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Quel avenir pour l'art contemporain en Afrique après l'exposition Africa Remix?

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par Delphine CALMETTES
Université Rennes 2 Haute Bretagne - Master métiers et art de l'exposition 2008
  

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B. Parcours des commissaires

Nous nous concentrerons ici sur les deux commissaires directement concernés par l'exposition Africa Remix à Paris : Simon Njami, commissaire général pour l'ensemble des expositions, et Marie-Laure Bernadac, commissaire d'exposition pour le Centre Pompidou. Nous présenterons aussi brièvement les deux autres commissaires responsables de l'exposition à Tokyo et à Düsseldorf, c'est-à-dire respectivement David Elliott, et Jean-Hubert Martin.

9 « L'Afrique n'est plus une thématique », entretien avec Simon Njami, préparé par Cédric Vincent et Frédéric Wecker, in art 21 magazine, n°3, juillet/août 2005, p.14.

10 Simon Njami, «Chaos et métamophoses », op.cit., p.3.

11 Idem, Interview de Marie-Laure Bernadac par Clémentine Dirié, op.cit., p.10.

. Simon Njami - Commissaire général d' Africa Remix

Simon Njami est né en 1962 en Suisse, de parents camerounais. Il se présente luimême comme un écrivain et un critique d'art avant d'être commissaire d'exposition. Il a édité plus d'une dizaine de livres dont des romans : Cercueil et Cie (1985), Ethnicolor (1987), African Gigolo (1989) ; des biographies : James Baldwin ou le devoir de violence (1991) ou encore C'était Léopold Sédar Senghor (2006) ; des catalogues de biennale : Black Paris - Kunst und gesichichte einer schwarzer diaspora (2007) ou Biennale photographique de Bamako 2003 ; et enfin des ouvrages pour les enfants : Les enfants de la cité et Les clandestins (1989). Il a également commis nombre d'articles, d'essais et de textes pour des expositions et des événements d'art contemporain dans le monde entier et coédité de nombreux ouvrages parmi lesquels Anthologie de l'Art africain au XXème siècle en 2002. Il est à l'origine en 1991 de la création avec Jean-Loup Pivin et Pascal Martin Saint Léon du magazine sur les arts africains la Revue Noire. Il est également commissaire indépendant et consultant en Arts Visuels auprès de Cultures France. Il a aussi organisé en 2001, 2003 et 2005 les rencontres de la photographie contemporaine à Bamako puis Africa Remix la même année. En 2007, Simon Njami a été commissaire du Pavillon Africain Check List Luanda Pop de la 52ème biennale d'art internationale de Venise. Il a aussi organisé d'autres expositions comme L'Afrique par elle-même, à Paris, Washington, et Londres en 1998 et 1999, El Tiempo de Africa à Las Palmas (2000) et à Madrid (2001), ou encore Fagments of Africa, ARCO, Madrid (2004), ainsi que la section africaine de la biennale de Sao Paulo en 2004. Personnage très controversé de l'art contemporain africain, éternel détracteur et tout à la fois ami de Jean-Hubert Martin, d'Okwui Enwezor ou d'André Magnin, Simon Njami a su s'imposer sur la scene artistique internationale comme une référence absolue dans l'art contemporain africain. Dans un même temps très critiqué par ses pairs, et connu pour ses volées de bois vert et ses prises de position tranchées, les artistes parlent volontiers d'un « réseau Simon Njami », auquel il vaudrait mieux appartenir pour prétendre à certaines opportunités d'exposition. Ces critiques sont peut-être proférées sous le coup de la jalousie ou de rancoeurs d'artistes non sélectionnés pour certaines expositions, mais Simon Njami reste un pilier de l'art contemporain africain en France et à

l'étranger, au même titre qu'André Magnin et ou que Jean-Hubert Martin, personnages qui ont su donner à voir et à penser, dans un territoire quasi vierge où tout semblait « à faire ».

. Marie-Laure Bernadac - Commissaire d'exposition pour le Centre Pompidou

Née en 1950 à Paris, titulaire d'une maîtrise d'histoire et diplômée de l'École du Louvre, Marie-Laure Bernadac a été successivement documentaliste au MNAM, Musée National d'Art Moderne, conservateur au Musée Picasso (de 1980 à 1992) puis au MNAM et au Centre Georges Pompidou (responsable du cabinet des estampes) jusqu'en 1997. Elle fut ensuite directeur adjoint des Musées de Bordeaux et du CAPC, Musée d'art contemporain de Bordeaux. Elle est, depuis 2007, chargée de l'art contemporain au Musée du Louvre. Elle a été commissaire de plusieurs expositions sur Picasso, Louise Bourgeois, Anish Kapoor, Jenny Holzer, ou Miquel Barcelo ; et d'expositions incontournables comme Féminin-masculin, le sexe de l'art en 1995, et Présumés innocents, l'art contemporain et l'enfance en 2000. Pour cette dernière exposition, elle a été mise en examen, six ans plus tard, avec le directeur des musées de l'époque (aujourd'hui directeur de l'École Nationale des Beaux-arts de Paris), Henry-Claude Cousseau, pour « diffusion d'images à caractére pornographique » et « corruption de mineur ». Auteur de plusieurs ouvrages sur Picasso et Louise Bourgeois, Marie-Laure Bernadac a publié en 2007 un catalogue sur cette dernière, et a organisé conjointement une exposition rétrospective au Centre Pompidou : Louise Bourgeois, du 5 mars au 2 juin 2008.

Personnage incontournable de l'art contemporain, elle dit à propos de sa rencontre avec l'art contemporain africain et d'Africa Remix : « Je connaissais déjà Barthélémy Toguo, Mounir Fatmi... Il y avait un certain nombre d'artistes que je ne connaissais pas qui ont été choisis par Simon Njami. Nous avons crée un comité : Simon Njami, Jean-Hubert Martin, Roger Malbert, David Elliott et moi-même. Simon Njami connaissait déjà très bien la photographie puisqu'il avait organisé plusieurs expositions et je connaissais les artistes par les livres, tous les artistes des Magiciens de la terre puisque que j'avais vu cette exposition sans connaître les artistes personnellement. Il y a un certain nombre de choses que j'ai découvert par les catalogues, par les expositions à Venise, à la Documenta oü j'ai vu les oeuvres, mais surtout j'ai voulu rajouter, élargir, le choix des artistes à l'Afrique du Nord. J'ai rencontré directement les artistes sur les biennales : un besoin de vérifier humainement la

sélection effectuée. Donc entre ce mélange de culture livresque, de visites d'expositions et de contacts personnels, j'ai aussi découvert les artistes lorsque je suis allée à Dakar, à Bamako, sur le terrain. Il s'agissait de vérifier des intuitions théoriques, conceptuelles, vues sur des images, avec les oeuvres, avec des artistes, engager des discussions etc. »12 .

. Jean-Hubert Martin - Commissaire d'exposition pour le Museum Kunst Palast, Düsseldorf

Successivement directeur de la Kunsthalle de Berne de 1982 à 1985, directeur du Musée d'art moderne, du Centre Pompidou de 1987 à 1990, directeur artistique du Château d'Oiron (1991-1994), puis directeur du Musée national des arts d'Afrique et d'Océanie, Jean-Hubert Martin est depuis lors directeur du Museum Kunst Palast de Düsseldorf. Il a été le commissaire de très nombreuses expositions emblématiques telles que les Magiciens de la terre en 1989, Partage d'exotismes à la Biennale de Lyon en 2000 et Autels en 2001 au Museum Kunst Palast de Düsseldorf. Á propos des Magiciens de la terre, l'actuel directeur du Museum Kunst Palast de Düsseldorf se prête à la petite histoire mille fois ressassée. « Lorsque j'ai présenté l'idée au début des années 1980 dans le cadre d'une Documenta, elle a été balayée. C'était impensable pour des gens de l'art contemporain. C'était une telle remise en question d'un réseau. Ayant voyagé trés jeune en Asie, j'ai dû avoir prématurément ce sentiment de la mondialisation qui est aujourd'hui une tarte à la crème. »

Cette grande exposition, controversée ou adulée, déterminera la trajectoire internationale de Jean-Hubert Martin. Bien qu'homme d'institution, il s'est souvent retrouvé à la marge.

« Il n'a pas eu que des succés, mais ce qui frappe, c'est sa bonne humeur stratégique et bon enfant », remarque son ami Thierry Raspail, directeur du Musée d'art contemporain de Lyon. « Jean-Hubert Martin est sans cesse en recherche, il traque le sens, quitte à remettre en question ses certitudes.», observe André Magnin, son collaborateur sur les Magiciens de la terre. « C'est un électron trés, trés libre, qui a compris que ce sont les artistes qui font les institutions et non l'inverse. Pour lui, la conversation avec un artiste ne s'arrête pas à 19 heures. Son intérêt pour l'art ne se résume pas non plus à un abonnement Air France Paris-New York.», résume l'artiste Bertrand Lavier. Jean-Hubert Martin revient à Beaubourg en 1987, et organise les Magiciens de la Terre. « Beaucoup ont compris que

12 Voir entretien avec Marie-Laure Bernadac, op. cit., p.9.

s'ils critiquaient l'exposition bille en tête, ça pourrait paraître raciste. Ce qui était terrible, c'étaient les dîners parisiens. Mes oreilles bourdonnaient. Pendant cinq à six ans, j'étais une bête curieuse.», rappelle-t-il, amusé. Son mandat sera ponctué de différends plus ou moins abrupts avec les présidents successifs du Centre. Au terme de son investiture, Jean-Hubert Martin se retrouve au Château d'Oiron (Deux-Sèvres), un « placard ». Il s'en accommodera, inscrivant le site au cadastre des collections de référence.

L'effet ricochet des Magiciens de la Terre détermine son arrivée en 1994 au Musée des arts d'Afrique et d'Océanie, à Paris. Il est ensuite écarté par le conseiller du président Chirac, Jacques Kerchache. En 2000, année où il signe la Biennale de Lyon avec Partage d'exotismes, il rejoint le Museum Kunst Palast de Düsseldorf. A Düsseldorf, il jouit d'un espace d'exposition de 3 000 m2, d'un vrai budget, de la structure souple d'une fondation et d'un contexte local riche qui lui permettra en 2004 de participer à l'organisation d'Africa Remix.

. David Eliott - Commissaire d'exposition pour le Mori Art Museum

David Elliott est né en 1949 au Royaume-Uni. Aprés avoir étudié l'histoire à l'université de Durham, et l'histoire de l'art à l'Institut Courtault, David Elliott devient directeur du Museum of Modern Art d'Oxford de 1976 à 1996. La programmation d'Elliott à Oxford englobe des artistes d'Amérique latine, d'Asie, d'Afrique du Sud ou de l'Europe de l'est. Par la suite, il devient directeur du Museum of Modern Art de Stockholm (1996 à 2001). Pendant cette période, il a été président du Comité International de la biennale de Dakar 2000, puis président de 1998 à 2004 du CIMAM (International Committee of ICOM for Museums of Modern and Contemporary Art). Il a été commissaire de plusieurs expositions d'envergure comme Art and Power, qui en 1990, explorait la problématique du rapport entre art et régimes totalitaires en Europe dans la première moitié du XXème siècle. De 2001 à 2006, David Elliott est directeur du Mori Art Museum de Tokyo, un immense musée privé entièrement dédié à l'art contemporain, à l'architecture et au design, de la zone asiatique en particulier. Il a été nommé directeur de l'Istanbul Museum of Modern Art en janvier 2007, poste qu'il a abandonné en octobre 2007. Il sera le directeur artistique de la 17ème Biennale de Sydney en mai 2010. Dans le catalogue de la biennale de Dakar 2000, David Elliott note cette phrase qui correspond assez bien à la problématique de notre sujet

tout en reflétant la pensée de ce commissaire : « En réalité, nous n'en sommes qu'au début de la définition et de la théorisation de ce que constitue l'art africain moderne et contemporain. Son histoire n'a pas encore été écrite. [...] Dans quelle mesure la biennale de Dakar peut y contribuer ? Nous traversons une période critique. L'avenir de la biennale de Johannesburg n'est plus assuré, quant à celle du Caire, qui est sa seule concurrente dans les arts visuels en Afrique, elle se concentre sur l'art du Moyen-Orient et du monde islamique. Si on considère les catalogues de la biennale de Dakar qui a vu le jour en 1989, on considère que des progrès considérables ont été accomplis. Les artistes sont sélectionnés sur des critères beaucoup plus larges»13.

Pour clore cette sous-partie, notons seulement, qu'aucun de ces commissaires n'était Africain (vivant et exerçant en Afrique), comme pour la plupart des expositions sur l'Afrique organisées en Occident (à l'exception de l'exposition itinérante South meets West d'Abdoulaye Konaté en 1999). Olu Oguibe est d'origine nigériane, et de nationalité américano-nigériane, Salah Hassan est d'origine soudanaise et Okwui Enwezor est nigérian et américain. Beaucoup d'artistes critiquent ces commissaires en les traitant péjorativement de « bountys », noirs à l'extérieur et blancs à l'intérieur, considérations trés triviales certes, mais « arguments » fréquemment avancés lors de conversations entre artistes. Ils leur reprochent surtout leur flexibilité identitaire qui les fait se présenter tantôt comme Africains en Afrique, tantôt comme Occidentaux en Occident. Ces réflexions identitaires font écho à un certain champ de pensée. Bien au-delà de l'empathie, il impose une appartenance non feinte à l'Afrique pour défendre « son » art, comme le défendait Sékou Touré14 lors du discours qu'il a prononcé au deuxiéme congrés des artistes et des écrivains noirs à Rome en 1959. « Pour être efficace dans l'action, vous devez vous-même faire partie intégrante de l'Afrique et de sa pensée ; vous devez appartenir à cette énergie populaire qui s'est mobilisée pour la libération, le progrés, le bonheur de l'Afrique. Hors de l'Afrique, partout oü l'on se bat pour le droit de l'artiste ou de l'intellectuel, on est personnellement concerné par l'Afrique et on ne fait qu'un avec son peuple dans la grande

13 David Elliott, « Dakar : Une vraie dynamique », DAK'ART 2000, Biennale de l'art africain contemporain, Dakar, 2000, p.12-13.

14 Ahmed Sékou Touré (9 janvier 1922, Faranah - 26 mars 1984, Cleveland) est le premier président de la République Guinéenne en poste après l'indépendance, obtenue de la France en 1958. Il restera président de la Guinée, jusqu'en 1984.

bataille de l'humanité souffrante. » Nous arrivons ici aux délicates questions de l'identité africaine et de l'éligibilité des artistes. Il convient donc d'interroger ces derniers pour voir si l'exposition Africa Remix a réellement ouvert, comme le dit Simon Njami, « des pistes vers une réflexion renouvelée ».

Après avoir évoqué le parcours précis des commissaires d'exposition d'Africa Remix, nous allons essayer de comprendre comment ont été sélectionnés les artistes pour Africa Remix. Ainsi, nous démontrerons que les critères de sélection des artistes dépendent à la fois de la vision des commissaires, mais aussi de tout un environnement esthétique et intellectuel, qui forge ces critères. Cet environnement englobe un certain nombre de paramétres, afférents à l'écriture de l'histoire de l'art africain contemporain par ces protagonistes, Occidentaux ou non, et aux points de vue voire aux dictats qu'ils développent pour tenter de définir un art contemporain africain (si définition il peut y avoir). Nous rentrons donc ici dans le noyau dur de la problématique de ce mémoire : comment définir l'art contemporain africain ? Et à ce titre, comment sélectionner des artistes sensés représenter cet art dont les contours flou et glissants nous échappent, malgré les nombreuses tentatives de théorisation auquel il est soumis ?

C. Éligibilité des artistes

La plupart des artistes Africa Remix ont déjà participé à des expositions organisées par les commissaires précités15. En étudiant leur participation à 6 manifestations majeures : Magiciens de la terre, Partages d'exotismes, Check List Luanda Pop, Les Afriques ou Joburg Art Fair, nous nous apercevons de la récurrence de certains artistes comme Ghada Amer, Bili Bidjocka, Amal Kenawy ou Barthélémy Toguo dans ces expositions. Pour la procédure de sélection, la plupart des artistes ont du faire parvenir au Centre Pompidou, à Marie-Laure Bernadac, des dossiers de sélection comprenant, de manière classique, des photographies des oeuvres précédemment réalisées et un exposé sur leur projet d'exposition. « Il fallait qu'à chaque fois, les choix soient validés par l'ensemble des commissaires, chacun apportait ses « dossiers » mais en général tout le monde était

15 Voir Volume annexes, annexe 23 Liste comparée des artistes Africa Remix, p.85.

d'accord. Il y a eu quelques tensions intéressantes sur la présence des « Magiciens » dans l'exposition : Simon Njami était assez contre car il voulait sortir cette exposition cette conception ; nous avons fait aussi deux ou trois concessions quant à la collection Jean Pigozzi, mais en même temps nous voulions absolument exposer Bruly Brouabé et d'autres artistes de sa génération représentés par Jean-Hubert Martin16.» On voit ici, d'après cette citation de la commissaire du Centre Pompidou que des tensions se sont révélées quant à la sélection des artistes. Mais n'est-ce pas justement la force d'Africa Remix, que de rassembler des artistes défendus par des personnages porteurs de visions singulières et différentes ?

Du point de vue des artistes, puisque c'est bien d'eux qu'il s'agit, et de « leurs individualités » mises en avant dans cette exposition, les avis divergent. Soly Cissé explique qu'il avait entendu parler de ce projet d'exposition par Simon Njami dès 2003. Il a également du envoyer son projet et l'argumenter de Dakar, mais certains artistes semblaient prévenus officieusement par certains commissaires et semblaient déjà « présélectionnés ». Simon Njami, interrogé par Philippe Dagen explique sa démarche : « Depuis plus de vingt ans, je voyage en Afrique et je rencontre des artistes. Certains se sont donc imposés naturellement dans le temps comme les piliers de l'exposition. D'autres ont été choisis en fonction du concept de l'exposition »17. Se pose alors la question suivante : comment les artistes peuvent-ils se positionner face à ces concepts, à ces critères de sélection dont les frontières sont en perpétuelle mutation ? Comment articuler leurs oeuvres avec cette relecture de l'histoire qui implique également de « créer un cadre théorique qui rende les différents aspects de cette exposition accessibles à un large public » ? Certains artistes rejettent complètement cette étiquette et refusent catégoriquement de se laisser enfermer dans ce grand tiroir « d'artiste contemporain Africain ». C'est le cas d'Hassan Musa, qui avait refusé de participer à l'exposition Partage d'exotismes et dont la lettre adressée à Jean-Hubert Martin avait été publiée par Thierry Raspail dans le catalogue de l'exposition. Cette lettre résume, de mon point de vue, assez bien, le complexe identitaire dans lequel se trouvent plongés certains artistes et conclue parfaitement notre exposé sur la question de la sélection des artistes.

« Peut-être que mon intérêt pour l'art africain est lié à mon séjour en France durant ces deux dernières décennies. Il m'est arrivé de nombreuses fois, en tant qu'artiste, qu'on me renvoie à mes origines africaines et à une certaine image de l'Afrique. J'ai été contraint, - moi artiste venant de l'Afrique ! - de considérer l'art africain plutôt comme une entrave à mes projets artistiques que comme un cadre propre à leur épanouissement. « C'est quand même ton identité et tes racines ! » s'indignait un ami jamaïcain qui a toujours résidé à Londres, à qui je disais qu'il n'y avait pas d'art africain. Aujourd'hui, je me dis que tant mieux si mon nom figure dans les fichiers de quelques organisateurs d'expositions d'art africain. Ces quelques dizaines de personnes dispersées dans les capitales européennes, souvent liées à des organismes internationaux, et impliquées, d'une manière ou d'une autre, dans la présentation des production artistiques extra-européennes en Occident, sont la seule possibilité pour les créateurs africains de montrer leur travail au monde. « No problem » si les « artistes Africains » concernés sont en conformité avec les normes de l'art-africaniste du moment oü il s'agit de leur choix, mais moi, quand je dis que je ne suis pas d'accord avec ces normes, je risque de me retrouver ignoré, voire maudit, par les seules institutions qui pourraient m'aider à montrer mon travail18

Quels sont donc ces normes, ces critères Occidentaux mis à l'oeuvre pour la sélection des artistes ? C'est au travers des questions de la diaspora, de la contemporanéité africaine, et du syncrétisme, termes qui constituent le cadre théorique de cette exposition que nous allons tenter de répondre à cette question.

D. Identité africaine, circonscription d'un espace géographique et syncrétisme dans l'exposition

. Être un artiste Africain aujourd'hui ? Quelle appartenance géographique ?

« En disant que ce sont les ancêtres des Négres, qui vivent aujourd'hui principalement en
Afrique Noire, qui ont inventé les premiers les mathématiques, l'astronomie, le calendrier,
les sciences en général, les arts, la religion, l'agriculture, l'organisation sociale, la

médecine, l'écriture, les techniques, l'architecture (...) en disant tout cela on ne dit que la modeste et stricte vérité, que personne, à l'heure actuelle, ne peut réfuter par des arguments dignes de ce nom. Dès lors le Nègre doit être capable de ressaisir la continuité de son passé historique national, de tirer de celui-ci le bénéfice moral nécessaire pour reconquérir sa place dans le monde moderne, sans verser dans le nazisme à rebours, car la civilisation dont il se réclame eût pu être créée par n'importe quelle race humaine - pour autant que l'on puisse parler d'une race - qui eût été placée dans un berceau aussi favorable, aussi unique19. »

« Et simplement, encore une fois, dans cette zone géographique-là, les réponses sont différentes de celle de l'Amérique latine parce que le principe historique a été différent. Mais ce que je dis souvent, c'est comment pourrait-on définir une espèce « d'homoafricanus » quand en Afrique il y a l'Algérie , la Tunisie , le Maroc , l'Égypte , l'Afrique du Sud , etc. ? Donc, ça, c'est une impossibilité. Qu'il y ait des artistes Africains, oui, qu'il y ait un art africain, non. Tous ceux qui sont dans une espèce d'essentialité, dans une espèce de nature première, se fourrent le doigt dans l'oeil. Il y avait, il y a eu tout un débat sur l'authenticité. Vous êtes né ici, vous vivez là, vous êtes plutôt dans la brousse, vous parlez aucune langue entre guillemets « coloniale », vous êtes vraiment Africain. Ça, c'est des âneries aberrantes. Il suffit de regarder l'histoire. Même avant l'arrivée des premiers Européens, l'Afrique était déjà un vaste bastringue de circulation. Le Maroc venait saccager Tombouctou , les Zoulous voulaient prendre... donc les gens se mélangeaient20. »

Bien loin des conceptions historiographiques de Cheikh Anta Diop, Africa Remix, pose la question de la géographie africaine, dans ce « vaste bastringue de circulation ». Le sous-titre L'art d'un continent implique la présentation exhaustive de l'art de tout un continent. Mais de quel berceau favorable proviennent ces artistes ? L'Afrique21 est

19 Cheikh Anta Diop, Nations Nègres et Culture, Présence Africaine, Paris, 1999, p.401.

20 Simon Njami, retranscription d'une interview télévisuelle accordée à TV5 Monde. Source : http://www.tv5.org/TV5Site/publication/galerie-16-10-Simon_Njami.htm

21 Elle englobe les pays suivants : Afrique de l'Est : Burundi, Comores, Djibouti, les Îles Éparses (France), l'Érythrée, l'Éthiopie, le Kenya, Madagascar, Malawi, Maurice, Mayotte (France), le Mozambique, La Réunion (France), le Rwanda, les Seychelles, la Somalie, la Tanzanie, l'Ouganda, la Zambie, le Zimbabwe ; Afrique Centrale : l'Angola, le Cameroun, le Centrafrique, le Tchad, le Congo, la République démocratique du Congo, la Guinée équatoriale, le Gabon, Sao Tomé-et-Principe ; Afrique du Nord : l'Algérie, l'Égypte, la Libye, le

communément décrite comme « le grand continent » d'une superficie de 30 206 704 km2 pour 944 millions d'habitants. Le nom Afrique engendre lui-même des interrogations puisqu'il pourrait provenir à la fois du mot berbére « Ifren » (une divinité berbère et aussi une tribu berbère, les Banou Ifren), du nom « Afridi » (une tribu qui vivait en Afrique du Nord près de Carthage) ou encore du berbère « Taferka » (terre, propriété terrienne). Celui qui vit sur une propriété terrienne est nommé « Aferkiw », cela a donné africanus en latin, dont le territoire correspond à la province romaine d'Afrique. Ce nom a donné en arabe ÇíÞíÑÅ « ifrîqîyâ » qui désignait jadis l'actuelle Tunisie et aurait donné la désignation de l'Afrique dans son sens moderne. Au même titre que l'étude du mot Europe nous plongerait dans une complexité géographique et historique, ce bref écart étymologique nous fait prendre conscience de la difficulté de circonscrire un espace continental. Plus espace mental qu'espace physique, la conception de l'Afrique est à la fois déterminée par l'histoire de ses peuples et par ceux qui ont fabriqué son histoire - guerres tribales et religieuses, commerce triangulaire et esclavagisme, création des états africains puis projections fantasmagoriques d'un Occident coupable, fasciné et effrayé par ce grand continent -, et par des réalités physiques qui la définissent. L'Afrique dont la majorité de ses habitants, comme le souligne Simon Njami, « n'ont pas l'age de leur nation », l'Afrique qui existe aussi par ses accords interétatiques et régionaux (la CEDEAO22, l'UEMOA23, l'OUA24, ou encore la Communauté des États sahélo-sahariens), l'Afrique qui n'en finit pas de muter et de changer de formes... Il existe bien des Afriques, et non une Afrique qu'il semble difficile de réduire à un cliché, le temps d'une exposition, sur catalogue glacé....

Plus concrétement et en ce qui concerne les artistes et l'analyse de leur appartenance aux différentes zones géographiques africaines, nous pouvons constater que 24 artistes exposés sont issus de la « diaspora » (nous entendons par diaspora des artistes immigrés qui résident et exercent hors de leur pays d'origine) et que 62 résident en Afrique. La majorité viennent d'Afrique de l'Ouest (23 artistes soit environ 27%) et des pays du

Maroc ; Sahara Occidental : le Soudan, la Tunisie, les Canaries (Espagne) ; Dépendances européennes en Afrique du nord : Ceuta (Espagne), Madère (Portugal), Melilla (Espagne) ; Afrique Australe : le Botswana, le Lesotho, la Namibie, l'Afrique du Sud, le Swaziland ; Afrique de l'Ouest : le Bénin, le Burkina Faso, le Cap-Vert, la Côte d'Ivoire, la Gambie, le Ghana, la Guinée, la Guinée-Bissau, le Libéria, le Mali, la Mauritanie, le Niger, le Nigeria, Sainte-Hélène (R.U), le Sénégal, la Sierra Leone et le Togo.

22 CEDEAO, Communauté économique des États d'Afrique de l'Ouest.

23 UEMOA, Union économique et monétaire Ouest Africaine.

24 OUA, ou UA, Union Africaine.

Maghreb (12 artistes soit 20%). Nous pouvons noter aussi une surreprésentativité des artistes d'Afrique du Sud (13 artistes soit 21% du nombre total des artistes) par rapport aux autres régions de provenance des artistes que nous classons comme suit : Maghreb, Afrique Saharienne, Afrique de l'ouest, Afrique de l'Est, Afrique Australe, Afrique du Sud et Océan Indien25. Par contre, on peut derechef noter que beaucoup de pays d'Afrique ne sont pas représentés dans cette exposition : le Botswana, le Burkina-Faso, Cabinda, les Comores, le Congo, Djibouti, l'Érythrée, la Gambie, la Guinée, la Guinée-Bissau, la Guinée Équatoriale, le Lesotho, le Libéria, la Lybie, Malawi, la Mauritanie, la Namibie, le Niger, l'Ouganda, le Rwanda, São-Tomé-et-Principe, la Somalie, le Swaziland, le Tchad, le Togo, la Zambie et Zanzibar soit environ la moitié des pays de la zone Afrique. Peut-on alors parler de l'art d'un continent ? Est-on jamais exhaustif en voulant présenter l'art de tout un continent, notion à la base bien glissante et très discutable comme nous venons de le démontrer ? Simon Njami se défend de cette prétention en répondant : « Africa Remix n'est pas un salon de la création africaine qui présenterait une vision panoramique de l'art en Afrique, mais un essai, au sens le plus littéraire du terme »26.

L'exhaustivité « géographique » n'était pas le but de cette exposition et la surreprésentativité de certains pays peut-être assimilée à un manque de structures dont souffrent certains pays en Afrique. D'autres pays comme l'Afrique du Sud, mieux dotés que leurs voisins, pourraient ainsi « produire » de l'art contemporain à une autre échelle ? Pour Jean-Loup Amselle, l'Afrique est « un continent à deux vitesses », et le nombre limité de certains artistes semble être fortement lié au manque de lieux de monstration, de production et d'enseignement de l'art.

25 Voir Volume annexes, annexe 20 Liste des artistes par zones géographiques, p.82.

26

Enfin, nous pouvons ajouter que cette exposition, dans ses aspects positifs, permet un élargissement de la vision de l'artiste Africain. Elle rassemble des artistes qui ont tous un lien avec l'Afrique, aussi ténu qu'il soit (on pense à des artistes comme Zoulikha Bouabdellah, née et grandie en Russie ou à Yinka Shonibare, né à Londres), des artistes blancs d'Afrique du Sud ou encore des artistes métis (bien que cette problématique de la couleur de peau soit dépassée, fort heureusement, depuis des années dans les expositions « africaines », elle ne semble pas toujours être une évidence).

« Africa Remix », propos de Simon Njami recueillis par Héliane Bernard et Alexandre Faure, Neuf de coeur, Paris, éditions du Seuil, n°4, 2005, p.13.

. L'inclusion de l'Afrique du Nord

Depuis quelques années, les artistes des pays du Maghreb, ou de l'Afrique du Nord, sont intégrés dans les expositions d'art africain. Marie-Laure Bernadac, affirme que « Cette exposition, intitulée Africa Remix, englobe pour la première fois, je crois, sous la notion « d'art africain », ou la désignation « Afrique contemporaine » des pays d'Afrique du Nord. ». Or, il n'en est rien. Déjà en 2000, la biennale de Dakar s'enorgueillait d'intégrer des artistes d'Afrique du Nord dans sa programmation : « Et pour la première fois cette année, les oeuvres, présentées en plus grand nombre, couvrent le continent dans toute sa longueur puisqu'elles vont de l'Afrique du Sud à la Tunisie et au Maroc»27. D'autres expositions comme Die Andere Reise : Afrika und die Diaspora de Yacouba Konaté en 1996 présentait des artistes maghrébins comme l'algérienne Houria Niati. Historiquement, les premiers contacts transsahariens s'établirent entre le VIIIème et le Xème siècle au travers notamment des civilisations Berbères (Khârijites, Almoravides). Ce furent essentiellement des échanges commerciaux ayant naturellement suscité des dynamiques d'échanges des cultures (linguistiques, religieuses, etc.). Autant de facettes d'une histoire et d'un quotidien marqués également par les réminiscences douloureuses de l'esclavage en terre d'islam. Bref, si la question de l'appartenance identitaire de l'Afrique du Nord au continent Africain est un débat quasi millénaire, nous pouvons ajouter que cette question a été largement étudiée par des scientifiques, des écrivains, des intellectuels qui se sont demandé quelle culture était partagée par ces deux zones géographiques. Par-delà les incontournables aspects historiques, pour mieux comprendre aujourd'hui la timidité voire la frilosité des relations culturelles entre le Maghreb et l'Afrique noire, on peut s'interroger sur des problématiques communes, développées par des grandes figures littéraires comme l'avantgardiste Martiniquais Frantz Fanon, précurseurs du panafricanisme incarné par Lumumba ou le prix Nobel nigérian Wole Soyinka. Une des étapes majeures de cette intégration de l'Afrique du Nord dans l'Afrique continentale s'opère également avec les travaux de l'historien et anthropologue Sénégalais Cheikh Anta Diop évoqués plus haut comme historiographiques mais aussi instigateurs d'un lien conceptuel et scientifique nouveau entre ces deux zones géographiques et culturelles. En invitant à considérer l'Égypte comme une civilisation négro-africaine, et comme le lieu d'origine des autres civilisations, et

27 David Elliott, « Dakar : Une vraie dynamique », op.cit., p.16.

bien que ses thèses soient encore aujourd'hui trés controversées, il propose un nouveau regard sur la relation de l'Afrique du Nord avec le reste du continent. Père de l'afrocentricité, décrit comme « le restaurateur de la conscience noire », ses recherches ont peut-être permis d'étendre cette conscience africaine au nord de l'Afrique.

Aujourd'hui, si un certain dynamisme des échanges économiques Afrique-noire / Maghreb est reconnu, le bilan des initiatives culturelles demeure assez disparate. Autrefois dénommée « l'Afrique blanche » (désignant les territoires méditerranéens : Maroc, Algérie, Tunisie, Libye et Égypte), l'intégration de l'Afrique du Nord dans cette exposition est symboliquement cruciale et nous semble devoir être encouragée. Comme le dit Zoulikha Bouabdellah dans un entretien qu'elle a accordé à Sarah Ligner en 2006 : « Notre continent, c'est l'Afrique. Et de toute façon, il suffit de descendre au sud de l'Algérie, de se déplacer de deux cent kilomètres, on arrive dans le désert, et là, on ne se dit plus qu'on est Arabe, mais qu'on est Africain. C'est l'africanité qui prime. Je pense que même si l'éducation qu'on a en Afrique du Nord n'est pas tournée vers l'Afrique, des qu'on a l'occasion de prouver qu'on est Africain, il faut le faire. C'est pour cela moi que j'assume complétement d'être dans Africa Remix»28.

. La diaspora

La diaspora désigne la dispersion d'une communauté ethnique ou d'un peuple à travers le monde. Parmi les diasporas les plus connues, on peut citer la diaspora juive, la diaspora irlandaise, la diaspora palestinienne, la diaspora libanaise, la diaspora africaine etc. Le nombre de personnes en situation de diaspora peut être estimé à 600 millions, soit 10 % de l'humanité. Le rapport de la Commission globale sur les migrations internationales (ONU) évalue à 200 millions le nombre de migrants (dans un rapport de 2005). On peut multiplier par trois ce chiffre pour évaluer le nombre de diasporiques, citoyens ou non des pays d'accueil. À l'origine, ce terme ne recouvrait que le phénomène de dispersion proprement dit. Aujourd'hui, par extension, il désigne aussi le résultat de la dispersion, c'est-à-dire l'ensemble des membres d'une communauté dispersés dans plusieurs pays. Á

28 Sarah Ligner, La place des artistes contemporains africains à travers l'analyse de l'exposition Africa Remix, École du Louvre, mémoire d'étude, sous la direction de Madeleine Leclerc, 2006-2007, « Entretien avec Zoulikha Bouabdellah », p. 114.

ce titre, le terme de diaspora utilisé par les commissaires de l'exposition Africa Remix se rapproche de celui d'immigration, qui me semblerait plus approprié à la situation de certains artistes Africains expatriés. L'immigration désigne l'entrée, dans un pays, de personnes étrangères qui y viennent pour y séjourner et y travailler. De plus, le mot immigration vient du latin immigrare qui signifie « pénétrer dans », ce qui symboliquement et transposé à l'art contemporain pourrait aussi convenir. C'est-à-dire que ces artistes migrent pour vivre et travailler dans un autre pays, y pénètrent et choisissent leur propre position, leur propre degré d'implication voire d'éloignement de leur culture d'origine. De plus, la diaspora africaine désigne précisément une population qui résulte de la déportation d'Africains à l'époque de la traite esclavagiste du XVIème au XIXème siècle et de leurs descendants à travers le monde. Il convient donc d'être prudent face à ce terme de diaspora bien qu'il permette dans le contexte d'Africa Remix de « consacrer une identité africaine horslimite»29. D'ailleurs, on peut citer ici l'exposition organisée par Olu Oguibe et Salah Hassan en 2001 lors de la 49ème biennale de Venise : Authentic / Ex-centric : Africa in and out qui traitait de la question de la diaspora et de l'intégration de ces artistes dans les expositions d'art contemporain africain en Occident et en Afrique.

Ce terme de diaspora nous amener au deuxième point théorique important de ce mémoire : le syncrétisme à l'oeuvre dans cette exposition. L'artiste africain, porte donc en lui une culture africaine, quelle qu'elle soit, et se positionne à la croisée de plusieurs identités qu'il intégre dans ses oeuvres et qui constituent son être, son noyau dur identitaire. A l'image de son commissaire général, cette exposition est chargée d'un métissage culturel, et bien plus encore d'un syncrétisme qui se joue de tous les clichés et déjoue les faux-semblants et les projections Occidentales sur ce qu'est être Africain ou pas. D'ailleurs, Simon Njami, lors de ses communications, se plait à déstabiliser son public en racontant cette anecdote : « Je suis né à Lausanne de parents Camerounais. J'habite à Paris, ou j'ai passé plus de la moitié de ma vie. A Lausanne, j'étais considéré comme un Camerounais. Plus tard, à Paris, j'étais Suisse. Quand je suis retourné au Cameroun, je suis devenu Européen, et finalement, aux États-Unis ou j'enseigne parfois, je suis surpris de découvrir

que je suis Français. Cet être multiple, aux identités diverses, n'est néanmoins qu'une seule personne : moi, à Lausanne aussi bien qu'à Douala, à Paris ou à San Diego»30.

Jusqu'oü la personnalité d'un commissaire transparait-elle dans le cadre théorique d'une exposition ? Qu'entend Simon Njami par syncrétisme et comment ce syncrétisme est-il manifesté dans le contenu de l'exposition ?

. Le syncrétisme dans l'exposition

« Les danses, les oeuvres d'art, les joueurs de dominos aux maillots de corps d'un blanc immaculé, cette façon particulière de sourire, de marcher, ces cultes qui participaient à la fois de la plus pure chrétienté et du plus primitif animisme, se rassemblaient pour forger une culture autre et à la fois semblable. Ce que j'appellerai la culture de la mémoire inventée, et que d'autres appellent le syncrétisme31. » Cette phrase de Simon Njami en 1993, donne déjà l'essence de sa conception du fait syncrétique. Initialement, le syncrétisme désigne une philosophique ou une religion basées sur le mélange de plusieurs doctrines différentes. Tout d'abord appliqué à une coalition guerrière, il s'est étendu à toutes formes de rassemblement de doctrines disparates. Lors d'une coexistence culturelle, le syncrétisme est un métissage culturel, c'est-à-dire, une véritable création de nouveaux ensembles culturels qui trouvent une nouvelle cohérence à partir de plusieurs cultures différentes. Pour parler des syncrétismes africains, Simon Njami évoque volontiers l'histoire : « Donc quand l'Europe est arrivée, à fortiori, il y a eu tout un tas de religions qui sont des syncrétismes, des remix. Le vaudou , c'est quoi si ce n'est un remix, mais quelque chose qui est « authentiquement » entre guillemets africain. Donc il n'y a pas d'authenticité si ce n'est celle du mélange et de l'appropriation. Ce que les Brésiliens appelaient l'anthropophage, l'anthropophagie, c'est ça l'Afrique»32 . Notons ici que Simon Njami assimile le terme syncrétisme au terme remix. Lorsque qu'il emploie le terme syncrétique, (que Simon Njami affectionne particulièrement et qui revient dans nombre de ses communications), nous pouvons donc entendre également métissage ou hybridation. Deux

30 Simon Njami, « Mozart and me », in: Looking both ways, art of the contemporary African Diaspora, New York, Museum of African Art, 2003, p.15.

31 Simon Njami, « Caraïbes ou l'invention de la mémoire », in Revue Noire, mai 1993.

32 Simon Njami, retranscription d'une interview accordée à TV5 Monde, op. cit., p.21.

oeuvres reflétent tout particulièrement cette pensée dans l'exposition : celles de Paulo Capela et d'Abdoulaye Konaté. Dans L'Initiation, ce dernier présente sept figures brodées qui sont la métaphore, selon l'artiste, des sept régimes de croyances auxquels le 20ème siècle a été soumis. Au bas de chaque tableau se trouvent des symboles relatifs à la cosmogonie dogon. Le dernier illustre une initiation encore en vigueur liée à la mort. Dans ces représentions, des symboles mystiques issus de différentes cultures sont associés sur un même pan de tissu. Ils témoignent du syncrétisme religieux qui s'est opéré entre l'Afrique et les autres cultures, tout en critiquant les hégémonies religieuses qui constituent pour lui une entrave au développement des pays africains.

Paolo Capela, artiste autodidacte Angolais, confronte dans Che Guevarra, une installation de 1999, l'expérience religieuse et l'immédiateté socio-historique. Il constitue des autels syncrétiques qui mélangent des éléments de ses croyances religieuses et des symboles de ses convictions politiques. Non sans rappeler formellement la démarche archiviste, tentaculaire de Georges Adeagbo, l'oeuvre de Paolo Capela, semble phagocyter une somme de références mystico-politiques avant d'en recracher un substrat esthétique singulier et puissant, oü peuvent s'enraciner de nouvelles croyances hybrides. Mais la presque totalité des propositions d'Africa Remix pourraient être citées comme exemple d'oeuvres syncrétiques, si l'on postule que ce terme permette d'élargir encore la vision portée sur les artistes Africains. Leur démarche mélange aujourd'hui Afrique traditionnelle et Afrique moderne, remixe les lieux communs sur l'Afrique et les Africains, et mets en scene leurs différences dans une hybridation qui nous invite à repenser l'identité africaine.

Le terme de diaspora permet ainsi d'élargir le cercle de l'art contemporain africain géographiquement tandis que le vocable syncrétisme le fait rayonner, au-delà d'un simple frottement culturel, vers de nouveaux « ensembles culturels qui trouvent une nouvelle cohérence ».

E. Quelle contemporanéité pour les artistes Africains ?

Traiter du fait contemporain est aussi complexe pour une exposition « Occidentale » que pour une exposition « africaine ». L'expression « art contemporain » est habituellement utilisée pour désigner les pratiques et réalisations d'artistes d'aujourd'hui, ainsi que les musées, institutions, galeries montrant leurs oeuvres. Elle signifie donc simultanéité entre deux choses. Donc, est contemporain ce qui est dans le même temps que le sujet. Vincent Descombes33 en donne une définition qui nous aide à préciser notre pensée. Il distingue deux notions temporelles dans l' « actualité de l'art contemporain » : « le contemporain » et « l'actuel ». Le contemporain, du point de vue philosophique apparaît tout d'abord comme « la pointe avancée du monde moderne ». Le contemporain est le présent le plus récent. L'actualité est donc un des matériaux de construction du contemporain. Deuxièmement, le fait contemporain peut aussi relever de la philosophie du temps. Or, le temps est fait de changements, et là oü rien ne change, il n'y a pas de temps. Le contemporain est donc ici conçu comme un « concours entre plusieurs changements actuels », et être contemporain, c'est « partager la même actualité historique ». Comprendre ce qui est contemporain suppose donc un certain recul critique. Il y donc toujours de l'histoire dans le présent, ce que Marc Bloch appelle une relation « avec un passé tout voisin du présent ». N'est-ce pas ce qu'avance Simon Njami lorsque dans son texte introductif il dit que « aborder le fait contemporain en Afrique conduit inévitablement à relire l'histoire » ? Nous opterons donc pour cette définition de la contemporanéité. Pour finir avec les propositions conceptuelles du philosophe Vincent Descombes, l'actualité en revanche, étudie « l'absolu contemporain du contemporain ». L'actualité est ce qui se produit effectivement, ce qui nous affecte sans que les journaux en parlent forcement. Elle incite à une prise de position et sa temporalité est plus celle du critique d'art que de l'historien de l'art. L'histoire fait le tri à sa suite car le point de vue immédiat qu'elle suscite peut conduire à l'erreur ou aux malentendus. Dans l'actualité, « les vérités sont passagères », dans l'histoire, « leur durée de validité est beaucoup plus longue ». Enfin, il résume sa démonstration ainsi : « L'actualité sert à cerner les problématiques présentes, donc à construire le contemporain. Le contemporain est une relation entre tous les ingrédients de l'actualité ».

Mais appliquée à l'art, cette notion, sans perdre son caractère philosophique, revêt un caractére esthétique. Ce caractére devient polémique, puisque les acteurs n'ont peutêtre pas le recul nécessaire pour effectivement analyser les oeuvres dans un rapport d'historien d'art. D'oü toute la polémique que peut engendre le titre de l'exposition que nous étudions. En partant du fait que l'histoire de l'art contemporain africain est en train de s'écrire, et « qu'aborder le fait contemporain en Afrique conduit inévitablement à relire l'histoire» 34, cette exposition nous questionne sur l'intégration des expressions du passé dans cette contemporanéité, c'est-à-dire sur le dialogue entre les pratiques d'hier et d'aujourd'hui dans l'art africain. Mais pourquoi les artistes Africains devraient à tout prix intégrer des formes d'expression du passé dans leurs ? S'il y a toujours de l'histoire dans le présent, cette histoire ne peut-elle pas se manifester de façon subtile dans les oeuvres, de manière intrinsèque, sans compiler à tout prix des techniques anciennes et des médiums plus modernes ? Nous ne nous étendrons pas plus sur ce sujet très dense de « l'Afrique moderne » et de « l'Afrique ancienne » qui nécessiterait un analyse complète, mais nous pouvons conclure ainsi : dans n'importe quelle exposition occidentale, les générations sont mélangées et aucun complexe théorique n'impose aux commissaires de sélectionner des artistes jeunes ou vieux, vivants ou morts, actuels, contemporains ou « ultra contemporains ». Bref, débattre de ce fait contemporain nous semble ici dépassé, car si les intentions de cette exposition sont bien de donner un panorama de la création contemporaine actuelle et de lui permettre de se positionner, « au même titre que l'art contemporain européen, pas seulement comme une représentation uniquement esthétique mais aussi comme une illustration historique, politique, idéologique. », le terme contemporain semble ici employé à juste titre. Être contemporain, c'est tout simplement être, avec peut-être, pour les artistes Africains une somme d'identités qui s'hybrident, mais qui leur permet aussi de restituer des oeuvres chargées de tout ce qui compose leur histoire, leur environnement et leur individualité. La frontière avec les artistes d'une autre « catégorie » devient donc très mince voire inexistante et la contemporanéité des artistes sélectionnés ne semble pas être un handicap ou une incohérence théorique dans l'exposition. Les artistes Africains, existent en même temps que leurs sujets, ce qui en fait des êtres contemporains comme nous tous.

Nous avons donc vu dans cette première partie quels étaient les différents enjeux de l'exposition Africa Remix. Ces enjeux résident principalement dans l'envergure du projet et dans l'acception de termes comme diaspora, syncrétisme et contemporanéité dans le cadre théorique du projet. Cependant, cette acception est également forgée par les critères personnels du commissaire général mais aussi par les critéres d'une esthétique européenne particulière. L'intention initiale des commissaires, - et nous avons pu observer que la vision de Simon Njami prime clairement sur celle des autres protagonistes, les convictions de Jean-Hubert Martin ayant été l'objet de discussions et de rejets, puis de concessions pour pouvoir exposer certains artistes phares d'Africa Remix, exposition à laquelle lui seul pouvoir les persuader de participer -, est de métamorphoser le « chaos » Africain, par des « pistes de réflexion renouvelées ». Á propos de ces « réflexions renouvelées », que l'on peut aussi appeler des critéres, Hassan Musa, toujours dans sa lettre de refus de participer à l'exposition Partage d'exotismes, explique : « Moi, artiste né en Afrique (çà c'est une catégorie !), je pense que ce que l'on appelle l'art africain contemporain n'est qu'une évolution possible de la tradition européenne, et que si, à notre époque, on favorise la production artistique des Africains au lieu de celle des Esquimaux ou des Amérindiens, cela ne tient pas à la qualité artistique de cette production africaine, mais plutôt aux circonstances de l'évolution de la pensée esthétique européenne. Le jour viendra ou l'esthétique européenne tournera le dos à l'art africain pour d'autres catégories plus aptes à porter ses attentes. [...] La principale attente esthétique européenne est éthique (nous n'avons plus de sacré depuis que nous avons mis le Christ au musée, écrit P.Gaudibert qui voyait dans l'art africain une immense réserve de sacré). L'éthique permet aux hommes de se définir par rapport à eux-mêmes, de définir les limites entre le bien et le mal, de fixer les normes de la vie et de l'art etc. Or si l'obsession de l'éthique de l'Europe se focalise sur l'Afrique, c'est peut-être parce que c'est en Afrique où les Européens se sont comportés, et se comportent encore aujourd'hui, d'une manière dénuée d'éthique. Ainsi, ces âmes troublées se livrent régulièrement au lavage des pieds des africains dans ces manifestations artistiques européennes ou l'Africain est consacré artiste ayant son « faire-valoir » dans le sang !»35.

Ainsi, la sélection des artistes et le cadre théorique de l'exposition, correspondraient à des critères troublés par les histoires respectives et en même temps liées de l'Europe et de l'Afrique ; et par la personnalité des commissaires, peut-être submergés, eux aussi, par leurs propres dualités et leurs propres complexes identitaires. Comment sortir de ces questions récurrentes ? Africa Remix a-t-elle réellement renouvelé des pistes de réflexion sur l'art contemporain africain ? Après avoir défini et étudié ses partis pris, nous allons tenter de la décrire physiquement et conceptuellement dans sa forme, ce qui va nous permettre de révéler ses réussites et ses faiblesses, puis d'en dresser un bilan.

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