioum et de Yaw,
la ville venait de faire deux nouvelles victimes. En plus de tous ces aspects,
le milieu urbain prend dans De l'autre côté du
regard une facette anthropophage.
b- « La Codiware » dans
De l'autre côté du regard
Dans De l'autre côté du regard, la
cruauté du milieu urbain est essentiellement manifestée dans la
« Codiware » qui ne représente pas une ville mais
une grande zone urbaine constituée de plusieurs villes, une
mégalopole. Elle pourrait équivaloir aux dimensions d'un pays
tout entier. Et à l'instar de toutes les zones urbaines, la
« Codiware » exerce un attrait irrésistible sur ses
victimes. C'est ainsi que Maguèye Ndiare, le frère de
l'héroïne Marie, après ses études
primaires, « fut reçu à un concours
d'entrée dans une école militaire »14(*) qui se trouvait à
« Ouagadougou, en Haute Volta, à
l'époque »15(*). Quelques mois plus tard, deux Blancs viennent
annoncer qu'après une grève, Maguèye Ndiare avait
quitté l'école militaire avec un groupe d'élèves et
qu'il serait en Codiware. La nouvelle de sa mort vient huit années plus
tard. Il serait « mort à Boua-Kê en
Codiware »16(*).
Le lien homophonique qui existe entre la Codiware et la Côte d'ivoire et
entre Boua-Kê et Bouaké où se trouve une école
militaire panafricaine donne des indices sur le cadre dans lequel se
déroule le récit. Ainsi, la Codiware qui exerçait une
grande fascination sur les jeunes de l'école militaire, venait
d'arracher la vie à l'un d'eux, dans des conditions qui ne seront
élucidées que bien plus tard.
Quand le frère du défunt se rend dans ce pays
pour retrouver les traces de Mbaye Maguèye, c'est avec un coeur plein
d'appréhensions :
« Les gens de Codiware ne mangeaient-ils pas les
êtres humains ? (...). Il paraît que dans ces pays on mange la
chair humaine. Il paraît que dans ces pays des cadavres humains sont
utilisés. Pour des sacrifices à des esprits »17(*).
La découverte que fait Moundaye, le frère du
défunt, le conforte dans ses opinions. Il découvre que son
frère est mort au moment où son entourage s'y attendait le moins.
La voisine qui le renseigne n'hésite pas à lui faire savoir que
son frère avait de curieuses fréquentations qui, après sa
mort, n'ont pas tardé à vider sa chambre de tous les biens qui
s'y trouvaient. Le corps de son frère a même disparu. C'est quand
il arrive à la mosquée qu'il apprend ce pan de l'histoire de son
frère :
« - Il y a quelque temps, des jeunes gens sont
arrivés ici.
- Ces gens nous ne les avions jamais vus
auparavant.
- Ils n'étaient pas d'ici.
- Ils venaient d'une autre région du
pays.
- Ils étaient venus nous demander de
faire une prière pour un mort.
- Nous avions demandé où
était le mort.
- Ils avaient répondu que le mort
n'était pas là.
- C'est un ami à nous qui est mort,
avaient-ils dit.
- Nous voulons faire faire une prière
pour lui, pour son âme.
- Sinon, nous ne serons pas en paix.
- Quelqu'un nous a conseillé de venir
ici.
- Et où est le corps de votre ami ?
leur avait-on demandé.
- Les jeunes gens nous avaient dit qu'ils ne
savaient pas où il était.
- Ils ne savaient pas ce qui s'était
passé ni où il avait été enterré.
- Leur ami mort venait souvent les déranger dans
leur sommeil, en rêve.
- C'était pour cela qu'ils avaient
consulté un devin.
- Ce dernier leur avait dit qu'ils devaient faire une
prière pour lui ».18(*)
Ces jeunes gens avaient poursuivi leur histoire en
racontant aux gens de la mosquée que leur ami les pourchassait dans la
rue en leur demandant de lui retrouver son âme qu'on lui avait
volée.
Moundaye est demeuré troublé par ces
révélations. Ce qu'il en retient le plus, c'est que les gens de
la Codiware méritaient bien leur réputation de mangeurs d'hommes
et que ce pays représentait une véritable jungle.
Ces deux exemples de la « ville » et de la
« Codiware » montrent le caractère infernal des
villes dans La folie et la mort et De l'autre côté du
regard. A cela viendra s'ajouter le temps comme pour
renforcer le malaise qui s'en dégage.
2- Le temps et le malaise.
Le temps permet au narrateur de présenter les actions
ou les faits du récit à peu près fidèlement dans
les détails et dans une durée plus ou moins réelle de
déroulement des actions. L'étude du temps narratif permet de
distinguer, selon Jean-Pierre Goldenstein,
« d'une part, les temps externes à l'oeuvre,
c'est- à -dire le temps de l'écrivain (l'époque à
laquelle il a vécu et écrit son oeuvre ), le temps du
lecteur(l'époque à laquelle il vit) et le temps
historique(l'époque à laquelle se situe la fiction) et, d'autre
part, les temps internes à l'oeuvre qui comprennent : le temps de
la fiction ou temps raconté( la durée du déroulement de
l'action) et le temps de la narration(l'intervalle de temps qu'a duré la
narration) »19(*) .
A ces types de temps révélés par
Goldenstein, nous pouvons ajouter, dans le cadre de notre étude, le
temps événementiel et le temps environnemental qui concourent
à l'expression du malaise dans les oeuvres que nous avons choisies.
a- Le temps événementiel.
Si nous pouvons définir le temps
événementiel comme « le temps, la période
où se produisent les événements, c'est-à-dire les
faits marquants de l'histoire (dans la fiction littéraire ou dans la
réalité) et qui sont effectivement repérables par des
dates ou par des renvois à des régions géographiques et
à des événements historiques
réels »20(*), dans La folie et la mort, le récit
se situe clairement dans la période post-coloniale. Les pays d'Afrique,
nouvellement indépendants, prennent en main leur destin. Comme tout
début, le balbutiement engendre un malaise diffus, un malaise né
de la forme de gouvernement qui s'empare de la quasi-totalité des jeunes
Etats africains libres : la dictature. Les scènes qui ont
été peintes dans La folie et la mort renvoient à
cette période bien connue des contemporains de Ken Bugul. La crise pour
le narrateur a commencé depuis les années 60, « depuis
les années de crise qui commencèrent dès les
premières années d'indépendance... »21(*). Ce préalable vient
comme pour justifier à l'avance les atrocités qui seront
racontées plus tard. Car, si la crise dure depuis si longtemps, elle a
eu le temps de s'exacerber. Mais le temps auquel renvoie le récit n'est
pas ouvertement indiqué. S'il est clair qu'il situe le lecteur
après les indépendances, les autres précisions seront
apportées par les allusions du narrateur à des
événements qui se sont produits plus ou moins concomitamment dans
le monde. C'est ainsi qu'après avoir entendu un hommage au Timonier, des
auditeurs font cette réflexion :
« - Mais, et la Tchétchénie ?
- C'est quoi ce mot ?
- Ce n'est pas un mot, c'est un pays.
- Ah ! Oui, vers Caucase, vers Daghestan, les
djan, zan, tan et consorts.
- Ce sont des pays musulmans, islamiques,
fondamentalistes, islamistes, intégristes, terroristes,
rétrogrades, non ?
- Pour Sam et ses complices, ces pays, et les gens de
ces pays ne comptent pas.
- Et l'Albanie alors ?
- Et le Kosovo ? »22(*).
Cette conversation renvoie clairement à la guerre du
Kosovo, à la crise en Albanie et à la guerre de la Russie contre
les Tchétchènes. Et puisque tout cela a commencé vers la
fin des années 80, on peut situer le temps du récit vers le
début des années 90. Il faut remarquer que ces marques
temporelles, pour être relatives à des zones de tension dans le
monde, renforcent l'atmosphère de malaise qui commence à sourdre
de l'ouvrage. Cependant, d'autres allusions moins funestes sont
présentes dans le texte et précisent davantage le temps
événementiel :
« La télévision à écran
géant, les paraboles, la vidéo, les jeux électroniques,
tout cela avait remplacé le voisin. Et s'il y avait un
problème ? Le téléphone...Le
cellulaire »23(*).
Quand on sait que le téléphone cellulaire ne
s'est répandu dans les pays africains qu'à la fin des
années 90, on cerne mieux le temps événementiel dans
La folie et la mort.
Quant à De l'autre côté du
regard, le temps événementiel y est plus précis. Il
se situe dans les dernières années de la colonisation et les
premières années d'indépendances. L'action commence
pendant la période coloniale et s'achève après les
indépendances. Lorsque le frère de Marie quitte l'école
militaire, sa soeur et sa mère reçoivent la visite de deux
Blancs :
«Les Blancs portaient des culottes en kaki et des
chemises à manches courtes. Ils avaient aux pieds de grosses chaussures
fermées. Les chaussettes qu'ils avaient mises, montaient jusqu'aux
genoux. Ils portaient des casques. Nous étions encore sous domination
coloniale. Tout le quartier de Kanène où nous habitions,
était en alerte. Dès que les deux Blancs entrèrent chez
nous, ma mère s'était levée. Elle avait enroulé sa
natte automatiquement comme pour s'enfuir. Le Blanc faisait fuir. Il
représentait celui qui venait réprimer. Celui qui venait prendre
les forces pour. Des forces pour des guerres expansionnistes ou
défensives. Pour le travail forcé dans les colonies. Le Blanc
représentait la terreur. Il était terrifiant à
l'époque. Du bon Blanc arrivé au début, il est devenu la
terreur et ensuite l'horreur »24(*).
Ce portrait du colon montre le malaise qui prévalait
dans les rapports entre les colons et les colonisés à la fin de
l'époque coloniale. Cette action, dans De l'autre côté
du regard, commencée auparavant, va se poursuivre après les
indépendances :
« Huit longues et terribles années entre la
disparition et la mort de Maguèye Ndiare ! (...)Des Blancs avaient
annoncé la mort de mon frère Maguèye à mon
frère Mondaye. Ils étaient en pantalons longs, chemises blanches
et cravates. Nous étions dans les premières années
d'indépendance »25(*).
Les précisions que donnera le narrateur plus loin
contribueront à mieux déterminer la période de l'histoire.
Elle dit à la page 154 qu'elle est « née pendant la
grande grève des chemins de fer »et qu'elle « devait
avoir trente-six ou trente cinq ans »26(*). Puisque cette grève s'est
déroulée de 1947 à 1948, l'action du récit devrait
se placer tout au début des années 80. « Mort de
la mère : Mardi 30 avril 1985 à 11h
55 »27(*). Mais
le narrateur donne d'autres indications qui poussent l'action jusqu'au
début du troisième millénaire. En effet dans l'une de ses
nombreuses escapades oniriques, le narrateur, au sujet des affres que devraient
subir les morts lors de l'enterrement dit :
« Oh, jeunes et beaux marins du Koursk !
»28(*). Le Koursk est
un bâtiment sous-marin russe qui a coulé dans l'océan
indien en 2001. Il n'y a eu aucun survivant sur la centaine de marins qui
étaient à bord. Ces intempestifs allers et retours dans le temps
et les multiples allusions à des événements tristes
contribueront fortement à entretenir le malaise dans l'ouvrage.
b- Le temps environnemental
Il renvoie aux changements atmosphériques et aux
climats, liés à la variation des saisons. Dans La folie et la
mort, la nuit joue un rôle capital dans l'assombrissement de
l'histoire. Et le narrateur, un peu comme pour planter le décor de cette
histoire complexe et triste, précise dès le début du
roman :
« Il fait nuit. Une nuit terriblement
noire »29(*). Ces tous
premiers mots de l'ouvrage ne sont que le signe annonciateur de tout ce qui se
passera dans la nuit. C'est dans cette nuit « étrangement
noire »30(*) que Mom Dioum
rend visite à son amie d'enfance Fatou Ngouye au village. Et c'est
cette même nuit noire qui couvrira sa
disparition : « Mom Dioum disparut brutalement dans la
nuit terriblement noire. (...) Fatou Ngouye voulut la suivre, mais y
renonça car Mom Dioum s'était comme évaporée dans
la nuit terriblement noire, comme happée, absorbée, par
l'obscurité totale »31(*). Elle est partie se « tuer pour
renaître »32(*). Elle
était partie se faire tatouer les lèvres. Un tatouage très
douloureux que d'ailleurs Mom Dioum ne subira pas jusqu'à son
terme : « Le tatouage des lèvres était
l'une des épreuves les plus dures que les femmes subissaient dans
ces contrées. Cette épreuve était d'une douleur
épouvantable »33(*).
C'est aussi dans la nuit que Mom Dioum fera ses expériences avec l'homme
« au chapeau en astrakan noir »34(*).
Après sa fuite du bateau sur lequel vivait cet homme,
le fameux décret qui voulait qu'on tue les fous qui raisonnaient et ceux
qui ne raisonnaient pas, fut pris. Le temps environnemental prend un autre
aspect dans De l'autre côté du regard.
C'est la chaleur qui, dans De l'autre côté
du regard semble inhiber toutes les initiatives pour laisser planer une
grave impression de malaise. Une chaleur torride et constante qui enveloppe
toute la ville de Hodar qui a vu naître Marie l'héroïne et
dans laquelle s'est concentrée la plus grande partie de l'histoire.
Cette chaleur moite entourait les activités des adultes et les jeux
d'enfants : « Il faisait chaud et j'avais
chaud »35(*).
Cette insistance révèle l'intensité de la chaleur qui
sévissait dans cette ville. La chaleur était également
ressentie par les adultes :
« J'ai imaginé ma nièce Samanar allant
acheter ce pagne. Par un après-midi chaud et ensoleillé. (...)
Quelle chaleur devait-il faire ce jour-là ! Comment avait-elle pu
supporter cette chaleur au ? Comment avait-elle fait pour arriver sous
cette chaleur au marché ? »36(*)
C'est aussi cette chaleur qui verra la mère de Marie
mourir : « Le jour de sa mort, ma mère
s'était rendue chez Samanar, dans l'après-midi (...) Sous une
chaleur torride à une heure où le soleil était haut dans
le ciel ! »37(*). Non seulement la chaleur était
omniprésente dans cette ville de Hodar, mais elle était
également prémonitoire. A chaque fois qu'elle se faisait sentir
avec acuité, un événement malheureux se produisait.
Lorsque c'était au cours d'un jeu d'enfants, celui-ci s'achevait presque
toujours par une bagarre. Avec Samanar, le pagne qu'elle a acheté ce
jour où il faisait très chaud, a scellé la rupture
définitive entre elle et sa tante Marie qui estimait qu'elle lui avait
arraché l'affection de sa mère. Le caractère
négatif de la chaleur s'étalera jusqu'à la fin de
l'ouvrage où, pour que Marie puisse entrer en contact avec sa
mère défunte, ce qui lui procurait une grande sensation de
bien-être, il faut qu'il se mette à pleuvoir. L'apparition de la
mère étant incompatible avec la chaleur.
Ainsi, le temps environnemental, caractérisé
par la fraîcheur de la nuit et la chaleur du milieu du jour, contribue
pour une grande part à la construction des intrigues dans les deux
ouvrages. Cette participation du temps environnemental à l'intrigue
renforce énormément le caractère général du
malaise car les actions qui se sont produites au cours de ces moments ont
été empreintes d'une grande tristesse et ont parfois
été fatales pour leurs auteurs. Ces moments ont d'ailleurs
abrité plusieurs scènes de violences.
B- La violence physique
Ce qui frappe à la lecture de La folie et la
mort et De l'autre côté du regard, c'est la
façon dont l'auteur y traite le thème de la violence, qui, selon
le dictionnaire Le petit Robert est une « disposition
naturelle à l'expression brutale des sentiments »38(*). Dans La folie et
la mort, elle est abondante, crue et choquante. Dans De l'autre
côté du regard, elle plus subtile, diffuse. Nous
étudierons quelques aspects de cette violence que sont : le viol,
la vindicte populaire et les rapports tumultueux entre les membres d'une
même famille.
1 - Les viols de Fatou Ngouye et la vindicte populaire dans
La folie et la mort.
Fatou Ngouye est l'amie d'enfance de Mom Dioum,
l'héroïne du roman. Lorsque, après avoir fini ses
études à la capitale et être passée par
l'expérience du bateau, Mom Dioum, recherchée conformément
aux injonctions du décret, décide de retourner au village pour
« se tuer et renaître »39(*), c'est à son amie d'enfance quelle se confie.
C'est pourquoi lorsqu'il s'est agi d'aller à la recherche de Mom Dioum,
Fatou Ngouye est envoyée à la ville, source de tous ses malheurs.
Les viols commencent le premier jour de son arrivée en ville.
Après avoir été faussement accusée de vol, elle est
arrêtée par les policiers. C'est là que l'officier de
police, « Chef »40(*), jette son dévolu sur elle. Sous le
prétexte de lui donner à manger, « Chef »
l'entraîne dans un hôtel de passe :
« Quand chef et la jeune fille
pénétrèrent dans une chambre, le responsable un peu
grassouillet qui les avait précédés, ferma la porte.
Soudain un cri horrible, terrifiant. Le cri d'une horrible douleur, d'une
horrible souffrance, d'une horrible violence. Un cri qui glaça toute la
maison »41(*).
Un médecin qui traînait dans les parages fit son
diagnostic sans appel : « Dépucelage violent. Viol d'une
vierge. Elle est complètement déchirée. C'est une brute
ton policier »42(*). La brutalité et la cruauté avec
lesquelles ce viol a été commis ne sont pas de nature à
dissiper le malaise qui a commencé à s'emparer du récit
depuis que les deux jeunes villageois sont arrivés en ville.
Ce premier viol a été commis par un policier.
Les autres seront commis par un prêtre chez qui Fatou Ngouye sera
placée après avoir été soignée à
l'hôpital et récupérée par une «
bonne soeur ». Le prêtre prétexte un jour du
baptême de Fatou Ngouye :
« Fatou Ngouye n'avait qu'un pagne tout blanc
attaché en haut des seins, sur instruction du prêtre. (...) Il
l'avait complètement déshabillée et devant ce corps
sûrement désiré en silence, en prières, en
rêves, en somme, en veille, le prêtre tremblait presque. Il enleva
son habit léger, le posa par terre comme un drap et y coucha la jeune
fille. Il confondit baptême et autre chose et viola presque la jeune
fille. (...) Et ce fut ainsi tous les jours. Tous les jours le prêtre
l'entraînait dans l'Eglise »43(*).
Même si les viols commis par le prêtre sont moins
brutaux que ceux commis par le policier, ils demeurent des viols
puisqu'à aucun moment le prêtre n'a attendu le consentement de
Fatou Ngouye. Cette scène est d'autant plus embarrassante qu'elle a pour
auteur un prêtre, un homme de Dieu. Ce sont ces viols qui
entraîneront Fatou Ngouye à la mort. Elle tombe enceinte, des
oeuvres du prêtre. Celui-ci, pour éviter le scandale sur sa
paroisse, l'emmène à la ville, qu'elle connaît mal, la
laisse dans une chambre qu'il a louée pour une durée d'un an, aux
bons soins d'une propriétaire véreuse. C'est de cette maison que
Fatou partira pour être victime de la vindicte populaire.
Quant à la vindicte populaire elle-même,
elle génère le malaise parce qu'elle est gratuite dans La
folie et la mort et elle pousse à la révolte parce qu'elle
s'abat sur des innocents. Au début de l'ouvrage, Fatou Ngouye et Yoro
avaient déjà été traqués par la foule,
simplement parce qu'ils avaient eu peur à la vue d'un policier, eux qui
n'en avaient jamais vu d'aussi prêt. La vindicte populaire atteint son
plus haut niveau à la fin de l'histoire de Fatou Ngouye. Celle-ci,
bouleversée par ce qu'elle venait d'apprendre sur Yoro, celui avec qui
elle était venue en ville, à savoir que celui-ci était
devenu homosexuel, se dirigea vers le grand marché et s'arrêta
à la hauteur d'un marchand :
« ... et là, elle ne sut plus ce qui
s'était passé. Tout d'un coup quelqu'un cria : - Au
voleur ! Au voleur ! C'était elle, Fatou Ngouye, qu'on
désignait. (...) Il tenait à la main un bidon et de l'autre une
boîte d'allumettes. En une fraction de seconde il aspergea Fatou Ngouye
du contenu du bidon, contenu qui par son odeur était de l'essence.
Aussitôt, la personne excitée frotta une allumette avec des mains
tremblantes et d'une voix terrible cria :
-Meurs ! Voleuse !
La personne jeta l'allumette incandescente sur Fatou Ngouye qui
en quelques secondes devint un brasier »44(*).
Cet épisode montre que Fatou qui avait quitté
son village pour la ville, devait périr dans cette ville qui broyait
irrémédiablement tout ce qui lui était étranger.
Ainsi, elle n'avait pas pu trouver sa place dans la ville, elle et son enfant,
l'enfant issu du viol. Ce qui signifie également que Fatou, venue
à la ville en toute pureté, avait été
souillée par les viols successifs et qu'elle ne pouvait plus retourner
au village dans cet état. Seul le sacrifice expiatoire suprême, la
mort, pouvait produire l'alchimie de la purification. En plus de cela, cet
épisode constitue une satire de la vindicte populaire qui sévit
surtout dans les pays pauvres. Elle part d'un rien, s'enflamme et coûte
la vie à un ou plusieurs individus. C'est une justice expéditive
qui révèle le disfonctionnement ou parfois l'inexistence des
structures et des institutions devant rendre la justice selon les normes
conventionnelles. Cette situation est la caractéristique de la plupart
des pays en voie de développement dans lesquels les personnels de la
justice, en nombre insuffisant, n'arrivent pas à examiner avec
célérité ou parfois même avec profondeur les
différends qui opposent les citoyens. Alors le peuple, pour combler ce
vide et dans son élan à se faire justice, commet des erreurs
graves qui sont fatales pour des individus innocents.
Dans De l'autre côté du regard, la
violence physique se remarque essentiellement dans les rapports entre Marie et
ses parents.
2- Les rapports tumultueux entre Marie et ses parents dans
De l'autre côté du regard.
Même si la violence physique est moins visible dans cet
ouvrage, dans sa forme brutale et gratuite comme on a pu le constater dans
La folie et la mort, l'auteur a tenu à mettre certaines
scènes brutales au grand jour. Ces scènes tournent pour la
plupart autour de Marie. Celle-ci s'accroche souvent avec sa mère. Les
deux femmes n'avaient pas eu de véritables rapports mère-fille.
La mère de Marie l'avait abandonnée, quand elle avait cinq ans,
sur le quai d'une gare pour aller s'occuper de sa nièce Samanar qui
venait de naître. Et la petite fille avait grandi sans l'affection
maternelle. C'est pourquoi les altercations n'étaient pas rares entre
elles pendant les moments où elles se retrouvaient. Marie raconte qu'un
jour :
« Tout d'un coup je ne sais pas ce qui lui avait pris.
Elle se mit subitement à m'insulter devant la petite Soxna. Il y avait
des expressions dans le dialecte Saloum - Saloum d'une telle
vulgarité ! C'étaient ces expressions là que ma
Mère avait utilisées. Ce qu'elle disait, je ne pourrai le
transcrire dans aucune langue. L'intonation de sa voix, la dureté des
mots utilisés ! Des mots grossiers, lourds,
désagréables. Cette femme debout là, devant moi,
était ma mère ? Cette femme qui parlait de cette
façon était ma Mère ? »45(*).
Cette séquence de violence verbale inouïe, comme
le laisse entrevoir le narrateur, lève un coin de voile sur la nature
des liens qui unissent la mère et la fille. Les injures
proférées par la mère étaient si fortes et si
vulgaires que la fille a fini par conclure que celle-là ne pouvait pas
être sa mère.
Marie a eu également des rapports souvent brutaux avec
sa soeur Assy, la mère de sa nièce Samanar. Les deux soeurs ont
toujours nourri une rivalité sourde, du fait que Assy avait vite
interrompu sa scolarité pour cause de maternité et que Marie
avançait bien dans les études. C'est cette situation qui a
contribué à amplifier les fréquentes altercations qu'elles
avaient depuis la tendre enfance de Marie :
« Ma mère m'avait raconté qu'un jour, ma
soeur Assy était en train de repasser. Pendant ce temps, ma Mère
tenait sa fille dans ses bras. Je me trouvais à côté et ma
soeur Assy avait dit qu'elle allait me brûler. Ma mère lui avait
répondu qu'elle n'oserait pas. Je devais avoir, je le rappelle, trois ou
quatre ans au plus. Si j'étais un peu plus âgée, je ne me
serais pas laissée faire. Je me serais éloignée d'elle. Et
ma soeur Assy, froidement, avait posé le fer à repasser
brûlant sur mon épaule. J'en garde les traces jusqu'à
présent »46(*).
Ainsi, Assy brûle sa soeur cadette pour le simple
plaisir de le faire. Et ce qui frappe dans cette séquence c'est la
froideur avec laquelle une fille fait du mal à sa soeur. Elle annonce,
comme en blaguant qu'elle le ferait et elle le fait malgré les
protestations, un peu timides quand même, de la mère. Car la
menace d'un fer à repasser chaud sur les épaules d'une petite
fille de trois ans devait avoir été prise un peu plus au
sérieux que cela. On voit bien que la mère n'avait pas une grande
tendresse pour sa fille.
De plus, Marie n'avait pas non plus de bons rapports avec son
frère aîné Kaïdara. Celui-ci lui avait demandé
un jour de lui laver une théière. Elle eut la mauvaise
idée de demander à sa nièce Samanar de le faire parce
qu'elle avait mal à la tête. Kaïdara partit d'une grande
colère et se rua sur elle :
« Ma mère s'était intercalée entre
nous deux. Le coup qu'il me destinait frappa ma mère et une de ses dents
tomba. Cela non plus je ne pourrais jamais l'oublier. Jamais.
Jamais. »47(*).
Ce dernier extrait fait montre d'une très grande
violence physique. Comment un coup qui était destiné à une
fillette de huit ans environ pouvait faire tomber des dents à un
adulte ? Il devait avoir été très violent. Et comment
un frère aîné pouvait asséner un coup aussi violent
à sa jeune soeur ? C'est que la rupture des liens familiaux devait
avoir certainement atteint un point de non-retour. Même si le
frère a, à sa décharge, le fait que les dents de leur
mère pouvaient avoir déjà perdu d'un peu de leur
solidité, il n'en demeure pas moins que ce coup qui était
destiné à la fille de huit ans était
disproportionné. La violence étant généralement
repoussée par le commun de mortels, elle ne peut qu'amplifier le
sentiment de malaise qui ne manque de se dégager de cet ouvrage aux
allures apparemment très paisibles.
L'étude du malaise physique dans La folie et la
mort et De l'autre côté du regard est axée
sur deux étapes au cours desquelles nous avons d'abord pu observer que
l'espace et le temps, dans lesquels le narrateur a placé son
récit dégageaient déjà une impression de malaise
à travers l'enfer urbain que représentent la notion
de « ville » dans La folie et la mort et la
mégalopole de « la Codiware » dans De l'autre
côté du regard et à travers le temps
événementiel qui ne renvoie qu'à des séquences
sombres de l'histoire et le temps environnemental qui influence
négativement les actions entreprises par les personnages. Ensuite,
l'étude de la violence physique qui s'est manifestée par les
viols successifs de Fatou Ngouye et la vindicte populaire dans La folie et
la mort et par les rapports tumultueux entre les membres d'une même
famille dans De l'autre côté du regard, est venue
compléter le tableau. Cette violence physique aura constitué un
facteur déterminant dans l'expression du malaise qui se dégage de
ces deux ouvrages.
Le malaise physique entre dans le malaise
général qui domine dans La folie et la mort et De
l'autre côté du regard. C'est pourquoi notre étude se
poursuit dans le chapitre suivant avec l'étude du malaise politique.
LE MALAISE POLITIQUE DANS
LA FOLIE ET LA MORT
Le malaise politique est l'ensemble de tous les
désagréments que subit le peuple dans les domaines socioculturel
et économique du fait de l'orientation politique donnée au pays
par ses dirigeants. L'étude du malaise politique consistera ici à
mettre en évidence tous les aspects politiques du malaise, tous les
aspects des rapports entre dirigeants et dirigés qui engendrent le
malaise. Quoique le malaise politique soit général et inhibe
toute la population, certaines catégories de citoyens en souffrent plus
que d'autres. C'est ainsi qu'après avoir déterminé les
auteurs du malaise, nous en identifierons les victimes pour enfin examiner
l'engagement de Ken Bugul contre l'injustice dans le monde. L'étude du
malaise politique ne sera faite que dans La folie et la mort pour la
simple raison que c'est dans ce roman qu'il est plus flagrant et plus
prépondérant.
Dans De l'autre côté du regard, par
contre, le malaise politique est très peu perceptible. Il se
réduit à une brève critique de la colonisation et du
colonisateur lors de l'annonce de la disparition et de la mort du frère
de Marie, Maguèye Ndiare. Le portrait qui est fait du colon montre que
ce dernier terrorise les populations indigènes et suscite effroi et
crainte sur son passage. Les réquisitions et les travaux forcés
de la période coloniale ont largement contribué à forger
cette réputation du colon. Ce qui révèle le malaise qui
existait à cette époque du fait du régime politique dans
lequel la source du malaise est essentiellement constituée par les actes
du colonisateur et dont les victimes sont les populations indigènes.
Dans La folie et la mort, le malaise politique est
plus fort et plus intense. C'est pourquoi nous commencerons par étudier
les sources du malaise politique dans ce livre.
A- Les auteurs et les sources du malaise politique.
L'étude des auteurs du malaise politique dans La
folie et la mort consistera à évaluer tous ceux qui, dans
l'appareil de l'Etat, engendrent le grand malaise dans lequel vivent les
populations de ce pays fantôme : « Dans ce pays sans
nom, sans identité, enfin un pays fantôme, absurde, ridicule et
maudit comme il y en avait un bon nombre sur ce continent,
... ».48(*)
Ainsi, le narrateur nous met dans un pays indéterminé, sur un
continent indéterminé. Cette absence volontaire de
précision sur le cadre du récit laisse libre cours au malaise qui
s'étale sur la plus grande partie du texte et qui ne risque pas
d'égratigner un régime politique réel. Et les principaux
auteurs du malaise sont le Timonier et ses décrets et l'appareil de
propagande du régime sur le plan national d'une part et la puissance
coloniale et les pays riches sur le plan international d'autre part.
1- Le Timonier et ses décrets.
Le timonier est selon le Petit
Robert « Celui qui tient la barre d'un gouvernail, qui
s'occupe de la direction du navire ».49(*) Il s'agit donc d'une métaphore lorsque ce mot
est utilisé pour le responsable d'un pays. Le pays est alors
comparé à un navire dont le gouvernail ne peut se trouver que
dans les mains d'un seul individu. Rien qu'avec ce nom : Timonier, le
décor du malaise est planté. Nous sommes dans un pays où
il n'y a qu'un seul maître. Nous sommes sous un régime
dictatorial, autocrate, où les libertés individuelles sont
gravement compromises. Or un peuple sans liberté est un peuple au sein
duquel le malaise est omniprésent. C'est dans ce contexte que la radio
ne cesse de diffuser à longueur de journée les louanges du
Timonier qui hante la vie de tous les citoyens :
« Sur le plan national, notre Timonier, notre grand
Timonier, le plus grand de tous les temps, a inauguré aujourd'hui le
centre de recherche sur les langues et dialectes de sa
région »50(*).
Ce portrait caricatural du Timonier frise parfois la
dérision dans les expressions du narrateur. Mais le personnage impose un
respect morbide à ses concitoyens car, au moment où le Timonier
inaugurait ce centre de recherche, une pluie diluvienne s'abattait sur le pays
depuis deux jours et avait déjà fait des dizaines de morts, des
centaines de disparus et des milliers de sans-abri dans les mêmes
quartiers comme à chaque saison. Mais ces sinistrés sont loin de
constituer l'une des priorités du Timonier qui préfère
continuer ses inaugurations, avec la présence effective et ponctuelle
des membres du corps diplomatique.
Ce qui terrorise le plus le peuple, ce n'est pas seulement la
peur de mal parler du Timonier qui hante sa vie par l'intermédiaire de
la radio, mais ce sont surtout les décrets. Des décrets sortis de
nulle part et qui revêtent un caractère tout aussi curieux. Le
nouveau décret qui a mis Mom Dioum en fuite, stipule qu'il faut tuer
tous les fous qui raisonnent et tous les fous qui ne raisonnent pas ; et
il est rappelé au début et à la fin de chaque programme
à la radio nationale. Mais, malgré l'habitude des nombreux
décrets que ce peuple a connus et subis, celui-ci portait une marque
singulière :
« C'était la première fois qu'un
décret prescrivait qu'on tuât des gens même si on les
prenait pour des fous qui raisonnaient ou qui ne raisonnaient pas.
Pitié au moins pour les pauvres fous qui avaient cessé de
raisonner ! »51(*).
Ce décret engendre le développement de
l'anarchie et des règlements de compte qui font que chacun vit sur
le-qui-vive. Un voisin méchant ou malhonnête a désormais la
possibilité de profiter de ce décret pour vous faire tuer sous le
prétexte que vous êtes un fou qui raisonne ou un fou qui ne
raisonne pas ou bien même que vous êtes un voleur ! Et puisque
aucun ordre ne règne dans ce pays, vous êtes livré à
la vindicte populaire :
« Attention à un envieux ou à un
jaloux ! Il suffisait qu'il crie au voleur dans un lieu public pour que
vous vous retrouviez aspergé d'essence et brûlé vif ou
roué de coups jusqu'à ce que mort s'ensuive »52(*)
Nonobstant son caractère bizarre et criminogène,
ce décret ne fait l'objet d'aucune contestation, du moins visible, de la
part des citoyens qui au contraire, le craignent comme la peste. Le peuple a
tellement vécu sous la crainte morbide du Timonier et de ses
décisions qu'il reste impuissant devant le nouveau
décret : «Le peuple de ce pays avait été
tellement malmené par des décrets, des décisions, des
dispositions, que les cerveaux ramollis ne réagissaient pas, donc ne
fonctionnaient plus »53(*). Cette situation montre l'état
d'abâtardissement conscient ou inconscient dans lequel le peuple est
tombé à force de vivre sous l'oppression de la dictature du
Timonier.
Outre la pression exercée sur le peuple par le Timonier
et ses décrets, le malaise politique est également
généré par l'appareil de propagande du régime.
2- L'appareil de propagande du régime.
Si nous dissocions l'étude de l'appareil de propagande
du régime en tant que source du malaise politique de l'étude du
rôle du Timonier qui est supposé être le chef de cet
appareil, c'est parce que ceux qui sont chargés de faire la propagande,
loin d'appliquer les règles qui leur ont été
dictées, s'appliquent à confectionner de nouvelles règles
sous le couvert du Timonier. Nous étudierons cet appareil sous le double
aspect de la police et de l'administration.
a- La police.
La police, comme dans tous les régimes dictatoriaux,
participe activement à l'accroissement du malaise en semant la terreur
impunément au sein de la population. Les policiers jouissent d'une
crainte constante de la part de la population parce qu'ils sont pour cette
population les garants de l'application des décrets du Timonier. Ils en
profitent pour multiplier les exactions contre le peuple. Au nom du
régime, ils procèdent à des arrestations fantaisistes en
bafouant les droits élémentaires de la
personne. « Un homme tout nu, pieds et mains liés,
était dans un coin. Son corps semblait avoir reçu beaucoup de
coups. Il avait des bosses partout et son visage était
tuméfié »54(*). Il s'agit là d'un chauffeur de taxi
accusé de faire le trafic du chanvre indien alors qu'il transportait des
vivres. Sans même l'avoir écouté les policiers se sont
rués sur lui parce que l'un d'entre eux l'avait ramené au poste
pour s'emparer des vivres qu'il transportait. De plus, ces policiers ont
instauré le rançonnement comme règle. Ils ne sont
qu'à la recherche des missions qui sont susceptibles de leur rapporter
de l'argent. En témoigne ce dialogue entre deux d'entre
eux :
« - Tu sais moi mon problème, c'est que je
n'aime pas faire la ville.
- Le contrôle sur les voies nationales, c'est
mieux.
- Là, tu te fais ta paie du mois chaque
jour. »55(*)
b- L'administration.
A cette sombre performance de la police s'ajoutent les tares
d'une administration remplie de cadres incompétents et lourdement
gangrenée par la corruption à tous les niveaux. Pour se faire
établir une carte d'identité, il faut attendre des mois au bout
desquels on vient constater la disparition de son dossier. Pour ne pas
connaître ce sort, il faut déposer quelque chose qui atteint le
montant tacitement requis. Autrement, votre dossier vous était
retourné avec dédain. Cette corruption se traduit au sommet de
l'administration par la loi des dix pour cent :
« Elle découvrit la pollution des âmes
et de l'atmosphère, l'existence des honorables dix pour cent au plus
haut niveau des institutions, des financements à quatre-vingts pour cent
ingurgités par les experts, des réfugiés qui servaient de
boucliers et de moyens de négociation »56(*).
L'héroïne révèle à ce niveau
que pour se voir attribuer un marché ou pour réaliser un projet
à caractère public, il fallait graisser les pattes à tous
les responsables administratifs à tous les niveaux, qui doivent viser le
dossier.
Cette administration et cette police contribuent par leur
inefficacité et leur fort penchant à la corruption au
développement du malaise politique sur le plan intérieur. Mais le
malaise provient également de la situation du pays face à la
puissance coloniale et aux pays riches.
3- La puissance coloniale et les pays riches.
La position du pays colonisateur est très
déterminante dans la situation que vit ce peuple, dans La folie et
la mort, car, le Timonier est soutenu dans ses actions par cette puissance
coloniale. C'est d'ailleurs ce pays qui, à travers les conseillers qu'il
lui envoie, lui montre le chemin à suivre. En réalité, la
pérennité de cette situation favorise la métropole qui,
pendant que la dictature sévit, s'active à piller le pays de ses
ressources en matières premières. Cette bénédiction
de la puissance coloniale sur la dictature qui règne n'est donc pas
fortuite. Et puisque le Timonier y trouve son compte, la population peut
toujours continuer à souffrir, cela importe peu. Ainsi, la puissance
coloniale joue un rôle de premier plan dans le malaise politique et
économique qui étreint ces populations. En parlant des
responsables des pays riches qui venaient vérifier l'usage qui
était fait des aides, le narrateur ajoute :
« Et puis ce qui était encore plus grave
c'était que ceux qui avaient avancé les fonds, lors de leurs
visites de suivi se fiaient aux discours et ils ne se donnaient pas la peine de
vérifier, la plupart du temps. Quand ils arrivaient, ils étaient
accueillis par des petites filles choisies parmi celles qui n'avaient pas faim,
avec un gros bouquet de fleurs »57(*)
A cela s'ajoute la pression économique exercée
par les pays riches en général. Ceux-ci, dans le but
annoncé de venir en aide aux pays pauvres, se pressent pour leur
prêter de l'argent pour leur développement. Pour la construction
des routes, des écoles et des infrastructures sanitaires, de fortes
sommes d'argent sont cédées aux pays pauvres avec
également de forts taux d'intérêt. Ce n'est pas le fait de
prêter de l'argent aux pays pauvres qui pose problème en soi mais
c'est la manière dont les fonds prêtés sont
gérés. Les pays riches, en prêtant, accompagnent leur
prêt de mesures et d'experts qui engloutissent pour leur entretien une
grande partie de la somme prêtée :
« La dette avait été indirectement
virée dans les poches de certains dirigeants, et l'autre partie
était retournée là d'où elle venait car cette dette
n'était pas contractée gratuitement. Il fallait se plier à
certaines conditions. Les trois quarts du financement du projet retournaient au
pays qui avait accordé la dette. A travers l'expert, les
matériels et les fournitures importés ».58(*)
Les fonds prêtés sont dilapidés pour
l'entretien de l'expert, de sa femme qui bénéficie des primes
d'éloignement du conjoint, de dépaysement et autres, pour la
cérémonie d'accueil des experts, pour leur installation sur leur
lieu de travail et pour beaucoup d'autres choses encore. Avec tout cela, les
trois quarts du crédit contracté volent en éclats. Les
réalisations ne sont plus faites sur le terrain pour le bien des
populations et au bout du compte, le pays se retrouve avec une lourde dette
à payer et le cycle recommence. Cette situation profite à
quelques individus seulement et crée par conséquent des victimes
dont nous ferons l'inventaire dans la suite.
B- Les victimes du malaise politique.
Le malaise politique est en principe général et
touche toutes les couches de la population. Mais certains en souffrent plus que
d'autres. C'est le cas par exemple des intellectuels, de la couche la plus
vulnérable de la population et des pays pauvres dans leur ensemble.
1- Les intellectuels.
Ce sont eux essentiellement que vise le nouveau décret.
Ils constituent la race à abattre pour le Timonier. Ils gênent non
seulement par la pertinence de leurs réflexions mais ils sont
également taxés d'être susceptibles de corrompre le reste
du peuple. Ce sont eux qui cherchent à voir clair dans la gestion des
affaires publiques. Ce sont eux qui émettent les idées de
contestation et de rébellion. En un mot, l'existence des intellectuels
est incompatible avec la prospérité du régime. C'est
pourquoi le Timonier a décidé de les éliminer purement et
simplement par le nouveau décret. Les intellectuels sont les
« fous qui raisonnent ». Ils ont commencé à
perturber la quiétude du Timonier, et ce dernier n'a plus le choix. Ou
c'étaient les fous qui raisonnaient ou c'était lui le Timonier.
Il a décidé de les éliminer eux, les fous qui
raisonnaient. Mais on lui rapporte que les fous qui raisonnaient
s'étaient enfuis. C'est alors qu'il décide de tuer tous les
fous : « Alors tuez tous les fous, ceux qui raisonnaient et
ceux qui ne raisonnaient pas. Ils seraient sûrement parmi
eux »59(*).
Ainsi, c'est pour être sûr de tuer tous les intellectuels que le
Timonier a décidé de tuer tous les fous. Dans le seul dessein de
régner sans partage sur le pays, un seul individu a réussi
à faire fuir des milliers d'autres dont la seule faute est d'être
intellectuels. Car en réalité, aucun intellectuel digne de ce nom
ne pouvait accepter les misères que le Timonier faisait subir au peuple.
Ils étaient considérés comme des opposants politiques. Il
fut annoncé un jour à la radio :
« Par ailleurs un opposant a osé dire que le
Continent a toutes les matières premières, mais est le continent
le plus pauvre du monde. Alors que le Japon qui n'a rien sur son sol ni dans
son sous-sol est parmi les pays les plus développés du
monde.(...) Si cet opposant persiste et signe, il va être
considéré comme un fou et tout le monde connaît le sort
réservé aux fous dans ce pays. Qu'ils raisonnent ou
pas ».60(*)
2- Le petit-peuple.
C'est la couche la plus vulnérable de la population.
C'est elle qui subit toutes les humeurs du Timonier. Lorsque le Timonier a
besoin d'un crâne humain pour faire un sacrifice ou lorsqu'il a besoin
d'une vierge pour faire plaisir à un ami de passage, c'est dans cette
couche de la population qu'il puise de façon intarissable :
« C'était horrible. Des têtes d'enfants pour le
Timonier, pour qu'il devienne riche et en échange il leur accordait
l'indépendance. Avec des têtes d'enfants ? Non ce
n'était pas possible »61(*) Lorsqu'on soupçonne une bande d'orchestrer un
coup d'Etat, ce sont les pauvres populations qui sont
incarcérées. C'est au nom du peuple que des énormes
prêts sont contractés avec d'énormes taux
d'intérêts. Mais il est le dernier à en
bénéficier :
« Les bénéficiaires du projet
étaient où ? Eh bien ils étaient dans le pays.
C'étaient les populations déshéritées
ciblées par le projet.(...) Les vrais nécessiteux étaient
dans le pays, mais comment avoir accès à leurs zones ? Il
n'y avait pas de routes, pour y aller, pas de ponts ».62(*)
Ce petit-peuple qui vit la misère et le
dénuement total, se trouve encore confronté aux affres et aux
exactions du Timonier et de ses sbires. Un peuple qui n'a pas voix au chapitre
et à qui est dénié tout droit élémentaire.
Ce peuple est le symbole même de la vie dans un malaise politique
total.
3- Les pays pauvres.
Les pays pauvres sont les victimes de la nouvelle politique
impérialiste de leurs métropoles et des pays riches en
général. Sur le plan social, c'est le désastre. Les
populations manquent du minimum pour survivre. Sur le plan politique, les pays
riches installent à tour de rôle des dictateurs à la
tête des pays pauvres pour mieux les contrôler :
« Mais qui avait contracté la dette ?
Les grands Timoniers. Mais parmi eux, beaucoup étaient morts depuis. Qui
avait détourné la dette ? Mais ceux-là ils
n'étaient plus ici. Ils n'étaient plus aux affaires. Ils
étaient dans leurs propres affaires ».63(*)
« Dans ces pays vendus, torpillés,
manipulés avec des serviteurs à la tête, le choix
n'était pas possible ».64(*) Enfin, sur le plan économique, aucun
décollage ne semble pointer à l'horizon :
« Depuis les années de crise qui
commencèrent dès les premières années
d'indépendance, jamais des gens n'avaient eu une imagination aussi
fertile, aussi prodigieuse. Ces gens qui n'avaient rien inventé, qui
n'avaient rien créé, et qui n'avaient leurs noms cités
nulle part, avaient développé un système, une
« science de la débrouillardise » qui avait
sauvé les pays de la désintégration
totale »65(*)
C'est face à cette situation quasi catastrophique que
le narrateur choisit d'utiliser le cadre du récit pour stigmatiser
l'injustice qui sévit dans le monde.
C- La dénonciation des inégalités
et des conflits dans le monde.
La folie et la mort est également un
véritable réquisitoire contre certaines anomalies qui ne cessent
d'empoisonner la vie des humains sur la terre. L'injustice au sein de
l'Organisation Mondiale du Commerce(Omc) et la dénonciation des foyers
de tension dans le monde seront retenues dans cette partie.
1- L'inégalité au sein de l'Omc.
Le narrateur, ayant largement décrit l'état
piteux dans lequel se trouve l'économie des pays pauvres, en a
profité pour dénoncer la grande inégalité qui
prévaut au sein de l'OMC :
« L'OMC. Les cultures de rentes. Sam avec sa viande
hachée aux hormones. Mais pour des gens qui n'avaient pas suivi la
même évolution, tout d'un coup vouloir faire comme les autres avec
un décalage de cinq siècles, ce n'était pas
évident ».66(*)
Une organisation mondiale, censée réduire les
disparités économiques mais qui reste
désespérément muette face à la
détérioration des termes des échanges : les pays
industrialisés achètent les matières premières en
fixant eux-mêmes les prix des produits. Au sein de l'Omc, les pays riches
subventionnent la production du coton alors que les paysans des pays pauvres
n'ont pas les ressources nécessaires pour s'acheter les engrais en vue
de la densification de leurs cultures. Ce sont toutes ces disparités qui
continuent d'arriérer davantage les pays pauvres.
2- La stigmatisation des foyers de tension.
Les conflits armés sont l'un des facteurs qui
pèsent également dans la situation des pays pauvres. Le narrateur
montre comment, pendant que les pays riches développent leurs
industries, on passe le temps à s'entretuer dans les pays pauvres. Ce
qui justifie la révolte du narrateur est que ces guerres sont
financées par ces pays riches. Pire, ces pays riches se pressent au
chevet de leurs voisins immédiats(européens ou asiatiques) qui se
battent, alors que, sur le continent africain, ils laissent des frères
se tuer par des centaines de milliers. La radio annonce :
« Le leader kurde A.Ocallan est en procès. La
peine de mort est requise contre lui pour trahison et atteinte à la
sécurité de l'Etat.(...) La communauté internationale
s'est mobilisée et une force d'interposition composée de soldats
de la paix est envoyée au Timor ».67(*)
A ces mots, le narrateur montre une indignation :
« Mais alors, et la Sierra Leone ?
L'Angola ?
La RDC ?
Le Congo ?
L'Erythrée ?
La tragédie du Rwanda n'avait servi à
rien.
Un million de morts pour rien.
Pendant qu'en Sierra Leone une sale guerre se faisait sous
les yeux globuleux des fonctionnaires des Nations mal unies qui
réfléchissaient sur la question ils n'avaient pas un sujet
d'intérêt qui préoccupait Sam et ses
acolytes »68(*).
Le nom « Sam » pourrait avoir
été utilisé pour le Président des Etats Unis
d'Amérique qui contrôle les Nations Unies et qui ne se
préoccupe d'un conflit surtout en Afrique que lorsque ses
intérêts sont menacés. Les « acolytes »
de Sam seraient alors les responsables des pays européens qui suivent
aveuglément le Président américain dans ses
décisions relatives à la politique générale sur la
planète. D'ailleurs, pendant que les conflits battent leur plein en
Afrique, les pays riches n'ont de cesse de piller sans ménagement les
matières premières.
L'étude du malaise politique dans La folie et la
mort entre dans le cadre général du malaise dans les deux
oeuvres de Ken Bugul que nous avons choisi d'explorer. Le malaise politique se
fait sentir d'abord sur le plan intérieur du pays dans lequel le
narrateur a placé le cadre du récit. Il est engendré par
le Timonier et ses décrets et l'appareil de propagande du régime
totalitaire qui sévit dans ce pays. Les victimes de ce malaise sont les
intellectuels qui sont obligés de fuir leur pays pour échapper au
risque de se faire exterminer par les gros bras du Timonier et le petit-peuple
qui n'a pas d'autre issue que de subir les fatales humeurs du Timonier. Sur le
plan international, les puissances coloniales et les pays riches continuent de
maintenir les pays pauvres dans une situation de dépendance à
tous les points de vue. Ce qui augmente le malaise politique dans ces pays.
Au-delà de ce malaise politique, Ken Bugul a beaucoup
plus insisté sur le malaise psychologique et socioculturel que nous
étudierons dans le chapitre suivant et dans les deux ouvrages :
La folie et le mort et De l'autre côté du
regard.
LE MALAISE SOCIOCULTUREL ET PSYCHOLOGIQUE.
Le malaise socioculturel peut se définir à la
fois comme le malaise issu de certaines pratiques peu courantes de la tradition
coutumière et comme le résultat du malaise politique sur la vie
socioéconomique des populations victimes de la tyrannie. Il se traduit
essentiellement par la violence. Le malaise psychologique est celui qui sourd
de l'intérieur de l'être et qui déteint sur sa vie et
celles de ceux qui l'entourent dans le présent et dans le futur. A cela,
nous ajouterons, dans cette partie, la religion et certaines déviations
sexuelles qui ont une influence considérable sur le malaise
psychologique.
A- La violence socioculturelle.
Elle est matérialisée dans La folie et la
mort par le tatouage des lèvres et le sacrifice humain et, dans
De l'autre côté du regard par la sorcellerie.
1- Le tatouage des lèvres.
Le tatouage des lèvres est une pratique socioculturelle
qui a cours dans plusieurs sociétés dans le monde entier. Mais ce
qui fait la différence d'une région à l'autre, c'est la
technique de tatouage. S'il suffit d'une simple poudre dans certaines zones, il
faut une botte d'aiguilles dans d'autres. Et c'est cette dernière
méthode qui est utilisée dans La folie et la mort. Et
c'est parce qu'elle est très douloureuse que, d'ordinaire, celle qui
veut se faire tatouer n'y va pas seule. Elle se fait accompagner par des
membres de sa famille qui devront l'encourager durant toute l'opération.
Réussi, le tatouage des lèvres donne un nouvel aspect au visage
de celle qui l'a subi. Il rend la femme plus belle en noircissant ses
lèvres. Le tatouage des lèvres a donc une fonction d'abord
esthétique dans la société. Il peut également,
puisqu'il modifie l'aspect du visage, être utilisé comme moyen de
déguisement. Et c'est pour cela que Mom Dioum décide d'y aller
seule. Elle dit d'ailleurs qu'elle va « se tuer pour
renaître ». Mais, c'était compter sans
l'intensité de la douleur, le tatouage se faisant sans aucune notion
d'anesthésie. Outre les artifices de la Tatoueuse et de ses acolytes qui
rendent le moment solennel, Mom Dioum se rend compte de la complexité de
sa situation dès que la première botte d'aiguilles s'enfonce dans
sa lèvre. Le narrateur précise:
« Mom Dioum avait tressailli et frissonné de
tout son corps. La douleur ressentie l'avait traversée, comme une
décharge électrique. Les jambes tendues devant elle, les yeux
recouverts d'un bandeau de tissu noir, le reste du corps recouvert de son pagne
tissé, elle avait raidi tous ses membres aux premières attaques
de la première botte d'aiguilles sur ses lèvres
charnues »69(*).
Le tatouage des lèvres, pratiqué à vif,
génère une grande douleur. C'est pourquoi, au-delà de sa
fonction esthétique, elle remplit également une fonction
initiatique. Les femmes qui en sortent sont aguerries contre la douleur. Elles
ont ressenti une douleur si extrême qu'aucune autre douleur ne pourra
plus jamais les surprendre. Mais pour en arriver là, il faut subir le
tatouage jusqu'au bout. Or, la douleur qu'on y ressent est presque
insupportable, au point où Mom Dioum, sous les coups de boutoir des
aiguilles commence à s'interroger sur la pertinence de cette pratique.
Elle rumine dans sa tête :
« D'où venait cette pratique barbare devenue
une pratique socioculturelle traditionnelle, essentielle chez les peuples
depuis si longtemps ? Personne n'avait réalisé que
c'était une horrible pratique, que c'était plus horrible que tout
ce qui se faisait jusqu'alors ? »70(*).
Ces interrogations montrent à quel point cette
pratique peut être crue et douloureuse. Mom Dioum ne supportera pas la
douleur jusqu'à son terme. Elle profite du répit que la Tatoueuse
lui donne pour aller faire ses besoins, pour s'enfuir. Elle rate ainsi sa
« renaissance »avec en prime, les malédictions de la
Tatoueuse et de ses acolytes pour qui une femme qui commence le tatouage et qui
ne l'achève pas ne mérite pas de vivre.
Mais, au-delà de cet échec face à la
douleur physique, c'est tout un être qui vient de basculer dans le chaos.
En effet, non seulement cette fuite constitue une grande lâcheté
de la part de son auteur et de plusieurs générations après
lui, mais elle le rend également horrible, physiquement. Dans le cas de
Mom Dioum, elle a décidé de se faire tatouer les lèvres
pour échapper à ceux qui la poursuivaient, aux agents du Timonier
qui la recherchaient pour le meurtre d'un albinos. Elle est venue se faire
tatouer les lèvres pour effacer définitivement ce pan de son
histoire. Mais elle ne réussit pas. Cela signifie que l'épisode
de sa vie qu'elle veut nettoyer, elle ne pourra jamais s'en défaire.
Elle veut oblitérer ce passé qui lui est devenu compromettant.
Mais, le narrateur veut montrer qu'elle en a suffisamment vu pour se
libérer aussi facilement. Au-delà de l'aspect physique de cet
épisode, il faut percevoir un malaise psychologique dont
l'héroïne ne peut plus se débarrasser. Elle a
été si profondément meurtrie par la découverte de
la supercherie qu'organisent les amis du Timonier que ce qu'elle a vu faisait
désormais partie de sa vie. Et ce qu'elle a vu est si grave qu'elle ne
peut plus être dorénavant, un être normal. Elle a
découvert le pot aux roses. Elle avait découvert le fondement, le
socle macabre sur lequel reposent la force et le régime du
Timonier : la mascarade, la ruse et la barbarie. Après avoir vu
cela on ne pouvait plus mener une vie normale dans ce pays qui continuait
d'être dirigé par le Timonier. Or le tatouage réussi
pouvait permettre à Mom Dioum de poursuivre une vie normale à
l'abri des hommes du Timonier. Mais cela n'était plus possible.
Après ce qu'elle a vu, elle devait choisir :
choisir entre la folie et la mort ou les deux. C'est pourquoi, après sa
fuite de la concession de la Tatoueuse, Mom Dioum ne retrouvera plus une vie
normale. Enlaidie par ses lèvres qui ont pris des proportions
gigantesques du fait du tatouage inachevé, elle ne peut plus vivre parmi
les hommes. Elle s'enfonce dans un univers onirique. Elle est
récupérée, dans un récit fantastique, par un
monstre qu'elle épouse mais qui décide plus tard de la
dévorer. Elle doit la vie sauve, comme dans un conte, à un arbre
qui lui parle comme une vieille femme et qui lui remet de quoi vaincre le
méchant monstre. Tout cela se passe dans un long moment de rêve.
Lorsque Mom Dioum se réveille, elle est entourée des enfants d'un
village qui la prennent pour une folle et qui lui jettent des pierres. Elle
comprend alors qu'elle n'a plus le choix. Elle doit devenir folle ou du moins,
faire semblant de l'être, pour pouvoir survivre. C'est ainsi qu'elle se
retrouve dans un asile de fous. Là, son compagnon l'aidera à
faire le choix suprême : la mort. Ce compagnon connaît lui
aussi une histoire semblable à celle de Mom Dioum. Il a
été témoin d'une autre supercherie, le sacrifice
humain.
2- Le sacrifice humain.
Le sacrifice humain est l'une des pratiques les plus barbares
que l'imagination et la méchanceté humaine aient pu créer.
Il consiste à immoler des êtres humains à un dieu pour
espérer de celui-ci un quelconque avantage. Dans La folie et la
mort, ce sacrifice se fait dans le contexte d'une cérémonie
annuelle à la mémoire des ancêtres. Yaw, un jeune du
village qui se promène par hasard sur les hauteurs d'une montagne, doit,
malgré lui, assister à toute la mise en scène. D'abord, il
voit, de sa cachette, des gens du village qu'il reconnaît. Ceux-ci
cessent de parler et commencent à enfiler des vêtements
multicolores que portent les ancêtres du village. Ainsi Yaw vient de
découvrir qui sont les ancêtres du village. Et son
étonnement et sa déception s'accroissent lorsqu'il voit des
enfants du village s'approcher, conduits par l'un des pseudo ancêtres qui
leur tient un discours selon lequel ils sont des privilégiés
d'être choisis cette année pour aller servir les ancêtres
dans l'au-delà. Après cela, le rituel commence :
« Un à un, les enfants avalèrent le
liquide verdâtre et un à un ils s'écroulèrent
inanimés. Les personnages enlevèrent leurs tenues
bariolées et sortirent des poignards bien effilés. Yaw,
abasourdi, était au bord de la syncope totale. Ils prirent les enfants
un par un et les égorgèrent. Le sang giclait avec furie. Un
sang chaud, bouillant, bouillonnant. Un sang rouge. (...) Ils firent plus que
les égorger. Ils les décapitèrent ensuite et mirent les
têtes dans un sac. Les corps mutilés des jeunes enfants furent
enterrés là sur la colline où tout avait été
préparé »71(*).
Ce qui témoigne le plus du malaise psychologique dans
cette séquence, c'est le sang-froid avec lequel des personnes adultes
assassinent des enfants. Et ces enfants sont choisis parmi les mieux portants
du village. Ce sont les plus valides et les plus intelligents selon les propos
de l'un des ancêtres. On ne se soucie pas de ce que ces enfants
pourraient devenir plus tard. On les sacrifie pour quelle
cause : « Le Timonier sera satisfait. Avec ces têtes
qu'il nous demande, il va être l'homme le plus puissant de la
planète. Il va être l'homme le plus riche du
monde »72(*).
Voilà pourquoi des enfants sont sacrifiés chaque année. En
réalité, on le saura plus tard dans le roman, ces têtes
humaines sont commercialisées par le Timonier et son complice, l'homme
au chapeau d'astracan noir qui vit sur un bateau. Ces têtes humaines lui
permettent de faire faire des potions magiques pour préserver son
règne. Ainsi, le Timonier utilise les pratiques culturelles
traditionnelles qu'il détourne de leurs objectifs initiaux dans le seul
but de conforter et de voir se réaliser ses ambitions politiques,
à l'instar des nombreux dictateurs qui dirigent le monde.
Comment alors celui qui a vu cela pourra-t-il continuer
à vivre ? Yaw, après avoir vu cela doit mourir. Sa mort est
d'autant plus certaine qu'il commet l'imprudence, le lendemain, au cours de la
grande cérémonie, de dénoncer la mascarade. Pour les
ancêtres, seule la mort peut laver cette offense. Ils se mettent alors
à sa poursuite. Il est récupéré, prodigieusement
comme Mom Dioum, par un missionnaire blanc. Mais celui-ci, conscient de la
gravité de ce que Yaw a vu, va l'enfermer dans un asile de fous. C'est
là qu'il fait connaissance avec Mom Dioum dont l'histoire est semblable
à la sienne. Les deux histoires forment une seule et même histoire
puisqu'elles tournent autour des supercheries du Timonier. Et lorsqu'on a
découvert cela on doit choisir entre la folie et la mort, ou surtout,
les deux. En plus de cela, la sorcellerie constitue également une forme
de violence socioculturelle.
3- La sorcellerie.
Elle est représentée dans De l'autre
côté du regard par les mangeurs d'âmes. Le
phénomène fait son apparition dans le roman en Codiware où
s'est rendu le frère de Marie, Maguèye Ndiare, après sa
désertion de l'école militaire de Ouagadougou au cours d'une
grève. C'est lorsque, après sa mort mystérieuse, son
frère aîné vient chercher son corps, que celui-ci est
confronté à la réalité de la sorcellerie. Il lui
est raconté que les amis de son frère ne dorment plus tranquilles
parce que son frère décédé les harcèle tant
au cours de leur sommeil qu'à l'état de veille pour
réclamer son âme qui lui avait été volée. Le
narrateur éprouve alors à ce niveau le besoin d'expliquer le
phénomène des mangeurs d'âmes qui utilisent souvent une
extrême violence pour arriver à leur fin. D'abord, les mangeurs
d'âmes ne sont découverts qu'après avoir posé
plusieurs actes. On ne les reconnaît pas à l'oeil nu. Mais
souvent, ils se démasquent eux-mêmes au cours des altercations.
C'est ainsi qu'un jour, une altercation éclate dans une maison :
« - L'accident de voiture qui avait eu lieu sur la route
de Fou-Ndiougne, c'était moi.
- Celui qui avait fait neuf morts dimanche passé
c'était moi qui l'avais provoqué.
- Je m'étais transformé en un morceau de fer
sur la route.
- Dès que le pneu de la voiture qui roulait à
toute allure m'avait touché, c'était fait. (...).
- C'était moi qui avais mangé la petite fille
de nos voisins.
- L'épouse du gouverneur qui était
décédée si brusquement c'était moi aussi.
- Je m'étais transformée en mouche et je
m'étais introduite dans sa narine gauche.
- De là, j'avais gagné ses poumons.
- Elle avait commencé à tousser, elle ne
pouvait plus respirer, et elle mourut.
- Enfin, elle n'était pas réellement
morte.
- C'est après que nous l'avons mangée, la
nuit, au cimetière »73(*).
Ces mangeurs d'âmes ont donc leur mode opératoire
qui varie d'une victime à l'autre. Leurs méthodes vont des plus
simples aux plus violentes. La simple toux ou l'étouffement n'ont rien
à voir avec la violence d'un accident de circulation au cours duquel
neuf personnes trouvent la mort. La sorcellerie est un pan de la vie
socioculturelle des peuples africains. Mais son évocation, dans
plusieurs contrées africaines, suscite parfois frisson et effroi parce
qu'elle est trop souvent utilisée dans son aspect nuisible et
destructeur. Et c'est cet aspect que Ken Bugul choisit de rapporter dans son
ouvrage pour montrer que la sorcellerie peut être également source
d'une très grande violence génératrice de malaise. Or,
qu'elle soit dans le tatouage des lèvres, dans le sacrifice humain ou
dans la sorcellerie, la violence socioculturelle est une grande source de
malaise psychologique.
B- Le malaise psychologique.
Pour étudier le malaise psychologique proprement dit,
nous en verrons d'abord les symboles. Nous analyserons ensuite la folie et
l'exorcisme dans La folie et la mort pour enfin déboucher sur
l'acharnement du sort sur quelques personnages dans De l'autre
côté du regard.
1- Les symboles du malaise psychologique.
Les symboles du malaise psychologiques sont la radio dans
La folie et la mort et le vide affectif dans De l'autre
côté du regard.
a- La radio.
La radio, dans La folie et la mort apparaît
comme une véritable pièce maîtresse de la trame du
récit. Elle surgit de nulle part, dès la première page du
roman : « Et la radio se mit en marche »74(*). Elle se déclenche
elle-même, comme par enchantement, puisque personne ne la met en marche..
Cette figure de style, la personnification, est utilisée par le
narrateur pour montrer l'importance de cet actant, la radio, dans le
récit. Elle sera renforcée plus loin lorsque les parents de Fatou
Ngouye devront se séparer de la radio qu'elle leur a laissée
parce que cette radio risquait d'être taxée de folie. D'ailleurs
cette importance ne tardera pas à se faire sentir chez Fatou Ngouye qui
a son fiancé en Italie, qu'elle attend pour se marier et dont le retour
au bercail a commencé à tarder : « Mais Fatou
Ngouye avait sa radio qui marchait tout le temps et lui tenait
compagnie »75(*). Cette compagnie devient plus importante au moment
où Fatou Ngouye se retrouve seule dans sa chambre au coeur de cette
ville dans laquelle elle ne connaît
personne : « Ah ! La radio ! Il n'y a rien de tel
comme média. La radio ! L'amie de Fatou
Ngouye ! »76(*). Mais cette amitié avec la radio ne prend
toute son importance que lorsque Fatou Ngouye se trouve dans la
détresse, dans une situation peu gaie. C'est à défaut de
trouver une solution définitive à son problème qu'elle se
contente de la radio.
De plus, c'est sur les ondes de la radio que passent tous les
communiqués du Timonier et surtout celui relatif aux fous. Or, c'est ce
communiqué qui tient en haleine toute la population. C'est lui qui
engendre pour une grande part, le malaise, puisque tous les habitants sont
susceptibles d'être traités de fous. La radio est, en
définitive, dans La folie et la mort, un compagnon dans les
moments les plus difficiles et le vecteur de la propagande des informations du
Timonier. Il faut remarquer qu'en tant que compagnon, elle n'apporte aucune
consolation. Elle permet de sortir des rêves et de revenir à la
réalité du pays dans lequel on vit. Cette réalité
faite de décrets sentencieux et de programmes qui, au premier
degré, pourraient paraître d'une absurdité inouïe,
parce qu'inaccessibles au public à qui ils sont destinés. Nous
avons, à partir de la page 187 et sur 16 pages, une pièce de
théâtre présentée à la radio et dont le
thème est la dénonciation de la mascarade. Mais cette
dénonciation est à dessein si complexe que sa signification
échappe aux auditeurs qui, à la fin, avouent n'avoir rien
compris.
Par ailleurs, la radio apparaît comme le symbole du
malaise psychologique dans La folie et la mort par la
singularité de la typographie de ses textes. Ils apparaissent comme des
textes à part, n'ayant aucun lien apparent avec la trame du
récit, sinon, celui de donner l'impression d'un
coq-à-l'âne. Le malaise psychologique est également
symbolisé dans De l'autre côté du regard par le
vide affectif.
b- Le vide affectif.
Il est le générateur du malaise psychologique
qui s'étend sur toute l'oeuvre. Et on ne pourrait pas parler du vide
affectif sans faire allusion au premier roman publié par Ken Bugul,
Le baobab fou77(*), dans lequel le vide affectif est
très présent. D'ailleurs certains critiques pensent que De
l'autre côté du regard n'est que la suite du Baobab
fou. Ce qui se justifie par la grande similitude entre les personnages des
deux romans et le lien d'une suite logique qui se dégage des deux
récits. Et pour revenir au vide affectif, Adrien Huannou a dit ceci
à propos du Baobab fou :
«Ce roman énonce une double problématique.
Au plan individuel, la rupture de l'enfant Ken avec sa mère engendre un
vide affectif que rien ni personne n'arrive à combler, même pas le
Nord référentiel considéré à tord comme la
Terre Promise »78(*).
Cette appréciation du vide affectif que rien ne
pourrait combler est aussi valable pour De l'autre côté du
regard dans lequel l'héroïne, Marie, ne semble
renouer « le lien sacré »79(*) avec sa mère
qu'après le décès de celle-ci. Mais avant, le vide
affectif créé depuis l'abandon de la mère sur le quai
d'une gare de chemin de fer a fait naître une telle distance entre la
mère et la fille qu'elles en étaient devenues des
étrangères l'une pour l'autre. En témoigne cette
réflexion de l'héroïne :
« Ma nièce Samanar, que je t'avais enviée
toute ma vie !
Je t'avais enviée d'avoir été si
proche, si complice, si aimée de ma mère !
Tout le monde le savait, tout le monde le disait, tout le
monde en parlait.
Et moi la propre fille de ma mère ?
Celle que ma mère avait portée dans son
ventre ?
Celle que ma mère avait mise au monde ?
Là-bas à Hodar !
J'étais comme une
étrangère »80(*).
La nièce Samanar est celle pour qui la mère de
Marie avait abandonné sa fille parce qu'elle venait de naître et
qu'il fallait une main expérimentée pour s'en occuper, la
mère de Samanar, Assy étant trop jeune. C'est donc Samanar qui
s'est mise entre Marie et sa mère, créant le vide affectif qui se
fera remarquer dans la vie de Marie. Les conséquences de ce vide
affectif sont très nombreuses. Nous pouvons citer le mal que Marie a eu
pour s'insérer dans le cocon familial. D'ailleurs, elle n'est jamais
parvenue à s'y intégrer véritablement. Les moments de joie
qu'elle a pu passer en famille dans son enfance ne sont que de vagues souvenirs
fugaces décrits par Marie :
« Les moments furtifs où j'avais un
père et une mère.
Ces moments où j'étais l'enfant
d'un père et d'une mère.
Ces moments où j'avais un père, une
mère et un frère »81(*).
Ces souvenirs montrent comment Marie n'a pas pu avoir la vie
qu'elle aurait souhaité avoir. Cette séparation d'avec la
mère, cette rupture du lien affectif l'a séparée d'office
du cercle familial comme elle le dit
elle-même: « J'étais coupée des miens depuis
le départ de la mère »82(*). L'autre conséquence du vide affectif
provoqué par le départ de la mère est la maternité
tardive de Marie. Pour combler le vide laissé par la mère, elle
devait s'occuper en étudiant. C'est pourquoi elle est allée si
loin dans les études sans penser à la procréation. Et
c'est subitement au cours d'une conversation, lors d'un séminaire au
Maroc qu'une de ses camarades attire son attention sur le caractère
anormal de sa situation. C'est au cours de ce séminaire qu'elle
rencontre le père de sa fille qui malheureusement mourra quatre ans
seulement après la naissance de leur fille.
En outre, ce vide affectif a terriblement fait souffrir
l'enfant Marie dans la mesure où elle menait à l'intérieur
d'elle-même, après le retour de la mère au bercail, un rude
combat. Elle voulait se rapprocher de cette mère qui l'avait
abandonnée, mais sa rancoeur pour elle la repoussait et lui donnait un
sentiment dubitatif face à tout ce qui lui rappelait cette mère.
Elle dit à propos des trains :
« Je les aimais.
Je ne les aimais pas »83(*).
Ces deux phrases contradictoires montrent le combat qui se
déroule dans le coeur de Marie. C'est ce combat intérieur sans
issue qui conduit les individus vers la folie dans La folie et la
mort.
2- La folie et l'exorcisme dans La folie et la mort.
Si, de façon générale, le terme de folie
s'applique à « une personne qui a perdu la raison, ou dont le
comportement sort de l'ordinaire », selon le Lexis de la langue
française, 84(*) sur le plan littéraire, la folie se charge de
subtilité. Elle est loin d'être une pathologie clinique. Pour
définir la folie, Kakpo Mahougnon, s'appuyant sur les études de
Pius Ngandu Nkashama dans Ecritures et discours littéraires :
Etudes sur le roman africain 85(*) et de Bernard Mouralis dans L'Europe, l'Afrique
et la folie86(*), a
dit que :
« Le mérite de ces études est d'avoir
su caractériser la distance désormais créée, non
seulement entre le personnage romanesque et son environnement social, mais
surtout entre le personnage et lui-même. Il s'agit, au niveau du
personnage, d'une attitude de repliement sur soi, à la manière
d'un autiste, ce qui, par conséquent, l'amène à devenir,
du moins à être considéré par le corps social comme
un autre »87(*).
C'est de ce type de folie qu'il s'agit dans La folie et
la mort.
En effet dans La folie et la mort, tous les
personnages principaux ont plongé, de gré ou de force, dans cette
folie. Mom Dioum, après avoir découvert la mascarade
orchestrée par le Timonier et son complice, l'homme au chapeau
d'astrakan, a longtemps cherché à reprendre une vie normale. Mais
elle n'a pas pu. Elle se sentait mal dans sa peau, échouant
successivement dans sa volonté de changer de personnalité pour
pouvoir survivre. Yaw quant à lui, n'a pas pu continuer à vivre
dans ce village où il avait découvert également la
mascarade organisée par les vieux pour le Timonier. Et ce qui frappe
dans le récit c'est que ces deux personnages, dans la quête de
leurs repères après ce qu'ils avaient vu, ont reçu l'aide
d'adjuvants qui leur ont montré l'urgence de ce qu'ils devaient faire un
choix. Mom Dioum, grâce à la vieille femme, comme dans un
conte ; Yaw, grâce au missionnaire blanc ; ils ont choisi la
folie. Mais en réalité, ils n'avaient pas le choix. Seule
l'option de la folie pouvait leur permettre de survivre.
Et puisqu'ils sont volontairement devenus fous, les
remèdes pour les guérir ne peuvent pas être ceux qui sont
utilisés de façon classique dans la folie pathologique. C'est
d'ailleurs pourquoi dans l'enceinte de l'hôpital psychiatrique, Mom Dioum
et Yaw ne se comportent pas comme les autres malades. Ils s'acoquinent à
l'étonnement général et passent leur temps à
discuter pendant que les autres malades suivent scrupuleusement leur
thérapie. Seul l'exorcisme peut soigner et guérir ces malades
mentaux d'un autre genre. Et l'exorcisme ici n'est rien d'autre que la mort.
Une mort purificatrice qui est la solution définitive à ce
dérèglement définitif et c'est à raison que
Mahougnon Kakpo trouve une grande similitude entre la mort de Mom Dioum et
celle de Samba Diallo dans L'aventure ambiguë de Cheik Hamidou
Kane : « La mort donc ici, est un désir
d'immortalité et d'éternité, une recherche de la
transcendance et de la métaphysique »88(*). Cette mort n'est pas
ordinaire. Elle produit une alchimie qui permet à l'être, tout en
étant absent physiquement, de conserver sa valeur ontologique qui fait
de lui un immortel.
Les deux autres principaux personnages, Yoro et Fatou Ngouye,
ont eu un parcours différent. Yoro a tôt fait de comprendre qu'il
n'avait plus le choix, après s'être embourbé dans une
relation homosexuelle qui, si elle était découverte, ferait sa
honte et celle de ses parents sur plusieurs générations. Au
moment où il se rend compte du caractère anormal de sa situation,
il ne peut plus revenir en arrière. Il assume son choix et cela,
jusqu'au bout. C'est la mort qui viendra le purifier lui aussi de ce qu'il a
découvert également une partie des nombreuses mascarades du
Timonier. Fatou Ngouye, quant à elle, développe une folie
singulière. Après avoir fait l'expérience de la face
hideuse de la ville, elle comprend qu'il n'y a plus aucune issue pour elle et
s'enferme dans une introversion presque totale. Depuis son premier viol
jusqu'à son sacrifice suprême dans le marché, elle donne
l'impression d'accepter tout ce qui lui arrive avec une résignation
stoïque. Et dans son enfermement sur soi, elle laisse une
brèche : la radio qui est son seul lien apparent et matériel
avec le monde extérieur, puisque de sa chambre elle suit attentivement
toutes les conversations qui se déroulent dans la cour de la maison.
Tout semble avoir été monté dans le récit pour
montrer que c'est seulement en se repliant sur elle-même que Fatou Ngouye
pouvait survivre. La preuve est que le jour où, sur le conseil de sa
propriétaire, elle décide d'aller faire un tour dans la ville,
dans le monde extérieur, elle n'en reviendra pas.
La particularité des histoires de Yoro et de Fatou
Ngouye est qu'eux n'ont pas fait le choix définitif de la mort. Ils ont
choisi leur forme de folie, l'homosexualité et l'autisme, et ce sont les
personnages supposés leur servir d'adjuvants qui les poussent à
la mort. Yoro, par son patron Blanc dont il s'est amouraché et Fatou
Ngouye, par sa propriétaire qui, avec bonne foi, voulait l'aider
à sortir de son autisme. Comment pouvait-elle savoir que cette sortie ne
pouvait se faire que par la mort ? C'est dans cette même ligne que
nous étudierons dans le paragraphe suivant l'acharnement du sort sur
certains personnages dans De l'autre côté du regard.
3- L'acharnement du sort sur les personnages de Bacar
Ndaw, Samanar et de Maguèye Ndiare dans De l'autre côté du
regard.
a- Bacar Ndaw.
C'est le frère aîné de Marie. C'est avec
lui qu'elle a le plus joué pendant l'enfance. Marie avoue que c'est lui
qu'elle aime le plus parmi ses frères, non pas parce qu'ils ont toujours
joué ensemble mais parce qu'il est très fragile. Cette
fragilité physique le poursuivra jusque dans l'âge mûr,
comme une malédiction. A six ans, il est confié à une
tante qui ne s'occupe pas bien de lui. Elle le laissait errer dans la gare.
Cette expérience a été déterminante dans la
formation du caractère du jeune homme. Sa soeur dit :
« De cette période mon frère avait
hérité une fragilité métaphysique.
De cette période mon frère avait
hérité l'humilité et la simplicité.
De cette période mon frère avait
hérité une faiblesse existentielle »89(*).
Après les études élémentaires, il
va en Europe pour faire de hautes études en océanographie ou
industries alimentaires dans une grande école à Talence en
France. Mais, par ironie du sort, il est victime d'un accident de la
circulation. Sa cheville est broyée et il rentre au pays pour se
contenter de dispenser des cours de sciences naturelles et de
mathématiques dans un collège dont il devient, quelques
années plus tard, le principal. Malgré les moyens limités
d'un principal de collège, il fait beaucoup d'enfants. Le narrateur ne
dit pas combien. Mais on sait qu'il en a fait suffisamment pour ne pas vivre
une vie particulièrement heureuse. D'ailleurs, il est dit qu'il ne
voyageait jamais, non parce qu'il n'avait pas envie mais parce qu'il n'avait
pas les moyens. De plus, il perd sa femme. Une femme de Sîndoni, la ville
où il travaille et qui a la réputation d'abriter les plus belles
femmes du pays, des mulâtresses. Mais cette femme meurt un jour en
consultation, face à un médecin, alors qu'elle est enceinte. Et
comme pour le crucifier sa nouvelle épouse croit qu'un principal de
collège a de l'argent et lui rend la vie dure :
« Alors que mon frère Bacar Ndaw n'est qu'un
fonctionnaire.
Un fonctionnaire qui vit au-dessus de ses moyens.
Comme certains fonctionnaires !
Mon frère Bacar Ndaw est toujours
déficitaire »90(*).
En clair, Bacar Ndaw n'aura connu aucun moment de
véritable joie dans sa vie le sort ne lui aura pas permis de jouir, ne
serait-ce qu'un tant soit peu des délices de cette vie.
b- Samanar.
Elle est la nièce de Marie, la fille de sa soeur
aînée Assy. Elle est née au moment où Marie avait
cinq ans. Et c'est à cause d'elle que Marie a été
abandonnée sur le quai d'une gare de chemin de fer. Assy étant
trop jeune pour s'occuper d'un enfant, sa mère a dû prendre
Samanar en charge. C'est ainsi que celle-ci s'accroche à sa
grand-mère au crochet de qui elle vit, matériellement et
moralement, toute sa vie. Ainsi, Samanar n'aura pas connu une vraie vie. Elle
naît prématurément d'une mère trop jeune pour
s'occuper d'elle. Elle s'accroche à sa grand-mère qui n'a pas de
grands moyens. Elle vit dans son ombre. De plus, elle est née avec des
« compagnons »91(*). Dans les croyances traditionnelles de ces milieux,
les êtres vivent avec des êtres invisibles. Il paraît que
chacun a soit un compagnon soit une compagne. Mais Samanar a, elle, plusieurs
compagnons à qui il faut chaque mois immoler un mouton. Cette
cérémonie mensuelle contribue à ruiner sa
grand-mère. Lorsqu'elle décide de se marier, elle épouse
un homme qui ne fait rien et qui se fait aussi entretenir par la
grand-mère. A la mort de celle-ci, l'homme se permet d'épouser
une autre femme. Samanar s'incruste dans la misère. Le sacrifice mensuel
aux compagnons devient impossible et la souffrance morale devient très
forte :
« Je savais que ma nièce Samanar était
souffrante.
Non pas d'une maladie qui tuait.
Non d'une maladie incurable sans espoir.
Elle était souffrante, d'une souffrance
métaphysique »92(*).
Elle ne réussit pas à survivre
à la mort de sa grand-mère, la mère de Marie.
Maguèye Ndiare ne connaît pas un meilleur sort.
c- Maguèye Ndiare.
Ce nom de Maguèye Ndiare est porté par deux
personnages différents dans l'ouvrage. Celui qui nous intéresse
ici n'est pas le frère de Marie qui est allé à
l'école militaire et qui est mort en Codiware. Le
« Maguèye Ndiare » dont nous parlons ici est un
neveu de Marie. Le nom de Maguèye Ndiare lui a été
donné après la mort du frère de Marie. Et comme pour
montrer la malédiction qui plane sur les Maguèye Ndiare, celui-ci
perd très tôt son père. Après le décès
de son père, sa mère se remarie mais il ne peut poursuivre ses
études. Il se met très tôt à se débrouiller
pour survenir aux besoins de ses frères cadets. Il se rendait en train
dans les villes voisines où il vendait les produits de sa ville
d'origine, Hodar. Au retour il ramenait à Hodar les produits des autres
villes. Mais à l'époque, le seul train qui traversait la
région était un express qui ne s'arrêtait pas à
Hodar au retour. C'est ce qui cause son malheur :
« Dès que l'express s'approchait de Hodar il
sautait avec ses colis !
Cela il l'avait fait pendant des années.
Et ce jour là il sauta comme d'habitude de
l'express.
En tombant, sa tête cogna une masse trop dure et se
fracassa.
En le transportant à l'hôpital,
il mourut.
Un jeune homme qui voulait s'en sortir.
Un jeune homme qui voulait aider sa mère.
Un jeune homme qui voulait aider ses petits frères
et ses petites soeurs »93(*).
Voilà le singulier destin de ce jeune homme, de
Maguèye Ndiare qui a choisi de faire face à la vie pour s'assurer
un avenir que le sort n'a pas voulu lui octroyer facilement. Cette
séquence de vie rapportée par le narrateur montre comment le sort
s'acharne sur un jeune homme qui ne demandait qu'à réussir sa vie
à la sueur de son front. Le seul tort qu'il a commis est de porter un
nom qui fait son malheur. Cela est révélateur du malaise
psychologique qui plane sur tout l'ouvrage.
En dehors de ses symboles, le malaise psychologique se
manifeste de plusieurs façons. D'abord par une folie qui résulte
de la découverte d'une mascarade et dont le seul remède se trouve
être la mort, dans La folie et la mort. Ensuite, par ce que nous
avons appelé l'acharnement du sort sur certains personnages dans De
l'autre côté du regard. A cela s'ajoutent certaines
déviations liées à la religion et au sexe.
C- La religion et les déviations sexuelles.
La religion peut apparaître comme une source de malaise
lorsque certaines de ses pratiques entraînent des
désagréments ou que certains de ses dirigeants ont des
comportements immoraux. C'est ainsi que, si la mendicité se trouve
être institutionnalisée dans la religion musulmane et qu'un
prêtre de l'église catholique viole une fille musulmane, cela
crée un malaise. De la même façon, certaines pratiques
sexuelles n'étant pas encore acceptées dans la
société africaine posent problème.
1- La mendicité institutionnalisée.
Dans De l'autre côté du regard, le
narrateur promène son regard sur les activités qui se
déroulent aux alentours des mosquées. Et c'est là qu'il
découvre que la mendicité est bien organisée en ces lieux.
D'abord, le nombre des mendiants est très élevé du fait
que la devanture d'une mosquée est préparée pour les
recevoir :
« Ces individus que mon frère regardait,
devaient faire leurs prières quotidiennes.
Ils faisaient certainement la sieste devant la
mosquée.
Sûrement ils prenaient leurs bains là aussi,
peut-être derrière la mosquée.
On dirait même qu'ils y prenaient leurs repas.
Il y avait de la vaisselle et des ustensiles tout autour
d'eux.
Certains ustensiles étaient couverts, d'autres
étaient posés les uns contre les autres.
Les devantures des mosquées étaient
devenues le domicile des sans domicile »94(*).
Ces habitants d'un autre genre étaient là pour
accueillir les dons des pécheurs, conformément à ce qui
était conseillé dans la religion. Eux vivaient de ces dons pour
permettre aux pécheurs d'obtenir d'auprès de Dieu la
rémission de leurs péchés. C'est cette mentalité
qui a engendré et continue d'entretenir le phénomène de la
mendicité autour des mosquées. Et le phénomène a
pris une telle ampleur que les mendiants ont senti le besoin de s'organiser
pour mieux gérer la pléthore de vivres qu'ils accueillent, comme
le décrit le narrateur :
« Ces individus devant les mosquées
étaient constitués en comités.
Ils étaient organisés avec l'aval d'un
dignitaire de la mosquée.
Si ce n'était sous la supervision de ce même
dignitaire.
Il y avait des comités de réception.
Des comités de tri.
Des comités de stockage.
Des comités de partage.
Des comités de vente.
Des comités de consommation. »95(*).
Cette organisation est d'autant plus nécessaire que les
dons sont répartis sur des jours spécifiques. Des jours sont
prévus pour recevoir des billets de banque, des pièces de monnaie
et des vivres. Mais la mendicité crée des problèmes
sociaux puisque, dans l'entendement populaire, il suffit d'aller jeter quelques
billets de banque devant une mosquée pour voir ses fautes les plus
graves s'envoler comme de la poussière. Par ailleurs, pour beaucoup de
personnes bien portantes, il apparaît désormais plus rentable
d'aller s'asseoir devant une mosquée et de recevoir les dons de gens en
quête de repentance que d'aller chercher un travail dont la
rémunération ne vient qu'à la fin du mois. Cette pratique
de la mendicité révèle un malaise socioculturel
généré par la religion parce qu'elle a fait naître
une race de parasites. La religion est également source de malaise dans
La folie et la mort.
2- Les viols commis par un prêtre dans une
église.
Lorsqu'ils sont arrivés à la ville, Fatou Ngouye
et le cousin de Mom Dioum, Yoro, ont compris aussitôt que leurs vies ne
seraient plus comme avant. La ville était si différente du
village qu'elle laissait une marque indélébile sur tous ceux qui
y entraient. Mais Fatou Ngouye était loin de se douter de tout ce qui
l'attendait. Leur arrestation non justifiée a été un
avant-goût de l'aventure qu'elle allait vivre. A partir de son premier
viol commis par le policier, elle comprend que son destin avait basculé
de façon irrémédiable. C'est pourquoi elle n'opposera
aucune résistance aux multiples viols dont elle fera l'objet de la part
du prêtre dans l'église. Le narrateur
précise :
« Fatou Ngouye n'avait jamais refusé les
réclamations du prêtre. Elle n'avait jamais exprimé un
plaisir ou une joie quelconque quand le prêtre était sur elle
comme un jeune cheval »96(*).
Cette passivité est le signe de l'autisme dans lequel
elle s'était enfermée progressivement. Mais dans ce repli sur
soi, la jeune fille essaie en vain d'encaisser et de digérer ce qui lui
arrive. L'arrestation au poste de police et les nombreux viols successifs ont
fini par faire comprendre à Fatou Ngouye qu'elle ne serait plus jamais
la même fille. Elle qui attendait avec impatience son fiancé parti
en Italie pour faire fortune et qui lui avait réservé sa
virginité ; elle qui n'était venue en ville que pour porter
secours à une amie, elle est devenue une autre personne, un autre
individu, incapable désormais de se trouver une place dans cette
société qui n'a fait que la rejeter.
D'un autre côté, cette séquence de viol
constitue une satire de la religion. Le prêtre, dans la religion
catholique, est un guide qui, même s'il n'est pas parfait, doit
s'efforcer de donner le bon exemple ou éviter de poser souvent des actes
répréhensibles. Ces viols à eux seuls constituent un crime
sur le plan civil. Et sur le plan moral, le fait qu'ils soient commis par un
prêtre est un facteur aggravant. De plus, c'est sous le prétexte
de baptiser la jeune fille que le prêtre l'entraîne dans
l'église. Et c'est là, devant la croix de Jésus que le
prêtre passe à l'acte. Au-delà du crime, c'est un
sacrilège, une profanation des lieux saints que commet ce prêtre.
Le narrateur veut montrer le caractère folklorique de la religion.
Mieux, la religion elle-même est une mascarade. Car, comment un
prêtre a-t-il pu pousser l'indélicatesse jusqu'à ce
point ? Lui qui est supposé être le garant des bonnes
pratiques de la religion ! A l'instar de Mom Dioum, Yaw et Yoro, Fatou
Ngouye a elle aussi découvert une mascarade, celle des pratiques
religieuses. Cette mascarade est différente des autres. Elle est
religieuse et non politique. C'est cela qui expliquerait l'attitude
singulière de Fatou Ngouye, l'autisme. Car la mascarade de la religion
agit directement sur les âmes. La déception ressentie par un
fidèle face à la vacuité des pratiques religieuses n'est
pas du même ordre que celle ressentie par un militant de parti politique.
La religion a entre autres pour objectif d'assurer une certaine
sécurité à l'être. Si ce dernier est
ébranlé dans cette conviction, son désarroi ne peut
qu'être très grand. Et c'est cela aussi qui a poussé Fatou
Ngouye dans ce grand enfermement sur soi. C'est dans cette même ligne de
la satire de la religion que s'inscrit le libertinage sexuel dans la maison
d'un Imam, dans De l'autre côté du regard.
3- Le libertinage sexuel dans la maison d'un Imam.
Le père de Marie, dans De l'autre côté
du regard, est un grand dignitaire de la religion musulmane. Il est
très pieux et s'efforce d'élever ses enfants dans le respect des
normes socioreligieuses en leur apprenant à bien se conduire dans la
vie. Mais le résultat n'a pas été à la hauteur de
la personnalité du père parce qu'à l'insu du père,
il se passait des choses dans cette maison :
« C'était dans cette maison qu'il se passait
les choses les plus inattendues.
Les choses les plus répréhensibles, les
plus réprimées par la religion.
Cette religion qui avait fait de mon père un
grand notable respecté par tous ! »97(*).
Les choses les plus réprimées par la religion
n'étaient autres que le sexe. L'Imam avait plusieurs femmes et plusieurs
enfants dont une bonne partie de filles. A l'exception de la première et
de la dernière, Marie, qui ont eu une maternité très
tardive, toutes les autres ont eu une maternité précoce.
L'exemple le plus flagrant est celui d'Assy :
« Comment ma soeur Assy avait découvert
l'amour, alors qu'elle était si jeune !
Le Nar, avait-il trouvé ma soeur Assy
vierge ?
Si elle était vierge comment avait-elle eu le
courage de se donner ainsi ? »98(*).
Assy est tombée enceinte à l'âge de quinze
ou seize ans. Elle était trop jeune pour le milieu dans lequel elle
vivait. Et cette maternité précoce est doublée d'un autre
facteur. Les soeurs de Marie ont toutes des liens intimes avec des
étrangers qu'elles ne connaissent que très peu :
« Comment ces filles de mon père avaient
fait pour rencontrer ces hommes ?
Alors qu'elles étaient si jeunes ? (...)
Et c'étaient les filles de mon père qui
faisaient l'amour !
Elles faisaient l'amour avec des hommes de passage dans
notre petit village ! »99(*).
Il faut signaler que la famille de Marie vivait dans un
village où se trouvait une gare de chemin de fer. C'est parmi les
employés de la gare que les soeurs de Marie puisaient leurs amants. Et
parfois elles tombaient sur des hommes dont elles ne comprenaient pas la
langue. C'était le cas par exemple de la soeur de Marie, Ngoné
qui était tombée enceinte d'un Soudanais qui ne comprenait pas sa
langue et dont elle ne comprenait pas la langue non plus. De plus, puisque ces
filles se cachaient pour avoir des relations avec leurs amants, elles devaient
coucher dans tous les endroits qui se prêtent à leurs
ébats, c'est-à-dire partout, dans les ateliers de la gare, sous
les hangars du marché, sur la place publique...
Cette situation montre un malaise dans la mesure où les
enfants de l'homme religieux doivent être exemplaires. Mais
malheureusement, ce sont eux qui ont un grand penchant pour le sexe. Marie dit
que, lorsqu'elle naissait, plusieurs enfants appelaient déjà sa
mère, grand-mère. C'est aussi une dénonciation de la
religion. Le père de Marie, malgré sa volonté profonde
d'assurer une vie et un avenir corrects à ses enfants, avait tout
abandonné, même l'éducation de ses enfants, pour se donner
à la prière. Le narrateur montre que la prière ne
résout pas tout dans la vie. Tout en priant, il faut garder les pieds
sur terre. Les choses divines ne doivent pas nous faire perdre de vue les
choses humaines qui sont parfois aussi importantes. C'est parce que le
père de Marie a tout abandonné pour s'occuper de la prière
que ses filles sont presque toutes devenues des mères précoces.
Dans le même ouvrage, certaines pratiques sexuelles comme l'inceste et
l'homosexualité en rajoutent au malaise.
4- L'inceste et l'homosexualité.
a- L'inceste.
L'inceste est généralement défini comme
le rapport sexuel entre deux personnes qui sont parentes. Dans De l'autre
côté du regard, ce n'est pas cet aspect classique de
l'inceste qui est dénoncé. Car ici, les relations décrites
ne sont pas allées jusqu'à l'acte sexuel. Elles ne constituent
que des attouchements entre frère et soeur. Ces actes ont retenu notre
attention et peuvent être considérés comme de l'inceste
parce que celui qui les pose, le frère de Marie, le fait avec une
réelle intention d'en tirer plaisir. L'héroïne
dit : « Et mon frère parfois me touchait dans la
nuit »100(*).
La situation est décrite là avec beaucoup d'euphémisme
pour ne pas choquer le lecteur mais elle ne manque pas de gravité. Ces
attouchements se passent entre des enfants, des frères d'environ quinze
et douze ans. Et si l'on sait que dans la même maison, puisque cela a
été dit plus haut, une fille est tombée enceinte à
l'âge de quinze ou seize ans, ces attouchements représentent un
vrai danger. Si le jeu avait été accepté des deux
côtés, cela aurait pu conduire à une situation plus grave.
Il n'en demeure pas moins que ces actes ont eu des conséquences sur la
vie sexuelle ultérieure de Marie qui ne va s'épanouir que
très tard et qui ne va pas commencer de façon conventionnelle.
b- L'homosexualité.
Dans De l'autre côté du regard,
l'homosexualité apparaît comme une conséquence de
l'éducation que Marie a reçue et des diverses expériences
qu'elle a vécues au cours de son enfance et de son adolescence. D'abord,
elle est née dans une famille où les filles faisaient des enfants
très tôt. Ce qui l'avait dégoûtée et qui
l'avait éloignée des hommes. Cette répulsion que lui
inspiraient les hommes s'est renforcée lorsque, arrivée au cours
moyen, elle doit subir pendant des mois, une cour assidue de la part de son
maître d'école. A cette image négative des hommes
s'ajoutent les attouchements précoces qu'elle a subis de la part de son
frère aîné. C'est un peu à cause de tout cela
qu'elle a une libido mal développée. Mais puisque à un
certain âge, il lui fallait faire l'expérience de l'amour, elle
dut céder aux avances d'une fille ainsi qu'elle le raconte
elle-même :
« La nuit cette petite fille au teint jaune me
montait dessus par la force.
Elle relevait mon pagne, arrachait mon slip, avec
violence.
Et elle frottait son sexe volumineux sur le mien
jusqu'à la jouissance. (...)
Cette fille me violentait pour avoir du plaisir.
Peu à peu je commençais à aimer
cette violence »101(*).
Notons que si on parle de plus en plus de
l'homosexualité aujourd'hui et si elle ne pose pratiquement plus de
problème d'acceptation dans les sociétés
européennes, elle est encore un sujet tabou en Afrique en
général. C'est donc pour cela qu'elle est source de malaise dans
le contexte du récit que nous étudions et dans notre propre
environnement socioculturel. Ainsi, nous remarquons que certains travers de la
religion ou de ses responsables et certaines pratiques sexuelles ont
contribué au renforcement de l'impression de malaise qui se
dégage de la lecture de ces deux ouvrages.
Cette impression résulte aussi d'un grand ensemble
constitué par la violence socioculturelle et le malaise psychologique
qui se traduisent par le tatouage des lèvres, le sacrifice humain et la
sorcellerie d'une part, et par les symboles de la folie et de l'exorcisme et
l'acharnement du sort sur certains personnages d'autre part.
Tous ces aspects du malaise peuvent être classés
dans la catégorie du malaise qui entoure les personnes au coeur des deux
récits. Mais le malaise est aussi extérieur aux récits du
fait de leur structuration.
LE MALAISE ET LES TECHNIQUES DE NARRATION
Pour bien cerner les techniques d'expression du malaise dans
La folie et la mort et De l'autre côté du
regard, nous nous intéresserons à la structuration du
récit dans les deux ouvrages, à la transgression des normes
classiques de narration et à la pratique singulière de la langue
française chez Ken Bugul.
A- La structuration du récit.
L'étude de la structuration du récit va se faire
à travers le rythme de la narration, la technique d'écriture que
constituent l'enchâssement et la mise en abyme et à travers
l'émiettement du récit par la multiplicité des lieux et
des personnages.
1- Le rythme de la narration.
Le rythme de la narration est le choix du narrateur de faire
des accélérations ou des ralentissements qui participent à
entretenir l'impression de malaise qui se dégage de la lecture des deux
ouvrages. Il est caractérisé dans La folie et la mort
et dans De l'autre côté du regard par l'ellipse qui
consiste à omettre certaines étapes ou certains détails du
récit tout en maintenant sa cohérence et le fil de sa
compréhension et par la torture de la scène narrative qui
consiste à casser l'évolution de la narration par de micro
récits ou par des séquences qui n'ont rien à voir avec la
trame du récit principal.
a- L'ellipse.
Certaines omissions ont permis de donner un rythme
accéléré au récit dans La folie et la
mort. Lorsque la disparition de Mom Dioum a été
constatée, sa famille et celle de son amie Fatou Ngouye se sont
rassemblées pour désigner ceux qui doivent aller à sa
recherche. On suit leur débat jusqu'à la dernière parole.
Sur la page qui suit, on voit Fatou Ngouye et Yoro qui débarquent
à la ville. Là, le narrateur nous a dispensés des
détails des préparatifs qui auraient pu permettre au lecteur de
mieux comprendre la suite du récit surtout l'importance de la radio dans
la vie de Fatou Ngouye. En effet, dans les pages qui ont suivi, le narrateur
évoque comment Fatou Ngouye a dû se séparer de sa radio,
après une âpre discussion avec sa mère. Cette discussion
n'a été que suggérée. Le narrateur a choisi de
l'occulter.
Après le premier viol de Fatou Ngouye, il a
été décidé de la transporter à
l'hôpital. Mais ce qui ne nous est pas dit, c'est le sort qui a
été réservé au policier qui avait commis l'acte.
Celui-ci avait été pris d'une grande frayeur quand il
s'était aperçu de la gravité de son acte. L'esprit aurait
été calmé si on l'avait vu payer pour le crime qu'il avait
commis. Mais le narrateur a choisi de se taire sur cet aspect de la question,
laissant ainsi suggérer l'ambiance d'impunité qui régnait
dans ce pays. Une impunité qui renforce l'impression de malaise qui se
dégage de l'ouvrage.
L'ellipse dans De l'autre côté du regard
consiste également à omettre certains détails qui auraient
pu faciliter la compréhension de l'histoire. C'est le cas par exemple du
père de la fille de Marie. D'abord, elle le rencontre au Maroc au cours
d'un séminaire et c'est une autre femme qui l'envoie vers lui :
« - Ecoute, tu vois l'homme qui est assis
là-bas, va le voir, me dit-elle.
- C'est un excellent
gynécologue »102(*).
Visiblement, la rencontre avec cet homme lui a
été conseillée pour qu'elle puisse recevoir de bons
conseils en vue d'une prochaine maternité. Mais au bout de quelques
lignes, l'excellent gynécologue est devenu le futur père de son
futur enfant :
« Ce fut ainsi que j'avais rencontré le
père de ma fille (...).
Cet homme qui allait être le père de mon
enfant, mon unique enfant, une fille »103(*).
Le narrateur ne nous dit pas comment, de ce qui devait
être une simple consultation gynécologique, ils sont
arrivés à faire un enfant ensemble. On ne saura jamais qui
était vraiment cet homme. Etait-il un simple gynécologue ou un
charlatan ou encore un homme particulièrement fécond qui arrivait
à semer sur les terres les plus arides ? Le mystère
entretenu par le narrateur sur cet homme est une omission qui
génère le sentiment de malaise d'autant plus que, si la
séquence sur la vie de cet homme avait été plus
détaillée, le lecteur aurait pu avoir des précisions sur
la maternité tardive de Marie et sur les séquelles que lui ont
laissées son enfance et son adolescence. De plus, cet homme est ressorti
du récit comme il y est entré. Le narrateur nous dit qu'il est
décédé quatre années après la naissance de
sa fille. Le coup d'accélérateur est parfois donné au
récit par certaines tournures et expressions qui le font avancer de
plusieurs jours : le narrateur parle d'une toux que Marie avait
contractée la veille et qui l'avait poussée à faire une
radiographie. Et subitement, pour faire avancer le récit, il
dit : « La toux était là depuis une
semaine »104(*). Cette phrase nous permet de survoler les cinq
autres jours qui constituent le reste de la semaine.
Mais le facteur le plus gênant dans le rythme de la
narration, c'est la torture de la scène narrative.
b- La torture de la scène narrative.
La torture de la scène narrative est un
procédé très récurrent chez Ken Bugul. Elle est
présente tout au long des deux ouvrages que nous étudions ici.
Dans La folie et la mort, elle se caractérise d'abord par les
informations qui sont diffusées à la radio. Ces informations
apparaissent toujours comme un cheveu sur la soupe. Elles surgissent de nulle
part et n'ont généralement aucun rapport avec la trame du
récit. Et la façon dont les interventions de la radio sont
présentées ne varie pas dans le récit. Outre la
première intervention où la radio s'est mise en marche
elle-même : « Et la radio se mit en
marche »105(*), toutes les autres fois, la radio est introduite par
la même formule : « La radio était en
marche »106(*)
ou « La radio était toujours en marche »107(*). Ces formules sous-entendent
que la radio est en marche en permanence et qu'on ne l'entend que lorsque le
récit s'interrompt. On a l'impression que les informations de la radio
se prolongeant pendant toute la durée du récit, lorsque celui-ci
s'interrompt pour laisser place à celle-là, les informations qui
en sortent ne peuvent qu'être en déphasage avec la
réalité du récit. Cette interruption du cours du
récit par les séquences de la radio constitue une torture de la
scène narrative.
De plus, dans le même roman, le narrateur évoque
des histoires qu'il évite de raconter alors que ces histoires ne sont
contées nulle part ailleurs dans le roman. C'est ainsi qu'en parlant
d'un pagne qui a appartenu à sa mère et avant elle à sa
grand-mère, Mom Dioum parle d'une fille de l'université dont elle
n'avait pas parlé auparavant et dont elle ne parlera pas non plus dans
la suite de l'histoire :
« Jusqu'à ce qu'un jour une nommée
Fatou Diarra passe par-là...
Elle ne lui pardonnera jamais.
Enfin, c'est une autre histoire »108(*).
On n'en saura pas plus sur cette fameuse Fatou. Ces incursions
d'histoires étrangères au récit entraînent la
torture de la scène narrative qui se manifeste également dans le
même ouvrage par le monologue intérieur des personnages. C'est le
cas par exemple de Mom Dioum qui, sous les coups de boutoir de la Tatoueuse
s'égare dans ses pensées :
« Qui était à sa recherche ?
Qui lui avait dit qu'elle était
recherchée ?
Un communiqué était passé à la
radio et parlait d'une femme sans cicatrice, de teint noir, qui avait commis
un crime sur la personne d'un albinos, un albinos proche des membres de la
présidence de la république. (...)
L'homme du bateau.
Quel homme ?
De quel bateau ? »109(*).
Ces réflexions sont d'autant plus
génératrices de malaise que les réalités auxquelles
elles renvoient ne ressemblent encore à rien dans l'esprit du lecteur
qui attendra la page 208 pour comprendre ce qui a été
évoqué là et faire réellement connaissance avec ces
personnages.
Dans De l'autre côté du regard, la
torture de la scène narrative est moins exubérante. Elle pourrait
se réduire au refrain : « Ayo
néné,... » qui parsème le récit et dont
l'importance est souvent difficilement repérable en rapport avec la
trame du récit. Mais en revanche, ce qui est une figure de style peut
engendrer le malaise lorsqu'il est utilisé à outrance dans un
récit. C'est le cas de l'anaphore qui est présente dans tout le
texte :
- d'abord de manière assez courte à la page
93 :
« De cette période mon frère avait
hérité une fragilité métaphysique.
De cette période mon frère avait
hérité l'humilité et la simplicité.
De cette période mon frère avait
hérité une faiblesse existentielle »110(*).
- ensuite, de manière très longue de la page 279
à la page 280, pour créer un effet de prose
cadencée :
« De plus en plus de gens ne croyaient plus en
Dieu.
De plus en plus de gens ne priaient plus.
De plus en plus de gens ne sortaient pas l'aumône
des pauvres.
De plus en plus de gens ne jeûnaient plus.
De plus en plus de gens croyaient en un autre dieu.
De plus en plus de gens croyaient mal en Dieu.
De plus en plus de gens préféraient que
Dieu n'Existât pas.
De plus en plus de gens doutaient de Dieu.
De plus en plus de gens voulaient croire en Dieu.
De plus en plus de gens ne voulaient pas croire en
Dieu.
De plus en plus de gens avaient honte de croire en
Dieu.
De plus en plus de gens voulaient être Dieu.
De plus en plus de gens voulaient être Son
Fils.
De plus en plus de gens disaient que Dieu leur Avait
Parlé.
De plus en plus de gens pensaient que Dieu leur Allait
leur faire signe.
De plus en plus de gens voulaient utiliser Dieu
à d'autres fins.
De plus en plus de gens créaient de nouvelles
voies vers Dieu, disent-ils.
De plus en plus de gens étaient victimes de
troubles d'amour.
De plus en plus de gens préféraient les
sectes, l'apocalypse et autres.
De plus en plus de gens préféraient les
nouveaux prophètes.
De plus en plus de gens s'en fichaient
complètement »111(*).
L'autre aspect qui génère le malaise dans la
forme des textes est la technique de l'enchâssement, de la mise en abyme
et de l'amplification.
2- L'enchâssement, la mise en abyme et
l'amplification.
a- L'enchâssement.
L'enchâssement est une technique de narration qui
consiste, dans un même récit, à commencer une histoire,
à ne pas l'achever et à commencer une autre histoire qui
s'achève avant la première. Ainsi, la seconde histoire est
enchâssée dans la première. Cette technique est un atout
pour le récit qui sort du schéma traditionnel et qui apporte une
note jouissive supplémentaire à la lecture. Mais
l'enchâssement intempestif peut créer quelque malaise chez le
lecteur non avisé. Et c'est en ce sens que nous l'étudions ici.
L'enchâssement est une technique usuelle chez Ken Bugul. Adrien Huannou
l'avait déjà remarqué dans Riwan ou Le chemin
de sable :
«Le texte laisse une impression de récit cyclique,
renforcé par de nombreuses digressions ; plusieurs tranches de vies
de femmes sont racontées à la fois, avec des récits
enchâssés dans d'autres récits »112(*).
Dans La folie et la mort en, plusieurs histoires sont
enchâssées les unes dans les autres et laissent une impression
d'un mélange hétérogène. C'est ainsi que le roman
commence par l'histoire de Mom Dioum qui s'arrête à la page 48
pour laisser place à l'histoire de Fatou Ngouye et Yoro arrivés
ensemble en ville. Mais dès la page 61, Fatou Ngouye se détache
de Yoro et son histoire à elle seule commence avec cette injonction du
chef de poste de police : « -Agent numéro
Zéro, revenez ici avec la jeune femme, la jeune femme seule, j'ai dit.
Enfermez-moi l'autre »113(*). Son histoire va s'achever à la page 110.
Entre-temps, Yoro va réapparaître de la page 103 à la page
105. A partir de la page 111, l'histoire de Mom Dioum se poursuit avec la
Tatoueuse et s'interrompt à nouveau à la page 136. Et c'est
l'histoire de Yaw qui commence à la page 137 et qui s'interrompt
à son tour à la page 166 sur cette
phrase : « Pour Yaw, une nouvelle et dernière vie
venait de commencer. Quand le rêve de Mom Dioum venait de se
terminer »114(*). L'histoire de Mom Dioum reprend à la page
167. Mais elle n'est plus seule, elle est désormais avec Yaw. Leur
histoire commune sera brièvement interrompue par une longue pièce
de théâtre jouée à la radio. Mais l'histoire de Mom
Dioum et de Yaw s'achèvera avec la mort des deux compagnons. C'est alors
qu'on revoit Yoro dont l'histoire s'achève dans la mort.
Mais dans De l'autre côté du regard, le
terme approprié à la technique qui a été
utilisée est l'enchevêtrement qui consiste à commencer dans
un même roman, plusieurs histoires et à les achever dans un ordre
imprécis ou à même ne pas achever certaines d'entre elles.
Dans ce roman, les histoires s'incrustent les unes dans les autres au
gré de l'évolution de l'histoire principale qui est celle de
Marie. C'est selon la chronologie de son histoire racontée par
elle-même que l'héroïne rappelle les autres histoires. C'est
ainsi que le roman commence par une lettre que Marie reçoit de son
frère Bacar Kobar Ndaw. Avant même de connaître le contenu
de la lettre, elle retrace toute la vie de ce frère, du moins tout ce
qu'elle en savait, de leur enfance commune à l'âge adulte de Bacar
en passant par les différents accidents qu'il a connus. Ainsi, le
lecteur, dès les premières pages du roman en sait beaucoup plus
sur Bacar Ndaw que sur l'héroïne elle-même. Et c'est
après avoir tracé la biographie de son frère qu'elle prend
connaissance du contenu de la lettre à la page 27. Mais dès
qu'elle ouvre la lettre, un nom attire son attention : Samanar. Elle
arrête la lecture de la lettre et fait d'abord le portrait de Samanar.
Elle rappelle même entre-temps une histoire de toux qu'elle, Marie, a eue
avec une « personne-connaissance ». C'est seulement
à la page 41 que Marie poursuit la lecture de la lettre et
découvre que sa nièce Samanar est morte. Elle parle alors de la
douleur que lui procure cette nouvelle et des rapports tacitement conflictuels
qu'elle a entretenus avec sa nièce au moment où elles vivaient
ensemble. C'est en réalité à partir de ce moment que le
narrateur entre de plain-pied dans l'histoire de Marie. Cette histoire sera
entrecoupée par plusieurs autres au nombre desquelles nous pouvons citer
celle de l'installation du père de Marie à Hodar, celle de ses
soeurs qui ont des rapports plutôt faciles avec les étrangers,
celle de son frère Maguèye Ndiare décédé
en « Codiware », celle du décès et des
obsèques de sa mère et beaucoup d'autres petites histoires qui
renforcent le récit principal, celui de l'absence d'affection entre
Marie et sa mère. C'est seulement après la mort de sa mère
que Marie retrouve son affection qui lui a manqué toute sa vie.
Cette technique de l'enchâssement, utilisée
abondamment dans les deux récits est source de malaise parce qu'elle ne
rend pas les récits facilement accessibles au grand public qui n'arrive
pas à distinguer l'histoire principale des histoires satellites.
b- La mise en abyme.
De sa forme picturale à sa forme littéraire
dans le double aspect du théâtre et du roman, la mise en abyme est
une vieille technique ancrée dans la tradition culturelle aussi bien
dans l'espace européen qu'africain, comme le montre l'étude de
Médéhouégnon Pierre : « Mise en abyme et
identité africaine chez les écrivains francophones
négro-africains », parue dans le Tome 1 des Actes des
Journées Scientifiques Internationales de l'Université Nationale
du Bénin effectuées du 27 novembre au 02 décembre
2000115(*). Selon cette
étude, André Gide définit la mise en abyme
« dans la création romanesque, comme une
technique de l'enclave, un procédé du roman dans le roman
grâce auquel un auteur insère dans une oeuvre une scène,
une séquence où des personnages de la fiction narrative
reprennent le même sujet déjà abordé et
développé dans l'oeuvre tout entière »116(*).
Ainsi, cette technique de narration consiste à
raconter une même histoire de deux ou plusieurs façons au coeur
d'un même récit. Dans La folie et la mort cette technique
est très explicite. L'histoire du roman est la véritable histoire
de Mom Dioum que le narrateur considère comme la « vraie
histoire ». Cette histoire a été reprise dans
l'histoire de Yaw qui elle-même est enchâssée dans celle de
Mom Dioum. Celle-ci est témoin d'une mascarade orchestrée par le
Timonier et ses complices. Elle est poursuivie et pour échapper à
la colère du Timonier, elle décide de changer de vie. Elle ne
réussit pas et n'a plus qu'un choix, la folie pour survivre. Yaw quant
à lui, est témoin d'une tuerie organisée par le Timonier
et ses complices. Il est poursuivi mais arrive à s'échapper. Il
n'a plus qu'un choix : la folie pour survivre. Les deux histoires se
ressemblent sur plusieurs autres points qui montrent qu'elles sont identiques.
Mais il faut rappeler que l'histoire de Yaw a commencé dans l'un des
rêves de Mom Dioum. C'est l'un des aspects qui montrent que c'est
l'histoire de Mom Dioum qui a été reprise dans celle de Yaw.
L'histoire de Mom Dioum, le macro-récit, commence dès le
début du roman et ne s'achève pas lorsque celle de Yaw, le
micro-récit, commence. Mais celle-ci est non seulement identique
à l'autre mais montre aussi comment l'autre, l'histoire de Mom Dioum, va
s'achever.
Cette forme de mise en abyme ressemble à celle
utilisée par certains écrivains africains qui se servent de la
divination comme dispositif de mise en oeuvre de la technique. La scène
de la divination laisse présager la suite du macro-récit, comme
l'histoire de Yaw qui apporte un éclairage à l'histoire de Mom
Dioum en ce sens qu'elle montre que la folie est la seule issue possible dans
la situation qui est la leur.
On pourrait également trouver la mise en abyme de
l'histoire de Mom Dioum dans celles de Fatou Ngouye et Yoro avec la
différence que ceux-ci n'ont pas été témoins d'une
mascarade organisée par le Timonier ou ses complices mais qu'ils ont
été victimes du système instauré par le Timonier.
Après, même s'ils n'ont pas connu exactement le même
cheminement que Mom Dioum, ils ont tous fini leur histoire dans la mort comme
elle. L'histoire de Fatou Ngouye est enchâssée dans celle de Mom
Dioum tandis que celle de Yoro s'achève légèrement
après elle. Ce lien entre les différentes histoires est possible
parce que Jean Ricardou fait observer que la mise en abyme « n'est
pas une opération nettement délimitable. Toujours se rencontre
une grande diversité dans le traitement du dispositif qui l'autorise.
Ainsi, tout ce qui se plaît, dans le texte, à établir avec
quelque insistance une relation de similitude a-t-il tendance à jouer,
fût-il partiel, fût-il fugace, un rôle de mise en
abyme »117(*).
Cette technique de mise en abyme rend complexe le récit
qui pourrait prendre l'allure d'une répétition de l'histoire au
sein d'un même récit, ce qui pourrait engendrer le malaise. Mais
elle permet aussi de mettre au jour une autre technique, celle de
l'amplification dans La folie et la mort et De l'autre
côté du regard.
c- L'amplification.
L'amplification consiste à grossir le récit par
plusieurs procédés que sont l'expansion, l'insertion ou
l'intervention. Elle a pour avantage d'apporter des précisions à
un récit qui dans certaines conditions peut paraître squelettique.
Georges Molinié définit l'amplification dans le Dictionnaire
de rhétorique comme « le modèle
générique des figures macrostructurales qui consistent à
étendre une unique information centrale sous plusieurs expressions, des
mots ou groupes de mots à un ensemble de phases »118(*). L'amplification
apparaît chez Ken Bugul comme le sel sans lequel le récit perdrait
de sa teneur. C'est ce que fait remarquer Mahougnon Kakpo lorsqu'il
écrit : « En réalité, et de
façon générale, l'histoire de La folie et la mort
aurait été moins intéressante si le narrateur-auteur
n'avait ce don de grand orateur qui lui permet d'utiliser les procédures
d'amplification pour étendre son récit »119(*). Le narrateur le fait si
bien que la véritable histoire de La folie et la mort
n'apparaît qu'à la page 208 et ne s'étend que sur 18 pages
alors que tout le roman s'étend sur 235 pages. Toutes les autres
histoires, enchâssées ou mises en abyme, entrent dans le
procédé d'amplification qui se trouve renforcé par les
interventions intempestives de la radio et par l'extension volontaire de
certains détails qui n'ont visiblement rien à voir avec la trame
du récit.
L'amplification prend les mêmes formes dans De
l'autre côté du regard où l'histoire de
l'héroïne, Marie, ne commence véritablement qu'à la
page 53. Cette histoire est plusieurs fois interrompue par la multitude
d'histoires qui parsèment le récit. D'ailleurs, l'histoire de
Marie ne parvient au lecteur qu'en lambeaux. De plus, l'amplification prend la
forme de longues descriptions. C'est le cas par exemple à la page 97
où le narrateur décrit la brosse à dent de Marie sur une
page entière.
L'enchâssement, la mise en abyme et l'amplification sont
des procédés narratifs qui participent et de la construction
narrative et de la beauté du récit. Mais chez Ken Bugul, ces
atouts peuvent entraîner ce que Mahougnon Kakpo appelle une
« fatigante beauté » qui contribue largement
à engendrer le malaise. L'enchâssement intempestif donne
l'impression d'un récit en véritable noeud gordien. Les
nombreuses mises en abyme font penser à un récit itératif
au sein d'un même roman et une large amplification fait croire à
un récit dilué dans des développements oiseux. Ce qui
dérange encore dans ces deux récits, c'est leur
émiettement par la multiplicité des lieux et des personnages.
3- L'émiettement du récit par la
multiplicité des lieux et des personnages.
L'une des conséquences remarquables de
l'enchevêtrement des histoires racontées dans La folie et la
mort et De l'autre côté du regard est
l'émiettement du récit par la multiplicité des lieux et
des personnages.
a- La multiplicité des lieux.
Dans La folie et la mort, même si les lieux ne
sont pas toujours nommés, on remarque qu'ils changent au gré des
histoires. Le narrateur évite de nommer les principaux lieux où
se déroulent les actions, c'est-à-dire, le territoire
dirigé par le Timonier. C'est ainsi que l'histoire commence dans
un « pays sans nom, sans identité, enfin un pays
fantôme, absurde, ridicule et maudit... »120(*). Cette phrase liminaire
montre le cadre imprécis et indéterminé dans lequel
l'action va se dérouler. Quelques pages plus loin, on trouve Mom Dioum
et Fatou Ngouye dans « un village du
Diéri »121(*). C'est de ce village sans nom que Mom Dioum se rend
dans un autre village sans nom où se trouve la célèbre
Tatoueuse :
« Aux heures fraîches qui annonçaient
l'aube, elle aperçut les premières toitures des cases d'un
village qui dessinaient des formes sombres dans la
pénombre »122(*).
Voilà la seule indication que nous avons sur le
village de la Tatoueuse. Fatou Ngouye et Yoro vont, quant à eux, quitter
le petit village du Diéri pour se rendre à la
« ville »123(*). Si Yoro a disparu de la ville, Fatou Ngouye va y
rester jusqu'à l'holocauste dont elle sera la victime. Mais elle ne
reste pas à un seul endroit. Un peu comme pour montrer qu'elle
appartient désormais à cette ville, elle va constamment changer
de lieu de résidence. Elle quitte le poste de police pour une maison
spéciale dans laquelle elle perd sa virginité. Elle est
transportée à l'hôpital où elle
séjourne ; le temps de mieux se porter, elle est
récupérée par des religieuses qui, au lieu de la garder
dans leur centre d'accueil, préfèrent la confier à un
prêtre, en un autre endroit de la ville. Le prêtre à son
tour, après avoir abusé d'elle, va la laisser dans un autre
endroit de la ville, sous la garde d'une vielle propriétaire. C'est de
là qu'elle ira se faire brûler au coeur du marché de la
ville. Au total, Fatou Ngouye aura parcouru sept endroits différents de
la ville sur lesquels nous n'avons aucune indication, sinon celles qui montrent
qu'ils sont simplement différents les uns des autres.
Lorsque, après cela on retrouve Mom Dioum, elle
s'enfuit de chez la Tatoueuse. Après une longue course, elle
s'évanouit. A son réveil, elle est soignée par un
être d'une forme humaine masculine, mais on ne sait
où :
« Là où ils habitaient, il n'y avait
pas âme qui vive. Quand Mom Dioum lui avait demandé s'il y avait
des voisins aux alentours, il lui avait répondu qu'il n'y en avait pas.
Il avait préféré habiter un peu en dehors d'un village qui
se trouvait à quelques lieues de là »124(*).
Elle va s'enfuir de cet endroit pour un village inconnu dans
lequel un cheval blanc la dépose. C'est de ce village qu'elle sera
conduite à l'hôpital psychiatrique de la capitale qui se trouve
dans les environs de la cité universitaire. Dans l'un de ses
rêves, elle transporte le lecteur dans un autre endroit où Yaw
« se promenait dans les collines de son merveilleux village, en pays
Vassari ». Le corps de Yoro est retrouvé sur la plage à
« Popo »125(*). C'est pratiquement le seul endroit qui aura
été clairement défini dans le récit, sur la
multitude d'endroits que nous avons essayé de repérer, outre
l'Atlantie qui est un territoire étranger.
Dans De l'autre côté du regard, les
lieux où se déroulent les actions sont aussi pléthoriques,
mais contrairement à ce qu'on remarque dans La folie et la
mort, les endroits sont nommés ici. Le roman s'ouvre sur Marie qui
reçoit une lettre de son frère Bacar Ndaw. Avant de l'ouvrir,
elle se rappelle comment elle et son frère jouaient dans leur maison
paternelle à Hodar. Et puisqu'elle en profite pour faire sa biographie,
on sait que Bacar Ndaw est allé faire des études
supérieures en France où il fut victime d'un accident. Il revient
au pays et commence par travailler comme professeur de lycée à
Sîndoni dont il épouse l'une des filles. Le narrateur
évoque ensuite une toux qu'elle a eue et que l'un des voisins de sa
mère, Alpha Sow, l'a aidée à guérir. Alpha Sow
« vivait avec sa petite famille non loin de chez nous, à
Nguininguini »126(*). Cela implique que Marie et sa mère ont
également vécu dans cette ville. Mais ce que le narrateur ne dit
pas, c'est où se trouve Marie lorsqu'elle reçoit la lettre de son
frère. Il est simplement dit : « Quand la nouvelle
de la mort de Samanar m'était parvenue, je me trouvais très loin.
Très loin de ceux qui étaient les miens ou ceux qui devaient
être les miens »127(*). On n'en saura pas plus. Bacar en revanche fait
entre-temps un séjour à Xaalax dont il gardera des
séquelles. Un autre frère de Marie, Moundaye, vit à Niali
où il a épousé une belle fille de Sîndoni. Un autre
village a donné son nom à un des frères de Marie :
Ndiaré : « Ndiaré était un village
situé non loin de Sîndoni. Ndiaré n'était pas loin
de Wakhé, de Rao et de M'Pal »128(*). C'est ce frère,
Maguèye Ndiaré qui ira à l'école militaire
régionale coloniale de Ouagadougou en Haute Volta. Dans une fugue, il
traverse Bobo Dioulasso pour se rendre en Codiware. Là, il parcourt
plusieurs villes :
« - Et ce fut de là qu'ils avaient pris un
autre train pour la Codiware.
- Ils avaient atteint Ouangolo-Nougou, ensuite
Ferkesse-Dougou, Ta-Firé, Ka-Tiola.
- Quand le train était arrivé à
Boua-Kê, ils étaient descendus.
- Deux jours plus tard leur ami (Maguèye Ndiare)
avait quitté Boua-Kê à nouveau en train.
- Il s'était rendu à Dimbo-Koro, plus au
sud.
- Peut-être voulait-il se rendre à
Abi-Djan ?
- Ce ne fut que quelques années plus tard qu'il
était revenu à Boua-Kê »129(*).
Lorsqu'on retrouve Marie dans le récit, elle est
à Marrakech au Maroc où elle rencontre le père de son
unique fille. Mais avant l'accouchement de sa fille, elle a fait une grande
randonnée à travers toute l'Afrique :
« J'avais beaucoup voyagé avec cette
grossesse.
De sa conception à Porto-Novo, à sa naissance
à Brazzaville.
Nous avons vécu en Angleterre où je me gavais
de glaces alors qu'il faisait si froid.
Au Zimbabwe où je mangeais de la viande
grillée tous les soirs.
Au Kenya où j'ingurgitais des litres et des litres
de jus de fruit de la passion.
Au Congo où je mangeais des quantités de
safou au four et du poisson du fleuve.
J'avais vécu toute la grossesse dans des
hôtels »130(*).
Tous ces lieux évoqués ou ayant servi de cadres
à des actions dans les deux ouvrages sont presque déroutants. Le
lecteur vient parfois à s'y perdre pour leur pléthore ou parce
qu'ils lui sont étrangers. Mais en plus des lieux, c'est le grand nombre
des personnages qui accentue le malaise qui se dégage des deux
récits.
b- Une pléthore de personnages.
La folie et la mort et De l'autre
côté du regard comprennent un grand nombre de personnages
dont la plupart sont en proie à une souffrance psychologique dans
laquelle leur être finit par se disloquer et se dissoudre.
Dans La folie et la mort, la souffrance psychologique
semble entourer tout le récit de son voile et inhibe les personnages qui
sont tourmentés par la mascarade organisée par le Timonier et ses
complices. Aucun personnage n'échappe à cela, même le
Timonier lui-même qui n'est pas présent dans le récit mais
qui est pris dans son propre engrenage de violence et de barbarie.
Dans De l'autre côté du regard, les
principaux personnages, dont Marie, Samanar et la mère sont envahis
eux-aussi par la souffrance psychologique. Marie souffre du vide affectif
laissé par sa mère, Samanar souffre des esprits qui la
possèdent et de la bigamie de son époux, la mère souffre
de la souffrance de sa fille et surtout du mal-être de sa petite fille.
Mais ce qui accentue l'impression de malaise à la
lecture des deux romans, c'est la pléthore de personnages entre lesquels
l'esprit s'égare. C'est ainsi que dans La folie et la mort,
outre les personnages principaux que sont Mom Dioum, Fatou, Yaw et Yoro, nous
avons les parents de Mom Dioum et de Fatou Ngouye qui sont restés au
village et que le narrateur n'a pas nommés ; la foule anonyme de la
ville ; les policiers ; le gérant de la maison close ; le
gynécologue ; les religieuses ; le prêtre ; la
vieille propriétaire ; les filles de moeurs
légères ; les amis de Yoro ; la foule anonyme du
marché ; celui qui a brûlé Fatou Ngouye ; le
charlatan exorciste ; la tatoueuse et ses acolytes ; le monstre
humain ; la vieille femme qui aide Mom Dioum ; les habitants du
village où elle échoue ; les faux revenants, les sages du
village de Yaw ; le prêtre missionnaire et ses collègues
hôtes de la ville ; les parents de Yaw ; le personnel de
l'hôpital psychiatrique et les pensionnaires ; le patron de Yoro et
ses amis de l'Atlantie ; l'employé d'hôtel ; l'homme au
chapeau d'astracan noir ; l'albinos.
Dans De l'autre côté du regard, Marie
est au centre de l'action avec sa mère et sa nièce. Autour
d'elles gravitent les autres personnages tels que le père, les
frères et soeurs de Marie. Le narrateur ne les évoque pas tous
mais ils sont pour la plupart présents dans le récit. Et ils sont
nombreux comme l'avoue Marie :
« Nous étions une famille nombreuse.
Je ne pourrai pas dire combien nous étions quand
j'étais née.
Parfois je disais que nous étions vingt.
Parfois je disais que nous étions
vingt-cinq. »131(*)
En plus des frères, la famille s'élargit aux
tantes et oncles et aux cousins, cousines, neveux, nièces, voisins et
voisines. Leurs noms sont très nombreux dans le récit :
Kaïdara, Laamine, Moundaye, Maguèye Ndiaré, Ndèye
Mamou, Awa, Sandjiri, Nohin, Naru Cadior, Gora, Seynabou Sougoufra, Adja, Faty,
Sokhna Mbaye War, Djiby Fall, Lamine Fall, Malick Fall, Bacar Ndaw, Baye Modu,
Damel, Baye Mame, Maï, Soxna, Linguère, Yandé, Dial,
Seynabou Mbaye, Kiné Kassé, Saroxi, Mintou, Assy, Atoumane,
Ngoné, Abou Laye, Bacar Kobar Ndaw, Ndiaté, Fatou Diagne,
Aïssatou Sabara, Amy Sougou, Fatma Khayar, Matou Diagne, Yila Goumbala,
Arame Mbaaye, Alpha Sow, Samanar, le docteur Y.Diallo, Seynabou Sarr. En dehors
de ces noms, plusieurs autres personnages sont présents dans le
récit, qui n'ont pas été nommés. C'est le cas par
exemple de l'amie de Marie avec qui elle était à un
séminaire au Maroc, du père de sa fille dont on ne connaît
pas le nom, de sa fille et des amis de Maguèye Ndiare qui sont
allés demander une cérémonie de purification.
Tous les lieux évoqués et tous ces personnages
mis en scène dans le récit donnent à celui-ci un
caractère complexe qui ne facilite pas sa compréhension
déjà rendue malaisée par le rythme irrégulier de la
narration et l'enchevêtrement des histoires racontées. Cette
structuration complexe du récit, même si elle constitue une force
dans l'art de la création romanesque, met le lecteur mal à l'aise
à cause de la gymnastique à laquelle elle astreint son esprit,
d'autant plus qu'elle s'accompagne d'une transgression assidue des normes
classiques de la langue.
B- La transgression des normes classiques.
La transgression des normes classiques de la langue, chez Ken
Bugul, consiste à se débarrasser de certaines règles
d'écriture respectées par la plupart des romanciers qui l'ont
précédée, et qui ont fait la force des romans classiques
dans la littérature en général et dans la
littérature négro-africaine en particulier.
1- L'absence de narration linéaire.
a- La narration complexe.
Dans les deux romans de Ken Bugul étudiés, comme
on l'a vu, il serait difficile de déterminer une seule histoire. Chaque
fiction narrative comporte plusieurs intrigues entremêlées les
unes dans les autres et autour de personnages différents. Cette
technique contribue à complexifier le récit et à donner
parfois l'impression que le roman est une compilation de plusieurs
micro-récits.
Dans La folie et la mort en effet, le narrateur nous
présente quatre histoires différentes tissées autour de
quatre personnages différents : Mom Dioum, Fatou, Yoro et Yaw. Ces
quatre histoires sont imbriquées les unes dans les autres comme on l'a
étudié plus haut dans le paragraphe relatif à
l'enchâssement.
Dans De l'autre côté du regard, la
structure se présente autrement. Ici on a l'impression qu'il y a un
personnage central, Marie, autour duquel s'articulent toutes les histoires.
Mais ce qui casse la narration linéaire, c'est que ces histoires ne
suivent pas forcément un fil conducteur. Elles apparaissent parfois
brusquement pour briser le cours d'une autre histoire et le narrateur se sent
obligé de revenir à l'histoire initiale avec des formules qui ne
rentrent pas dans le récit. C'est le cas par exemple lorsque le
narrateur fait le portrait d'Atoumane, le frère de Marie ; il fait
intervenir l'épisode où la mère de Marie l'abandonne sur
le quai d'une gare. Il se ressaisit quelques lignes plus loin et sent le besoin
de revenir à Atoumane par cette formule : « Donc mon
frère Atoumane était toujours là »132(*). La particularité
dans ce roman est que toutes les histoires sont reliées à Marie
par des liens de parenté. Elles s'articulent autour d'un frère,
d'une soeur d'un voisin ou d'un autre membre de la famille
éloignée.
b- Les irruptions du narrateur dans le
récit.
L'autre principale entorse à la narration
linéaire est constituée par les irruptions itératives que
le narrateur-auteur fait dans le récit. C'est cette présence en
texte de l'auteur que Philippe Hamon, dans son approche sémiologique du
personnage, désigne par les termes de « personnages
embrayeurs » qu'il définit comme « les marques de la
présence en texte de l'auteur, du lecteur ou de leur
délégué »133(*). Ces interventions n'ont a priori rien
à voir avec le récit. Ce sont des réflexions ou des
impressions du narrateur qui jaillissent parfois spontanément ou qui
sont parfois délibérées. Dans La folie et la mort
par exemple, après avoir présenté le spectacle affreux
qu'offrait le corps de Fatou Ngouye sur la place du marché, le narrateur
en profite pour stigmatiser la vindicte populaire :
« Des milliers d'individus perdaient leurs vies
ainsi dans nos pays et personne ne faisait rien pour endiguer cette justice
arbitraire qui punissait des innocents comme des coupables (...) Et le peuple
se défoulait comme il pouvait. Au lieu d'aller faire leur justice
chez les responsables de l'injustice, en lâche, le peuple
s'attaquait au peuple. Qu'avait volé Fatou
Ngouye ? »134(*).
Déjà à la page 69, lorsque, après
le premier viol de Fatou Ngouye, le tenancier de l'auberge affirme qu'il ne
connaît pas le policier qui venait de commettre le forfait, un personnage
embrayeur intervient et dit : « (Menteur !) ».
Plus loin, le roman s'achève sur un passage dont on ne fait pas le lien
au premier degré avec le texte :
« Le lendemain matin, celui qui ne se voulait pas
encore être fou, fut retrouvé dans la rue, mort, sa tête sur
les épaules. Mais et les Tchétchènes ? « Je
les buterai tous jusque dans les chiottes » a dit Vladimir. Et toi
Sam, qu'en dis-tu ? »135(*).
Ce passage renvoie à ce que Philippe Hamon appelle
« personnages référentiels »,
c'est-à-dire des personnages historiques et des personnages qui
renvoient à l'environnement sociopolitique du temps de l'écriture
du roman. Sous cet angle, les termes
« Tchétchènes »,
« Vladimir » et « Sam » constituent des
références à l'actualité sociopolitique de
l'année 2000 où La folie et la mort a été
publié et peuvent se comprendre comme des allusions plus ou moins
directes du narrateur au conflit russo-tchétchène et à la
politique américaine.
Dans De l'autre côté du regard, ces
interruptions sont moins abondantes. Elles tournent souvent autour des
réflexions que Marie fait sur sa propre vie. Tandis qu'elle parle avec
sa mère défunte, elle se ravise brusquement et le narrateur nous
montre ce qu'elle pense dans son for interne :
«Je m'étais dit que j'avais fait un
rêve.
Que finalement on ne parlait pas avec les morts.
J'avais décidé de quitter le pays.
Car sans ma mère qu'allais-je y faire ?
Je voulais reconstruire ma vie en retrouvant ma
mère.
Avec elle j'aurais pu peut-être me fabriquer des
repères et des références. (...)
Je décidai donc d'aller m'installer à
l'étranger »136(*).
Plus loin, le narrateur brise le cours du récit par un
long passage sur la sorcellerie. Conscient de ce que la partie sur le
détail de la sorcellerie n'entre pas dans le cours normal du
récit, il l'introduit par une
interrogation : « Et comment volait-on l'âme de
quelqu'un ? »137(*). Et la description du vol de l'âme
s'étale sur trois pages.
Quant au personnage, il a un statut indéterminé
dans les deux oeuvres. Son identité n'est pas clairement définie.
Il se dissout dans la cause qu'il défend ou dans la situation qui est la
sienne. C'est le cas des personnages de La folie et la mort qui
n'existent pas en dehors de la mascarade dont ils sont victimes et qu'ils sont
en train de dénoncer. Dans De l'autre côté du
regard, Marie est subjuguée par ce vide affectif causé par
le départ de sa mère. Elle n'arrive pas ôter ce triste
épisode de son existence qui se trouve désormais hantée
par cet événement. Ce sont des personnages au destin
« évanescent » autour de qui se développent
des récits qui sont tournés vers la recherche d'une vie meilleure
se trouvant ailleurs, de ce que Ken Bugul même a appelé dans
Le baobab fou, «la Terre Promise ».
Il convient alors de faire remarquer que, par l'absence de
narration linéaire, les romans de Ken Bugul, notamment, La folie et
la mort et De l'autre côté du regard, se rapprochent
considérablement de ceux des « nouveaux
romanciers ». Cette approche est confirmée par les propos de
Georges Ngal à propos des « nouveaux romanciers »
africains :
« On a donc affaire à des romans
dominés par des intrigues complexes (...). Le principe de l'intrigue
unique et simple semble avoir vécu. L'intrigue se complexifie :
plusieurs histoires en effet sont racontées au lieu d'une seule et
même histoire du début jusqu'à la fin »138(*).
Cette complexification du récit est renforcée
chez Ken Bugul, par le mélange des genres littéraires.
2- Le mélange des genres littéraires.
Ce qui frappe à la lecture de La folie et la
mort et De l'autre côté du regard, c'est aussi le
mélange que l'auteur fait des genres littéraires, notamment du
roman et du conte. Ce sont deux genres voisins mais qui ont des
caractéristiques différentes. Si on peut dire du roman que
« c'est un «document humain» issu à la fois de
l'imagination et de l'observation, qui présente une image
stylisée de la réalité »139(*), le conte quant à lui
est simplement de l'imagination. C'est « un récit d'aventures
imaginaires tissées autour de personnages divers mais souvent peu
nombreux et dont le but est généralement
didactique »140(*). Le roman de Ken Bugul prend parfois l'allure d'un
conte. C'est le cas, par exemple dans La folie et la mort, lorsque Mom
Dioum s'est enfuie de chez la Tatoueuse. Elle s'épuise dans une longue
course et finit par s'endormir. A son réveil, elle se retrouve dans une
maison avec un homme peu ordinaire qui la soigne et demande ensuite à
l'épouser malgré la laideur de son visage dû au tatouage
inachevé. Cette séquence, jusqu'à la fuite réussie
de Mom Dioum, se lit comme un conte au coeur du roman. De plus, le début
de l'histoire de Yaw prend également l'allure d'un conte mais le
narrateur le place dans un rêve, ce qui ramène l'histoire dans le
champ du roman.
Il en est de même dans De l'autre côté
du regard où les apparitions de la mère défunte
à sa fille prennent des allures d'un récit merveilleux.
Par ailleurs, la disposition des textes dans les deux
récits fait penser à un poème écrit en vers libres.
Les phrases sont parfois écourtées comme pour faire des rimes,
avec des alinéas intempestifs :
« Elle ne parlait pas beaucoup.
Elle ne mangeait pas beaucoup.
Elle ne faisait rien beaucoup.
Sauf des enfants. »
Cet amalgame des genres constitue un facteur
générateur de malaise chez le lecteur.
3- La non-délimitation du récit en chapitres
ou parties.
La folie et la mort et De l'autre
côté du regard se distinguent des deux premiers
romans141(*) de Ken
Bugul en ce qu'ils n'ont pas été délimités en
chapitres ou parties comme les autres. En effet, dans ses deux premières
oeuvres, l'auteur a matérialisé la délimitation des
chapitres soit par des chiffres simplement (1, 2, 3,...), soit par le mot
chapitre accompagné des chiffres romains(chapitre I, chapitre II,
chapitre III, chapitre IX, etc....). Dans La folie et la mort et
De l'autre côté du regard, comme dans Riwan ou le
chemin de sable142(*), ce sont simplement des espaces blancs à
la fin de la page précédente et au début de la page
suivante qui indiquent qu'on passe d'un chapitre à un autre. Et si l'on
compte ces espaces vides, on se rend compte que La folie et la mort
comporte sept (7) chapitres de tailles différentes : le
1er chapitre comporte quatre (4) pages ; le
2ème trente-quatre (34) pages ; le
3ème soixante-deux (62) pages ; le
4ème vingt-six (26) pages ; le 5ème
trente (30) pages ; le 6ème six (6) pages et le
7ème soixante-trois (63) pages.
De l'autre côté du regard comporte quant
à lui vingt-trois(23) chapitres répartis de la manière
suivante : 1er :1 page ;
2ème :8 pages ; 3ème :12
pages ; 4ème : 13 pages ;
5ème :8 pages ; 6ème :19
pages ; 7ème :33 pages ;
8ème :13 pages ; 9ème : 6
pages ; 10ème :2 pages ;
11ème :7 pages ; 12ème :9
pages ; 13ème :13 pages ;
14ème : 5 pages ; 15ème :2
pages ; 16ème :6 pages ;
17ème :19 pages ; 18ème :12
pages ; 19ème :26 pages ;
20ème :11 pages ; 21ème :9
pages ; 22ème :2 pages ;
23ème : 4 pages.
Cette étude du nombre et de la taille des chapitres
montre que Ken Bugul se donne une grande liberté dans la construction de
son récit. Elle ne s'enferme dans aucune norme dont elle serait
l'esclave. On a l'impression qu'elle compose son récit au gré de
son imagination et le livre de façon brute au lecteur. Cette remarque
prend d'autant plus d'importance que Ken Bugul avait semblé s'être
donné des normes dans ses deux premières oeuvres. Depuis,
l'auteur a pris de l'assurance dans l'art de narrer et se donne certaines
libertés qui peuvent engendrer un certain malaise, renforcé par
une pratique singulière de la langue française.
C- Une pratique singulière de la langue.
Ken Bugul, nous l'avons compris plus haut, est un auteur qui
s'efforce de se donner ses propres repères vis à vis de l'art
d'écrire. C'est dans cette logique qu'elle s'accorde certaines
libertés avec le support linguistique qu'elle manipule dans ses romans.
Ces libertés créent quelques malaises parce que le support
linguistique, qui est le premier fondement de toute énonciation, se
trouve quelque peu ébranlé. Pour étudier les rapports de
Ken Bugul avec la langue, nous nous intéresserons au langage cru et
à ce que Georges Ngal appelle «les tropicalités».
1- Un langage cru.
La crudité du langage n'est pas un
procédé courant chez les écrivains africains qui
s'efforcent souvent d'employer une langue classique, correcte,
littéraire ou conventionnelle. Ken Bugul utilise également la
langue littéraire, d'ailleurs, dans la plus grande partie de ses
oeuvres, mais elle se relâche parfois en utilisant un langage cru,
certainement pour produire un effet sur le lecteur. C'est cet effet qui est
souvent perçu comme un malaise. Le langage cru se traduit ici à
la fois par la description en des termes non-métaphoriques de certaines
situations et par l'introduction du style oral au coeur du récit.
Pour rendre compte du sacrifice humain dans La folie et la
mort, le narrateur choisit d'en faire une description sanglante et
insoutenable : «Ils prirent les enfants un par un et les
égorgèrent. Le sang giclait avec furie. Un sang chaud, bouillant,
bouillonnant. Un sang rouge »143(*).
Dans un autre passage du même roman, le narrateur livre
au lecteur une scène brute d'amour dans un endroit insolite, la morgue
d'un hôpital, associant ainsi le caractère lubrique de la
scène à celui macabre de l'environnement :
« - Avant de me raconter ton histoire je voudrais que nous
fassions l'amour, lui dit Yaw.
- L'amour ?dit-elle.
- Ah oui, l'amour ! répéta-t-elle.
(...)
- Oui je veux, tout de suite, souffla-t-elle. (...)
Mom Dioum étala sur le sol glacé de la
morgue, son pagne auquel elle tenait le plus au monde depuis cette fameuse nuit
noire.
Là, ils firent l'amour pour la première fois
et comme pour la dernière fois »144(*).
Dans De l'autre côté du regard, le
caractère cru du langage s'illustre beaucoup plus dans le domaine de la
luxure ou par ce qui est perçu, dans la culture négro-africaine
traditionnelle, comme une déviation sexuelle. C'est ainsi qu'allant
à l'encontre des tabous traditionnels africains, le narrateur
n'hésite pas à décrire, dans les moindres détails,
comment se passaient les séances d'homosexualité entre Marie et
la fille au teint jaune, montrant les différentes étapes que
l'héroïne suit avant de finir par accepter et adopter cette forme
de relations sexuelles :
«La nuit cette petite fille au teint jaune me montait
dessus par la force.
Elle relevait mon pagne, arrachait mon slip, avec violence.
Et elle frottait son sexe volumineux sur le mien
jusqu'à la jouissance. (...)
Cette fille me violentait pour avoir du plaisir.
Peu à peu je commençais à aimer cette
violence.
Mais la répugnance était toujours
là.
Et je passais du dégoût à la
jouissance »145(*).
En plus de cette façon peu courante
d'écrire, Ken Bugul utilise des expressions et des schémas de
construction étrangers à la langue française.
2- Les « tropicalités ».
Pour définir le terme de
« tropicalités », nous nous référons
simplement à la définition qu'en donne Georges Ngal pour
qui c'est une : « manière de nommer, de dire, (qui)
a quitté les pages du dictionnaire de l'Académie
française, pour la rue, le trottoir. La langue s'est
dévergondée, elle a perdu ses tabous en route, tout est permis
sous la plume »146(*). Ainsi définies, les
« tropicalités », qui apparaissent comme des marques
d'originalité de la langue chez les écrivains africains,
deviennent des emplois gênants lorsqu'elles abondent dans le texte et que
l'écrivain sent le besoin de les expliquer pour se faire comprendre des
lecteurs qui sont originaires d'autres cultures. Sous la plume de Ken Bugul,
« les tropicalités » prennent diverses formes. Ce
sont des mots composés obtenus à partir de la traduction de
certaines expressions ou certains proverbes d'origine africaine, ou des mots
qui relèvent des emprunts à la langue locale.
Dans La folie et la mort, le narrateur
n'hésite pas à employer les termes
« bokonon »,
« fâ »,
« tongolo » et
« dantchiki » qui sont des mots tirés du
groupe linguistique « gbé » du
sud-Bénin. Il transcrit des proverbes comme : « Celui qui
veut dire la vérité doit avoir un bon cheval pour
s'enfuir » et précise qu'ils sont du continent. Il fait
également allusion à la divinité
« Oro » qui est une divinité des peuples
Yoruba.
C'est dans De l'autre côté du regard que
les tropicalités abondent. Nous avons par exemple l'expression
« personne-connaissance » qui est la traduction
littérale d'une expression locale béninoise dont le correspondant
en « fongbé »147(*) pourrait être :
« mètounmè ». A la page 56, le narrateur
parle de « filles données », il s'agit là
également d'une traduction littérale, car, en
réalité, les filles ne sont pas données mais elles sont
confiées à une parente généralement plus nantie que
les parents biologiques, qui s'occupe de les éduquer. Cette
hyperbole : « Quand tu attendais une réponse d'elle, tu
pouvais aller faire un tour au marché. En revenant, elle n'avait pas
encore fini sa phrase »148(*), au sujet du débit d'élocution de la
fille de Sîndoni est d'origine africaine, puisque le marché en
Afrique symbolise le lieu où l'on peut ou doit prendre son temps pour
faire des emplettes. Quant aux mots et expressions wolof et arabes, ils
jonchent le texte : « marakis »,
« pône »,
« tuur », « tangal
pobar », «tabanani »,
« ruxu », « kel »,
« ndiar », « baw-nane »,
« haram », « zikr ».
L'auteur prend le soin de mettre ces mots en italique dans le texte. Mais cela
n'enlève rien au malaise que leur présence engendre pour le
lecteur qui n'est pas de cette sphère culturelle, puisque, dans le cas
de ce livre, ils n'ont pas souvent été expliqués.
On se rend bien compte, en lisant La folie et la mort
et De l'autre côté du regard, que leur auteur, Ken Bugul,
adopte volontairement un langage cru et a recours aux tropicalités qui
créent, chez le lecteur, un sentiment de gêne par rapport à
la mentalité et aux usages conventionnels de la société.
CONCLUSION
Au terme de notre étude, nous pouvons retenir que le
malaise qui entoure la fiction narrative de Ken Bugul dans La folie et la
mort et De l'autre côté du regard émane de
deux sources : au coeur du récit et en dehors du récit. Au
coeur du récit, c'est-à-dire à l'intérieur de
l'histoire qui est racontée, le malaise est à la fois physique,
politico-économique, socioculturel et psychologique. A
l'extérieur du récit, il émane du maniement des outils
techniques utilisés pour conter l'histoire et de leurs effets sur le
lecteur.
Deux aspects caractérisent le malaise physique :
d'abord, l'expression du malaise dans l'espace et dans le temps,
matérialisés par l'enfer urbain et par les temps
événementiel et environnemental ; ensuite, la violence
physique illustrée par les viols successifs de Fatou Ngouye et la
vindicte populaire dans La folie et la mort et par les rapports
tumultueux entre Marie et ses parents dans De l'autre côté du
regard. Le malaise politique, quant à lui, se trouve beaucoup plus
présent dans La folie et la mort. Il est issu des sources que
sont le Timonier et ses décrets, l'appareil de propagande du
régime, la puissance coloniale et les pays riches. Les victimes de ce
malaise politique sont les intellectuels pourchassés par les
décrets présidentiels, le petit-peuple qui végète
dans la misère et dans la terreur engendrées par le régime
dictatorial du Timonier et les pays pauvres qui subissent les caprices de leurs
anciennes métropoles et des pays riches en général. Cette
situation a poussé Ken Bugul, tout au long de l'oeuvre, à
stigmatiser l'inégalité des échanges au sein
l'Organisation mondiale du commerce (OMC) et les foyers de tension qui ne
cessent de s'allumer de façon éparse dans le monde. Enfin, le
malaise socioculturel résulte essentiellement des pratiques
coutumières et rituelles telles que le tatouage des lèvres, le
sacrifice humain et la sorcellerie. Les symboles du malaise psychologique sont
la radio dans La folie et la mort, et le vide affectif dans De
l'autre côté du regard.
Au niveau de l'individu, le malaise psychologique se traduit
par la perte de tous les repères. Ce qui le pousse d'une part, soit dans
un autisme morbide ou une extraversion de son être comme Fatou Ngouye et
Yoro, soit dans une folie qui entraîne à la mort comme c'est le
cas chez Mom Dioum et Yaw et d'autre part dans une vie remplie
d'incohérences où l'absence d'affection poursuit le personnage de
Marie comme une malédiction qui ne sera conjurée qu'avec le
retour fantastique de la mère qui lui a manqué toute la vie
durant.
Ce malaise qui se dégage de la lecture des oeuvres de
Ken Bugul est renforcé par les techniques de narration qu'elle utilise.
La structuration du récit pose quelques problèmes. Tantôt,
la narration est faite sur un rythme haletant, caractérisé par
les ellipses, tantôt, la scène narrative est torturée pour
donner une impression de sur-place, toutes choses qui ne permettent pas au
lecteur de suivre le rythme du récit. Ensuite, la complexification du
récit par l'abondance des enclaves et son émiettement par la
multiplicité des lieux et des personnages gênent la
compréhension de l'intrigue romanesque marquée, par ailleurs, par
le mélange des genres littéraires, les fréquentes
incursions du narrateur dans le récit et l'usage d'un langage cru,
renforcé par l'emploi abondant de
« tropicalités ».
Tous ces aspects vérifient notre hypothèse de
départ selon laquelle Ken Bugul fait une approche originale du
thème du malaise dans ses deux dernières oeuvres et confirment la
place qui lui est faite parmi les grands écrivains francophones de
l'Afrique de l'Ouest, par les critiques et les médias.
BIBLIOGRAPHIE
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NEA, 1982.
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1994
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Présence Africaine, 2000.
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rencontre des cultures dans la trilogie romanesque de Ken Bugul : Le
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littérature :
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structurale des récits », in Communications n°8,
1966, pp.1-27.
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Internationales Université Nationale du Bénin (27 novembre -
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stylistique française, Paris, PUF, 1986.
13- MOURALIS, Bernard, L'Europe, l'Afrique et la folie,
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14- SARRAUTE, Nathalie, L'ère du
soupçon, Gallimard, 1956.
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littérature africaine, Paris, L'Harmattan, 1994.
16- NKASHAMA, Pius Ngandu, Ecritures et discours
littéraire : Etudes sur le roman africain, Paris, L'Harmattan,
1989.
17- NKASHAMA, Pius Ngandu, Comprendre la littérature
africaine en langue française, Issy les Moulineaux, Ed. Saint Paul,
1979.
18- PAULHAC, Jean-Pierre, « Regard sur les nouvelles
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et identités culturelles, Paris, L'Harmattan, 2000.
19- ROUCH, (A.) et CLAVREUIL, (G.), Littératures
nationales d'écriture française, Paris, Bordas, 1986.
- Autres ouvrages :
Le petit Robert (dictionnaire), Paris, Brodard et
Taupin, 1985.
Lexis Dictionnaire de la langue française, Rome,
La Tipografia Varese, 2002.
Dictionnaire Universel, Paris, Hachette Edicef, 1995.
TABLE DES MATIERES
TITRES
PAGES
Sommaire
..................................................................................
1
Introduction
...............................................................................
2
Première partie : Le malaise physique
................................................. 5
A- L'expression du malaise dans l'espace et le temps
...............................5
1- L'enfer urbain
........................................................................ 6
a- « La ville » dans La folie et la
mort ..................................... .7
b- « La Codiware » dans De l'autre
côté du regard ................... .....9
2- Le temps et le malaise
............................................................ 11
a- Le temps événementiel
.................................................. ...12
b- Le temps environnemental
................................................ 15
B- La violence physique
............................................................... 17
1- Les viols de Fatou Ngouye et la vindicte populaire dans
La folie et la
mort....................................................................................17
2- Les rapports tumultueux entre Marie et ses parents dans
De l'autre côté du regard
................................................................................20
Deuxième partie : Le malaise politique dans La
folie et la mort .................. 24
A- Les auteurs et les sources du malaise politique
................................. 25
1- Le Timonier et ses décrets
........................................................ 25
2- L'appareil de propagande du régime
............................................ 27
a- La police
..................................................................... 28
b- L'administration
............................................................ 28
3- La puissance coloniale et les pays riches
........................................ 29
B- Les victimes du malaise politique
................................................ 31
1- Les intellectuels
.................................................................... 31
2- Le petit-peuple
..................................................................... 32
3- Les pays pauvres
................................................................... 33
C- La dénonciation des inégalités et des
conflits dans le monde ................. 34
1- L'inégalité au sein de l'OMC
.................................................... 34
2- La stigmatisation des foyers de tension
................................... ...... 35
Troisième partie : Le malaise socioculturel et
psychologique .....................37
A- La violence socioculturelle
......................................................... 37
1- Le tatouage des lèvres
............................................................. 37
2- Le sacrifice humain
............................................................... 40
3- La
sorcellerie........................................................................
42
B- Le malaise
psychologique........................................................... 43
1- Les symboles du malaise
psychologique :....................................... 43
a- La radio dans La folie et la mort
......................................... 44
b- Le vide affectif dans De l'autre côté du
regard ....................... 45
2- La folie et l'exorcisme dans La folie et la mort
............................... 47
3- L'acharnement du sort sur les personnages de Bacar Ndaw,
Samanar et Maguèye Ndiare dans De l'autre côté du
regard ............................. 50
a- Bacar
Ndaw...................................................................50
b-
Samanar.......................................................................52
c- Maguèye
Ndiare.............................................................52
C- La religion et les déviations sexuelles
............................................ 54
1- La mendicité institutionnalisée
................................................... 54
2- Les viols commis par un prêtre dans une église
............................... 56
3- Le libertinage sexuel dans la maison d'un imam
.............................. 57
4- L'inceste et l'homosexualité
..................................................... 59
a- L'inceste
.................................................................... 59
b- L'homosexualité
............................................................ 60
Quatrième partie : Le malaise et les techniques de
narration ......................62
A- La structuration du récit
............................................................ 62
1- Le rythme de la narration
.........................................................62
a- L'ellipse
...................................................................... 62
b- La torture de la scène narrative
...........................................64
2- L'enchâssement, la mise en abyme et l'amplification
........................ 67
a- L'enchâssement
............................................................ 67
b- La mise en abyme
.......................................................... 70
c- L'amplification
............................................................. 72
3- L'émiettement du récit par la
multiplicité des lieux et des personnages ....73
a- La multiplicité des lieux
................................................... 73
b- Une pléthore de personnages
............................................. 77
B- La transgression des normes classiques
.......................................... 79
1- L'absence de narration linéaire
.................................................. 79
a- La narration complexe
..................................................... 79
b- Les irruptions du narrateur dans le récit
................................. 80
2- Le mélange des genres littéraires
................................................ 83
3- La non-délimitation du récit en chapitres ou
parties .......................... 84
C- Une pratique singulière de la langue
............................................. 85
1- Un langage cru
..................................................................... 85
2- Les tropicalités
...................................................................... 87
Conclusion
...............................................................................
89
Bibliographie
...........................................................................
..91
Table des
matières........................................................................95
* 1 KEN BUGUL a publié
à ce jour cinq romans : Le baobab fou, Dakar, NEA, 1982.
Cendres et braises, Paris, L'Harmattan, 1994. Riwan ou le chemin
de sable, Paris, Présence Africaine, 1999. La folie et la
mort, Paris, Présence Africaine, 2000. De l'autre
côté du regard, Paris, Le Serpent à Plumes, 2002.
* 2 Mahougnon KAKPO,
Créations burlesques et déconstructions chez Ken
Bugul, Cotonou, Les Editions des Diasporas, 2001, p.28.
* 3 Jacques CHEVRIER,
Littérature nègre, Paris, Armand Colin Editeur, 1984.
* 4 Adrien HUANNOU et Ascension
BOGNIAHO, Littérature africaine, Porto-Novo, INFRE, 1993,
p.20.
* 5 Dictionnaire Le petit
Robert, Paris, Brodard et Taupin, 1985, p.637.
* 6 Jean-Pierre GOLDENSTEIN,
cité par Adrien HUANNOU et Ascension BOGNIAHO in Auteurs Africains
du programme de français, Cotonou, Imprimerie GRAPHITEC, 1995,
p.20.
* 7 Idem, p.21.
* 8 KEN BUGUL, La folie et
la mort, Paris/Dakar, Ed. Présence Africaine, 2000, p.28.
* 9 Idem, p.49.
* 10 Idem, p.53.
* 11 Idem, p.110.
* 12 Idem, p.99.
* 13 Idem, p.235.
* 14 KEN BUGUL, De l'autre
côté du regard, Paris, Ed. Serpent à Plumes, 2002,
p.147.
* 15 Idem, p.147
* 16 Idem, p.190.
* 17 Idem, p.195.
* 18 Idem, p.214.
* 19 Jean-Pierre GOLDENSTEIN,
op.cit, pp.103-110.
* 20 Cf. Pierre MEDEHOUEGNON,
dans son cours de narratologie en 4ème année de
Lettres Modernes à l'Université d'Abomey-Calavi.
* 21 La folie et la
mort, p.66.
* 22 Idem, p.12.
* 23 Idem, p.18.
* 24 De l'autre
côté du regard, p.151.
* 25 Idem, p.189.
* 26 Idem, p.113.
* 27 Idem, p.99.
* 28 Idem, p.140
* 29 La folie et la
mort, p.11.
* 30 Idem, p.14.
* 31 Idem, p.29.
* 32 Idem, p.28.
* 33 Idem, p.39.
* 34 Idem, p.210.
* 35 De l'autre
côté du regard, p.17.
* 36 Idem, p.50.
* 37 Idem, p.47.
* 38 Dictionnaire Le petit
robert, p.1136.
* 39 La folie et la
mort, op. cit.
* 40 Idem, p.61.
* 41 Idem, p.67.
* 42 Idem, p.69.
* 43 Idem, pp.73-74
* 44 Idem, pp.108-109
* 45 De l'autre
côté du regard, p.113
* 46 Idem, p.86.
* 47 Idem, p.259.
* 48 La folie et la
mort, p.11.
* 49Dictionnaire Le petit
Robert, p.1067.
* 50 La folie et la
mort, p.11.
* 51 Idem, p.24
* 52 Idem, p.174
* 53 Idem, p.25.
* 54 Idem, p.59
* 55 Ibidem.
* 56 Idem, pp.27-28
* 57 Idem, p.87.
* 58 Idem, p.84.
* 59 Idem, p.25
* 60 Idem, p.94
* 61 Idem, p.143
* 62 Idem, p.87.
* 63 Idem, p.86
* 64 Idem, p.35
* 65 Idem, p.66
* 66 Idem, p.35
* 67 Idem, p.80
* 68 Ibidem.
* 69 La folie et la
mort, p.37.
* 70 Idem, p.43
* 71 Idem, p.141
* 72 Ibidem.
* 73 De l'autre
côté du regard, pp.218-219
* 74 La folie et la
mort, p.12
* 75 Idem, p.24
* 76 Idem, p.89
* 77 KEN BUGUL, Le baobab
fou. Dakar : NEA, 1996.
* 78 Adrien HUANNOU, Le roman
féminin en Afrique de l'Ouest, Paris, L'Harmattan, 2001, p.21
* 79 Ibidem
* 80 De l'autre
côté du regard, p.115
* 81 Idem, p.87
* 82 Idem, p.83
* 83 Ibidem
* 84 Dictionnaire Lexis de
la langue française, p.779
* 85 Pius Ngandu NKASHAMA,
Ecritures et discours littéraires : Etudes sur le roman
africain, Paris, L'Harmattan, 1989
* 86 Bernard MOURALIS,
L'Europe, l'Afrique et la folie, Paris, Présence Africaine,
1993
* 87 Mahougnon KAKPO, op. cit.
pp.24-25
* 88 Idem, pp.26-27
* 89 De l'autre
côté du regard, p.93
* 90 Idem, p.19
* 91 Idem, p.28
* 92 Idem, p.41
* 93 Idem, p.237
* 94 Idem, p.211
* 95 Idem, p.213
* 96 Idem, p.74
* 97 De l'autre
côté du regard, p.77
* 98 Idem, p.76
* 99 Idem, p.78
* 100 Idem, p.88
* 101 Idem, pp.56-57
* 102 De l'autre
côté du regard, p.221.
* 103 Idem, p.222
* 104 Idem, p.38
* 105 La folie et la
mort, p.11
* 106 Idem, p.52
* 107 Idem, p.38
* 108 Idem, p.30
* 109 Idem, p.32
* 110 De l'autre
côté du regard, p.93
* 111 Idem, pp.279-280
* 112 Adrien HUANNOU,
Jusqu'au bout du tabou, op. cit.
* 113 La folie et la
mort, p.61
* 114 Idem, p.166
* 115 Pierre MEDEHOUEGNON,
« Mise en abyme et identité africaine chez les
écrivains francophones négro-africains » in Actes
Journées Scientifiques Internationales Université Nationale du
Bénin (27 novembre - 02 décembre 2000), Abomey-Calavi,
2002.
* 116 Pierre MEDEHOUEGNON, op.
Cit.
* 117 Cette citation est
empruntée à Pierre MEDEHOUEGNON dans son article
sus-cité.
* 118 Georges MOLINIE,
Dictionnaire de rhétorique, Paris, Librairie
Générale Française, 1992, p.46
* 119 Mahougnon KAKPO, op.
cit.p.64
* 120 La folie et la
mort, p.11
* 121 Idem, p.15
* 122 Idem, p.30
* 123 Idem, p.49
* 124 Idem, p.121
* 125 Idem, p.235
* 126 De l'autre
côté du regard, p.33
* 127 Idem, p.53
* 128 Idem, p.143
* 129 Idem, p.215
* 130 Idem, p.226
* 131 De l'autre
côté du regard, p.143
* 132 De l'autre
côté du regard, p.84
* 133 Philippe HAMON,
« Pour un statut sémiologique du personnage », in
Poétique du récit, Paris, Points, 19, pp. 115-180.
* 134 La folie et la
mort, pp.174-175
* 135 Idem, p.235
* 136 De l'autre
côté du regard, p.167
* 137 Idem, p.217
* 138 Georges NGAL,
Création et rupture en littérature africaine, Paris,
L'Harmattan, 1994, p.89
* 139 Adrien HUANNOU et
Ascension BOGNIAHO, Littérature Africaine, op. cit.
* 140 Ibidem.
* 141 KEN BUGUL, Le Baobab
fou et Cendres et braises, op. cit.
* 142 Idem, Riwan ou le
chemin de sable, op. cit.
* 143 La folie et la
mort, p.141
* 144 Idem, p.207
* 145 De l'autre
côté du regard, pp.56-57
* 146 Georges NGAL,
op.cit.p.81
* 147 Le
« fongbé » est une langue du groupe linguistique
« gbé » qui s'étant dans tout le golfe de
Guinée, sur la côte ouest de l'Afrique.
* 148 De l'autre
côté du regard, p.81