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Du droit de résistance aux abus de pouvoir: une lecture du "second traité du gouvernement civil" de John Locke

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par Victor SETIBO BATUZOLELE
Faculté de philosophie Saint Pierre Canisius - Bachalauréat en philosophie 2002
  

Disponible en mode multipage

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0. INTRODUCTION GENERALE

0.1. Point de départ

Nous vivons dans un monde qui a connu et qui connaît encore d'énormes mutations. Point n'est besoin de rappeler les différents progrès réalisés dans plusieurs domaines. Le travail intellectuel et technique a conduit à de grandes réalisations scientifiques et technologiques. L'homme, animal raisonnable, use de sa raison pour rendre sa vie plus agréable. En même temps qu'il fait preuve de raison, l'homme pose aussi des actes irrationnels qui le déshumanisent. C'est pourquoi, aujourd'hui encore dans notre monde, bien des défis restent à relever, bien des questions demeurent sans réponses.

Des hommes, en plusieurs endroits du globe, se demandent encore et réfléchissent sur des systèmes politiques à mettre en place pour faciliter une répartition équitable des biens communs. Au niveau socio-politique, les problèmes de justice, de droits de l'homme, d'égalité, de liberté et de paix se posent avec acuité. Ces réalités nous sont familières. Bien sûr, pas mal de choses ont évolué dans le bon sens ; beaucoup de solutions ont été déjà apportées aux problèmes socio-politiques. D'importantes réflexions ont été menées et sont encore en train d'être menées pour juguler les crises de pouvoir. Bien entendu, pour parler comme Eric Weil, « pour nous et aujourd'hui des problèmes existent et le temps de la pensée n'est pas révolu1». Voilà pourquoi nous voulons penser notre situation, réfléchir sur nos problèmes ; car le visage du monde actuel n'est pas aussi glorieux que d'aucuns le croient. La solution apportée à un problème donné, engendre d'autres problèmes, ainsi de suite. Même des questions qui semblaient avoir été dépassées continuent à se poser ; du moins, elles ressurgissent de façon remarquable et attendent des réponses.

Les crises de pouvoir, nous les connaissons autant que les ont connus nos prédécesseurs ; nous y réfléchissons, autant qu'ils y ont réfléchi. Seulement, nos réflexions sont enrichies par les leurs. Nous profitons de leur expérience pour construire et faire la nôtre. De nos jours comme jadis, des hommes ploient encore sous la domination des pouvoirs absolus arbitraires. Pour de longues années, vivant sous des régimes totalitaires et dictatoriaux, ils assistent, parfois impuissants, aux abus de pouvoir et à des violations flagrantes de leurs droits les plus élémentaires. Les valeurs telles que la justice, l'égalité, la liberté sont foulées aux pieds dans plusieurs coins du monde. Ceci entrave tout accès au bien

1 Eric WEIL, Philosophie Politique, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1971, p. 94.

être et refuse aux hommes tout droit à une vie digne et descente. Voilà donc ce qui se vit aujourd'hui dans notre monde marqué par la post-modernité.

C'est ainsi que les questions brûlantes d'hier, encore valables aujourd'hui et de plus en plus complexes, ne peuvent nous laisser tranquilles ; nous ne pouvons nous faire bonne conscience sans les avoir prises en compte dans nos réflexions, sans en avoir fait nos problèmes et nos préoccupations.

Sans aucune prétention de vouloir résoudre tous les problèmes du monde dont les enjeux nous échappent pour la plupart, et vu leur complexité, nous voulons jeter un regard critique sur les abus de pouvoir qui sont, à notre humble avis, parmi les causes majeures des misères dans le monde. C'est à juste titre que la présente réflexion s'oriente sur ce que John Locke2 pense du droit de résistance aux abus de pouvoir. Et la thèse fondamentale sur laquelle s'appuie cette investigation s'énonce de la manière suivante : « Le peuple reste le juge suprême de la façon dont les gouvernants remplissent leur mission. Ceux-ci ne sont que des députés du peuple qui peuvent être renvoyés s'ils faillissent à leur mission3 ». Dès lors, il reste à savoir pourquoi les peuples ne se lèvent pas toujours pour réclamer leurs droits à la vie, au bien être, au bon traitement, à la liberté et à la sécurité en cas d'abus de pouvoir. Pourquoi ne disent-ils pas toujours non à l'oppression et à la violence ?

2 John Locke, Philosophe, humaniste et médecin anglais, est né près de Bristol en août 1632 et est mort à Oates en 1704. Sa famille représente bien le milieu puritain, le monde de petits propriétaires, attachés à la loi divine et aux droits nouveaux des entrepreneurs, qui aura raison de la monarchie absolue. Il succède à Hobbes comme figure dominante de la philosophie anglaise du XVIIième Siècle. Comme son prédécesseur, Il se trouvera confronté à la crise de pouvoir politique. Rappelons que la réflexion philosophique de Hobbes fut alimentée, en ce siècle si troublé, par la première révolution anglaise, dont les causes étaient le conflit du Roi et du Parlement et la guerre civile, à partir de 1640. En 1649, le roi Charles Ier était condamné à mort et exécuté, la République proclamée, et quelques années plus tard, Cromwell devenait Lord Protector. Etaient alors en jeu les questions de la survie et de la nature même de l'Etat, face au conflit de compétence des différents pouvoirs, au bouleversement des institutions et à la prolifération des sectes religieuses qui opposaient la parole et la loi divine à la politique. Depuis la Restauration, en 1660, le contexte a changé, il s'agit maintenant, moins de fonder la légitimité de l'institution de l'Etat et de démontrer les avantages du régime monarchique, que de définir les droits attachés au pouvoir politique, de réorganiser la monarchie en insistant sur le devoir du magistrat et les normes qui doivent régir le bon fonctionnement de l'institution publique. Au pouvoir absolu de Jacques II, successeur de Charles I, fera place après la seconde révolution en 1688, une monarchie constitutionnelle dont Locke sera le théoricien. Publiés en 1690 et présentés par John Locke comme une apologie de la « glorieuse Révolution » de 1688, les Deux traités de gouvernement Civil sont d'abord connus comme une des plus rigoureuses critiques de la monarchie absolue dont le refus est fondé sur l'idée de la nécessaire subordination de l'activité des gouvernants au consentement populaire.

3 John LOCKE, Second Traité Du Gouvernement Civil, § 240, p. 324-325.

0.2. Problématique

C'est interpellé par des injustices graves et des abus de pouvoir dans notre monde d'aujourd'hui que nous écrivons cet essai consacré au droit de résistance aux abus de pouvoir dans l'oeuvre de John Locke, le second traité du gouvernement civil. En effet, dans ses Traités du gouvernement civil, John Locke réfléchit sur les problèmes de la vie sociale dans la Cité ; problèmes qui d'ailleurs se posent depuis que l'homme vit en société. Il nous livre sa théorie issue d'une expérience vécue sur la vie des hommes, sur la gestion de la chose publique, sur la participation du citoyen à cette gestion. Ainsi propose-t-il ce qui, pour lui, semble être le meilleur type de gouvernement. Nous sommes là devant une pensée politique qui a su brandir des valeurs nouvelles de l'époque moderne telles : la liberté, le pouvoir du peuple, la laïcité, la citoyenneté. Il y a une remise en question très déclarée du pouvoir absolu.

Il ne s'agit pas pour John Locke de congédier la royauté pour instaurer une révolution anarchique mais plutôt, instaurer une monarchie constitutionnelle conjuguant l'exercice du pouvoir avec des exigences de la rationalité en vue de protéger les intérêts de tous et garantir la propriété, en maintenant l'ordre grâce au respect des lois. C'est un appel à la légitimité.

La société politique, née d'un « pacte social », d'une convention où les hommes décident de vivre ensemble et de confier leur pouvoir à un magistrat ou à un groupe d'hommes, doit se maintenir et poursuivre le but pour lequel elle a été créée. Cependant, les abus peuvent survenir ; cette société politique peut perdre son harmonie ; son unité peut être menacée si le pouvoir se détourne de ses attributions principales pour des intérêts privés.

Ayant conçu un système politique basé sur une séparation des pouvoirs et sur le respect des lois, John Locke prévient les abus de pouvoir. Et si jamais ceux-ci arrivaient à prendre place dans le chef des gouvernants, il y a moyen de faire recours au droit de résistance pour rétablir l'ordre et garantir la sécurité de tous. Nous comprendrons alors, avec John Locke, que si les hommes quittent l'état de nature, c'est pour éviter l'arbitraire dans le règlement de leurs différends et protéger leur propriété.

Quand on considère ce qui a présidé à la création de la société politique, le pouvoir absolu arbitraire, loin d'apparaître une garantie contre l'état de guerre, représente lui-même un état de guerre entre les princes et le peuple. C'est pourquoi, la transgression par les pouvoirs publics des limites de leur autorité constitue un acte de guerre ou de rébellion contre

lequel le peuple peut légitimement exercer un droit de résistance à l'oppression4. C'est de la considération de ce droit qu'il est essentiellement question dans ce travail.

0.3. Démarche et méthode

La problématique que s'efforce de traiter la présente réflexion demeure actuelle, tant notre époque est marquée par de multiples abus de pouvoir. Pour mieux développer cette problématique, notre investigation se subdivise en quatre chapitres.

Le premier chapitre parle de la conception du pouvoir chez John Locke. Il apporte plus de lumière sur l'origine du pouvoir politique pour mettre l'accent sur l'importance des lois dans la société politique, avant d'oser affirmer que le pouvoir est une fonction, voire une obligation à laquelle les gouvernants sont tenus, dès le moment où ils acceptent librement de rendre le service que leur demande le peuple.

Le deuxième chapitre nous laisse considérer avec John Locke les abus de pouvoir. Nous parlons du pouvoir absolu arbitraire et de ses implications dans la société politique. Il est question de voir aussi, en cas d'abus de pouvoir, quel est le sort réservé aux institutions politiques.

Le troisième chapitre constitue l'axe et le point central de notre travail. Il parle du droit de résistance aux abus de pouvoir. En effet, quand un pouvoir se détourne de ce pourquoi il a été mis en place, il peut être accusé de rebelle ; de là, réapparaît l'état de nature et s'installe l'état de guerre dont ce pouvoir est l'auteur. Dans ces circonstances, que peut faire le peuple ? John Locke dit que le peuple est en droit de pourvoir à sa sécurité. Et pour clore ce chapitre, les conditions de la résistance légitime seront évoquées.

Le dernier chapitre est essentiellement une actualisation de la lecture que nous aurons faite de la pensée de John Locke sur la résistance populaire. Nous jetterons un regard critique sur les abus de pouvoir et sur la résistance civile en Afrique aujourd'hui.

4 Second Traité, §§ 203-207, pp. 293-296.

Chapitre premier :

LA CONCEPTION DU POUVOIR CHEZ JOHN LOCKE

1.1. Introduction

Parler du pouvoir tel que le conçoit et le comprend John Locke est une entreprise qui nous pousse inévitablement dans un premier temps, à faire mention de ce qui a conduit à la formation de la société civile et, dans un deuxième temps, à considérer les structures mises en place pour consolider ce corps et assurer sa prospérité. A ce niveau, il sera question de montrer en quoi l'exercice du pouvoir se fait en fonction des lois qui, lorsqu'elles sont respectées, garantissent l'ordre public. Finalement, nous montrerons comment le pouvoir, pris comme fonction (comme service ) et comme obligation, peut contribuer considérablement à la bonne marche de la société politique.

1.2. De l'origine du pouvoir politique

1.2.1. Pourquoi la société politique ?

On peut bien se poser la question : pourquoi les hommes se sont-ils organisés en communauté politique en quittant l'état de nature ? La même question, John Locke la pose autrement quand il dit :

<< Si l'homme, dans l'état de nature, est aussi libre que j'ai dit, s'il est le Seigneur absolu de sa personne et de ses possessions, égal au plus grand et sujet à personne ; pourquoi se dépouille-t-il de sa liberté et de cet empire, pourquoi se soumet-il à la domination et à l'inspection de quelque autre pouvoir5 ? »

Sa réponse est que dans l'état de nature, l'homme a un droit, tel que cela a été posé et présenté ; cependant, la jouissance de ce droit est fort incertaine et est exposée sans cesse à l'invasion d'autrui. Car, << tous les hommes étant rois, tous étant égaux et la plupart peu exacts observateurs de l'équité et de la justice, la jouissance d'un bien propre, dans cet état, est mal assurée, et ne peut guère être tranquille6 ». Dans cet état, chacun fait de son mieux pour se protéger et protéger son bien contre les velléités de ceux qui enfreignent la loi de la nature.

L'état de nature a la loi de nature, qui doit le régler, et à laquelle chacun est obligé de se soumettre et d'obéir. La raison est le principe régulateur. Elle enseigne à tous les hommes,

5 Second Traité, § 236, pp. 320-321.

qu'ils sont tous égaux et indépendants ; et nul ne doit nuire à un autre, par rapport à sa vie, à sa santé, à sa liberté, à son bien7. Et comme la punition en cas de violation de la loi est accordée à tous, chacun a le droit de punir et de faire exécuter les lois. Cette situation peut conduire à l'anarchie et au désordre par manque d'arbitre. C'est ce qui, selon Locke, a obligé les hommes à quitter cette condition, qui quelque libre qu'elle soit, incite à la crainte ; les hommes y sont exposés à des perpétuels dangers. Ce n'est donc pas sans raison qu'ils recherchent d'entrer dans la société politique et qu'ils souhaitent se joindre à d'autres hommes qui sont déjà unis ou qui ont dessein de s'unir et de composer un corps, pour la conservation mutuelle de leur vie, de leur liberté et de leurs biens ; bref, leurs propriétés8, pour employer une expression chère à John Locke à cet effet.

Ainsi, la plus grande et principale fin que se proposent les hommes, lorsqu'ils s'unissent en communauté politique, est de se soumettre à un gouvernement qui a pour mission de conserver leurs propriétés. Ceci n'est pas tout à fait garanti dans l'état de nature. Et pour Locke, « problématiser la politique c'est faire de la propriété réelle un objet de pensée. De sorte que, pour ainsi dire, la propriété est à elle-même sa propre preuve, elle est ce qui permet de penser le régime de l'Etat, de la société. Elle est donc pour Locke, le concept éminent de la pensée politique et, dans le même temps, elle devient une institution réelle, légitimée et moralisée. Elle est le centre organisateur de la société civile, l'origine et la fin de la vie politique : les volontés y tendent et en procèdent9 ».

Il convient de souligner comme le dit Gérard Mairet, commentant John Locke : « L'état de nature est un état de manque, il y manque une loi établie, fixée et promulguée pour tous, qui sert de norme commune, à laquelle tous les différends qui peuvent surgir sont rapportés et évalués10 ». De plus, un pouvoir judiciaire reconnu fait défaut, de sorte que les passions et l'intérêt risquent de l'emporter dans les délibérations ; comme chacun s'institue juge et partie, au lieu de la justice, c'est la vengeance qui règne.

Bien qu'il soit certain pour Locke que dans l'état de nature les hommes ont tous les pouvoirs grâce à la liberté dont ils jouissent, il demeure qu'ils ne peuvent pas en jouir effectivement. Chacun pouvant faire ce qu'il veut, les droits et les libertés des autres se trouvent continuellement en danger. On est par ce fait même exposé à l'arbitraire de tous.

6 Idem.

7 Second Traité, § 6, p.145, pp. 251-252.

8 Ibid., § 237, pp. 321-322.

9 Gérard MAIRET, Les grandes oeuvres politiques, Paris, Le livre de poche, 1993, p. 144.

10 Idem

L'organisation en communauté politique et la soumission à un gouvernement n'ont d'autre but que de palier aux limites et difficultés rencontrées dans la condition naturelle de l'homme.

1.2.2. L'insatisfaction dans l'état de nature

Locke mentionne trois limites dans l'état de nature qui rendent difficile une vie communautaire harmonieuse :

Premièrement, il y a un manque des lois établies, connues, reçues et approuvées d'un commun contentement qui soient comme l'étendard du droit et du tort, de la justice et de l'injustice, et comme une commune mesure capable de terminer les différends qui s'élèvent11.

Deuxièmement, << dans l'état de nature, il manque un juge reconnu, qui ne soit pas partial, et qui a l'autorité de déterminer tous les différends, conformément aux lois établies12 ». La sévérité avec laquelle on s'emploie à punir les infractions des autres est facilement transformée en négligence et froideur lorsqu'on est soi-même concerné.

Troisièmement, << dans l'état de nature, il manque ordinairement un pouvoir qui soit capable d'appuyer et de soutenir une sentence donnée, et de l'exécuter. Ceux qui ont commis quelque crime emploient d'abord, lorsqu'ils peuvent, la force pour soutenir leur injustice ; et la résistance qu'ils font rend quelque fois la punition dangereuse, et mortelle même à ceux qui entreprennent de la faire13 ». Comme on peut le constater, la puissance manque souvent à l'appui de la décision. Si bien que, s'il advient qu'une décision raisonnable soit prise, il se peut qu'elle ne puisse être appliquée. En d'autres termes, celui qui a commis quelque crime restera impuni tant qu'il sera plus fort que ceux qui cherchent à faire exécuter la sanction. Ainsi, peut-on dire, l'état de nature est un état d'impuissance14.

De ce qui précède, il appert que le système de la vie naturelle n'est pas viable malgré tous les privilèges qu'on peut y trouver. Les inconvénients auxquels les hommes s'y trouvent exposés, les contraignent à chercher dans les lois établies d'un gouvernement, un asile et la conservation de leurs propriétés. C'est ce qui porte chacun à se défaire de si bon coeur de son pouvoir pour le remettre entre les mains de celui qui a été choisi et autorisé à l'exercer. Et

11 Second Traité, § 124, 237.

12 Ibid., § 125, pp. 237-238.

13 Ibid., §126, p. 238.

14 Gérard MAIRET, Les grandes oeuvres politiques, Paris, Le livre de poche, 1993, p. 144.

voilà proprement le droit original et la source, et du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif, aussi bien que des sociétés et des gouvernements mêmes.

Pour assurer son passage de l'état de nature à la société civile, l'homme se dépouille du pouvoir naturel qu'il a de faire tout ce qu'il juge à propos pour sa propre conservation et pour la conservation du reste des hommes, afin qu'il soit réglé et administré par les lois de la société ; et ces lois de la société resserrent en plusieurs choses la liberté qu'on a par les lois de la nature. L'homme se défait aussi du pouvoir qui consiste à punir et s'engage pour assister et fortifier le pouvoir exécutif d'une société, selon que ses lois le demandent.

Quand John Locke décrit l'état de nature comme privation, dans le chapitre sur les << fins de la société politiques15 », il veut montrer d'abord que la société civile est issue de l'état de nature, ensuite que les deux << états » sont radicalement différents. Dans l'état de nature la propriété existe. C'est une donnée de la nature, et un droit ; dans la société civile elle se conserve. La nature instaure la propriété, la société la restaure : c'est par la propriété que la nature s'accomplit elle-même comme société. << Il y a d'abord un donné qui est un droit (nature), vient ensuite un pouvoir de préserver ce donné (société)16 ».

On voit clairement, à quel point de la nature procède le bien le plus précieux de l'homme : la liberté. Celle-ci est un bien appartenant à l'homme par nature. Possédant ce bien, l'homme possède aussi le droit de le conserver. Pour ce faire, il le remet à la société pour mieux le conserver. Puisque conserver sa propriété et sa liberté sont des données premières existant par nature et définissant l'homme, la société ne fera que donner force à la série des droits naturels.

Voilà pourquoi chez John Locke, pour comprendre ce qu'est une société civile, il faut définir l'état de nature. Et la société civile n'est que la perfection de l'état de nature car on ne saurait supposer que des créatures raisonnables changent leur condition, en vu d'en avoir une plus mauvaise17. Ainsi, peut-on dire, le passage de l'état de nature à la société civile est nécessaire quand il n'a pour fin que la tranquillité, la sûreté et le bien du peuple. Cependant, il convient de souligner que << sortir de l'état de nature n'est pas une nécessité absolue, mais entrer dans l'état social est une garantie supérieure18 ».

15 Second Traité, §.211, p. 298.

16 Gérard MAIRET, Les grandes oeuvres politiques, Paris, Le livre de poche, 1993, p. 144.

17 Second Traité, pp. 239-240.

18 Gérard MAIRET, Les grandes oeuvres politiques, Paris, Le livre de poche, 1993, p. 144.

1.3. Le pouvoir et les lois

Comme a pu le constater Simone Goyard-Fabre, << si donc il est vrai, ainsi que l'a magistralement exposé R. Polin19, que la politique de Locke est une << politique morale », on ne saurait non plus en soustraire la dimension juridique20 ». Et c'est de cette dimension juridique qu'il est question dans cette section.

La conception que John Locke a de la dimension juridique est assez complexe parce qu'elle est née de l'interférence de plusieurs manières de penser le concept de droit et, corrélativement, de comprendre l'office de la juridiction21. Ainsi peut-on établir des liens ou des rapports existant entre la pensée de Locke sur cette question et le modèle biblique. Il apparaît que la symbolique que l'histoire et la tradition ont attachée à la personne des rois est l'index d'une carence juridictionnelle22 de la condition naturelle des hommes ou de l'état de nature. Dans la tradition historique comme la politique, il appartient donc exclusivement au magistrat d'exercer, dans la Res publica, le pouvoir de contrainte et le droit de punir. Tout en acceptant la nécessité de mettre en place un pouvoir qui garantisse l'ordre public, Locke n'approuve pas du tout la manière dont Hobbes s'y prend quand il propose un pouvoir souverain qui loge l'absolu et l'arbitraire dans l'essence même de l'autorité civile. << Si donc la symbolique du pouvoir juridictionnel véhiculée par la tradition et haussée au niveau du philosophème est belle et majestueuse, Locke, en la recueillant, s'applique à la vider de ses dangers potentiels23 ».

S'il faut dire ce que Locke entend par pouvoir politique, on retiendra que pour lui, << le pouvoir politique est ce pouvoir qu'a chaque homme dans l'état de nature, qu'on a réuni entre les mains d'une société, et que cette société a remis à des conducteurs qui ont été choisis, avec cette assurance et cette condition, soit expresse ou tacite, que ce pouvoir sera employé pour le bien du corps politique, et pour la conservation de ce qui appartient en propre à ses membres24 ».

Comme il a été dit, seul un accord volontaire des individus propriétaires, accord qui a pour fin la garantie de la propriété, peut instituer la société politique ou civile. Le pacte social,

19 Raymond POLIN, La politique morale de John LOCKE, PUF, Paris 1960.

20 Simone GOYARD-FABRE, « Pouvoir juridictionnel et gouvernement civil dans la philosophie politique de Locke », in Revue Internationale de Philosophie, n°165, 2/1988, p. 193.

21 Idem, p. 193.

22 Ibid., p.199.

23 Ibid., p. 200.

24 Second Traité, § 171, pp. 271-272.

on le voit, est un contrat entre propriétaires. << Le pacte d'association est une figure transitoire de conservation de propriété et qui a pour fin l'instauration du pouvoir des propriétaires.

La société politique constituée par un accord des individus est régie par des lois établies par le pouvoir législatif constitué des représentants choisis par le peuple. << La société acquiert le droit de souveraineté ; et certaines lois sont établies et certains hommes sont autorisés par la communauté pour les faire exécuter. Ainsi, << ceux qui composent un seul et même corps, qui ont des lois communes établies et des juges auxquels ils peuvent appeler, et qui ont l'autorité de terminer les disputes et les procès, qui peuvent être parmi eux et de punir ceux qui font tort aux autres et commettent quelque crime ; ceux-là sont en société civile les uns avec les autres ; mais ceux qui ne peuvent appeler de même à aucun tribunal sur la terre, ni à aucune loi positive, sont toujours dans l'état de nature25 ». Ayant parlé de la société régie par des lois, cette société peut être considérée comme étant une association des propriétaires qui souhaitent se donner des moyens plus efficaces, un juge, un souverain, des lois pour régler les différends.

John Locke met un accent particulier sur les institutions qui doivent diriger la société civile, et il établit un rapport entre elles et les lois de la société. C'est à elles d'élaborer les lois et de veiller à leur respect. Elles ont le pouvoir de juger et de sanctionner. C'est ainsi que John Locke prévoit trois pouvoirs dans un gouvernement26 :

Le pouvoir législatif élabore des lois pour le bien public. Il règle comment les forces de la nation peuvent être employées pour la conservation de la communauté et des ses membres. Le pouvoir exécutif protège les lois ainsi établies et les fait exécuter dans toute leur force. Le pouvoir fédératif, quant à lui, gère les relations d'amitié et d'inimitié avec les autres Etats. Il s'établit ainsi un lien interne, une dialectique, même une complémentarité entre les trois pouvoirs. Le premier, ne siégeant pas en permanence, reste au niveau de l'élaboration des lois et l'organisation de la société ; tandis que le deuxième et le troisième exécutent et protègent ces lois ; l'un à l'intérieur de l'Etat, l'autre au niveau externe des relations entre les Etats.

Pour Locke, il est préférable que les deux derniers pouvoirs soient remis entre les mains d'une seule personne ou d'un même groupe, car lorsqu'ils se trouvent entre les mains des personnes distinctes agissant indépendamment, les malheurs peuvent en suivre, les forces du corps politique de l'Etat étant sous de différents commandements.

25 Second Traité, § 87, pp. 206-207.

26 Ibid., §§. 143-145, pp. 250-252.

Un accent particulier est à mettre sur l'insistance qu'émet John Locke concernant la stabilité des lois et la référence à un juge commun. Il mentionne aussi explicitement, et avec insistance, que « personne dans la société ne peut être exempt d'en observer les lois27 ». C'est sans doute pour éviter l'anarchie et l'arbitraire.

Pour qu'un corps politique continue d'être tel, il convient qu'il se meuve du côté où le pousse et l'entraîne la plus grande force, qui est le consentement du plus grand nombre. Et chacun est donc obligé de se conformer à ce que le plus grand nombre conclut et résout. Cela suppose également que ce soit des décisions raisonnables, concourant au bien de tous.

Quoi que la loi puisse avoir ses exigences et ses contraintes, elle n'entame pas la liberté des citoyens à proprement parler. Bien au contraire, les citoyens sont libres d'autant plus qu'ils se réfèrent à la loi et tiennent à la respecter. Les lois positives d'un gouvernement établi ont sans doute été élaborées par des hommes raisonnables. Et les citoyens sont appelés à parvenir à un certain degré de raison, pour être capables de connaître les lois et d'en observer les règles. Ce n'est qu'à ce prix qu'ils peuvent être considérés comme étant des personnes libres28.

A ce niveau, il convient de souligner que nous naissons libres. Et John Locke trouve que « la liberté d'un homme, à l'âge de discrétion, et la sujétion où est un enfant, pendant un certain temps, à l'égard de son Père et de sa Mère, s'accordent si bien, et sont si peu incompatibles29. Encore une fois, comprenons que la liberté est pleinement vécue dans la mesure où l'on est soumis à une loi, à des règles de la société dans laquelle on vit.

Les lois sont donc importantes dans la vie d'une société et pour la consolidation de celle-ci. Elles ordonnent et harmonisent la vie en société. Elles la rendent plus agréable. Voilà pourquoi, on peut se réjouir d'avoir quitté l'état de nature. Il fait beau vivre dans une société où il y a des lois claires et un pouvoir qui les font exécuter et respecter. Et pour mieux vivre selon l'esprit des lois, il importe de ne pas les considérer comme venant de l`extérieur et s'imposant à nous sans notre consentement. Si c'est le cas, elles seront un véritable poids, difficile à porter. Quand bien même elles semblent nous venir de l'extérieur, si elles sont élaborées selon l'esprit de la loi de nature, selon la raison humaine, les lois relèvent d'une certaine intériorité. C'est en tant qu'oeuvre de la raison que les lois peuvent être acceptées comme nécessaires pour la vie en société et donc pour le bien de tous. Il conviendrait alors de

27 Second Traité, § 94, pp. 212-214.

28 Ibid., § 60, pp. 186-187.

29 Ibid., § 61, pp. 187-188.

les intérioriser, de les porter en soi comme des normes nécessaires, du moment où l'on adhère à une société politique.

Sans aucun doute, la problématique de l'institution du Commonwealth30 inscrit John Locke dans la lignée des penseurs politiques qui, des Monarchomaques à Rousseau ou à Kant et à Fichte, en passant par Hobbes et Pufendorf, défendent l'idée de contrat social. Son originalité tient moins à sa conception du consentement au pouvoir qu'au caractère de juridicité essentielle qu'il prête à la société civile31. Tout en perfectionnant et en prolongeant la société naturelle, la société civile lui confère cette qualité qu'est la dimension juridique. Le fondement juridique de l'état civil permet ainsi à Locke, même s'il n'emploie pas encore l'expression, d'assimiler l'état politique à un état de droit : il appartient en effet exclusivement à la société civile, afin qu'elle accomplisse sa finalité propre et respecte ainsi la prescription de la loi de nature, d'assurer un office législateur et « sanctionnateur32 ». Ainsi, pouvons-nous dire, qu'il n'y a pas de vie politique possible en l'absence de l'instance positive arbitrale d'un tribunal.

Pour des raisons d'efficience pratique que l'empirisme pragmatique de Locke ne perd jamais de vue, il importe que l'exigence juridictionnelle s'institutionnalise. C'est pourquoi Locke évoque l'aménagement institutionnel des Républiques et nomme les « trois pouvoirs » de l'Etat33.

Un statut remarquable est assigné au « pouvoir législatif ». Cependant, Locke ne fait pas de ce pouvoir, à l'instar de Bodin ou de Hobbes, le pouvoir de donner et de casser la loi en quoi réside, selon ces auteurs, l'essence de la République34. C'est sans doute parce qu'il s'est toujours dressé contre l'arbitraire et l'absolutisme en quoi il voit, à l'image de ce qui se passe dans l'Angleterre de son temps, le creuset de la tyrannie, il établit un noeud serré entre pouvoir législatif et pouvoir juridictionnel. Par sa dimension principielle et grâce au contrôle qu'il est habilité à exercer sur toutes les fonctions de l'Etat, le pouvoir juridictionnel arrête les tentations du pouvoir arbitraire et absolu.

Il importe ici de retenir qu'il n'y a pas de vie politique possible en l'absence des lois et d'un pouvoir qui, tout en étant lui-même soumis à celles-ci, assurent leur respect en sauvegardant la liberté, la propriété et la paix en face des menaces de la tyrannie.

30 Ce mot est parfois traduit par République, Res publica ( Cfr. Second Traité, § 133, pp. 241-243. ). 31Second traité, §127, p. 238.

32 Ibid., § 88, pp. 207-208.

33 Ibid., §§143-145, pp. 250-252.

34 Simone GOYARD-FABRE, « Pouvoir juridictionnel et gouvernement Civil dans la philosophie politique de Locke, in Revue Internationale de Philosophie ( n°165, 2/1988 ), p. 206.

Les lois positives ne sont légitimes que dans la mesure où elles s'accordent avec la loi de nature et visent à l'exprimer de façon explicite et, par conséquent, indiscutable. John Locke insiste beaucoup sur la présence d'un juge impartial.

1.4. Le pouvoir comme obligation et comme fonction

Pour Locke, le pouvoir sans le droit, c'est bien là le désordre fondamental, puisqu'il constitue la négation de ce pourquoi Dieu a donné aux hommes leurs pouvoirs35.

En passant de l'état naturel à l'état politique, l'homme ne cesse jamais d'ailleurs de vivre dans un état d'obligation. Mais il passe de l'obligation d'obéir à la loi de nature dont chacun est arbitre, garant et légitime défenseur, à l'obligation d'obéir à une loi de nature redoublée et explicitée par l'obligation d'obéir aux lois civiles que désormais seul le magistrat a le droit d'édicter, de garantir et d'imposer par la contrainte. Loin de s'opposer, ces deux formes d'obligation se concilient entre elles, puisqu'elles règnent sur des domaines différents et puisque la loi de nature, qui est leur commune source, oblige de surcroît les hommes, quel que soit l'état de leur choix, à vivre en société36.

Ce passage de la société naturelle à la société politique s'explique parfois du fait que les hommes se sentent comme obligés de vivre au sein d'une société civile. Il y va de leur bien, de leur protection, de leur désir de s'accomplir sur terre. Ainsi, comme le présente Raymond Polin, c'est comme par devoir que les hommes se mettent en société avec d'autres. « C'est un devoir de l'homme par rapport au genre humain et par rapport à son humanité en tant que telle ( telle que Dieu a voulu qu'elle soit )37 . »

L'adhésion à une société politique émane d'un choix libre ainsi que d'un consentement et d'un engagement personnel. Et dès le moment où l'on s'est engagé librement à vivre dans un corps politique estimant y partager le confort, la sécurité et la paix avec d'autres, on se lie à une sorte d'obligation. On est obligé de travailler pour la consolidation et la prospérité de ce corps. C'est pourquoi, il importe que le consentement à la vie politique soit exprès. « S'il s'exprime par une déclaration explicite, le consentement entraîne une perpétuelle et inaltérable paix, sauf au cas où l'on s'en trouverait délié par la dissolution du corps politique ou par quelque acte public approprié38 ». Ici, remarquons que John Locke ne

35 Raymond POLIN, La politique morale de John LOCKE, Paris, PUF, 1960, p. 183.

36 Idem.

37 Ibid., p. 186.

38 Second Traité, §§120-122., pp. 234-236.

demande pas une soumission sans réserves à un pouvoir absolu et arbitraire. D'ailleurs, les restrictions qu'il apporte au caractère éternel de l'obéissance civile le montrent fort bien.

L'accent mis sur le consentement est très important. Ce consentement dont il est question est bien le consentement d'un libre pouvoir ; lui seul compte pour assurer à la société civile un fonctionnement parfaitement légitime. Car ce consentent ne peut être libre que s'il est raisonnable et parce que, au fur et à mesure qu'il est éclairé par la raison, il se comprend comme obligation et exprime la loi de nature. Naissant d'une obligation morale et raisonnable, il se tourne de lui-même en obligation morale. C'est une liberté qui s'engage, mais elle s'engage comme pouvoir de liberté. Elle ne consent à s'engager que pour se sauvegarder comme liberté.

Qu'en est-il des obligations des dirigeants ? Le pouvoir de gouverner consiste à sauvegarder le droit et la propriété de chacun. L'épée du souverain ne lui est pas donnée pour défendre son seul bien, mais pour protéger le bien commun. Et cela est une obligation pour lui.

Les liens qui assurent l'unité de la communauté politique doivent être avant tout juridiques et moraux ; ils sont de l'ordre du consentement, de la promesse, de l'engagement, de la confiance, en un mot, de l'ordre de l'obligation39. Tout pouvoir, pour être politique doit être juste. La notion de justice montre simplement le sérieux avec lequel les gouvernants sont appelés à prendre leur tâche comme relevant de la confiance du peuple. De ce fait même, ils sont obligés d'être justes. Il faut respecter les règles du jeu. C'est la seule manière de satisfaire tous ceux qui sont engagés dans la société.

L'idée de pouvoir, telle qu'elle se développe chez Locke, n'est jamais, ni tout à fait l'idée de quelque chose que l'on possède, comme une faculté ou un instrument, comme quelque chose de matériel dont on aurait la propriété, ni tout à fait l'idée d'un système de relations entre deux ou plusieurs hommes et qui serait susceptible de se résoudre en rapports d'actions et de relations. Locke ramène l'idée de pouvoir à l'idée d'une fonction qui absorberait et dépasserait les deux idées précédentes.

C'est pourquoi, tout pouvoir comporte des lois de fonctionnement, au double sens d'une règle constante et d'une obligation ; et cette loi fournit au pouvoir fonctionnel son expression la plus adéquate. Le pouvoir est donc une tâche à accomplir, un service à rendre et pour lequel on est obligé, dès lors qu'on a accepté librement la direction et la gestion de la chose publique. Ainsi, le pouvoir d'un homme exprime sa fonction et son obligation par

39 Raymond POLIN, La politique morale de John LOCKE, Paris, PUF, 1960, p.196.

rapport à d'autres hommes, mais il définit l'homme lui-même en le situant et en marquant son rôle dans l'ordre téléologique naturel40.

Une fonction est à son tour inséparable de la fin qui définit son sens. Un pouvoir, en tant que fonction, est toujours un pouvoir d'accomplir une certaine action, une certaine oeuvre, un pouvoir pour...un pouvoir de...Tout pouvoir étant donné ou s'établissant en vue d'atteindre une certaine fin, se trouve défini, mais aussi limité par cette fin même. Le pouvoir est limité pour ne pas aller au-delà de ce que sa fonction implique ; surtout si c'est à l'encontre des fins poursuivies par la société.

Il importe bien d'obéir à quelque loi car tout refus de faire référence à des lois ne contribue qu'à l'établissement du désordre, de l'anarchie qu'on a évitée en quittant l'état de nature. En d'autres termes, habité par le souci d'assurer sa sécurité et de vivre en paix, on est obligé d'obéir à quelque loi raisonnable. La notion d'obligation est donc un impératif catégorique. Les hommes sont liés aux lois parce qu'il en va de leur sécurité, de leur paix et de leur bien être.

En acceptant librement de vivre dans une société politique, on est obligé de respecter ses lois et d'assumer avec responsabilité toutes les fonctions qu'on se voit confier par la société, pour le bien de tous. Dieu a donné aux hommes le pouvoir de conserver leur vie, le pouvoir de s'ériger en maîtres de la nature, le pouvoir d'assurer la paix et de protéger leur propriété. Quiconque obéit à la loi de nature, ensuite à la loi positive, adhère à une communauté politique dans laquelle il assume une fonction, librement, mais par laquelle il se sent obligé vis-à-vis de la société.

1.5. Conclusion

Chez John Locke, il importe de comprendre que la société politique est un état de perfectionnement de l'état de nature. C'est un passage de l'impuissance à la puissance de la loi. D'où la promulgation des lois claires, stables et connues de tous. Un juge commun règle les différends entre les individus et veille au respect des lois. Une punition prévue par la loi est infligée à ceux qui troublent l'ordre public. Tout le monde est tenu au respect de la loi, car là où il n'y a pas de loi, il n'y a pas de liberté puisque nul n'est à l'abri de l'arbitraire et des violences des autres. La fin de la loi n'est pas d'abolir ou de restreindre la liberté ; mais de la protéger et de l'orienter raisonnablement pour le bien de tous. Et ceux à qui a été confié

40 Raymond POLIN, op. cit., p.197.

quelque pouvoir de diriger la société civile sont appelés à considérer cette autorité comme une obligation vis-à-vis du peuple et une fonction à accomplir en toute justice. Au cas où ils abuseraient de cette confiance, ils répondraient à des accusations graves devant le peuple.

Chapitre deuxième :
LES ABUS DE POUVOIR

2.1. Introduction

Là où vivent les hommes, malgré les lois établies que tout le monde est appelé à respecter, il peut arriver des violations graves compromettant l'avenir de la Communauté politique. Il peut arriver qu'un Prince dirige l'Etat en fonction de ses avantages et de ses intérêts propres, sans se référer aux lois. L'on se demande alors : Que faut-il faire pour éviter les abus de pouvoir ? En cas d'abus de pouvoir, que deviennent les Institutions politiques ? Quelles sont les conséquences à redouter pour le peuple ? Sans prétendre donner des réponses parfaites à toutes ces questions, à la suite de John Locke, ce chapitre tentera d'en apporter plus de lumière

2.2. Les limites du pouvoir

La structure et l'étendu du gouvernement civil découlent de ses origines et de ses missions, qui lui assignent des limites rigoureuses. Le résultat principal de l'institution du gouvernement est donc de garantir la liberté, la sécurité et la propriété des individus en les protégeant contre l'arbitraire. Ceci n'est possible que si le gouvernement assure le règne de la loi et non pas la domination d'un homme ou d'un groupe d'hommes. De là, découle en premier lieu la place prééminente du pouvoir législatif, qui est le pouvoir suprême et qui a pour mission d'établir les règles auxquelles chacun doit obéir. Même s'il peut être exercé par un monarque, ce pouvoir a sa source dans la collectivité ( ou dans la majorité) puisqu'il « représente » les hommes qui composent la société. Pouvoir suprême, il reste néanmoins limité : il ne peut agir que par le moyen de lois établies et promulguées, qui ne garantissent que le bien du peuple ; il ne peut percevoir d'impôts qui n'aient été consentis par le peuple ou par ses représentants, il n'a « ni le droit ni la possibilité d'aliéner la compétence en vertu de laquelle il légifère41 ».

Subordonnés au pouvoir législatif, les pouvoirs exécutif et fédératif ont aussi des tâches à accomplir. Le pouvoir exécutif à faire aux individus en tant qu'ils doivent être soumis à la loi. Et donc la tâche de ce pouvoir est de garantir la permanence de l'exécution

41 Second Traité, § 142, pp. 249-250.

des lois. Le pouvoir fédératif quant à lui, a la charge de la sécurité de la société dans ses rapports avec les autres communautés ou avec les autres individus, à l'égard de qui elle reste dans l'état de nature.

Le gouvernement civil doit donc être contenu dans les strictes limites : il a une fonction essentiellement protectrice et il doit respecter la liberté, l'égalité naturelle. C'est ainsi que pour prévenir les abus de pouvoir, John Locke limite ce pouvoir. De ce fait, le pouvoir législatif ne peut pas être absolument arbitraire sur la vie et les biens du peuple. « Car, le pouvoir n'étant autre chose que le pouvoir de chaque membre de la société, remis à cette personne ou à cette assemblée qui est le législateur, ne saurait être plus grand que celui que toutes les différentes personnes avaient dans l'état de nature, avant qu'ils entrassent en société, et eussent remis leur pouvoir à la communauté qu'ils formèrent ensuite. 42»

Les limites du pouvoir s'expliquent essentiellement quand on comprend que pour John Locke, il est incompréhensible et inadmissible qu'un homme, ainsi qu'il a été prouvé, se soumette au pouvoir arbitraire d'un autre. Dans l'état de nature, n'ayant point un pouvoir absolu sur la vie, sur la liberté ou sur les possessions d'autrui, son pouvoir s'étend seulement jusqu'où les lois de la nature le lui permettent, pour la conservation de sa personne, et pour la conservation du reste du genre humain. C'est ce que donne et que peut donner cet homme à une société, et, par ce moyen au pouvoir législatif. Ce pouvoir ne saurait alors s'étendre plus loin qu'il ne le faille43. Il doit simplement se limiter au bien public. C'est un pouvoir qui n'a pour fin que la conservation et par conséquent, il ne saurait jamais avoir le droit de détruire, de rendre esclave ou d'appauvrir le peuple.

L'autorité législatrice ou suprême n'a point le droit d'agir par des décrets arbitraires, et formés sur-le-champ, mais est tenu de dispenser la justice, et de décider des droits des sujets par les lois publiées et établies, et par des juges connus et autorisés. Contrairement à Hobbes qui pense que pour résoudre des problèmes qui se posent fréquemment dans l'état, il faut un pouvoir absolu et arbitraire sur les personnes et sur leurs biens, Locke pense pour sa part qu'un pouvoir arbitraire et absolu, un gouvernement sans lois établies et stables, ne saurait s'accorder avec les fins de la société et du gouvernement. Ce serait se mettre dans une condition pire que celle de l'état de nature, dans lequel on a la liberté de défendre son droit contre les injures d'autrui, et de se maintenir, si l'on a assez de force, contre l'invasion d'un homme ou de plusieurs.

42 Second Traité, §. 135, pp. 246-248.

43 Idem.

Dans ce même ordre, il est à savoir que le bien de la société seul constitue ce pourquoi le gouvernement est constitué ou a été mis en place. Le pouvoir arbitraire ne peut être exercé suivant le bon plaisir, mais suivant des lois établies et connues ; en sorte que le peuple en même temps les gouvernants, se tiennent dans de jutes bornes, et ne soient point tentés d'employer le pouvoir qu'ils ont entre les mains, pour suivre leurs passions et leurs intérêts, pour faire des lois inconnues et désavantageuses à la société politique, et qu'elle n'aurait garde d'approuver.

Une autre limite est que la suprême puissance n'a point le droit de se saisir d'aucune partie des biens propres d'un particulier, sans son consentement44. Ce qui engage les différentes personnes à entrer en société politique, c'est entre autre la fin du gouvernement qu'ils ont devant eux, à savoir, la conservation de leurs biens propres. Ceci suppose que les biens propres du peuple doivent être sacrés et inviolables. C'est donc une erreur flagrante que de croire que le pouvoir d'un Etat pourra faire ce qu'il veut, et disposer des biens de ses sujets d'une manière arbitraire ou de se saisir d'une partie de ces biens comme il lui plaît.

C'est ainsi qu'une manière de remédier à l'arbitraire du pouvoir législatif est de faire en sorte qu'il ne soit pas sur pieds de manière fréquente ou permanente. Les membres seront, après que l'assemblée a été séparée et dissoute sujets aux lois communes de leur pays45. Mais dans les gouvernements, où l'autorité législative réside dans une assemblée stable, ou dans un homme seul, comme dans les monarchies absolues, il y a toujours à craindre que cette assemblée, ou ce monarque, ne veuille avoir des intérêts à part et séparés de ceux de la communauté ; et ainsi qu'il ne soit disposé à augmenter ses richesses et son pouvoir, en prenant au peuple ce qu'il trouvera bon. Dans ces gouvernements, les biens propres ne sont pas en sécurité.

Aussi, l'autorité ne peut pas remettre en d'autres mains le pouvoir de faire des lois. Car cette autorité n'étant qu'une autorité confiée par le peuple ; ceux qui l'ont reçue n'ont pas le droit de la remettre à d'autres. Seuls ont le droit de faire des lois, les personnes que le peuple a choisies librement ; des gens en qui il a mis toute sa confiance, son trust.

« Et quand le peuple a dit, nous voulons être soumis aux lois de tels hommes, et en telle manière, aucune autre personne n'est en droit de proposer à ce peuple des lois à observer, puisqu'il n'est tenu de se conformer qu'aux règlements faits par ceux qu'il a choisis et autorisés pour cela.46 »

Le libéralisme de Locke trouve donc sa figure ultime et sa dimension tragique,

lorsqu'il accepte simultanément la souveraineté et le droit de résistance ; mais la grandeur de

44 Second traité, § 138, pp. 246-248.

45 Idem.

Locke est aussi d'avoir su intégrer ces deux logiques apparemment antagonistes dans une théorie du gouvernement limité, dont le but est de montrer à quelles conditions les hommes peuvent établir un corps politique qui neutralise leurs conflits en représentant leurs intérêts et leurs opinions et en protégeant leurs droits47.

Telles sont les bornes et les restrictions mises en place pour que le pouvoir donné en toute confiance par le peuple ne dégénère pas en arbitraire et en absolutisme car, on n'entre pas dans la société civile pour vivre sous le poids de l'anarchie et des injustices. Les restrictions sont mises en relief pour que la société civile se maintienne, qu'elle poursuive la fin pour laquelle elle a été instituée afin d'éviter, autant qu'on le pourra, des conséquences fâcheuses de l'arbitraire et de l'absolutisme.

2.3. Le pouvoir absolu arbitraire

2.3.1. Les différentes formes de l'arbitraire

Malgré toutes les limites du pouvoir pour éviter l'absolutisme et l'arbitraire, le risque d'en arriver à ce qui est redouté demeure. En effet, Il peut arriver que des hommes au pouvoir agissent contrairement à ce que leur demande leur nature rationnelle ; et cela malgré toutes les limites du pouvoir. En d'autres termes, là où il y a des hommes la tyrannie, l'arbitraire ou l'absolu sont toujours possibles malgré les lois mises en place.

Pour considérer les déviations communément appelées abus de pouvoir, John Locke montre combien ils se manifestent dans un Etat sous diverses formes.

Ainsi, la « tyrannie est l'usage d'un pouvoir dont on est revêtu, mais qu'on exerce, non pour le bien et l'avantage de ceux qui y sont soumis, mais pour son avantage propre et particulier, et celui-là poursuit Locke, quelque titre qu'on lui donne, et quelques belles raisons qu'on allègue, est véritablement tyran, qui propose, non des lois, mais sa volonté pour règle, et dont les ordres et les actions ne tendent pas à conserver ce qui appartient en propre à ceux qui sont sous sa domination, mais à satisfaire son ambition particulière, sa vengeance, son avarice, ou quelque autre passion déréglée48 ».

D'où, peut s'établir une différence nette entre un roi juste et un tyran. Cette différence

John Locke la donne quand il fait intervenir le Roi Jacques Ier dans son discours au Parlement en 1603. Il parle en ces termes :

« Je préférerais toujours, en faisant de bonnes lois et des constitutions utiles, le bien
public et l'avantage de tout l'Etat, à mes avantages propres et intérêts particuliers ;
persuadé que je ne suis que l'avantage et le bien de l'Etat est mon plus grand avantage

46 Ibid., §. 141, pp. 250.

47 Philippe RAYMOND et Stéphane RIALS, « LOCKE John », in Dictionnaire de philosophie politique, Paris, PUF, 1996, p. 355.

48 Second Traité, § 199, p. 290.

et ma félicité temporelle, et que c'est en ce point qu'un Roi légitime diffère entièrement d'un tyran. En effet, il est certain que le principal et le plus grand point de différence qu'il y a entre un Roi juste, et un tyran et un usurpateur, consiste en ce qu'au lieu qu'un tyran, superbe ambitieux s'imagine que son royaume et son peuple sont uniquement faits pour satisfaire ses désirs et ses appétits déréglés, un Roi juste et équitable se regarde, au contraire, comme établi pour faire en sorte que son peuple jouisse tranquillement de ses biens, et de ce qui lui appartient en propre49 >>.

Le même Roi, dans le discours qu'il prononcera en 1609, s'exprimera de la manière qui suit :

<< Le Roi s'oblige lui-même, par un double serment, à observer les lois fondamentales de son royaume : l'un est serment tacite, qu'il fait en qualité de Roi, et par la nature de sa dignité, qui l'engage, et bien étroitement, protéger et son peuple et les lois du royaume, l'autre est un serment exprès qu'il prête, le jour de son couronnement. De sorte que tout Roi juste, dans un royaume fondé, est obligé d'observer la paction (Le pacte ou la convention ) que Dieu fit avec Noé après le déluge. Désormais, le temps de semer et le temps de moissonner, le froid et le chaud, l'été et l'hiver, le jour et la nuit, ne cesseront point, pendant que la terre demeurera. Un Roi donc qui tient les rênes du gouvernement dans un royaume formé, cesse d'être Roi, et devient tyran dès qu'il cesse, dans son gouvernement, d'agir conformément aux lois50 >>.

Dans le même discours, Jacques Ier ajoute :

<< Ainsi, tous les Rois qui ne sont pas tyrans ou parjures, seront bien aises de se contenir dans les limites de leurs lois ; et ceux qui leur persuadent le contraire, sont des vipères et une peste fatale, tant au regard des Rois eux-mêmes, qu'au regard de l'Etat 51>>.

En lisant ce discours, nous avons pu ressortir la différence que le Roi Jacques Ier fait entre un Roi juste et un tyran. Quoi qu'il en soit, il faut entendre par abus de pouvoir le fait que les gouvernants ne fassent pas comme il se doit leur travail ou abandonnent carrément le travail pour lequel ils ont été élus par la population.

Pour décrire les fonctions de l'Etat, Locke recourt à la notion anglaise de trust, qui signifie chez lui que le lien entre le peuple et les pouvoirs publics n'est pas un contrat, mais une mission de confiance ou une charge que le peuple confie à ceux qui le représentent. Le pouvoir politique, fondé sur un trust reste soumis à l'obligation de réaliser des fins qu'il ne détermine pas lui-même, mais, dans la mesure où le peuple le délègue aux gouvernants, ces derniers ne sont pas de simples exécutants de la volonté populaire. Et les abus commence quand le peuple n'a plus le contrôle du pouvoir et que le pouvoir abuse de la confiance du

49 Second Traité, §. 200, pp.290-291.

50 Idem.

51 Idem.

peuple. C'est bien là le début de l'arbitraire, quand la référence aux lois fait défaut du côté de l'autorité.

Le mot arbitraire, pris souvent dans un sens péjoratif, désigne toute décision ou volonté apparaissant comme capricieuse et non fondée en raison. Il qualifie ce qui dépend d'une décision purement individuelle et implique l'intervention d'un << bon plaisir » et non d'une raison universellement valable. Cet arbitraire peut se manifester quand il s'agit d'une tyrannie ou d'un pouvoir despotique. A entendre par pouvoir despotique, tout pouvoir absolu et arbitraire qu'un homme a sur un autre de lui ôter la vie quand bon lui semble. Ce pouvoir n'est pas un don de la nature, car elle n'a pas établi cette discrimination entre les hommes ; son attribution n'est pas l'effet d'un contrat, car l'homme ne saurait donner à autrui ce pouvoir arbitraire sur sa propre vie, ne l'ayant pas lui-même, il résulte exclusivement de la déchéance du droit de vivre qui frappe l'agresseur quand celui-ci entre en guerre contre quelqu'un d'autre52.

Le pouvoir despotique est à distinguer de la tyrannie chez Locke. Ce n'est pas un pouvoir naturel. Car, celui-ci prône l'égalité entre les hommes. Les circonstances qui peuvent normalement conduire à l'instauration d'un pouvoir despotique sont celles de la guerre. En effet, pour Locke, si un homme se met en état de guerre et s'il est vaincu, il n'a pas droit à la vie. Il doit être considéré comme une bête parce qu'il agit contre la loi naturelle. Ainsi sur cet homme, on doit exercer un pouvoir despotique qui est, en réalité, un état de guerre continué. Un pouvoir despotique n'est pas un pouvoir de convention, c'est-à-dire un pouvoir qui fait l'unanimité du peuple par le fait du consentement donné. Toutefois, il cesse d'être lorsqu'il y a accord exprès entre le prisonnier de la guerre et le vainqueur. Car, l'accord devient une sorte de consentement donné, ayant pour but la connaissance d'une autorité dès lors choisie implicitement.

2.3.2. La prérogative et ses dangers

Pour Locke, dans la société politique, le pouvoir législatif << n'est pas toujours sur pieds » parce que << l'assemblée de ce pouvoir est d'ordinaire trop nombreuse et trop lente à dépêcher les affaires qui demandent une prompte exécution53. Aussi faut-il noter que ce pouvoir ne prévoit, ni ne pourvoit à tous les accidents et nécessités qui peuvent survenir ou qui peuvent aller à l'encontre des lois. C'est la raison pour laquelle le peuple, pour son bien le

52 Second traité, § 172, pp. 272-273.

53 Ibid., § 160, 263-264.

plus grand, accorde au pouvoir exécutif un autre pouvoir supplémentaire appelé la prérogative. Celle-ci est à exercer dans la confiance du peuple avec prudence et discrétion.

Pour Locke, la prérogative est un pouvoir discrétionnaire que le peuple accorde au prince -en tant qu'il détient le pouvoir exécutif - d'agir en cas de nécessité sans prescrire les lois ou d'agir même contre les lois lorsque le bien de la nation tout entière l'exige. Autrement dit, c'est un pouvoir qui permet au prince d'agir au nom du salut public dans des circonstances imprévisibles et nées du hasard, c'est-à-dire des circonstances non prévues par des lois positives. Si la prérogative est accordée au prince, c'est parce que ses intérêts ne diffèrent pas de ceux du peuple54.

Les abus de pouvoir peuvent résulter de la prérogative, car celle-ci comporte beaucoup de danger. En exerçant la prérogative un pouvoir peut d'un moment à l'autre verser dans l'arbitraire. Et pourtant quand John Locke parle de la prérogative, son souci majeur est de bâtir une société qui repose fondamentalement sur la justice, la raison, les lois établies pour sauvegarder l'humanité de l'anarchie et de l'arbitraire. Toutefois, ceci ne se réalise qu'avec la présence d'un gouvernement considéré comme lieu où chaque individu en renonçant à sa force brute, peut se réaliser pleinement. Le gouvernement se charge donc d'établir des lois justes afin d'éviter toute dégénérescence de la communauté.

C'est pourquoi la prérogative telle que Locke la conçoit, ne peut être confiée à n'importe qui. C'est parce qu'elle peut facilement être changée en un instrument d'oppression et d'asservissement pour le peuple. Elle peut devenir un pouvoir arbitraire et un droit de faire de choses préjudiciables au peuple. C'est ce qui explique d'ailleurs selon Locke, qu'en Angleterre, « la prérogative a toujours crû entre les mains des plus sages et des meilleurs princes, parce que le peuple remarquait que toutes leurs actions ne tendaient qu'au bien public55 ». En d'autres termes, la prérogative est à confier aux hommes raisonnables et sensés dont le seul souci est de servir l'intérêt de la nation tout entière.

Si la prérogative est déviée ou détournée de son objectif premier qui est le bien du peuple, il s'ensuit une pure dictature ou une monarchie absolue qui est bien évidemment source des désordres et des malheurs du peuple ; car la liberté est opprimée et le bien public n'est plus la fin du gouvernement. Dans de telles circonstances, il est bon de légitimer le droit de résistance pour que le peuple se rende justice, parce que le prince se rebelle et lui déclare la guerre.

54 Second Traité, § 163, pp. 265-266.

55 Ibid.,§ 166, pp. 267-268.

2.4. L'arbitraire et ses conséquences

Le pouvoir arbitraire absolu, loin d'apparaître comme une garantie contre l'état de guerre, représente en fait lui-même un état de guerre entre les princes et le peuple. C'est pourquoi, la transgression par les pouvoirs publics des limites de leur autorité constitue un acte de guerre ou de rébellion contre lequel peut légitimement s'exercer un droit de résistance à l'oppression.

<< Le plaidoyer pour l'état de droit que propose Locke, en réfutant, dans le premier traité, le patriarcalisme de Filmer et en soulignant, dans le second traité, les dangers de l'absolutisme, est une réponse à la fois aux événements de la doctrine et à la déraison de l'histoire. Les sociétés humaines, généralement sorties de la nécessité tout empirique qui a scindé la communitas originaire en une pluralité de république, se débattent le plus souvent, rappelle Locke en s'appuyant sur un contrat historique, avec l'esclavage, la conquête, l'usurpation ou la tyrannie. Parce que les hommes ne savent pas écouter la voix de la raison raisonnable qui leur découvrirait la visée téléologique de la loi de nature, ils installent de pseudo-gouvernements qui, ne répondait pas aux requêtes juridiques de l'état civil, les livrent à l'empire de la violence et de l'injustice56. »

Quand le pouvoir se détourne de ses attributions premières, une de plus grandes conséquences est que le peuple devient esclave de ce pouvoir puisqu'il vit sous l'oppression. Il est alors à souligner que l'esclavage qui naît de la guerre, de la conquête ou de la tyrannie n'est, ici ou là, que le prolongement de l'état de guerre avec lequel il est en parfaite connaturalité57. Les hommes sont installés hors le droit, ils perdent leur liberté ; << cette liberté par laquelle l'on est point assujetti à un pouvoir arbitraire et absolu est si nécessaire, et est unie si étroitement avec la conservation de l'homme, qu'elle n'en peut être séparée que par ce qui détruit en même temps la conservation de sa vie58. En fait, le seul but du pouvoir absolu est précisément d'arracher de force à l'individu sa propre liberté et de la livrer à une exploitation immédiate et illimitée.

C'est aussi un état de non-droit qui s'installe là où le règne de l'arbitraire et de l'absolu prend racine. Rappelons que << là où finit le droit, commence la tyrannie59 ». Ceci signifie la victoire de la force sur la justice et sur la légalité. C'est une situation inconfortable et insupportable pour le peuple car, le non-droit prend le dessus sur tout ce qui peut concourir

56 Simone GOYARD-FABRE, « Pouvoir juridictionnel et gouvernement Civil dans la philosophie politique de Locke », in Revue Internationale de Philosophie, n°165, 2/1988, p. 209.

57 Second Traité, §§ 22-24, pp. 159-162.

58 Ibid.,§ 16o, pp. 263-264.

59 Ibid., § 202, pp. 292-293.

au bien de la Cité. Puisque les gouvernants font autre chose que ce qu'ils sont sensés faire, le peuple quant à lui est tout à fait déçu parce qu'il se voit dépouillé de tous ses droits.

L'arbitraire ayant mis les gens dans une situation inacceptable, non souhaitée, il s'ensuit une altération des pouvoirs législatifs, exécutif et fédératif. C'est dû au fait qu'il y a une rupture du pacte fondateur et abus de confiance. Les hommes sont renvoyés à l'état de nature pré-contractuel et anté-juridique ; ils n'ont plus qu'à « en appeler au ciel ». Il y a comme réapparition de l'état de nature.

En effet, la condition politique est annulée ; la société civile n'existe plus. Par conséquent, les hommes recouvrent leur droit de nature et, avec lui, leur liberté primordiale : ils sont à nouveau, eux-mêmes pour eux-mêmes, défenseurs et exécuteurs de leur droit de nature et, déliés de toute obligation civique envers un gouvernement qui n'existe plus, ils sont disponibles pour un nouveau trust et une nouvelle législature60. Il y a une dissolution de la légitimité dans la société politique ; il y a dissolution des gouvernements61. Et une distinction reste à faire chez John Locke, entre la dissolution de la société et celle du gouvernement. Les lignes qui suivent apportent plus de lumière sur cette question.

Une société est dissoute à l'invasion d'une force étrangère qui subjugue ceux qui se trouvent unis en société. Dans ce cas, chacun reprend sa liberté et pourvoit seul à sa sécurité, comme il juge à propos, en entrant dans quelque autre société. Et quand une société est dissoute, il en est de même pour son gouvernement.

Cette dissolution peut arriver lorsque la puissance législative est altérée puisqu'elle est l'âme de tout le corps politique. L'union d'une société consiste à n'avoir qu'une même volonté et un même esprit. Et c'est le pouvoir législatif qui est l'interprète et le gardien de cette volonté et de cet esprit. L'établissement du pouvoir législatif est le premier et fondamental acte de la société, par lequel on a pourvu à la continuation de l'union de tous les membres, sous la direction de certaines personnes, et des lois faites par ces personnes que le peuple a revêtues d'autorité.

Le pourvoir législatif est aussi altéré lorsque le Prince empêche que les membres du corps législatif s'assemblent quand il faut et agissent avec liberté. Ceci détruit l'autorité législative et met fin au gouvernement. Quand le Prince change par son pouvoir arbitraire ceux qui élisent les membres de l'assemblée législative, le pouvoir législatif est aussi changé. Lorsque le peuple est livré et assujetti à une puissance étrangère, soit par le Prince, soit par l'assemblée législative, le pouvoir législatif est aussi changé et le gouvernement est dissout.

60 Second Traité, § 149, pp. 253-254.

Le gouvernement peut aussi se dissoudre. Premièrement, quand celui qui a le pouvoir suprême et exécutif néglige ou abandonne son emploi. Dans ce cas, les lois ne sont pas mises en exécution ; c'est le désordre, l'anarchie. Deuxièmement quand le pouvoir législatif ou le Prince agit d'une manière contraire à la confiance qu'on avait mise en lui, et au pouvoir qui lui avait été commis.

Ce qui a été dit au sujet du pouvoir législatif vaut aussi pour le pouvoir exécutif qui a deux avantages très considérables : avoir sa part dans l'autorité législative, et faire souverainement exécuter les lois. De ce fait, ce pouvoir se rend doublement coupable lorsqu'il entreprend de substituer sa volonté arbitraire à son crédit. Quand il corrompt les membres de l'assemblée représentative.

Et toute personne investie d'une autorité qui excède le pouvoir que la loi donne et qui se sert de la force soumise à son commandement pour accomplir, aux dépens des sujets, des actes illégaux, cesse par-là même d'être un magistrat et, comme elle agit sans pouvoir, on a le droit de lui résister comme à n'importe quel homme qui porte atteinte aux droits d'un autre par la force.

2.5. Conclusion

Après ce long périple dans un domaine aussi complexe que celui des abus de pouvoir, retenons que John Locke s'érige en un de grands détracteurs de l'arbitraire et de l'absolutisme. Il dénonce les abus et fait de son mieux pour limiter le pouvoir des dirigeants afin d'éviter une situation qui serait chaotique.

Nous avons sans doute compris que ce n'est pas louable, moins encore digne pour une société que d'être sous une autorité absolue et arbitraire. Car un tel pouvoir avilit et déshumanise l'homme ; il compromet la paix et la sécurité qui doivent régner dans la société civile. Pour John Locke, si les choses en arrivait là, malgré toutes les limites du pouvoir, le peuple a le droit d'opposer une résistance légitime. En effet, c'est au lendemain de la Glorieuse Révolution de 1688, que John Locke composa ses pages retentissantes consacrées au droit de résistance qu'il place à la fin de son second traité politique. Il convient alors de considérer de plus près, dans le chapitre qui suit, ce qu'il entend par droit de résistance.

Chapitre troisième :

DU DROIT DE RESISTANCE

3.1. Introduction

Comme nous avons eu à le dire précédemment, il peut arriver qu'un gouvernement abuse de la confiance du peuple. Et pour ne pas se laisser anéantir, que peut faire le peuple ? Il est invité à résister, dit John Locke. En développant cette question du droit de résistance, nous allons considérer comment l'état de guerre réapparaît et élit domicile dans une cité régie par l'arbitraire et l'absolutisme. Quand bien même doit-on résister, comment le faire ? Une opposition au pouvoir peut-elle être légitime ? Telles sont les questions auxquelles ce chapitre tentera aussi de répondre.

3.2. Réapparition de l'état de guerre

Dans la théorie de Locke, le droit de résistance découle de la notion d'état de guerre. L'état de guerre quant à lui, est le résultat historique d'actions humaines particulières. Il est produit par ces actions, que celles-ci soient accomplies dans l'état de nature ou dans le cadre d'une société moderne. Dans les deux cas, cet état peut survenir. Nous allons d'abord développer la conception de l'état de guerre afin de parler avec plus de précision du droit de résistance tant défendu par Locke.

L'état de guerre est déclenché par l'utilisation de la force. Ainsi, la violence d'une personne à l'égard d'un autre produit l'état de guerre, dans une circonstance où il n'y a sur la terre nul supérieur commun, à qui l'on puisse en appeler. Pour signifier et qualifier cet état de guerre, John Locke, dans son Second traité du gouvernement civil parle de la force et de la violence. Ce sont des termes qui apparaissent tout au long de l'ouvrage pour désigner les instruments de rupture de la paix dans l'état de nature et de dissolution de la légitimité dans la société politique62. L'état de guerre s'installe quand il y a une violence injuste et soudaine. C'est donc l'emploi de la force illégitimement, et lui seul, qui place un homme, dans l'état de guerre.

Considérons la manière dont l'état de guerre s'installe dans l'état de nature. Il faut souligner qu'au départ, l'état de guerre, selon Locke, est un état d'inimitié et de destruction.

62 Second Traité, §. 19, pp. 156-157.

« Celui qui déclare à un autre, soit par paroles, soit par actions, qu'il en veut à sa vie, doit faire cette déclaration, non avec passion et précipitamment, mais avec un esprit tranquille : et alors cette déclaration met celui qui l'a fait, dans l'état de guerre avec celui à qui il l'a faite. En cet état, la vie du premier est exposée, et peut-être ravie par le pouvoir de l'autre, ou de quiconque voudra se joindre à lui pour le défendre et épouser sa querelle : étant juste et raisonnable que j'aie droit de détruire ce qui me menace de destruction ; car, par les lois fondamentales de la nature, l'homme étant obligé de se conserver lui-même, autant qu'il est possible ; lorsque tous ne peuvent pas être conservés, la sûreté de l'innocent doit être préférée, et un homme peut en détruire un autre qui lui fait la guerre, ou qui lui donne à connaître son inimitié et la résolution qu'il a prise de le perdre : tout de même que je puis tuer un lion ou un loup, parce qu'ils ne sont pas soumis aux abus de la raison, et n'ont d'autres règles que celles de la force et de violence. On peut donc traiter comme des bêtes féroces ces gens dangereux, qui ne manqueraient point de nous détruire et de nous perdre, si nous tombions en leur pouvoir63

Ce long passage qui commence le chapitre troisième du Second traité du gouvernement civil consacré à l'état de guerre, aide à tirer la conséquence selon laquelle, quiconque tâche d'avoir un autre en son pouvoir absolu, se met par-là dans l'état de guerre avec lui. Et quand un pouvoir aussi absolu et arbitraire s'impose sur les hommes dans l'état de nature comme dans la société civile, on ne peut que constater que son moyen propre est la force, la violence physique ; aussi entre lui et le reste de l'espèce humaine, la seule relation qui existe ne peut être que la guerre. Ce qui prévaut en ce moment là, c'est le désir de soumettre l'autre à son pouvoir, de le placer sous sa domination sans son consentement. Cependant, personne ne peut désirer avoir son proche en son pouvoir absolu, que dans le but de le contraindre par la force à ce qui est contraire au droit de sa liberté.

Or, la liberté est ce qu'il y a de plus important, ce dont tout homme vivant selon la loi de nature devrait jouir. Personne n'a le droit de porter atteinte à la liberté et à la vie d'autrui sans raison valable. Les droits à la vie et à la liberté sont indéniables et donnent tout le reste. Quiconque veut s'en emparer et les ravir à un autre, doit être considéré comme établit dans l'état de guerre avec ses prochains.

Ce qui vient d'être dit aide à poser qu'un homme, dans l'état de nature est autorisé de se défendre légitiment pour sa conservation. Et quiconque introduit l'état de guerre s'expose à un traitement semblable à celui qu'il a résolu de faire subir à un autre, et risque sa vie64. « Quand la violence illégitime perturbe la paix qui est de rigueur dans l'état de nature, chacun se dresse à bon droit contre l'agresseur, non pas en raison de l'universalité de la menace du point de vue du droit naturel, mais parce que l'agresseur a attenté à l'unité biblique de la

63 Second Traité, §. 16, pp. 154-155.

64 Ibid., § 18, p. 156.

famille tribale et qu'il porte par conséquent la marque de Caïn65 >>. L'état de nature, s'il est respecté, préserve la paix et la << sécurité >> des hommes. Partout où des délits enfreignent cet ordre, la possibilité s'offre à tous les hommes de prendre des mesures pour restaurer son intégrité66.

Pour éviter l'état de guerre, où l'on ne peut avoir recours qu'au ciel, les hommes ont formé des sociétés politiques, et ont quitté l'état de nature : il y a une autorité ayant un pouvoir sur terre et auquel on peut faire appel en cas des différends. C'est ainsi que John Locke marque la fin de l'état de guerre qui a surgi dans l'état de nature.

Cependant, dans la société politique, l'état de guerre peut aussi réapparaître. Et cet aspect, John Locke le prend en compte ; il a prévu cette possibilité. Il sait que le pouvoir, c'est de la violence potentielle : << plus élevé est ce pouvoir plus grande est la violence 67>>. Ayant fait l'expérience des structures de domination sociale de la société dans laquelle il a vécu, il rejette les abus avec une intensité remarquable. Même dans une société politique, il est tout à fait possible que le charme vienne à être rompu ; des structures stables, qui offrent une protection si rassurante, peuvent devenir un danger mortel. Le droit qui est la barricade qui protège la paix d'une société politique et procure la certitude peut être violé. Le bien être et la liberté peuvent se changer en angoisse et en assujettissement, auxquels ils s'opposent, suite à une violation du droit.

Un individu ne doit pas en principe reconnaître la légitimité du pouvoir absolu qui est au-dessus de lui, que ce soit dans l'état de nature ou dans une société politique. Au cas contraire, c'est ses droits juridiques, non sa force physique, qu'il perd. L'utilisation de la force pour créer pareille dépendance, quelles que soient les intentions réelles de celui qui l'exerce, peut être interprétée comme l'ultime exploitation possible de ce pouvoir simplement en vertu du fait qu'il s'agit d'un rejet de la loi de nature68. Même dans la société politique, qui est le remède apporté aux imperfections de l'état de nature, un tel usage de la force, en l'absence d'un tribunal disponible auprès duquel la victime d'une agression puisse effectivement recourir pour son soulagement laisse le droit de guerre contre un agresseur à la disposition de tous les hommes69. Quand il y a quelque injustice qui se fait jour dans le chef des juges, il est mal aisé d'envisager ces déviations et ce désordre autrement que comme un état de guerre. Si

65 John DUNN, La pensée politique de John Locke, Paris, PUF, 1991, p. 176.

66 Second Traité, §. 7, p. 146.

67 John DUNN, La pensée politique de John Locke, Paris, PUF, 1991, p. 175.

68 Second Traité, §. 18, p. 156.

69 Ibid., §. 20, pp. 157-158.

on n'agit pas de bonne foi, on fait la guerre à ceux qui souffrent. Le seul exercice de la force maintient l'état de guerre dans la société politique.

3.3. Le pouvoir du peuple de pourvoir à sa sécurité

3.3.1. Le droit d'opposition dans l'histoire

Quand l'état de guerre s'installe dans une société politique parce que les gouvernants ont abusé de leur pouvoir, et de la confiance du peuple, le peuple pour sa part, a le pouvoir de pourvoir à sa sécurité. En mettant en évidence le caractère illégitime des velléités du pouvoir, John Locke ruine les prétentions des autorités, en rendant aux citoyens le droit de résister désormais aux actions illégales dont elles se rendent coupables.

La résistance signifie chez John Locke une condamnation expresse de l'absolutisme et de l'arbitraire ; une possibilité est donnée au peuple de reprendre ses droits primordiaux, quand le pouvoir ou le prince n'assure plus le devoir qui lui avait été confié par le peuple. En d'autres termes, il s'agit de faire un effort contre l'usage de la force pour s'opposer à ce qui menace la liberté. Dans ce sens, résistance peut être assimilée à révolution et à opposition. Pour ce qui est de la révolution, elle consiste, dans le lexique politologue, dans le passage, d'ordinaire brusque et violent, d'un régime à un autre, passage qui peut aller du coup d'Etat à la guerre et qui a toujours le pouvoir étatique pour enjeu central. C'est la fondation d'un temps nouveau. Non pas un retour au point d'origine, pour la reprise éventuelle d'un cours connu, toujours le même, mais rupture radicale avec le cours ancien et institution d'un cours qualitativement autre.

En réalité, le droit d'opposition ne vient pas de John Locke. C'est un héritage complexe des siècles. Il a une histoire longue et trouble qui remonte bien au-delà. C'est en jalonnant le cours des siècles de quelques repères qu'il est possible de saisir le sens de l'évolution de la conscience politique des citoyens et la conscience que les hommes ont prise, au fil des temps, du droit d'opposition ou de résistance70.

Dans l'antiquité grecque déjà, l'émergence des idées démocratiques va à l'encontre des éléments conservateurs qui dominaient encore la cité. Alors qu'Athènes apparaît en pleine expansion, un nombre croissant d'Athéniens est en mesure de s'intéresser à la vie publique et les démocrates se montrent de plus en plus actifs.

Cette expansion d'Athènes se retourne donc contre le pouvoir, une maladroite opération punitive contre les Messéniens à l'appel des Spartiates fournit l'occasion d'un règlement de comptes. Cimon qui régnait sur Athènes, rendu responsable d'une humiliation d'Athènes, est ostracisé en 461. Ses amis aristocrates sont discrédités par divers scandales. Contre eux s'élèvent le rigide Ephialte, adversaire décidé de l'Aréopage, que l'on fera disparaître dans des conditions mal éclaircies, et Périclès, passe comme lui au parti du peuple : Athènes va se confier à lui pour les trente brillantes années de son existence et c'est ce qui vaudra à la période le nom de Siècle Périclès71.

C'est à l'aube des temps modernes, alors que se sont formés les jeunes Etats d'Europe, que la conscience politique exprime ses premières revendications. Les pamphlets vigoureux des monarchomaques mettent le tyran en accusation. Ce n'est certes pas la première fois que se développe la critique de la tyrannie. Mais c'est la première fois que l'on conclut nettement de la critique de ce régime dégénéré à la légitimité de l'oppression des citoyens et la nécessité de l'organiser. Même si, en ce temps là, Luther est réticent et considère que l'opposition du peuple à son prince est une injure à Dieu, même si la Boétie, critiquant le tyran, n'accepte pas que << le branle » lui soit donné pour le renverser, les monarchomaques huguenots rompent cette réserve, essentiellement parce qu'ils assignent au pouvoir politique un fondement contractuel.

Tant que le pouvoir politique est fondé en Dieu, l'idée d'une résistance à l'Etat est inconcevable : un Etat théocratique ne peut tolérer d'opposition, c'est-à-dire de limitation à sa puissance, laquelle serait une offense à Dieu lui-même. En revanche, lorsque les théories constractualistes sécularisent le pouvoir, les rois ne sont que la contrepartie de leurs devoirs. En conséquence, tout manquement à ces devoirs rompt le pacte qui les unit aux gouvernés. Ceux-ci sont donc fondés à se révolter chaque fois que le prince n'assure pas ses devoirs royaux. L'opposition est donc légitimée. Elle est dans la logique même du contrat. Ainsi justifiée, elle peut prendre des formes plus ou moins graves ou violentes ; elle peut être aussi rébellion et insurrection ; elle peut aller jusqu'au meurtre du roi-tyran. Mais, en tout état de cause, c'est une erreur de croire que cette opposition est le paramètre d'une révolution démocratique. Elle s'inscrit dans une perspective de logique politique qui sous-tend une conception anthropocentrique du pouvoir.

Malgré le renversement spectaculaire qu'introduit dans la doctrine politique la notion de contrat social, le << droit d'opposition » devait se heurter, à l'attaque classique, à de très

fortes réticences qui sont parfois des refus catégoriques. Tandis que Hobbes admet un seul cas de désobéissance aux ordres des souverains législateurs celui où l'individu recevrait le commandement de se mutiler ou de se tuer, Grotius admet bien, au nom du droit naturel, le refus d'obéissance à un roi qui se déclare ouvertement ennemi de tout son peuple ; mais il découvre à ce droit, une série d'exceptions si nombreuses qu'il avoue par là ses hésitations et son embarras devant ce problème.

3.3.2. L'apport de John Locke

Il appartient à Locke d'avoir au lendemain de la Glorieuse Révolution de 1688. posé la question du droit d'opposition en termes incisifs et parfaitement clairs. A la question de savoir si la résistance est légitime, il répond en disant que dans les cas où l'illégalité commise frappe non pas des personnes privées, mais la majorité du peuple, elle constitue pour l'avenir une menace : alors, l'opposition est légitime.

Un appel en bonne et due forme à la révolution est lancé : « chaque fois que les législateurs tentent de saisir et de détruire les biens du peuple, dans ce cas, les législateurs se mettent en guerre avec le peuple qui en ce moment est exempt d'obéissance. Le peuple a le droit de reprendre sa liberté originaire et établir une nouvelle autorité législative 72>>. Le peuple peut retirer son pouvoir pour le remettre à celui qui pourra assurer sa sécurité.

Il est essentiel de noter que c'est à l'ensemble des citoyens que John Locke confie, en ultime instance, le droit de faire appliquer la loi, bafouée par l'arbitraire royal. C'est la raison pour laquelle, il a établi sur des bases solides le droit de résister à l'arbitraire d'en haut. Il veut à cet effet ruiner l'idée filmérienne73 de droit absolu de propriété privée, tel qu'il se manifeste dans toutes sortes de relations sociales à l'intérieur de la société. Contre cette idée génératrice, elle aussi, de rapports d'esclavage, Locke fait valoir que chaque être humain possède, en tant que créature de Dieu, un droit naturel de « créance >> sur la vie, sur la liberté et sur les biens nécessaires à la conservation. Ces droits inaliénables privent de toute valeur morale le pouvoir absolu des seigneurs et propriétaires terriens despotiques sur les serviteurs réduits à la condition servile, et dépouillés de toute espèce de propriété74.

Un tel pouvoir, au sein de la société politique, est nul au regard de la loi parce que le souverain est tenu à la création des droits-civils qui reflètent aussi fidèlement que possible les

pp. 154-155.

72 Second Traité, §222, pp. 305-308.

73 Ce mot vient du nom de Filmer que John Locke a longuement attaqué dans le premier traité du gouvernement civil.

trois droits inaliénables que possède tout être humain, à savoir : la vie, la liberté et la propriété.

La révolution constitue donc le moyen ultime de défense contre l'oppression d'un pouvoir absolu d'un membre de la société sur un autre, pouvoir qui du fait qu'il méconnaît les droits des serviteurs, est incomparable avec l'idée même de société politique75. Ou encore pourrait-on dire, <<le droit de révolution est le dernier rempart de l'Etat de droit et de toute société politique constituée conformément à la loi naturelle76.

3.4. Les conditions de la résistance légitime

John Locke accorde au peuple le droit de résister quand ses droits sont bafoués et que cela comporte des conséquences graves pour l'avenir de la société politique. Mais il faut toujours remarquer qu'il n'admet ce droit d'opposition pour le peuple que s'il s'agit de défendre une loi ou un droit ; jamais le seul mécontentement ne saurait le justifier. En outre, ce droit d'opposition ne saurait devenir, une clause continuelle, car l'opposition ne peut se fonder que dans la loi de nature. John Locke tâche de définir le cadre dans lequel le droit d'opposition peut s'exercer légitimement. Ainsi se penchant sur la question, il la pose en ces termes :

<< Quoi, dira-t-on, on peut donc s'opposer aux commandements et aux ordres d'un Prince ? On peut lui résister toutes les fois qu'on se croira maltraité, et qu'on s'imaginera qu'il n'a pas droit de faire ce qu'il fait ? S'il était permis d'en user de la sorte, toutes les sociétés seraient bientôt renversées et détruites ; et, au lieu de voir

quelque gouvernement et quelque ordre, on ne verrait qu'anarchie et confusion.

Je réponds qu'on ne doit opposer la force qu'à la force injuste et illégitime, et à la violence ; que quiconque résiste dans quelque autre cas, s'attire une juste condamnation, tant de la part de Dieu que de la part des hommes ; et qu'il ne s'ensuit point que toutes les fois qu'on s'opposera aux entreprises d'un Souverain, il en doive résister des malheurs et de confusion. 77»

Quand l'état de guerre commence à la suite des abus de pouvoir, en pratique, cela ne peut entraîner la dissolution du gouvernement qu'à condition que le gouvernement persiste quelque temps dans cette voie. Pour John Locke, ce n'est pas tout de suite qu'on doit résister et renverser le Prince. De ce point de vue, il faut comprendre aussi l'importance de ne pas troubler le gouvernement pour des sujets de peu d'importance. Et surtout si ce dont il est

74 James TULLY, Locke. Droit naturel et propriété, Paris, PUF, 1992, p.242.

75 Second Traité, § 174, p. 273.

76 James TULLY, Locke. Droit naturel et propriété, Paris, PUF, 1992, p.242.

77 Second Traité, §§ 203-204, pp. 292-293.

question ne regarde que quelques particuliers. Le droit de résister ne troublera pas le gouvernement de manière intempestive, ni sans raison grave. On ne peut donc pas aussi facilement inciter le peuple à se soustraire à l'autorité d'un gouvernement pour des raisons pas du tout graves. Car il n'y a pas de quoi se révolter quand << des actions vicieuses commises par le gouvernement ne détruisent pas la nature morale de la communauté politique dans son entier. Elles ne suppriment pas non plus la totalité des obligations auxquelles un individu est soumis par son appartenance à une communauté78 ».

Si le procédé injuste du Prince ou du Magistrat s'est étendu sur un plus grand nombre de membres de la société et a attaqué le corps du peuple ; ou si l'injustice et l'oppression ne sont tombées que sur peu de personnes, mais à l'égard de certaines choses qui sont de la dernière conséquence, on ne peut dire que ces victimes ne peuvent résister à une force si illicite dont on use contre elles79.

Quand bien même il peut être nécessaire d'user de son droit d'opposition, John Locke précise que cela ne doit pas se transformer en un règlement de comptes. Il s'agit de repousser une violence présente et non de tirer vengeance d'une violence passée. A ce niveau, il y a comme une invitation à la prudence et au discernement. On se demandera alors si dans tel ou tel autre cas une résistance s'impose. Serait-ce pour le plus grand bien du peuple ? Loin d'être annulé, l'usage du droit de résistance est restreint pour des raisons de responsabilité morale.

John Locke veut éviter à tout prix un désordre social que semble favoriser l'acceptation de la théorie normative qu'il embrasse. C'est ce qu'exprime John Dunn quand il dit :

<< La fréquence de la résistance légitime dépend seulement de celle avec laquelle les gouvernements informent effectivement leurs sujets de leurs intentions malfaisantes. Quand elle se produit, la forme de la résistance dépend de la forme d'organisation sociale caractéristique de la société et du degré de désorganisation causé par le mauvais comportement des gouvernants. 80»

Si la résistance n'est pas bien menée, l'anarchie est à redouter. Car, selon Simone Goyard-Fabre, << les actes de l'anarchiste sont des crimes, totalement étrangers au droit d'opposition. Motivés par un désir de vengeance ou par une vindicte passionnelle, les actes

78 John DUNN, La pensée politique de John Locke, Paris, PUF, 1991, p. 187.

79 Second Traité, §§. 209, p. 277.

80 John DUNN, La pensée politique de John Locke, Paris, PUF, 1991, p. 190.

déments de l'anarchiste sont, malgré leurs prétentions, des actes infra-politiques en quoi la bestialité domine l'humanité au point de l'abolir81 ».

Le droit de résistance n'est donc pas singulier ; il est exclusivement celui de la communauté civile, c'est-à-dire, d'un peuple souverain qui est un corps politique doté d'une volonté unique82.

Mais alors, une critique peut être faite à Locke. Pourquoi fait-il dépendre la forme de gouvernement et l'autorité suprême de l'opinion inconstante et de l'humeur incertaine du peuple ? Ayant prévu une telle objection, premièrement, il reconnaît qu'il est vrai, cette hypothèse peut produire des fréquentes rebellions. Cependant, il soutient qu'un peuple généralement maltraité contre tout droit ne laissera pas passer une occasion dans laquelle il peut se délivrer de ses misères83. Deuxièmement, les révolutions n'arrivent pas dans des Etats pour de légères fautes commises. Il ne faut donc pas s'étonner que le peuple se soulève quand il a enduré tant de maux84. Troisièmement, le pouvoir que le peuple a de pourvoir de nouveau à sa sûreté, en établissant une nouvelle puissance législative, quand ses législateurs ont administré le gouvernement d'une manière contraire à leurs engagements, est le plus fort rempart qu'on puisse opposer à la rébellion et le meilleur moyen dont on soit capable de se servir pour la prévenir et y remédier85.

La rébellion chez John Locke est une action par laquelle on s'oppose, non aux personnes, mais à l'autorité qui est fondée uniquement sur les constitutions et les lois du gouvernement, tous ceux, quels qu'ils soient, qui, par force, enfreignent ces lois et justifient, par force, la violation de ces lois inviolables, sont véritablement des rebelles. Avec ces violations s'installe l'état de guerre86.

S'il arrive un malheur dans la résistance aux injustices, John Locke souligne qu'il est à imputer non à ceux qui ne font que défendre leurs droits, mais à ceux qui envahissent ce qui appartient à leurs prochains. Le bien public, la conservation de ce qui appartient en propre au peuple et l'avantage de la société doit être la véritable fin du gouvernement87.

Il est à savoir que quiconque, soit Prince, ou sujet, envahit les droits de son peuple ou de son Prince, et donne lieu au renversement de la forme d'un gouvernement juste, se rend

81 Simone GOYARD-FABRE, « Pouvoir juridictionnel et gouvernement civil dans la philosophie politique de John LOCKE », in Revue Internationale de Philosophie ( 2/1988 - n°165 ) , p.211.

82 Simone GOYARD-FABRE, art. cité, p. 211.

83 Second Traité, § 224, pp. 308-309.

84 Ibid., § 225, pp. 309-310.

85 Ibid., § 226, pp. 310-311.

86 Ibid., § 227, pp. 311-312.

87 Ibid., § 230, pp. 313-315.

coupable d'un des plus grands crimes qu'on puisse commettre et est responsable de tous les malheurs, de tout le sang répandu, de toutes les rapines, de tous les désordres qui détruisent un gouvernement et désolent un pays. Tous ceux qui sont coupables d'une si terrible conséquence, doivent être regardés comme les ennemis du genre humain, comme une peste fatale aux Etats, et être traités de la manière qu'ils méritent.

3.5. Conclusion

Ce troisième chapitre nous a sans doute aidés à comprendre combien il a été grand, l'apport de John Locke dans la prise de conscience du droit de résistance. Ce droit qui existait déjà, John Locke l'a pris pour son compte. La crise de pouvoir de son temps lui a permis de mettre en place une théorie du gouvernement civil dont la fin serait de protéger les individus et leur propriété grâce au respect des lois par tous. Voilà ce qui explique la légitimation du droit d'opposition en cas d'abus de confiance et de violation des lois de la part des autorités.

Chapitre quatrième :

LA DESOBEISSANCE CIVILE AUJOURD'HUI

4.1. Introduction

Comment expliquer le passage du concept de résistance dont parle John Locke à l'expression désobéissance civile ? Il faut dire que les réflexions faites par John Locke sur le gouvernement et les abus de pouvoir nous ont fort interpellés ; elles nous ont renvoyés à ce qui se vit dans le monde actuel. Ainsi, en ce nous concerne, réfléchir sur ce qui nous préoccupe et nous touche de plus près s'inscrirait pas en dehors des limites du présent travail.

Dans ce chapitre, nous parlerons de la résistance civile telle que vécue présentement. Nous en parlerons en termes de désobéissance civile. Mais avant d'en arriver là, la question des abus de pouvoir sera évoquée. A cet effet, nous prendrons l'Afrique d'après les indépendances à nos jours comme modèle illustratif.

4.2. La floraison des tyrans : cas de l'Afrique

Malgré tous les progrès réalisés par les sciences politiques, de nos jours, il est étonnant de constater que les abus de pouvoir continuent à se manifester. Même si de plus en plus, les peuples prennent conscience de leurs droits, jusqu'à les revendiquer, il est un fait : des régimes totalitaires persistent sous diverses formes et continuent à terroriser et à opprimer. Pour les jeunes Etats d'Afrique, c'est depuis les indépendances que nombre d'entre eux n'ont presque jamais connu de stabilité politique.

En effet, la période d'après les indépendances en Afrique a été fortement marquée par des régimes absolus et totalitaires qui se sont succédés. Jusqu'aujourd'hui d'ailleurs, des conséquences sont en train d'être tirées. Ces dernières décennies sont fortement marquées par de fortes turbulences car, ce n'est pas en si peu de temps qu'une démocratie peut s'enraciner dans des sociétés qui n'ont connu que la dictature. C'est un travail de longue haleine : des structures à changer, des mentalités à changer, des peuples à former à la culture démocratique...Il faut l'avouer, qu'ils ne sont pas nombreux, des pays africains qui ont su surmonter les crises de pouvoir pour arriver à des compromis politiques viables pour envisager un avenir meilleur.

En regardant l'Afrique aujourd'hui, la situation qui s'offre à notre observation laisse encore à désirer : d'innombrables abus de pouvoir sont commis chaque jour. C'est ainsi que notre souci est de révéler dans ses lignes de faîte et dans ses traits majeurs, l'image d'ensemble des politiques d'Afrique surtout celle de l'Afrique noire. Qu'est-ce qui en a généré et en génère aujourd'hui encore la face pathologique ?

Ngoma-Binda a raison quand il écrit: << Née d'une impatience sans doute légitimement inquiète, la logique politique d'Afrique noire était dés le départ condamnée à la déficience de par la naïveté originelle des ambitions administratives des ravisseurs du pouvoir et aussi de par les mécanismes logiquement inévitables qu'ils étaient obligés de mettre en route pour le conserver88 ».

Déjà après les indépendances l'Afrique était mal partie. Devenus responsables de manière prématurée, les Africains n'ont pas pu s'y prendre avec lucidité. La catastrophe économique, sociale et culturelle de l'Afrique actuelle n'est que le résultat parfait, la mesure exacte de la défaite d'une gestion politique tournée vers la force, l'arbitraire contre la sagesse, la raison, le discernement, la patience, la justice, le dialogue et la recherche sincère et démocratique de voies de salut d'une communauté nationale. Avec un pouvoir ainsi basé sur la force, on ne peut que tirer des conséquences criantes : misères, extrême pauvreté, sousdéveloppement...Ces conséquences trouvent de plus amples explications quand on analyse de plus près avec Ngoma-Binda89le mode d'accession au pouvoir. A cet effet, trois éléments essentiels apparaissent à l'observation de la scène politique africaine :

Premièrement, il y a le désir fulgurant et comme imprévisible de se porter soi-même au pouvoir dans la volonté d'opérer le changement d'une situation que l'on imagine irrémédiablement catastrophique sans sa sainte intervention. Des interventions militaires dans la politique relèvent initialement d'un désir, a priori sincère, de sauver une situation sociale, économique et politique. Ce désir répond à ce que Ngoma-Binda appelle le complexe du militaire.

<< On se croit compétent en matière de gouvernement des nations parce qu'on se sait

physiquement fort, tout comme si le degré d'intelligence d'un individu était directement proportionnel au volume total de ses muscles.90 »

88 Elie NGOMA-BINDA, « La logique du pouvoir politique en Afrique noire. Lecture sociologique de l'avènement des dictatures et partis uniques », in Eglises et démocratisation en Afrique, Actes de la Dix-neuvième Semaine Théologique de Kinshasa (du 21 au 27 novembre 1993 ), FCK, 1994, p. 64.

89 Idem.

90 Ibid., p. 65.

L'intervention des militaires en politique était une réponse agressive à une série de troubles au sein de la classe politique et de situations frustrantes. Les régimes civils ont été jugés faibles, incapables d'assurer l'ordre, la tranquillité et la paix sociale que les efforts de développement économique des nations exigent. Les rivalités au sein de la classe politique sont à comprendre comme une absence de culture politique, même de tradition démocratique. Les ambitions et les rivalités ethniques constituent aussi le fait le fait majeur qui engendre toutes les secousses politiques de l'Afrique noire post-coloniale. Les volontés de pouvoir sont mues par le lien de consanguinité. Ce fait explique une masse d'événements et de phénomènes traduisant des manquements et d'actes d'abus de pouvoir graves. C'était donc une erreur pour le pouvoir politique que de favoriser entre les différents groupes ethniques des déséquilibres sociaux, culturels, économiques et politiques sécrétés par des séries variées de pratiques injustes et discriminatoires installées par le régime colonial et efficacement reconduites et régénérées par la logique politique post-coloniale91.

Ayant fait irruption dans la scène politique, les militaires ont choisi d'imposer des solutions à la militaire. Ils ont fini par prendre du goût au pouvoir jusqu'à vouloir s'y maintenir à jamais. Voulant rester au pouvoir afin de gonfler leurs portefeuilles, les chefs militaires ont transformé le pouvoir en un véritable instrument d'oppression et d'exploitation. C'est précisément de cette manière que nos nations ont été conduites progressivement à la dérive.

Deuxièmement, considérons l'accession au pouvoir par des coups d'Etat. Sur cette question, Ngoma-Binda souligne que les rivalités politiques dont nous avons fait mention précédemment, « aiguisées par la racine ethnique écorchée dans son amour-propre et dans sa volonté de survie, ont fourni le prétexte de la pratique des coups d'Etat militaires, vite devenue comme un jeu régulier, récréatif, rêve frivole de bien des officiers voire des soldats non gradés, dans une manifestation délirante d'une pathologie politique en instance critique92 ».

Dans leur volonté de puissance, les hommes d'armes ont usé de leur force pour s'emparer du pouvoir qu'ils ont utilisé, par après, à leur guise, devenant eux-mêmes des facteurs de confusions politiques. Du jour au lendemain, il y a une succession effroyable des coups d'État. Parce que mécontent, un militaire renverse son prédécesseur, ainsi de suite... Tous ces affrontements n'engagent pas toujours le peuple. C'est simplement parfois à cause

91 Elie NGOMA-BINDA, art. cité, p. 70.

92 Ibid., p. 71.

de ce que John Locke a précisément appelé des « affaires de peu d'importance », c'est-à-dire, des affaires qui ne nécessitent pas le renversement du gouvernement.

Troisièmement, « dans cette implacable logique qui préside à l'accession au pouvoir, l'atmosphère psychologique de peur est inévitable : la peur d'une revanche, en principe tout au moins impitoyable, des ethnies et parents d'homme politiques frustré, destitués, massacrés93 ».

Après avoir renversé un pouvoir, le nouveau pouvoir en place est fiévreusement préoccupé, à l'intérieur comme à l'extérieur, par le choix des dispositifs de sécurité chaque jour plus nombreux, plus variés et plus efficaces. Ceci se fait dans la peur de se voir détrôné, dégradé et dépossédé, sinon de devoir mourir assassiné, toute sa famille avec soi, comme on l'a cyniquement fait pour les autres. On vit donc dans la peur la plus totale. Chaque nouveau coup d'Etat dans un pays voisin, et même dans un pays lointain, ravive les craintes dans les esprits. Et puisqu'on fait un mauvais usage du pouvoir, il y a aussi la crainte de l'abandonner pour être poursuivi plus tard et comparaître devant un tribunal. On est en fin de compte conduit à rechercher et à installer des mécanismes pour mettre hors d'état de nuire toutes oppositions. On s'érige alors président à vie94. Ainsi se fait, presque automatiquement, la suppression de la démocratie dans son principe d'alternance du pouvoir. Et pourtant, les chefs d'Etat lucides devaient comprendre vite que l'exercice trop long du pouvoir ennuie celui qui le détient et ceux qui le subissent.

A l'ère moderne, c'est une sagesse que de résister à la tentation d'assimiler le pouvoir au pouvoir héréditaire ou absolu. « Cette conception du pouvoir est dépassée. Le temps des monarchies ou des tyrannies est révolu. Le leader intelligent et à l'esprit moderne ne restera pas indéfiniment au pouvoir. Il sait que la relève est inévitable puisque nul n'est indispensable. Il rejette l'idée après moi le déluge. Sensible aux aspirations démocratiques des populations, il respecte le droit des autres qui aspirent au pouvoir.95 » Nous défendons ce principe, même s'il va à l'encontre d'un courant de pensée fort répandu en Afrique et selon lequel le pouvoir, en tant que don ce la Providence tolère mal d'être partagé ou abandonné96.

Reconnaissons alors des cas, certes rares, des chefs d'Etat qui ont pu quitter le pouvoir sans aller en prison. A cet effet, les cas de Senghor au Sénégal, de Nyerere en Tanzanie

93 Elie NGOMA-BINDA, art. cité, p. 75.

94 A ce niveau, il y a lieu de penser au président Mobutu qui aurait dit que de son vivant, il ne pouvait jamais être appelé ex-président.

95 Lansiné KABA, Lettre à un ami sur la politique et le bon usage du pouvoir, Paris, Présence Africaine, p. 101.

96 Idem.

parlent d'eux-mêmes. Quelques volontés de démocratie et de paix ont été aussi exprimées par la tenue des conférences nationales. Mais à quoi ont-elles abouties ? Les violations n'ont pas tardé de venir aussitôt après ces forums de réconciliation. Il fallait recommencer à zéro tout le processus démocratique déjà entamé.

Aujourd'hui encore, l'Afrique vit dans la peur de voir se perpétrer des tragédies qui compromettent son avenir. Les faiseurs de coups de force font de promesses de libération, de démocratie dans des discours pathétiques, porteurs d'idéologies révolutionnaires, mobilisatrices et euphoriques. Sauf pour quelques exceptions, ces promesses ont souvent été le point de départ des dictatures.

<< La promesse de démocratie trop sonore est la voie qui prépare à la dictature97 ». Dès qu'il s'installe au sommet du pouvoir, le dictateur entend y rester. S'étant présenté au début comme un fin démocrate, il se dépouille de son masque de démocrate et de révolutionnaire pour dévoiler son vrai visage : celui de tyran. Pour asseoir le pouvoir le tyran met en place certains mécanismes. Quatre mécanismes fondamentaux sont relevés par Ngoma-Binda :

<< 1°La création des partis politiques uniques, 2° la mise sur pied des polices politiques sécrètes chargées d'action impitoyable contre les opposants, 3° la confection des idéologies politiques et méthodes d'action administratives populistes ayant pour rôle de légitimer la gestion du pouvoir par la flatterie des réminiscences et nostalgies culturelles des masses et de se faire accepter à travers l'exigence surévaluée de l'unité nationaliste, et 4° la double stratégie machiavélique d'embourgeoisement des frères et alliés d'une part, propriétaires bénéficiaires du régime, et de paupérisation sévère des intellectuels, fonctionnaires, travailleurs et paysans d'autre part.98 »

De ce qui précède, il découle des conséquences très malheureuses. Les libertés démocratiques, collectives et individuelles sont écrasées. Le parti unique oriente les volontés politiques, les enferme dans ses idéologies soit disant soucieuses de garantir l'unité et écarter les résurgences des haines et luttes tribales. Ayant éliminé l'opposition, la logique politique unitariste ignore le bénéfice du pouvoir contradictoire et a développé l'autoritarisme qui a dégradé l'exercice du pouvoir et empêché la nation de s'orienter vers les véritables voies de développement.

Après avoir eu quelques pressions de l'intérieur ou de l'extérieur, certains anciens dictateurs ont fait semblant de s'ouvrir au courant démocratique en prononçant des discours qui ont semblé changer leur ancien système politique fondamentalement basé sur la domination. Ils ont osé libéraliser l'exercice des activités politiques en autorisant la création

97 Elie NGOMA-BINDA, art. cité, p. 77.

98 Ibid., p. 78.

des partis politiques autres que le parti unique. L'annonce de la tenue des élections libres et démocratiques a été même faite. Et pourtant, pour la plupart de ces Chefs d'Etat, ce n'était qu'une nouvelle manière d'effectuer un retour en force au pouvoir après un trucage à ces dites élections en leur faveur. On va donc d'abus en abus, la situation semble loin de s'améliorer.

Ce tableau qui dépeint les abus de pouvoir et les violations de droits des citoyens en Afrique noire donne à penser. Pour notre part, comme John Locke, nous pensons à la résistance civile. La question qui s'impose à notre réflexion est celle de savoir dans quelle mesure ce droit de résistance peut-il nous être utile aujourd'hui. Est-ce une réalité concrète aujourd'hui ?

4.3. La résistance aujourd'hui

4.3.1. La légalisation du droit de résistance

De John Locke à nos jours, le droit de résistance a beaucoup évolué. Si pour lui la résistance au pouvoir trouve son bien-fondé non pas dans le mécontentement des individus, fussent-ils nombreux, mais dans les menaces qui pèsent sur l'ordre public, cela vaut aussi pour nous aujourd'hui. Même si ce droit n'a pas changé en substance, il est mieux compris aujourd'hui, il est de plus en plus légalisé. La proclamation des droits universels de l'homme a entre autre consacré le droit à la liberté au service de quoi se met l'opposition. La légalisation des mouvements d'opposition distingue les sociétés d'antan de celles d'aujourd'hui. Des textes reconnaissent ce droit d'opposition puisque ; c'est un droit de citoyen. C'est ainsi que la liberté de la presse, la liberté de réunion et de manifestation, la critique des médias, la grève, l'objection de conscience... sont devenues peu à peu des expressions légales du droit d'opposition.

Ce droit de résister à des lois qui relèvent de l'arbitraire a été appelé par certains auteurs « la désobéissance civile ». On doit cette expression à Henri-David Thoreau qui, au milieu du XIXième Siècle, refusa de payer ses impôts, pour protester contre la guerre que son pays menait au Mexique99. Il y a une désintégration des systèmes politiques dont l'érosion progressive de l'autorité gouvernementale constitue le symptôme le plus frappant et la cause de cette érosion est l'inaptitude des rouages gouvernementaux à s'acquitter de leur fonction, c'est ce qui conduit d'ailleurs les citoyens à douter de leur légitimité.

Dans les démocraties modernes, la désobéissance civile a sans doute un rôle de plus en plus important. L'opposition peut-être considérée comme un moteur du fonctionnement des

institutions. Les dirigeants sont remis à l'ordre. C'est un véritable garde-fou à l'arbitraire du pouvoir. C'est une résistance qui s'adresse à l'illégalité.

La désobéissance civile peut être violente. Outre la violence, la non-violence est en général considérée comme une autre caractéristique nécessaire de la désobéissance civile. Il résulte en que la désobéissance civile n'est pas la révolution. « Celui qui fait acte de désobéissance civile accepte les cadres de l'autorité établie et la légitimité d'ensemble du système juridique existant, alors que le révolutionnaire le rejette.100 » Pour notre part, nous privilégions l'option non-violente de la désobéissance civile parce qu'elle assure l'institution de la liberté et qu'elle se déploie sans la prétention d'ouvrir la voie à la guerre civile. C'est ainsi que la désobéissance civile est plus rattachée aux méthodes de l'action non violente. Comme les autres formes de luttes non-violentes, la désobéissance civile repose sur le principe que l'obéissance à la loi engage la responsabilité du citoyen, et qu'il porte donc une part de l'injustice dès lors qu'il obéit à une loi injuste101. En effet, si l'injustice s'installe dans une société donnée, le peuple est totalement dans ses droits quand il désobéit à une loi injuste.

« En somme, la désobéissance civile naît, elle aussi, de ce constat : je ne suis pas seulement responsable de ce que je fais mais aussi de ce que je laisse faire. En ce sens, le fondement de la désobéissance civile est la contestation de la « légalité », dés lors que celles-ci cautionne une loi injuste.102 »

N'étant pas qu'une contestation pure, la désobéissance civile invite et appelle les autorités à modifier la loi injuste. Cette désobéissance civile n'est pas de l'anarchie : elle ne vient pas miner la démocratie de l'intérieur. Mais au contraire, elle implique le respect de la loi. C'est ainsi qu'à ce propos, Martin Luther King n'hésitait pas à déclarer : « Je prétends qu'un individu qui enfreint une loi parce que sa conscience lui dit qu'elle est injuste, et qui accepte de bon gré la pénalité en restant en prison pour réveiller la conscience de la communauté sur cette injustice, exprime de fait le plus grand respect pour la loi103 ».

De John Locke, nous avons appris que l'Etat incarne l'aspiration des hommes à se donner une instance commune représentant leur volonté collective et structurant leur communauté. Cet Etat est l'expression d'un droit à une existence libre et autonome. Et la désobéissance civile quant à elle, rappelle juste ces aspirations des hommes quand elles ne

99 Jacques SEMELIN, Pour sortir de la violence, Paris, Les Editions ouvrières, 1983, p. 91.

100 Hannah ARENDT, Du mensonge à la violence, Paris, Pocket, 1994, p. 78.

101 Jacques SEMELIN, Pour sortir de la violence, Paris, Les Editions ouvrières, 1983, p. 92.

102 Idem.

103 Martin Luther King, cité par Jacques SEMELIN, Pour sortir de la violence, Paris, Les Editions ouvrières, 1983, p. 92.

sont pas prises en compte. Les peuples résistent contre l'exploitation et l'annihilation de toute humanité en eux. Jacques Sémelin nous l'apprend fort bien quand il déclare :

« Face à la violence, l'homme sans arme n'est pas forcément désarmé. Mais l'arme qu'il possède ne se voit pas. Ce que les yeux voient trahit la réalité du rapport des forces. Sous le poids de la violence, l'homme peut plier mais pas nécessairement céder. Il ne cédera pas si la conscience qu'il a de lui-même est suffisamment forte pour résister au chantage à la mort qui s'exerce sur lui. La conviction profonde de l'individu, son attachement à un idéal moral, politique ou religieux déterminent sa capacité de résistance à la violence.104 »

« Résister à la violence, c'est conserver à l'intérieur de soi une parcelle d'autonomie, une zone de liberté intérieure où l'on est seul à décider de ce qu'on fait et de ce qu'on ne fait pas, de ce qu'on pense et de ce qu'on ne pense pas. 105»

4.3.2. Le droit de résistance en Afrique

Dans nos pays d'Afrique, il y a eu et il y a encore des résistances qu'opposent des populations à des lois injustes et arbitraires des gouvernants. Ces résistances se sont manifestées par des grèves, par des marches de protestation non-violentes, parfois même violentes, des journées ville morte, etc. Face à la tyrannie qui s'est manifestée sous toutes les formes et défiées par de multiples violations, les populations ont compris qu'il fallait quelques fois manifester contre ces violations.

On a entendu s'élever des voix des opprimés, réagissant contre les dictatures, manifestant leur mécontentement et leur indignation face aux abus de pouvoir. Ayant compris les véritables causes des crises et de leurs misères, les peuples d'Afrique ont eu à revendiquer d'une manière ou d'une autre leurs droits.

Quoi qu'il en soit, la désobéissance civile n'est pas suffisamment pratiquée en Afrique. Affamé, et par ce fait même éloigné de l'espace du pouvoir politique par les stratèges de la logique politique, le peuple coopère aussi à la violence des persécuteurs et des oppresseurs. Bien qu'affamé jusqu'à en mourir, il est envahi par la peur d'exposer sa vie dans une manifestation publique, même non-violente, pour conquérir sa liberté et regagner toute sa dignité. Malgré sa misère et sa pauvreté qui ne font que s'aggraver, il s'enferme dans la résignation, dans la passivité et dans une religiosité totalement devenue un opium. A cet effet un exemple éloquent est celui des Congolais du Congo Démocratique. Est-ce par ignorance que notre peuple meurt ?

Sans vouloir minimiser la responsabilité des oppresseurs, nous appelons les victimes à prendre conscience de leur responsabilité. A savoir, « la violence du persécuteur et la

104 Jacques SEMELIN, Pour sortir de la violence, Paris, Les Editions ouvrières, 1983, p. 101.

coopération, active ou passive, volontaire ou forcée, des victimes sont les deux composantes irréductibles d'une situation de domination 106». Cette analyse n'est pas nouvelle, parce que de son temps déjà, Etienne de la Boétie interpellait sur ce fait dans son Discours de la servitude volontaire. Il importe donc de réveiller toutes ces consciences qui dorment afin qu'elles ne participent pas à leur propre destruction. Ce travail revient entre autre à l'opposition politique. Elle a pour tâche de dénoncer les abus et le mensonge qui minent la société politique.

L'affirmation du droit d'opposition est un fruit de la doctrine libérale dont la paternité est entre autre attribuée à John Locke. C'est une idée moderne. Presque toutes les démocraties de notre temps s'en réclament. Ce sont plutôt des régimes rétrogrades et totalitaires qui récusent ce droit. Il est aussi communément dit que le droit d'opposition est un héritage idéologique de la révolution française puisque la déclaration des droits de l'homme et du citoyen est la première charte des libertés politiques107. Aujourd'hui, ce droit paraît aller de soi, surtout dans les pays occidentaux. Ce n'est pourtant pas le cas dans nos pays d'Afrique.

4.4. Conclusion

Aujourd'hui encore, les abus de pouvoir sont fréquents et entraînent des crises graves. Ce qui se passe dans beaucoup de pays africains en est une des meilleures illustrations. Pour sortir ces pays de leurs crises, il importerait que les peuples comprennent qu'une réaction de leur part peut apporter un changement au fonctionnement de l'Etat.

La déclaration des droits de l'homme offre à tous les hommes la possibilité de revendiquer leurs droits quand ils sont violés. Dans les pays où elles sont tolérées, ces revendications se font de plus en plus par des moyens non-violents. Cependant, si certains pays connaissent une avancée louable dans le respect de la personne humaine et du traitement à lui réserver, il y a encore beaucoup de pays où les droits les plus élémentaires sont bafoués au même moment que le droit de revendiquer ses droits. Ces pays ont encore un long chemin à parcourir. Il revient donc à ceux qui ont pris conscience de l'importance de l'opposition et, de la résistance aux injustices d'aider le peuple à en prendre aussi conscience pour qu'il pèse de tout son poids afin de donner de nouvelles orientations pour le bien de tous.

105 Ibid., p. 102.

106 Ibid., p. 80.

107 André JACOB, « Opposition », in Les notions philosophiques, Dictionnaire, Paris, PUF, 1990, p. 1814.

5. CONCLUSION GENERALE

5.1. Reprise

Au terme de ce pèlerinage effectué dans la pensée politique de John Locke, surtout en ce qui concerne le droit de résistance, il nous a été donné de comprendre comment il fonde la société politique. Celle-ci est née d'une situation de manque dans l'état de nature. Les hommes se sont rassemblés en société politique pour remédier aux insatisfactions et aux manques de l'état de nature. Ils ont donc choisi un juge commun pour régler les différends entre eux et ont élu un groupe de personnes chargé d'élaborer des lois qui puissent régir la nouvelle société ainsi constituée. Ces lois, inspirées de la loi de nature, en sont l'actualisation voire la perfection. Elaborées et promulguées, les lois sont à respecter par tous les membres de la société sans exception.

Il y a une nette répartition des tâches dans la société politique. Elle a à sa tête trois pouvoirs différents : le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif et le pouvoir fédératif. Composé des représentants du peuple et considéré comme étant le pouvoir suprême de l'Etat, le pouvoir législatif a pour rôle d'élaborer des lois. Le pouvoir exécutif, pour sa part, gouverne l'Etat et se charge d'assurer la mise en pratique des lois. Le pouvoir législatif quant à lui, gère les relations avec les autres Etats.

Ayant remis la direction de la société entre les mains des individus dignes de confiance choisis par le peuple, John Locke précise jusqu'où leur pouvoir s'étend. Il donne les limites au-delà desquelles ne peut s'étendre leur pouvoir. Les dirigeants sont appelés à être au service de leurs peuples et à répondre aux exigences de leur fonction en tenant compte d'un certain nombre de restrictions qui s'y rapportent. C'est afin de garantir la justice sociale, la paix, la protection des personnes et de leurs biens.

Cependant, malgré toutes ces restrictions, John Locke n'a pas été aussi naïf pour ne pas prévoir la possibilité d'une dégénérescence du pouvoir en absolutisme et en totalitarisme. C'est la raison pour laquelle il consacre le dernier chapitre de son Second Traité du Gouvernement Civil à la dissolution des gouvernements. Là, il explique longuement comment les gouvernements peuvent être dissous s'ils ne répondent plus aux aspirations du peuple. En dernière ressort, c'est le peuple qui juge du maintient ou de la dissolution d'un gouvernement. Ceci explique l'importance qu'accorde John Locke au droit de résistance que nous avons eu à analyser dans le troisième chapitre de notre travail.

Toutefois, par ses écrits, John Locke interpelle aussi notre temps. Irrésistiblement, nous avons été conduit à considérer la résistance civile aujourd'hui dans le quatrième chapitre de notre travail. Nous nous sommes autorisés d'appeler aujourd'hui désobéissance civile, à la suite de Thoreau. Notre souci d'appliquer la pensée de John Locke aux situations actuelles ne découle certes pas d'un glissement forcé, mais plutôt d'une attention particulière accordée au cours même de l'histoire. John Locke nous aide à considérer aujourd'hui ce qu'il a étudié en son temps ; il nous renvoie à notre époque. C'est à nous d'étudier l'histoire afin de voir l'évolution des problèmes et la manière sont les hommes s'y sont pris pour apporter des solutions. C'est parce qu'il est à constater, aujourd'hui encore, que les libertés sont toujours menacées, les régimes totalitaires et absolus subsistent...C'est ainsi que la pensée de John Locke sur la résistance retentit comme une sonnée jusqu'ici actuelle. Seulement, cette pensée doit être considérée et considérée afin de voir la forme de résistance qui convient à notre temps et aux situations diverses d'abus de pouvoir.

5.2. Prospective

Il existe un grand besoin d'information et de formation sur les principes et les méthodes de résistance civile et de l'action non-violente. La résistance doit conquérir son droit de cité dans notre culture et dans notre histoire. Il est temps qu'elle cesse d'être clandestine pour devenir sujet d'études et de débats. Une relecture de la résistance civile permettra d'envisager quelle forme lui donner aujourd'hui. Par souci de maintenir la justice, la paix et l'harmonie dans nos sociétés, notre travail se veut une modeste contribution aux mécanismes de résistance à la violence ; mécanismes à mettre en place pour épargner le peuple des malveillances de la violence et de l'arbitraire.

Alors qu'en l'homme il y a toujours une part de lui-même qui l'incline à la violence, pourquoi souscrire à la non-violence ? A la suite de Jacques Sémelin, nous répondons : << C'est parce qu'elle est porteuse d'une morale politique ; non pas une morale de pureté mais une morale d'efficacité. Elle repose sur l'idée que les moyens de l'action politique ne sont pas neutres, que l'on ne peut utiliser n'importe quel moyen pour construire véritablement un monde de paix et de justice108 ».

<< Les maux de ce monde proviennent en partie du penchant de l'homme à dissocier les

conséquences de ses actes du moment des objectifs qu'il leur assigne dans le futur. Il
en résulte une vision assez schizophrénique de l'existence où l'on prétend défendre la

108 Jaques SEMELIN, Pour sortir de la violence, Paris, Les Editions ouvrières, 1983, p.198.

paix par la violence, conquérir la liberté en la supprimant aux autres. Dès lors, les moyens l'emportent sur une fin qui n'est plus que formellement affichée.109 »

Il faut alors veiller à ce que la juste logique du droit d'opposition ne se dérègle pas et ne conduise pas à la sédition ou même au terrorisme. Il y a un grand risque d'une dénaturation de ce droit qu'un mauvais usage pervertit. Utilisé à mauvais escient ou avec mauvaise foi, il peut conduire à des tragédies.

A ce niveau, il convient de dépasser John Locke pour qui, il semble difficile, à la limite inconcevable, de résister à la force et à la violence sans donner des coups110. En effet pour lui, l'état de guerre qui s'installe en cas d'abus de pouvoir, rend les parties égales entre elles. C'est une sans doute une déclaration à placer dans son contexte. Aujourd'hui, plusieurs procédés non-violents peuvent être appliqués. En entrant dans la logique de la violence, on finit par se lancer dans une course effrénée aux armements en instaurant ainsi la logique de la vengeance dans le seul désir de maltraiter et d'humilier son ennemi.

Depuis plus de deux siècles, les peuples se sont efforcés de se libérer de l'esclavage, du colonialisme, du totalitarisme. Cette quête de la liberté et de la justice est bien loin d'être achevée à en juger par la multitude des dictatures dans le monde. La lotta continua, peut-on dire. La liberté est à conquérir infiniment. La lutte à poursuivre doit tenir compte du fait que la violence a connu d'importantes mutations avec la présence des dispositifs de guerre capables des destructions massives. Cela oblige à un nouveau combat : celui consistant à préserver la vie contre les risques d'une mort collective.

Il est alors urgent de mettre en oeuvre des formes et des systèmes de défense qui, tout en permettant aux hommes de préserver ou de conquérir leurs droits, leur évitent de courir à leur perte, de s'acheminer plus ou moins malgré eux vers le suicide nucléaire. Pour sa part, la non-violence est au carrefour de cette double préoccupation des fondements assez solides pour relever le défi propre à notre modernité111.

Tout en déclarant légitime la résistance civile après John Locke et tant d'autres, il nous semble important de laisser ouvert d'autres champs d'investigation. Pourquoi ne mènerait-on pas par exemple une réflexion qui aurait pour visée principale d'étudier la possibilité de rendre effectif le droit de résistance ? En effet, force est de reconnaître que la proclamation des droits universels de l'homme et, tout particulièrement de ce droit d'opposition, peut fort bien, au gré de l'hypocrisie de certains gouvernements, ne correspondre à aucune effectivité

109 Jacques SEMELIN, op. cit., p. 199.

110 Second Traité, § 235, p. 319.

111 Jaques SEMELIN, Pour sortir de la violence, Paris, Les Editions ouvrières, 1983, p.200.

concrète. Dès lors, à quoi servent les déclarations solennelles de droits si, en fait, ceux-ci ne sont ni respectés, ni reconnus et pour tout dire, sont bafoués. Cette difficulté entre théorie et pratique peut bien faire l'objet d'une étude approfondie. Actuellement des questions d'abus de pouvoir, de résistance à l'oppression, surtout des droits de l'homme, font de plus en plus partie de multiples débats et études. Nous espérons que les luttes continuellement menées pour la liberté, la justice et la paix produiront des résultats escomptés.

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TABLE DES MATIERES

0. INTRODUCTION GENERALE 1

0.1. Point de départ 1

0.2. Problématique 3

0.3. Démarche et méthode 4

Chapitre premier : 5

LA CONCEPTION DU POUVOIR CHEZ JOHN LOCKE 5

1.1. Introduction 5

1.2. De l'origine du pouvoir politique 5

1.2.1. Pourquoi la société politique ? 5

1.2.2. L'insatisfaction dans l'état de nature 7

1.3. Le pouvoir et les lois 9

1.4. Le pouvoir comme obligation et comme fonction 13

1.5. Conclusion 15

Chapitre deuxième : 17

LES ABUS DE POUVOIR 17

2.1. Introduction 17

2.2. Les limites du pouvoir 17

2.3. Le pouvoir absolu arbitraire 20

2.3.1. Les différentes formes de l'arbitraire 20

2.3.2. La prérogative et ses dangers 22

2.4. L'arbitraire et ses conséquences 24

2.5. Conclusion 26

Chapitre troisième : 27

DU DROIT DE RESISTANCE 27

3.1. Introduction 27

3.2. Réapparition de l'état de guerre 27

3.3. Le pouvoir du peuple de pourvoir à sa sécurité 30

3.3.1. Le droit d'opposition dans l'histoire 30

3.3.2. L'apport de John Locke 32

3.4. Les conditions de la résistance légitime 33

3.5. Conclusion 36

Chapitre quatrième : 37

LA DESOBEISSANCE CIVILE AUJOURD'HUI 37

4.1. Introduction 37

4.2. La floraison des tyrans : cas de l'Afrique 37

4.3. La résistance aujourd'hui 42

4.3.1. La légalisation du droit de résistance 42

4.3.2. Le droit de résistance en Afrique 44

4.4. Conclusion 45

5. CONCLUSION GENERALE 46

5.1. Reprise 46

5.2. Prospective 47

BIBLIOGRAPHIE 50

1. Ouvrages de l'Auteur 50

2. Ouvrages sur L'Auteur 50

3. Articles sur l'Auteur 50

3. Autres ouvrages 50

4. Autres articles 51

TABLE DES MATIERES 52






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"Ceux qui rêvent de jour ont conscience de bien des choses qui échappent à ceux qui rêvent de nuit"   Edgar Allan Poe