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La transgression du Sacré (XIIème- XIIIème siècle)

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par Jean-François POISSON-GUEFFIER
Paris III Sorbonne Nouvelle - Master 2 2012
  

Disponible en mode multipage

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UNIVERSITE SORBONNE NOUVELLE PARIS 3
Département Littérature & linguistique
Françaises et latines
Master 2 - Lettres modernes

LA TRANSGRESSION DU SACRE

(Roman de Renart, Isopets, Fabliaux)

Mémoire préparé sous la direction de
Madame le Professeur Catherine CROIZY-NAQUET

par
Jean-François POISSON-GUEFFIER

Année universitaire 2011-2012

N° étudiant : 20406135

Adresse : 12-13 Place du Marché aux Herbes

60200 COMPIEGNE

Téléphone : 06 63 42 18 60. Courriel : jeanfran_2@yahoo.fr

(Seigneur, donnez-moi la faculté de ne jamais prier, épargnez-moi l'insanité de toute adoration, éloignez de moi cette tentation d'amour qui me livrerait pour toujours à Vous. Que le vide s'étende entre mon coeur et le ciel ! Je ne souhaite point mes déserts peuplés de votre présence, mes nuits tyrannisées par votre lumière, mes Sibéries fondues sous votre soleil. Plus seul que vous, je veux mes mains pures, au rebours des vôtres qui se souillèrent à jamais en pétrissant la terre et en se mêlant des affaires du monde. Je ne demande à votre stupide omnipotence que le respect de ma solitude et de mes tourments. Je n'ai que faire de vos paroles ; et je crains la folie qui me les ferait entendre. Dispensez-moi le miracle recueilli d'avant le premier instant, la paix que vous ne pûtes tolérer et qui vous incita à ménager une brèche dans le néant pour y ouvrir cette foire des temps, et pour me condamner ainsi à l'univers - à l'humiliation et à la honte d'être).1

1 Emil Michel CIORAN, Précis de décomposition, « L'Arrogance de la prière », Gallimard, coll. « Tel », 1949, p. 127

Introduction 5

CHAPITRE I - ECRITURES DE LA TRANSGRESSION 10

A. Transgressions du corps 12

1. Exaltation du corps grotesque et contemptus mundi 12

a. Obscénité et transgression 12

b. Gula et vision grotesque du corps 16

c. Transgression de l'interdit alimentaire 18

2. Erotisme et transgression 20

a. Triangle érotique, mirage érotique et profanation du sacrement matrimonial 20

b. Copula carnalis et démesure : lassata sed non satiata (Juvénal) 22

c. Uranisme, perversion, transgression 24

d. Exaltation du langage érotique 26

B. Transgression du langage et éloquence sacrée 28

1. Sens littéral et transgression du verbe 28

2. Séduction du verbe et vacillement du monde 29

a. Irréalité du discours renardien : tout un monde in ore Reinardi 30

b. Couleurs de rhétorique de l'éloquence judiciaire 31

c. Transgression du code, vacillement du monde 33

3. Transgression des paroles consacrées 34

a. la confession, sacrement de pénitence et de réconciliation 35

b. la prière, offrande spirituelle (Tertullien) 36

c. Ordo missae et mise à mal de la parole liturgique 38

d. Sacrilège et blasphème, péchés de la langue 40

C. Transgressions eschatologiques 42

1. Transgression et « souillure de la mort » (Roger Caillois) 42

2. Transgression et déception 45

CHAPITRE II - LA TRANSGRESSION DES ECRITURES 51

A. Genèse et légitimation de la fiction 53

1. Enjeux d'une réinterprétation de la Genèse 54

2. Création du monde, création de la fiction 56

a. Hybridité de l'apocryphe renardien 57

b. Création et légitimation de la fiction 59

c. Texte et sexe : poétique de l'« énorme » dans la branche XXIII 60

B. Transgression des signes sacrés de l'Apocalypse 63

1. Figures apocalyptiques et pratiques de lecture au XIIe siècle 63

2. Réminiscence et construction du sens 65

C. Le Christ, figure paradigmatique 67

1. Le Christ et la couleur 67

a. Ambiguïté du rouge dans « Du Prestre Crucefié » 68

b. Ambiguïté du jaune dans la branche « Renart Jongleur » 70

2. Le Christ comme instrument paradoxal d'une satire cléricale 72

CHAPITRE III - LA TRANSGRESSION PAR L'ECRITURE 74

A. Genre et transgression, la fable animalière 74

1. Bestiaire et signification 76

2. Morales de la fable 78

B. Forme et transgression 81

1. Enjeux d'une écriture circulaire 81

2. Ecriture et négation de la mort 83

C. Ton et transgression ; rire, parodie, ironie 84

1. Le rire : homo ridens, homo ludens 86

a. Le rire renardien, par-delà bien et mal 86

b. Le rire du lecteur-auditeur, « lector in fabula » 88

c. La Bible, hypotexte paradoxal des « contes à rire » 90

2. Parodie et ironie : l'écriture « palimpsestueuse » (Gérard Genette) 91

a. Jeu et sacré 92

b. Parodie et autoparodie 94

Conclusion 96

Bibliographie 101

INTRODUCTION

Va profaner des dieux la majesté sacrée 2

L'avènement progressif d'une Res publica Christiana à l'époque médiévale semble déterminer non seulement la construction d'un espace géopolitique, mais la constitution d'une communauté de pensée profondément pénétrée des enseignements chrétiens 3 . Si les composantes politique, économique et sociale du Moyen-âge occidental s'appréhendent sur le mode d'une « diversité fondamentale », la culture apparaît a contrario comme un facteur d'unification4. Culture imprégnée des Evangiles, en une interpénétration des domaines artistiques et religieux. Littérature médiévale et écrits bibliques sont, de fait, irréductiblement corrélés, l'intertexte biblique devenant matière et paradigme de tout écrit ; « on écrit comme on prie », selon l'expression de Jean R. Armogathe5. La parole sacrée s'intègre comme un invariant notable aux formes narratives, selon un spectre très ouvert, de la révérence pieuse du modèle épique à l'irrévérence des formes satiriques. Le roman arthurien a ainsi progressivement introduit une senefiance mystique en germe dans Le Conte du Graal, et qui connaît son plein accomplissement dans le cycle du Lancelot-Graal ou postérieurement dans le Haut Livre du Graal, certains épisodes étant investis d'une signification mystique6. La mystique chrétienne est disséminée en des signes et symboles qui assurent l'union de la forme narrative et de la matière romanesque7. Si la mystique demeure un cas-limite de

2 Jean Racine, Andromaque, IV, 5. Cette expression de majesté sacrée reviendra à plusieurs reprises dans notre étude pour signifier la révérence face à la grandeur divine, indissociable de l'expression du sacré. Le terme de majesté s'entend ainsi comme le « caractère de grandeur qui fait révérer les puissances souveraines », pour reprendre la définition procurée par Furetière (1694).

3 Ainsi que le montre Jacques LE GOFF, L'Europe est-elle née au Moyen-âge ?, Paris, Seuil, 2003

4 L'unité de l'Europe chrétienne est en cours d'accomplissement dès les premiers pères de l'Eglise et la tenue des premiers conciles (Premiers conciles de Nicée et de Constantinople, respectivement en 325 et en 381, contre l'arianisme, Concile d'Ephèse en 431, qui proclame l'unité des deux natures humaine et divine du Christ). L'empreinte de la patristique sur la construction d'un espace spirituel à l'échelle de l'Europe est donc sensible à travers le dessein d'une unification des dogmes.

5 Jean R. ARMOGATHE, « Les Modèles classiques et bibliques », in Précis de Littérature Européenne, Béatrice DIDIER (dir.), Paris, Presses Universitaires de France, 1998, p. 265

6 A titre d'exemple, le prodige de l'enfant qui « chevauchoit un lion en un hermitage » dans le Haut Livre du Graal est investi d'un plus haut sens lorsque Gauvain arrive au Château de l'Enquête et apprend la signification allégorique de ses aventures : l'enfant « signefie le Sauveor del mont qui nasqui en la viés loi » tandis que le lion « signefie le monde et le pule qui dedens est » (« Lettres Gothiques », p. 333). Le système des clés d'interprétation (cf. infra) est ainsi appliqué à toutes les merveilles croisées par Gauvain (la femme de Marin, Le Chevalier Couard, les trois Demoiselles...)

7 Cf. à ce sujet Jean-René Valette, La Pensée du Graal. Fiction littéraire et théologie (XIIe-XIIIe siècles), Paris, Champion, 2007.

l'expression du religieux, le degré inférieur que constitue le sacré8 n'en imprègne pas moins toutes les formes narratives, particulièrement les formes satiriques brèves, l'irrévérence procédant toujours d'un rapport étroit au sacré. L'intertexte biblique est de fait la matière préalable à tout écrit9, la source ambiguë de toute oeuvre satirique : infléchis dans leur sacralité, les écrits testamentaires sont l'enjeu d'une parodie incessante, d'un jeu verbal et lettré qui, en même temps qu'il profane10 leur sacralité, affirme leur caractère matriciel, selon une modalité proche du retournement carnavalesque, qui paradoxalement ménage la pérennité des Institutions ecclésiastiques. Quelle que soit la perspective abordée, la narration médiévale s'inscrit dans « ce long dialogue des métamorphoses et des résurrections » qu'est l'intertextualité11. Les formes courtes de notre corpus (textes renardiens, fabliaux, isopets) donnent ainsi à lire une Biblia pileata, bible en habit de fête qui constitue l'expression la plus irrévérencieuse d'une parodie du sacré.

Le sacré s'inscrit traditionnellement dans un rapport de dualité axiologique avec le profane, dyade constituant deux « modes d'être dans le monde », pour reprendre les éléments d'analyse développés par Mircea Eliade12 : le profane désigne l'immanence, le sacré l'expression de la transcendance, lorsque « quelque chose se manifeste (...), se montre à nous », de là le terme de hiérophanie (du grec tEpóg, « sacré » et (paivE1v, « révélé »). Bien plus qu'une abolition réciproque du sacré et du profane l'un par l'autre, ces deux « modes d'être » reposent sur une coexistence dialectique : « Une pierre, même si elle est sacrée, ne cesse pas pour autant d'être une pierre. En d'autres termes, elle conserve sa place dans l'environnement cosmique qui est le sien. En fait, aucune

8 Si l'on se réfère aux étapes canoniques de la quadruple exégèse scolastique, la mystique correspond à l'ultime degré, le sens anagogique, tandis que le sacré semble relever des sens spirituel et tropologique.

9 De nombreux motifs présents dans les oeuvres médiévales s'alimentent de l'hypotexte fondamental qu'est la Bible (« li matere est de Dieu », écrit Adam de la Halle au v. 10 de la Chanson du Roi de Sicile). Ainsi du motif du « mort reconnaissant » (Tobie, 12, 13), présent dans de nombreux exempla (cf. Stith THOMPSON, Motif-Index of Folk-Literature, Copenhague, Rosenkilde and Bagger, 6 vol. 1955-1958, motif E 341.1). De même, le motif de la « Femme de Putiphar » (Genèse, 39, 7), fut adapté dans les Lais de Graelent, de Guingamor, de Lanval, et La Châtelaine de Vergi.

10 La profanation s'entend comme l'intrusion symbolique ou accomplie du profane (par définition « ce qui se tient devant le temple ») dans la sphère sacrée. La profanation des lieux sacrés est très présente dans la littérature animalière, tandis que la transgression des symboles sacrés peut également se lire comme une profanation.

11 L'expression, due à André MALRAUX dans Les Voix du Silence (1951) est employée à propos de l'art, suggérant le dialogue entre des esthétiques, des civilisations qui se font écho. L'expression nous semble exprimer une réalité extensible à la littérature, anticipant la notion d'intertextualité telle que la propose Julia KRISTEVA dans Sémiotikè, recherches pour une sémanalyse (1969) : « Tout texte se construit comme mosaïque de citations, tout texte est absorption et transformation d'un autre texte (...) le langage poétique se lit, au moins, comme double ».

12 Mircea ELIADE, Le Sacré et le Profane, Gallimard, coll. « Idées », 1965, p. 15

hiérophanie ne saurait abolir le monde profane, pour la bonne raison que c'est justement la manifestation du sacré qui fonde le monde » 13 . Le second postulat préalable à l'intellection du sacré tient à son irréductibilité, à ce qu'il ne s'entend que comme phénomène religieux, à l'exclusion de tout autre truchement interprétatif - sociologique, historique, psychologique. Enfin, le sacré ne se manifeste que de façon symbolique. Ce dernier point, par-delà les convictions antihistoricistes de Mircea Eliade, s'applique particulièrement au sacré médiéval qui, de fait, procède par signes et symboles.

Le geste de la transgression14 se manifeste dans son ambiguïté face au caractère sacré de la loi. Georges Bataille rappelle que la « transgression (...) diffère d'un prétendu retour à la nature : elle lève l'interdit sans le supprimer ». Loin d'être négation de la loi ou de l'interdit, la transgression procède d'un rapport équivoque avec le sacré, révélant une « profonde complicité de la loi et de la violation de la loi »15. La transgression advient alors dans une temporalité contradictoire, conciliation transitoire du « respect de la loi et de sa violation » 16. Evoquant les déviances de l'éros, Bataille met en évidence, par-delà l'angoisse inhérente à l'expérience érotique, la « transgression qui maintient l'interdit pour en jouir ». L'écriture du point d'équilibre entre le « plaisir intense » et « l'angoisse » est la marque des fabliaux comme des ramifications du Roman de Renart, qui ménagent une transgression à la fois consciente de l'interdit et plaisamment jouissante.

La détermination du corpus s'est en effet sur trois genres : le roman, la fable et le fabliau. C'est ainsi que le Roman de Renart forme la pierre angulaire de notre corpus, la relation de l'oeuvre au sacré s'y révélant d'une richesse propre à l'étude. L'édition retenue, unique pour des raisons de cohérence, est celle procurée par Armand Strubel17. Nous avons adjoint au Roman, outre deux autres textes renardiens18, les

13 Mircea ELIADE, « Notes for a dialogue », in The Theology of Altizer, p. 238

14 Il faut noter que le terme de transgression est légèrement anachronique par rapport à notre corpus, comme le suggère Jacques TRENEL, L'Ancien Testament et la langue française du Moyen-âge (VIIIe-XVe siècles), Genève, Slatkine Reprints, 1968, p. 215 : « Transgression, introduit dans la langue au XIIe siècle, par un texte d'inspiration religieuse, ne pénètre qu'à la fin du XIIIe siècle dans les Bibles françaises, qui lui préfèrent les anciens mots de trespas, trespassement ».

15 Mircea ELIADE, « Notes for a dialogue » p. 40

16 Ibid. p. 40

17 Roger BELLON, Dominique BOUTET, Sylvie LEFEVRE, Armand STRUBEL (dir.), Le Roman de Renart, Paris, NRF, Gallimard, Pléiade, 1998.

18 Afin d'enrichir notre étude, nous avons choisi d'analyser deux passages très précis, l'un tiré de l'Ysengrimus, texte latin attribué à Nivard (vers 1150), l'autre du Reinhart Fuchs, dû au poète alsacien Heinrich der Glïchezäre (fin XIIe). Ces deux textes nous semblent appartenir de plein droit à la tradition renardienne, le premier comme source du Roman de Renart, le second comme avatar transposé dans une

genres connexes de la fable et du fabliau. Jean Subrenat, dans un article évoquant l'hybridité générique des dernières branches du Roman de Renart rappelle à ce titre que « les échanges entre roman et fables étaient plus aisés qu'ils ne le seront après les compositions poétiques de Jean de la Fontaine » 19. Le conteur de la branche XXV, « Les Enfances de Renart », s'adresse de fait à son auditoire en suggérant les leçons qu'il pourra tirer de son récit, recourant au langage du promythium des fables : « A Renart puet l'en bien aprandre / Grant sen qui bien i vaut entendre / Car cil Renart vos senefie / çaus qui sont plain de felonie », XXV, v. 167-170. L'édition des fables retenue pour cette étude est celle établie par Laurence Harf-Lancner et Jeanne-Marie Boivin20. Enfin, les fabliaux forment le dernier pan de notre corpus, particulièrement les Fabliaux érotiques publiés par Luciano Rossi21, mais aussi quelques fabliaux épars. Fabliaux et Roman de Renart restent très proches d'esprit, au point que la convergence de ces deux genres a suscité une importante littérature critique22. Et comme le note Jean Subrenat, « il n'est pas non plus surprenant que quelques auteurs aient été tentés par la symbiose de ces deux domaines » (Ibid.).

L'étude de la transgression de sacré23 se fonde sur une lecture sémiologique à deux niveaux. Le sacré désigne tout d'abord un ensemble d'actes, de gestes, de lieux et de valeurs signifiants ; ainsi du respect des valeurs morales24, de la retenue à observer dans les lieux saints et de leur revers, l'obscénité que la morale réprouve, présente dans

autre langue. Le recours très ponctuel à ces deux textes s'explique par les liens thématiques et formels qui les unissent au Roman de Renart. La critique a en effet souvent mis en écho l'Ysengrimus et le Roman de Renart ; cf. notamment Wilfried SCHOUWINK, « When pigs consecrate a church: parodies of liturgical music in the Ysengrimus and some medieval analogies », Reinardus, 5, 1992, p. 171-181. Quant au Reinhart Fuchs, ses ressemblances avec le Roman de Renart ont été mises en évidence par Hans Robert JAUSS, « Les enfances Renart », Mélanges de linguistique romane et de philologie médiévale offerts à M. Maurice Delbouille, professeur à l'Université de Liège, Gembloux, Duculot, 1964, t. 2, p. 291-312.

19 Jean SUBRENAT, « Les dernières branches du Roman de Renart peuvent-elles être lues comme des fabliaux ? » in Narrations brèves. Mélanges de littérature ancienne offerts à Krystyna Kasprzyk, Varsovie, Publications de l'Institut de Philologie Romane de l'Université de Varsovie, 1993, p. 49.

20 Fables françaises du Moyen Âge. (Édition bilingue.) Traduction, présentation et notes de Jeanne-Marie BOIVIN et Laurence HARF-LANCNER, Paris, GF-Flammarion (GF, 831), 1996

21 Fabliaux érotiques. Textes de jongleurs des XIIe et XIIIe siècles. Édition critique, traduction, introduction et notes par Luciano ROSSI avec la collaboration de Richard STRAUB. Postface de Howard BLOCH, Paris, Librairie générale française (Le livre de poche. Lettres gothiques, 4532), 1992.

22 Parmi les études les plus emblématiques, on retiendra particulièrement l'article d'Aurélie BARRE et Olivier LEPLATRE, « Branches, fables, exempla, échantillons de lune mangée », Reinardus, 21, 2009, p. 1- 15, et celui de Dominique BOUTET, « L'imaginaire renardien et le mélange des genres dans quelques branches épigonales du Roman de Renart », "Qui tant savoit d'engin et d'art." Mélanges de philologie médiévale offerts à Gabriel Bianciotto, éd. Claudio GALDERISI et Jean MAURICE, Poitiers, Université de Poitiers, Centre d'études supérieures de civilisation médiévale (Civilisation médiévale, 16), 2006, p. 105- 113.

23 Roger Caillois, dans L'homme et le Sacré, rappelle opportunément qu'il n'est que deux postures face au sacré : la soumission révérencieuse et la transgression.

24 Cf. à titre de comparaison, la triade virtus, pietas, fides, vertus cardinales du civis romanus.

le bas corporel du carnavalesque. Les formes brèves de la littérature satirique ne cessent de jouer avec les codes et symboles du sacré. La transgression du sacré, parallèlement à la dérision de principes implicites, s'opère également à partir d'un medium écrit, la Bible 25 . Les livres néotestamentaires, principalement, sont à la source d'un jeu dialogique, les oeuvres satiriques multipliant les références aux Evangiles comme à l'Apocalypse. Entre ludique et gravité, quels sont les enjeux de la transgression du sacré dans les narrations brèves ? Il convient ainsi d'analyser le paradoxe d'une dérision insolente à l'encontre du sacré, tout en ne se définissant que par lui26.

La première partie de notre étude, ECRITURES DE LA TRANSGRESSION, évoque l'irrévérence des gestes, des moeurs et des paroles qui transgressent la notion de sacré. C'est pourquoi la seconde partie, LA TRANSGRESSION DES ECRITURES, approfondit l'étude de ces jeux avec la parole sacrée sous le rapport de l'écriture 27 ; les récits testamentaires, Genèse, Apocalypse et Evangiles constituent en effet un répertoire fécond d'images et de motifs, engendrant par là de multiples réécritures transgressives.

La troisième partie, LA TRANSGRESSION PAR L'ECRITURE, adopte une perspective complémentaire, qui déplace l'étude de la transgression du sacré de la réécriture aux enjeux de l'écriture. Le genre, la forme et le ton de chacune des oeuvres du corpus s'avèrent aussi importants que leur contenu intertextuel ou thématique. « Faire court »28 est chargé de significations ; l'écriture rapide, fortement liée et « pressée », pour reprendre l'expression de Jean Rychner29, implique une écriture en soi transgressive, en une mise en abyme de la transgression.

25 Nous retiendrons, pour l'ensemble de l'étude, la traduction proposée par la Bible de Jérusalem, Paris, Cerf, rééd. Desclée de Brouwer, 1975

26 cf. l'élément de définition d'Émile DURKHEIM dans Formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, PUF, 1968, p. 56 : « Les choses sacrées sont celles que les interdits protègent et isolent, et les choses profanes étant celles auxquelles ces interdits s'appliquent et qui doivent rester à l'écart des premières. La relation (ou l'opposition, l'ambivalence) entre Sacré et Profane est l'essence du fait religieux. »

27 Nous partons de l'idée que « l'Ecriture était une parole, celle des Prophètes, ou celles des Apôtres, mais aussi celle de Dieu lui-même », Le Moyen-âge et la Bible, dir. Pierre RICHE et Guy LOBRICHON, Paris, Beauchesne, 1984, p. 165-166. La réécriture des textes sacrés se comprend ainsi comme transgression d'une parole sacrée. « La parole est (...) première » (ibid.), qui se fixe dans l'écriture. C'est pourquoi nous avons intégré dans une première partie la reprise des paroles rituelles, avant d'étudier le rapport de la transgression à l'écrit.

28 Pour reprendre le titre du recueil d'article : Faire court. L'esthétique de la brièveté dans la littérature du Moyen Âge, Catherine CROIZY-NAQUET, Laurence HARF-LANCNER, Michelle SZKILNIK (dir.), Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2011.

29 Jean RYCHNER, Contribution à l'étude des fabliaux. Variantes, remaniements, dégradations. I : Observations ; II : Textes. Neuchâtel, Faculté des Lettres ; Genève, Librairie E. Droz, 1960 (Université de Neuchâtel, Recueil de travaux publiés par la Faculté des Lettres, 28e fascicule), p. 31.

CHAPITRE I
ECRITURES DE LA TRANSGRESSION

DU CORPS A L'AME

Le mouvement de transgression des forces sacrées tel qu'il s'exprime au Moyen-âge apparaît bien différent de la désacralisation30 des siècles suivants. Nul désenchantement du monde 31 ne se donne à lire, mais une dynamique subtile : les textes et rites sacrés forment la matière obligée de tout écrit ; l'irrévérence de l'écriture est toujours relative, la transgression ne se faisant jamais destruction du sacré.

La trajectoire adoptée dans cette première partie a pour ambition de rendre les modalités de la transgression du sacré selon une courbe ascendante, du stade matériel aux domaines de l'âme et des représentations métaphysiques.

C'est pourquoi le premier point porte sur le corps, dans son opposition fondamentale et riche de sens avec la spiritualité. Les appétits érotiques, la scatologie et la gula forment une triade subversive32, qui, entre sérieux et dérision, fait entendre un dialogisme discordant avec les préceptes chrétiens.

Le stade matériel de la transgression en appelle un second : le rapport de la transgression au langage. L'évocation du modèle biblique, dans lequel signe (signum) et chose (res) sont indissociables, permet une étude de la ruse sous l'angle du langage. La parole du décepteur, dans les fables, fabliaux et récits renardiens, semble purement liée aux circonstances de sa profération, préférant les détours d'une parole prodigue à la rectitude de la parole vraie. L'importance du rituel liturgique se manifeste, de surcroît, sous la forme d'une surimpression du rite et de sa subversion.

30 Sur cette question, nous renvoyons à Jean-Pierre SIRONNEAU, Sécularisations et religions politiques, La Haye, Mouton, 1982, p. 73sq, chapitre 2, « L'Idéologie de la sécularisation et de la désacralisation dans la théologie contemporaine ».

31 Concept défini et développé dans L'Ethique protestante et l'esprit du capitalisme (1905). Max WEBER désigne, à travers l'expression de désenchantement du monde, le recul des croyances en la religion et en la magie comme moyens d'explication du monde et de ses phénomènes. Ce recul de la superstition va de pair avec la ténuité du lien social et spirituel dans un monde désenchanté (la religion est, étymologiquement, un lien ; à ce titre, la dissolution de ce lien ne ménage plus d'unité parmi les hommes). Si la littérature médiévale transgresse et subvertit le sacré, ce geste tranche avec celui des siècles suivants.

32 Il convient d'établir d'emblée une distinction opératoire entre transgression et subversion : la subversion se définit comme le bouleversement des idées et des valeurs reçues, comme le renversement de l'ordre établi (mundus inversus selon les catégories médiévales). La transgression se définit quant à elle comme le fait d'enfreindre un code, une norme, une loi, plus généralement un interdit (du lat. transgressio, « marcher à travers, au-delà [des limites] »).

L'Eglise ayant étendu son empire aux domaines de l'après-mort - enfer et paradis, la transgression du sacré se prolonge également dans l'imaginaire eschatologique. La veine carnavalesque à l'oeuvre dans les fabliaux inverse paradis et enfer, jouant de la répartition des biens et des peines. La transgression du sacré répondant trait pour trait à la sacralité chrétienne, elle s'étend ainsi à la cosmologie, au rituel et à l'eschatologie.

A. TRANSGRESSIONS DU CORPS

« Les gestes, définis de la manière la plus générale comme les mouvements et les attitudes du corps (...) revêtent alors dans les relations sociales une très grande importance et deviennent (...) au moins pour les clercs, objets de réflexion politique, éthique, historique et même théologique »33.

1. EXALTATION DU CORPS GROTESQUE 34 ET CONTEMPTUS MUNDI

Sous l'influence des théories platoniciennes et de la patristique, qui plaçaient l'homme dans une perspective purement spirituelle, s'est construit un courant de pensée spiritualiste prônant le mépris du monde (contemptus mundi) et des biens temporels (temporalia). S'inscrivant dans une conception manichéenne héritée de Saint-Augustin, le christianisme semble partager une conception dégradée de la matérialité inhérente à l'homme. Jacques Le Goff, dans Une Histoire du Corps au Moyen-âge, évoque ainsi, à travers l'image du corps prison de l'âme35, « l'horreur du corps [qui] culmine dans ses aspects sexuels » 36. Dans ce contexte de mépris du corps relayé par les plus hautes instances de l'Eglise, à l'image du pape Innocent III, l'exaltation de l'ordure et des parties honteuses se donne en soi comme une transgression.

A. OBSCENITE ET TRANSGRESSION

Pour véritablement saisir sa dimension transgressive, la relation de la littérature satirique à l'obscène doit être mis en regard avec les conceptions du corps qui transparaissent dans la chanson de geste : Magali Janet rappelle opportunément que « l'idéal monastique de la continence prévaut dans les chansons de gestes de la première croisade »37. A rebours des vertus franques, les Sarrasins s'abandonnent « aux plaisirs des sens dans une vision orientaliste » redoublée par une « lascivité effrénée »38 . L'évocation du modèle épique donne la mesure d'un corps réduit à l'asexualité radicale,

33 Jean-Claude SCHMITT, La Raison des gestes dans l'Occident médiéval, Paris, Gallimard, 1990, p. 14

34 Suivant l'expression de Mikhail BAKHTINE dans L'oeuvre de François Rabelais, op. cit, p. 350. Selon Bakhtine, le cirque présente l'une des images les mieux conservées du corps grotesque. A l'instar des « mouvements élémentaires du clown : le derrière s'évertue obstinément à occuper la place de la tête, et la tête, celle du derrière ».

35 Cf. la théorie socratique du corps prison de l'âme exposée dans le Gorgias (493a) : « ô? ~?í ó?? ?óôéí ??í ó?já », mais aussi dans le Phédon (66b) et le Cratyle (400c).

36 Jacques LE GOFF, Nicolas TRUONG, Une histoire du corps au Moyen Âge, Paris, Lévi, 2003, p. 32

37 S'il est manifeste que ces textes sont très antérieurs à notre corpus, ils n'en posent pas moins un cadre de réflexion fructueux ; à partir d'une liaison, dans l'écriture épique, entre corps maîtrisé et sacralité, il est loisible d'apprécier le processus de dégradation du corps à l'oeuvre dans les formes brèves du corpus.

38 Magali JANET, L'Idéologie incarnée, représentations du corps dans le premier cycle de la croisade (Chanson d'Antioche, Chanson de Jérusalem, Chétifs), sous la dir. de Catherine CROIZY-NAQUET, Université Paris-X Nanterre-La Défense, 2010 (en cours de publication), pp. 308 et 309

cette corrélation épique du corps maîtrisé39, pudique et vertueux se concevant à partir d'un modèle sacré, comme le suggère Pierre Le Gentil : « Genre noble, presque sacré, [la chanson de geste] célèbre avec solennité, dans un langage rituel, la liturgie de l'héroïsme chevaleresque »40. La liaison de la grandeur épique et du rituel liturgique assimile les vertus morales du chevalier à la pénitence chrétienne. Le rapport du corps au sacré et à l'obscène se lit ainsi dans la lettre même des textes prophétiques. Ezéchiel (Ez. 23, 18) relate l'histoire symbolique de Jérusalem et de Samarie, figurées sous les traits de deux soeurs également marquées du sceau de la perversion : « Elle s'afficha dans ses prostitutions, elle dévoila sa nudité ; alors je me suis détourné d'elle comme je m'étais détourné de sa soeur ». Le mot hébreu « ervah » signifie à la fois la nudité, la honte et les pudenda féminins, en une triple acception significative.

De même que l'épopée est empreinte de sacralité, la dégradation épique du Roman de Renart fait coexister l'obscène et le sacré. Les récits animaliers, dont la critique a maintes fois souligné l'attirance pour le bas matériel et corporel, exaltent ainsi la corporéité, dans son caractère obscène. La notion d'obscénité est fondamentale dans la mesure où, issue du latin obscenus, « sale, immonde, indécent », elle se définit comme l'exhibition cynique de ce qui contrevient à un interdit sexuel ou social. L'exhibition anale dans « La Monstrance du Cul » manifeste ainsi l'esprit de transgression à l'oeuvre dans le roman.

La branche XXII du Roman de Renart, met en scène le loup Isengrin, l'ours Patous, un paysan et son épouse. L'attribution du bacon, initialement saisi par le vilein, est confiée à la proposition audacieuse de l'ours : v. 57-60, « Et le matin quand revanrons / Et trestuit noz cus mostrerons ? / Et cil qui greignor cul avra / Tot le bacon emportera » 41 . Au partage équitable de la nourriture se substitue une compétition régressive et burlesque, exaltation triviale du bas corporel, associé aux pudenda. De fait, le terme bacon, est employé dans des fabliaux tels Le Meunier et les deux clercs ou

39 La maîtrise de soi, de ses pulsions sexuelles ou de mort, est un élément de définition du héros épique. Magali JANET donne l'exemple de Godefroy, « chevalier modèle » « qui dédaigne la vie courtoise, ses tentations et ses vices (avarice, luxure, oisiveté) ». Les modèles de héros vertueux forment souvent un contraste avec des personnages intempérants. Cf. dans l'Enéide de Virgile, le personnage de Turnus, tout entier livré à sa fougue et son impulsivité, en un double négatif d'Enée.

40 Pierre LE GENTIL, « Hommage à R. Menéndez Pidal », Technique littéraire des chansons de geste, Actes du colloque de Liège, Paris, Les Belles Lettres, 1959, p. 33. Nous soulignons.

41 L'ensemble des références au Roman de Renart renvoie à l'édition de Roger BELLON, Dominique BOUTET, Sylvie LEFEVRE, Armand STRUBEL (dir.), Le Roman de Renart, Paris, NRF, Gallimard, Pléiade, 1998. Cette édition présente l'intérêt de proposer une vue d'ensemble du Roman, comprenant les épigones.

Estormi42 pour désigner en un sens figuré le con. La dimension sexuelle de la branche est donc sensible, qui pose sur un même plan désir sexuel et impératif de réplétion, dans un monde où la nourriture demeure précieuse : « Si l'anporterai [le bacon] en cest bois / Quar tex porroit ici venir / Qui tost le nos porroit tollir » (XXII, v. 44-46). Le commentaire de la ruse féminine par le conteur (« Et se ce vient au cul mostrer, / Grand fandasce porra mostrer », XXII, v. 101-102) ajoute à la trivialité d'une compétition anatomique impliquant le spectacle du con et du cul.

La ruse féminine de la branche XXII est ainsi en rupture avec la conception biblique du corps. L'épouse du vilain transgresse l'idéal de pudeur, partant de pureté ; et le paysan de donner son assentiment avec une verve proche du blasphème : « Par Deu, dit il, molt as bien dit ! » (XXII, v. 104). L'exclamation prononçant le nom de Dieu manifeste la portée transgressive d'une ruse incluant l'interdit religieux sous sa forme la plus élevée - mention du Seigneur, fût-ce dans une locution interjective de sens atténué : la présence de « Deu » dans l'interjection du vilain, qui peut être lue comme la simple imitation d'un parler rural, apparaît cependant en un sens plus ambigu, compte de tenu de l'extrême proximité du dessein obscène et de la mention du sacré, représenté par le divin ; de fait, « le divin est l'aspect fascinant de l'interdit : c'est l'interdit transfiguré » comme le suggère Georges Bataille.

La tension du projet lubrique (« au cul mostrer », v. 102), du rire (« li vilein l'ot et puis s'an rit », v. 103) et du sacré (« Par Deu, dit il, molt as bien dit » v. 104) maintient l'ambiguïté d'une pulsion ludique s'intégrant à l'excursus sur la folie (« Tost a torné folie en songe », v. 86) et d'une transgression carnavalesque inhérente au « réalisme grotesque ». Le rire prolonge l'ambiguïté de la scène domestique, apparaissant aussi bien comme une composante de l'esprit populaire que comme une déviance perverse. L'écriture irrévérencieuse du corps trouve son pendant lors du viol d'Hersent : « Et Renars prent la queue as dens / Et li reverse sort la crupe / Et andeus les pertuis destoupe / Puis li saut sus, ses ieus voiant (...) Tout à loisir et à grant aise » (IX, v. 406-410 et 412). L'interdit fait ici l'objet d'un dédoublement lié d'une part à la réalité des liens sacrés unissant Isengrin à Hersent, d'autre part au regard impuissant d'Isengrin : « Conment ? Ai-je les ieux crevés ? / Cuidies que je ne voie goute ? » (IX, v. 442-443).

42 Sylvie LEFEVRE, « Notice de la Branche XXII », in Le Roman de Renart, p. 1333

L'évocation jouissive de la sexualité et du bas corporel dans la littérature animalière et les fabliaux procède assurément d'un dessein transgressif, même si elle s'explique également par la notion de « réalisme grotesque » 43 . Grossièretés et plaisanteries égrillardes sont de fait la norme de la « liesse populaire », fondée sur l'inversion et le triomphe du bas corporel, comme l'a montré Mikhail Bakhtine dans ses travaux consacrés à l'oeuvre de Rabelais44. La transgression, qui procède de l'exaltation des parties viles du corps (« Elle a fait large enforcheüre / Por bien mostrer cele nature », XXII, v. 135-136), réduit ainsi les prétentions spiritualistes en donnant à voir le revers matériel de l'esprit : « Nomini Dame, dist li ors, / Cist cus ne est mie toz sous ! » (XXII, 140-141). L'écriture joue sur la proximité polémique d'univers de référence antagonistes, sur la dialectique du haut et du bas, du spirituel et du matériel, révélant une intention ambiguë, au carrefour de la subversion ludique et de l'inversion transgressive. L'évocation du cul par l'épouse et les répliques de l'ours portent la marque de cette ambiguïté : « Mes cus est toz accoutumez / Sovent de son col afichier / Por ce l'ai-je tostant plus chier » (XXII, 152-154). Si la réunion de l'anus et du vagin en une seule entité redouble la trivialité de l'épisode, les mouvements de dérobade (« Ysangrins fuite / Alons nos an ! », XXII, v. 155-156) et aveux de répugnance (« Je n'i ai soing d'abooter », v. 149) trahissent l'appréhension véritable que suscite le sexe féminin dans l'imaginaire médiéval ; car ainsi que le rappelle Jacques Le Goff, « l'abomination du corps est à son comble dans le sexe féminin » 45 .

La vision d'un corps grotesque marque ainsi une rupture d'importance avec le courant de pensée du contemptus mundi ; transgression qui s'exprime à la fois dans l'exhibition du corps et les excès auxquels il est soumis.

43 L'expression de « réalisme grotesque », due à Mikhail BAKHTINE se définit comme le transfert de l'abstrait, de l'idéal, du spirituel sur le plan matériel et corporel. Bakhtine utilise le terme de « carnavalesque » en un sens plus large que l'expression du carnaval, qui désigne « non seulement les formes du carnaval au sens étroit et précis du terme, mais encore toute la vie riche et variée de la fête populaire au cours des siècles et sous la Renaissance, au travers de ses caractères spécifiques représentés par le carnaval à l'intention des siècles suivants, alors que la plupart des autres formes avaient soit disparu, soit dégénéré ». Et d'ajouter que « le principe du rire et de la sensation carnavalesque du monde qui sont à la base du grotesque détruisent le sérieux unilatéral et toutes les prétentions à une signification et à une inconditionnalité située hors du temps ».

44 Mikhail BAKHTINE, L'oeuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen-âge et sous la Renaissance, p. 368 : « L'orientation vers le bas est propre à toutes les formes de la liesse populaire et du réalisme grotesque. En bas, à l'envers, le devant-derrière : tel est le mouvement qui marque toutes ces formes. »

45 Cf. Jacques LE GOFF, Une histoire du corps au Moyen Âge, op. cit. p. 32

B. GULA ET VISION GROTESQUE DU CORPS46

La conception chrétienne du corps, qui favorise l'ascétisme, élève le corps à une dimension mystique, comme le rappelle Jean-Louis Chrétien : « le corps humain (la personne humaine) qui forme en son ordre une totalité, est assimilé à un organe d'une plus vaste totalité, et d'un organisme plus puissant, hors desquels il ne saurait ou ne devrait vivre »47. En ce sens, le corps matériel s'assimile à un corps spirituel, inscrivant le fidèle dans l'unité de l'Eglise. Le corps est ainsi le truchement d'une agrégation de la matérialité individuelle au sacré unificateur.

La dégradation grotesque48 du corps dans les fabliaux semble au contraire réduire cette dynamique au seul pôle de la matérialité. La gula, terme signifiant l'excès des plaisirs de bouche, apparaît comme l'expression la plus achevée d'une dégradation du corps excluant toute donnée spirituelle49. Le fabliau de Watriquet, Des .III. Dames de Paris50 procure ainsi l'image de trois corps hideux, de trois bacchantes qui « se gavent et s'enivrent, parlent des vins en professionnelles de l'oenologie »51. S'abandonnant tout à fait à la gula, les trois dames apparaissent « comme merdes en mi le voie », v. 209. Le terme de merde renvoie à l'imaginaire burlesque de la scatologie, et mêle les thèmes de la mort et de l'excrémentiel, tels qu'ils apparaissent chez Pierre de Nesson, dans une comparaison du corps avec un « sac a fiens », duquel ne sort que « fiante puant et corrompue »52. Le fabliau accentue le caractère horrifique des déjections des trois femmes, qui rendent le produit de leur gloutonnerie « par tous les conduits », v. 227. Leur résurrection joue également sur l'association d'un symbole sacré et de la dérision, lorsque Watriquet évoque l'odeur pestilentielle des corps : « Elles n'odorent pas encens !

46 Sur la gula et les appétits du corps, nous renvoyons, pour un panorama d'ensemble des fabliaux, à l'article de Larry S. CRIST, « Gastrographie et pornographie dans les fabliaux », dans Continuations, Essays on medieval french literature and language, in honor of John L. Grigsby, éd. Norris J. Lacy et Gloria Torrini-Roblin, Summa, 1989, pp. 251-260.

47 Jean-Louis CHRETIEN, « Le Corps mystique dans la théologie catholique », in Jean-Christophe Goddard, Le Corps, Paris, Vrin, 2005, p. 85

48 Dans l'arborescence des significations du terme, originellement pictural (grottesca, « peinture de grotte »), nous retiendrons l'acception que lui donne Théophile Gautier, dans Les Grotesques (1853) : le grotesque s'y définit comme une tonalité fantasque, bizarre, privilégiant le difforme. La caricature et le rire qui en découle s'intègrent à cette définition.

49 Rappelons toutefois que la gula, chez les Pères de l'Eglise n'est pas encore un péché : « Videtur gula non sit peccatum », écrit Saint-Thomas d'Aquin dans la Somme Théologique, Quaestio CXLVIII, « De gula, in sex articulos divisa ».

50 Fabliaux Français du Moyen Age, éd. Philippe MENARD, tome 1, Droz, Genève, 1979, rééd. 1998, p. 119-127

51 Danièle ALEXANDRE-BIDON, « Le festin des trois dames de Paris », Clio, numéro 14-2001, p. 186, Festins de femmes.

52 Pierre de NESSON, Les Vigiles des Morts, Alain COLLET (éd.), CFMA, Honoré Champion, Paris, 2002, v. 547 et v. 418.

/ Mout erent ordes et puans », v. 234-235. L'évocation de l'encens comme l'épisode de leur résurrection sont les signes d'une double transgression du sacré. L'encens, dont le parfum est consubstantiel au rituel liturgique, s'inscrit dans une comparaison comique des odeurs, redoublée par l'exclamation. Trivial et sublime, sacré et profane forment un contraste particulièrement subversif. Ainsi de la subversion des symboles attachés au vin et au sang : « Hors leur salloit par les gencives / Li vins par tous les conduis », v. 255-256. Le vin, symbole du sang du Christ dans le rituel eucharistique, n'est pas ici mise en présence, matérialisation d'une entité spirituelle, mais signe abject des licences auxquelles se sont prêtées des trois dames. La transgression tient dans cet épisode à couper le lien symbolique qui relie le matériel au spirituel, à reprendre l'image rituelle du vin et du sang (« Et touz sanglens cors et visages », v. 224) pour en évider le potentiel symbolique.

La résurrection semble d'autant plus transgressive qu'elle révèle pour ainsi dire des morts vivants (« enterrées (...) toutes vives », v. 253-254), souillés à mesure d'un parcours de beuverie (« boire à grandes henappées », v. 73) qui les mène d'auberges en tavernes, « en la maison Perrin du Terne » (v. 24), à la « taverne des Maillez » (v. 47) puis en « l'ostel » où l'on « cuisoit » une « crasse oue » (v. 34 et 37) . A la nudité des corps - « Gisans nues a tel diffame », v. 246 - répond, avec une outrance macabre, leur délabrement précoce : « Elles sont de vers chargies / Enterrées et demengies / Les corps noirs et delapidés », v. 295-297. Les adjectifs révèlent, en plus d'une ambiguïté prolongée entre vie et mort, le caractère abject du corps humain. La résurrection du Christ présente en regard un corps glorieux et pur53. L'extraction de la terre, à « plus de miesnuis » (v. 228), du cimetière des « Innocens » (v. 233) manifeste avec une ironie grinçante la portée satirique du fabliau, à l'innocence se substituant un discours violemment contempteur. Dominique Boutet, dans son article portant sur « Des .III. Dames de Paris »54, établit un lien entre le fabliau satirique de Watriquet et le livre II du De Miseria Humanae Conditionis. Le traité composé par le pape Innocent III alors qu'il était cardinal, aux alentours de 1196, porte l'accent sur les effets néfastes - maladies, mort - de la gloutonnerie, figurée tant dans l'abondance du festin que dans la célérité de sa dévoration, rendue par l'adynaton : « Mengié l'orent en mains d'espasse / Assez c'on ne

53 cf. les Evangiles synoptiques, par ex. Saint Matthieu, qui insiste sur l'observance des gestes liés au rituel funèbre (Matthieu, 27, 59-60) : « Joseph prit donc le corps, et roula dans un linceul propre et le mit dans le tombeau neuf qu'il s'était fait tailler dans le roc ». Nous soulignons.

54 Dominique BOUTET, « Le Fabliau des Trois Dames de Paris et le De Miseria humanae conditionis d'Innocent III », in Mélanges Claude Thomasset, Presses Universitaires Sorbonne Paris IV, Paris, 2000.

mist au tuer », v. 70-71. Plus encore, la transgression tient, à l'instar du langage55, à simuler ce qui n'est pas. De fait, ainsi que le montre Dominique Boutet, le « corps grotesque présente ici tous les signes de la décomposition cadavérique »56 :

N'orent bouche, oil nés ne face

Qui ne fust de boe couvers 257

Et toutes chargies de vers

L'ivrognerie (« Cis pochonnez est trop petis », v. 137) est à l'origine d'une falsification de la mort, falsification qui repose sur des apparences sensibles, entre existence et décomposition des corps sous l'effet du vin et de l'intempérance : « pour mortes les tenoient toutes (...) Tous disoient, et folz et sages / C'on les avoit la nuit murdries », v. 222 et 225-226.

La représentation de la perversion du corps suite aux plaisirs de bouche semble s'inscrire dans le courant macabre qui domine la poésie du XIIe siècle. La signification du macabre réside dans le renversement sérieux du thème qui consiste à associer le caractère répugnant de la décomposition à celui du corps vivant. La dérision se colore d'une dimension morale, le rire s'inscrivant dans le courant d'humilité initié par Innocent III. La figuration du corps grotesque se donne dans cette perspective comme une offense contre l'homme et contre Dieu :

« Natus ad laborem, timorem, dolorem (...) Agit prava quibus offendit Deum, offendit proximum, offendit seipsum; agit vana et turpia quibus polluit famam, polluit personam, polluit conscienciam. Agit vana quibus negligit seria, negligit utilia, negligit necessaria ».57

Les excès de la gula redoublent la chute de l'homme consécutive au péché originel : « Conceptus in pruritu carnis, in fervore libidinis, in fetore luxurie: quodque deterius est, in labe peccati » [« L'homme naît d'un prurit charnel, d'un désir ardent ; autant de mauvaises pratiques qui s'accomplissent dans la souillure du péché »]. Le

55 Cf. la partie consacrée à la transgression du Verbe. Transgresser le langage revient à disjoindre le signifiant et le signifié actuel, à jouir du signifiant, pour reprendre la distinction linguistique établie par Ferdinand de SAUSSURE. De même, simuler la mort, multiplier les signes fallacieux, comme le fait Renart dans la Branche XVIII, constitue également une transgression.

56 Dominique BOUTET, art. cit., p. 108

57 Lotario de CONTI DI SEGNI, De Miseria humanae conditionis, I, « De Miseria Hominis », [« L'homme est né pour le travail, la crainte et la douleur (...) Il accomplit de mauvaises actions par lesquelles il offense Dieu, les siens, et lui-même ; il accomplit des actions vaines et honteuses, par lesquelles il souille sa renommée, son image et sa conscience. Il accomplit des actions vaines à cause desquelles il néglige les activités sérieuses, utiles et nécessaires »] (trad. inédite).

mouvement descendant vers l'obscénité porte atteinte au mouvement ascendant de la
spiritualité en représentant un corps hideux : « C'est d'elles veoir grans pitez / Touz licuers du ventre m'en tremble », v. 299-300. Ces deux pôles, ascétisme spirituel et

répugnance matérielle, sont l'expression extrême de la dialectique du sacré et du profane, suggérant les appétits du corps (« Druin, raportez nous a boire », v. 305) comme le contrepoids de la rigueur chrétienne. L'abjection du corps porteur d'excréments est ainsi liée à l'absorption de nourriture, question d'importance développée dans la Bible.

C. TRANSGRESSION DE L'INTERDIT ALIMENTAIRE

La question de la nourriture constitue un thème fondamental des écritures saintes, formant un entrelacs complexe de pratiques doublées d'interdits58. Comme l'écrit Jean Soler, « ces comportements qui jouent (...) sur l'usage rituel de la nourriture sont loin d'être anecdotiques »59. La littérature satirique du Moyen-âge intègre ainsi les données du code alimentaire de la Bible, selon un rapport de transgression lié tant à la qualité (violation de l'interdit alimentaire) qu'à la quantité (excès orgiaque de la gula). Comme le suggère Sarah Gordon, la nourriture apparaît en effet en prise directe avec le domaine religieux : « Eating and fasting were tied with religion and morality »60.

L'analyse des manières et service de tables dans le Roman de Renart relève d'une certaine complexité, dès lors que la description des animaux est soumise à l'ambiguïté de la métamorphose illusoire61. La représentation simultanée de pratiques animales (dévoration de la viande crue) et de traits anthropomorphes pose en effet un rapport de transgression. La prohibition biblique de l'hybride62, en matière d'essence (identité irréductible de l'homme et de la femme, interdiction de croiser les espèces

58 Le code alimentaire de la Bible distingue les animaux purs (boeuf, mouton, cerf, gazelle, chevreuil...) des animaux impurs (chameau, lièvre, daman, porc, cf. Deutéronome, 14, 3-21) et des créatures hybrides.

59 Jean SOLER, Sacrifices et interdits alimentaires. Aux origines du Dieu unique, Tome 3, Hachette Littératures, coll. « Pluriel », Histoire, 2006, p. 26

60 Sarah GORDON, Culinary Comedy in medieval french literature, Purdue University, 2007, p. 3

61 La « métamorphose illusoire » désigne, dans le Roman de Renart, une représentation des personnages tantôt comme des animaux, tantôt sous des traits anthropomorphes (cf. à ce sujet l'article de Gabriel BIANCIOTTO, « Renart et son cheval », Études de langue et de littérature du Moyen Âge offertes à Félix Lecoy par ses collègues, ses élèves et ses amis, Paris, Champion, 1973, p. 27-42). Les habitations sont ainsi tour à tour des châteaux ou des terriers, les personnages se déplacent à cheval ou manifestent des attitudes et modes de déplacement zoomorphes. Les effets de hiatus sont particulièrement porteurs de sens. Sur le fonctionnement de la « métamorphose illusoire », Gabriel BIANCIOTTO écrit (à propos de la branche I) : « Tout en utilisant les choses et les mots du monde réel, animal et humain, le poète de la branche I n'assimile jamais totalement l'univers du conte à l'un ou l'autre, évoquant des métamorphoses par la superposition de plan en transparence sans travestir ou masquer ».

62 Cf. Jean SOLER, op. cit., p. 27-28

animales) comme d'existence (« Tu ne revêtiras pas un tissu hybride de laine et de lin », Deut., 22, 11), proscrit la bestialité en l'homme63. La dévoration des anguilles dans la branche X met en résonance l'absence de préparation des anguilles 64 , trait spécifiquement animal, et le sourire narquois de Renart savourant sa ruse, trait spécifiquement anthropomorphe : « Mais Renars n'en fait fors sourire / Car molt a entre faire et dire », v. 83-84. L'infraction morale se manifeste ainsi dans l'hybridité d'une écriture ambiguë quant à l'essence des personnages qu'elle figure65. De même, dans la « Confession de Renart », la dévoration sauvage du chapon se superpose à l'expression de sentiments humains : « Ains n'i quist nape ne touaille / Tot maintenant li ront la teste » (III, v. 100-101) et « Mais molt par vendi chierement / Al caponet son maltalent / Qui riens ne lui avoit meffait ! » (III, v. 105-107). La présence de l'alimentation est ainsi chargée de sens, car « la cuisine est un langage à travers lequel une société s'exprime », comme le suggère Jean Soler à la suite de Claude Lévi-Strauss (L'Origine des Manières de table).

La lettre du récit renardien porte également la marque d'une transgression alimentaire notamment liée au jeûne pratiqué dans les abbayes. Renart, dans la branche du « Duel Judiciaire », transgresse ainsi ses voeux (« trespasse obedience », II, v. 1578), en ajoutant à la prédation le scandale d'une interjection citant le Seigneur, mêlant par là invocation divine et refus d'obéissance : « Par Dieu, fait il, ne m'appartienent / Cil de char mengier se tienent », II, v. 1565-1566. Le commentaire du « larrecin » (II, v. 1586) par le conteur fait de la transgression de l'interdit alimentaire l'une des composantes de l'instinct vicié du goupil : « Se licheres est par aventure / Bien s'en retrait a sa nature » (II, v. 1588). La réplétion semble ainsi s'intégrer à un ensemble de transgressions inhérentes aux dispositions physiologiques et morales de Renart.

Si les plaisirs de bouche, alimentaires et spiritueux, présentent le corps humain sous un jour théologiquement hideux, érotisme et sexualité redoublent le sentiment de la souillure66, le plaisir de la jouissance allant de pair avec l'exaltation de la matérialité du corps.

63 Lévitique, 17, 12 : « Nul d'entre vous ne mangera de sang ».

64 Le Roman de Renart, Branche X, « Renart et les anguilles », v. 90-91 : « Car molt en menja volentiers / Qu'onques n'i quist ne sel ne auge ».

65 Cf. la notion de clinamen, originellement propre à la philosophie épicurienne, dans l'acception de Jean SCHEIDEGGER (Le Roman de Renart ou le texte de la dérision, p. 210) : « ce point limite où se rencontrent le discours humain et le cri animal, le cri humain et le discours animal, lorsque l'homme régresse à la bête et que l'animal devient parlant ».

66 Cf. Ephésiens, 5, 3 : « Quant à la fornication, à l'impureté sous toutes ses formes, ou encore à la cupidité, que leurs noms ne soient même pas prononcés par vous : c'est ce qui sied à des saints ».

2. EROTISME ET TRANSGRESSION

Comme le rappelle Georges Bataille, dans l'antiquité païenne, « l'ensemble de la sphère sacrée se composait du pur et de l'impur ». L'évolution apportée par le christianisme tient alors à une conception renouvelée du sacré où « l'impureté, la souillure, la culpabilité étaient rejetées hors de ces limites. Le sacré impur fut dès lors renvoyé au monde profane » 67. Paradoxalement, se livrer aux impuretés du monde profane ménage une ouverture vers le monde sacré, soumis à la notion d'interdit. En ce sens, l'érotisme, lieu paradigmatique de la souillure, apparaît comme le domaine où s'accomplit par excellence la transgression profane du sacré. De fait, la transgression de l'eros dans les fabliaux est placée sous le signe de la démesure ; démesure d'un couple élargi aux dimensions du triangle, démesure du désir s'abandonnant aux licences sacrilèges, démesure enfin dans l'exultation du langage érotique.

A. TRIANGLE EROTIQUE, « MIRAGE EROTIQUE » ET PROFANATION DU MARIAGE

« Le mariage spirituel est symbolisé par l'amour de l'Epoux et de l'Epouse et par leur

union. A ce moment l'Epouse ne cherche plus, elle possède une présence qu'elle ne veut plus quitter ».68

Du triangle érotique composé du mari, de la femme et de l'amant résulte la double transgression d'interdits sacrés : sacrement bafoué des liens matrimoniaux69, transgression consommée de la gauloiserie. Michel Olsen, dans Les Transformations du triangle érotique70, systématise l'étude du triangle érotique en proposant des « clefs », comme autant de configurations narratives : « Une fois ce triangle construit, on peut essayer établir une « clef de nouvelles », analogue à celles qui sont utilisées dans les taxinomies botaniques ou zoologiques ». Cette approche, qui évoque les multiples variations d'un thème fondamental, suggère l'importance de l'érotisme dans le corpus des fabliaux. Plus que d'une simple typologie narrative, la prégnance de l'érotisme est passible d'une lecture axiologique, l'adultère constituant une transgression d'importance. Au désir triangulaire se superpose le cynisme de la ruse, qui accroît d'autant la portée transgressive de l'adultère. Ce trait est particulièrement perceptible

67 Georges BATAILLE, L'Erotisme, op. cit., respectivement p. 127 et 128

68 Marie-Madeleine DAVY, Initiation à la symbolique romane, Paris, Flammarion, 1977, p. 236

69 Genèse, 2, 24 : « L'homme s'attachera à sa femme et tous deux ne feront plus qu'un » et Tobie, 7, 15 : « Que Dieu soit avec vous, que lui-même vous unisse et vous comble de sa bénédiction ».

70 Michel OLSEN, Les Transformations du triangle érotique, UNIVERSITETSFORLAGET I K0BENHAVN, Akademisk Forlag, 1976, p. 8. Michel Olsen s'est inspiré, dans ses analyses, des travaux de son maître, Per Nykrog.

dans les fables de Marie de France, qui par leurs personnages (animaux, humains) et leurs thèmes (adultère, ruse), se situent à la jonction du fabliau comme de la littérature animalière.

Le thème du « mirage érotique »71 emblématise la transgression des liens du mariage en l'enrichissant de considérations axiologiques. Les ressources fallacieuses du regard invitent en effet à une réflexion sur le bien et le mal, le vrai et le faux, la raison et le tort. Le « fablel courtois et petit »72 du « Prestre qui abevete » met ainsi en scène un prêtre épris d'une de ses ouailles (« Et icele le prestre aimoit », v. 10). Le prêtre, à la porte de la femme qu'il convoite (« si s'aresta / Près de l'uis, v. 23-24), feint de voir une scène érotique (« il m'est avis que vous foutés ! ») au lieu d'une scène domestique (« fu li vilains (...) au digner o sa femme asis », v. 38 et 17-18). L'étonnement du mari face aux accusations diffamatoires du prêtre amène le vilain à se positionner derrière la porte, laissant le prêtre libre de consommer l'adultère :

O moi venés chas fors ester,

Et je m'en irai là seoir ; 45

Lors porrez bien apperçevoir

Se j'ai voir dit u j'ai menti.

Le mensonge de la vision du prêtre devient vérité de la fiction, la vérité de la vision véritable du vilain est convertie en illusion des sens (« austretel sambloit ore a moi ! » / Dist le vilains : « Bien vous en croi », v. 77-78). Le mundus inversus du prêtre ébranle les certitudes ontologiques, ajoutant à la transgression érotique une inversion axiologique.

Le thème de la vision apparaît également dans deux autres fables de Marie de France, « D'un vilein cunte ki guaita... » et « D'un vilein vueil ici cunter... ». La première de ces fables joue sur l'inversion du vrai et du faux. La découverte de l'adultère par le vilain (« Un altre hume vit sur sun lit / Od sa femme fist sun delit », v. 3- 4) conduit l'épouse à anticiper la leçon immorale de la fable : « que mult valt mielz sens et quointise (...) / Que sis aveirs ne si parent », v. 33 et 36. L'exemplum de l'épouse infidèle tient en effet à inverser vérité et mensonge, en un discours moraliste sur l'illusion des sens : si le vilain observe son reflet dans la « cuve d'ewe pleine » (v. 18), il ne s'y trouve pas lui-même. « D'un vilein vueil ici cunter... » joue, à l'instar du

71 Cf. « Le Prestre qui abevete », « La Femme et son amant », « Encore la femme et son amant »

72 Garin, « Le Prestre qui abevete », in Fabliaux érotiques, op. cit., p. 156, v. 3

« Prestre qui abevete », sur le thème de l'apparition fantastique. L'épouse infidèle, qui se promenait dans la forêt avec son amant (« vers la forest sun dru od li », v. 3), est surprise par son mari, lequel se répand en injures : « Sa femme laidi e blasma » (v. 7). L'épouse feint alors d'ignorer ce dont lui parle le vilain, et de s'inquiéter de ce qu'il a pu voir :

« Sire », fet elle, « se vus plet,

Pur amur Deu, dites mei veir ! 15

Quidastes vus hume veeir

Aler od mei ? Nel me celer ! »

L'inquiétude feinte manifestée en ces vers permet le recours parodique à une croyance populaire, selon laquelle ce type de vision est annonciateur de mort : « Or sai jeo bien, pres est ma fins », « Dun vilain vueil ici conter... », v. 27. Le cynisme est sensible dans cette parole qui se disculpe en raillant, en creux, la superstition du vilain.

Le thème du mirage érotique rend ainsi compte des riches potentialités qu'offrent les contes à triangle (Per Nykrog). La vision optique est liée à une vision du monde, partant à une morale. La transgression du sacrement matrimonial, dans ce régime de sens, prend une dimension bien plus large : l'érotisme participe du mundus inversus, ajoutant à l'effritement des valeurs spirituelles la souillure des corps.

B. COPULA CARNALIS ET DEMESURE : LASSATA SED NON SATIATA (JUVENAL)

Plus que tout autre écrit, les fabliaux et récits d'animaux figurent un érotisme démesuré, à l'image du sexe féminin, véritable tonneau des Danaïdes73. Le désir inextinguible est particulièrement sensible dans les ramifications du Roman de Renart, à travers le couple adultérin que forment Renart et Hersent. Comme le rappelle Georges Bataille, la transgression érotique s'accomplit dès « qu'un être humain se conduit d'une manière qui présente avec les conduites et les jugements habituels une opposition contrastée »74.

L'absence de mesure se joint à une conception du monde toute entière portée vers le bas matériel et corporel (prédation, réplétion, copulation). La disculpation ambiguë d'Hersent sert de base à un portrait en négatif de la louve, mot

73 Cf. Jean R. SCHEIDEGGER, Le Roman de Renart ou le texte de la dérision, op. cit., p. 307 : « nul « vit (...) gros et dur » ne saurait tenter cette plaie qu'est la « nature » de femme, « puis qu'on ne puet au fons ataindre ».

Le Roman de Renart, Branche III, « La Confession de Renart », v. 514 et 529

74 Georges BATAILLE, L'Erotisme, op. cit., p. 116

dont il convient de rappeler les connotations lubriques (lupa) : « Ne fis de mon cors licherie / Ne malvaisté, ne puterie / Ne nesun vilain afaire / C'une nonains ne peüst faire » (Ia, v. 175-178). Les termes de la perversion sont en effet démentis par les paroles d'Hersent devant l'émasculation d'Isengrin : « Qu'ai-je mais a faire de lui / Fole est qui mais o lui se couce / Qu'autant li varroit une çouce », (Ic, v. 2731-2733). Le mariage se réduit, dans la parole contemptrice de la lupa, aux plaisirs procurés par « l'andoille / Qui ici endroit soloit pendre » (Ic, v. 2679-2680). Avec l'émasculation, Isengrin « perdue a toute sa valour » (Ic, v. 2743).

La branche consacrée à la mort de Renart contribue également à établir l'image d'une dévergondée : « Que maintez foiz en privé leu / L'a Renars tenue adossee (...) / Maudite soit tele fendace / Ou cop ne pert que l'en i fiere ! » (XVIII (fin), v. 981-982). Dame Fière rejoint Hersent dans l'expression d'un désir insatiable : « Onques son cul, s'entendu l'as / Pour cop de coilles ne fut las » (XVIII (fin), v. 886-887). La jactance de Renart dans l'épisode de sa confession manifeste la toute-puissance de l'éros viril : « Je fout bien dis fois prés a prés / Et neuf foiees tout adés » (II, v. 667-668).

Les fabliaux exposent, dans une perspective différente, la démesure du désir érotique ; « La Sairenesse » atteste de l'extraordinaire vitalité de la femme du vilain et du pautonier, venu en consultation pour soigner sa « gout es rains molt merveillouse » (v. 37) : « le pautonier le prend esrant / en un lit l'avoit estendue / Tant que il l'a trois foiz foutue », v. 42-44. Si le désir adultérin de la saineresse connaît un terme (« Quant ils orent assez joué / Foutu, besié et acolé », v. 45-46), celui de Richeut paraît à l'inverse sans limites : « Fame sor cui tex pueples monte / Conmant savroit tenir lo conte / de ses enfanz ? / Ne sai de cui conçoi ne qanz » (Richeut, v. 668-671). L'hyperbole, « tex pueples monte », exprime la profusion des relations sexuelles, tandis que « de cui » et « ne qanz » suggèrent la pluralité des combinatoires, en termes de partenaires comme de repères temporels. L'interrogation appelant une réponse négative (« conmant savroit (...) ? ») achève de donner l'image d'une sexualité dévorante, perpétuelle et insatiable.

C. URANISME, PERVERSION, TRANSGRESSION

La sexualité renardienne procédant d'un manque fondamental75, à l'instar de la quête de nourriture, l'ardeur du désir charnel paraît inextinguible. Le vide que

75 Renart s'en explique dans la branche III, confessant l'impossibilité de renoncer à la fornication : « Et jou, coment enteroie / Qui nul mal sofrir ne poroie / Et qui consirer ne me puis / De Hersent et de son

représente le « gouffre de la féminitude (...) s'épanche et absorbe tout » 76. En ce sens, « il ne saurait y avoir de réplétion » érotique, comme le suggère Renart dans sa confession. Confession d'un pecheor qui prolonge dans le verbe l'action sacrilège, excédant les limites de la morale et du corps :

Avenu m'est aucune fois

Que je ai foutu quinze fois !

Je suis de molt caude nature : 665

Il n'a en moi point de mesure ! Je fout bien dis fois prés a prés Et neuf foiees tout adés ! 77

La transgression tient à l'absence d'exclusive, en un brassage des âges (« J'ai foutu la fille et la mere », v. 601) et des sexes (« et tous les enfants et le père », v. 602). Les pratiques homosexuelles (masculorum concubitores) suggérées par le goupil s'inscrivent dans la notion d'hybridité78, constituant de fait le degré suprême de la transgression79. Transgression d'autant plus notable qu' « on connaît l'horreur du Moyen-âge pour l'homosexualité. Même dans les fabliaux qui ne paraissent se refuser aucune grivoiserie, nous ne rencontrons cette perversité que deux ou trois fois, et toujours sous la forme d'une injure cuisante ou d'une menace qui fait horreur »80. Si « d'une façon générale les fabliaux (...) ne dépeignent jamais des raffinements érotiques frappées par l'interdit de l'église », la deablie renardienne élargit les cadres de la transgression, jouissant d'un verbe lui-même sans mesure. Jacques Le Goff rappelle néanmoins que le XIIe siècle a pu être considéré comme « le temps de Ganymède »,

pertuis ? » (III, v. 433-437). La sexualité devient obsession, dès lors que le souvenir de ce pertuis engendre des réactions physiologiques démesurées : « Et por çou que il m'en ramenbre / Me remettent trestout li menbre / Et herice toute la chars ! » (v. 439-441).

76 Le Roman de Renart ou le Texte de la Dérision, op. cit., p. 308

77 Le Roman de Renart, Branche III, « La Confession de Renart »

78 Cf. Jean SOLER, Sacrifices et interdits alimentaires dans la Bible, op. cit., p. 27, « La Prohibition de l'hybride ».

79 Lévitique, 20, 13 : « L'homme qui couche avec un homme comme on couche avec une femme : c'est une abomination qu'ils ont toutes deux commise, ils seront mis à mort, le sang tombera sur eux ». Idée reprise de façon catégorique par André LE CHAPELAIN, dans le De Amore, Cap. 2 : Inter quos possit esse amor, éd. Trojel, p. 6 : « amor nisi inter diversorum sexuum personas non esse potest », cité par Per Nykrog, Les Fabliaux, p. 180.

80 Per NYKROG, Les Fabliaux, Nouvelle Edition, Genève, Droz, Publications Romanes et Françaises, CXXIII, 1973, p. 180. Per Nykrog cite également les deux seules occurrences de l'homosexualité dans le genre du fabliau : Prestre et chevalier et Sot chevalier. Le Lai de Lanval de Marie de France, atteste également de la prégnance du tabou homosexuel, lorsque la Reine accuse Lanval de ce type de relations : « Asez le m'a hum dit sovent / Que de femme n'avez talent. / Vaslez amez bien afaitiez / Ensemble od els vus deduiez », v. 281-284. La réaction de Lanval, « mult dolenz » (v. 289) de ces paroles est à la mesure du caractère scandaleux de ces accusations.

avant un mouvement de réforme : « le christianisme a repris les tabous de l'Ancien Testament condamnant sévèrement l'homosexualité, et le vice des habitants de Sodome a été interprété comme une déviation sexuelle »81.

La mention de l'homosexualité prend place, parmi bien d'autres perversions

(v. 673 : « Jou ai mengié un mien fael ! ») dans l'outrance d'une parole du pire, celle d'un représentant de la perduta gente, pour reprendre une expression du Chant III de l'Inferno. Eclatement des limites du langage et du corps. Jouissance de l'infâme et « hypermorale »82 vertigineuse.

D. EXALTATION DU LANGAGE EROTIQUE

« De deux choses l'une : ou la parole vient à bout de l'érotisme, ou l'érotisme

viendra à bout de la parole »83.

La transgression de l'interdit érotique tient autant à l'acte charnel qu'à l'énoncé jouissif des mots de volupté. De fait, la prégnance du vocabulaire érotique dans l'univers des fabliaux engendre une parole jubilatoire : la dénomination minutieuse des pudenda figure en ce sens un véritable « matérialisme hédoniste »84, pour reprendre l'expression de R. Howard Bloch. Ainsi de la « Demoiselle qui ne pooit oïr parler de foutre », qu'une rencontre opportune avec un jeune homme entreprenant et rusé parvient à dévergonder. La description par le menu des organes sexuels, tant masculins que féminins, n'a d'autre visée immédiate que celle, ludique et transgressive, de nommer, acte qui procure une « évidente exultation »85. Périphrase et métaphore sont les deux truchements d'une jouissance de l'écriture, des personnages et du lecteur. La désignation des attributs virils prend ainsi la forme de questions licencieuses (« Que est ceci, / Daviët, si roide et si dur / Que bien devroit percier un mur ? », v. 170-172), d'une ingénuité (« sont ce deux luisiaus ? », v. 181) propre à réjouir et délasser l'auditoire86.

81 Jacques LE GOFF, L'Europe est-elle née au Moyen-âge ?, op. cit., p. 122

82 Cf. Georges BATAILLE, La Littérature et le mal, Paris, Gallimard, 1957, p. 9 : « cette conception [du mal comme valeur souveraine] ne commande pas l'absence de morale, elle exige une « hypermorale ». Andreas PAPANIKOLAOU, dans Georges Bataille, érotisme, imaginaire politique et hétérologie, Paris, Praelego, 2009, p. 160, définit l'hypermorale comme « la quête de la liberté du mal dans la débauche, la frénésie érotique, la transgression des interdits, la violation des règles morales, la tremblante intimité au voisinage de la mort (...) ». Autant d'éléments qui rendent cette notion opératoire dans l'analyse de cet épisode du Roman de Renart.

83 Georges BATAILLE, « A propos d'Histoire d'O », NRF, 1954

84 R. Howard BLOCH, Postface, in Fabliaux Erotiques, Textes de jongleurs des XIIe et XIIIe siècles, éd. Luciano Rossi et Richard Straub, Paris, Livre de Poche, coll. « Lettres Gothiques », 1992, p. 541

85 Ibid., p. 542

86 Cf. à ce titre le prologue du fabliau « Le Chevalier qui faisait parler les cons » (Ibid., p. 200sq, v. 1-4) :
« Fablel sont or mout encorsé : / maint denier en ont enborsé / Cil qui les content et les portent / Quar

A la formulation ingénue, résultant d'une palpation libertine, se superpose une seconde formulation, métaphorique. La métaphore équestre (« c'est moes polains »,

v. 173 ; « dui mareschal / qui ont a garder mon cheval », v. 183-184) du membre viril et l'assimilation du membre féminin au locus amoenus87prez », v. 141 ; « fontaine », v. 148) sont complétées par les termes d'usage (vit, con, foutre, trou) du conteur. L'écriture intensifie la jouissance liée à l'interdit, usant de trois expressions distinctes pour désigner chaque attribut copulatoire.

De même, la jeune fille de « De l'Escuiruel »88, qui dans un mouvement d'exaltation lubrique, répète à l'envi le mot vit : « Vit », dis ele, « Dieu merci, vite ! / Vit dirai je, cui qu'il anuit, / Vit, chetive ! vit dist mon père (...) ». L'invention lexicale qui accompagne la réitération du terme (jeu avec vite et chétive) manifeste les destins liés du geste et de l'écriture érotiques. L'intertexte merveilleux qui apparaît en contrepoint dans « Le Chevalier qui fit parler les Cons » redouble également le plaisir du comique de répétition par la référence à un modèle noble. Le « surnaturel obscène »89, selon l'expression de Per Nykrog, associe en effet le motif matriciel du don90 à la jouissance d'une parole égrillarde : « Ja n'ira mes ne loig ne près / por qu'il truisse feme ne beste (...) / S'il daigne le con apeler / Qu'il ne l'escoviegne parler », v. 218-219 et 221-222. Le don de la troisième pucelle s'inscrit quant à lui dans la dialectique du con et du cul, qui a donné lieu à un développement casuistique dans le « Dialogue du con et du cul » : « se li cons par aventure / avoit aucun enconbrement / qu'il ne respondist maintenant / li cus si respondroit por lui » (v. 232-233).

Au-delà de la gauloiserie inhérente au genre ressortent, exorcisées par le rire, des préoccupations d'une réelle gravité. C'est ainsi que Philippe Ménard, dans Les Fabliaux91, considère le rire lié à l'humour érotique comme un rire amoral, qui dissimule des interrogations profondes. Face à la présence écrasante de la morale chrétienne, les « contes à rire » sont un moyen d'atténuer « les angoisses, les désirs, les rêves, en un mot les sentiments troubles cachés au coeur des êtres » (p. 218). Si la

grant confortement raportent ». De même, le conteur de la Branche XXIII du Roman de Renart, « Comment Renart parfit le con », v. 1-2, ouvre son récit sur une considération identique (impératif du placere) : « Mainz hons puet tel chose taisir / Qui autrui vendroit a plaisir ».

87 Cf. Ernest Robert CURTIUS, La Littérature européenne et le Moyen-âge latin, Paris, PUF, 1956, rééd. Presses-Pocket, 1991, p. 301-320 (« Le Paysage Idéal »).

88 « De l'Escuiruel », Montaiglon, V, p. 103.

89 Per NYKROG, Les Fabliaux, op.cit., p. 59

90 Cf. pour une catégorisation des différents types de don (« contraignant, contraint, non sollicité, qu'on ne nomme pas ») : Jean-Jacques VINCENSINI, Motifs et thèmes du récit médiéval, Paris, Nathan Université, coll. « fac. », 2000

91 Philippe MENARD, Les Fabliaux, contes à rire du Moyen-âge, Paris, PUF, 1983, p. 140

« violation des tabous est un des caractères des contes à rire » (p. 243), la transgression du sacré ne s'explique pas tant par la dimension satirique du genre que par ses vertus quasi-curatives ; expression d'une gaieté débridée dans un cadre religieux très présent. Le langage en liberté du fabliau semble l'unique vecteur d'apaisement de craintes qui ne cessent de tourmenter les médiévaux, crainte d'une chrétienté impitoyable et terreur des visions infernales, qui n'empêchent cependant pas les oeuvres du corpus d'entretenir un dialogue fécond et subversif avec la parole sacrée.

B. TRANSGRESSION DU LANGAGE ET ELOQUENCE SACREE

1. SENS LITTERAL ET TRANSGRESSION DU VERBE

« Il convient de le rappeler : l'ordre du monde est tel que le mot a un rapport de convenance

avec son objet »92.

La patristique, ainsi que le rappelle Jean-Louis Benoît dans son article, « Clef du texte, clef du royaume » 93 pose comme principe d'exégèse des textes bibliques une lecture herméneutique à quatre niveaux. Au sens littéral se superposent le sens spirituel, le sens tropologique, qui tourne l'âme vers Dieu, et le sens anagogique, qui mène l'âme à Dieu. Le sens littéral repose sur une adéquation du signe (signum) et de la chose (res), énoncée par Saint-Thomas d'Aquin dans la Somme Théologique : « Dieu a en effet le pouvoir d'accommoder, comme l'homme, les mots à une signification, mais aussi les réalités elles-mêmes (...). L'Ecriture Sainte a ceci de propre que les réalités signifiées par les mots signifient elles-mêmes quelque chose »94. La religion chrétienne n'étant « pas une religion du livre, mais de la parole de Dieu »95, l'alliance du signe et de son référent se donne comme l'une des expressions les plus élevées du sacré. En ce sens, le discours séducteur, fondé sur le primat du désir, apparaît doublement transgressif.

Jean-Pierre Vernant et Marcel Détienne, dans Les Ruses de l'intelligence, évoquent l'origine mythologique de l'intelligence de l'action figurée sous les traits

92 Robert GUIETTE, Symbolisme et « Senefiance » au Moyen-âge, Cahiers de l'association internationale des études françaises, 1954, volume 6, p. 112

93 Jean-Louis BENOIT, « Clef du texte, clef du royaume. La lecture de la Bible au Moyen-âge comme paradigme de la littérature » in Fabienne Pomel (dir.), Les clefs des textes médiévaux. Pouvoir, savoir et interprétation, Presses Universitaires de Rennes, coll. Interférences, Rennes, 2006, p. 303-321

94 Saint-Thomas d'Aquin, Somme Théologique, I q. 1a 10, c, cité par Jean-Louis Benoît, art. cit.

95 Jean-Louis BENOIT, art. cit. p. 304

d'une femme96, Métis, qui symbolise une « forme d'intelligence et de pensée qui combine le flair, la sagacité, la prévision, la souplesse d'esprit, la feinte, la débrouillardise, l'attention vigilante [enfin] le sens de l'opportunité » 97. La métis grecque, à partir de ses figures tutélaires, Athéna et Ulysse, s'est notablement infléchie dans l'ordre axiologique, passant d'une intelligence positive et suprême impliquant une pénétration supérieure de l'esprit, à l'expression d'un esprit pervers visant à faire le mal. Le Panchatantra, les récits arabes et les premiers avant-textes renardiens manifestent ainsi l'intégration de la métis dans un monde cynique et perverti, qui trouve un prolongement fertile dans la ruse du goupil. L'engin s'affirme sous l'angle de sa dualité. Désignant l'habileté, l'adresse, la virtuosité, il évoque également l'artifice et ses pendants, séduction et tromperie. L'engin ressortit ainsi à une forme d'intelligence impliquant le pouvoir souverain d'une parole flagorneuse et vide de sens. L'inversion heuristique, par le verbe, de la vérité inhérente aux choses, rompt l'harmonie universelle, si l'on considère que les médiévaux concevaient un rapport d'équivalence entre le dit et le voir : ce qui relève de la sphère de la parole se voit donc théoriquement porteur de vérité. L'univers du fabliau et de l'isopet, empli de ruses féminines, subvertit également le rapport du langage à la vérité.

Cette subversion est sensible dans l'isopet de Marie de France, « La Femme et son amant »98. L'épouse du vilain, pour se disculper de l'accusation d'adultère portée par son mari, inverse dans sa démonstration la vérité de l'adultère (« Un altre hume ; ceo m'est a vis, / Sur mun lit te tint embraciee », v. 8-9) en emmenant son mari « a une cuve d'ewe pleine », v. 18. Par suite d'un artifice fallacieux qui inverse la vérité de la semblance en vision erronée99, la parole de la ruse triomphe du danger ; mise en abyme d'une parole controuvée dénonçant l'illusion des sens pour accorder le monde à son désir.

96 La dimension diabolique du langage féminin dans son rapport au barat, ressort primordial des fabliaux, appartient également à l'univers de la fable. Cf. l'epimythium de l'isopet « Encore la femme et son amant » (Fables françaises du Moyen-âge, op. cit., p. 97 v. 53-56 : « Pur ceo dit hum en repruvier / Que femmes sevent engignier : / les veziëes nunverables / Unt un art plus que li diables ». De même, dans la Vie d'Esope de Julien Macho, Fables Françaises du Moyen-âge, p. 54, citant Euripide, cf. note 21 p. 303 : « il n'est pire péril et pire danger que la femme perfide ».

97 Jean-Pierre VERNANT et Marcel DETIENNE, Les Ruses de l'intelligence, la métis des Grecs, Paris, Flammarion, Malesherbes, 2009, p. 10

98 Marie de FRANCE, « La Femme et son amant », in Fables Françaises du Moyen-âge, éd. Laurence HARF-LANCNER et Jeanne-Marie BOIVIN, Paris, GF-Flammarion, 1996, p. 90-93 (éd. Bilingue)

99 Ibid., v. 23-25 : « (...) n'iés tu pas / dedenz la cuve od tuz tes dras, / Se tu i veiz une semblance ».

L'engin se structurant autour de deux traits contradictoires - la plaisanterie relevant du fripon divin100 et l'atteinte au cosmos relevant du diable - n'est pas sans comporter une ambiguïté prolongée.

2. SEDUCTION DU VERBE ET VACILLEMENT DU MONDE

A. IRREALITE DU DISCOURS RENARDIEN : TOUT UN MONDE IN ORE REINARDI 101

L'engin, conçu comme métis et techné, caractérise l'art du goupil, qui comme le rappelle Brun, « a fait tantes molestes / et conchïees tantes bestes » (Ia, v. 55-56). Son mode d'application consiste en des manoeuvres déceptives fondées sur un canevas matriciel. La ruse, dans la logique renardienne, tient pour le trickster à punir sa dupe par là-même où elle a péché, exaltant les pouvoirs de la gula dans l'infléchissement de la volonté d'un personnage. La ruse conçue comme tour pendable se nourrit de l'imaginaire propre aux figures archétypales (le miel catalyseur de la chute de l'ours), elle rend présent et actuel ce qui est absent et de l'ordre du désir. Cependant, le triomphe de la ruse et la jouissance verbale du goupil impliquent que l'élément central de la ruse (le miel, les souris et les rats) soit introduit très en amont dans le discours.

La justification du retard pris dans sa venue à la cour tient à la reprise du topos biblique de Lazare et du Mauvais Riche : la cour étant un lieu de perdition dans lequel « povres hom qui n'a avoir / fu faiz de la merde au deauble », v. 532-534), Renart se restaure avant de se mettre en chemin, remarque d'autant plus paradoxale que celui qui fait bombance, jouissant d'un « merveilleus mangier françois », v. 524 composé de ses « maus aünés », v. 553 ne saurait être considéré sous le rapport de sa pauvreté. La raison d'être de ce festin tient dans sa conclusion, dans les « .VI. Danrees / de novel miel en bonnes rees » qui amènent Brun à célébrer cette nouvelle comme un miracle : « Nomini Patre, Christum file », v. 557. L'engin opère ainsi un retournement d'autant

100 En référence à l'ouvrage fondateur de Carl-Gustav JUNG, Paul RADIN et Charles KERENYI, Le Fripon divin : un mythe indien », Genève, Georg, 1958. Dans cette étude, les anthropologues développent le concept d'enfant intérieur, de « speculum mentis », qui, dans ses multiples composantes, peut être adapté au personnage de Renart : exaltation sexuelle, tours pendables incessants, débordement d'activités...

101 Expression forgée à la lecture du chapitre intitulé « Le Monde que renferme la bouche de Pantagruel », dans l'ouvrage d'Erich AUERBACH, Mimésis, La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1968, p. 272 : « in ore Pantagruelis, tout se présente comme en Europe... ».

plus complet que si le discours du décepteur retourne le langage102, il amène sa dupe à se placer en contradiction avec elle-même, à renier toute morale et toute valeur.

La première étape de la ruse consiste dans l'acceptation par la dupe de son conchïement futur. Ces prémisses adoptées, le décepteur abandonne l'habit du tentateur pour revêtir celui de l'adjuvant ironique, exhortant les victimes à se jeter elles-mêmes dans une situation délicate : « Di va, faist il, ovre la bouche / a poi que la langue n'i toche », v. 615-616. La ruse se fonde ainsi sur une duplicité du personnage décepteur, qui dans le moment même où il feint d'apporter son aide, travaille contre sa dupe : « Endementres que cil i bee / Renart a les coinz enpoigniez / et a grant poine fors sachiez », v. 620-622 ; la concomitance des deux actions mise en évidence par la locution temporelle à valeur de simultanéité « endementres que » manifeste l'étendue de la duplicité. De même avec Tibert, lorsque le goupil s'exclame « fi ! Merde, con tu ies coarz ! / Je garderai par ça defors », v. 670.

Le monde crée par la parole du fripon divin est frappé d'irréalité par l'absence de référent dans la réalité de la fiction. L'exemple à cet égard le plus frappant se situe dans la branche XII, quand le goupil simule à lui seul les sonneries de trompette et le fracas des chasses du Comte Thibault, afin d'amener Brun à se dissimuler sous terre : « Lietart, cui la noise bien plest / Que Renars fait par le forest... » (XII, v. 778-779). Cette ruse permet au vilain de frapper l'ours de sa cognée, mettant fin à la promesse de lui livrer Rougel, son boeuf qu'il jugeait trop lent.

A l'instar de l'épisode du vilain, la création d'un monde contrefactuel dans lequel le père de Martin d'Orléans posséderait de l'orge et souffrirait les avanies des souris et des rats est signifiée par le narrateur de la branche initiale, lorsqu'il écrit : « Mais li lechieres li mentoit / qar li prestres qui la menoit / n'avoit ne orge ne avoine / De ce n'estoit il ja en paine » (Ia, v. 832-834). Renart s'empare en paroles de l'objet du désir, conformément aux inclinations naturelles de chaque bête et l'actualise par le seul pouvoir de la parole. De même, Renart use des ressources formelles de la rhétorique au mépris de toute éthique.

B. COULEURS DE RHETORIQUE DE L'ELOQUENCE JUDICIAIRE

La parole séductrice prend la forme d'un discours chargé d'artifices et de flagorneries, à l'instar du plaidoyer pro domo que prononce Renart à la cour du Roi

102 La création d'un univers de peu de réalité est sensible dans la remarque du conteur aux v. 623-624 : « Bien le cunchie et bien le boule / Car il n'i a ne miel ne ree ».

Noble ; il réinvestit dans cet épisode le thème du contemptus mundi, mépris d'un monde voué à la corruption et au triomphe du mal : « Mais puis ains, sires, rois s'amort / A croire ses malvais larrons (...) Puis voist sa terre a male vue », Ia, v. 1232-1233 et 1237. L'antithèse, à la rime, des « malvais larrons » et des « haus barons » (Ia, v. 1234-1235) et les apophtegmes à valeur morale (« cil qui sont serf de nature / Ne sevent regarder mesure », Ia, v. 1238-1239) reprennent en semblance certains marqueurs rhétoriques de la Bible, car en en reproduisant le style, il n'en reconnaît pas les fondements moraux. L'expression « couleurs de tortherique » (Ia, v. 1299) peut se lire à la lumière de la teinture dont Renart se trouve paré au début de la branche Ic. De même que la teinture fait apparaître le goupil comme un double en négatif du Christ (cf. infra), substituant l'apparence à l'essence, son discours relève d'une même déception. En effet, comme nous l'évoquerons en deuxième partie, l'art de la teinture disposait d'une image peu flatteuse au Moyen-âge, en un temps où changer l'apparence des choses inspirait la suspicion103.

Sur un ton prophétique, à tout le moins biblique, Renart se présente comme une éternelle victime, qui jamais n'a commis de crime de lèse-majesté à l'égard de son Seigneur, et qui cependant fait l'objet d'inculpations perpétuelles : « je vos salu / com cil qui plus vos a valu / que tuit li baron de l'ampire », Ia, v. 1236-7. La parole bestornante pose ainsi Renart en exemple de vertu bafoué et méprisé. La séduction procède de cette inversion des valeurs, une destinée malheureuse (« par mal eür », Ia, v. 1239) orientant vers lui l'anathème de chacun. Ce sophisme inclut un contrepoint comminatoire, dans l'exposé pseudo-moraliste de la menace à laquelle se prête Noble pour n'accorder le consilium qu'à de « mavés larrons » : « Mes, sire, puis que rois s'amort / a croire les mavés larrons / et il laisse les hauts barons / et guepist le chief por la queue / puis va la terre a male veüe », Ia, v. 1248-1252 ; cette mise en garde vise à placer implicitement Renart comme l'unique adjuvant véritable du Roi, partant à jeter le discrédit sur le reste de la Cour.

Le dessein qui anime la parole séductrice l'amène enfin à faire serment d'allégeance, de respect et d'obéissance à l'égard de son seigneur, évoquant ainsi la « foi et la lïautez / que je ai toz jorz maintenue », v. 1294sq. Les couleurs de rhétorique qui dissimulent la colère et l'angoisse de Renart visent en effet à simuler l'incompréhension mais aussi à faire la preuve de sa bonne foi malgré le caractère

103 Michel PASTOUREAU, « Jésus teinturier. Histoire symbolique et sociale d'un métier réprouvé », Médiévales, n° 29, 1995, p. 47-63.

intempestif de l'invitation à la cour : « Si fait pechié qui a cort me mande » (Ia, v. 1281). Malgré l'injustice de cette convocation, Renart se pose en victime respectueuse en semblance de la parole royale : « mes qant messires le conmande / il est bien droiz que je i vaigne » (Ia, v. 1282-1283). La parole séductrice est ainsi une parole qui cherche à faire vaciller les repères de celui pour qui elle est proférée, qui le détourne de sa route.

Lors de l'ambassade de Brun, Renart introduit dans son discours l'image du détour : « Bruns, fait Renart, biax douz amis / com an grant poine vos a mis / qui ça vos fist desvoier ! » (I, v. 519-521, Manuscrit de Cangé). Le chemin devient détour à l'instar de la parole, il détourne la vérité au profit d'un discours en négatif qui réaccorde à son avantage l'ordre du monde. C'est ainsi que Renart, « plains de mal art » (X, v. 308) affirme en un retour spéculaire sur ses propres pratiques : « et ai sovent de droit torz faiz / Et mainte foiz du tort le droit » (XII, v. 486-487).

L'aisance rhétorique du goupil est sensible dans la translatio criminis104, procédé emprunté à la rhétorique judiciaire et qui revient à détourner l'accusation d'un crime en reportant paradoxalement la faute sur la victime. Avant que ne s'exerce son gab à l'encontre de Brun, Renart inverse la répartition axiologique des rôles, suggérant la perfidie (« Si m'en feriés vous male part », Ia, v. 580) de sa dupe (« caitis », Ia, v. 567) pour mieux l'engignier. A la cour, selon un procédé analogue, le discours du « plaideor » (XII, v. 489) fait porter sur eux-mêmes la responsabilité du malheur qui accable Brun et Tibert : « Se sire Tibert le chaz / Menja les soriz et les raz / s'il fu pris et l'en li fist honte / por les sainz Dieu a moi me monte ? », v. 1268-1261. Les « couleurs de tortherique » (Ia, v. 1297) dont s'arbore Renart désorientent la responsabilité pénale par le truchement d'une omission - la scène est en effet rejouée, réinterprétée, recomposée suivant une logique subjective tendant à gommer toute implication partant, toute inculpation. Renart fait l'ellipse de son propre rôle, rapportant les événements en témoin passif des infortunes de ses pairs : « Me voelent il dont demander / çou que il ne pueent amender ? » (Ia, v. 1264-1265).

104 Ce procédé de la rhétorique antique est rappelé par Cicéron dans la Rhétorique à Hérennius, Pars prima sive opera rhetorica et oratoria, Volume 1, éd. Johann August ERNESTI, Christian G. Schutz, Paris, Lemaire, 1831, p. 38 : « Assumptivae partes sunt quattuor : concessio, remotio criminis, translatio criminis, comparatio ». La translatio criminis consiste à prétendre que l'on a été contraint, par la faute d'autrui, de commettre l'acte incriminé. Elle prend place dans les questions juridiciaires adsumptivae, i. e. lorsque l'accusé s'appuie pour sa défense sur des considérations extérieures au fait reproché.

C. TRANSGRESSION DU CODE, VACILLEMENT DU MONDE

Or au Moyen Age, et particulièrement au XIIe siècle, le langage est conçu selon le modèle symbolique, auxquels correspondent l'organisation sociale de la féodalité et la pensée théologique régnante. Pris dans ce régime de sens, le pouvoir diabolique jette sur le langage un trouble profond en menaçant systématiquement les symbolisés quand bien même le mouvement de la symbolisation est respecté, comme le suggère le conteur de la fable « De la Raine qui conchie la Souris »: « Pour ce est ce trop grans peris / Quant la bouche au cuer ne s'acorde ; / Tels a pensee vis et orde / Qui mout a douce la parole », v. 8-11. Le Roman de Renart varie à l'infini le renversement des symboles et des systèmes symboliques, littérature, société, religion et coupe, entre symbolisants (lettre, homme, monde) et symbolisés (esprit, âme, Dieu), un lien que l'imaginaire médiéval instaure, dans tout objet et dans toute conduite, comme une aspiration fondamentalement ascendante et sacrée 105 . Le scandale qu'il commet se situe précisément dans cette inversion : alors que la sémiotique médiévale impose toujours une hiérarchisation des rapports symboliques, la renardie, du même coup, dévoie le sens de la relation et double le symbole droit de son envers.

Renart s'avise de bouleverser les éléments symbolisés eux-mêmes et dénonce leur fixité comme une fiction, sous laquelle se profile la ruse du désir. Ainsi Roger Dragonetti a-t-il pu affirmer en une formule célèbre que le jugement « n'est pas que la critique du langage d'un procès, c'est un langage en procès - c'est le procès du symbolisme du langage ». La rhétorique installe ses ruses à partir d'un contrat (la fience), développé dans un code qui se suppose universel et contraignant.

4. TRANSGRESSION DES PAROLES CONSACREES

La notion de texte et de contre-texte permet de concevoir avec plus d'acuité le rapport du texte transgressif à son modèle sacré dans les récits d'animaux comme dans les fabliaux. La définition de Pierre Bec, dans Burlesque et obscénité chez les troubadours,

105 Attitude qui correspond à la définition même du blasphème, qui, « semble de plus en plus envisagé, à partir du XIIème siècle, comme une transgression de la norme du vrai (...) L'impiété s'analyse moins comme un mensonge que comme un manquement formel à la manifestation de la vérité ». Corinne LEVELEUX-TEIXEIRA, « La répression du blasphème et les métamorphoses de la vérité (Moyen Age et début de l'époque moderne) », in Au cloître et dans le monde. Femmes, hommes et sociétés (IXe-XVe siècle), Mélanges en l'honneur de Paulette L'Hermite-Leclercq, sous la direction de Patrick HENRIET et Anne-Marie LEGRAS, Paris, Presses de l'Université de Paris-Sorbonne, Cultures et Civilisations médiévales, XXIII, 2000, pp. 323-338

rend ainsi compte du rapport de coexistence entre texte sacré et profane, dans le temps de la lecture :

« [Le contre-texte] n'est pas ambigu. Il s'installe en effet dans le code littéraire, utilise ses procédés jusqu'à l'exaspération, mais le dévie fondamentalement de son contenu référentiel. Il n'y a donc pas d'ambiguïté à proprement parler, mais juxtaposition à des fins ludiques et burlesques d'un code littéraire donné et d'un contenu marginal, voire subversif. Le code textuel endémique reste donc bien l'indispensable référence, fonctionne toujours dans la plénitude de ses moyens, mais à contre-courant. [...]. Le contre-texte est donc, par définition, un texte minoritaire et marginalisé, une sorte d'infra-littérature (underground). Sa référence paradigmatique reste le texte, dont il se démarque, et son récepteur, inévitablement le même que celui du texte. Car sa réception et son impact sont étroitement liés aux modalités du code textuel majoritaire »106.

A. LA CONFESSION, SACREMENT DE PENITENCE ET DE RECONCILIATION

Comme le rappelle Roger Bellon, « le XIIe siècle voit l'Eglise catholique développer la pratique du sacrement de la pénitence, évolution confirmée par le IVe concile de Latran (1215), qui rend obligatoire la confession annuelle » 107. Ce cadre théologique impose la confession dès l'âge de discrétion108, dans le cadre d'une double réforme des mondes laïc et clérical. Prenant acte de l'essor d'hérésies nouvelles, Innocent III ouvre le quatrième concile de Latran dans l'intention d'amplifier en la foule des fidèles le sentiment de la faute (culpa). Aux anciens pénitentiels se substitue une hiérarchie nouvelle des fautes, réparties en péchés véniels et mortels. Dans une société où le diable « fait partie intégrante du dynamisme » européen109, l'absolution des péchés, fussent-ils véniels, contribue au déclin de son empire sur le monde. Le recours à la confession, en plusieurs branches du Roman de Renart, met en oeuvre une tension transgressive entre le caractère sacré de l'acte de pénitence et la disposition railleuse du goupil.

La confession, imposant le mode de la véridicité intégrale et sans omission, devient un jeu de renversement des valeurs, bien et mal s'inversant pour dénoncer la

106 Pierre BEC, Burlesque et obscénité chez les troubadours. Le contre-texte au Moyen Âge, Paris, Stock, 1984, p. 11-13, cité par Patrice UHL, « Du Rebonds parodique, Les pièces CLXXIV et CLXXV du Recueil général des Jeux-Partis français », Carnets de Recherches Médiévales et Humanistes, 15, 2008, p. 129-130.

107 Roger BELLON, « Confession », in Répertoire, Le Roman de Renart, éd. Strubel et alii, p. 1468.

108 L'âge de discrétion, ou âge de raison désigne, dans le Droit Canon (Can. VI, ch. 97, 2), l'âge à partir duquel un enfant devient moralement responsable de ses actes, à compter de sa septième année.

109 Robert MUCHEMBLED, Une Histoire du Diable, XIIe-XXe siècle, Paris, Seuil, 2000, p. 10. Robert Muchembled insiste sur la portée d'un imaginaire du Mal dont Lucifer constitue la figure de proue : « La montée en puissance de Lucifer (...) traduit un mouvement d'ensemble de la civilisation occidentale, une germination de puissants symboles constitutifs ».

valeur même de cette déclaration. La branche XVIII du Roman de Renart, consacrée à la relation des trois morts du goupil, intègre ainsi au déroulement du rituel funèbre l'examen de conscience, préalable au repentir de Renart : « Faites moi parler a Bernart / L'arceprestre, si me ferai / Confez et mes pechiez dirai » (XVIII, v. 360-363). Si le désir de confession révère en semblance les paroles rituelles de la pénitence, le discours amphibologique du goupil relève d'une double transgression : la teneur des péchés inverse l'axiologie chrétienne et leur confession ne s'accompagne d'aucune pénitence ni contrition. En cela, le langage renardien demeure celui de la vantardise et du mundus inversus.

Après avoir déclaré que, de toutes les actions qu'il a commises durant son existence, la guérison du roi Noble est la seule dont il se repente110, Renart inverse le système des valeurs du catholicisme, le tort sexuel devenant bien moral : « Se je croissi Dame Hersent / Ma comere, ne mespris rien / Encoiz li fis lieesce et bien », XVIII, v. 388- 390. A la sincérité constitutive de l'aveu pénitentiel, Renart substitue la mobilité perfide d'une parole purement liée aux circonstances de sa profération : « (...) S'il avint / Que je aie respassement, / Je fausserai le sairement », XVIII, v. 409-411111. Ainsi que l'explique Micheline de Combarieu du Grès, « à l'exigence ascétique s'oppose une aspiration sensuelle qui dénonce comme hypocrite tout engagement à renoncer aux satisfactions futures »112. La duplicité est sensible dans le consentement du goupil à l'injonction de l'âne : « Por çou que ne voel passer / Vos conmandement ne deffaire, / Vol je bien le sairement faire ! », XVIII, v. 408-409. Artifice hypocrite d'une parole résolument transgressive, qui n'entend pas un instant renoncer aux « mauvestiez » et aux « vissiez » d'un goupil « de pute orine » (XVIII, v. 376, 377 et 404).

110 Ibid., v. 396-401 : « Que diroie ? De voir, saciez, / Je ne fis onques nulz pechiez / Fors quant je donai garison / Mon signor Noble le lion / Mais bien sai que doncques pechai / Quant jou garison lui donai ».

111 Aveu d'infidélité à la parole donnée réitéré aux v. 415-416 : « Mais por çou n'en ferai ge rien / Se jou dou mal puis respasser ».

112 Micheline de COMBARIEU DU GRES, « Le thème du monde à l'envers dans la branche XVII du Roman de Renart », Mélanges Jean Larmat, Belles Lettres, Paris, 1982, p. 110

B. LA PRIERE, « OFFRANDE SPIRITUELLE » (TERTULLIEN)

« ... Une bite y est dans le caleçon au lieu de Kyrie Eleison ou encore Bonne biroute à Toto pour Cum Spiritu Tuo, il en avait comme ça pour presque tous les répons chaque fois à peu près de cette force En trou si beau adultère est béni au lieu de Introïbo ad altare Dei... » 113

La prière apparaît, en un monde médiéval imprégné du modèle ecclésiastique, comme la scansion rituelle de la journée du fidèle. « Offrande spirituelle » remplaçant l'ancien holocauste, la prière est le moment « où les vrais adorateurs [adorent] le Père en esprit et vérité » (Jean, IV, 23). A la diversité des prières (eucharistique, liturgique, Notre Père...) fait écho l'extrême virtuosité des écritures transgressives. Comme l'écrit Georges Minois, « litanies, hymnes, prières, offices canoniaux, détournés de leur sens sacré, sont une mine de gags offerts à la verve des plaisantins »114. Dans la mouvance des Goliards, qui infléchissent la lettre des écritures saintes en une parole satirique et profane, la tradition des « contes à rire » pose la suprématie des « forces obscures de la matière corporelle, celles qui s'affirment dans le pet et le rot », pour reprendre les termes d'Umberto Eco115.

La Branche III du Roman de Renart comporte, en ce qu'Armand Strubel considère comme « un temps mort de l'action, une sorte d'intermède »116, l'expression ordurière d'une violente dégradation du sacré : « Puis [Renart] mist la queue sor l'arçon / Si fist set pes en un randon » (III, v. 225-226)117. Le chiffre sept, saturé de sens symboliques118, manifeste l'infléchissement de « offrande spirituelle » à l'offrande sardonique et frondeuse du bas corporel, en une prière de malédiction : « Li septimes [pet] por Ysengrin, / Cui Dieus doinst demain mal matin / Et male estrive a son lever »,

113 Claude SIMON, Histoire, Paris, Minuit, 1967, p. 43. Réminiscences du rituel liturgique auquel participaient le narrateur et son ami Lambert, qui « gueulait à tue-tête » des insanités en lieu et place de la parole sacrée, en une pure jouissance infantile du franchissement de l'interdit.

114 Georges MINOIS, Histoire du rire et de la dérision, Paris, Arthème Fayard, 2000, ch. V, p. 152

115 Umberto ECO, Le Nom de la Rose, Livre de Poche, Paris, 2002, p. 482

116 Le Roman de Renart, Branche III, « La Confession de Renart », Notice, p. 990

117 L'Ysengrimus de Nivard de Gand présente également, au moment où le loup s'apprête à être déchiqueté par des porcs, une interaction de la prière et du pet. Ysengrin prophétise, pour venger sa propre mort, une damnation éminemment carnavalesque, celle du pet perpétuel : « Turpibus ut ventis numquam impetus absit eundi / Laxentur patule nocte dieque fores » [Ysengrimus, VII, v. 317 et Roman d'Ysengrin, p. 240 : « Et pour que les vents honteux ne manquent jamais de l'élan nécessaire à leur sortie, que les portes restent largement ouvertes jour et nuit »]. Le texte de Nivard va sans doute encore plus loin dans le détail du pet : « Nec tenui strepitu sibilet aura nocens » [ibid., VII, v. 322 et Roman d'Ysengrin, p. 240 : « le bruit de la vilaine brise ne sera pas un léger sifflement »].

118 Le chiffre sept apparaît en effet près de cinq cent fois dans la Bible ; parmi les occurrences les plus notables figurent les sept dons du Saint-Esprit (Première Epître aux Corinthiens, 12, 8-13 ; Ephésiens, 4, 11-12 ; Romains, 12, 6-8), le nombre de sacrements (baptême, eucharistie, confirmation, pénitence, extrême-onction, sacrement de l'ordre), le nombre d'Eglises, de têtes de la Bête et de trompettes du Jugements dans l'Apocalypse...

v. 237-239. Les « trois patrenostres » qui accompagnent l'expression carnavalesque des flatulences se lisent comme un miroir inversé du Pater Noster : à l'appel de la vertu, « délivrez-nous du mal », répond l'apologie des larrons, traîteurs, felons et pecheurs (III, v. 251, 252, 253 et 254), au désir de tempérance, « ne nous laissez pas succomber à la tentation » se substitue l'intempérance du désir : « (...) encrimies pecheurs / Qui mieus aiment les bons morsiaus / Qu'ils ne font cotes ne mantiaus », III, v. 254-256.

La prière de Renart, en ouverture de la Branche Ic (v. 2238-2247), transgresse également la dimension sacrée de l'« offrande spirituelle ». Renart, menacé de mort par un arrêt du roi Noble, est en quête d'une nouvelle mystification, pour échapper à la reconnaissance des autres animaux. La prière qu'il adresse au Dieu Trinitaire est d'autant plus scandaleuse qu'elle appelle le Seigneur à métamorphoser son apparence : « Et si m'atorne en tele guise / En tel manière me devise / Ja ne soit beste qui me voit / Qui sache a dire qui je soie » (III, v. 2244-2247). De même que la parole bestornée du goupil porte atteinte à l'idéal biblique de transparence, la dissimulation est la marque du Diable119. Le scandale éclate de la tension entre l'artifice luciférien et l'adresse à « Dieu qui mains en Trinité » (Ic, 2238). Le Dieu Trinitaire, en un redoublement sacrilège, est figuré en complice bienveillant du goupil : « Qui de tans peris m'as jeté / Et m'a souffert tant mals a faire » (Ic, v. 2239-2240)120. La parole sacrée de la prière s'infléchit ainsi en une parole sacrilège, profanée, chargée de moqueries, d'implorations indécentes.

C. ORDO MISSAE ET MISE A MAL DE LA PAROLE LITURGIQUE

Le rite catholique romain assigne à la messe une triple visée d'adoration, d'eucharistie et de rédemption. La mise en présence du Christ, matérialisé dans le vin et l'hostie selon le dogme de la transsubstantiation, en fait un rite d'une portée mystique. Le rituel liturgique est cependant l'objet de retournements carnavalesques - fête des fous, fête de l'âne, dans lesquels le « Ite, missa est » conclusif le cède aux « Hihan » asiniens. Comme le suggère Georges Minois, il convient cependant d'atténuer

119 Cf. les analyses d'Elyse DUPRAS dans Diables et saints : rôles des diables dans les mystères hagiographiques français, Genève, Droz, Publications Romanes et Françaises, CCXLIII, 2006, p. 47 : « L'emprunt vestimentaire de Dieu se distingue de celui du diable en ce qu'il ne tend pas à une dissimulation (d'identité ou d'intention), mais à une révélation (la Révélation Christique), alors que le diable utilise le déguisement comme art de la dissimulation, qui bien entendu, révèle sa nature mensongère ! ». Ces analyses portant sur le théâtre hagiographique du Moyen-âge peuvent rendre compte du rapport au déguisement dans la tradition renardienne.

120 Cf. à titre de comparaison l'epimythium de la fable du Charpentier (« La .xiii. fable fait mencion d'ung charpentier ») dans l'Esope de Julien Macho (Fables Françaises du Moyen-âge, Paris, GF, 1996, p. 283) : « Dieu, qui est bon et juste, remunere les bons en ce monde ou en l'autre et pugnist les maulvais ».

l'image d'un rituel ordinaire sombre et policé, de « relativiser les indécences de la fête des fous », les « dissonances profanes du rire »121 étant la marque paradoxale de l'office religieux. La mise en jeu du sacré est placée sous le signe de la dérision et du bas corporel ; l'incarnation sainte du Christ le cède à la matérialité obscène de l'animal comme de l'humain.

L'épisode dans lequel Primaut reçoit la tonsure doit à l'esprit facétieux du goupil. Si la mention du rituel n'y est qu'esquissée, le festin de Renart et Primaut place d'emblée l'épisode sous le signe de la profanation. Les symboles de la transsubstantiation, pain et vin, sont infléchis dans l'ordre profane, réduits aux plaisirs excessifs de la gula : « Et tu, Renars, si boi ! / - Si fai je, fait Renars assés » (XIII, v. 507- 508). Et le dialogue de se fonder sur une émulation réciproque des deux personnages : « Buvés un poi plus durement, / De boivre vous voi recreü ! » (XIII, v. 511-512). Une fois tonsuré, Primaut est amené par le goupil à revêtir les habits sacerdotaux - « Au plus tost que il puet venir / Se va des vestemens vestir » (XIII, v. 533-534) - et accomplir les fonctions du prêtre, en une surenchère nettement satirique : « Son penser a mis a chanter : / Durement urle et brait et crie » (XIII, v. 767-768). La notation comique n'est pas sans procéder d'un esprit de subversion, à l'instar de la question posée par Tibert au fax prestres dans la branche des Vêpres : « Mais savés vous nulle alleluye, / Ne douls chants por moi endormir ? » (VI, v. 444-445).

La transgression qui s'opère dans l'office mené par Renart et Tibert dans la branche VI 122 tient moins à l'ordo missae, globalement préservé, qu'au topos des animaux revêtus de l'étole. La métamorphose illusoire du chat et du goupil tend, de fait, un miroir satirique des pratiques humaines. Si les différents épisodes de la messe sont observés avec un extrême scrupule123, certaines notations, telles la réplique « a envers » (VI, v. 870) de Renart et l'emphase conférée à l'antienne, chantée « molt glorieusement » (VI, v. 867), sont les signes annonciateurs d'une véritable satire cléricale.

Dominique Boutet, s'appuyant sur le propos musicologique de Jacques Chailley124, propose de lire une « satire des nouvelles tendances du chant liturgique

121 Georges MINOIS, Histoire du Rire et de la Dérision, op. cit. p. 153

122 Le chat, « eslieus a abé » (v. 510), s'apprête à prendre ses fonctions à Blagny et à y prononcer la messe. Renart est alors son assistant.

123 Le Roman de Renart, Branche VI, « Les Vêpres de Tibert », v. 851sq. Le conteur rapporte par le menu les étapes du rituel (« Deus in adjutorium », v. 853 ; « Magnifica[t] », v. 865 ; « Dominus vobiscum », v. 872 ; « Benedicamus », v. 880-882) et leur déroulement (« Si ont cantee toute ligne / Tot mot a mot et tout a ligne », v. 861-862).

124 Le Roman de Renart, Branche VI, note 2, p. 1083 et Jacques Chailley, Histoire musicale du Moyenâge, PUF, p. 1950.

polyphonique », les vocalises pouvant alors se prolonger une vingtaine de minutes. Cet
élargissement interminable du temps de l'oraison (« Tot le mont en repeust d'anui », VI,

v. 888) est amplifié dans une comparaison spatiale également démesurée : « Deus liues peüst on aller / Ains que il eüst parfiné » (VI, v. 890-891). Au retournement carnavalesque des valeurs, Renart et Tibert substituent en cet épisode l'exact reflet des pratiques liturgiques du temps.

La transgression carnavalesque de la messe se lit non comme l'entier retournement d'un rite censément inspiré125, mais bien plutôt comme une réelle satire des institutions ecclésiastiques. Satire au demeurant redoublée dans la branche VI, en une mise en abyme de l'impéritie sacerdotale : de même que le prêtre a le dessous dans son dialogue avec Tibert, confondant fève (faba) et fable (fabula)126, Tibert, une fois revêtu du soupelis, commence à lire le mauvais psaume (VI, v. 824-827). Hors cadre liturgique s'exprime plus encore le scandale de paroles sacrilèges et blasphématoires.

D. SACRILEGE ET BLASPHEME, « PECHES DE LA LANGUE »

« Le blasphème parfait (blasphema perfecta) est celui qui porte non seulement atteinte à la vérité de l'intelligence de Dieu, mais témoigne aussi de l'intention d'injurier, autrement dit d'une volonté maligne qui déteste l'honneur divin. C'est justement une volition perverse ajoutée à une conception mensongère de la divinité qui, exprimée en paroles, fait du blasphème le plus grave des péchés »127.

Les occurrences blasphématoires dans les fabliaux humains posent à l'inverse un véritable écueil moral ; en atteste la teneur des captationes de « La Pucele qui abevra le polain » (« Ele n'est pas vilaine a dire / Mais moz por la gent faire rire »,

v. 3-4) et du « Prestre qui fu mis au lardier » : « Mos sans vilonnie / Vous veil recorder / Afin qu'en s'en rie », v. 1-3. Les « contes à rire » semblent ainsi accorder une légitimité fût-ce aux cas-limites du blasphème ; ainsi de « L'Evesque qui beneï le con »128, qui

125 Georges MINOIS, dans son Histoire du rire et de la dérision, op. cit., p. 152-153, insiste sur le caractère mécanique de la parole liturgique, osant une comparaison avec Bergson (le rire comme du mécanique plaqué sur le vivant) ; parallèlement, l'assistance, lors des offices médiévaux, semble particulièrement dissipée : « on bavarde, rigole, plaisante, discute de ses affaires, courtise les femmes ». Le rituel liturgique observé par le goupil et le chat ne fait preuve d'aucune élévation spirituelle, réduit à une pure succession mécanique de paroles et de chants ; de là une dimension satirique prégnante.

126 Le Roman de Renart, Branche VI, « Les Vêpres de Tibert », v. 422-427 : Tibert interroge le prêtre sur sa connaissance du latin (« Ançois m'avrois dit en latin / Come on dist fauble, se volés »). Les réponses carnavalesques du prêtre reprennent les thèmes de la folie et des flatulences, la fève étant associée à la folie, la question sur la chèvre (« Mais dites moi ici endroit / Se savés par u la chèvre poit », v. 433-434), donnant lieu à une courte réponse scatologique (« Par le cul, quant il est ouvers », v. 435).

127 Philippe DESAN, Dieu à nostre commerce et société. Montaigne et la Théologie, Genève, Droz, 2008, p. 29

128 « L'Evesque qui beneï le con », in Willem NOOMEN, Nouveau recueil complet des fabliaux, « Texte Critique », tome VI, Assen, Van Gorcum, p. 200sq

met en présence l'Evêque de Bayeux et un prêtre, tous deux se livrant en secret au péché de la chair. Le prélat hypocrite condamne le prêtre aux pénitences, tout en maintenant pour lui-même le commerce des femmes. Lors d'un rendez-vous libertin, censément tenu secret, sa duplicité est surprise par le prêtre, qui prolonge d'un « amen » (v. 204) ironique la bénédiction blasphématoire du « con » : « Li evesque lo con seigna / Et puis a dit « Per omnia » - / Quan qu'il fait la beneïçon / Dit : « secula seculorum » (v. 199-202). La subversion de la doxologie chrétienne, per omnia secula seculorum, profane ainsi le règne, la puissance et la gloire, attribués au con en lieu et place du Père.

Une même profanation de la sacralité trinitaire apparaît dans le fabliau du « Prestre crucefié », le prêtre châtié de son adultère se comprenant comme un infléchissement parodique du Christ : « Despoillez vous et si alez / Léens, et si vous estendez / Avoec ces autres Crucefis » (v. 35-37). Le supplice de la crucifixion le cède à l'excitation du satyre, bientôt puni par la perte du membre : « Et ice vous di je por voir / Que ceste chose li trencha / Que onques riens ne li lessa / Que il n'ait tout outre trenchié » (v. 70-74). La portée blasphématoire de l'assimilation du prêtre lubrique au Christ est notablement tempérée par la visée morale du fabliau, énoncée dès le premier vers : « Un example vueil commencier ». Le terme d'example, utilisé comme une sorte d'alibi, incline ainsi l'écriture leste dans la sphère des exempla. La teneur de l'epimythium renforce le discours moraliste, de sorte que la transgression des symboles sacrés se retourne en une dénonciation satirique de l'incontinence des prêtres : « Ceste example nous moustre bien / Que nus Prestres por nule rien / Ne devroit autrui fame amer / N'entor li venir ne aller », v. 93-96.

Le blasphème, injure portée contre la sainte trinité, semble porteur d'une ambiguïté essentielle, dans le cadre des contes d'animaux. Le propos blasphématoire apparaît dans le Roman de Renart comme un trait inhérent au personnage éponyme, comme l'une des manifestations de sa renardie. De fait, Renart profane en de multiples occasions la majesté divine en affirmant un mode d'être négatif, pervers et cynique : « Tu ouevres part art do dïable »129 s'écrie le chevalier dans « Renart le Noir ». Les branches faisant le récit rétrospectif des actes pendables accomplis par le goupil donnent à voir avec plus d'acuité encore le degré d'outrance verbale auquel atteint Renart.

La dévoration du milan qui clôt la confession de Renart (« Si l'ot ançois tot devouré », III, v. 807) accentue le scandale du blasphème, tout en introduisant

129 Le Roman de Renart, Branche XIV, « Renart le Noir », v. 229

l'ambiguïté de cette notion dans la bouche d'animaux. Evelyn Vitz met en question la possibilité même du blasphème animal, posant une question fondamentale dans notre perspective : « Les bêtes peuvent-elles blasphémer ? » 130. Si Evelyn Vitz convient assurément de l'existence d'un certain nombre de branches blasphématoires dans le Roman de Renart, le dénigrement de la religion, doublé d'une vive satire des pratiques cultuelles, ne saurait constituer, selon elle, une parole blasphématoire. La définition médiévale du blasphème n'a en effet que peu à voir avec la définition contemporaine. Ce « péché de la langue » recouvre alors toutes les formes de médisance (calomnie, diffamation, blâme), comme le rappelle opportunément Corinne Leveleux-Teixeira131. A cette première ambiguïté s'ajoute l'énoncé de paroles blasphématoires par des animaux. La métamorphose illusoire semble modérer la virulence des propos irrévérencieux. La position animale de Renart permet en effet une manière d'impunité, le blasphème parfait (cf. infra) étant neutralisé par la nature animale des personnages.

Dieu, adjuvant occasionnel des exploits renardiens 132 , représente un ensemble de valeurs sacrées, que Renart s'applique cependant à subvertir avec hargne : « Molt ai fait de granz felonnies / De malvaistiés, de trecheries » (IV, 151-152). Cela étant, la posture perverse de Renart, qui participe à la delectatio des auditeurs, n'est pas interprétée au Moyen-âge comme blasphématoire, compte tenu du paradigme animal dans lequel elle s'inscrit. Le Roman de Renart donne ainsi à voir un contraste saisissant entre l'impétuosité de paroles visant à faire le mal (blasphema perfecta) et une réception ludique et amusée de l'oeuvre. L'ambiguïté d'une parole humaine volontiers blasphématoire et d'une éloquence animale nécessairement inoffensive est portée à son comble dans la branche des Enfances : « Cil Diex, si li vient a plaisir / Puet encore bien consentir / A parler les bestes sauvages / Et les usuriers fere larges » (XXV, v. 227-230). Les occurrences de paroles blasphématoires dissimulées dans les contes d'animaux et les fabliaux, voient ainsi leur portée transgressive atténuée par l'ambiguïté de l'anthropomorphisme et du zoomorphisme, qui trace un entre-deux du sacré et du profane, dans lequel la parole blasphématoire et les atteintes au christianisme sont dicibles ; le caractère ludique et la joyeuse cruauté des fabliaux ménagent quant à eux bien des libertés.

130 Evelyn BIRGE VITZ, « La liturgie, Le Roman de Renart, et le problème du blasphème dans la vie littéraire au Moyen Age, ou Les bêtes peuvent-elles blasphémer ? », Reinardus, éd. Brian J. LEVY et Paul WACKERS, vol. 12, 1999. vi, 248 pp. (pp. 205-225)

131 Corinne LEVELEUX-TEIXEIRA, « La répression du blasphème et les métamorphoses de la vérité (Moyen Age et début de l'époque moderne) », art. cit., p. 325

132 Cf. notamment l'épisode de la cuve, résultat inespéré d'une prière à Dieu.

Ultime degré d'une transgression filée du corps à l'âme, l'imaginaire de l'après-mort, dogme sacré car pivot de toute la morale chrétienne133, fait également l'objet de transgressions.

C. TRANSGRESSIONS ESCHATOLOGIQUES

1. TRANSGRESSION ET « SOUILLURE » DE LA « MORT » (ROGER CAILLOIS)

Jacques Le Goff, dans A la Recherche du Moyen-âge, évoque la dyade eschatologique du Paradis et de l'Enfer. Selon lui, « la civilisation médiévale ne pouvait se saisir qu'en ajoutant la maîtrise de l'espace et du temps dans l'au-delà à celle dans l'ici-bas, sur terre. La civilisation médiévale reposait sur l'absence de frontière imperméable entre le naturel et le surnaturel »134 . De cet imaginaire découle une puissance accrue de l'Eglise, qui étend, par le détour des indulgences, sa souveraineté sur les provinces de l'au-delà. La conception chrétienne du temps et de l'espace eschatologiques conditionne discours religieux et représentations mentales. En ce sens, la formation d'un imaginaire métaphysique apparaît consubstantielle à la doctrine chrétienne. Partant, la répartition des justes au Paradis et des mauvais en Enfer, « prolongation perpétuelle de ce qu'il y a de pire dans l'espace temps »135, se comprend comme un principe sacré.

La dialectique du Paradis et de l'Enfer donne lieu, en plusieurs branches du Roman de Renart, à une subversion axiologique. La conception morale qui transparaît dans le sermon de Bernard consiste en un retournement carnavalesque du vice en vertu, qui détermine l'avenir eschatologique du mort136. Comme le note Sylvie Lefèvre, le « recours aux images culinaires » dans le discours de l'âne, « fait du péché de chair une peccadille »137. Après la reprise d'une injonction topique138, la seconde étape d'une

133 De fait, la répartition axiologique des bons et des mauvais au Paradis et en Enfer, leitmotiv biblique d'importance, fonde la morale catholique : c'est pour obtenir la vie éternelle que les hommes doivent pratiquer la vertu et révérer les commandements sacrés, c'est parce qu'ils ont péché que certains sont punis.

134 Jacques LE GOFF, A la recherche du Moyen-âge, avec la collaboration de Jean-Maurice de MONTREMY, Paris, Seuil, coll. Points, 2003, p. 112

135 Ibid. p. 110-111

136 Le Roman de Renart, Branche XVIII (Fin), « La Mort de Renart », v. 855s. L'archiprêtre Bernard prononce un sermon précédant l'inhumation du goupil. Dans un esprit de subversion propre aux fables animalières, la conception du monde est l'objet d'une inversion carnavalesque.

137 Sylvie LEFEVRE, « Notice de la Branche XVIII du Roman de Renart », in Le Roman de Renart, op. cit. p. 1303

138 Injonction divine présente dès la Genèse (IX, 1) : « Et vous, soyez féconds et multipliez, répandez-vous sur la terre et multipliez sur elle ».

apologie bouffonne de l'acte sexuel procède d'un argument physiologique139, suivi d'une métaphore sexuelle filée à partir de l'étymologie du mot andouille (du latin inducere) :

Ne il n'est de foutre pechié

Pour que vit soit parti de coilles 780

Ne que il fait de faire endoilles

Qu'en met de bouel en bouel.140

La consommation du péché de chair est d'autant plus transgressive dans le discours de l'archiprêtre, que ce dernier suggère une rétribution positive s'ajoutant au pardon : « Le pechié en weil pardonner / Et se lor pooie donner / Rante, volantiers leur donroie / Et lor pechiez lor pardonroie » (XVIII (Fin), v. 892-895). L'inversion du Paradis et de l'Enfer est achevée dans la contrefaçon d'injonction divine à laquelle se livre l'âne, animal porteur de connotations lascives141 : « Ci et devant Dieu lor pardon / Quenque par foutre mesprandront », v. 897-898. L'exhaustivité d'une prescription s'appliquant à tous les êtres animés manifeste une inversion des valeurs morales :

« (...) Et qui de mon conmant istroit,

Et qui volantiers ne foutrait,

Soit homme, soit femme ou soit beste,

Et piez et mainz et corps et teste 905

Li soit de chaennez de fer

Lié es granz tourmenz d'enfer.

Et cil qui mon conmant feront

A joie en paradiz seront ».

La parole carnavalesque mue le monde en un universel lupanar, dans lequel toute licence devient commandement (conmant) sacré. Le sermon, dans son outrance parodique, mime en l'inversant l'axiologie chrétienne, comme le ton comminatoire des livres saints. Le châtiment des « chaennez de fer », présent dans la Bible142, apparaît

139 Le Roman de Renart, Branche XVIII (Fin), v. 870-872 : « Foutre couvient, si con moi semble ; / Pour ce vous di à touz ensemble / Que foutre n'iert ja défendu »

140 Le Roman de Renart, Branche XVIII (Fin)

141 Issu de la tradition ésopique, l'âne appelle dans l'imaginaire médiéval des réminiscences bibliques : l'ânesse de Balaam, la fuite en Egypte, les Rameaux... Cependant, si l'on suit les analyses de Jean Batany, cette insertion de l'âne dans les évangiles semble liée au vieux mythe païen du « monde à l'envers » et particulièrement à la fête des fous, durant laquelle la tradition consistait à couronner évêque un âne, par esprit de transgression et de dérision. L'âne est au Moyen-âge symbole de paresse, d'obstination, mais aussi de lascivité (cf. les scènes d'amour zoophiles dans L'âne d'or d'Apulée).

142 Cf. Daniel, 4, 17-24 : le prophète Daniel interprète le songe prémonitoire de Nabuchodonosor. L'arbre « grand et fort et élevé, atteignant au ciel et visible par toute la terre » (4, 17) figure symboliquement le Roi, dans l'imminence de sa chute : « un saint, descendu du ciel [dit] : « Abattez l'arbre, détruisez-le, mais la souche et ses racines, laissez-là en terre, dans des liens de fer et d'airain (...) jusqu'à ce que sept temps soient passés sur lui » (4, 20). Daniel interprète le songe du Roi comme l'annonce d'un rappel à

subverti dans l'inversion du code. Si la vision des damnations infernales s'accorde à l'imaginaire médiéval143, le sacré fait l'objet d'un déplacement de la vertu à l'indécence débridée. La transgression passe donc par le réinvestissement d'un cadre formel (dualité axiologique, tonalité propre à la prédication) et l'ambiguïté de signes divergents (symbolique négative de l'âne, dignité factice procurée par l'étole). Bien plus que de passer outre la loi, le retournement carnavalesque devient lui-même la mesure du bien et du mal ; la transgression ne s'opère cependant qu'en la présence de l'interdit préalable. De là une tension prolongée entre règle religieuse et règle du carnaval. La seconde, tout en se substituant à la première, ne constitue pas pour autant sa négation, ménageant une coexistence problématique du sacré et de sa transgression. A l'esprit de dérision144 qui préside au développement carnavalesque de l'âne se superpose la dimension sérieuse de la mort du goupil.

L'approche anthropologique permet une lecture liant la charge érotique au chaos engendré par la mort. Roger Caillois, dans L'Homme et le Sacré145, évoque la violence des déprédations et transgressions auxquelles donne lieu la mort du chef aux Îles Fidji. Son analyse rend compte du rapport au sacré tel qu'il s'opère également dans la branche XVIII146 : le désordre intervient dans « la période aiguë de l'infection et de la souillure que représente la mort », dans « le temps de sa pleine et évidente virulence, éminemment active et contagieuse ». Ainsi l'inversion eschatologique est-elle passible de plusieurs lectures : anthropologique, littéraire, mais aussi philosophique. La transgression est liée à un point d'équilibre paradoxal atteint dans le roman - la mort déceptive du goupil, et au tropisme carnavalesque de l'écriture renardienne. Son mode de subversion ménage la coexistence du cadre sacré (promotion de la vertu) et de sa

l'ordre divin : « (...) Ton royaume sera préservé pour toi jusqu'à ce que tu aies appris que les Cieux ont tout domaine. C'est pourquoi, ô roi, agrée mon conseil : romps tes péchés par les oeuvres de justice, et tes iniquités en faisant miséricorde aux pauvres, afin d'avoir longue sécurité » (4, 23-24).

143 Cf. Jacques LE GOFF, A la Recherche du Moyen-âge, op. cit. p. 111 : « L'Enfer est monstrueusement
terrestre, si terrestre qu'il est souterrain. Cela ne surprend pas. Les méchants se trouvent punis par là ils ont péché ».

144 Nous reprendrons les éléments de définition développés par Elisabeth CROUZET-PAVAN et Jacques VERGER (dir.), La Dérision au Moyen-âge, De la pratique sociale au rituel politique, Paris, PUPS, 2007, p. 11-12 : « Arme remarquablement simple et économique, car des mots, des gestes, parfois quelques accessoires communs ou quelques images y suffisaient : plaisanteries ou injures lancées à la cantonade, chansons moqueuses ou poèmes satiriques placardés dans des lieux publics, gestes de défi obscènes ou agressifs ». (Nous soulignons)

145 Roger CAILLOIS, L'Homme et le Sacré, 2ème éd., Paris, Gallimard, 1950, chapitre IV, « Le sacré de transgression : théorie de la fête », p. 153

146 Cf. Jeannine HOROWITZ et Sophia MENACHE, L'Humour en chaire. Le rire dans l'Eglise médiévale, Labor et Fides, Paris, 1994, p. 15 : « Le rire, l'humour, le comique médiévaux, quoique phénomènes universels, s'élaborent à partir d'un cadre événementiel, d'un appareil de croyances et de convictions dictés par des coordonnées spatio-temporelles spécifiques ».

transgression (promotion du vice), qui singe et évide les valeurs du sacré, tout en maintenant ses structures.

2. TRANSGRESSION ET DECEPTION

Si l'épisode du sermon asinien s'inscrivait dans un contexte de mort, dont le recours aux études anthropologiques contribue à éclairer le processus transgressif, la transgression eschatologique de la branche du Puits apparaît pour Renart comme le truchement d'un besoin essentiel : sauver sa vie. Le goupil, mu selon un motif topique par l'impératif de réplétion, se rend près d'une grange, qui jouxte « une abeie de blans moisnes » (Va, v. 66). Apeuré, craignant d'être surpris par les moines, dont le conteur suggère la cruauté (« Car felon sont a demesure », v. 105), le goupil se retire (« Or retorne Renars arriere », v. 121). Lors d'une seconde approche, fructueuse, Renart saisit les « gelines » et « toutes trois les a estranlées », v. 136. L'art du conteur introduit avec naturel le « molt grant talent de boire », v. 143, avant de figurer un Renart mélancolique, sous des traits quasi-anthropomorphes : « grains et maris et trespensés », v. 160.

La transgression de l'eschatologie chrétienne intervient après que Renart, « mis en cele trape »147 par les diables, ne tente d'inverser le sort, bénéficiant de l'arrivée salutaire d'Isengrin. La déception renardienne confère alors au puits une épaisseur de signes remarquable, ainsi que le note Claude Reichler : « le puits de cette grasse abbaye est un lieu où prolifère toute une richesse métaphorique et symbolique, et celui qui y choit prend à son tour valeur symbolique et métaphorique »148.

Vessela Guenova, dans son article « Rhétorique et symbolique du puits dans la branche IV du Roman de Renart »149, note la mise en abyme de la déception que constitue le puits, « espace fourbe et malicieux », qui amène Renart à « [s'inspirer] soimême de l'aspect trompeur de l'espace dans lequel il vient d'aboutir »150. La parole renardienne, « chemin du signe dévié », pour reprendre l'expression de Claude

147 Ibid., v. 184. La mention des diables en ce même vers (« Diauble ») annonce le bouleversement axiologique, carnavalesque, qui fait l'objet du discours séducteur de Renart, à l'arrivée du goupil. Le « style de sympathie » adopté par le conteur est ainsi étroitement lié au discours de son personnage. Comme l'écrit Jean RYCHNER dans « Renart et ses conteurs », in Du Saint Alexis à François Villon, Etudes de littérature médiévale, Genève, Droz, Publications Romanes et Françaises, 1985 : « Les personnages vivent eux-mêmes ce que, dans l'autre style, le conteur vit, dans une certaine mesure et pour ainsi dire, à leur place, dans la sympathie ».

148 Claude REICHLER, La Diabolie, op. cit., p. 123

149 Vessela GUENOVA, « Rhétorique et symbolique du puits dans la branche IV du Roman de Renart », in Contez me tout, Mélanges de langue et de littérature médiévales offerts à Herman Braet, réunis par Catherine BEL, Pascale DUMONT et Frank WILLAERT, Louvain, Peeters, La République des Lettres, n° 28, 2006, pp. 209-228

150 Vessela GUENOVA, art. cit., p. 211

Reichler151, recourt à l'engin topique de la fausse mort152 : « Ja sui je vostre bons voisin / Qui fui jadis vostrez conpere » (Va, v. 256-257).

C'est là le premier artifice d'une parole déceptive, qui intervertit dans leurs espaces respectifs la polarité du Ciel et de l'Enfer, proposant un imaginaire eschatologique ad usum lupi. La transgression de cet imaginaire sacré passe par l'auctoritas du Seigneur, à laquelle se soustrait Renart dans le moment même où il en profère le nom. L'expression du triomphe de la mort relève d'un comique paradoxal, la voix censément d'outre-tombe n'émanant point de l'âme mais du corps de Renart153 : « (...) Ainsi morront / Trestout cil qui en vie sont : / Par mi la mort les convenra / Passer au jor que Dieus vorra ! » et « Mais que Dieus a la mort vous voie ! » (Va, v. 267- 270 et 273). A l'inversion carnavalesque des espaces symboliques de l'après-mort, Renart joint une rétribution des vices ironiquement débonnaire, au regard des espiègleries cruelles du « malvais lichieres » qui « le mont cunchie » (Ia, v. 92-93). Triple transgression consistant à se figurer indûment « devant les piés Jhésu » (Va, v. 213), à mettre à distance la mort dans le moment même où l'on atteste de son triomphe, à intervertir enfin les données spatiales établies par le Constitution « Benedictus Deus »

154.

151 Claude REICHLER, La Diabolie, op. cit., p. 125

152 L'engin de la fausse mort, qui sert à se libérer de la menace d'une mort imminente, appartient ainsi à la tradition renardienne. Menacé de mort, Renart se fait « comédien de la mort » (Le Roman de Renart ou le texte de la dérision), pour reprendre l'expression de Jean R. SCHEIDEGGER, qui insiste sur la notion fondamentale de jeu, le jeu enfantin étant également une performance d'acteur. Maître du simulacre, Renart de jouer avec cette mort que l'on « n'arrête pas de raconter pour ne pas en mourir » (Maurice BLANCHOT, L'espace littéraire, Gallimard, Folio, Paris, 2003, p. 55). La notion même de simulacre implique de fait un jeu sur les apparences de la mort, sur le témoignage de visu et le voir. Fuyant la mort, Renart devient autre. Dans la branche Renart le Teinturier, le goupil a failli perdre un bras, être battu, et périr noyé. Mais cette proximité avec la mort devient la garantie même de sa sauvegarde, puisque, mort aux yeux de tous, Renart revient sous le nom de Galopin, pour chanter avec des accents renardiens mêlés à un jargon bretonnant.

153 Contrairement à ce que le suggère Renart dans la suite de son dialogue avec Isengrin : « Que li miens cors gist en la biere / Cies Hermeline en sa taniere / Et m'ame est en paradis mise / Devant les piés Jhésu asise, Conperes (...) », v. 285-289

154 Le Pape Benoît XII, dans la Constitution « Benedictus Deus » du 29 janvier 1336, (Enchiridion Symbolorum et Definitionum, 1000, éd. Heinrich Denzinger, Creeds, fac simile de l'éd. 1923), fixe, en une « constitution qui restera à jamais en vigueur » que, « [les âmes des] saints apôtres, martyrs, confesseurs, vierges et autres fidèles morts après avoir reçu le saint baptême du Christ, (...) des enfants régénérés par ce même baptême du Christ ont été, sont et seront au ciel, au Royaume des cieux et au paradis céleste avec le Christ, réunis dans la compagnie des saints anges ». En outre, « les âmes de ceux qui meurent en état de péché mortel descendent aussitôt après leur mort en enfer, où elles sont tourmentées de peines éternelles, et que néanmoins au jour du jugement tous les hommes comparaîtront avec leurs corps "devant le tribunal du Christ " pour rendre compte de leurs actes personnels, "afin que chacun reçoive le salaire de ce qu'il aura fait pendant qu'il était dans son corps, soit en bien, soit en mal" ». En ce sens, Renart transgresse la répartition des biens et des peines figurée au v. 331 par les « poises (...) de bien et de mal ».

La figuration renardienne du Paradis subvertit la conception médiévale d'un espace « toujours plus [aérien], céleste, ineffable » 155 . En regard, le paradis carnavalesque du décepteur se mue en un domaine de chasse virtuel, riches de proies variées :

« Je sui en paradis celestre (...) 292

Ciens a riche poucinaille ;

Ciens puet on voir mainte ouaille

Et mainte oe et mainte chievre ; 297
Ciens puet on voir maint lievre

Et bues et vaiches et moutons, Espriviers, ostours et faucons ! ».

Gibier à poils et gibier à plumes peuplent ce lieu fictivement spirituel (celestiaus), création verbale d'un goupil qui « set bien son sens espandre »156. Le principe d'irréalité inhérent au langage de Renart se manifeste ainsi à plein en ce lieu, apparié à l'imaginaire de la faim, propre à l'ensemble du Roman157. La souplesse et la réversibilité de la ruse sont à l'image du fonctionnement même du puits, comme l'explique Renart à Isengrin au moment où il le croise : « N'en faites ja chiere ne frume : / Bien vous en dirai la coustume : / Quant li uns va, li autres vient, / C'est la costume qui avient », Va, v. 429-432. Le langage de la ruse rétablit ensuite l'axiologie ordinaire (« Je vois en paradis la sus / Et tu vas en enfer la jus », Va, v. 433-434), dénonçant ainsi son caractère artificiel.

Plus encore que de s'intégrer au mécanisme de la ruse et au fonctionnement carnavalesque du monde, la transgression de l'imaginaire eschatologique s'inscrit potentiellement dans un dessein satirique, comme le suggère, à la suite de Jean Rychner, J. R. Simpson158. La présence des diables, responsables de la chute du goupil dans le puits est importante d'un point de vue axiologique : «Who these devils might be is never specified, but their role is crucial in that it opens the way for a reflection on identity and agency that has particular implications for the position of monasteries, caught between the langage of the world on the one and and of the caritas in the

155 Jacques LE GOFF, A la Recherche du Moyen-âge, op. cit., p. 111

156 Ibid., v. 328

157 Comme l'écrit Jean R. SCHEIDEGGER dans Le Roman de Renart ou le texte de la dérision, Droz, Genève, 1989, p. 257 : « La quête renardienne par excellence est celle de la nourriture, et le savoir du goupil ne vise d'abord qu'à trouver de quoi manger, à tout prix, au prix que réclament l'aventure et la branche qui la relate ».

158 J. R. SIMPSON, Animal body, literary corpus : the Old French Roman de Renart, Amsterdam, Rodopi, 1996

other»159. Plus encore, le puits apparaît comme une manière de speculum stultorum, révélateur des superstitions et de l'ingénuité des hommes : « The visio ysengrimi [is] part of the work's mockery of ignorance and charlatanism. The Renart mocks these over literal beliefs »160.

La richesse d'interprétations de l'épisode du Puits converge dans la mise en évidence de sa dimension subversive autant que transgressive. A une lecture symbolique se superpose une lecture historique, l'ordre cistercien étant l'objet de critiques à l'époque de la rédaction du Roman. La branche du Puits peut ainsi se lire, comme le suggère J. R. Simpson, comme une variation satirique et réflexive sur le concept de « Paradisus claustralis »161, inhérent à la théologie cistercienne.

La transgression des gestes, des paroles et des représentations relevant du sacré s'accomplit ainsi à tous les stades de l'être. Le corps, objet de mépris dans une perspective chrétienne, est célébré dans ses aspects les plus vils : si les fabliaux sont par excellence le lieu de la gauloiserie, le Roman de Renart fait de l'érotisme et de l'obscène les pendants d'une conception du monde fondamentalement viciée. En d'autres termes, le fabliau semble exploiter les outrances du corps à des fins comiques, le Roman de Renart dans une perspective plus polémique. Ces deux genres se rejoignent néanmoins dans l'exaltation sans mesure de la sexualité comme de la gula, revers des dogmes chrétiens, qui privilégient la tempérance et la précellence de l'âme sur le corps. De fait, les expressions d'« épopée de la faim »162 et de « Fain d'amor »163 rendent compte des appétits alimentaires et sexuels qui caractérisent les deux genres du fabliau et du roman.

159 J. R. SIMPSON, op. cit., chapitre 3, p. 106 : « L'identité de ces diables n'est jamais mentionnée, mais leur rôle est crucial dans la mesure où il ouvre la voie à une réflexion sur l'identité et l'intermédiaire, qui a des implications particulières quant à la position des monastères, qui oscille entre le langage du monde d'une part et celui de la caritas de l'autre » (Traduction inédite)

160 Ibid., p. 107 : « La vision d'Isengrin fait partie de la satire de l'ignorance et du charlatanisme présente dans l'oeuvre. Le Roman de Renart raille ces croyances trop littérales ».

161 Cf. la définition de J. R. SIMPSON, op. cit., p. 103: « ecstatic union of heaven and earth through the mediating image of the cloistered paradise ».

162 Jacques LE GOFF, La Civilisation de l'Occident Médiéval, Paris, Arthaud, 1965, p. 290

163 Caroline FOSCALLO, « Mors de fain » ou « Fain d'amor » : désirs alimentaires et désirs amoureux dans les fabliaux », Questes, n° 12, « La Faim et l'appétit », juin 2007. Consulté en ligne à l'adresse suivante : http://questes.free.fr/pdf/bulletins/faim/FetA Caroline%20FOSCALLO.pdf. Cf. également Micheline de COMBARIEU DU GRES, « Manger (et boire) dans le Roman de Renart », Manger et boire au Moyen Âge, Actes du colloque de Nice (15-17 octobre 1982), Paris, Les Belles Lettres, 1984, p. 415-428.

A un niveau supérieur, le langage se révèle également comme le vecteur d'une transgression des rites et paroles sacrées. La parole donnée aux animaux, marque de l'hybridité du roman et de la fable, ménage une parole en liberté. Là encore apparaît l'approche contrastée du fabliau et du roman dans leur rapport au langage : si le fabliau subvertit le sacré en un retournement carnavalesque, la transgression renardienne de l'éloquence sacrée implique un vacillement ontologique lié à la coupure du lien symbolique qui unie le mot à sa réalité.

Le langage servant de support à l'expression de concepts et de représentations imaginaires, l'ultime degré de la transgression du corps à l'âme réside dans le rapport des oeuvres du corpus à l'eschatologie. L'évocation de l'au-delà dans les branches IV et XVIII ainsi que dans le fabliau du « Pet au vilain » introduit la corporéité en un lieu où l'immatériel devrait dominer. La question de l'eschatologie synthétise ainsi les transgressions du langage et du corps.

Corps, langage et eschatologies relèvent de dogmes chrétiens développés dans les ouvrages exégétiques, notamment ceux des Pères de l'Eglise. C'est pourquoi, après avoir évoqué la transgression des dogmes fixés à partir des écrits bibliques, il convient de revenir à la lettre même de la Bible, afin d'étudier les réécritures de la Genèse, de L'Apocalypse et des Evangiles à l'oeuvre dans notre corpus. L'écriture de la transgression nous mène ainsi à la transgression des Ecritures, sensible dans le dialogue ininterrompu des fabliaux, des fables et des textes renardiens avec la Bible.

CHAPITRE II
LA TRANSGRESSION DES ECRITURES

RECRITURES DE LA COSMOLOGIE BIBLIQUE

« Des clercs facétieux s'égaient à transposer les textes sacrés et les textes liturgiques, tantôt pour se divertir, tantôt pour tourner en dérision le vilanus, ou pour dénoncer les scandales de la Curie romaine (...). Dans sa forme, la parodie médiévale est essentiellement transposition et déformation de textes ecclésiastiques, connus de tous les prêtres, sus par coeur, à des fins burlesques ou satiriques »164.

La transgression du sacré se révèle aussi bien dans la profanation des signes rituels que dans l'ordre de la réécriture. Le Roman de Renart et les fabliaux s'emparent en effet de la lettre des écrits bibliques, dont ils profanent la majesté sacrée : les motifs et épisodes bibliques sont les « parties cristallines »165 des narrations médiévales. Cette seconde partie a précisément l'ambition de rendre compte de la récriture du texte sacré.

La notion de texte sacré est assurément problématique. Nous retiendrons toutefois la tentative de définition proposée par Mélanie Adda : « Le texte sacré vient stabiliser la foi encore incertaine et mouvante dont il est issu, en l'établissant comme religion c'est-à-dire en fixant les croyances qu'elle véhicule et en les étayant de pratiques et de rites ».

« L'écriture sainte participe du discours théologique et de l'oeuvre poétique mais ne s'y réduit pas : elle a une valeur éthique et juridique. Le texte sacré regroupe une communauté humaine autour d'une même éthique, de mêmes lois, sanctionnées par l'origine divine qui leur est prêtée »166.

La variété des livres canoniques, en termes de style comme de substance (historiques, poétiques, sapientaux, prophétiques...) nous a conduits à concentrer notre étude sur trois récits emblématiques, porteurs d'une cosmologie cohérente : les récits d'origine et de fin (Genèse, Apocalypse) et la figure du Christ (Evangiles).

164 Philippe MENARD, Le Rire et le Sourire dans le Roman Courtois en France au Moyen-âge, 1150-1250, Genève, Droz, Publications Romanes et Françaises, CV, 1969

165 Claude LEVI-STRAUSS, Mythologiques, tome IV, L'Homme nu, Paris, Plon, 1971, p. 560

166 Mélanie ADDA, « Introduction », in Mélanie ADDA (éd.), Textes sacrés et culture profane : de la révélation à la création, Berne, Peter Lang, Recherches en Littérature et Spiritualité, n° 17, 2010, p. 5

La Genèse, en relatant les origines du monde et de l'humanité, impose une conception créationniste de l'Univers. La création divine du monde est par nature une donnée sacrée, le concept de sacré pouvant se lire, avec Carl Gustav Jung, comme « ce qui saisit l'individu, ce qui, venant d'ailleurs, lui donne le sentiment d'être ». Nous retiendrons de la Genèse deux épisodes fondamentaux : la Création divine du monde et l'épisode de la Chute du Jardin d'Eden.

L'Apocalypse, « Révélation de Jésus Christ » (Ap. 1, 1), se donne comme une prophétie eschatologique chargée de symboles et de signes. Ces visions attestent la véridicité du Dieu créateur, « Alpha et Omega », principe et fin de toutes choses : « [Dieu] envoya son ange pour la faire connaître à Jean son serviteur, lequel a attesté la Parole de Dieu et le témoignage de Jésus Christ : toutes ses visions » (Ap. 1, 1-2). A l'instar de la Genèse, l'Apocalypse prend son origine dans une parole sacrée, également performative.

Le caractère sacré du Christ et la prégnance de sa parole ne font pas mystère : dans le Christ, « le Verbe s'est fait chair » (Jean, 1, 14). Le Messie rédempteur incarne, par son parcours - ascendance divine, mort pour le rachat des péchés humains, résurrection - une figure de la Trinité sacrée. Le « Symbole de Nicée-Constantinople », consécutif aux conciles de 325 et de 381, définit le Credo, garant d'une croyance unifiée en Jésus-Christ : « Nous croyons en un seul Seigneur, Jésus-Christ, le Fils unique de Dieu, né du Père avant tous les siècles, Lumière issue de la Lumière, vrai Dieu issu du vrai Dieu, engendré et non créé (...) ». Le Christ Pantocrator est lié à la Création par sa consubstantialité au Père, à l'Apocalypse dans les derniers mots de la profession de foi : « il reviendra dans la gloire pour juger les vivants et les morts » (Ap. 22, 20). L'Alpha de la Genèse, l'Oméga de l'Apocalypse, et le Fils trinitaire sont consubstantiels, qui offrent une vue complète de la cosmologie et de la mythologie chrétiennes.

Notre perspective tient ainsi à examiner plus avant les modalités d'une « poétique de la contamination et de la dégradation »167 de ces trois récits (Apocalypse, Genèse, Evangiles), à l'oeuvre dans Le Roman de Renart, les fables et les fabliaux.

167 Claudio GALDERISI, Une poétique des enfances. Fonctions de l'incongru dans la littérature médiévale, Orléans, éd. Paradigme, « Medievalia », 2000, p. 111

A. GENESE ET LEGITIMATION DE LA FICTION168

La récriture du texte sacré de la Genèse semble procéder, dans les narrations renardiennes, d'une ambiguïté essentielle, entre intertextualité dégradée et moyen d'une légitimation de la fiction. La relation qui unit la narration médiévale à son intertexte biblique excède cependant la notion parodie au profit de connexions plus complexes169. Le corpus retenu (« L'Ermite », « Les Enfances de Renart », « Comment Renart parfit le con ») donne à lire non seulement une dégradation de la Création divine du monde, mais, dans le cas des récits renardiens, une authentique création de la fiction par le détour de la Création. Ce trait est sensible dans le Roman de Renart, la branche dite des « Enfances »170 (XXV) étant le récit d'origine de la geste, sa mise en abyme ; la branche XXV s'inscrit dans les ramifications du Roman, tout en lui donnant une origine.

La récriture du récit édénique se situe ainsi dans un entre-deux, se comprenant en regard du modèle sacré (dégradation), et comme origine de l'écriture renardienne (contamination). Ces deux modalités d'écriture originelle se rejoignent cependant dans une double transgression du sacré : dégradation de la lettre et de l'esprit du texte originel, création seconde venant se substituer à la Création.

168 Le terme de légitimation, à propos des branches XXIII et XXV du Roman de Renart, s'entend en deux sens ; d'abord comme dans l'expression « enfant légitime », les personnages du Roman recevant une paternité biblique (« Les Enfances Renart ») ; ensuite en son sens premier, « conforme à la loi », la reprise de la Genèse conférant une véritable légitimité à des animaux crées par Eve.

169 La parodie peut se définir comme ce qui « ridiculise un modèle sérieux connu (...) [Elle] peut être considérée comme une forme de métatextualité : elle ne fonctionne que sur l'arrière-plan du modèle qu'elle déforme consciemment » Dictionnaire des Termes Littéraires, Hendrik van GORP, Dirk DELABATISTA, Lieven D'HULST, Rita GHESQUIERE, Rainer GRUTMAN et Georges LEGROS, Paris, Honoré Champion, « Champion Classiques », 2005, p. 355, art. « Parodie ». Ce ne sont pas tant les inclinations parodiques de l'écriture qui retiennent notre attention, que les enjeux théologiques de l'intertextualité.

170 Cette fascination pour les premiers exploits des jeunes héros est une constante dans la littérature médiévale, et particulièrement dans la chanson de geste, comme le rappelle Philippe MENARD, « Je sui encor bachelers de jovent (Aimeri de Narbonne, v. 766) », Les âges de la vie au Moyen-âge, Actes du Colloque de Provins, 16-17 mars 1990, textes réunis par Henri DUBOIS et Michel ZINK, Paris, PUPS, Cultures et Civilisations Médiévales, VII, 1992, p. 174 [à propos d'Aucassin et Nicolette] : « Au pluriel, les enfances d'Aucassin sont les prouesses accomplies pendant la jeunesse, les actions héroïques qui sortent de l'ordinaire. L'emploi du terme est connu dans les chansons de geste. Plusieurs poèmes ont pour titre les enfances. Ainsi Les Enfances Ogier, Les Enfances Vivien ».

1. ENJEUX D'UNE REINTERPRETATION DE LA GENESE

La fable LIII de Marie de France, « l'Ermite », apparaît comme une réflexion sur le péché originel. Si la critique féministe a relevé l'absence d'Eve, considérant l'isopet comme une « réinterprétation du péché originel » favorable à la femme171, un autre angle d'approche est concevable. Le retour à la lettre de la Genèse permet en effet d'interpréter la relation parodique à l'oeuvre dans la fable, qui met en scène un « reclus (...) ki aveit / un vilein, ki od lui esteit » (v. 1-2). L'insistance des questions théologiques posées par le vilain à l'ermite conduit ce dernier à placer le paysan dans une situation analogue à celle d'Adam et Eve dans l'épisode de la Chute. L'ermite dissimule une souris sous « une grant gate » (v. 13) et défend au vilain d'y toucher, selon un motif folklorique également à l'oeuvre dans « La Sorisete des Estopes ». La transgression de l'écriture sacrée dans cet isopet tient à trois éléments : la position de l'ermite, la pomme symbolique remplacée par la souris, l'origine probable du motif.

L'écriture procède à un glissement du statut de l'ermite, dont le discours passe d'une parole de prédication172 à une parole performative ; au vers 3, « li recleus de deu parlot », est sensible la prédication chrétienne, prolongée par un exemplum, truchement privilégié de la catéchèse. L'insistance des questions (répétition de « pur quei » v. 5 et 8) qui achèvent d'agacer l'ermite (v. 9, « Al reclus suvent en pesa ») l'amènent à devenir un avatar du Dieu de la Genèse. La reprise de la Chute assigne en effet un rôle nouveau aux personnages : le paysan incarne Adam, tandis que l'ermite se place, en acte comme en paroles, comme un alter ego du Dieu comminatoire et bienveillant d'avant la Chute : « Puis defendi qu'en nule guise / Al vilein qu'il n'i adesast / Ne que desuz ne reguardast » (v. 16-18) répond à l'interdit de la Genèse, « Dieu a dit : Vous n'en mangerez pas, vous n'y toucherez pas, sous peine de mort » (Gn, 3, 3). Si les mystères sacrés du Moyen-âge figuraient les personnages de l'Ancien et du Nouveau Testament, la perspective adoptée dans la fable est toute différente. L'ermite,

171 Sahar AMER, Esope au Féminin. Marie de France et la politique de l'interculturalité, Amsterdam-Atlanta, Rodopi, coll. « Faux Titre », 1999, p. 187

172 Nous sommes conscients de l'apparente contradiction entre les termes ermite et prédication. Cela étant, les discussions théologiques de l'ermite et du paysan tiennent de la relation du fidèle au curé. Les v. 3 et 4, « Quand (...) parlot / et li vileins li demandot », suggère la récurrence de ces discussions. Le caractère plus cénobitique qu'érémitique de l'ermite est plus encore sensible aux v. 19-20 : « Kar il ireit a un mustier / A ureis un pur deu preier ». Le propre de l'anachorète n'est-il pas de prier Dieu dans l'isolement de la retraite ?

dans cet exemplum en actes, endosse l'habit divin, le mot « Sire » (v. 30 et 36) calquant la dénomination de Dieu dans la Genèse.

La reprise ad litteram transgresse l'écriture sacrée à travers les éléments qui remplacent les symboles bibliques. A la pomme, symbole de la connaissance du bien et du mal, se substitue la souris, symbole du mal dans la tradition biblique. La transgression procède de l'infléchissement du cadre édénique en un cadre domestique (la « grant gate » demandée par l'ermite v. 13), mais aussi de l'infléchissement de la tentation en curiosité humaine. D'un point de vue axiologique, le serpent, partant la femme, représente le mal, sous la forme du désir, de la tentation. La curiosité du paysan intrigué par cette « grant merveille » (v. 23) est de toute autre nature : l'attrait du paysan pour le mystère de la jatte n'implique pas un savoir à l'échelle du monde, une connaissance absolue du bien et du mal, mais une connaissance circonstancielle dénuée d'enjeux véritables. C'est pourquoi le courroux effroyable de l'ermite à son retour de l'église, double de l'ire divine, paraît d'une démesure comique : « Quand sis sire repaira / Mult s'en curuça durement / Si demanda par mal talent / Pur quei il ot la gate ostée » (v. 30-33). La reprise de « pur quei », question posée à plusieurs reprises par le vilain, manifeste la réduction burlesque de l'écriture sacrée.

La transgression est enfin sensible dans la christianisation d'un motif d'origine islamique, pour reprendre l'hypothèse proposée par Jacques Merceron173. Sans rentrer dans le détail des versions soufies suggérées comme les sources probable du motif de la « curiosité testée par une souris enfermée sous un plat », la christianisation de l'exemplum permet d'envisager un va-et-vient du profane (motif arabe) au sacré (christianisation du motif), pour revenir in fine au profane (subversion des symboles chrétiens). La reprise de la Genèse dans la fable LIII de Marie de France est ainsi marquée par l'ambiguïté du ton et de la pensée : parodie de la Chute, l'isopet constitue une réflexion théologique plaisante tout en reprenant un exemplum arabe.

Dans le Roman de Renart, le réinvestissement du texte biblique est porteur d'une toute autre signification. La Genèse est le cadre thématique et formel du récit racontant les origines de la fiction ; elle légitime la fiction renardienne174 en faisant

173 Jacques MERCERON, « Des souris et des hommes: pérégrination d'un motif narratif et d'un exemplum d'Islam en chrétienté : à propos de la fable de « L'Ermite » de Marie de France et du fabliau de « La Sorisete des Estopes », Cahiers de Civilisation Médiévale, vol. 46, n° 181, Poitiers, 2003, p. 53-69.

174 La légitimité que nous évoquons se comprend, dans un sens juridique, comme mode de filiation : de même que les liens du sang rendent une paternité légitime, la référence à la Genèse dans la branche des « Enfances » confère une légitimité à l'ensemble du Roman, et ce de la même manière que les prologues qui se réclament d'un livre préalable (cf. infra l'analyse du prologue de la branche XXV).

d'Eve la créatrice des principaux animaux du Roman, tout en étant l'hypotexte d'une réécriture transgressive. En un même geste, la Genèse est reconnue comme modèle de cosmogonie, et raillée à ce titre.

2. CREATION DU MONDE, CREATION DE LA FICTION

« Religion, roman : deux systèmes d'expression, deux parlers, deux « voix » d'auteurs, deux façons de se lire, de s'écrire, de se commenter, deux usages des textes donc, en fiction ou en vérité »175.

Le récit des « Enfances de Renart », qui composent la branche la plus récente du cycle romanesque, apparaît comme un complément apocryphe du texte sacré de la Genèse. Retour a posteriori sur les origines de la geste, la branche XXV se lit comme un double récit d'origine : à la fois variante de la Création divine du monde176 et création de la fiction renardienne, création des animaux du récit et récit des premières prouesses du goupil177. L'écriture engendre un épisode inédit, qui semble reprendre les personnages de la Genèse dans une double visée de dégradation de l'écriture biblique et de satire (moquerie portée sur la tradition des apocryphes). L'écriture procède d'une tension entre le texte biblique qu'elle transforme (intertextualité), et les autres ramifications de la geste renardienne, auxquelles elle donne une origine. La reprise du récit d'origine par excellence permet à la branche de légitimer l'ensemble du Roman, tout en transgressant la lettre de la Création divine, en un récit fondamentalement hétérodoxe178.

175 « Avant-propos » de Robert de DARDEL, Charles GRIVEL, Willem NOOMEN et Bert WIERENGA, dans Ecritures de la religion, écritures du roman, textes réunis par Charles GRIVEL, Centre Culturel Français de Groningue, Presses Universitaires de Lille, 1979, p. 8

176 Parmi les variantes avec le texte de la Genèse, il est à noter que les animaux ne sont pas ici l'oeuvre de Dieu, mais celle, à demi-imparfaite, d'Adam et Eve. Chronologiquement, la création des animaux, partie intégrante du septénaire de la Création, est déplacée après la Chute (Genèse, 3, 23). Qui plus est, la création de l'homme (Genèse, 1, 26-27) était, dans la Bible, postérieure à celle des animaux (Genèse, 1, 21 et 24).

177 Cf. Emmanuèle BAUMGARTNER, « Les Prologues dans Le Roman de Renart », Le Goupil et le Paysan, Jean DUFOURNET, éd. p. 214 : [La branche XXV] « propose un double point d'ancrage à l'écriture renardienne : un commencement relatif, celui de la guerre entre Renart et Ysengrin ; un commencement absolu, puisque cette branche lie au temps même de la Genèse (...) la création des héros eux-mêmes. Le texte renardien parvient ainsi à s'écrire a principio ou presque, privilège réservé à la Bible (...) ». .

178 La qualification d' « apocryphe » revient aux écrits non canoniques, qui complètent des épisodes bibliques ou créent de nouveaux récits. Les apocryphes sont à la fois mal considérés par les théologiens, et goûtés par le public, désireux d'en savoir davantage. Certains textes jouissent d'une grande popularité (Cf. La Légende Dorée de Jacques de Voragine, au XIIIème siècle), imprègnent les esprits et inspirent durablement les arts. Certains apocryphes sont orthodoxes, d'un point de vue théologique ; par exemple le thème du voyage céleste de l'âme, issu des Actes de Jean et de l'Evangile de Thomas, et qui a marqué la mystique médiévale. D'autres sont hétérodoxes, qui rentrent en contradiction avec les préceptes et

A. HYBRIDITE DE L'APOCRYPHE RENARDIEN

La branche XXV du Roman de Renart, consacrée aux « Enfances » des principales figures de la geste, s'est prêtée à de nombreuses lectures. Hans Robert Jauss, Roger Dragonetti et Jean Scheidegger se sont concentrés sur le rapport de cette ultime ramification à l'ensemble de la geste. Notre perspective tient à analyser la branche dans son rapport à la Genèse comme au Roman. De fait, l'insertion d'un récit d'origine sur le modèle de la Genèse entraîne une dégradation de la lettre, cette dégradation pouvant se lire à la fois comme une parodie, comme un écrit apocryphe frappé d'hybridité179, enfin comme l'inscription du texte dans la matrice biblique.

Les « Enfances de Renart » racontent comment Dieu, pris de pitié pour Adam et Eve après la Chute, « lor dona / Une verge, si lor mostra / Qant il de rien mestier avroient / De cele verge en mer ferroient » (v. 43-46). Adam frappe la mer le premier, d'où sort une brebis ; Eve, désireuse de créer une autre brebis, frappe la mer de la verge et crée un loup, qui emporte la brebis dans les bois. La succession des bêtes créées fait apparaître celles d'Adam comme domestiques (brebis, chien), tandis que celles d'Eve demeurent à l'état sauvage (loup, goupil). L'écriture apocryphe redouble celle de la Chute, Eve étant à la fois origine de la Chute et figure créatrice de la sauvagerie.

La transgression de la lettre sacrée s'exprime dans le rapport de la branche au livre qui « Aucupre avoit non » (v. 25). Les interprétations philologiques ou historiques 180 intéressent moins ici que la lettre du texte renardien. Le conteur, s'adressant à son public, écrit : « Je trovais ja en un escrin / Un livre » (v. 24-25). Ce livre, aux origines bien mystérieuses, a pour fonction topique de placer l'écrit nouveau

doctrines bibliques (sur cette question, cf. Jean Daniélou, Théologie du judéo-christianisme, Paris, Desclée de Brouwer, 1956). L'apocryphe bouffon de la branche XXV ne saurait être qu'hétérodoxe.

179 Nous reprenons ici la notion d'hybridité, déjà évoquée à propos des interdits touchant à la nourriture, aux vêtements et aux pratiques sexuelles. Il s'agit de considérer l'apocryphe que constitue la branche XXV comme l'assemblage de deux univers de référence très contrastés : l'univers de la fiction renardienne et celui de la cosmogonie chrétienne. Rassembler ainsi des personnages issus de ces deux traditions revient à créer un texte hybride. Cette pratique, dans une toute autre visée, est également présente dans la Bible. Cf. l'article de Jean-François RACINE, « L'hybridité des personnages. Une stratégie d'inclusion des gentils dans les Actes des Apôtres », Analyse narrative et Bible, Deuxième Colloque international du RRENAB, Louvain-la-Neuve, 2004, p. 559-566

180 Jean SCHEIDEGGER, Le Texte de la Dérision, p. 177 et Roger DRAGONETTI, La Vie de la lettre au Moyen-âge, Paris, Seuil, 1980, p. 57-83, proposent comme interprétation le terme latin auceps, « l'oiseleur », mais aussi une référence au De Oratore de Cicéron (1, 236), aucupia verborum, auceps syllaborum, « à l'affût des syllabes pour les éplucher ». De là l'interprétation certes ingénieuse de R. Dragonetti, mais à dire vrai peu convaincante, selon laquelle Ysengrin pourrait se lire comme l'Y-sangrin (lisant et sang). Cet habile épluchage de syllabe, qu'autorise une étymologie au demeurant mystérieuse, rendrait ainsi compte des mésaventures du loup comme de la mise en abyme de la fiction dans le nom.

sous l'auctoritas symbolique d'un livre plus ancien et digne de foi181. Aucupre, tel qu'il est présenté, se donne comme une compilation d'histoires, évoquant Renart et autre chose (v. 27). Conformément aux écrits apocryphes, Aucupre offre un glissement de la lettre des récits bibliques vers l'énoncé d'un épisode inédit. C'est ainsi que le Dieu vindicatif de la Chute se repent et ajoute au mouvement de l'exil le geste contradictoire du don de la verge.

En une formule de bénédiction, « (Bien ait de Dieu qui l'i sot metre) » v. 38, le conteur de la branche invite Dieu à protéger l'auctor anonyme du livre d'Aucupre. Sous l'invocation traditionnelle se dissimule une réelle charge transgressive : Dieu est appelé à placer sous ses auspices un récit qui parodie la Création, mettant sur le même plan la sacralité de la Création des animaux (Genèse, 1, 25) et la création d'un univers spécifiquement renardien - la création des animaux se limitant au personnel romanesque des aventures renardiennes. De fait, le récit d'origine des créatures d'Adam passe sous silence les différentes espèces, se contentant de classifier les animaux dans la catégorie des créatures apprivoisées : « Toutes les foiz c'Adens feri / En la mer, que beste en issi, / Cele beste si retenoient ; / Quelque el ert, si l'aprivoisoient » (v. 85-88). A l'inverse de cette généralisation, les créatures d'Eve se singularisent, qui engendrent une réflexion sur le nom : « Entre les autres en issi / Li gorpis, si asauvagi (...) Tot cil qui sunt d'anging et d'art / Sunt mes tuit apelez Renart » v. 96-97 et 103-104. Comme l'a montré Isabelle Constant, « par un tour tautologique, le conteur essaie d'expliquer les caractères de ses personnages animaux par l'étymologie de leurs Noms, mais en fait il justifie leurs dénominations par leurs caractères (...) Nommer revient à créer et aussi par l'étymologie à attribuer des qualités ou des défauts, et donc soit à influencer par avance une partie du vécu, soit à médire par anticipation »182.

La Création divine du monde est ainsi convertie en une création ad usum Reinardi, création d'un monde spécifique, celui de la fiction renardienne. Le geste créateur est en ce sens, dès l'origine, un geste transgressif :

181 Cf. sur cette question l'article de Michel FOUCAULT, « Qu'est-ce qu'un auteur ? » (1969), rééd. Dits et écrits, Paris, Gallimard, 1994, tome I, p. 789-821 : « [Au Moyen-âge], ces textes qu'aujourd'hui nous appellerions littéraires (récits, contes, épopées, tragédies, comédies) étaient reçus, mis en circulation, valorisés, sans que soit posée la question de leur auteur ; leur anonymat ne faisait pas difficulté, leur ancienneté, vraie ou supposée, leur était une garantie suffisante ». Cette « valorisation » est précisément à l'oeuvre dans les prologues, quand le « je » indéfini du conteur se réclame d'ouvrages antérieurs.

182 « Au début, le langage (la Genèse, le Roman de Renart) », dans Isabelle CONSTANT, Les Mots Etincelants de Christiane Rochefort. Langages d'utopie, Amsterdam-Atlanta, Rodopi, « Faux Titre », 1996, p. 40

- transgression de la lettre sacrée par l'invention hybride d'un récit mêlant personnages de la Genèse (Adam, Eve, Dieu) et création purement renardienne (Richeut, Hersent, Renart, Isengrin).

- transgression de l'écriture parodique : l'innocence édénique et la curiosité du personnage d'Eve deviennent gaucherie dans les « Enfances » ; tandis qu'Adam « en mer feri devant Evain » v. 49, fournissant par là même un modèle de geste créateur, Eve reproduit le geste avec une violence non contenue, d'une maladresse comique : « Ele a la verge tost saisie / En la mer fiert molt roidement » v. 58-59.

- enfin, une mise en abyme de la transgression : « come Diex ot de paradis / Et Adam et Evains fors mis / Por ce qu'il orent trespassé / Ce qu'il lor avoit commandé » (XXV, v. 39-42). A l'instar de la violation du commandement divin par Adam et Eve, l'écriture transgresse la sacralité de la cosmologie chrétienne : contrairement aux autres apocryphes, qui comblent et complètent les silences de la Bible dans une visée évangélisatrice, l'apocryphe renardien, résolument hétérodoxe, détourne la Genèse pour en faire le cadre du récit d'origine de la geste183.

B. CREATION ET LEGITIMATION DE LA FICTION

Le rapport de la branche XXV à l'intertexte biblique vise, nous l'avons vu, à légitimer l'ensemble du cycle renardien. Intégrer les personnages et les formules de la Création à cette branche du Roman emblématise sa fonction de seuil du récit, donnant à lire l'origine des animaux sauvages et la ruse originelle de Renart, qui vole trois jambons à Isengrin pour le punir de n'avoir pas voulu les partager. Cette relation de la branche à la Genèse s'avère résolument bestournée :

Entre les autres en issi

Li gorpis, si asauvagi. 96

Rous ot le poil comme Renarz,

Molt par fu cointes et gaingnarz

183 Sur cette question, on se reportera à Le Moyen-âge et la Bible, dir. Pierre RICHE et Guy LOBRICHON, Paris, Beauchesne, 1984, p. 429 et suivantes, au chapitre 6, intitulé « Les Apocryphes Bibliques » : « Même si le Moyen-âge n'est plus une époque féconde pour la littérature apocryphe, de nombreux aspects de la civilisation du VIIe au XVe siècle sont influencés et parfois même déterminés par les livres non canoniques. La mise à l'index de ces livres (...) n'a pas empêché leur large diffusion et leur pénétration (...) La popularité des apocryphes s'explique par une curiosité pour des détails passés sous silence, ou peu commentés, des évènements qui figurent dans la Bible ».

La comparaison, comme Renarz, suggère que les animaux crées par Eve ont reçu leur nom d'après les personnages du roman, ce qui revient à inverser l'ordre des choses : le personnel romanesque et ses attributs moraux (anging et art, v. 103) donnent leur nom aux bêtes nouvellement créées par Eve. Dans cet apocryphe hétérodoxe, la création de la fiction prend place, paradoxalement, avant la Création divine du monde. La fiction renardienne échapperait ainsi par essence au monde, affirmant au contraire sa singularité. Dans cette perspective, reprendre le paradigme de la Genèse reviendrait à s'en extraire. De même, lorsqu'il est question d'Isengrin, présenté comme un pillard qui « par nuit et par jor fort lerre » (v. 114) :

Icelui [Isengrin] l'en senefia Qui les berbiz Adam roba.

Tot cil qui sorent bien rober 117

Et par nuit et par jor enbler, Sont bien a droit dist Ysengrin

Isengrin, « représenté par le loup qui déroba les brebis d'Adam », selon la traduction proposée par Sylvie Lefèvre, semble, à l'instar de Renart et d'Hersent, antérieur à la création des animaux. Le verbe senefier est répété au v. 125, Hersent représentant « la leuve qui si est haïe, / Qui si par aigre d'anbler » (v. 126-127).

Quant à l'unité de caractères et de symboles du vice que forment Renart, Isengrin, Hersent et Richeut, elle peut se lire comme le revers vicieux la Trinité184, le conteur insistant sur leurs traits caractéristiques (Ysengrin est mestre lerre (v. 144), Renart est forz roberre (v. 145), « Si Richeuz est abaiaresse, / La gorpille est fort lecharesse », v. 147-148). Alors que la Trinité est le symbole de la vertu, les deux couples principaux du Roman de Renart évoquent bien plutôt l'univers des péchés capitaux : « Cist quatre furent bien asanblé / Einz ne furent mes tel trové », v. 143-144. Chiffre symbole du cosmos dans la tradition biblique, le quatre est ici au centre d'une nouvelle cosmogonie, dont un autre pan apparaît dans la branche XXIII.

184 On reprend ici les éléments d'interprétation sur la symbolique des nombres mis en évidence par Jacques RIBARD, Le Moyen-âge. Littérature et Symbolisme, Paris, Honoré Champion, coll. « Essais », 1984, pp. 13-34 : « Sans être toujours synonyme de méchanceté ou de perversion, le nombre pair reste malgré tout le signe concret, visible, d'une humanité divisée, imparfaite », p. 16. « Les nombres impairs au contraire - et singulièrement le un et le trois - parce qu'indivisibles et donc incorruptibles, sont symboles de pureté et de perfection ; ils connotent volontiers le bien, l'éternel et le divin », p. 15.

C. TEXTE ET SEXE : POETIQUE DE « L'ENORME » DANS LA BRANCHE XXIII

La branche XXIII, « Comment Renart parfit le con », se donne comme la continuation du fabliau du Con qui fu fait a la besche. Le récit nous apprend comment un Dieu oublieux et distrait, n'ayant pas pourvu la femme d'un sexe, a confié cette tâche au diable, qui s'y est attelé avec une bêche. Le système symbolique figure Dieu comme un créateur imparfait, secondé par le diable. Le récit renardien reprend cette dualité, le Roi Connin, personnage hapax dans le Roman de Renart incarnant le rôle de Dieu, Renart celui du diable adjuvant ; à l'action de faire succède de surcroît celle de parfaire : « Fait avez le comancement / Dou con, mes plus i a a faire / Encore, einçois que ce ne paire », v. 436-438. Le gouffre féminin est comparé à un « abismes » (v. 449), selon une qualification topique pour désigner l'ampleur incommensurable du désir féminin.

Les adjonctions proposées par Renart pour amender l'oeuvre de Connin lient le sexe féminin et le texte renardien. Les mutilations pratiquées à l'encontre du cerf, du coq et du loup fournissent respectivement le périnée, le clitoris et la toison pubienne :

Mes bien saichiez qui pranderoit

Une creste de coc vermoille

Si l'atachast en celle roille 456

Que vos avez ileques mise,

Qui le con et le cul devise

Un poi estoperoit l'entree.

La mutilation d'un personnage suite à une ruse renardienne est l'un des motifs majeurs de la geste, Renart mutilant les autres personnages de manière parfois spectaculaire (les mutilations de Brun et Ysengrin), mais revenant à plusieurs reprises humilié et meurtri en son repaire : « forment li duelt et cuist sa plaie » (VIIa, v. 828). La mutilation de Chantecler est commise par le Roi à partir du consilium de Renart, mû par un désir de vengeance. Placer un élément inhérent aux contes d'animaux, la crête du coq, dans le projet d'amélioration d'un con fabuleux, revient à signifier la branche comme récit d'origine - le con démesuré évoquant celui d'Hersent et de Richeut, figures traditionnelles de putains dépravées. Origine du monde au sens de Courbet, origine de la fiction, les mutilations aident à parfaire le con, attribut féminin d'importance dans le roman. A l'instar de la Genèse, qui introduit la mort dès l'origine des premiers êtres185, le monde des origines du Roman de Renart semble porteur de sa propre finitude. Une même violence innerve ces deux mondes : « [le sol] produira pour toi épines et chardons » (Gn, 3, 18), « à force de peines tu en tireras ta subsistance » (Gn, 3, 17). La

185 Genèse, 3, 19 : « (...) jusqu'à ce que tu retournes au sol / Puisque tu en fus tiré ».

quête de nourriture qui catalyse les aventures renardiennes est présente en germe dans la Genèse, qui figure un monde d'épreuves, de violence et de douleur. Cette douleur est présente dans l'épisode de la crête « granz et crenelee » de Chantecler, coupée à l'aide d'un « rasour » au mépris de son intégrité : « S'il vos an poise, ne m'en chaille ! » (XXIII, respectivement v. 530, 528 et 527). Cette mutilation originelle introduit d'autre part le mélange des règnes comme l'une des caractéristiques du récit.

Le con est parfait à l'aide d'éléments propres à l'univers renardien : il procède de la ruse du goupil, tire sa matérialité de celle des animaux mutilés et annonce les querelles autour du viol d'Hersent, celles également d'Hersent à Isengrin quand ce dernier perd l'attribut garant du plaisir féminin (Ic). Les motifs caractéristiques s'associent dans le con, origine matérielle de la fiction, matrice d'un certain nombre d'aventures. La branche donne à lire une « aventure absolument « énorme »186 à l'image du con dont elle évoque la perfection.

La création du monde de la fiction à travers l'amendement du con n'est pas sans comporter des enjeux intertextuels, si l'on se reporte aux circonstances de la Création divine du monde. L'acte divin de création d'Adam semble résulter d'une parole performative, à l'instar des autres créations187, la naissance du Christ procède de l'Immaculée Conception. La venue au monde des créatures divines, les premiers hommes appelés à se multiplier (Genèse, 1, 28), le Christ appelé à répandre la parole du Seigneur, n'est entachée d'aucune souillure. Ces deux créations échappent à l'action prolifique du con. Le passage de l'immatériel à la matérialité du corps, dans le cas des premiers hommes, échappe aux règles de la procréation.

La branche XXIII place au contraire l'origine de la fiction dans un gouffre orgiaque, dont Renart se plaît à exalter, en un langage chargé d'un érotisme effrayant, les abîmes voluptueux : « La fosse est granz et parfonde (...) Ce est li gorz de Sathalie / Qui tot englout et tout reçoit ! », v. 439 et 452-453. La Création du monde fait ainsi l'objet d'un infléchissement de la matérialité noble d'un corps à l'image de Dieu à la matérialité vile d'un sexe à l'image du Diable. La fiction renardienne est ainsi placée sous le signe de l'énormité du con crée par le roi Connin avec l'aide de Renart. La

186 Jean SUBRENAT, « Les dernières branches du Roman de Renart peuvent-elles être lues comme des fabliaux ? » in Narrations brèves. Mélanges de littérature ancienne offerts à Krystyna Kasprzyk, Varsovie, Publications de l'Institut de Philologie Romane de l'Université de Varsovie, 1993, p. 49.

187 Genèse, 1, 27 : « Dieu créa l'homme à son image, à l'image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa ».

transgression de la lettre du texte sacrée est ici liée à une poétique de l'énorme, de l'outrance, qui caractérise sans nul doute un certain nombre d'épigones.

A l'instar du récit d'origine, le récit de fin du monde a donné lieu à de nombreuses variations, le symbolisme de l'Apocalypse, au même titre que celui de la Genèse, imprégnant en profondeur l'imaginaire médiéval.

B. TRANSGRESSION DES SIGNES SACRES188 DE L'APOCALYPSE

De tous les récits allégoriques que renferme la Bible, le symbolisme foisonnant de l'Apocalypse est sans doute celui qui a exercé la plus grand pouvoir de fascination189. Les oeuvres du corpus apparaissent moins comme une herméneutique des signes apocalyptiques, que comme la dissémination de ces signes dans l'écriture. D'autres textes renardiens (Ysengrimus, Reinhart Fuchs), dans les épisodes racontant la mort des héros, réinvestissent ainsi le symbolisme apocalyptique, tandis que le Roman de Renart en contient également quelques exemples, par touches ténues190. Il convient alors d'interroger le rapport du récit animalier au modèle prophétique, dans ses effets de discordance et d'ambiguïté.

1. DES REMINISCENCES APOCALYPTIQUES

A. FIGURES APOCALYPTIQUES ET PRATIQUES DE LECTURE AU XIIe SIECLE

La reprise de motifs apocalyptiques dans les avant-textes renardiens se fait souvent ad litteram, témoignant ainsi d'une pratique de lecture et d'écriture propre à l'époque de leur rédaction : « Le littéralisme qui caractérise la relation entre l'Ysengrimus et ses divers intertextes mime donc, sur le mode du jeu, une pratique de lecture qui n'est pas étrangère à la culture du XIIe siècle, même si l'on a tendance à y

188 C'est à dessein que nous adoptons le terme de « signe », en nous appuyant sur la distinction entre signe et symbole établie par Carl Gustav Jung, L'Homme et ses Symboles, Robert Laffont, 1964, p. 55 : « Le signe est toujours moins que le concept qu'il représente, alors que le symbole renvoie toujours à un contenu plus vaste que son sens immédiat et évident. En outre, les symboles sont des produits naturels et spontanés. Aucun génie n'a jamais pris une plume ou un pinceau en se disant : maintenant, je vais inventer un symbole. »

189 Cf. sur ce sujet l'ouvrage de Michel AROUIMI, Les Apocalypses Secrètes, Paris, L'Harmattan, 2007, consacré à l'impact mémoriel de l'Apocalypse en littérature, dans les oeuvres de Shakespeare, Eichendorff, Rimbaud, Conrad, Claudel...

190 Ainsi de l'once, « animal de l'Apocalypse, figure de l'antéchrist et du diable », v. 2838 du Manuscrit O : Aurélie BARRE (éd.), Le Roman de Renart: édité d'après le manuscrit O (f. fr. 12583), Berlin-NewYork, De Gruyter, 2010, p. 587

voir plutôt l'âge de l'allégorisme »191. Giles Constable, dans la partie de son ouvrage consacrée à la rhétorique de la Réforme, établit de même un lien entre la prégnance de l'intertextualité et l'esprit de la Réforme : « A few biblical textes are cited again and again as stimuli to a life of personal reforme and withdrawal from the world »192. L'intertexte apocalyptique dans le Reinhart Fuchs et l'Ysengrimus peut ainsi se lire comme le miroir de la « démarche intellectuelle des mouvements évangéliques »193.

Le Reinhart Fuchs, remaniement à l'extrême fin du XIIe siècle de l'Isengrims nôt d'Heinrich der Glîchezære, est traditionnellement considéré comme l'un des avanttextes renardien. Toutefois, à l'inverse de la veine parodique et railleuse du Roman de Renart, le Reinhart Fuchs prend la forme d'un véritable récit épique, aux teintes sensiblement plus sombres194. La figure royale du lion, Noble dans la geste renardienne, se nomme Vevrel dans le récit alsacien.

L'épisode de la mort du Roi intéresse particulièrement notre perspective, de par sa référence à l'Apocalypse. Jean-Marc Pastré, dans son article consacré au Reinhart Fuchs195 a proposé une lecture symbolique et eschatologique de cette mort, qui met en regard l'épisode romanesque et les visions de Saint-Jean. L'histoire raconte qu'une fourmi s'est introduite dans l'oreille du Lion Vrevel, lui causant d'insupportables tourments. Reinhart parvient à l'en débarrasser, mais l'empoisonne finalement.

L'effet du poison consiste en une tripartition de la tête, qui l'identifie à une figure thériomorphe : « sin houbet im en dreu spielt / in neune sich sin zunge vielt »196. Si d'un point de vue historique, le chiffre 3 peut se rapporter à la discessio imperii entre les trois prétendants à la succession d'Henri VI, il comporte également des résonances bibliques. L'Apocalypse (12, 3) évoque ainsi « un énorme dragon rouge feu, à sept têtes et dix cornes, chaque tête surmontée d'un diadème », qui vient menacer la femme enceinte. Ce dragon, image symbolique de la bête, dévaste le monde, « et bestia debastat », tandis que l'Antéchrist domine le monde en semant la terreur, « omne mundum imperat », et attaque Jérusalem. La figure apocalyptique du roi Vrevel attaque de même la fourmilière pour imposer son pouvoir sans partage.

191 Jean-Yves TILLIETTE, « La peau du loup, l'Apocalypse. Remarques sur le sens et la construction de l'Ysengrimus », Médiévales, n°38, 2000, p. 171

192 Giles CONSTABLE, The Reformation of the Twelfth century, Cambridge University Press, 1996, p. 125

193 Jean-Yves TILLIETTE, « La peau du loup, l'Apocalypse. Remarques sur le sens et la construction de l'Ysengrimus », art. cit. p. 171

194 Cf. J. CLERC, « A propos du Reinhart Fuchs », Perspectives Médiévales, 1993, n° 19, p. 103-106

195 Jean-Marc PASTRE, « Une image de la fin des temps : la mort du Roi Vrevel dans le Reinhart Fuchs », in Fin des Temps et Temps de la Fin, Senefiance n° 19, CUERMA, Aix-en-Provence, 2003, p. 343-355

196 Reinhardt Fuchs, v. 2243-4 : « sa tête se fendit en trois morceaux / en neufs plis sa langue se tordit ».

La transgression des données sacrées procède de la réécriture de ce passage dans une perspective burlesque. En termes de registre, on note ainsi l'infléchissement du style noble en en un style héroï-comique : le monstre terrifiant de la Bible s'infléchit en une hydre parodiée qui monte à l'assaut d'une fourmilière dérisoire.

B. REMINISCENCE ET CONTRUCTION DU SENS

A l'instar du Reinhart Fuchs, l'Ysengrimus, avant-texte latin du Roman de Renart, se révèle porteur de réécritures apocalyptiques. La mort du moine-prophète Ysengrin au livre VII de l'Ysengrimus est à ce titre semée de réminiscences : « Finiit has tandem vindex sententia lites / Noluit omnipotens secula prava pati »197. Ces vers font écho à l'Apocalypse comme aux instants précédant le Déluge198. L'image des ténèbres, « in tenebras » (VII, v. 592), s'inscrit dans l'isotopie du soleil noir, tandis que celle de la vengeance renvoie à la Prière des Martyrs de l'Apocalypse : « Jusqu'à quand, Maître Saint et vénérable / resteras-tu sans juger / et sans tirer vengeance des habitants de la terre / pour avoir versé notre sang »199. Si l'image d'un Dieu vengeur parcourt toute la vision de Saint Jean, son dessein consiste plus précisément en un rétablissement de la justice dans le monde. L'ire divine se répand sur les peuples, envers les êtres félons et vicieux.

Conformément à la doctrine biblique, le châtiment divin se montre à la mesure du mal tel qu'il s'est manifesté dans leurs actes : « Plectuntur sontes nec, quem vicere ferentem / Iratum possunt exsuperare deum »200 ou encore « Insita confectos vindicat ira reos »201. Ce cadre théologique fondé sur des réminiscences de versets bibliques s'infléchit alors de la reprise ad litteram à la réécriture burlesque.

La notation ironique « (Hoc in judicio non sensit Fresia rectum / Qui dominus fundi, legitime esset agri) »202 est à cet égard fondamentale, en ce qu'elle instaure une discordance entre le jugement souverain et absolu du Dieu de l'Apocalypse et la désapprobation de Nivard. Et comme l'affirme Elisabeth Charbonnier, « Même au

197 Ysengrimus, VII, v. 587-8 : « Une décision vengeresse mit finalement un terme à ces combats, le Tout puissant ne voulut plus supporter les perversités du monde ».

198 Genèse, 2, 6, 5

199 Apocalypse, 6, 10

200 Ysengrimus, VII, v. 599-600 : « Les coupables sont châtiés et ne peuvent venir à bout d'un Dieu irrité dont ils ont vaincu la patience ».

201 Ysengrimus, VII, v. 606 : « l'éternelle colère divine se venge sur les coupables après leur mort ».

202 Ysengrimus, VII, v. 643 : « La Frise n'a pas rendu là un jugement équitable : qui possède la sol doit posséder légalement tout ce qui y pousse ».

sein d'un cataclysme, la chicane ne perd pas ses droits ! » 203. La mort du loup ouvre sur l'avènement de la mort et des désordres naturels (tremblements de terre, éclipses de soleil, inondations, ouragans, aurores boréales204...). Les prodiges déployés par la Nature en vue de punir un monde apostat et corrompu s'inscrivent cependant dans un imaginaire burlesque, la réécriture jouant sur les effets de contraste. Le texte de l'Apocalypse devient hyperbole dans la situation de discours du livre VII.

L'imprécation d'Ysengrin à l'encontre des porcs étend à l'infini la vengeance qu'il compte tirer de l'affront de sa mort : « et, quem prope leserit aer / Verberet infidum devoveat genus » 205 . Ysengrin prophétise une forme inédite de damnation au sein même de la vie, qui consiste en une version carnavalesque du souffle divin : « Turpibus ut ventis numquam impetus absit eundi / Laxentur patule nocte dieque fores »206. Le pet perpétuel, telle est la damnation à laquelle sont voués les porcs déicides. Une seconde malédiction pèse cette fois sur l'ensemble de l'humanité, non sans ambiguïté toutefois, à travers l'exception faite des « (Moribus insignes excipiuntur here) »207. La prise en compte de la vertu peut sembler paradoxale en regard du caractère burlesque de cette damnation, qui consiste dans la lascivité et le sadisme : « non excussura soporem... Brachia tunc costasque humerosque et crura femurque / Timporaque et collum strennuus unguis aret ! » 208 . Ces paroles, qui font écho à l'évocation de « Babylone la Grande, la mère des prostituées et des abominations de la terre » (Ap, 17, 5), retournent la condamnation divine en malédiction émanant du loupprophète.

Ysengrin est assimilé au peuple chrétien tout entier contre lequel s'est coalisé le peuple juif (les porcs déicides), en conséquence l'universalité du personnage se répand à travers l'image hyperbolique de la vengeance du Seigneur. Or le loup est avant tout un être de chair, dominé par des instincts voraces et lubriques, et dénué de toute spiritualité. L'assimilation antiphrastique du loup et du Christ, du loup et du peuple élu de Dieu apparaît en ce sens comme une bouffonnerie dont l'Apocalypse n'est que la continuation.

203 Elisabeth CHARBONNIER (trad.), Roman d'Ysengrin, note 32 p. 272

204 Respectivement v. 631-2, 655-6, 633, 645sq et 651sq

205 ibid., VII, v. 323-4 et Roman d'Ysengrin, p. 240 : « Et pour celui qu'aura offensé une bouffée toute proche, frappe et maudisse l'engeance déloyale ! ».

206 ibid., VII, v. 317 et Roman d'Ysengrin, p. 240 : « Et pour que les vents honteux ne manquent jamais de l'élan nécessaire à leur sortie, que les portes restent largement ouvertes jour et nuit ».

207 ibid.,VII v. 326 et Roman d'Ysengrin, p. 240 : « à l'exception des dames qui se signalent par leurs bonnes moeurs ».

208 ibid., VII, v. 333 et 335-6 et Roman d'Ysengrin, p. 240

Le symbolisme propre à l'Apocalypse est ainsi à l'origine de réécritures transgressives. Le foisonnement cosmique des images prophétiques fait l'objet d'une réduction burlesque dans une sphère animalière qui lui est incommensurable.

B. LE CHRIST, FIGURE PARADIGMATIQUE

Le corpus formé par le Roman de Renart, les fabliaux et les isopets, écrits par des clercs, n'échappe pas à la prégnance de la figure christique, selon des modalités bien différentes de l'écriture épique et romanesque. L'étude de la dégradation comique des représentations du Christ est placée sous le signe de l'ambiguïté : la frontière est ténue entre le sacrilège, fait rarissime, et la dérision, à la fois « démarche de mise en perspective de l'activité humaine »209 et arme qui « s'acharne sur ceux qu'elle vise, même absents, souffrants ou morts » ; la spécificité de la dérision médiévale tient en effet à « sa grossièreté, sa violence souvent sanglante, sa cruauté physique et morale : l'obscénité, la scatologie, l'animalité voire le cannibalisme sont des registres dont elle joue volontiers »210. Cette transgression des Evangiles comporte la reprise d'épisodes de l'existence du Christ, mais également le détournement des symboles qui lui sont attachés, au premier rang desquels figure la couleur.

1. LE CHRIST ET LA COULEUR

Comme le rappelle Michel Pastoureau, « pour l'Eglise, la couleur est d'abord un enjeu théologique. Nombreux sont les Pères qui en parlent et, à leur suite, la plupart des théologiens. Ce sont eux les « spécialistes » de la couleur. Sous leur plume, elle revient fréquemment, soit sous forme de métaphore, soit sous forme d'étiquette (pour tout auteur, la couleur c'est souvent ce qui sert à classer, à distinguer, à hiérarchiser, à créer des articulations et des systèmes). »211

Le Moyen-âge chrétien, documenté par une production féconde d'images et de représentations, attribue à la couleur des significations symboliques212, du moins à

209 Christian SAVES, Eloge de la dérision : une dimension de la conscience historique, Paris, L'Harmattan, « Ouverture Philosophique », 2005, p. 7

210 « Introduction » de La dérision au Moyen Age, De la pratique sociale au rituel politique, dir. Elisabeth CROUZET-PAVAN et Jacques VERGER, Presses Universitaires Paris IV Sorbonne, Paris, 2007, p. 8

211 Michel PASTOUREAU, « L'Eglise et la couleur, des origines à la Réforme », in Bibliothèque de l'école des chartes, 1989, tome 147, p. 204.

212 Cf. Michel PASTOUREAU, « Le temps mis en couleurs : des couleurs liturgiques aux modes
vestimentaires (XIIe-XIIIe siècles) », in Bibliothèque de l'école des chartes, 1999, tome 157, livraison 1,

partir des XIIe et XIIIe siècles : le rouge est associé à la Passion, le blanc « est la couleur de l'innocence, de la pureté, du baptême, de la conversion, de la joie, de la résurrection, de la gloire et de la vie éternelle »213, le roux, « la plus laide de toutes les couleurs »214, associe les traits négatifs du rouge et du jaune, formant ainsi la couleur symbolique du mal215. L'attribution d'une couleur à une étoffe ou un personnage peut néanmoins être prise en bonne ou mauvaise part. Le rouge et le jaune, dans le fabliau « Du Prestre Crucefié » et la branche « Renart Jongleur » donnent ainsi lieu, sur fond d'assimilation des personnages au Christ, à une transgression de la symbolique des couleurs christologiques.

A. AMBIGUÏTE DU ROUGE DANS « DU PRESTRE CRUCEFIE »

Le fabliau « Du prestre crucefié » s'inscrit dans la conception médiévale de la dérision, placée sous le signe de la violence et de la cruauté. Comme nous l'aborderons de manière systématique dans la troisième partie, le fabliau donne à voir une dégradation de l'iconographique christique qui transgresse la sacralité des textes évangélistes comme celle des doctrines postérieures, et ce dans une visée morale.

Maître Rogier, « franc mestre de bon afere / Qui bien savoyt images fère »

(v. 3-4) éprouve des soupçons quant à la fidélité de son épouse. Pour la confondre, thème privilégié des fabliaux, le tailleur d'images feint de partir livrer un de ses clients, pour mieux observer le ménage adultère du prêtre et de l'épouse. Au retour précipité du mari, la femme enjoint le prêtre de rejoindre les autres crucifix taillés dans l'atelier (« Despoillez vous et si alez / Léens, et si vos estendez / Avoec ces autres crucefis », v. 35-37). Après un dîner servi par l'épouse au tailleur d'images, ce dernier se rend à son atelier pour achever son travail. Et le tailleur, arrivé devant le prêtre, de couper ce phallus hors de propos, pour amender le crucifix.

p. 115 : « Sur la signification des trois couleurs principales, blanc, rouge et noir, la plupart des auteurs du XIIe siècle parlant de liturgie, Honorius Augustodunensis, Rupert de Deutz, Hugues de Saint-Victor, Jean d'Avranches, Jean Beleth, paraissent s'accorder : le blanc évoque la pureté et l'innocence (virginitas, munditia, innocentia, castitas, vita Immaculata) ; le noir, l'abstinence, la pénitence et l'affliction (penitentia, contemptus mundi, mortificatio, mestitia, afflictio) ; le rouge, le sang versé par et pour le Christ, la Passion, le martyre, le sacrifice et l'amour divin (passio, compassio, oblatio passionis, crucis signum, effusio sanguinis, Caritas, misericordia)

213 Michel PASTOUREAU, « Le temps mis en couleurs : des couleurs liturgiques aux modes vestimentaires (XIIe-XIIIe siècles) », art. cit, p. 114

214 Le Blason des Couleurs, en armes, livrées et devises, Hyppolite Cocheris, éd., Paris, 1860, p. 125

215 Cf. Michel PASTOUREAU, Figures et couleurs. Etudes sur la symbolique et la sensibilité médiévales, Paris, Léopard d'or, 1986, p. 15-57 et 193-207. La couleur rousse, dont Michel Pastoureau nous rappelle qu'elle n'est attribuée à Judas que tardivement, à l'époque de Charles le Chauve, dans la seconde moitié du IXe siècle, caractérise bien d'autres personnages : Caïn, le traître Ganelon dans la Chanson de Roland, Mordret, fils incestueux du roi Arthur et traître qui s'empare du royaume de Logres...

Le Prêtre, devenu symbole du désir interdit, est assimilé à la figure du Christ dont il emprunte la posture lors de sa crucifixion sur le Golgotha. Or, si le Christ crucifié symbolise l'abandon des données corporelles au profit d'une vie éternelle, vie de l'âme hors du monde sensible, le Prêtre, par ses attributs sexuels, ressemble bien plus à un satyre qu'à un Crucifix : « la coille et le vit qui pent » (v. 63). Le tragique de la passion et la dimension charnelle de l'acte sexuel se voient donc liés d'autant plus intimement que l'image du Christ et celle du Prêtre sont mises sur un même plan par le vilain, selon une feinte caractéristique des fabliaux.

De fait le texte insiste sur les marques de la duplicité du tailleur : « si l'a bien aperçeü [li prestres] / j'estoie yvres, ce m'est avis / quant ceste chose i laissait » (v. 66-68). L'agonie du Christ et la jouissance du Prêtre sont assimilés l'une à l'autre par le vilain, qui feint de voir dans ces manifestations charnelles la preuve d'un mauvais travail d'ébéniste. L'ambiguïté est poussée jusqu'à son paroxysme dans les cris de l'artisan, après qu'il eut tranché « vit et coilles » : « Seignor, prenez mon crucefiz / Qui orendroit m'est eschapez ! » (v. 77-78).

Jean R. Scheidegger a ainsi remarqué la dualité de la couleur rouge dans une visée théologique autant que picturale : « c'est le soleil rouge de la passion christique, ce qui devrait ruisseler ici vermeil est le Sang rachetant le genre humain, ce manteau sanglant ou cette teinture de pourpre impériale qui a revêtu la nudité inconvenante du Christ dans certaines images médiévales » 216. Le rouge devient lors de l'émasculation la couleur flagrante de la turgescence. En ce sens, l'ambiguïté de la figure du prêtre tient au passage du vivant à l'inerte, et à celui d'une prétendue inertie à une humanité mutilée cependant appelée à demeurer matière inerte : « crucifix il veut être, crucifix il sera, et crucifix il restera »217.

Le rapport du prêtre adultérin au modèle christique est donc bien placé sous le signe de la transgression : transgression iconographique, mais aussi, élément fondamental de la sensibilité médiévale, transgression de la symbolique des couleurs. L'ambiguïté du fabliau tient cependant à la liaison entre sa visée morale et une dérision proche de la définition contemporaine du sacrilège. Le paradoxe est en effet que le fabliau transgresse les représentations du Christ crucifié, pour mieux ramener les prêtres sur le chemin de la vertu :

216 Jean R. Scheidegger, « Le Sexe du Crucifix », Littérature, art et théologie dans Le Prêtre teint et Le Prêtre Crucifié, Reinardus, 7, 1994, p. 145

217 Jean R. Scheidegger, « Le Sexe du Crucifix », art. cit., p. 148

Cest example nous monstre bien Que nus prestres, por nule rien Ne devroit autrui fame amer

N'entor ni venir ne aler, 96

Quiconques fust en calangage, Que il ni lest ou coille ou gage.

La morale est virtuellement sauve, malgré la violence mise en jeu. La Roue de Fortune, thème dont Brian J. Levy a pu noter l'importance et les enjeux, équilibre ainsi les excès de la dérision : « the priest is laid low by the actual castration of the member which he had earlier reckoned to put to far more enjoyable use »218.

Par un habile maniement de la morale, la dérision se porte sur le prêtre lubrique, bien plus que sur la figure du Christ. N'en demeure pas moins une assimilation inconvenante du prêtre au Christ, l'humour médiéval se délectant d'une mutilation qui n'est pas sans faire écho aux ultimes paroles du Christ avant de mourir : « Père, en tes mains je remets mon esprit » (Luc, 23, 46). De même, le prêtre remet la matérialité de son corps entre les mains artistes et cruelles du tailleur. L'épisode de la Passion, riche d'une charge émotionnelle et symbolique, est ici infléchi sur le mode de la feinte : « se faire de bois, feindre le statut dénudé et mort de l'image sacrée »219. A la tristesse de la Passion christique se substitue, dans l'allégresse du fabliau, la jouissance perverse de l'émasculation, qui plus est d'une figure sacerdotale.

B. AMBIGUÏTE DU JAUNE DANS LA BRANCHE « RENART JONGLEUR »

De même que le rouge est la couleur ambiguë de la Passion comme de la turgescence, le jaune a partie liée avec le Christ dans la branche « Renart Jongleur ». Ces deux couleurs participent d'une même ambiguïté entre sacré (symbole christique) et profane (symbole sexuel, symbole de la ruse). De fait, comme le suggère Michel Pastoureau, « il est patent que cette couleur est ici choisie pour mettre en valeur la ruse du goupil »220. La ruse s'exprime dès cet épisode dans les paroles mensongères du goupil, antiphrase parfaite rendue par la répétition de droit à la rime : « Ceste tainture

218 Brian J. Lévy, The Comic Text, Rodopi, 2000, p. 247 : « Le prêtre est terrassé par la castration effective du membre sur lequel il comptait pour un usage infiniment plus agréable ». Trad. Inédite. Sur la Roue de Fortune, on se reportera avec profit à la conclusion de ce volume, p. 239-253, intitulée «The Comic Inversion : The Fortune's Wheel».

219 Alexandre LEUPIN, « Jouissances du commentateur. Le prêtre crucifié. Le prêtre teint », Marche romane, 28, 1978, p. 183. Concernant l'expression de la morale du fabliau, Alexandre Leupin ajoute : « Morale de l'exemple : elle est, paradoxalement, sans faille. Le texte se boucle dans l'assertion formidable et tranchante, chassant l'image vers des confins burlesques et incontournables ».

220 Michel PASTOUREAU, « Jésus teinturier. Histoire symbolique et sociale d'un métier réprouvé », Médiévales, n°29, 1995, p. 50

est tout a droit / Bien l'ai atornee a son droit », Ic, v. 2306-2307. Les paroles qu'ajoute le goupil dès « qu'il fut au plain » (Ic, v. 2314) exhibent en effet sa duplicité : « Preudons, entent a ton afaire / Car je ne sais a nul chief traire » (Ic, v. 2316-2317). Le jaune semble muer une parfaite méconnaissance de la teinturerie en une maîtrise supérieure et déceptive de cet art.

Le rapport de cette branche aux récits christiques est particulièrement fructueux, si l'on considère, comme nous y invite Michel Pastoureau, la longue tradition des apocryphes ; de nombreux récits auraient circulé, dans lesquels Jésus enfant aurait été l'apprenti d'un teinturier, expérience a priori peu probante. L'aveu par Renart de sa méconnaissance, sensible dans l'étrangeté du mélange proposé (« mesler teinture avoc cendre », v. 2297), pourrait railler l'impéritie du Christ. Et Renart de pratiquer ainsi l'art de la dérision qui semble inscrit dans son essence même.

Cela étant, la « poétique de la contamination »221 à l'oeuvre dans cette branche ne fait pas seulement de Renart un double parodique, mais un double plus problématique. Car « dans d'autres [versions] encore, Jésus n'est pas entré chez le teinturier comme apprenti mais en véritable chenapan. C'est en cachette qu'avec ses camarades de jeu il a pénétré dans la boutique »222. Cette version apocryphe paraît aux yeux de certains exégètes comme un récit hétérodoxe, qui à ce titre infléchit dangereusement la majesté du Christ. Renart, figure honnie (« trestous li mondes me het », Ic, v. 2329) redoublerait ainsi la transgression en devenant le double dégradé du Christ enfant. L'expression « Diex m'a aidiet » (Ic, v. 2323) prend, dans cette perspective, un relief nouveau. Si le Dieu bienveillant permet à Jésus de réparer ses erreurs comme teinturier en accomplissant des miracles, le Dieu invoqué dans « Renart jongleur » se fait complice des ruses malveillantes du goupil, là où l'apocryphe n'évoquait que la gaucherie et l'espièglerie sans malice du Christ.

La couleur jaune révèle ainsi une récriture ambiguë, Renart apparaissant par rapport au Christ à la fois comme le même et l'autre. Les apocryphes semblent ainsi contaminer l'écriture de la branche, au point de complexifier la lecture croisée de textes que Renart reprend, déforme, dont il inverse enfin les données symboliques.

De même qu'il arbore une double nature humaine et divine, le Christ peut être appréhendé sous l'angle de son existence matérielle comme de ses significations

221 Claudio GALDERISI, Une poétique des enfances, op. cit.

222 Michel PASTOUREAU, « Jésus teinturier », art. cit. p. 48

symboliques - symbole de sagesse et de pureté, symbole de l'unité de l'Eglise. C'est sous ce dernier aspect que s'accomplit, particulièrement dans les fabliaux, la transgression ambiguë de l'image du Christ garant des valeurs chrétiennes.

2. LE CHRIST, INSTRUMENT PARADOXAL D'UNE SATIRE CLERICALE

La transgression des symboles attachés au Christ tient autant à sa dimension corporelle (corps en souffrance de la Passion, couleur de l'habit christique) qu'à sa dimension spirituelle. Figure trinitaire, le Christ est origine et fondement de l'Eglise ; c'est pourquoi il convient d'évoquer le paradoxe du dit de Gautier Le Leu, « De Deu et dou pescour »223.

Le pêcheur, qui refuse de vendre du poisson au Christ, justifie sa position en l'accusant d'être à l'origine des abus et des vices cléricaux des « lait et hisdeus » (v. 141). Le Christ n'est « mie droituriers » (v. 121) qui, fondateur de l'Eglise, est responsable de ses vices, « luxure, traisons, usures » (v. 122). La satire se fait plus violente encore, aux marges du blasphème, dans les paroles moralistes du pescour : « cil est fos qui tant atent / Qu'il n'ot ne ne voit ne n'entent » (v. 139-140). Si les derniers vers figurent un monde où la Mort seule est toute-puissante sur terre (« Et la Morille en eut assés », v. 240), l'intention satirique ne saurait faire de doute : « flétrir l'Eglise en lançant une injure sacrilège contre Dieu lui-même (...). Nulle part ailleurs, une accusation n'a frappé aussi haut »224. La critique finale de l'Envie met à distance toute accusation de sacrilège ; le Christ n'en est pas moins celui par qui se mesure le gouffre spirituel qui sépare l'Eglise originelle de l'Eglise viciée du XIIIe siècle.

Le fabliau « Du vilain qui conquist paradis par plait » suggère également le

reniement par le Christ de ses propres paroles : « Vostre parole desdiroie / Quar otroiéavez sans faille / Qui çaienz entre ne s'en aille ; / Quar vos ne mentirez por moi » (v.
147-150). Si la parole du vilain l'emporte finalement (« par pledier l'as
gaaingnez
[Paradis] », v. 153), les premières paroles du Christ lui étaient adressées sur le
ton du reproche : « çaiens n'entra oncques mès ame / Sanz congié, ou d'ome ou de
feme
» (v. 122-123). Les compagnons du Christ sont ceux-là mêmes qui l'ont renié ou qui
ont mis en doute sa parole (Saint Pierre, Saint Thomas, Saint Paul) ; en une

223 Ce poème se tient assurément aux marges de notre corpus, mais il semble fructueux d'en étudier le fonctionnement paradoxal, pour offrir un meilleur panorama des récritures orthodoxes ou apocryphes d'épisodes ayant trait à l'existence du Christ.

224 Per NYKROG, Les Fabliaux, op. cit. p. 173

contradiction scandaleuse, ces pécheurs refusent l'entrée du paradis à un homme juste : « Tant con mes cors vesqui el monde / Neste vie mena et monde » (v. 131-132).

La transgression s'opère dans ces deux fabliaux sous la forme d'une violente satire. Le Christ, en tant que figure principielle, est mis en scène de manière paradoxale comme instrument d'une critique cléricale. L'idéal de pureté, de simplicité et de vertu incarné par le Christ n'est plus le gage d'une accession au Paradis (« Du vilain qui conquist paradis par plait ») ; le Fils est l'auteur involontaire des dérives de sa propre Eglise (« De Deu et dou pescour »). Cette double mise en accusation a ceci de remarquable qu'elle parvient à lier violence de la satire et, in fine, respect de la majesté du Christ.

Cette seconde partie nous a amené à interroger le sens de la récriture d'épisodes bibliques : au terme de notre réflexion, la Genèse se révèle être le cadre cosmogonique d'une création seconde, celle du Roman de Renart. La reprise d'épisodes de la vie du Christ est chargée de significations théologiques et satiriques, tandis que l'Apocalypse, derrière le masque de l'outrance et de la dérision, dissimule un questionnement plus profond (Ysengrimus, Reinhart Fuchs). Si notre étude de la récriture biblique s'est positionnée sur un plan symbolique, il est de fait qu'une interprétation sous l'angle de la parodie et d'autres procédés de dégradation est également possible. A la transgression des Ecritures succède ainsi la transgression par l'écriture. De fait, le genre (la fable animalière), la forme (branches, valeur gnomique de la fable) et le ton (parodie, dérision) des oeuvres du corpus contribuent à une mise en abyme de la transgression du sacré.

CHAPITRE III
LA TRANSGRESSION PAR L'ECRITURE

GENRES, FORMES, TONS

La transgression du sacré, dans la pluralité de ses significations, « contrevenir à une loi, à un interdit » et « violation, péché », s'exprime, nous l'avons vu, de deux manières : par la violation de symboles et de lieux, et le réinvestissement des textes sacrés dans une visée ambiguë, entre satire et jeu. Cela étant, la violation de l'interdit et la profanation du sacré ne procèdent pas seulement des thèmes et des ressorts narratifs de la fable. Le genre, la forme et le ton des oeuvres du corpus sont tous trois porteurs d'une transgression inscrite dans leur écriture même.

L'insertion d'animaux comme personnages de la fable est problématique. Le lien qui unit le récit et sa moralité dans les isopets laisse en certains cas apparaître un enseignement en rupture avec les préceptes de la sagesse chrétienne. La forme même de la fable et la dynamique édifiante sur laquelle elle repose sont en ce sens subverties. Les animaux, censés figurer les travers de l'homme pour l'exhorter à la vertu, donnent à voir le primat de la métis sur la morale.

D'autre part, la symbolique chrétienne investit les animaux d'une signification morale qui forme un contraste riche de sens entre des bestes symboles d'intempérance et la sacralité de personnages revêtus de l'étole.

Par surcroit, la disposition railleuse et la dérision inhérentes aux « contes à rire » doivent être mises en regard avec la conception médiévale du rire. Si les XIIe et XIIIe siècles constituent l'âge d'or de la fête des fous, le rire n'en est pas moins condamné par certains prédicateurs. Il convient ainsi, à la suite de Lector in Fabula et des travaux de l'Ecole de Constance (Jauss, Iser), d'interroger la réception des oeuvres. Le rire inspiré par l'écriture comique semble faire des ridenda des oeuvres de transgression. Dépasser les occurrences de la transgression du sacré nous permet de porter notre attention sur les enjeux de l'écriture brève.

Il s'agit ainsi de développer les modalités d'une mise en abyme de la transgression : la violation des interdits et de la majesté sacrée, très présente dans les oeuvres du corpus, est redoublée par leur écriture même.

A. GENRE ET TRANSGRESSION, LA FABLE ANIMALIERE

La convention de base des fables et épopées animalières tient à représenter l'animal comme un alter ego de l'humain, dont il donnerait à voir les sentiments, les actes et les vices. Léopold Sudre considérait ainsi la dimension morale des isopets, présentant ces courts poèmes comme « des récits indigènes ou exotiques, sérieux ou comiques, que la sagesse humaine peut convertir en leçons de conduite, en préceptes de vertu »225. L'epimythium, qui constitue le coeur de la morale fabuleuse et le récit menant à l'énoncé gnomique révèlent maintes transgressions morales. L'insertion des animaux dans la fable ou les récits épiques dégradés s'inscrit dans la riche histoire symbolique des bestiaires, au premier rang desquels se démarque le Physiologus. La métamorphose illusoire, dans le Roman de Renart, met en présence des animaux dans un cadre réaliste ; l'accomplissement des gestes et les paroles des animaux donne libre cours à de nombreux hiatus, entre la dignité des attributs ecclésiastiques et l'indignité ontologique des bestes. Le frottement des deux univers, zoomorphe et anthropomorphe, est le lieu d'intrusion du profane par excellence dans la sphère sacrée226. L'incongruité d'offices ou de serments animaliers est sensible, qui déprécie le sentiment du sacré, évidant la mystique227 au profit du travestissement de symboles bestornés. Le sentiment religieux étant la mesure de l'humaine condition, l'animal qui singe l'homme porte atteinte à la sacralité des gestes et paroles pieux. Ce trait est redoublé par les propriétés symboliques et morales des animaux référencés dans les bestiaires antiques et médiévaux.

1. BESTIAIRE ET SIGNIFICATION

« L'identification de l'homme et de la bête remonte aux plus lointaines origines.

Elle a donné naissance aux fables et aux Dieux de toutes les civilisations anciennes »228.

225 Léopold SUDRE, « Les fables et le Roman du Renard », Histoire de la langue et de la littérature française des origines à 1900, éd. L. PETIT DE JULLEVILLE, Paris, Colin, 1896-1899, t. 2, p. 8

226 Ce point est d'autant plus sensible si l'on se reporte à l'étymologie de sacer, « consacré à Dieu » et profanus, « devant le temple ». L'opposition du sacré et du profane se comprend à la fois comme l'opposition entre le matériel et l'éthéré, et comme opposition de deux espaces distincts (le temple, en l'occurrence l'Eglise et le monde du dehors).

227 Cf. Henri BERGSON, Les deux sources de la morale et de la religion, Paris, PUF, 1932, p. 247 : « L'âme mystique (...) élimine de sa substance tout ce qui n'est pas assez pur, assez résistant et souple, pour que Dieu l'utilise ». Renart au contraire se fourvoie dans la matérialité pour railler les principes théologiques et mystiques.

228 Jurgis BALTRUSAITIS, Aberrations, Essai sur les formes perspectives dépravées, Paris, Flammarion, coll. Champ, 2008, p. 14

Dans le Roman de Renart, les fonctions ecclésiastiques de l'archiprêtre, l'âne Bernard, peuvent être mises en regard avec le caractère diabolique de l'animal. Le braiement de l'âne s'assimile chez Pierre de Beauvais au cri du diable tentateur : « l'asne est la beste del monde qui plus s'esforce de braire, et qui plus a laide vois et orible »229. La clamor asinienne se retrouve dans les vigiles des morts en l'honneur du goupil (XVIII), en un épisode emblématique. L'ensemble du personnel romanesque est convoqué, certains sont ressuscités pour l'occasion. L'office n'est marqué, à l'exception de la cacophonie des parties chantées (« Puis disent il dui le verseit / Li un en gros il autre en fausez », XVIII, v. 588-589), d'aucune transgression marquante, et le conteur de se faire l'écho de l'ordo missae, réparti entre les différents animaux. Le sens de la transgression n'apparaît pas alors dans les quelques éléments topiques de la fête des fous, le conteur insistant par ailleurs sur le sérieux des lectures et des chants : « sanz fere noize ni tençon » (v. 588), « Ysengrin qui bien s'en aquite » (v. 603). Une lecture à l'aune du Physiologus et du Bestiaire de Pierre de Beauvais permet néanmoins de révéler toute la portée transgressive des vigiles. Chaque animal est investi de significations morales qui forment un contraste symbolique avec l'étole dont ils sont revêtus. Le comique de l'incongruité mis à part, la scène est passible d'une lecture allégorique : si le cerf [Brichemer] est un animal christologique230, il en va tout autrement des autres animaux. Le taureau [Bruiant], par ses cornes, est associé au diable, le lièvre [Couart] est symbole de lascivité, comme le suggère plus tard Gaston Phébus dans son Livre de Chasse : « les lièvres n'ont point de saison pour leurs amours, car il n'y aura jamais de mois dans l'année qu'il n'y en ait de chauds » 231 . De même, l'écureuil [Roussel], comme le rappelle Michel Pastoureau, est un animal diabolique, paresseux lubrique, avaricieux232. Les personnages du chat [Tibert] et de l'ours [Brun] constituent des symboles lucifériens233. Michel Pastoureau énonce les griefs de l'Eglise contre un animal par trop

229 Pierre de BEAUVAIS, Bestiaire, dans C. Cahier, Mélanges d'archéologie, d'histoire et de littérature, Paris, 1851, Paris, 1851, tome 2, p. 225

230 Cf. Henri de FERRIERES, Les Livres du roy Modus et de la royne Ratio, chapitre 1, par. 74, éd. Gunnar Tilander, Paris, 1932, p. 141-142. Les dix cors du Cerf sont mis en relation avec le décalogue : « Et ches dis branches representent les dix commandemens de la loy que Jhesu Crist donna a homme pour deffendre de trois anemis : c'est de la char, du dyable et du monde ».

231 Gaston PHEBUS, Livre de chasse, France, début du XVe siècle, Paris, BNF, Département des Manuscrits, Français 616, fol. 24v.

232 Michel PASTOUREAU, Bestiaires du Moyen-âge, Paris, Seuil, 2011, p. 43

233 Et ce jusqu'au XXe siècle ; il n'est qu'à considérer par exemple, le conte, Le Chat et le Diable de James Joyce.

anthropomorphe, et le travail de sape symbolique mené plusieurs siècles durant234. Le cadre moral des bestiaires assigne ainsi à l'ours les vices de luxure, gourmandise et colère. Une majorité signifiante des personnages romanesques, oscillant entre des figures animale et humaine, est investi de significations diaboliques. Plus encore que d'un topos carnavalesque, la scène des vigiles peut se lire de manière systématique comme l'insertion du vice dans le champ de la vertu. Le sacré déchu, à l'instar de la trajectoire luciférienne, de la lumière à l'ombre, s'insinue dans les structures sacrées, retournant la vertu en vice. Le frottement de l'univers animal et du sacré, inhérent à l'écriture du Roman de Renart, semble ainsi transgresser par nature la sacralité du rite.

Les fables, et notamment celles de Marie de France, se prêtent moins à cette analyse, car leur lien avec la tradition du bestiaire semble affaibli. En effet, « Marie ne propose aucune description autoritaire de l'essence de ses personnages, et aucune psychologie qui leur prescrirait une conduite conventionnelle et prédéterminée ». De ce fait, contrairement au Roman de Renart, elle dissocie « l'animal de l'emprise de sa nature »235. L'évocation du renard, ailleurs saturé de significations symboliques et morales apparaît, dans « D'un gupil dit ki une nuit... », vierge de toute donnée antérieur236. L'engin traditionnellement attribué au goupil le cède à un « penser » (v. 10) tout animal (« L'ewe comença a laper (...) [pour] que le furmage peüst prendre », v. 9 et 12). Le caractère du renard est passé sous silence, de sorte que la fable semble trouver une dynamique dans les verbes d'action qui ponctuent le récit : trespassa, reguarda, a veü, a pensé, a beü, chaï (respectivement v. 3, 4, 5, 8, 13 et 14). La transgression du sacré, dans le genre de la fable ésopique, doit moins être recherchée dans la lecture comparée des isopets et des bestiaires que dans la teneur de leur epimythium.

La première partie de l'expression « fable animalière » mérite en effet un examen approfondi, dès lors que le genre de la fable, formée d'une histoire et d'une morale, révèle parfois une conception de la morale peu en phase avec les enseignements chrétiens.

234 Michel PASTOUREAU, L'Ours, histoire d'un roi déchu, Paris, Seuil, « Librairie du XXIe siècle », 2004, p. 228 : « L'Eglise cherche à le déprécier en montrant que les hommes de Dieu sont plus forts que lui. (...). L'Eglise, qui déteste les spectacles d'animaux, tolère les montreurs d'ours au Moyen Age. Le roi des animaux devient une bête de cirque qui fait des cabrioles dans les foires, les gens peuvent le toucher, l'ours n'inspire plus la peur. »

235 Sahar AMER, Esope au féminin : Marie de France et la politique de l'interculturalité, op. cit. p. 144

236 A l'exception naturellement du « grant furmage » (v. 8), qui apparaît également dans la fable « Le Corbeau et le Renart ». La branche du Puits peut également apparaître comme un intertexte.

2. MORALES DE LA FABLE

« Lire les Fables, c'est donc écouter cette voix où les plus heureuses, depuis l'antiquité, sont venues se fondre, et suivre un regard où les plus sages et les plus avertis, depuis Job et l'Ecclésiaste, en passant par Térence et par Virgile, ont formulé l'humanité autant qu'ils l'ont comprise »237.

A. LE GENRE DE LA FABLE

La fable, du latin « fabula » (propos, récit), se définit comme un court récit didactique d'origine populaire, visant à illustrer et corroborer une sagesse profonde ou une vérité générale, animées en un récit exemplaire. Les attitudes, les moeurs et les habitudes humaines sont généralement transposés dans un univers animalier, formant un miroir de l'humaine condition. Parfois proche du conte de fées et de la parabole, la fable a traversé les siècles, de l'Antiquité classique (Esope et Phèdre) au Moyen-âge - l'Isopet de Marie de France, l'Esope Julien Macho, parmi les recueils dont l'auteur nous est connu. L'âge d'or de la fable se situe au siècle classique, La Fontaine incarnant à lui seul un genre qui perdure jusqu'à nos jours238.

La translatio studii des fables ésopiques au Moyen-âge a pu conduire à une subversion de la portée morale des fables, et ce malgré l'avis de Léopold Sudre : « Quelle est maintenant la valeur littéraire des fables du Moyen-âge ? Avouons-le tout de suite, elle est peu considérable (...) [les auteurs d'isopets] paraphrasent platement leur original ou rivalisent de sécheresse avec lui »239. A ce jugement sévère, remis en question dans le travail de réhabilitation mené par Jeanne-Marie Boivin240, il convient d'adopter une perspective non plus intertextuelle, mais purement textuelle. L'analyse de détail des fables médiévales révèle un rapport fluctuant à la morale, la morale pouvant se muer en des traits de cynisme et d'immoralité. Les écrits canoniques, au premier rang desquels l'Ecclésiaste, exhortent à la vertu en énonçant des sentences. Les paraboles prophétiques sont également investies d'un sens spirituel. Les fables se situent parfois en rupture avec les enseignements moraux délivrés dans la Bible.

237 Marc FUMAROLI, « Les Fables de La Fontaine, ou le sourire du sens commun », in La Diplomatie de l'Esprit, Paris, Gallimard, Tel, 1998, p. 512.

238 Cf. Franz KAFKA, « Les Portes de la Loi » (1912), « Le Terrier » (1923), Italo Calvino, La Grande Bonace des Antilles (1997), Michel Tournier, Le Médianoche amoureux (1989), Jorge Luis Borges, L'Aleph (1949) qualifié par Roger Caillois de « conte métaphysique »... La fable est alors incorporée, à l'instar du conte et de la nouvelle, au genre plus imprécis de l'apologue.

239 Léopold SUDRE, « Les fables et le Roman du Renard », Histoire de la langue et de la littérature française des origines à 1900, éd. L. Petit de Julleville, Paris, Colin, 1896-1899, t. 2, p. 8

240 Jeanne-Marie BOIVIN, Naissance de la fable en français. L'Isopet de Lyon et l'Isopet I-Avionnet, Paris, Champion (« Essais sur le Moyen Âge » 33), 2006

B. INTEGRATION ET DEPLACEMENT DE LA MORALE DANS LES ISOPETS

L'écho des préceptes bibliques dans les isopets fait apparaître un rapport de duplicité. L'étude comparée de la lettre et de l'esprit met au jour un entrelacs subtil de révérence et d'irrévérence. L'isopet « Du biau Chesne qui ne se vouloit flechir contre le vent »241 comporte ainsi une moralité ambiguë : « Fos est cils qui contre plus fort / Vuet contrairier ; ains le deport / Et par souffrir et escouter / Faice semblant de li doubter »

(v. 47-50). Les trois premiers vers s'inscrivent dans la droite ligne de l'enseignement christique : « Rendez à César ce qui appartient à César, et à Dieu ce qui appartient à Dieu » (Matthieu, 22, 21). Respect de l'autorité transcendante et humilité face aux puissants sont indissociables, qui forment une sentence essentielle de la sagesse christique. Le dernier vers, a contrario, élève la duplicité au rang de moralité. Apanage du diable dans la tradition chrétienne, l'hypocrisie et la fausseté font l'objet de longs développements bibliques : « Mais l'homme pervers, l'homme inique / Marche la fausseté dans la bouche / Il cligne des yeux, parle du pied / Fait des signes avec les doigts » (Proverbes, 6, 12-13). La notion de duplicité est déclinée dans les « sept choses » que « l'Eternel a en horreur »242 : l'epimythium de la fable met ainsi en résonnance la lettre même des préceptes sacrés et leur revers immoral. Le subtil glissement qui mène à l'apologie243 de la duplicité transgresse l'impératif d'un accord entre la parole, le coeur et la pensée. De même, la moralité de « Deus Compaignons que l'Ourse fist dessambler », qui cite une parole prophétique d'origine obscure :

Le prophètes ainsi nous somme : « Gardes ne te fies en homme,

Neis en ton frere ne te fie :

Freres ne te rachete mie ; 50

Ne baudroit l'estimation

D'argent pour ta redemption244

241 « Du biau Chesne qui ne se vouloit flechir contre le vent », Isopet-Avionnet, in Fables Françaises du Moyen-âge, éd. Jeanne-Marie BOIVIN et Laurence HARF-LANCNER, p. 263sq

242 Proverbes, 6, 16-19 : « Il y a six choses que hait l'Eternel / Et même sept qu'il a en horreur / Les yeux hautains, la langue menteuse / Les mains qui répandent le sang innocent / Le coeur qui médite des projets iniques / Les pieds qui se hâtent de courir au mal / Le faux témoin qui dit des mensonges / Et celui qui excite des querelles entre frères ».

243 Le terme d'apologie, qui peut sembler outrancier, s'appuie sur une analyse raisonnée du texte : la fable, formée du récit et de sa moralité, fait du récit l'illustration par l'exemple de la moralité. L'epimythium, en ses premiers vers, propose une morale conforme au Texte. Le dernier vers quant à lui infléchit cette morale, conférant au récit un sens bien différent (au message d'humilité se substitue celui de duplicité).

244 « Deus Compaignons que l'Ourse fist dessambler », », Isopet-Avionnet, in Fables Françaises du Moyen-âge, éd. Jeanne-Marie BOIVIN et Laurence HARF-LANCNER, p. 256-259

L'origine non établie de l'exhortation prophétique discrédite quelque peu la portée de ces paroles. Plus encore est sensible dans cet epimythium la confusion signifiante entre prudence et défiance. Si la prudence est une vertu - « Moi, la Sagesse, j'habite avec le savoir-faire / Je possède la science de la réflexion » (Proverbes, 8, 12), la défiance rentre en contradiction avec nombre de principes sacrés, ne serait-ce que les trois vertus théologales - Foi, Espérance, Charité. Foi et Espérance impliquent une confiance absolue (« credo quia absurdum »245) dans le Seigneur, la Charité se donnant comme une vertu altruiste, antithèse par essence de la défiance. Le rapport aux Ecritures consiste en ce cas dans l'intégration et le déplacement de la parole biblique. Un degré supplémentaire de la transgression est atteint dans les fables de Marie de France, comme le suggère Sahar Amer : « on peut certainement dire que jusqu'à Marie de France, et après elle jusqu'à La Fontaine, la fable française est restée enfermée dans des cadres religieux, dans un didactisme rigide, et se trouve indissociablement liée à la morale »246. La moralité de la femme qui fit pendre son mari mort (« D'un hume cunte li escriz... ») reflète à ce titre une conception de la morale relativement hétérodoxe :

Par iceste signefiance

Poum entendre quel creance

Deivent aveir li mors es vis

Tant est li munz fols e jolis 40

Le mari défunt est considéré sous l'angle des services que rend son corps au « chevaliers » oublieux de l'interdit. Le respect rituel dû au mort247 vole en éclats dans une moralité qui consacre, en lieu et place d'une sentence gnomique, l'immoralité pragmatique de la ruse. De même, l'epimythium de la fable « Dun vilein cunte ki guaita », qui dans son ultime vers manifeste la sympathie du conteur pour ses personnages248 : la femme infidèle, prise sur le fait, recourt à la métis pour échapper aux reproches de son mari et renverser à son avantage une fâcheuse extrémité : « Par cest essample nus devise / Que mult valt mielz sens e quointise / E plus aïde a mainte gent / Que sis aveirs ne si parent » (v. 33-36). A la notion fondamentale de sagesse, Marie

245 Citation apocryphe attribuée à Tertullien, De carne Christi, ch. 5 : « Et mortuus est Dei Filius : CREDIBILE EST QUIA INEPTUM EST ; et sepultus resurrexit ; certum est quia impossibile est. »

246 Sahar AMER, Esope au Féminin. Marie de France et la politique de l'interculturalité, Amsterdam-Atlanta, Rodopi, coll. « Faux Titre », 1999, p. 37

247 Cf. Philippe ARIES, Essai sur l'histoire de la mort en Occident, du Moyen Age à nos jours, Paris, Seuil, coll. « Point », 1977

248 Cf. l'expression « style de la sympathie » employée par Jean RYCHNER, « Renart et ses conteurs, ou le style de la sympathie », Travaux de linguistique et de littérature, IX/ 1, Strasbourg, 1971

substitue celle de ruse, dont le primat surpasse l'amour des parents, leitmotiv biblique par excellence : « L'amour ne fait point de mal aux prochains. L'amour est donc l'accomplissement de la Loi » (Epître aux Romains, 13, 10).

La fable, truchement didactique par son genre même, est l'objet au Moyen-âge d'un déplacement de la morale vers la transgression des principes sacrés. Une morale censément conforme peut également porter les signes d'un hiatus entre respect des principes sacrés et parénèse paradoxale. Genre et forme littéraire étant le plus souvent inséparables, il convient d'étudier les transgressions inhérentes à la forme des oeuvres du corpus.

B. FORME ET TRANSGRESSION

La réécriture prend, dans le Roman de Renart, un tour singulier : les branches se répondent les unes aux autres, et la réussite des branches antérieures ne peut manquer d'exciter l'émulation des conteurs249. Cela étant, l'enjeu de cette réécriture en rapport avec la transgression du sacré est d'un autre ordre : la réécriture implique une circularité de l'écriture dans un monde hors du temps, les aventures figurant des héros sans âge, entre la reverdie et le retour à Maupertuis. L'écriture circulaire semble ainsi transgresser la définition même de l'existence et de son corollaire, la mort.

1. ENJEUX D'UNE ECRITURE CIRCULAIRE

Fables et ramifications du Roman de Renart sont marquées par la réécriture assidue des conteurs et fabulistes. La plupart des études consacrées aux fables met ainsi en regard les avant-textes antiques et leurs métamorphoses médiévales. A l'instar des fables, le Roman de Renart est formé d'un creuset d'épisodes fondateurs - le viol d'Hersent, les mutilations d'Isengrin, la guérison de Noble - continuellement réécrits. Par surcroît, le monde renardien est circulaire et invariant dans ses structures narratives. L'ouverture du récit, sur le modèle romanesque, se situe au temps de la reverdie250, la

249 Il est aisé de retrouver des systèmes d'écho entre les branches : la branche XV, « Renart médecin », s'inscrit dans le schéma judiciaire de la branche Ia, « Le Jugement de Renart », la branche XIV, « Renart le Noir », « se compose d'une série d'imitations peu réussies » des branches antérieures (Ernest Martin, Observations sur le Roman de Renart, Strasbourg, Paris, Trübner, 1887, p. 75). Ces récritures peuvent également impliquer un jeu d'autoparodie, comme nous l'avons vu.

250 Jean DUFOURNET, dans « Littérature oralisante et subversion : la branche 18 du « Roman de Renart » ou le partage des proies », Cahiers de civilisation médiévale, n°88, octobre-décembre, 1979, p. 326, évoque ainsi le motif du retour de la belle saison, attesté dans les branches 3, 11, 12, 14 et 17 de l'édition Martin, qu'il envisage comme une succession de huit éléments : « 1. Introduction du thème par Ce fu ; 2. Retour de la belle saison, de mai ; 3. Arbres, fleurs et oiseaux ; 4. Renart est à Maupertuis, bien triste ; 5.

clôture est toujours relative, qui voit le goupil revenir parmi les siens (« Renars s'en vint a Malpertuis / Ou a grant joie le reçurent / Si fill (...) », XVI, v. 3400-3402), disposé à de nouvelles aventures : « Ici Pierres remanoir / Le conte ou se volt travillier / Et lasse Renart consillier » (XVII, v. 1512-1514).

En ce sens, le cadre temporel du récit constitue un enjeu théologique majeur : la fabula, en son sens premier, abolit la temporalité par le jeu d'une écriture circulaire. Dans la structure même du récit se place la transgression de l'ambivalence sacrée de l'existence et de la mort, rappelée par l'Ecclésiaste (3, 19-20) : « Car le sort de l'homme et le sort de la bête sont un sort identique : comme meurt l'un, ainsi meurt l'autre, et c'est un même souffle qu'ils ont tous les deux ». La temporalité renardienne, qui dote ses héros « d'une éternelle jeunesse »251 semble échapper à la malédiction divine, conservant par l'artifice de l'écriture une vie éternelle à laquelle l'épisode de la Chute met pourtant fin : « Tu es glaise et tu retourneras à la glaise » (Gn, 3, 19).

L'unité thématique du récit est ménagée par l'absence de changements physiques ou psychologiques du héros, fixé à jamais en un certain âge. Dans l'explicit de la branche XVIII (MS M), le contraste des adverbes de temps (touz jorz, ja) montre ainsi la trajectoire d'un héros qui échappe à la sénescence pour s'établir, hiératique et éternel, dans le registre de l'être : « Mes ja renart ne finera / Tant con cest siecle durera / Car touz jorz sera renart / Et par son engin engignart » (XVIII (fin), M, v. 1686-1689)252.

La mort, présente dans le récit sous la forme d'une menace lancinante, n'a pas de prise sur des personnages assurés d'une reviviscence censément éternelle. Brun, qui dans la branche du vilain Liétard, « orendroit gist / Mors et covers dedens la roie » (XII, v. 965-966), réapparaît dans le branche XVIII, où « il chanta le verset » et « la siste leçon comença » (XVIII, v. 606 et 615), qui plus est pour les funérailles de Renart, pourtant à l'origine de sa propre mort. Liétard avoue en effet avoir tué Brun sur les conseils du

Il n'a rien à manger ; 6. Sa famille, affamée, pleure ; 7. Sa femme est enceinte, ou accouchée depuis peu ; 8. Renart quitte Maupertuis pour aller chercher de la nourriture ».

251 Elisabeth CHARBONNIER, « Senex lupus ou vieillesse et sagesse dans la tradition renardienne», Aix-en-Provence, CUERMA, Senefiance, XIX, 1988, p. 23

252 Cet usage du temps est également sensible dans l'oeuvre de Chrétien de Troyes, comme l'analyse Emmanuèle BAUMGARTNER, « Temps linéaire, temps circulaire et écriture romanesque » in Le Temps et la durée dans la littérature au Moyen Âge et à la Renaissance, Yves BELLENGER (dir.), Paris, Nizet, 1986, p. 11 : « Tout se passe alors comme si les récits de Chrétien suspendaient le temps arthurien (...) en un point du temps qui reste d'ailleurs non précisé, puis dilataient aux dimensions de l'oeuvre (...) un moment ainsi privilégié du règne/du temps mais dont la durée comme les limites restent incertaines. Un temps toujours présent, « présentifié », qui n'a ni début ni fin, ni passé ni futur ». La perspective est toute différente dans le Roman de Renart, la temporalité ayant partie liée avec le « barat » du goupil, comme le suggère Gabriela TANASE, « Ruser avec le temps dans Le Roman de Renart », Tempus in Fabula, Topoï de la temporalité narrative dans la fiction d'Ancien Régime, Daniel MAHER, (dir.), Québec, Presses de l'Université de Laval, « Les Collections de la République des Lettres », 2006, pp. 187-198.

goupil : « J'ovrai par le conseil Renart » (XII, v. 962). D'une manière plus systématique encore, Renart revient en pleine santé, malgré les mutilations subies : « Forment lui duelt et cuist sa plaie / Or ne set mais que faire puisse : / A poi qu'il n'a perdu sa cuisse ! » (VIIa, v. 828-830). Sans doute est-ce dans cette dernière expression, « a poi que », que réside l'artifice d'une écriture qui pousse jusqu'à l'extrême la menace de mort ou de mutilation, mais qui suggère comme réversible toute situation périlleuse.

Le rapport de la fable à la mort est ainsi altéré par une vision réduite de la temporalité : la mort ne pouvant se manifester qu'au terme d'un parcours, son évocation dans des dimensions temporelles réduites pérennise l'illusion de l'immortalité. De fait, le temps de l'histoire oscille entre quelques heures et quelques jours. La série, sous forme de branches, loin d'édifier une unité temporelle, suspend au contraire la notion de temporalité, en substituant à un temps horizontal une temporalité verticale253, qui évacue de fait la notion de vieillissement, phénomène d'ellipse examiné par Gilles Deleuze dans Différence et Répétition : « une succession d'instants ne fait pas le temps, elle le défait aussi bien » 254. Lorsqu'une branche fait référence à une autre, il s'agit moins de s'inscrire dans une totalité temporelle, dans une chronologie, que dans une unité thématique et formelle.

La série confère ainsi l'illusion de l'immortalité, en ignorant par l'écriture les lois de la finitude organique. En cela, elle n'est et ne demeure qu'une illusion car « les tragédies microscopiques ne ravinent ni ne bouleversent le destin de l'être en sa profondeur et en sa pérennité »255. Le jeu est en effet limité dans le temps, l'espace de son accomplissement, qui correspond à celui de la fiction, étant incommensurable à l'existence réelle. En ce sens, jouer avec la mort en niant sa présence ressortit à l'illusion d'une représentation tronquée et oblique du monde.

2. ECRITURE ET NEGATION DE LA MORT

La circularité de l'écriture renardienne semble ainsi abolir la réalité de la mort, les personnages pouvant ressusciter (Brun, XVIII), la mort étant seulement l'occasion d'une parodie du planctus épique (Coupée, Ia) ou d'un rebond des aventures

253 La temporalité horizontale repose sur le principe du devenir de l'être, qui naturellement comporte la mort comme principe eschatologique. A l'inverse, le temps vertical est un temps sans cesse renouvelé, qui fige en un moment précis (extensible aux limites de la narration) l'existence d'un personnage, en une réduplication infinie de ce moment, caractérisé par la permanence de certains traits physiques (la vieillesse éternelle d'Ysengrin dans l'Ysengrimus) ou moraux (les fondements de la renardie).

254 Gilles DELEUZE, Différence et répétition, PUF, collection « B. P. C. », 5ème éd., 1985, cité par Lucien Dällenbach, Claude Simon, « Les Contemporains », Seuil, Paris, 1981

255 Vladimir JANKELEVITCH, La Mort, Paris, Flammarion, Champs, 1993, p. 388

renardienne. La disposition ludique et railleuse de l'ensemble du roman joue avec la mort, affirmant le triomphe de l'écriture sur la finitude. Spectre neutralisé, la mort est partie intégrante du simulacre renardien, le goupil s'affirmant à l'envi comme un « comédien de la mort »256 (cf. X, XVIII...). Et Renart de jouer avec cette mort que l'on « n'arrête pas de raconter pour ne pas en mourir »257. Dans la branche Ic, le goupil manque de perdre un bras, être battu (« le vilain / (...) Ferir le voloit en la teste » (Ic, v. 2280-2281), et périr noyé : « Malhabis est et decheüz / Car dedans la cuve est cheüz (...) La cuve ot auques de parfont / Par desus noe qu'il n'enfont » (Ic v. 2274sq). Paradoxalement, la proximité de la mort est la garantie même de sa survie, Renart revenant sous le nom de Galopin pour chanter en un jargon bretonnant mêlé d'accents renardiens : « Godehiere ! fait il, biau sire (...) Ge suel avoir non Galopin » (Ic, v. 2362 et 2387). De même, l'engin de la fausse mort, composante de base de la renardie, permet en un même mouvement de faire la nique à l'homme comme à la mort. La branche X voit ainsi Renart dans ses oeuvres conforme au comportement de l'animal, tel qu'il est décrit dans les traités cynégétiques : « le coquin, expert en ruse, tire la langue hors de sa gueule, fait un rictus (...) et de la sorte trompe les oiseaux qui sont sûrs qu'il est mort »258. Faire le mort, mourir par semblance, apparaît comme un moyen pour le goupil d'affirmer son ascendant sur les autres personnages de la fable, quand la feinte de l'anéantissement donne lieu à l'expression de sa toute-puissance. « Renars qui tout le monde engigne » (X, v. 47) multiplie toutes les apparences physiques de la mort : il garde « les ieus cliniés, les dents esquigne / et [tient] s'alainne en prison » (X, v. 48-49). Les manifestations physiologiques de la mort s'unissent pour induire une vraisemblance incontestable, et la ruse donne, selon la tradition, sur la mise en évidence des travers de l'âme humaine, crédulité et cupidité : « Li marcheans d'aller s'esforce / Et ses conpains venoit après » (X, v. 62-63). Faire le mort apparaît ainsi comme une ruse particulièrement efficace, et ce à deux égards : fondée sur une inversion de la faiblesse feinte en toute puissance de l'esprit, elle comporte une dimension morale, délivrant une leçon de prudence fondée sur l'image de la vanité des hommes.

Dans son rapport au sacré, le travestissement de la mort se fonde sur une double subversion : mystification d'un corps porteur de signes déceptifs, triomphe de l'écriture sur la mort, qui après la Chute devient partie intégrante d'une définition

256 Jean R. SCHEIDEGGER, Le Roman de Renart ou le Texte de la dérision, Genève, Droz, 1989

257 Maurice BLANCHOT, L'espace littéraire, Gallimard, Folio, Paris, 2003, p. 55

258 Henri de FERRIERES, Le Livre de chasse du Roi Modus et de la Reine Ratio, traduction en français moderne par Gunnar Tilander, Limoges, A. Ardant (Les Maîtres de la vénerie, 1), 1973, p. 38

ontologique des êtres animés : « (...) jusqu'à ce que tu retournes au sol, puisque tu en fus tiré. Car tu es glaise et tu retourneras à la glaise » (Genèse, 3, 19).

La dernière composante d'une transgression inscrite dans l'écriture-même des fables, fabliaux et du Roman de Renart tient à leur tonalité commune, qui mêle ironie, rire et sarcasme.

C. TON ET TRANSGRESSION

Comme le rappelle Jacques Le Goff, « le rire est un phénomène culturel » autant qu'un « phénomène social. Il requiert au minimum deux ou trois personnages réels ou supposés: celui qui fait rire, celui qui rit de celui dont on rit, très souvent aussi celui ou ceux avec qui on rit »259. Aux personnages de la fable qui partagent le rire s'ajoute, a posteriori, le rire du lecteur-auditeur de la fable.

La conception biblique du rire établit une distinction entre sâkhaq, expression d'un rire joyeux et spontané, et lâag, rire moqueur tenant du sarcasme et du persiflage260. La patristique semble annuler cette distinction originelle en assignant au rire une dimension tout uniment négative. Des figures comme Jean Chrysostome ou Benoît d'Aniane (Concordia regularum), contribuent ainsi à asseoir l'image du christianisme comme d'une institution fondamentalement agélaste, tranchant avec l'idéal d'équilibre de l'« aner eutrapélos » aristotélicien261.

Néanmoins, comme l'a montré Freidenberg, le rire est indissociable du sacré ; le sublime édifiant implique par nature un double burlesque : « Cette dualité bouffonne fait partie du fonctionnement même du sacré » 262. Le rire de la transgression est à la fois celui des personnages de fiction et celui du lecteur-auditeur inclus in fabula, pour reprendre l'image d'Umberto Eco. Rire transgressif de personnages sacrilèges et trompeurs ; rire provoqué par les ressorts du comique textuel.

259 Jacques LE GOFF, Le rire dans les règles monastiques du Haut Moyen-âge, in Un autre Moyen-âge, Paris, Gallimard, Quarto, p 1357. Nous soulignons.

260 Cf. Gary WEBSTER, Laughter in the Bible, Saint Louis, 1960

261 Aristote, Éthique à Nicomaque, IV, 14, 1128a : « Ceux qui pèchent par exagération dans la plaisanterie sont considérés comme de vulgaires bouffons (...) Ceux, au contraire, qui ne peuvent ni proférer euxmêmes la moindre plaisanterie ni entendre sans irritation les personnes qui en disent, sont tenus pour des rustres et des grincheux. Quant à ceux qui plaisantent avec bon goût, ils sont ce qu'on appelle des gens d'esprit ou, si l'on veut, des gens à l'esprit alerte car de telles saillies semblent être des mouvements du caractère, et nous jugeons le caractère des hommes comme nous jugeons leur corps, par leurs mouvements ».

262 Olga FREIDENBERG, « The Origin of Parody », Henryk BARAN, éd., Semiotics and Structuralism : Readings from the Soviet Union,White Plains, New York, International Arts and Sciences Press, 1974, 1975, 1976, p. 282

La transgression par le rire de la majesté sacrée tient à l'expression jouissive d'un rire diabolique et railleur, et au rire du lecteur qui, par cette réaction au comique des contes, en fait des oeuvres de transgression. Cela étant, la notion même de transgression est à questionner, dès lors que la Bible se lit comme un répertoire de thèmes et de motifs également grivois.

1. HOMO RIDENS, HOMO LUDENS

A. LE RIRE RENARDIEN, PAR-DELA BIEN ET MAL

Le topos d'une assimilation de Renart au diable se fonde sur un ensemble de traits symboliquement marqués : attitudes sacrilèges et frondeuses, usage pervers du langage, libido pétulante. Le rire renardien est cependant d'autre nature que celui du diable, quand bien même il consacre la réussite d'un tour pendable. La méchanceté du quolibet ne saurait occulter la dérision inhérente au rire de Renart. De fait, comme le suggère Jean R. Scheidegger : « Le rire renardien a une longueur d'avance sur celui des joculatores. (...) Ce rire-là n'est pas l'opposé du gaudium spirituale, il en est la dérision. Le rire animal est un déplacement minime, un clinamen, mais qui va au-delà du principe de transgression, fût-elle celle des édits théologiques »263.

Le rire méchant tient de la dérision, qui est la marque de Renart, « qui tant par sot d'engien et d'art / Et qui tant sot toz jors de guille » (VIIa, v. 24-25). Les sarcasmes de Renart quand Brun abandonne « la pial des piés et de la teste » (Ia, v. 676), résultent en effet d'un gab cruel : « De quel ordene volés vous estre / Qui rouge caperon avés ? » (Ia, v. 704-705). Mais à l'inverse d'un rire diabolique, ces paroles révèlent l'aptitude du personnage comme du Roman à transmuer en jeu les situations les plus graves.

Ainsi de la plaidoirie de Tibert dans « Renart médecin », quand le chat condamne la partialité du discours d'Isengrin, qui exhortait la cour à se venger du goupil. Tibert est décrit, au moment de prendre la parole, par des traits tant zoomorphes (« et se herice / Trestous li poilz de sa pelisse », XV, v. 133-134) qu'anthropomorphes (« Et sa langue aguise et desneue / por bien parler », XV, v. 132-133). Cette dernière notation l'assimile par ailleurs au parler renardien. Le chat plaide pour le goupil, le donnant comme un modèle de chevalier courtois : « N'avés gairez en vostre terre / Baron mielz sace mener la guerre / Encontre toz ses anemis / Ne qui plus s'en soit

263 Jean R. SCHEIDEGGER, Le Roman de Renart ou le texte de la dérision, op. cit., . 410

entremis » (XV, v. 172-174). Le rire de Noble se gausse de ces sophismes élogieux264 - « Et li rois conmença a rire » (XV, v. 212), car si dans un premier temps, l'effet d'attente trompée (par'hyponoian) donne l'avantage au défenseur de Renart265, les paroles ultérieures du Roi révèlent son discernement : « Et de Renart qui tant me boise / M'en consilliez qu'en porai faire / Et a quel chief en porai traire » (XV, v. 224-226). Le rire du Roi, évoqué furtivement entre deux paroles rapportées au discours direct, prend sa signification et sa visée à la lumière de sa réaction au « hui » (XV, v. 220) qui accable Isengrin. Deux rires sarcastiques se font ainsi écho, suite au discours de Tibert : le rire du Roi, pleinement conscient de la tromperie, et qui invalide par ce biais les paroles fallacieuses ; le rire moqueur, sonore et blessant (« Saciés molt l'en puet anuier [Ysengrin] », XV, v. 218) de ceux qui prennent ad litteram les mensonges d'une parole usant à tous crins des ressources de la rhétorique.

Au rire sarcastique se joint un rire ambigu, à la fois ludique, enfantin et cruel présent dans la branche du « Duel judiciaire » ; Isengrin se présente au Roi « si atornés / Qu'il a tous les grenons brullés / Et si a la keue perdue » (II, v. 172-174). Et Noble de redoubler par la raillerie l'humiliation physique du loup (II, v. 52-56) :

« Ysengrins, fait il, bien t'a mort

Cils qui ensi t'a atorné :

Molt t'a malement coroné,

Ne t'a remés poil en la teste ; 55

Miex sanbles diaublez que beste ! »

Ce rire, pour n'être pas fondamentalement diabolique, n'en transgresse pas moins la vertu théologale de la charité, rejoignant la définition de Bergson dans son

264 Le sophisme, argumentation fallacieuse visant à duper les auditeurs d'un discours, est un procédé auquel Renart recourt lui-même fort souvent. En vue d'atténuer les passions dans la lutte pérenne qui oppose Isengrin à Renart, Tibert ouvre son discours sur un argumentum ad temperentiam, appelant à conserver « sens et mesure » (XV, v. 140). L'argumentation se poursuit avec un argumentum ad personam, qui consiste à se montrer « vexant, méchant, blessant, grossier » (Arthur SCHOPENHAUER, L'art d'avoir toujours raison, trad. Dominique MIERMONT, Paris, Mille et une nuit, 1998, p. 60) pour remettre en cause la validité des paroles tenues par son adversaire : « N'a pas esté a bone escole / Ysengrins por jugement faire » (XV, 142-143). La dimension vexatoire de cet argument est sensible dans les vers suivants : « Por çou li venist mielz a taire / Qu'a faire esgart ne jugement » (XV, v. 144-145). D'autres arguments achèvent de donner une coloration fallacieuse au discours :

- l'argumentum ad misericordiam, qui appelle à la pitié : « De picheour misericorde ! », XV, v. 199

- l'argumentum ad consequentiam, qui appelle à la terreur en menaçant de conséquences terribles le juge qui camperait sur ses positions : « Rois regardez a la raison / Car qui raison ne fait et tient / Sa vitaille vait tost et vient » (XV, v. 193-195).

- le « sophisme de la double faute », qui revient à minimiser les accusations en affirmant que d'autres ont fait bien pire : « D'onme ocirre prent on acorde » (XV, v. 200).

265 « Et les barons dient ensamble : / « Bien a dit Tyebers, ce nous samble » (XV, v. 213-214).

essai fondateur, lorsqu'il évoque « l'anesthésie momentanée du coeur »266. L'ambiguïté du rire animal et de ses significations humaines est pleinement à l'oeuvre dans Le Roman de Renart, car « c'est bien moins le fou rire qui sert à distinguer l'homme que le rire jaune, le rire sardonique, le rire ironisant » 267.

B. LE RIRE DU LECTEUR-AUDITEUR, « LECTOR IN FABULA »

Saint-Paul, dans la parénèse de son Epître aux Ephésiens, exhorte les Grecs à la vertu, dans le respect des principes moraux qui président à la foi catholique. Paul dénonce ainsi les grivoiseries qui mènent au rire comme autant de déviances profanes qui dérogent à la probité : « De même pour les grossièretés, les inepties, les facéties : tout cela ne convient guère. (...) Car sachez-le bien, ni le fornicateur, ni le débauché, ni le cupide (...) n'ont droit à l'héritage dans le Royaume du Christ et de Dieu » (Eph. 5, 4).

L'écart entre l'homme édénique, d'essence divine, et l'homme déchu suscite le rire, qui place l'homme face à sa propre vanité. En une spirale négative, « les ris et plaisanteries, sans paraître des péchés en eux-mêmes, conduisent au péché »268, et les « bouffons ridicules » de s'attirer « sur eux-mêmes, par ce plaisir malheureux, le supplice d'un feu éternel »269. La diabolisation du rire au haut Moyen-âge, tempérée par la pratique collective du rire dans les siècles suivants (fête de l'âne, fête des fous), s'inscrit dans la visée édifiante des livres saints270.

En ce sens, les « contes à rire » semblent porter, dans leur forme et leur matière, un principe de transgression. Les jeux de mots (la métaphore sexuelle dans « Le Sentier battu »), le « comique lié au sexe-totem »271, la « mécanique du chaos »272

266 Henri BERGSON, Le Rire, essai sur la signification du comique, Paris, PUF, Bibliothèque de philosophie contemporaine, 273ème éd., 1969, p. 3-4 : « Signalons maintenant, comme un symptôme non moins digne de remarque, l'insensibilité qui accompagne d'ordinaire le rire. (...) Le rire n'a pas de plus grand ennemi que l'émotion. Je ne veux pas dire que nous ne puissions rire d'une personne qui nous inspire de la pitié, par exemple, ou même de l'affection : seulement alors, pour quelques instants, il faudra oublier cette affection, faire taire cette pitié. (...) Le comique exige donc enfin, pour produire tout son effet, quelque chose comme une anesthésie momentanée du coeur. Il s'adresse à l'intelligence pure »

267 Stephen G. NICHOLS, « Aux frontières du rire médiéval », in L'Hostellerie de pensée, Etudes sur l'art littéraire au Moyen-âge offertes à Daniel Poirion par ses anciens élèves, textes réunis par Michel ZINK et Danielle BOHLER, publiés par Eric Hicks et Manuela Python, Paris, PUPS, 1995, p. 317

268 Jean CHRYSOSTOME, Commentaire sur l'Epître aux Philippiens, OEuvres Complètes, éd. M. Jeannin, tome XI, Paris, 1865, p. 88.

269 Jean CHRYSOSTOME, Commentaire sur saint Matthieu, OEuvres Complètes, éd. M. Jeannin, tome VII, Paris, 1865, p. 51-52.

270 A l'appui de ces considérations, la théorie exégétique selon laquelle Jésus n'a jamais ri (cf. Benoît d'Aniane, Concordia Regularum, Ferreolus, Ludolphe de Saxe, Pierre le Chantre...). A ce sujet, cf. Georges Minois, op. cit., p. 103

271 Jean-Claude AUBAILLY, « Le fabliau et les sources inconscientes du rire médiéval », Cahiers de civilisation médiévale, n°118, avril-juin 1987, p. 110.

272 Ibid. p. 115

le spectacle de sots « enfantosmez » s'intègrent à « fantaisie de triomphe », expression par laquelle Charles Mauron définit le rire273.

L'écriture égrillarde joue en effet d'un certain nombre de stéréotypes comiques, redoublés par la performance du jongleur, et qui préparent la réception du récit. Ainsi du « Provoire qui menga les meures »274, châtié de sa gourmandise par sa propre faute. Pour atteindre en hauteur les mûres les plus juteuses, le curé se met en équilibre sur sa mule, et pense à voix haute qu'il ne faudrait pas qu'un plaisantin crie « Hue ! ». A ce cri, le curé choit de sa monture et peine à se relever, gêné par les plis de sa soutane. Le rire procède de la conjonction de trois éléments : la gourmandise du curé, contradiction plaisante, l'attente trompée - la chute n'étant pas causée par d'autre personnage que le curé lui-même - et la dégringolade attendue d'un représentant de l'ordre ecclésiastique. Figurer un prêtre en une posture ridicule est un ressort comique également présent dans « Renart le Noir », quand « li prestres l'etole saisist (...) Renart enlace par le col, si le met hors de la maison » (XIV, v. 1806 et 1808-1809). L'image du prêtre jouant au lasso avec un symbole catholique ne peut alors manquer de faire sourire.

Le rapport du rire à l'écriture de la transgression apparaît dans les nuances de la formule de Joseph Bédier : « Les fabliaux ne sont points des dits moraux ; mais ce n'est pas dire qu'ils doivent nécessairement être immoraux »275. La transgression n'est donc pas tant présente dans le fond ni la forme que dans la réception des oeuvres, dans le rire qu'elles engendrent, qui les infléchit en des oeuvres par essence immorales.

De fait, si l'on se réfère aux théories d'Umberto Eco, « générer un texte signifie mettre en oeuvre une stratégie dont font partie les prévisions des mouvements de l'autre - comme dans toute stratégie »276. La réception est ainsi déterminée par le travail de l'écriture ; « le texte prévoit le lecteur »277. C'est pourquoi les fabliaux sont porteurs d'une transgression de fait, sensible dans le comique mis en oeuvre par l'écriture, comme le suggère le prologue du fabliau « Des .III. Avugles de Compiengne » : « Fablel

273 A ce propos, nous reprendrons l'analyse de Jean-Claude AUBAILLY concernant le rire lié à la scatologie, art. cit. p. 109 : « il faut voir là le désir d'exorciser la hantise de la souillure, de l'Impur : on sait l'importance des excréments dans les rites de purification des tribus primitives. Un corps qui ne fabrique que des déjections est l'inverse du sacré ; il est une image de l'Impur. Or l'Impur est source de maladie et de mort ; la pourriture l'excrément et le cadavre nous rappellent notre propre finitude, notre destin fatal : d'où la réaction de dégoût que l'on ressent devant eux et qui, en fait, matérialise l'angoisse ». Le rire, par nature transgressif, n'aurait donc pas pour objet de se vautrer dans la matérialité, mais de conjurer l'impureté du corps humain.

274 « Du provoire qui menga les meures » Recueil général et complet des fabliaux des XIIIe et XIVe siècles, version de Montaiglon, 1872, tome IV, XVII, p. 53-55

275 Joseph BEDIER, Les Fabliaux, 1893, p. 34

276 Umberto ECO, Lector in Fabula, Paris, Le Livre de Poche, Biblio Essais, 1985, p. 65

277 Ibid., p. 64. Nous soulignons.

sont bon a escouter / maint duel, maint mal font mesconter » (v. 7-8). La dimension curative de la fable, l'eutrapélie, passe par le rire, selon un topos déjà ancien ; par un rire ambigu, comme en témoigne l'explicit du fabliau. Le « borgeois » est aspergé d' « eve benoite » car tenu « por fol » (v. 320-321), en une scène de méprise dont la vis comica tient également de la disproportion des forces en présence : le « borgeois » est seul face à la foule des fidèles qui l'empoignent (« le vont tantost mout fort prenant », v. 314). Par contraste, l'état final du bourgeois, « courouciez » et « mout honteus » (v. 328), suscitant « l'anesthésie momentanée du coeur », appelle le rire.

Il convient néanmoins de mesurer le potentiel transgressif du rire dans les fabliaux à la lumière des multiples intertextes bibliques.

C. LA BIBLE, HYPOTEXTE PARADOXAL DES « CONTES A RIRE »

L'analyse de la transgression du sacré dans les fabliaux ne va pas sans évoquer le rapport ambigu des « contes à rire » à l'intertexte biblique. Si les récits sacrés constituent un vade-mecum théologique et moral par l'exemple, la matière de ces récits offre une source d'inspiration féconde pour le rire grivois. De manière paradoxale, les fabliaux tournent en dérision les principes sacrés de la Bible par le truchement de récits partageant de nombreux points communs avec la Bible.

Aussi la ruse des filles de Loth pour s'assurer une progéniture n'a-t-elle guère à envier aux intrigues de fabliaux : « Notre père est âgé et il n'y a pas d'homme dans le pays pour s'unir à nous à la manière de tout le monde. Viens, faisons boire du vin à notre père et couchons avec lui ; ainsi, de notre père, nous susciterons une descendance »278. Le fabliau « Du Prestre et de la dame »279 présente une trame commune, la femme se livrant aux plaisirs avec le provoire après avoir enivré son mari : « La Dame et li prestres s'angoissent / De verser vin a grant foison / Tant qu'ai seignor de la maison / Ont tant donné de vin a boivre / (...) Que il fu maintenant toz yvres » (v. 99-103). L'esprit transgressif de ces récits semble ainsi partagé, dans des perspectives néanmoins contraires : la Bible envisage les filles de Loth comme les figures repoussoirs d'une certaine conception de la vertu ; les fabliaux livrent au rire de l'assemblée le récit d'aventures scabreuses.

Si le fabliau détaille bien davantage la grivoiserie des amours adultères (« Entre les cuisses si li entre (...) Là a mis son fuiron privé », v. 133 et 135), la

278 Genèse, 19, 31-32

279 Recueil général et complet des Fabliaux, éd. Montaiglon, p. 235-241

transgression est paradoxalement moins achevée dans le fabliau que dans l'épisode de Loth. A l'inceste se substitue l'adultère, mais le vin apparaît comme le truchement de la transgression - des sacrements du mariage dans le fabliau, du tabou incestueux dans l'épisode biblique. De même, la ruse, élément matriciel de tout fabliau, se donne à lire dans l'épisode de Suzanne et du jugement de Daniel (Daniel, 13). La passion qui dévore les deux vieillards à la vue de Suzanne, épouse de Ioakim, implique le pouvoir de la ruse : « Honteux d'avouer le désir qui les pressait de coucher avec elle, ils n'en rusaient pas moins pour la voir » (13, 11-12). La passion commune des deux barbons libidineux use de ressorts semblables à ceux des « contes à rire » : « Un jour, s'étant quittés sur ces mots : « Rentrons chez nous, c'est l'heure du déjeuner », et chacun s'en étant allé de son côté, chacun revint aussitôt sur ses pas et ils se retrouvèrent face à face » (13, 13- 14). Aléa comique par excellence. Le chantage des deux vieillards transis d'amour face au corps dénudé de Suzanne apparaît comme l'hypotexte de nombreux fabliaux : « Si tu refuses, nous nous porterons témoins en disant qu'un jeune homme était avec toi et que tu avais éloigné tes servantes pour cette raison » (13, 21)280. Le Meunier d'Arleux, entre autres exemples, se fonde sur une intrigue analogue. Un jeune homme demande au meunier d'arranger une entrevue avec une belle jeune fille, Marie. A Marie se substitue la meunière. Les deux satyres sont ainsi frustrés de leur désir, à l'instar des deux vieillards épris de Suzanne, confondus par le prophète. De même, l'adultère, configuration de base des contes à triangle, apparaît à plusieurs reprises dans la Bible, notamment à travers le personnage du Roi David, épris de Bethsabée281 : « Elle vint chez lui et il coucha avec elle, alors qu'elle venait de se purifier de ses règles ».

Per Nykrog, dans son ouvrage consacré aux fabliaux 282 , rappelle l'importance numérique du conte à triangle (« il est utilisé dans 63 sur nos 160 fabliaux »). Cette proportion suffit à rendre l'une des caractéristiques des fabliaux, qui trouve sa source dans les coucheries bibliques. Si les actions grivoises « déplaisent à Yahvé », l'importance de ces récits alimente paradoxalement la production des fabliaux. En ce sens, la transgression s'accomplit dans l'écriture biblique, qui dans une visée édifiante, devient matière, répertoire involontaire des « contes à rire ».

280 Cf. également le motif de la « Femme de Putiphar » (Genèse, 39, 7) : la femme du commandant des gardes de Pharaon tente de séduire Joseph. Repoussée, elle retourne la situation en prétendant que Joseph lui-même a tenté de la séduire. Motif présent dans les Lais de Graelent, de Guingamor, de Lanval et de la Châtelaine de Vergi.

281 2. Samuel, 11, 4

282 Per NYKROG, Les Fabliaux, op. cit., p. 60sq

2. L'ECRITURE « PALIMPSESTUEUSE »283

Les médiévistes s'accordent à reconnaître le primat de la dérision dans Le
Roman de Renart
et les fabliaux. Le concept de parodie, par les enjeux théologiques
qu'il porte, semble au contraire problématique. Du grec « parôdia », imitation
bouffonne d'un chant poétique, la parodie désigne un ouvrage qui ridiculise les modèles
sérieux dont il s'inspire. Forme métatextuelle, elle se charge d'une dimension
polémique, qui ne saurait tout à fait convenir à l'esprit médiéval. Au Moyen-âge, la
visée polémique le cède à l'ambiguïté de la transgression du modèle et de la
reconnaissance de son autorité. Comme le rappelle Linda Hutcheon, « the ideological
status of parody is a subtle one: the textual and pragmatic nature of parody imply, at one
and the same time, authority and transgression »284. Ce propos, adapté aux oeuvres d'art
du XXe siècle, rend compte des difficultés d'emploi du terme. C'est pourquoi, à la
parodie, il convient de préférer l'expression de « tentation parodique », comme le
suggère Elisabeth Gaucher : « Si le concept de parodie, défini comme « irrévérence » et
dédoublement subversif, peut sembler étranger à la littérature française du Moyen Âge,
trop respectueuse des autorités, on ne peut nier, dans la pratique d'une intertextualité
alors constante, la présence, chez certains auteurs, d'un esprit parodique. Celui-ci ne
s'exprime pas tant dans la dénonciation des modèles que dans une habile
« contrefaçon » où s'expérimente, sur le mode ludique, tout le talent de l'imitateur. »285
La spécificité du texte parodique tient, au Moyen-âge, à une révérence bien
plus marquée qu'aux siècles suivants pour l'intertexte sérieux. La « contrefaçon »
n'était pas une bouffonnerie visant à discréditer par le rire le modèle théologique,
épique ou courtois, mais à écrire, par goût du jeu, en surimpression des textes initiaux.
Comme l'a montré Paul Zumthor dans son Essai de poétique médiévale, les grands
genres - chant courtois, romans épiques, jeux - sont le paradigme de tout écrit286. La
parodie n'est en ce sens qu'un mode parmi d'autres d'inscription dans la
« mouvance » 287 . Intrinsèquement liée aux récits renardiens, la parodie se double

283 Selon le mot de Philippe LEJEUNE cité par Gérard GENETTE.

284 Linda HUTCHEON, A theory of parody, the teaching of twentieth-century art forms, New-York, Muthuen, 1985, rééd. 2000, First Illinois Paperback, p. 69

285 Élisabeth GAUCHER, « Avant-propos », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 15, 2008, « La Tentation du parodique dans la littérature médiévale », p. 1

286 Paul ZUMTHOR, Essai de Poétique Médiévale, Paris, Seuil, coll. Points, 1976, rééd. 2000

287 - Le concept-clé de « mouvance », dû à Paul ZUMTHOR, rend compte des oeuvres produites par rapport
à un ensemble d'oeuvre dans le sillage desquelles elles s'inscrivent : « ramener le produit fini à sa
production infinie, tel est le projet
» de Paul ZUMTHOR, pour reprendre l'expression de Rosanna Brusegan

d'autoparodie, comme le suggère également Paul Zumthor : « Renart n'est pas seulement le Décepteur en ce qu'il exerce dans la narration cette fonction ; le récit entier est déception, parodie de son propre discours »288. La « tentation parodique » qui définit dans leur genre, leur forme et leur ton les textes du corpus, mêle la révérence à l'irrévérence, la transgression au respect. La portée sacrilège du parodique doit cependant être minorée au profit d'une conception ludique de l'écriture.

A. JEU PARODIQUE ET BESTOURNEMENT

« Nous avons coutume d'envisager comme absolue l'antithèse jeu-sérieux. Pourtant, selon toute apparence, elle ne constitue pas une règle fondamentale », écrit Johan Huizinga289. Le jeu et le sacré semblent ainsi consubstantiels l'un à l'autre, en un paradoxe que Huizinga explicite par l'exemple : « L'enfant joue avec un sérieux parfait - que l'on pourrait dire à juste titre : sacré (...) le sportif joue avec un sérieux convaincu et avec la fougue de l'enthousiasme ». L'activité littéraire du moyen-âge procède d'un même sérieux, néanmoins doublé d'un esprit de dérision. Les clercs, lettrés et savants par qui se transmet tout écrit, incarnent cette double postulation. Le Roman de Renart, que Jean R. Scheidegger a défini comme le « texte de la dérision », est l'expression par excellence de la relation parodique : « Thèmes, topoï, personnages, formules, on peut multiplier les éléments des codes des grands genres, des modèles d'écriture qui se retrouvent à faire la grimace dans Renart »290. La prière adressée à Dieu par Renart, préalable à son jugement, manifeste ainsi la dimension ludique de la réécriture, dans son rapport au sacré : « Diex, fait Renars, omnipotens / Gari mon savoir et mon sens / Que ne le perde par paour / Devant le lion mon signor » (Ia, v. 1232-1235). Le sens de cette apostrophe au Seigneur se place sur deux plans, celui de la morale et celui de l'écriture. La reprise de formules caractéristiques de l'épopée dans la bouche déceptrice et perverse de Renart transgresse la dimension sacrée de la prière. D'autre part est sensible la parodie de la « prière du plus grand péril »291, en un jeu scriptural qui s'approprie les signes de l'énonciation épique. La transgression tient aussi à l'infléchissement de la

dans Paul Zumthor ou l'invention permanente, études recueillies par Jacqueline CERQUIGLINI-TOULET et Christopher LUCKEN, Genève, Droz, Recherches et rencontres, 1998, p. 95.

288 Paul ZUMTHOR, Essai de Poétique Médiévale, op. cit., p. 451

289 Johan HUIZINGA, Homo ludens, essai sur la fonction sociale du jeu, Paris, Gallimard, Tel, 1988, p. 42sq

290 Jean R. SCHEIDEGGER, Le Roman de Renart ou le Texte de la Dérision, op. cit., p. 361

291 Cf. J. GAREL, « La prière du plus grand péril », Senefiance, « La Prière au Moyen-âge », 10, Aix-en-Provence, CUERMA, 1981, p. 311-318

noblesse épique en parodie ludique, mais aussi plus largement à la « mouvance » particulière du Roman. Parodie, jeu, grimace, sont les éléments d'une trinité sacrilège.

Roger Bellon, dans un article consacré à la branche « Renart Empereur »292, s'est à ce titre interrogé sur les épisodes qui rapprochent cette branche de La Mort le Roi Artu. La structure actancielle met en présence deux trios composés du Roi (Arthur, Noble), de la Reine (Guenièvre, Fière) et d'un baron félon (Mordret, Renart). Renart est désigné par le souverain pour préserver l'intégrité du Royaume, tandis que Mordret se propose de lui-même. S'ensuit le serment solennel puis l'épisode de la trahison, fondé sur l'engin de la fausse mort du Roi, en l'espèce une lettre apocryphe : « Li rois est mors veraiement / Et mande a toute sa gent / Que dame Fiere la roïne / Pregne Renars par amor fine, / Soit de toute la terre rois » (XVI, v. 2379-2382).

Roger Bellon insiste également sur la vision de la femme délivrée dans la branche : « l'intention du récit renardien est claire : offrir, en s'appuyant sur des modèles littéraires et en reprenant un personnage des premières branches, une image fort dégradée d'un personnage féminin de premier plan, la reine elle-même : Fière est en somme l'image inversée de Guenièvre dans La Mort Artu ! ». Effets de miroir et infléchissements bouffons sont ainsi à la base du jeu virevoltant de l'écriture renardienne. La tentation du parodique y sourd à tout instant, ajoutant à la réécriture ludique le bestournement des formes et des genres. L'écriture porte en elle les germes de la transgression.

B. PARODIE ET AUTOPARODIE, MISE EN ABYME DE LA TRANSGRESSION

Si la parodie pervertit les modèles nobles ou sacrés, l'autoparodie redouble encore la mise en jeu de toute parole, en une mise en abyme de la transgression. L'arborescence que forment les ramifications renardiennes admet des jeux de réécriture d'une branche à l'autre, les clercs manifestant ce que Jean Dufournet a qualifié de véritable « esprit de concours »293. Chaque nouvel épigone tente d'approfondir la relation parodique, se plaçant dans la mouvance créatrice des récits antérieurs. Approfondissement parodique des modèles épiques et religieux, autoparodie en liberté d'un texte-palimpseste.

292 Roger BELLON, « Renart Empereur », Le Roman de Renart, ms. H, branche XVI, une réécriture renardienne de La Mort le Roi Artu ? », Cahier de Recherches médiévales et humanistes, 15, 2008, « La Tentation du Parodique dans la littérature médiévale », p. 3-17.

293 Jean DUFOURNET, « Défense et illustration de la branche Ia du Roman de Renart », L'Information littéraire, XXIII, 1971, p. 55-65.

La parodie du serment d'Iseut, sensible dans l'escondit d'Hersent donne lieu à un renversement : le discours de Noble subvertit ainsi les circonstances du viol, conférant à la passe égrillarde du goupil et de la louve une valeur quasi-courtoise : « Et li rois par sa grant francise / Ne veult souffrir en nule guise / Hom fust en sa cort mal menés / Qui d'amors fust ocoisonnés » (Vc, v. 1124-1127). En regard, la branche du viol laisse apparaître les assauts purement charnels294 de Renart et la lubricité sans bornes d'Hersent, nullement l'amour : « Hersens a la cuisse haucie / Qui molt amoit itel ator » (IX, v. 248-249). La parodie concerne deux épisodes successifs dans le déroulement relatif du Roman.

L'accent porté sur la corporéité dans la branche du viol fait de cette passe un accouplement animal. Noble, en présentant le viol comme résultant de l'amour des deux personnages, accentue la parodie d'amour courtois présente dans la branche du Viol (« Et je vous tenrai por ami », IX, v. 242) tout en parodiant son propre discours : les intertextes renardiens ne sauraient accréditer, sans un éclat de rire, le thème de l'amour courtois. Les réminiscences constantes, les réécritures, partant les réinterprétations d'un même épisode fondent un dialogue parodique permanent, d'une branche l'autre. En d'autres endroits, l'écriture se moque d'elle-même dans le moment même de la composition. Le songe estraingne de Chantecler dans la branche VIIa (v. 182sq) emblématise ainsi la relation du texte à lui-même. Chantecler a rêvé d'une bête revêtue d'un rous peliçon, qu'il lui fit vestir a force. Sans partager absolument la lecture de Jean R. Scheidegger, il convient de reconnaître la justesse de certaines formules : « monstre rêvé (...) où se conjuguent à la fois le rien du discours creux mais séducteur de Renart et la plénitude du chant dans lequel l'être s'oublie » (1989, p. 292). La réciproque, quand Renart « chante / une chançonnette novelle » (XVII, v. 584-585) projette une lumière parodique sur la relation du goupil et du coq. Dans la perspective d'une étude de la transgression du sacré, parodie et autoparodie s'inscrivent dans le mode de fonctionnement des ridenda, et à ce titre transgressent, pervertissent les modèles existants.

294 Le viol d'Hersent s'inscrit dans un ensemble plus large de mauvaises actions, marquées par la notion de souillure, sexuelle, mais aussi scatologique (Renart compisse les louveteaux).

La transgression du sacré semble ainsi avoir partie liée avec le genre, la forme et le ton de chacune des oeuvres envisagées. Ces trois catégories, étroitement unies l'une à l'autre, permettent de rendre compte de choix d'écriture toujours porteurs de sens : « dans n'importe quelle forme littéraire, il y a le choix général d'un ton, d'un éthos, si l'on veut »295.

Les genres de la fable et du roman relatent les paroles et les actes d'animaux pourvus d'une symbolique qui, depuis le Physiologus, s'est fixée en un ensemble cohérent d'images et de croyances. La christianisation progressive des bestiaires a conduit à l'attribution de marqueurs axiologiques. C'est précisément à partir de ces marqueurs - tel animal devenant le symbole de vices ou de vertus - que se mesure la part de transgression. Les animaux pourvus d'une symbolique négative peuvent ainsi être figurés sous l'étole du prêtre ou l'habit du pénitent. Ce frottement entre les connotations et symboles négatifs attachés aux animaux et des lieux, des paroles ou des actes sacrés, est ce par quoi s'accomplit la transgression. Et ces effets de contraste entre sacré et profane d'être inhérents au genre du récit et de la fable animaliers.

La forme peut également se concevoir comme le vecteur d'une transgression inscrite dans l'écriture. La division du Roman de Renart en branches partageant un même cadre spatio-temporel - ouverture sur le motif de la reverdie, clôture coïncidant avec le retour de Renart à Maupertuis - suspend le récit dans un hors-temps. Si le Roman partage ce trait avec les romans arthuriens, la perspective en est toute différente. De fait, les structures narratives font échapper les personnages à la mort et aux lois de la sénescence, la mortalité étant pourtant inscrite dès l'épisode biblique de la Chute. Abolir la mort par l'artifice de l'écriture implique la négation des principes sacrés, ce qui revient à s'extraire de l'existence ordinaire. La mort se fait jeu, et la ruse semble s'insinuer jusque dans la temporalité du récit.

Enfin, les différentes tonalités employées dans les fables, fabliaux et branches du Roman de Renart contribuent à faire de l'écriture une mise en abyme de la transgression des principes sacrés. Dans ces oeuvres, le rire tient une part importante, qu'il s'agisse du rire des personnages, du rire de l'auteur ou de celui du lecteur, préparé par la narration. Ce rire qui s'exerce dans une perspective satirique ou ludique est présent dans l'écriture sous la forme de la parodie et de l'autoparodie, deux procédés de dégradation du sacré.

295 Roland BARTHES, Le Degré zéro de l'écriture, Paris, Seuil, coll. « Point », 1972, p. 19. Nous soulignons.

Genre, forme et ton constituent ainsi une triade particulièrement transgressive, car aux thèmes et aux épisodes de la diégèse s'ajoutent ces traits formels chargés de sens.

CONCLUSION

L'étude de la transgression du sacré doit prendre en compte l'altérité irréductible du sacré médiéval comme des notions qui lui sont attachées : transgression, parodie et dérision. Le sacré tient une place dans la société médiévale qui ne saurait être comparée à celle qu'il occupera dans les siècles suivants ; au Moyen-âge, « le sacré n'est jamais loin de l'homme, encore moins du clerc »296. Cette proximité de l'homme et du sacré, voire cette promiscuité qui règle leur rapport, implique une tentation du franchissement de l'interdit bien plus forte qu'aux XXe et XXIe siècles, où le lien de l'homme et du sacré s'est rompu sous l'effet d'un « désenchantement du monde ». Les écrits néotestamentaires n'évoquent qu'en de rares occurrences le terme de « sacré », cependant que l'épithète prolifère dans tous les domaines liés à la liturgie ; ainsi évoque-t-on le « chant sacré, la musique sacrée, l'art sacré, les livres sacrés, les vases sacrés, de même que l'on enseignera une histoire sacrée, différente, séparée de l'histoire universelle des hommes »297. Le « sacré » désigne alors ce qui est associé au rite. Plus largement, et dans notre acception, le sacré s'étend aux textes bibliques ainsi qu'à l'image et aux symboles qu'elle rend présents.

Dans une société où le modèle biblique s'offre à tous les regards, l'homme étouffé par la prégnance du sacré ménage des ouvertures salutaires dans l'ordre profane. C'est ainsi que la transgression du sacré s'entend à la fois comme transgression d'un interdit, comme transgression des symboles, enfin comme transgression du texte sacré.

La difficulté de cette étude tenait à assigner un sens à la notion de transgression, à partir d'outils critiques contemporains, tout en embrassant la sensibilité médiévale. La transgression du sacré est un acte complexe, passible d'interprétations à la fois sociologiques, anthropologiques, historiques et littéraires. L'étude des mentalités propres aux XIIe-XIIIe siècles révèle que la transgression fonctionne comme contrepoids aux peurs et aux désirs qui agitent les médiévaux. Historiquement, la parodie des paroles sacrées ou la prégnance du corps en regard des prétentions spiritualistes du catholicisme peut recouvrir une fonction satirique. Mais plus encore est sensible la dimension littéraire d'une telle transgression. La Bible étant le Livre par excellence, la

296 Jean-Claude VALLECALLE, « Introduction », Littérature et religion au Moyen-âge et à la Renaissance, Etudes recueillies par Jean-Claude VALLECALLE, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1997, p. 7

297 Jacques ELLUL, La Subversion du christianisme, Paris, Table Ronde, coll. La Petite Vermillon, 2004

matière préalable à tout écrit, le modèle de toute littérature, la tentation parodique propre à l'esprit médiéval ne pouvait manquer de jouer avec les symboles comme avec la matière même du texte sacré. L'enjeu du franchissement de l'interdit n'en est pas moins ambigu.

Le jeu est une notion qui fait problème : Huizinga a mis en évidence la parenté entre le jeu et le sacré sous le rapport de la durée, du lieu, du temps et des actions rituelles à accomplir. Caillois, complétant cette relation du jeu au sacré, a montré que le sacré empêchait l'expression d'un véritable esprit ludique. Le ludus de l'écriture transgressive est toujours subordonné à la loi sacrée, dont il ne peut se soustraire. C'est pourquoi la transgressae legis invidia298, le désir de transgresser la loi, n'est jamais vraiment réalisé : plus que de passer outre la majesté sacrée, les oeuvres du corpus se situent entre l'en-deçà et l'au-delà de la frontière symbolique qui sépare la révérence du sacrilège. Cet espace ténu est précisément celui de la jouissance portée à son acmé - jouissance du verbe, du rire, d'un eros plaisamment déréglé.

Si les ouvrages contemporains de poétique se révèlent assez éloignés des réalités médiévales, ils n'en demeurent pas moins essentiels quant aux orientations et interprétations générales qu'ils proposent. Il est de fait que la dérision telle que l'envisagent les médiévaux, dans toute sa charge virulente, brutale voire sanguinaire, est éloignée de la moquerie suscitant le rire, définition étymologique et actuelle. Ses effets au Moyen-âge ne sont pas ceux de notre époque : la dérision de nos jours vise à décrédibiliser, démythifier un objet noble, à tout le moins sérieux. Au Moyen-âge, nuance d'importance, la dérision n'est pas en soi une forme de contestation retenue par la justice laïque ou religieuse, ainsi que le rappelle Romain Telliez : « les mots et les gestes de la dérision sont d'ailleurs rarement poursuivis pour eux-mêmes, mais le plus souvent comme des actes indissociables d'autres formes et résistance ou d'agression »299.

Notre perspective tenait à interroger l'ambiguïté, entre jeu et sérieux, d'une transgression en définitive assez limitée, car jouissant de la frontière entre le respect de l'interdit et sa violation.

La première partie s'est attachée à montrer trois truchements par lesquels s'exprime la transgressae legis invidia, le corps, le langage et le domaine de

298 Expression employée par Saint-Hilaire au IVème siècle.

299 Romain TELLIEZ, « En grant esclandre et vitupere de Notre majesté », La dérision au Moyen Age, De la pratique sociale au rituel politique, dir. Elisabeth CROUZET-PAVAN et Jacques VERGER, Paris, Presses Universitaires Paris IV Sorbonne, 2007, p. 243

l'imaginaire eschatologique. Cette courbe ascendante, de la matérialité aux représentations spirituelles, s'inscrit à dessein dans l'ambivalence du corps et de l'esprit au fondement de la doctrine chrétienne. La jouissance du corps, tant par l'exhibition des pudenda que dans l'acte érotique, va à l'encontre de l'ascèse louée par de nombreux prédicateurs. Le corps étant une entrave à la spiritualité, sa célébration atténue les prétentions spiritualistes de l'homme. Censément considéré comme l'expression de la pensée, le langage des contes d'animaux et des contes à rire procède par ruse et cynisme, altérant ainsi l'équivalence idéale entre le mot et ce qu'il désigne. La subversion du langage est également liée à celle des paroles liturgiques, le langage du conte se situant à la limite du sacrilège et du blasphème. Le jeu de l'écriture avec l'imaginaire de l'après-mort s'inscrit quant à lui dans une visée quasi-curative d'exorcisation de la peur. La lecture des signes mis en jeu par l'écriture de la fable (au sens large) permet un premier état des lieux de la mise en jeu du sacré. Plus profondément, la seconde partie s'est attachée à montrer le rapport de l'écriture aux intertextes sacrés.

De fait, transgresser le sacré, c'est aller au-delà de la lettre et de l'esprit du texte biblique pour en subvertir les significations et s'amuser des métamorphoses satiriques, parodiques ou burlesques d'histoires connues de tous. La triade retenue dans cette étude visait à montrer la conception chrétienne du monde, tant au niveau du cosmos (récits d'origine et de fin) que des enseignements doctrinaux (récits évangéliques de la vie du Christ). Cosmologie et cosmogonie se donnaient à lire dans l'avènement du Sauveur comme dans la genèse et le Jugement dernier. Les oeuvres du corpus reprennent ce « matériau roulant », selon l'expression de Paul Zumthor, le hiatus entre oeuvres médiéval et hypotexte biblique engendrant une richesse de significations qu'il nous a appartenu d'étudier. L'écriture de la genèse se situe ainsi entre parodie du livre sacré et légitimation de la fiction renardienne, la récriture de l'apocalypse révèle les pratiques de lecture en usage au XIIème siècle, les avatars christiques permettant de mieux appréhender le sens de la dérision médiévale. Si les thèmes, motifs et signes des textes sacrés, subvertis dans la fable, transgressent la lettre et l'esprit de la matière biblique, les particularités de l'écriture brève constituent elles aussi une transgression.

Le genre, la forme et le ton des oeuvres du corpus, toutes caractérisées par l'écriture brève - fable, fabliau, ramifications renardiennes - constitue en soi une transgression. Le rire et la dérision inhérents à ces textes, la tentation parodique qui les agite, introduisent le rire comme mode de réception des oeuvres. Les travaux d'Umberto

Eco et de l'Ecole de Constance ont permis d'interroger en des termes contemporains la réception des oeuvres médiévales. Texte de la dérision, contes à rires, pour reprendre des qualifications bien connues, manifestent une écriture transgressive. Le genre de la fable, représenté par les isopets et les récits renardiens, donne à voir un hiatus entre des situations nécessairement marquée par la présence du sacré, et la symboliques d'animaux référencés dans les Bestiaires. Le paradigme animalier est porteur d'autres transgressions encore : les isopets, censés représenter l'homme sous une apparence zoomorphe pour mieux l'exhorter à la vertu, joue avec habileté de la morale. Enfin, en proposant un univers clos semblant échapper aux lois de la sénescence comme à la mort, la fable tend à s'extraire de la Création pour affirmer la singularité de son univers.

Le sens de la transgression semble ainsi résider dans un entre-deux ambigu : entre ce que Roger Caillois nomme le « sacré de transgression » - la fête comme partie intégrante du sacré - et une dimension polémique ménagée par le truchement de l'écriture.

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Vladimir JANKELEVITCH, La Mort, Paris, Flammarion, Champs, 1993

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Jacques LE GOFF, L'Europe est-elle née au Moyen-âge ?, Paris, Seuil, 2003

Jacques LE GOFF, Une histoire du corps au Moyen Âge (avec Nicolas Truong), Paris, Liana Lévi, 2003

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d. études sur des textes médiévaux

Hubert HECKMANN, Le profane et le sacré dans les textes épiques médiévaux (1100- 1250), sous la dir. de Dominique Boutet et Jean Maurice, Université Paris-IV Sorbonne, 2010

Magali JANET, L'Idéologie incarnée, représentations du corps dans le premier cycle de la croisade (Chanson d'Antioche, Chanson de Jérusalem, Chétifs), sous la dir. de Catherine CROIZY-NAQUET, Université Paris-X Nanterre-La Défense, 2010 (en cours de publication)

4. ETUDES BIBLIQUES ET HISTOIRE DU CHRISTIANISME

a. études littéraires et philosophiques

Douglas ALLEN, Mircea Eliade et le phénomène religieux, Paris, Payot, 1982

Jean R. ARMOGATHE, « Les Modèles classiques et bibliques », in Précis de Littérature

Européenne, Béatrice DIDIER (dir.), Paris, Presses Universitaires de France,

1998

Michel AROUIMI, Les Apocalypses Secrètes, Paris, L'Harmattan, 2007

Georges BATAILLE, L'Erotisme, Paris, Minuit, Repères, 1957

Jean-Louis BENOIT, « Clef du texte, clef du royaume. La lecture de la Bible au Moyenâge comme paradigme de la littérature » in Fabienne POMEL (dir.), Les clefs des textes médiévaux. Pouvoir, savoir et interprétation, Presses Universitaires de Rennes, coll. Interférences, Rennes, 2006

Henri BERGSON, Les deux sources de la morale et de la religion, Paris, PUF, 1932 Roger CAILLOIS, L'Homme et le Sacré, 2ème éd., Paris, Gallimard, 1950

Philippe DESAN, Dieu à nostre commerce et société. Montaigne et la Théologie, Genève, Droz, 2008

Elyse DUPRAS, Diables et saints : rôles des diables dans les mystères hagiographiques français, Genève, Droz, Publications Romanes et Françaises, CCXLIII, 2006

Émile DURKHEIM, Formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, PUF, 1968 Mircea ELIADE, Le Sacré et le Profane, Paris, Gallimard, « Idées », 1965 ; rééd. 1987

Mircea ELIADE, « Notes for a dialogue », in The Theology of Altizer, The Westminster

Press, Philadelphia, Pennsylvania, 1970

Ecritures de la religion, écritures du roman, textes réunis par Charles GRIVEL, Centre

Culturel Français de Groningue, Presses Universitaires de Lille, 1979

Robert GUIETTE, Symbolisme et « Senefiance » au Moyen-âge, Cahiers de l'association

internationale des études françaises, 1954, volume 6

Philippe MENARD, « Je sui encor bachelers de jovent (Aimeri de Narbonne, v. 766) »,

Les âges de la vie au Moyen-âge, Actes du Colloque de Provins, 16-17 mars

1990, textes réunis par Henri DUBOIS et Michel ZINK, Paris, PUPS, Cultures

et Civilisations Médiévales, VII, 1992

Le Moyen-âge et la Bible, dir. Pierre RICHE et Guy LOBRICHON, Paris, Beauchesne, 1984

Stephen G. NICHOLS, « Aux frontières du rire médiéval », in L'Hostellerie de pensée, Etudes sur l'art littéraire au Moyen-âge offertes à Daniel Poirion par ses anciens élèves, textes réunis par Michel ZINK et Danielle BOHLER, publiés par Eric HICKS et Manuela PYTHON, Paris, PUPS, 1995

Jacques RIBARD, « Pour une lecture allégorique et religieuse des oeuvres littéraires médiévales », in Littérature et religion au Moyen-âge et à la Renaissance,

Etudes recueillies par Jean-Claude VALLECALLE, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1997

Jean-Yves TILLIETTE, « La peau du loup, l'Apocalypse. Remarques sur le sens et la construction de l'Ysengrimus », Médiévales, n°38, 2000

Gary WEBSTER, Laughter in the Bible, Saint Louis, 1960

b. études historiques

Jean BASCHET, Les justices de l'au-delà. Les représentations de l'Enfer en France et en Italie (XIIe-XVe siècle, Ecole Française de Rome, 1993.

Claude CAROZZI, Le voyage de l'âme dans l'au-delà (Ve-XIIIe s.), Rome, 1994. Jean DANIELOU, Théologie du judéo-christianisme, Paris, Desclée de Brouwer, 1956 Jean DELUMEAU, Histoire du Paradis, Paris, Fayard, 2 vol., 1999-2000.

Jeannine HOROWITZ et Sophia MENACHE, L'Humour en chaire. Le rire dans l'Eglise médiévale, Labor et Fides, Paris, 1994

Claude LECOUTEUX et Philippe MARCQ, Les Esprits et les Morts : Croyances médiévales, Paris, Champion, 1990.

Corinne LEVELEUX-TEIXEIRA, « La répression du blasphème et les métamorphoses de la vérité (Moyen Age et début de l'époque moderne) », in Au cloître et dans le monde. Femmes, hommes et sociétés (IXe-XVe siècle), Mélanges en l'honneur de Paulette L'Hermite-Leclercq, sous la direction de P. HENRIET et A.-M. LEGRAS, Paris, Presses de l'Université de Paris- Sorbonne, Cultures et Civilisations médiévales, XXIII, 2000, pp. 323-338

Georges MINOIS, Histoire du rire et de la dérision, Paris, Arthème Fayard, 2000

Robert MUCHEMBLED, Une Histoire du Diable, XIIème-XXème siècle, Paris, Seuil, 2000 Michel PASTOUREAU, « L'Eglise et la couleur, des origines à la Réforme », in

Bibliothèque de l'école des chartes, 1989, tome 147, p. 204.

Michel PASTOUREAU, Figures et couleurs. Etudes sur la symbolique et la sensibilitémédiévales, Paris, Léopard d'or, 1986

Michel PASTOUREAU, « Le temps mis en couleurs : des couleurs liturgiques aux modes vestimentaires (XIIe-XIIIe siècles) », in Bibliothèque de l'école des chartes, 1999, tome 157, livraison 1

Jean-Pierre SIRONNEAU, Sécularisations et religions politiques, La Haye, Mouton, 1982, p. 73sq, chapitre 2, « L'Idéologie de la sécularisation et de la désacralisation dans la théologie contemporaine ».

Berryl SMALLEY, The Study of the Bible in the middle Ages, 3ème éd. Oxford, 1984

Jean SOLER, Sacrifices et interdits alimentaires. Aux origines du Dieu unique, Tome 3, Hachette Littératures, coll. « Pluriel », Histoire, 2006

5. OUTILS METHODOLOGIQUES : BIBLIOGRAPHIES, DICTIONNAIRES, ENCYCLOPEDIES

a. bibliographies courantes :

Robert BOSSUAT, Manuel bibliographique de la littérature française du Moyen Age, Melun, 1951, suppléments, Paris, 1955, 1961, 1986 et 1991

Otto KLAPP, Bibliographie für französische litteratur (1955 à 2004)

b. dictionnaires :

Paul-Emile LITTRE, Dictionnaire de la langue française, éd. nouvelle, édité par Encyclopedia Brittanica France, Versailles, 1994

Dictionnaire de Théologie catholique, sous la dir. d'A. VACANT, E. MANGENOT, E. AMANN, Paris, 1935

The concise Oxford dictionary of french literature, éd. Joyce M. H. REID, Clarendon Press, Oxford, 1976

Dictionnaire des termes littéraires, Hendrik VAN GORP, Dirk DELABATISTA, Lieven D'HULST, Rita GHESQUIERE, Rainier GRUTMAN et Georges LEGROS, Honoré Champion, Champion Classiques, Paris, 2005

A. TOBLER et E. LOMMATZSCH, Altfranzösisches Wörtbuch, Tübingen-Wiesbaden, 1925-2002

Dictionnaire Etymologique de l'ancien français, mis en chantier par K. BALDINGER, Québec-Tübingen-Paris, 1971-...

Lexique des Termes littéraires, éd. Michel JARRETY, Paris, Le Livre de Poche, 2000

c. manuels d'histoire littéraire :

Dictionnaire des lettres françaises, Le Moyen Age, édition revue et augmentée par Michel ZINK et Geneviève HASENOHR, Livre de Poche, La Pochothèque, Paris, 1992

Dictionnaire du Moyen Age, Littérature et Philosophie, préface de Jean FAVIER, Encyclopedia Universalis / Albin Michel, Paris, 1999

Dominique BOUTET, Histoire de la littérature française du Moyen Age, Champion, Unichamp, Paris, 2003

Philippe VAN THIEGEM (dir.), Dictionnaire des Littératures, Quadrique, PUF, pour la 2nde édition, 1984

Michel ZINK, La Littérature Française du Moyen Age, Paris, PUF (Premier Cycle), 1992

d. encyclopédies et index :

Dictionnaire culturel en langue française, Alain REY (dir.), Le Robert, Paris, 2005 Encyclopaedia Universalis, version 12 [DVD-Rom], rééd., 2007

Stith THOMPSON, Motif-Index of Folk-Literature, Copenhague, Rosenkilde and Bagger, 6 vol. 1955-1958






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"Entre deux mots il faut choisir le moindre"   Paul Valery