UNIVERSITE SORBONNE NOUVELLE PARIS 3 Département
Littérature & linguistique Françaises et latines Master
2 - Lettres modernes
LA TRANSGRESSION DU SACRE
(Roman de Renart, Isopets, Fabliaux)
Mémoire préparé sous la direction
de Madame le Professeur Catherine CROIZY-NAQUET
par Jean-François POISSON-GUEFFIER
Année universitaire 2011-2012
N° étudiant : 20406135
Adresse : 12-13 Place du Marché aux Herbes
60200 COMPIEGNE
Téléphone : 06 63 42 18 60. Courriel :
jeanfran_2@yahoo.fr
(Seigneur, donnez-moi la faculté de ne jamais
prier, épargnez-moi l'insanité de toute adoration,
éloignez de moi cette tentation d'amour qui me livrerait pour toujours
à Vous. Que le vide s'étende entre mon coeur et le ciel ! Je ne
souhaite point mes déserts peuplés de votre présence, mes
nuits tyrannisées par votre lumière, mes Sibéries fondues
sous votre soleil. Plus seul que vous, je veux mes mains pures, au rebours des
vôtres qui se souillèrent à jamais en pétrissant la
terre et en se mêlant des affaires du monde. Je ne demande à votre
stupide omnipotence que le respect de ma solitude et de mes tourments. Je n'ai
que faire de vos paroles ; et je crains la folie qui me les ferait entendre.
Dispensez-moi le miracle recueilli d'avant le premier instant, la paix que vous
ne pûtes tolérer et qui vous incita à ménager une
brèche dans le néant pour y ouvrir cette foire des temps, et pour
me condamner ainsi à l'univers - à l'humiliation et à la
honte d'être).1
1 Emil Michel CIORAN, Précis de
décomposition, « L'Arrogance de la prière »,
Gallimard, coll. « Tel », 1949, p. 127
Introduction 5
CHAPITRE I - ECRITURES DE LA TRANSGRESSION 10
A. Transgressions du corps 12
1. Exaltation du corps grotesque et contemptus mundi
12
a. Obscénité et transgression 12
b. Gula et vision grotesque du corps 16
c. Transgression de l'interdit alimentaire 18
2. Erotisme et transgression 20
a. Triangle érotique, mirage érotique et
profanation du sacrement matrimonial 20
b. Copula carnalis et démesure : lassata sed
non satiata (Juvénal) 22
c. Uranisme, perversion, transgression 24
d. Exaltation du langage érotique 26
B. Transgression du langage et éloquence sacrée
28
1. Sens littéral et transgression du verbe 28
2. Séduction du verbe et vacillement du monde 29
a. Irréalité du discours renardien : tout un monde
in ore Reinardi 30
b. Couleurs de rhétorique de l'éloquence
judiciaire 31
c. Transgression du code, vacillement du monde 33
3. Transgression des paroles consacrées 34
a. la confession, sacrement de pénitence et de
réconciliation 35
b. la prière, offrande spirituelle (Tertullien) 36
c. Ordo missae et mise à mal de la parole
liturgique 38
d. Sacrilège et blasphème,
péchés de la langue 40
C. Transgressions eschatologiques 42
1. Transgression et « souillure de la mort » (Roger
Caillois) 42
2. Transgression et déception 45
CHAPITRE II - LA TRANSGRESSION DES ECRITURES 51
A. Genèse et légitimation de la fiction
53
1. Enjeux d'une réinterprétation de la
Genèse 54
2. Création du monde, création de la fiction 56
a. Hybridité de l'apocryphe renardien 57
b. Création et légitimation de la fiction 59
c. Texte et sexe : poétique de l'« énorme
» dans la branche XXIII 60
B. Transgression des signes sacrés de l'Apocalypse
63
1. Figures apocalyptiques et pratiques de lecture au
XIIe siècle 63
2. Réminiscence et construction du sens 65
C. Le Christ, figure paradigmatique 67
1. Le Christ et la couleur 67
a. Ambiguïté du rouge dans « Du Prestre
Crucefié » 68
b. Ambiguïté du jaune dans la branche « Renart
Jongleur » 70
2. Le Christ comme instrument paradoxal d'une satire
cléricale 72
CHAPITRE III - LA TRANSGRESSION PAR L'ECRITURE 74
A. Genre et transgression, la fable animalière 74
1. Bestiaire et signification 76
2. Morales de la fable 78
B. Forme et transgression 81
1. Enjeux d'une écriture circulaire 81
2. Ecriture et négation de la mort 83
C. Ton et transgression ; rire, parodie, ironie 84
1. Le rire : homo ridens, homo ludens 86
a. Le rire renardien, par-delà bien et mal 86
b. Le rire du lecteur-auditeur, « lector in fabula
» 88
c. La Bible, hypotexte paradoxal des « contes à rire
» 90
2. Parodie et ironie : l'écriture « palimpsestueuse
» (Gérard Genette) 91
a. Jeu et sacré 92
b. Parodie et autoparodie 94
Conclusion 96
Bibliographie 101
INTRODUCTION
Va profaner des dieux la majesté sacrée
2
L'avènement progressif d'une Res publica
Christiana à l'époque médiévale semble
déterminer non seulement la construction d'un espace
géopolitique, mais la constitution d'une communauté de
pensée profondément pénétrée des
enseignements chrétiens 3 . Si les composantes politique,
économique et sociale du Moyen-âge occidental
s'appréhendent sur le mode d'une « diversité
fondamentale », la culture apparaît a contrario comme
un facteur d'unification4. Culture imprégnée des
Evangiles, en une interpénétration des domaines artistiques et
religieux. Littérature médiévale et écrits
bibliques sont, de fait, irréductiblement corrélés,
l'intertexte biblique devenant matière et paradigme de tout écrit
; « on écrit comme on prie », selon l'expression de
Jean R. Armogathe5. La parole sacrée s'intègre comme
un invariant notable aux formes narratives, selon un spectre très
ouvert, de la révérence pieuse du modèle épique
à l'irrévérence des formes satiriques. Le roman arthurien
a ainsi progressivement introduit une senefiance mystique en germe
dans Le Conte du Graal, et qui connaît son plein accomplissement
dans le cycle du Lancelot-Graal ou postérieurement dans le
Haut Livre du Graal, certains épisodes étant investis
d'une signification mystique6. La mystique chrétienne est
disséminée en des signes et symboles qui assurent l'union de la
forme narrative et de la matière romanesque7. Si la
mystique demeure un cas-limite de
2 Jean Racine, Andromaque, IV, 5. Cette
expression de majesté sacrée reviendra à
plusieurs reprises dans notre étude pour signifier la
révérence face à la grandeur divine, indissociable de
l'expression du sacré. Le terme de majesté s'entend
ainsi comme le « caractère de grandeur qui fait
révérer les puissances souveraines », pour reprendre la
définition procurée par Furetière (1694).
3 Ainsi que le montre Jacques LE GOFF, L'Europe
est-elle née au Moyen-âge ?, Paris, Seuil, 2003
4 L'unité de l'Europe chrétienne est
en cours d'accomplissement dès les premiers pères de l'Eglise et
la tenue des premiers conciles (Premiers conciles de Nicée et de
Constantinople, respectivement en 325 et en 381, contre l'arianisme, Concile
d'Ephèse en 431, qui proclame l'unité des deux natures humaine et
divine du Christ). L'empreinte de la patristique sur la construction d'un
espace spirituel à l'échelle de l'Europe est donc sensible
à travers le dessein d'une unification des dogmes.
5 Jean R. ARMOGATHE, « Les Modèles
classiques et bibliques », in Précis de Littérature
Européenne, Béatrice DIDIER (dir.), Paris, Presses
Universitaires de France, 1998, p. 265
6 A titre d'exemple, le prodige de l'enfant qui
« chevauchoit un lion en un hermitage » dans le Haut
Livre du Graal est investi d'un plus haut sens lorsque Gauvain arrive au
Château de l'Enquête et apprend la signification allégorique
de ses aventures : l'enfant « signefie le Sauveor del mont qui nasqui
en la viés loi » tandis que le lion « signefie le
monde et le pule qui dedens est » (« Lettres Gothiques »,
p. 333). Le système des clés d'interprétation (cf.
infra) est ainsi appliqué à toutes les merveilles
croisées par Gauvain (la femme de Marin, Le Chevalier Couard, les trois
Demoiselles...)
7 Cf. à ce sujet Jean-René Valette,
La Pensée du Graal. Fiction littéraire et théologie
(XIIe-XIIIe siècles), Paris, Champion,
2007.
l'expression du religieux, le degré inférieur
que constitue le sacré8 n'en imprègne pas
moins toutes les formes narratives, particulièrement les formes
satiriques brèves, l'irrévérence procédant toujours
d'un rapport étroit au sacré. L'intertexte biblique est de fait
la matière préalable à tout écrit9, la
source ambiguë de toute oeuvre satirique : infléchis dans leur
sacralité, les écrits testamentaires sont l'enjeu d'une parodie
incessante, d'un jeu verbal et lettré qui, en même temps
qu'il profane10 leur sacralité, affirme leur
caractère matriciel, selon une modalité proche du retournement
carnavalesque, qui paradoxalement ménage la pérennité des
Institutions ecclésiastiques. Quelle que soit la perspective
abordée, la narration médiévale s'inscrit dans « ce
long dialogue des métamorphoses et des résurrections »
qu'est l'intertextualité11. Les formes courtes de notre
corpus (textes renardiens, fabliaux, isopets) donnent ainsi à lire une
Biblia pileata, bible en habit de fête qui constitue
l'expression la plus irrévérencieuse d'une parodie du
sacré.
Le sacré s'inscrit traditionnellement dans un
rapport de dualité axiologique avec le profane, dyade
constituant deux « modes d'être dans le monde », pour reprendre
les éléments d'analyse développés par Mircea
Eliade12 : le profane désigne l'immanence, le sacré
l'expression de la transcendance, lorsque « quelque chose se manifeste
(...), se montre à nous », de là le terme de
hiérophanie (du grec tEpóg, « sacré »
et (paivE1v, « révélé »). Bien plus qu'une
abolition réciproque du sacré et du profane l'un par l'autre, ces
deux « modes d'être » reposent sur une coexistence dialectique
: « Une pierre, même si elle est sacrée, ne cesse pas pour
autant d'être une pierre. En d'autres termes, elle conserve sa place dans
l'environnement cosmique qui est le sien. En fait, aucune
8 Si l'on se réfère aux étapes
canoniques de la quadruple exégèse scolastique, la
mystique correspond à l'ultime degré, le sens
anagogique, tandis que le sacré semble relever des sens
spirituel et tropologique.
9 De nombreux motifs présents dans les
oeuvres médiévales s'alimentent de l'hypotexte fondamental qu'est
la Bible (« li matere est de Dieu », écrit Adam de la
Halle au v. 10 de la Chanson du Roi de Sicile). Ainsi du motif du
« mort reconnaissant » (Tobie, 12, 13), présent dans
de nombreux exempla (cf. Stith THOMPSON, Motif-Index of
Folk-Literature, Copenhague, Rosenkilde and Bagger, 6 vol. 1955-1958,
motif E 341.1). De même, le motif de la « Femme de Putiphar »
(Genèse, 39, 7), fut adapté dans les Lais de
Graelent, de Guingamor, de Lanval, et La Châtelaine de
Vergi.
10 La profanation s'entend comme l'intrusion
symbolique ou accomplie du profane (par définition « ce qui se
tient devant le temple ») dans la sphère sacrée. La
profanation des lieux sacrés est très présente dans la
littérature animalière, tandis que la transgression des symboles
sacrés peut également se lire comme une profanation.
11 L'expression, due à André MALRAUX
dans Les Voix du Silence (1951) est employée à propos de
l'art, suggérant le dialogue entre des esthétiques, des
civilisations qui se font écho. L'expression nous semble exprimer une
réalité extensible à la littérature, anticipant la
notion d'intertextualité telle que la propose Julia KRISTEVA
dans Sémiotikè, recherches pour une sémanalyse
(1969) : « Tout texte se construit comme mosaïque de citations,
tout texte est absorption et transformation d'un autre texte (...) le langage
poétique se lit, au moins, comme double ».
12 Mircea ELIADE, Le Sacré et le
Profane, Gallimard, coll. « Idées », 1965, p. 15
hiérophanie ne saurait abolir le monde profane,
pour la bonne raison que c'est justement la manifestation du sacré
qui fonde le monde » 13 . Le second postulat préalable
à l'intellection du sacré tient à son
irréductibilité, à ce qu'il ne s'entend que comme
phénomène religieux, à l'exclusion de tout autre
truchement interprétatif - sociologique, historique, psychologique.
Enfin, le sacré ne se manifeste que de façon symbolique. Ce
dernier point, par-delà les convictions antihistoricistes de Mircea
Eliade, s'applique particulièrement au sacré
médiéval qui, de fait, procède par signes et symboles.
Le geste de la transgression14 se manifeste dans
son ambiguïté face au caractère sacré de la loi.
Georges Bataille rappelle que la « transgression (...) diffère d'un
prétendu retour à la nature : elle lève
l'interdit sans le supprimer ». Loin d'être négation de la
loi ou de l'interdit, la transgression procède d'un rapport
équivoque avec le sacré, révélant une «
profonde complicité de la loi et de la violation de la loi
»15. La transgression advient alors dans une temporalité
contradictoire, conciliation transitoire du « respect de la loi et de sa
violation » 16. Evoquant les déviances de
l'éros, Bataille met en évidence, par-delà
l'angoisse inhérente à l'expérience érotique, la
« transgression qui maintient l'interdit pour en jouir ».
L'écriture du point d'équilibre entre le « plaisir intense
» et « l'angoisse » est la marque des fabliaux comme des
ramifications du Roman de Renart, qui ménagent une
transgression à la fois consciente de l'interdit et plaisamment
jouissante.
La détermination du corpus s'est en effet sur trois
genres : le roman, la fable et le fabliau. C'est ainsi que le Roman de
Renart forme la pierre angulaire de notre corpus, la relation de l'oeuvre
au sacré s'y révélant d'une richesse propre à
l'étude. L'édition retenue, unique pour des raisons de
cohérence, est celle procurée par Armand Strubel17.
Nous avons adjoint au Roman, outre deux autres textes
renardiens18, les
13 Mircea ELIADE, « Notes for a dialogue »,
in The Theology of Altizer, p. 238
14 Il faut noter que le terme de
transgression est légèrement anachronique par rapport
à notre corpus, comme le suggère Jacques TRENEL, L'Ancien
Testament et la langue française du Moyen-âge
(VIIIe-XVe siècles), Genève, Slatkine
Reprints, 1968, p. 215 : « Transgression, introduit dans la
langue au XIIe siècle, par un texte d'inspiration religieuse,
ne pénètre qu'à la fin du XIIIe siècle
dans les Bibles françaises, qui lui préfèrent les anciens
mots de trespas, trespassement ».
15 Mircea ELIADE, « Notes for a dialogue »
p. 40
16 Ibid. p. 40
17 Roger BELLON, Dominique BOUTET, Sylvie LEFEVRE,
Armand STRUBEL (dir.), Le Roman de Renart, Paris, NRF, Gallimard,
Pléiade, 1998.
18 Afin d'enrichir notre étude, nous avons
choisi d'analyser deux passages très précis, l'un tiré de
l'Ysengrimus, texte latin attribué à Nivard (vers 1150),
l'autre du Reinhart Fuchs, dû au poète alsacien Heinrich
der Glïchezäre (fin XIIe). Ces deux textes nous semblent
appartenir de plein droit à la tradition renardienne, le premier comme
source du Roman de Renart, le second comme avatar transposé
dans une
genres connexes de la fable et du fabliau. Jean Subrenat, dans
un article évoquant l'hybridité générique des
dernières branches du Roman de Renart rappelle à ce
titre que « les échanges entre roman et fables étaient plus
aisés qu'ils ne le seront après les compositions poétiques
de Jean de la Fontaine » 19. Le conteur de la branche XXV,
« Les Enfances de Renart », s'adresse de fait à son auditoire
en suggérant les leçons qu'il pourra tirer de son récit,
recourant au langage du promythium des fables : « A Renart
puet l'en bien aprandre / Grant sen qui bien i vaut entendre / Car cil Renart
vos senefie / çaus qui sont plain de felonie », XXV, v.
167-170. L'édition des fables retenue pour cette étude est celle
établie par Laurence Harf-Lancner et Jeanne-Marie Boivin20.
Enfin, les fabliaux forment le dernier pan de notre corpus,
particulièrement les Fabliaux érotiques publiés
par Luciano Rossi21, mais aussi quelques fabliaux épars.
Fabliaux et Roman de Renart restent très proches d'esprit, au
point que la convergence de ces deux genres a suscité une importante
littérature critique22. Et comme le note Jean Subrenat,
« il n'est pas non plus surprenant que quelques auteurs aient
été tentés par la symbiose de ces deux domaines »
(Ibid.).
L'étude de la transgression de
sacré23 se fonde sur une lecture sémiologique à
deux niveaux. Le sacré désigne tout d'abord un ensemble
d'actes, de gestes, de lieux et de valeurs signifiants ; ainsi du respect des
valeurs morales24, de la retenue à observer dans les lieux
saints et de leur revers, l'obscénité que la morale
réprouve, présente dans
autre langue. Le recours très ponctuel à ces
deux textes s'explique par les liens thématiques et formels qui les
unissent au Roman de Renart. La critique a en effet souvent mis en
écho l'Ysengrimus et le Roman de Renart ; cf.
notamment Wilfried SCHOUWINK, « When pigs consecrate a church: parodies of
liturgical music in the Ysengrimus and some medieval analogies »,
Reinardus, 5, 1992, p. 171-181. Quant au Reinhart Fuchs, ses
ressemblances avec le Roman de Renart ont été mises en
évidence par Hans Robert JAUSS, « Les enfances Renart »,
Mélanges de linguistique romane et de philologie
médiévale offerts à M. Maurice Delbouille, professeur
à l'Université de Liège, Gembloux, Duculot, 1964, t.
2, p. 291-312.
19 Jean SUBRENAT, « Les dernières
branches du Roman de Renart peuvent-elles être lues comme des
fabliaux ? » in Narrations brèves. Mélanges de
littérature ancienne offerts à Krystyna Kasprzyk, Varsovie,
Publications de l'Institut de Philologie Romane de l'Université de
Varsovie, 1993, p. 49.
20 Fables françaises du Moyen Âge.
(Édition bilingue.) Traduction, présentation et notes de
Jeanne-Marie BOIVIN et Laurence HARF-LANCNER, Paris, GF-Flammarion (GF, 831),
1996
21 Fabliaux érotiques. Textes de
jongleurs des XIIe et XIIIe siècles.
Édition critique, traduction, introduction et notes par Luciano ROSSI
avec la collaboration de Richard STRAUB. Postface de Howard BLOCH, Paris,
Librairie générale française (Le livre de poche. Lettres
gothiques, 4532), 1992.
22 Parmi les études les plus
emblématiques, on retiendra particulièrement l'article
d'Aurélie BARRE et Olivier LEPLATRE, « Branches, fables,
exempla, échantillons de lune mangée »,
Reinardus, 21, 2009, p. 1- 15, et celui de Dominique BOUTET, «
L'imaginaire renardien et le mélange des genres dans quelques branches
épigonales du Roman de Renart », "Qui tant savoit
d'engin et d'art." Mélanges de philologie médiévale
offerts à Gabriel Bianciotto, éd. Claudio GALDERISI et Jean
MAURICE, Poitiers, Université de Poitiers, Centre d'études
supérieures de civilisation médiévale (Civilisation
médiévale, 16), 2006, p. 105- 113.
23 Roger Caillois, dans L'homme et le
Sacré, rappelle opportunément qu'il n'est que deux postures
face au sacré : la soumission révérencieuse et la
transgression.
24 Cf. à titre de comparaison, la triade
virtus, pietas, fides, vertus cardinales du civis romanus.
le bas corporel du carnavalesque. Les formes
brèves de la littérature satirique ne cessent de jouer avec les
codes et symboles du sacré. La transgression du sacré,
parallèlement à la dérision de principes implicites,
s'opère également à partir d'un medium
écrit, la Bible 25 . Les livres néotestamentaires,
principalement, sont à la source d'un jeu dialogique, les
oeuvres satiriques multipliant les références aux
Evangiles comme à l'Apocalypse. Entre ludique et
gravité, quels sont les enjeux de la transgression du sacré dans
les narrations brèves ? Il convient ainsi d'analyser le paradoxe d'une
dérision insolente à l'encontre du sacré, tout en ne se
définissant que par lui26.
La première partie de notre étude, ECRITURES DE
LA TRANSGRESSION, évoque l'irrévérence des gestes, des
moeurs et des paroles qui transgressent la notion de sacré.
C'est pourquoi la seconde partie, LA TRANSGRESSION DES ECRITURES, approfondit
l'étude de ces jeux avec la parole sacrée sous le
rapport de l'écriture 27 ; les récits testamentaires,
Genèse, Apocalypse et Evangiles constituent en effet
un répertoire fécond d'images et de motifs, engendrant par
là de multiples réécritures transgressives.
La troisième partie, LA TRANSGRESSION PAR L'ECRITURE,
adopte une perspective complémentaire, qui déplace l'étude
de la transgression du sacré de la réécriture aux
enjeux de l'écriture. Le genre, la forme et le ton de chacune
des oeuvres du corpus s'avèrent aussi importants que leur contenu
intertextuel ou thématique. « Faire court »28 est
chargé de significations ; l'écriture rapide, fortement
liée et « pressée », pour reprendre
l'expression de Jean Rychner29, implique une écriture en soi
transgressive, en une mise en abyme de la transgression.
25 Nous retiendrons, pour l'ensemble de
l'étude, la traduction proposée par la Bible de
Jérusalem, Paris, Cerf, rééd. Desclée de
Brouwer, 1975
26 cf. l'élément de définition
d'Émile DURKHEIM dans Formes élémentaires de la vie
religieuse, Paris, PUF, 1968, p. 56 : « Les choses sacrées
sont celles que les interdits protègent et isolent, et les choses
profanes étant celles auxquelles ces interdits s'appliquent et qui
doivent rester à l'écart des premières. La relation (ou
l'opposition, l'ambivalence) entre Sacré et Profane est l'essence du
fait religieux. »
27 Nous partons de l'idée que «
l'Ecriture était une parole, celle des Prophètes, ou celles des
Apôtres, mais aussi celle de Dieu lui-même », Le
Moyen-âge et la Bible, dir. Pierre RICHE et Guy LOBRICHON, Paris,
Beauchesne, 1984, p. 165-166. La réécriture des textes
sacrés se comprend ainsi comme transgression d'une parole sacrée.
« La parole est (...) première » (ibid.), qui se fixe
dans l'écriture. C'est pourquoi nous avons intégré dans
une première partie la reprise des paroles rituelles, avant
d'étudier le rapport de la transgression à
l'écrit.
28 Pour reprendre le titre du recueil d'article :
Faire court. L'esthétique de la brièveté dans la
littérature du Moyen Âge, Catherine CROIZY-NAQUET, Laurence
HARF-LANCNER, Michelle SZKILNIK (dir.), Paris, Presses Sorbonne Nouvelle,
2011.
29 Jean RYCHNER, Contribution à
l'étude des fabliaux. Variantes, remaniements, dégradations.
I : Observations ; II : Textes. Neuchâtel,
Faculté des Lettres ; Genève, Librairie E. Droz, 1960
(Université de Neuchâtel, Recueil de travaux publiés
par la Faculté des Lettres, 28e fascicule), p. 31.
CHAPITRE I ECRITURES DE LA TRANSGRESSION
DU CORPS A L'AME
Le mouvement de transgression des forces sacrées tel
qu'il s'exprime au Moyen-âge apparaît bien différent de la
désacralisation30 des siècles suivants. Nul
désenchantement du monde 31 ne se donne à
lire, mais une dynamique subtile : les textes et rites sacrés forment la
matière obligée de tout écrit ;
l'irrévérence de l'écriture est toujours relative, la
transgression ne se faisant jamais destruction du
sacré.
La trajectoire adoptée dans cette première
partie a pour ambition de rendre les modalités de la transgression du
sacré selon une courbe ascendante, du stade matériel aux domaines
de l'âme et des représentations métaphysiques.
C'est pourquoi le premier point porte sur le corps, dans son
opposition fondamentale et riche de sens avec la spiritualité. Les
appétits érotiques, la scatologie et la gula forment une
triade subversive32, qui, entre sérieux et dérision,
fait entendre un dialogisme discordant avec les préceptes
chrétiens.
Le stade matériel de la transgression en appelle un
second : le rapport de la transgression au langage. L'évocation du
modèle biblique, dans lequel signe (signum) et chose
(res) sont indissociables, permet une étude de la ruse sous
l'angle du langage. La parole du décepteur, dans les fables, fabliaux et
récits renardiens, semble purement liée aux circonstances de sa
profération, préférant les détours d'une parole
prodigue à la rectitude de la parole vraie. L'importance du rituel
liturgique se manifeste, de surcroît, sous la forme d'une surimpression
du rite et de sa subversion.
30 Sur cette question, nous renvoyons à
Jean-Pierre SIRONNEAU, Sécularisations et religions politiques,
La Haye, Mouton, 1982, p. 73sq, chapitre 2, « L'Idéologie de la
sécularisation et de la désacralisation dans la théologie
contemporaine ».
31 Concept défini et développé
dans L'Ethique protestante et l'esprit du capitalisme (1905). Max
WEBER désigne, à travers l'expression de
désenchantement du monde, le recul des croyances en la religion
et en la magie comme moyens d'explication du monde et de ses
phénomènes. Ce recul de la superstition va de pair avec la
ténuité du lien social et spirituel dans un monde
désenchanté (la religion est, étymologiquement, un lien ;
à ce titre, la dissolution de ce lien ne ménage plus
d'unité parmi les hommes). Si la littérature
médiévale transgresse et subvertit le sacré, ce geste
tranche avec celui des siècles suivants.
32 Il convient d'établir d'emblée une
distinction opératoire entre transgression et
subversion : la subversion se définit comme le
bouleversement des idées et des valeurs reçues, comme le
renversement de l'ordre établi (mundus inversus selon les
catégories médiévales). La transgression se définit
quant à elle comme le fait d'enfreindre un code, une norme, une loi,
plus généralement un interdit (du lat. transgressio,
« marcher à travers, au-delà [des limites] »).
L'Eglise ayant étendu son empire aux domaines de
l'après-mort - enfer et paradis, la transgression du sacré se
prolonge également dans l'imaginaire eschatologique. La veine
carnavalesque à l'oeuvre dans les fabliaux inverse paradis et enfer,
jouant de la répartition des biens et des peines. La transgression du
sacré répondant trait pour trait à la sacralité
chrétienne, elle s'étend ainsi à la cosmologie, au rituel
et à l'eschatologie.
A. TRANSGRESSIONS DU CORPS
« Les gestes, définis de la manière la plus
générale comme les mouvements et les attitudes du corps (...)
revêtent alors dans les relations sociales une très grande
importance et deviennent (...) au moins pour les clercs, objets de
réflexion politique, éthique, historique et même
théologique »33.
1. EXALTATION DU CORPS GROTESQUE 34 ET CONTEMPTUS MUNDI
Sous l'influence des théories platoniciennes et de la
patristique, qui plaçaient l'homme dans une perspective purement
spirituelle, s'est construit un courant de pensée spiritualiste
prônant le mépris du monde (contemptus mundi) et des
biens temporels (temporalia). S'inscrivant dans une conception
manichéenne héritée de Saint-Augustin, le christianisme
semble partager une conception dégradée de la
matérialité inhérente à l'homme. Jacques Le Goff,
dans Une Histoire du Corps au Moyen-âge, évoque ainsi,
à travers l'image du corps prison de l'âme35, «
l'horreur du corps [qui] culmine dans ses aspects sexuels » 36.
Dans ce contexte de mépris du corps relayé par les plus hautes
instances de l'Eglise, à l'image du pape Innocent III, l'exaltation de
l'ordure et des parties honteuses se donne en soi comme une transgression.
A. OBSCENITE ET TRANSGRESSION
Pour véritablement saisir sa dimension transgressive,
la relation de la littérature satirique à l'obscène doit
être mis en regard avec les conceptions du corps qui transparaissent dans
la chanson de geste : Magali Janet rappelle opportunément que «
l'idéal monastique de la continence prévaut dans les chansons de
gestes de la première croisade »37. A rebours des vertus
franques, les Sarrasins s'abandonnent « aux plaisirs des sens dans une
vision orientaliste » redoublée par une « lascivité
effrénée »38 . L'évocation du
modèle épique donne la mesure d'un corps réduit à
l'asexualité radicale,
33 Jean-Claude SCHMITT, La Raison des gestes dans
l'Occident médiéval, Paris, Gallimard, 1990, p. 14
34 Suivant l'expression de Mikhail BAKHTINE dans
L'oeuvre de François Rabelais, op. cit, p. 350. Selon
Bakhtine, le cirque présente l'une des images les mieux
conservées du corps grotesque. A l'instar des « mouvements
élémentaires du clown : le derrière s'évertue
obstinément à occuper la place de la tête, et la
tête, celle du derrière ».
35 Cf. la théorie socratique du corps prison
de l'âme exposée dans le Gorgias (493a) : « ô?
~?í ó?? ?óôéí ??í
ó?já », mais aussi dans le Phédon (66b) et
le Cratyle (400c).
36 Jacques LE GOFF, Nicolas TRUONG, Une histoire
du corps au Moyen Âge, Paris, Lévi, 2003, p. 32
37 S'il est manifeste que ces textes sont
très antérieurs à notre corpus, ils n'en posent pas moins
un cadre de réflexion fructueux ; à partir d'une liaison, dans
l'écriture épique, entre corps maîtrisé et
sacralité, il est loisible d'apprécier le processus de
dégradation du corps à l'oeuvre dans les formes brèves du
corpus.
38 Magali JANET, L'Idéologie
incarnée, représentations du corps dans le premier cycle de la
croisade (Chanson d'Antioche, Chanson de Jérusalem,
Chétifs), sous la dir. de Catherine CROIZY-NAQUET, Université
Paris-X Nanterre-La Défense, 2010 (en cours de publication), pp. 308 et
309
cette corrélation épique du corps
maîtrisé39, pudique et vertueux se concevant à
partir d'un modèle sacré, comme le suggère Pierre Le
Gentil : « Genre noble, presque sacré, [la chanson de geste]
célèbre avec solennité, dans un langage rituel, la
liturgie de l'héroïsme chevaleresque »40. La
liaison de la grandeur épique et du rituel liturgique assimile les
vertus morales du chevalier à la pénitence chrétienne. Le
rapport du corps au sacré et à l'obscène se lit ainsi dans
la lettre même des textes prophétiques. Ezéchiel (Ez. 23,
18) relate l'histoire symbolique de Jérusalem et de Samarie,
figurées sous les traits de deux soeurs également marquées
du sceau de la perversion : « Elle s'afficha dans ses prostitutions,
elle dévoila sa nudité ; alors je me suis détourné
d'elle comme je m'étais détourné de sa soeur ».
Le mot hébreu « ervah » signifie à la fois la
nudité, la honte et les pudenda féminins, en une triple
acception significative.
De même que l'épopée est empreinte de
sacralité, la dégradation épique du Roman de
Renart fait coexister l'obscène et le sacré. Les
récits animaliers, dont la critique a maintes fois souligné
l'attirance pour le bas matériel et corporel, exaltent ainsi la
corporéité, dans son caractère obscène. La notion
d'obscénité est fondamentale dans la mesure où, issue du
latin obscenus, « sale, immonde, indécent », elle se
définit comme l'exhibition cynique de ce qui contrevient à un
interdit sexuel ou social. L'exhibition anale dans « La Monstrance du Cul
» manifeste ainsi l'esprit de transgression à l'oeuvre dans le
roman.
La branche XXII du Roman de Renart, met en
scène le loup Isengrin, l'ours Patous, un paysan et son épouse.
L'attribution du bacon, initialement saisi par le vilein, est
confiée à la proposition audacieuse de l'ours : v. 57-60, «
Et le matin quand revanrons / Et trestuit noz cus mostrerons ? / Et cil qui
greignor cul avra / Tot le bacon emportera » 41 . Au partage
équitable de la nourriture se substitue une compétition
régressive et burlesque, exaltation triviale du bas corporel,
associé aux pudenda. De fait, le terme bacon, est
employé dans des fabliaux tels Le Meunier et les deux clercs
ou
39 La maîtrise de soi, de ses pulsions
sexuelles ou de mort, est un élément de définition du
héros épique. Magali JANET donne l'exemple de Godefroy, «
chevalier modèle » « qui dédaigne la vie courtoise, ses
tentations et ses vices (avarice, luxure, oisiveté) ». Les
modèles de héros vertueux forment souvent un contraste avec des
personnages intempérants. Cf. dans l'Enéide de Virgile,
le personnage de Turnus, tout entier livré à sa fougue et son
impulsivité, en un double négatif d'Enée.
40 Pierre LE GENTIL, « Hommage à R.
Menéndez Pidal », Technique littéraire des chansons de
geste, Actes du colloque de Liège, Paris, Les Belles Lettres, 1959,
p. 33. Nous soulignons.
41 L'ensemble des références au
Roman de Renart renvoie à l'édition de Roger BELLON,
Dominique BOUTET, Sylvie LEFEVRE, Armand STRUBEL (dir.), Le Roman de
Renart, Paris, NRF, Gallimard, Pléiade, 1998. Cette édition
présente l'intérêt de proposer une vue d'ensemble du
Roman, comprenant les épigones.
Estormi42 pour désigner en un sens
figuré le con. La dimension sexuelle de la branche est donc
sensible, qui pose sur un même plan désir sexuel et
impératif de réplétion, dans un monde où la
nourriture demeure précieuse : « Si l'anporterai [le
bacon] en cest bois / Quar tex porroit ici venir / Qui tost le nos porroit
tollir » (XXII, v. 44-46). Le commentaire de la ruse féminine
par le conteur (« Et se ce vient au cul mostrer, / Grand fandasce
porra mostrer », XXII, v. 101-102) ajoute à la
trivialité d'une compétition anatomique impliquant le spectacle
du con et du cul.
La ruse féminine de la branche XXII est ainsi en
rupture avec la conception biblique du corps. L'épouse du vilain
transgresse l'idéal de pudeur, partant de pureté ; et le paysan
de donner son assentiment avec une verve proche du blasphème : «
Par Deu, dit il, molt as bien dit ! » (XXII, v. 104).
L'exclamation prononçant le nom de Dieu manifeste la portée
transgressive d'une ruse incluant l'interdit religieux sous sa forme la plus
élevée - mention du Seigneur, fût-ce dans une locution
interjective de sens atténué : la présence de «
Deu » dans l'interjection du vilain, qui peut être lue
comme la simple imitation d'un parler rural, apparaît cependant en un
sens plus ambigu, compte de tenu de l'extrême proximité du dessein
obscène et de la mention du sacré,
représenté par le divin ; de fait, « le divin est l'aspect
fascinant de l'interdit : c'est l'interdit transfiguré » comme le
suggère Georges Bataille.
La tension du projet lubrique (« au cul mostrer
», v. 102), du rire (« li vilein l'ot et puis s'an rit
», v. 103) et du sacré (« Par Deu, dit il, molt as bien
dit » v. 104) maintient l'ambiguïté d'une pulsion ludique
s'intégrant à l'excursus sur la folie (« Tost a
torné folie en songe », v. 86) et d'une transgression
carnavalesque inhérente au « réalisme grotesque ». Le
rire prolonge l'ambiguïté de la scène domestique,
apparaissant aussi bien comme une composante de l'esprit populaire que comme
une déviance perverse. L'écriture irrévérencieuse
du corps trouve son pendant lors du viol d'Hersent : « Et Renars prent
la queue as dens / Et li reverse sort la crupe / Et andeus les pertuis destoupe
/ Puis li saut sus, ses ieus voiant (...) Tout à loisir et
à grant aise » (IX, v. 406-410 et 412). L'interdit fait ici
l'objet d'un dédoublement lié d'une part à la
réalité des liens sacrés unissant Isengrin
à Hersent, d'autre part au regard impuissant d'Isengrin : «
Conment ? Ai-je les ieux crevés ? / Cuidies que je ne voie goute
? » (IX, v. 442-443).
42 Sylvie LEFEVRE, « Notice de la Branche XXII
», in Le Roman de Renart, p. 1333
L'évocation jouissive de la sexualité et du bas
corporel dans la littérature animalière et les fabliaux
procède assurément d'un dessein transgressif, même si elle
s'explique également par la notion de « réalisme grotesque
» 43 . Grossièretés et plaisanteries égrillardes sont
de fait la norme de la « liesse populaire », fondée sur
l'inversion et le triomphe du bas corporel, comme l'a montré Mikhail
Bakhtine dans ses travaux consacrés à l'oeuvre de
Rabelais44. La transgression, qui procède de l'exaltation des
parties viles du corps (« Elle a fait large enforcheüre / Por
bien mostrer cele nature », XXII, v. 135-136), réduit ainsi
les prétentions spiritualistes en donnant à voir le revers
matériel de l'esprit : « Nomini Dame, dist li ors, /
Cist cus ne est mie toz sous ! » (XXII, 140-141).
L'écriture joue sur la proximité polémique d'univers de
référence antagonistes, sur la dialectique du haut et du bas, du
spirituel et du matériel, révélant une intention
ambiguë, au carrefour de la subversion ludique et de l'inversion
transgressive. L'évocation du cul par l'épouse et les
répliques de l'ours portent la marque de cette ambiguïté :
« Mes cus est toz accoutumez / Sovent de son col afichier / Por ce
l'ai-je tostant plus chier » (XXII, 152-154). Si la réunion de
l'anus et du vagin en une seule entité redouble la trivialité de
l'épisode, les mouvements de dérobade (« Ysangrins fuite
/ Alons nos an ! », XXII, v. 155-156) et aveux de répugnance
(« Je n'i ai soing d'abooter », v. 149) trahissent
l'appréhension véritable que suscite le sexe féminin dans
l'imaginaire médiéval ; car ainsi que le rappelle Jacques Le
Goff, « l'abomination du corps est à son comble dans le sexe
féminin » 45 .
La vision d'un corps grotesque marque ainsi une rupture
d'importance avec le courant de pensée du contemptus mundi ;
transgression qui s'exprime à la fois dans l'exhibition du corps et les
excès auxquels il est soumis.
43 L'expression de « réalisme grotesque
», due à Mikhail BAKHTINE se définit comme le transfert de
l'abstrait, de l'idéal, du spirituel sur le plan matériel et
corporel. Bakhtine utilise le terme de « carnavalesque » en un sens
plus large que l'expression du carnaval, qui désigne « non
seulement les formes du carnaval au sens étroit et précis du
terme, mais encore toute la vie riche et variée de la fête
populaire au cours des siècles et sous la Renaissance, au travers de ses
caractères spécifiques représentés par le carnaval
à l'intention des siècles suivants, alors que la plupart des
autres formes avaient soit disparu, soit dégénéré
». Et d'ajouter que « le principe du rire et de la sensation
carnavalesque du monde qui sont à la base du grotesque détruisent
le sérieux unilatéral et toutes les prétentions à
une signification et à une inconditionnalité située hors
du temps ».
44 Mikhail BAKHTINE, L'oeuvre de
François Rabelais et la culture populaire au Moyen-âge et sous la
Renaissance, p. 368 : « L'orientation vers le bas est propre à
toutes les formes de la liesse populaire et du réalisme grotesque. En
bas, à l'envers, le devant-derrière : tel est le mouvement qui
marque toutes ces formes. »
45 Cf. Jacques LE GOFF, Une histoire du corps au
Moyen Âge, op. cit. p. 32
B. GULA ET VISION GROTESQUE DU CORPS46
La conception chrétienne du corps, qui favorise
l'ascétisme, élève le corps à une dimension
mystique, comme le rappelle Jean-Louis Chrétien : « le corps humain
(la personne humaine) qui forme en son ordre une totalité, est
assimilé à un organe d'une plus vaste totalité, et d'un
organisme plus puissant, hors desquels il ne saurait ou ne devrait vivre
»47. En ce sens, le corps matériel s'assimile à
un corps spirituel, inscrivant le fidèle dans l'unité de
l'Eglise. Le corps est ainsi le truchement d'une agrégation de la
matérialité individuelle au sacré unificateur.
La dégradation grotesque48 du corps dans les
fabliaux semble au contraire réduire cette dynamique au seul pôle
de la matérialité. La gula, terme signifiant
l'excès des plaisirs de bouche, apparaît comme l'expression la
plus achevée d'une dégradation du corps excluant toute
donnée spirituelle49. Le fabliau de Watriquet, Des .III.
Dames de Paris50 procure ainsi l'image de trois corps hideux,
de trois bacchantes qui « se gavent et s'enivrent, parlent des vins en
professionnelles de l'oenologie »51. S'abandonnant tout
à fait à la gula, les trois dames apparaissent
« comme merdes en mi le voie », v. 209. Le terme de
merde renvoie à l'imaginaire burlesque de la scatologie, et
mêle les thèmes de la mort et de l'excrémentiel, tels
qu'ils apparaissent chez Pierre de Nesson, dans une comparaison du corps avec
un « sac a fiens », duquel ne sort que « fiante
puant et corrompue »52. Le fabliau accentue le
caractère horrifique des déjections des trois femmes, qui rendent
le produit de leur gloutonnerie « par tous les conduits »,
v. 227. Leur résurrection joue également sur l'association d'un
symbole sacré et de la dérision, lorsque Watriquet évoque
l'odeur pestilentielle des corps : « Elles n'odorent pas encens
!
46 Sur la gula et les appétits du corps,
nous renvoyons, pour un panorama d'ensemble des fabliaux, à l'article de
Larry S. CRIST, « Gastrographie et pornographie dans les fabliaux »,
dans Continuations, Essays on medieval french literature and language,
in honor of John L. Grigsby, éd. Norris J. Lacy et Gloria
Torrini-Roblin, Summa, 1989, pp. 251-260.
47 Jean-Louis CHRETIEN, « Le Corps mystique
dans la théologie catholique », in Jean-Christophe Goddard, Le
Corps, Paris, Vrin, 2005, p. 85
48 Dans l'arborescence des significations du terme,
originellement pictural (grottesca, « peinture de grotte »),
nous retiendrons l'acception que lui donne Théophile Gautier, dans
Les Grotesques (1853) : le grotesque s'y définit comme une
tonalité fantasque, bizarre, privilégiant le difforme. La
caricature et le rire qui en découle s'intègrent à cette
définition.
49 Rappelons toutefois que la gula, chez
les Pères de l'Eglise n'est pas encore un péché : «
Videtur gula non sit peccatum », écrit Saint-Thomas
d'Aquin dans la Somme Théologique, Quaestio CXLVIII, « De
gula, in sex articulos divisa ».
50 Fabliaux Français du Moyen Age,
éd. Philippe MENARD, tome 1, Droz, Genève, 1979,
rééd. 1998, p. 119-127
51 Danièle ALEXANDRE-BIDON, « Le festin
des trois dames de Paris », Clio, numéro 14-2001, p. 186,
Festins de femmes.
52 Pierre de NESSON, Les Vigiles des Morts,
Alain COLLET (éd.), CFMA, Honoré Champion, Paris, 2002, v. 547 et
v. 418.
/ Mout erent ordes et puans », v. 234-235.
L'évocation de l'encens comme l'épisode de leur
résurrection sont les signes d'une double transgression du sacré.
L'encens, dont le parfum est consubstantiel au rituel liturgique, s'inscrit
dans une comparaison comique des odeurs, redoublée par l'exclamation.
Trivial et sublime, sacré et profane forment un contraste
particulièrement subversif. Ainsi de la subversion des symboles
attachés au vin et au sang : « Hors leur salloit par les
gencives / Li vins par tous les conduis », v. 255-256. Le vin,
symbole du sang du Christ dans le rituel eucharistique, n'est pas ici
mise en présence, matérialisation d'une entité
spirituelle, mais signe abject des licences auxquelles se sont
prêtées des trois dames. La transgression tient dans cet
épisode à couper le lien symbolique qui relie le matériel
au spirituel, à reprendre l'image rituelle du vin et du sang («
Et touz sanglens cors et visages », v. 224) pour en évider
le potentiel symbolique.
La résurrection semble d'autant plus transgressive
qu'elle révèle pour ainsi dire des morts vivants («
enterrées (...) toutes vives », v. 253-254),
souillés à mesure d'un parcours de beuverie (« boire
à grandes henappées », v. 73) qui les mène
d'auberges en tavernes, « en la maison Perrin du Terne » (v.
24), à la « taverne des Maillez » (v. 47) puis en
« l'ostel » où l'on « cuisoit »
une « crasse oue » (v. 34 et 37) . A la nudité des
corps - « Gisans nues a tel diffame », v. 246 -
répond, avec une outrance macabre, leur délabrement
précoce : « Elles sont de vers chargies /
Enterrées et demengies / Les corps noirs et
delapidés », v. 295-297. Les adjectifs
révèlent, en plus d'une ambiguïté prolongée
entre vie et mort, le caractère abject du corps humain. La
résurrection du Christ présente en regard un corps glorieux et
pur53. L'extraction de la terre, à « plus de
miesnuis » (v. 228), du cimetière des « Innocens
» (v. 233) manifeste avec une ironie grinçante la portée
satirique du fabliau, à l'innocence se substituant un discours
violemment contempteur. Dominique Boutet, dans son article portant sur «
Des .III. Dames de Paris »54, établit un lien entre le
fabliau satirique de Watriquet et le livre II du De Miseria Humanae
Conditionis. Le traité composé par le pape Innocent III
alors qu'il était cardinal, aux alentours de 1196, porte l'accent sur
les effets néfastes - maladies, mort - de la gloutonnerie,
figurée tant dans l'abondance du festin que dans la
célérité de sa dévoration, rendue par
l'adynaton : « Mengié l'orent en mains d'espasse /
Assez c'on ne
53 cf. les Evangiles synoptiques, par ex. Saint
Matthieu, qui insiste sur l'observance des gestes liés au rituel
funèbre (Matthieu, 27, 59-60) : « Joseph prit donc le corps, et
roula dans un linceul propre et le mit dans le tombeau neuf qu'il
s'était fait tailler dans le roc ». Nous soulignons.
54 Dominique BOUTET, « Le Fabliau des Trois
Dames de Paris et le De Miseria humanae conditionis d'Innocent
III », in Mélanges Claude Thomasset, Presses
Universitaires Sorbonne Paris IV, Paris, 2000.
mist au tuer », v. 70-71. Plus encore, la
transgression tient, à l'instar du langage55, à
simuler ce qui n'est pas. De fait, ainsi que le montre Dominique Boutet, le
« corps grotesque présente ici tous les signes de la
décomposition cadavérique »56 :
N'orent bouche, oil nés ne face
Qui ne fust de boe couvers 257
Et toutes chargies de vers
L'ivrognerie (« Cis pochonnez est trop petis
», v. 137) est à l'origine d'une falsification de la mort,
falsification qui repose sur des apparences sensibles, entre existence et
décomposition des corps sous l'effet du vin et de l'intempérance
: « pour mortes les tenoient toutes (...) Tous disoient,
et folz et sages / C'on les avoit la nuit murdries », v. 222 et
225-226.
La représentation de la perversion du corps suite aux
plaisirs de bouche semble s'inscrire dans le courant macabre qui domine la
poésie du XIIe siècle. La signification du macabre
réside dans le renversement sérieux du thème qui consiste
à associer le caractère répugnant de la
décomposition à celui du corps vivant. La dérision se
colore d'une dimension morale, le rire s'inscrivant dans le courant
d'humilité initié par Innocent III. La figuration du corps
grotesque se donne dans cette perspective comme une offense contre l'homme et
contre Dieu :
« Natus ad laborem, timorem, dolorem (...) Agit prava
quibus offendit Deum, offendit proximum, offendit seipsum; agit vana et turpia
quibus polluit famam, polluit personam, polluit conscienciam. Agit vana quibus
negligit seria, negligit utilia, negligit necessaria
».57
Les excès de la gula redoublent la chute de
l'homme consécutive au péché originel : «
Conceptus in pruritu carnis, in fervore libidinis, in fetore luxurie:
quodque deterius est, in labe peccati » [« L'homme naît
d'un prurit charnel, d'un désir ardent ; autant de mauvaises pratiques
qui s'accomplissent dans la souillure du péché »]. Le
55 Cf. la partie consacrée à la
transgression du Verbe. Transgresser le langage revient à disjoindre le
signifiant et le signifié actuel, à jouir du signifiant, pour
reprendre la distinction linguistique établie par Ferdinand de SAUSSURE.
De même, simuler la mort, multiplier les signes fallacieux, comme le fait
Renart dans la Branche XVIII, constitue également une transgression.
56 Dominique BOUTET, art. cit., p. 108
57 Lotario de CONTI DI SEGNI, De Miseria
humanae conditionis, I, « De Miseria Hominis », [« L'homme
est né pour le travail, la crainte et la douleur (...) Il accomplit de
mauvaises actions par lesquelles il offense Dieu, les siens, et lui-même
; il accomplit des actions vaines et honteuses, par lesquelles il souille sa
renommée, son image et sa conscience. Il accomplit des actions vaines
à cause desquelles il néglige les activités
sérieuses, utiles et nécessaires »] (trad.
inédite).
mouvement descendant vers l'obscénité porte
atteinte au mouvement ascendant de la spiritualité en
représentant un corps hideux : « C'est d'elles veoir grans
pitez / Touz licuers du ventre m'en tremble », v. 299-300.
Ces deux pôles, ascétisme spirituel et
répugnance matérielle, sont l'expression
extrême de la dialectique du sacré et du profane, suggérant
les appétits du corps (« Druin, raportez nous a boire
», v. 305) comme le contrepoids de la rigueur chrétienne.
L'abjection du corps porteur d'excréments est ainsi liée à
l'absorption de nourriture, question d'importance développée dans
la Bible.
C. TRANSGRESSION DE L'INTERDIT ALIMENTAIRE
La question de la nourriture constitue un thème
fondamental des écritures saintes, formant un entrelacs complexe de
pratiques doublées d'interdits58. Comme l'écrit Jean
Soler, « ces comportements qui jouent (...) sur l'usage rituel de la
nourriture sont loin d'être anecdotiques »59. La
littérature satirique du Moyen-âge intègre ainsi les
données du code alimentaire de la Bible, selon un rapport de
transgression lié tant à la qualité (violation de
l'interdit alimentaire) qu'à la quantité (excès orgiaque
de la gula). Comme le suggère Sarah Gordon, la nourriture
apparaît en effet en prise directe avec le domaine religieux : «
Eating and fasting were tied with religion and morality »60.
L'analyse des manières et service de tables dans le
Roman de Renart relève d'une certaine complexité,
dès lors que la description des animaux est soumise à
l'ambiguïté de la métamorphose
illusoire61. La représentation simultanée de
pratiques animales (dévoration de la viande crue) et de traits
anthropomorphes pose en effet un rapport de transgression. La prohibition
biblique de l'hybride62, en matière d'essence
(identité irréductible de l'homme et de la femme, interdiction de
croiser les espèces
58 Le code alimentaire de la Bible distingue les
animaux purs (boeuf, mouton, cerf, gazelle, chevreuil...) des animaux impurs
(chameau, lièvre, daman, porc, cf. Deutéronome, 14,
3-21) et des créatures hybrides.
59 Jean SOLER, Sacrifices et interdits
alimentaires. Aux origines du Dieu unique, Tome 3, Hachette
Littératures, coll. « Pluriel », Histoire, 2006, p. 26
60 Sarah GORDON, Culinary Comedy in medieval
french literature, Purdue University, 2007, p. 3
61 La « métamorphose illusoire »
désigne, dans le Roman de Renart, une représentation des
personnages tantôt comme des animaux, tantôt sous des traits
anthropomorphes (cf. à ce sujet l'article de Gabriel BIANCIOTTO, «
Renart et son cheval », Études de langue et de
littérature du Moyen Âge offertes à Félix Lecoy par
ses collègues, ses élèves et ses amis, Paris,
Champion, 1973, p. 27-42). Les habitations sont ainsi tour à tour des
châteaux ou des terriers, les personnages se déplacent à
cheval ou manifestent des attitudes et modes de déplacement zoomorphes.
Les effets de hiatus sont particulièrement porteurs de sens. Sur le
fonctionnement de la « métamorphose illusoire », Gabriel
BIANCIOTTO écrit (à propos de la branche I) : « Tout en
utilisant les choses et les mots du monde réel, animal et humain, le
poète de la branche I n'assimile jamais totalement l'univers du conte
à l'un ou l'autre, évoquant des métamorphoses par la
superposition de plan en transparence sans travestir ou masquer ».
62 Cf. Jean SOLER, op. cit., p. 27-28
animales) comme d'existence (« Tu ne revêtiras
pas un tissu hybride de laine et de lin », Deut., 22, 11),
proscrit la bestialité en l'homme63. La dévoration des
anguilles dans la branche X met en résonance l'absence de
préparation des anguilles 64 , trait spécifiquement
animal, et le sourire narquois de Renart savourant sa ruse, trait
spécifiquement anthropomorphe : « Mais Renars n'en fait fors
sourire / Car molt a entre faire et dire », v. 83-84. L'infraction
morale se manifeste ainsi dans l'hybridité d'une écriture
ambiguë quant à l'essence des personnages qu'elle
figure65. De même, dans la « Confession de Renart »,
la dévoration sauvage du chapon se superpose à l'expression de
sentiments humains : « Ains n'i quist nape ne touaille / Tot
maintenant li ront la teste » (III, v. 100-101) et « Mais
molt par vendi chierement / Al caponet son maltalent / Qui riens ne
lui avoit meffait ! » (III, v. 105-107). La présence de
l'alimentation est ainsi chargée de sens, car « la cuisine est un
langage à travers lequel une société s'exprime »,
comme le suggère Jean Soler à la suite de Claude
Lévi-Strauss (L'Origine des Manières de table).
La lettre du récit renardien porte également la
marque d'une transgression alimentaire notamment liée au jeûne
pratiqué dans les abbayes. Renart, dans la branche du « Duel
Judiciaire », transgresse ainsi ses voeux (« trespasse
obedience », II, v. 1578), en ajoutant à la prédation
le scandale d'une interjection citant le Seigneur, mêlant par là
invocation divine et refus d'obéissance : « Par Dieu,
fait il, ne m'appartienent / Cil de char mengier se tienent », II, v.
1565-1566. Le commentaire du « larrecin » (II, v. 1586) par
le conteur fait de la transgression de l'interdit alimentaire l'une des
composantes de l'instinct vicié du goupil : « Se licheres est
par aventure / Bien s'en retrait a sa nature » (II, v. 1588). La
réplétion semble ainsi s'intégrer à un ensemble de
transgressions inhérentes aux dispositions physiologiques et morales de
Renart.
Si les plaisirs de bouche, alimentaires et spiritueux,
présentent le corps humain sous un jour théologiquement hideux,
érotisme et sexualité redoublent le sentiment de la
souillure66, le plaisir de la jouissance allant de pair avec
l'exaltation de la matérialité du corps.
63 Lévitique, 17, 12 : « Nul
d'entre vous ne mangera de sang ».
64 Le Roman de Renart, Branche X, «
Renart et les anguilles », v. 90-91 : « Car molt en menja
volentiers / Qu'onques n'i quist ne sel ne auge ».
65 Cf. la notion de clinamen,
originellement propre à la philosophie épicurienne, dans
l'acception de Jean SCHEIDEGGER (Le Roman de Renart ou le texte de la
dérision, p. 210) : « ce point limite où se rencontrent
le discours humain et le cri animal, le cri humain et le discours animal,
lorsque l'homme régresse à la bête et que l'animal devient
parlant ».
66 Cf. Ephésiens, 5, 3 : «
Quant à la fornication, à l'impureté sous toutes ses
formes, ou encore à la cupidité, que leurs noms ne soient
même pas prononcés par vous : c'est ce qui sied à des
saints ».
2. EROTISME ET TRANSGRESSION
Comme le rappelle Georges Bataille, dans l'antiquité
païenne, « l'ensemble de la sphère sacrée se composait
du pur et de l'impur ». L'évolution apportée par le
christianisme tient alors à une conception renouvelée du
sacré où « l'impureté, la souillure, la
culpabilité étaient rejetées hors de ces limites. Le
sacré impur fut dès lors renvoyé au monde profane
» 67. Paradoxalement, se livrer aux impuretés du monde
profane ménage une ouverture vers le monde sacré, soumis à
la notion d'interdit. En ce sens, l'érotisme, lieu paradigmatique de la
souillure, apparaît comme le domaine où s'accomplit par
excellence la transgression profane du sacré. De fait, la
transgression de l'eros dans les fabliaux est placée sous le
signe de la démesure ; démesure d'un couple élargi aux
dimensions du triangle, démesure du désir s'abandonnant aux
licences sacrilèges, démesure enfin dans l'exultation du langage
érotique.
A. TRIANGLE EROTIQUE, « MIRAGE EROTIQUE » ET
PROFANATION DU MARIAGE
« Le mariage spirituel est symbolisé par l'amour de
l'Epoux et de l'Epouse et par leur
union. A ce moment l'Epouse ne cherche plus, elle possède
une présence qu'elle ne veut plus quitter ».68
Du triangle érotique composé du mari,
de la femme et de l'amant résulte la double transgression d'interdits
sacrés : sacrement bafoué des liens matrimoniaux69,
transgression consommée de la gauloiserie. Michel Olsen, dans Les
Transformations du triangle érotique70,
systématise l'étude du triangle érotique en proposant des
« clefs », comme autant de configurations narratives :
« Une fois ce triangle construit, on peut essayer établir une
« clef de nouvelles », analogue à celles qui sont
utilisées dans les taxinomies botaniques ou zoologiques ». Cette
approche, qui évoque les multiples variations d'un
thème fondamental, suggère l'importance de
l'érotisme dans le corpus des fabliaux. Plus que d'une simple typologie
narrative, la prégnance de l'érotisme est passible d'une lecture
axiologique, l'adultère constituant une transgression d'importance. Au
désir triangulaire se superpose le cynisme de la ruse, qui accroît
d'autant la portée transgressive de l'adultère. Ce trait est
particulièrement perceptible
67 Georges BATAILLE, L'Erotisme, op. cit.,
respectivement p. 127 et 128
68 Marie-Madeleine DAVY, Initiation à la
symbolique romane, Paris, Flammarion, 1977, p. 236
69 Genèse, 2, 24 : « L'homme
s'attachera à sa femme et tous deux ne feront plus qu'un » et
Tobie, 7, 15 : « Que Dieu soit avec vous, que lui-même
vous unisse et vous comble de sa bénédiction ».
70 Michel OLSEN, Les Transformations du
triangle érotique, UNIVERSITETSFORLAGET I K0BENHAVN, Akademisk
Forlag, 1976, p. 8. Michel Olsen s'est inspiré, dans ses analyses, des
travaux de son maître, Per Nykrog.
dans les fables de Marie de France, qui par leurs personnages
(animaux, humains) et leurs thèmes (adultère, ruse), se situent
à la jonction du fabliau comme de la littérature
animalière.
Le thème du « mirage érotique
»71 emblématise la transgression des liens du mariage en
l'enrichissant de considérations axiologiques. Les ressources
fallacieuses du regard invitent en effet à une réflexion sur le
bien et le mal, le vrai et le faux, la raison et le tort. Le « fablel
courtois et petit »72 du « Prestre qui abevete »
met ainsi en scène un prêtre épris d'une de ses ouailles
(« Et icele le prestre aimoit », v. 10). Le prêtre,
à la porte de la femme qu'il convoite (« si s'aresta /
Près de l'uis, v. 23-24), feint de voir une scène
érotique (« il m'est avis que vous foutés ! »)
au lieu d'une scène domestique (« fu li vilains (...)
au digner o sa femme asis », v. 38 et 17-18). L'étonnement
du mari face aux accusations diffamatoires du prêtre amène le
vilain à se positionner derrière la porte, laissant le
prêtre libre de consommer l'adultère :
O moi venés chas fors ester,
Et je m'en irai là seoir ; 45
Lors porrez bien apperçevoir
Se j'ai voir dit u j'ai menti.
Le mensonge de la vision du prêtre devient
vérité de la fiction, la vérité de la vision
véritable du vilain est convertie en illusion des sens («
austretel sambloit ore a moi ! » / Dist le vilains : « Bien vous
en croi », v. 77-78). Le mundus inversus du prêtre
ébranle les certitudes ontologiques, ajoutant à la transgression
érotique une inversion axiologique.
Le thème de la vision apparaît également
dans deux autres fables de Marie de France, « D'un vilein cunte ki
guaita... » et « D'un vilein vueil ici cunter...
». La première de ces fables joue sur l'inversion du vrai et du
faux. La découverte de l'adultère par le vilain (« Un
altre hume vit sur sun lit / Od sa femme fist sun delit », v. 3- 4)
conduit l'épouse à anticiper la leçon immorale de la fable
: « que mult valt mielz sens et quointise (...) / Que sis
aveirs ne si parent », v. 33 et 36. L'exemplum de
l'épouse infidèle tient en effet à inverser
vérité et mensonge, en un discours moraliste sur l'illusion des
sens : si le vilain observe son reflet dans la « cuve d'ewe
pleine » (v. 18), il ne s'y trouve pas lui-même. « D'un
vilein vueil ici cunter... » joue, à l'instar du
71 Cf. « Le Prestre qui abevete », « La
Femme et son amant », « Encore la femme et son amant »
72 Garin, « Le Prestre qui abevete », in
Fabliaux érotiques, op. cit., p. 156, v. 3
« Prestre qui abevete », sur le thème de
l'apparition fantastique. L'épouse infidèle, qui se promenait
dans la forêt avec son amant (« vers la forest sun dru od
li », v. 3), est surprise par son mari, lequel se répand en
injures : « Sa femme laidi e blasma » (v. 7).
L'épouse feint alors d'ignorer ce dont lui parle le vilain, et de
s'inquiéter de ce qu'il a pu voir :
« Sire », fet elle, « se vus plet,
Pur amur Deu, dites mei veir ! 15
Quidastes vus hume veeir
Aler od mei ? Nel me celer ! »
L'inquiétude feinte manifestée en ces vers
permet le recours parodique à une croyance populaire, selon laquelle ce
type de vision est annonciateur de mort : « Or sai jeo bien, pres est
ma fins », « Dun vilain vueil ici conter... », v. 27. Le
cynisme est sensible dans cette parole qui se disculpe en raillant, en creux,
la superstition du vilain.
Le thème du mirage érotique rend ainsi compte
des riches potentialités qu'offrent les contes à
triangle (Per Nykrog). La vision optique est liée à une
vision du monde, partant à une morale. La transgression du sacrement
matrimonial, dans ce régime de sens, prend une dimension bien plus large
: l'érotisme participe du mundus inversus, ajoutant à
l'effritement des valeurs spirituelles la souillure des corps.
B. COPULA CARNALIS ET DEMESURE : LASSATA SED NON
SATIATA (JUVENAL)
Plus que tout autre écrit, les fabliaux et
récits d'animaux figurent un érotisme démesuré,
à l'image du sexe féminin, véritable tonneau des
Danaïdes73. Le désir inextinguible est
particulièrement sensible dans les ramifications du Roman de
Renart, à travers le couple adultérin que forment Renart et
Hersent. Comme le rappelle Georges Bataille, la transgression érotique
s'accomplit dès « qu'un être humain se conduit d'une
manière qui présente avec les conduites et les jugements
habituels une opposition contrastée »74.
L'absence de mesure se joint à une conception du monde
toute entière portée vers le bas matériel et
corporel (prédation, réplétion, copulation). La
disculpation ambiguë d'Hersent sert de base à un portrait en
négatif de la louve, mot
73 Cf. Jean R. SCHEIDEGGER, Le Roman de Renart
ou le texte de la dérision, op. cit., p. 307 : « nul «
vit (...) gros et dur » ne saurait tenter cette plaie qu'est la
« nature » de femme, « puis qu'on ne puet au fons ataindre
».
Le Roman de Renart, Branche III, « La Confession de
Renart », v. 514 et 529
74 Georges BATAILLE, L'Erotisme, op. cit., p.
116
dont il convient de rappeler les connotations lubriques
(lupa) : « Ne fis de mon cors licherie / Ne malvaisté,
ne puterie / Ne nesun vilain afaire / C'une nonains ne peüst faire
» (Ia, v. 175-178). Les termes de la perversion sont en effet
démentis par les paroles d'Hersent devant l'émasculation
d'Isengrin : « Qu'ai-je mais a faire de lui / Fole est qui mais o lui
se couce / Qu'autant li varroit une çouce », (Ic, v.
2731-2733). Le mariage se réduit, dans la parole contemptrice de la
lupa, aux plaisirs procurés par « l'andoille / Qui ici
endroit soloit pendre » (Ic, v. 2679-2680). Avec
l'émasculation, Isengrin « perdue a toute sa valour »
(Ic, v. 2743).
La branche consacrée à la mort de Renart
contribue également à établir l'image d'une
dévergondée : « Que maintez foiz en privé leu /
L'a Renars tenue adossee (...) / Maudite soit tele fendace / Ou cop ne pert que
l'en i fiere ! » (XVIII (fin), v. 981-982). Dame Fière rejoint
Hersent dans l'expression d'un désir insatiable : « Onques son
cul, s'entendu l'as / Pour cop de coilles ne fut las » (XVIII (fin),
v. 886-887). La jactance de Renart dans l'épisode de sa confession
manifeste la toute-puissance de l'éros viril : « Je
fout bien dis fois prés a prés / Et neuf foiees tout adés
» (II, v. 667-668).
Les fabliaux exposent, dans une perspective différente,
la démesure du désir érotique ; « La Sairenesse
» atteste de l'extraordinaire vitalité de la femme du
vilain et du pautonier, venu en consultation pour soigner sa
« gout es rains molt merveillouse » (v. 37) : « le
pautonier le prend esrant / en un lit l'avoit estendue / Tant que il l'a trois
foiz foutue », v. 42-44. Si le désir adultérin de la
saineresse connaît un terme (« Quant ils orent
assez joué / Foutu, besié et acolé », v.
45-46), celui de Richeut paraît à l'inverse sans limites : «
Fame sor cui tex pueples monte / Conmant savroit tenir lo conte / de ses
enfanz ? / Ne sai de cui conçoi ne qanz » (Richeut,
v. 668-671). L'hyperbole, « tex pueples monte »,
exprime la profusion des relations sexuelles, tandis que « de cui
» et « ne qanz » suggèrent la pluralité
des combinatoires, en termes de partenaires comme de repères temporels.
L'interrogation appelant une réponse négative (« conmant
savroit (...) ? ») achève de donner l'image d'une
sexualité dévorante, perpétuelle et insatiable.
C. URANISME, PERVERSION, TRANSGRESSION
La sexualité renardienne procédant d'un manque
fondamental75, à l'instar de la quête de nourriture,
l'ardeur du désir charnel paraît inextinguible. Le vide que
75 Renart s'en explique dans la branche III,
confessant l'impossibilité de renoncer à la fornication : «
Et jou, coment enteroie / Qui nul mal sofrir ne poroie / Et qui consirer ne
me puis / De Hersent et de son
représente le « gouffre de la féminitude
(...) s'épanche et absorbe tout » 76. En ce sens, «
il ne saurait y avoir de réplétion » érotique, comme
le suggère Renart dans sa confession. Confession d'un pecheor
qui prolonge dans le verbe l'action sacrilège, excédant les
limites de la morale et du corps :
Avenu m'est aucune fois
Que je ai foutu quinze fois !
Je suis de molt caude nature : 665
Il n'a en moi point de mesure ! Je fout bien dis fois
prés a prés Et neuf foiees tout adés !
77
La transgression tient à l'absence d'exclusive, en un
brassage des âges (« J'ai foutu la fille et la mere »,
v. 601) et des sexes (« et tous les enfants et le père
», v. 602). Les pratiques homosexuelles (masculorum concubitores)
suggérées par le goupil s'inscrivent dans la notion
d'hybridité78, constituant de fait le degré
suprême de la transgression79. Transgression d'autant plus
notable qu' « on connaît l'horreur du Moyen-âge pour
l'homosexualité. Même dans les fabliaux qui ne paraissent se
refuser aucune grivoiserie, nous ne rencontrons cette perversité que
deux ou trois fois, et toujours sous la forme d'une injure cuisante ou d'une
menace qui fait horreur »80. Si « d'une façon
générale les fabliaux (...) ne dépeignent jamais des
raffinements érotiques frappées par l'interdit de l'église
», la deablie renardienne élargit les cadres de la
transgression, jouissant d'un verbe lui-même sans mesure. Jacques Le Goff
rappelle néanmoins que le XIIe siècle a pu être
considéré comme « le temps de Ganymède »,
pertuis ? » (III, v. 433-437). La
sexualité devient obsession, dès lors que le souvenir de ce
pertuis engendre des réactions physiologiques
démesurées : « Et por çou que il m'en ramenbre /
Me remettent trestout li menbre / Et herice toute la chars ! » (v.
439-441).
76 Le Roman de Renart ou le Texte de la
Dérision, op. cit., p. 308
77 Le Roman de Renart, Branche III, « La
Confession de Renart »
78 Cf. Jean SOLER, Sacrifices et interdits
alimentaires dans la Bible, op. cit., p. 27, « La Prohibition de
l'hybride ».
79 Lévitique, 20, 13 : «
L'homme qui couche avec un homme comme on couche avec une femme : c'est une
abomination qu'ils ont toutes deux commise, ils seront mis à mort, le
sang tombera sur eux ». Idée reprise de façon
catégorique par André LE CHAPELAIN, dans le De Amore,
Cap. 2 : Inter quos possit esse amor, éd. Trojel, p. 6 : «
amor nisi inter diversorum sexuum personas non esse potest »,
cité par Per Nykrog, Les Fabliaux, p. 180.
80 Per NYKROG, Les Fabliaux, Nouvelle
Edition, Genève, Droz, Publications Romanes et Françaises,
CXXIII, 1973, p. 180. Per Nykrog cite également les deux seules
occurrences de l'homosexualité dans le genre du fabliau : Prestre et
chevalier et Sot chevalier. Le Lai de Lanval de Marie de
France, atteste également de la prégnance du tabou homosexuel,
lorsque la Reine accuse Lanval de ce type de relations : « Asez le m'a
hum dit sovent / Que de femme n'avez talent. / Vaslez amez bien afaitiez /
Ensemble od els vus deduiez », v. 281-284. La réaction de
Lanval, « mult dolenz » (v. 289) de ces paroles est à
la mesure du caractère scandaleux de ces accusations.
avant un mouvement de réforme : « le christianisme
a repris les tabous de l'Ancien Testament condamnant sévèrement
l'homosexualité, et le vice des habitants de Sodome a été
interprété comme une déviation sexuelle
»81.
La mention de l'homosexualité prend place, parmi bien
d'autres perversions
(v. 673 : « Jou ai mengié un mien fael !
») dans l'outrance d'une parole du pire, celle d'un représentant de
la perduta gente, pour reprendre une expression du Chant III de
l'Inferno. Eclatement des limites du langage et du corps. Jouissance
de l'infâme et « hypermorale »82
vertigineuse.
D. EXALTATION DU LANGAGE EROTIQUE
« De deux choses l'une : ou la parole vient à bout
de l'érotisme, ou l'érotisme
viendra à bout de la parole »83.
La transgression de l'interdit érotique tient autant
à l'acte charnel qu'à l'énoncé jouissif des mots de
volupté. De fait, la prégnance du vocabulaire érotique
dans l'univers des fabliaux engendre une parole jubilatoire : la
dénomination minutieuse des pudenda figure en ce sens un
véritable « matérialisme hédoniste
»84, pour reprendre l'expression de R. Howard Bloch. Ainsi de
la « Demoiselle qui ne pooit oïr parler de foutre », qu'une
rencontre opportune avec un jeune homme entreprenant et rusé parvient
à dévergonder. La description par le menu des organes sexuels,
tant masculins que féminins, n'a d'autre visée immédiate
que celle, ludique et transgressive, de nommer, acte qui procure une «
évidente exultation »85. Périphrase et
métaphore sont les deux truchements d'une jouissance de
l'écriture, des personnages et du lecteur. La désignation des
attributs virils prend ainsi la forme de questions licencieuses (« Que
est ceci, / Daviët, si roide et si dur / Que bien devroit percier un mur ?
», v. 170-172), d'une ingénuité (« sont ce
deux luisiaus ? », v. 181) propre à réjouir et
délasser l'auditoire86.
81 Jacques LE GOFF, L'Europe est-elle née
au Moyen-âge ?, op. cit., p. 122
82 Cf. Georges BATAILLE, La Littérature
et le mal, Paris, Gallimard, 1957, p. 9 : « cette conception [du mal
comme valeur souveraine] ne commande pas l'absence de morale, elle exige une
« hypermorale ». Andreas PAPANIKOLAOU, dans Georges Bataille,
érotisme, imaginaire politique et hétérologie, Paris,
Praelego, 2009, p. 160, définit l'hypermorale comme « la
quête de la liberté du mal dans la débauche, la
frénésie érotique, la transgression des interdits, la
violation des règles morales, la tremblante intimité au voisinage
de la mort (...) ». Autant d'éléments qui rendent cette
notion opératoire dans l'analyse de cet épisode du Roman de
Renart.
83 Georges BATAILLE, « A propos d'Histoire
d'O », NRF, 1954
84 R. Howard BLOCH, Postface, in Fabliaux
Erotiques, Textes de jongleurs des XIIe et XIIIe siècles,
éd. Luciano Rossi et Richard Straub, Paris, Livre de Poche, coll. «
Lettres Gothiques », 1992, p. 541
85 Ibid., p. 542
86 Cf. à ce titre le prologue du fabliau
« Le Chevalier qui faisait parler les cons » (Ibid., p.
200sq, v. 1-4) : « Fablel sont or mout encorsé : / maint
denier en ont enborsé / Cil qui les content et les portent /
Quar
A la formulation ingénue, résultant d'une
palpation libertine, se superpose une seconde formulation, métaphorique.
La métaphore équestre (« c'est moes polains
»,
v. 173 ; « dui mareschal / qui ont a garder mon
cheval », v. 183-184) du membre viril et l'assimilation du membre
féminin au locus amoenus87 (« prez
», v. 141 ; « fontaine », v. 148) sont
complétées par les termes d'usage (vit, con, foutre,
trou) du conteur. L'écriture intensifie la jouissance liée
à l'interdit, usant de trois expressions distinctes pour désigner
chaque attribut copulatoire.
De même, la jeune fille de « De l'Escuiruel
»88, qui dans un mouvement d'exaltation lubrique,
répète à l'envi le mot vit : « Vit
», dis ele, « Dieu merci, vite ! / Vit dirai je, cui qu'il anuit, /
Vit, chetive ! vit dist mon père (...) ». L'invention lexicale
qui accompagne la réitération du terme (jeu avec vite et
chétive) manifeste les destins liés du geste et de
l'écriture érotiques. L'intertexte merveilleux qui apparaît
en contrepoint dans « Le Chevalier qui fit parler les Cons » redouble
également le plaisir du comique de répétition par la
référence à un modèle noble. Le « surnaturel
obscène »89, selon l'expression de Per Nykrog, associe
en effet le motif matriciel du don90 à la jouissance d'une
parole égrillarde : « Ja n'ira mes ne loig ne près / por
qu'il truisse feme ne beste (...) / S'il daigne le con apeler / Qu'il
ne l'escoviegne parler », v. 218-219 et 221-222. Le don de la
troisième pucelle s'inscrit quant à lui dans la
dialectique du con et du cul, qui a donné lieu
à un développement casuistique dans le « Dialogue du con et
du cul » : « se li cons par aventure / avoit aucun enconbrement /
qu'il ne respondist maintenant / li cus si respondroit por lui » (v.
232-233).
Au-delà de la gauloiserie inhérente au genre
ressortent, exorcisées par le rire, des préoccupations d'une
réelle gravité. C'est ainsi que Philippe Ménard, dans
Les Fabliaux91, considère le rire lié
à l'humour érotique comme un rire amoral, qui dissimule
des interrogations profondes. Face à la présence écrasante
de la morale chrétienne, les « contes à rire »
sont un moyen d'atténuer « les angoisses, les désirs, les
rêves, en un mot les sentiments troubles cachés au coeur des
êtres » (p. 218). Si la
grant confortement raportent ». De même,
le conteur de la Branche XXIII du Roman de Renart, « Comment
Renart parfit le con », v. 1-2, ouvre son récit sur une
considération identique (impératif du placere) : «
Mainz hons puet tel chose taisir / Qui autrui vendroit a plaisir
».
87 Cf. Ernest Robert CURTIUS, La
Littérature européenne et le Moyen-âge latin, Paris,
PUF, 1956, rééd. Presses-Pocket, 1991, p. 301-320 (« Le
Paysage Idéal »).
88 « De l'Escuiruel », Montaiglon, V, p. 103.
89 Per NYKROG, Les Fabliaux, op.cit., p.
59
90 Cf. pour une catégorisation des
différents types de don (« contraignant, contraint, non
sollicité, qu'on ne nomme pas ») : Jean-Jacques VINCENSINI,
Motifs et thèmes du récit médiéval, Paris,
Nathan Université, coll. « fac. », 2000
91 Philippe MENARD, Les Fabliaux, contes à
rire du Moyen-âge, Paris, PUF, 1983, p. 140
« violation des tabous est un des caractères des
contes à rire » (p. 243), la transgression du sacré ne
s'explique pas tant par la dimension satirique du genre que par ses vertus
quasi-curatives ; expression d'une gaieté débridée dans un
cadre religieux très présent. Le langage en liberté du
fabliau semble l'unique vecteur d'apaisement de craintes qui ne cessent de
tourmenter les médiévaux, crainte d'une chrétienté
impitoyable et terreur des visions infernales, qui n'empêchent cependant
pas les oeuvres du corpus d'entretenir un dialogue fécond et subversif
avec la parole sacrée.
B. TRANSGRESSION DU LANGAGE ET ELOQUENCE SACREE
1. SENS LITTERAL ET TRANSGRESSION DU VERBE
« Il convient de le rappeler : l'ordre du monde est tel que
le mot a un rapport de convenance
avec son objet »92.
La patristique, ainsi que le rappelle Jean-Louis Benoît
dans son article, « Clef du texte, clef du royaume » 93 pose comme
principe d'exégèse des textes bibliques une lecture
herméneutique à quatre niveaux. Au sens littéral se
superposent le sens spirituel, le sens tropologique, qui tourne l'âme
vers Dieu, et le sens anagogique, qui mène l'âme à Dieu. Le
sens littéral repose sur une adéquation du signe
(signum) et de la chose (res), énoncée par
Saint-Thomas d'Aquin dans la Somme Théologique : «
Dieu a en effet le pouvoir d'accommoder, comme l'homme, les mots à
une signification, mais aussi les réalités elles-mêmes
(...). L'Ecriture Sainte a ceci de propre que les
réalités signifiées par les mots signifient
elles-mêmes quelque chose »94. La religion
chrétienne n'étant « pas une religion du livre, mais de la
parole de Dieu »95, l'alliance du signe et de son
référent se donne comme l'une des expressions les plus
élevées du sacré. En ce sens, le discours
séducteur, fondé sur le primat du désir, apparaît
doublement transgressif.
Jean-Pierre Vernant et Marcel Détienne, dans Les
Ruses de l'intelligence, évoquent l'origine mythologique de
l'intelligence de l'action figurée sous les traits
92 Robert GUIETTE, Symbolisme et « Senefiance
» au Moyen-âge, Cahiers de l'association internationale des
études françaises, 1954, volume 6, p. 112
93 Jean-Louis BENOIT, « Clef du texte, clef du
royaume. La lecture de la Bible au Moyen-âge comme paradigme de la
littérature » in Fabienne Pomel (dir.), Les clefs des textes
médiévaux. Pouvoir, savoir et interprétation, Presses
Universitaires de Rennes, coll. Interférences, Rennes, 2006, p.
303-321
94 Saint-Thomas d'Aquin, Somme
Théologique, I q. 1a 10, c, cité par Jean-Louis
Benoît, art. cit.
95 Jean-Louis BENOIT, art. cit. p. 304
d'une femme96, Métis, qui symbolise une
« forme d'intelligence et de pensée qui combine le flair,
la sagacité, la prévision, la souplesse d'esprit, la feinte, la
débrouillardise, l'attention vigilante [enfin] le sens de
l'opportunité » 97. La métis
grecque, à partir de ses figures tutélaires, Athéna et
Ulysse, s'est notablement infléchie dans l'ordre axiologique, passant
d'une intelligence positive et suprême impliquant une
pénétration supérieure de l'esprit, à l'expression
d'un esprit pervers visant à faire le mal. Le Panchatantra, les
récits arabes et les premiers avant-textes renardiens manifestent ainsi
l'intégration de la métis dans un monde cynique et
perverti, qui trouve un prolongement fertile dans la ruse du goupil.
L'engin s'affirme sous l'angle de sa dualité. Désignant
l'habileté, l'adresse, la virtuosité, il évoque
également l'artifice et ses pendants, séduction et tromperie.
L'engin ressortit ainsi à une forme d'intelligence impliquant
le pouvoir souverain d'une parole flagorneuse et vide de sens. L'inversion
heuristique, par le verbe, de la vérité inhérente aux
choses, rompt l'harmonie universelle, si l'on considère que les
médiévaux concevaient un rapport d'équivalence entre le
dit et le voir : ce qui relève de la sphère de
la parole se voit donc théoriquement porteur de vérité.
L'univers du fabliau et de l'isopet, empli de ruses féminines, subvertit
également le rapport du langage à la vérité.
Cette subversion est sensible dans l'isopet de Marie de
France, « La Femme et son amant »98. L'épouse du
vilain, pour se disculper de l'accusation d'adultère portée par
son mari, inverse dans sa démonstration la vérité de
l'adultère (« Un altre hume ; ceo m'est a vis, / Sur mun lit te
tint embraciee », v. 8-9) en emmenant son mari « a une cuve
d'ewe pleine », v. 18. Par suite d'un artifice fallacieux qui inverse
la vérité de la semblance en vision erronée99,
la parole de la ruse triomphe du danger ; mise en abyme d'une parole
controuvée dénonçant l'illusion des sens pour accorder le
monde à son désir.
96 La dimension diabolique du langage
féminin dans son rapport au barat, ressort primordial des
fabliaux, appartient également à l'univers de la fable. Cf.
l'epimythium de l'isopet « Encore la femme et son amant » (Fables
françaises du Moyen-âge, op. cit., p. 97 v. 53-56 :
« Pur ceo dit hum en repruvier / Que femmes sevent engignier : / les
veziëes nunverables / Unt un art plus que li diables ». De
même, dans la Vie d'Esope de Julien Macho, Fables
Françaises du Moyen-âge, p. 54, citant Euripide, cf. note 21
p. 303 : « il n'est pire péril et pire danger que la femme
perfide ».
97 Jean-Pierre VERNANT et Marcel DETIENNE, Les
Ruses de l'intelligence, la métis des Grecs, Paris, Flammarion,
Malesherbes, 2009, p. 10
98 Marie de FRANCE, « La Femme et son amant
», in Fables Françaises du Moyen-âge, éd.
Laurence HARF-LANCNER et Jeanne-Marie BOIVIN, Paris, GF-Flammarion, 1996, p.
90-93 (éd. Bilingue)
99 Ibid., v. 23-25 : « (...)
n'iés tu pas / dedenz la cuve od tuz tes dras, / Se tu i veiz une
semblance ».
L'engin se structurant autour de deux traits
contradictoires - la plaisanterie relevant du fripon divin100 et
l'atteinte au cosmos relevant du diable - n'est pas sans comporter une
ambiguïté prolongée.
2. SEDUCTION DU VERBE ET VACILLEMENT DU MONDE
A. IRREALITE DU DISCOURS RENARDIEN : TOUT UN MONDE IN
ORE REINARDI 101
L'engin, conçu comme métis et
techné, caractérise l'art du goupil, qui comme le
rappelle Brun, « a fait tantes molestes / et conchïees tantes
bestes » (Ia, v. 55-56). Son mode d'application consiste en des
manoeuvres déceptives fondées sur un canevas matriciel. La ruse,
dans la logique renardienne, tient pour le trickster à punir sa
dupe par là-même où elle a péché, exaltant
les pouvoirs de la gula dans l'infléchissement de la
volonté d'un personnage. La ruse conçue comme tour pendable se
nourrit de l'imaginaire propre aux figures archétypales (le miel
catalyseur de la chute de l'ours), elle rend présent et actuel ce qui
est absent et de l'ordre du désir. Cependant, le triomphe de la ruse et
la jouissance verbale du goupil impliquent que l'élément central
de la ruse (le miel, les souris et les rats) soit introduit très en
amont dans le discours.
La justification du retard pris dans sa venue à la cour
tient à la reprise du topos biblique de Lazare et du Mauvais
Riche : la cour étant un lieu de perdition dans lequel « povres
hom qui n'a avoir / fu faiz de la merde au deauble », v. 532-534),
Renart se restaure avant de se mettre en chemin, remarque d'autant plus
paradoxale que celui qui fait bombance, jouissant d'un « merveilleus
mangier françois », v. 524 composé de ses «
maus aünés », v. 553 ne saurait être
considéré sous le rapport de sa pauvreté. La raison
d'être de ce festin tient dans sa conclusion, dans les « .VI.
Danrees / de novel miel en bonnes rees » qui amènent Brun
à célébrer cette nouvelle comme un miracle : «
Nomini Patre, Christum file », v. 557. L'engin opère
ainsi un retournement d'autant
100 En référence à l'ouvrage fondateur de
Carl-Gustav JUNG, Paul RADIN et Charles KERENYI, Le Fripon divin : un mythe
indien », Genève, Georg, 1958. Dans cette étude, les
anthropologues développent le concept d'enfant
intérieur, de « speculum mentis », qui, dans ses
multiples composantes, peut être adapté au personnage de Renart :
exaltation sexuelle, tours pendables incessants, débordement
d'activités...
101 Expression forgée à la lecture du chapitre
intitulé « Le Monde que renferme la bouche de Pantagruel »,
dans l'ouvrage d'Erich AUERBACH, Mimésis, La représentation
de la réalité dans la littérature occidentale, Paris,
Gallimard, coll. « Tel », 1968, p. 272 : « in ore
Pantagruelis, tout se présente comme en Europe... ».
plus complet que si le discours du décepteur retourne le
langage102, il amène sa dupe à se placer en
contradiction avec elle-même, à renier toute morale et toute
valeur.
La première étape de la ruse consiste dans
l'acceptation par la dupe de son conchïement futur. Ces
prémisses adoptées, le décepteur abandonne l'habit du
tentateur pour revêtir celui de l'adjuvant ironique, exhortant les
victimes à se jeter elles-mêmes dans une situation délicate
: « Di va, faist il, ovre la bouche / a poi que la langue n'i toche
», v. 615-616. La ruse se fonde ainsi sur une duplicité du
personnage décepteur, qui dans le moment même où il feint
d'apporter son aide, travaille contre sa dupe : « Endementres que cil
i bee / Renart a les coinz enpoigniez / et a grant poine fors sachiez »,
v. 620-622 ; la concomitance des deux actions mise en évidence par
la locution temporelle à valeur de simultanéité «
endementres que » manifeste l'étendue de la duplicité.
De même avec Tibert, lorsque le goupil s'exclame « fi ! Merde,
con tu ies coarz ! / Je garderai par ça defors », v. 670.
Le monde crée par la parole du fripon divin
est frappé d'irréalité par l'absence de
référent dans la réalité de la fiction. L'exemple
à cet égard le plus frappant se situe dans la branche XII, quand
le goupil simule à lui seul les sonneries de trompette et le fracas des
chasses du Comte Thibault, afin d'amener Brun à se dissimuler sous terre
: « Lietart, cui la noise bien plest / Que Renars fait par le
forest... » (XII, v. 778-779). Cette ruse permet au vilain de frapper
l'ours de sa cognée, mettant fin à la promesse de lui livrer
Rougel, son boeuf qu'il jugeait trop lent.
A l'instar de l'épisode du vilain, la création
d'un monde contrefactuel dans lequel le père de Martin d'Orléans
posséderait de l'orge et souffrirait les avanies des souris et des rats
est signifiée par le narrateur de la branche initiale, lorsqu'il
écrit : « Mais li lechieres li mentoit / qar li prestres qui la
menoit / n'avoit ne orge ne avoine / De ce n'estoit il ja en paine »
(Ia, v. 832-834). Renart s'empare en paroles de l'objet du désir,
conformément aux inclinations naturelles de chaque bête et
l'actualise par le seul pouvoir de la parole. De même, Renart use des
ressources formelles de la rhétorique au mépris de toute
éthique.
B. COULEURS DE RHETORIQUE DE L'ELOQUENCE
JUDICIAIRE
La parole séductrice prend la forme d'un discours
chargé d'artifices et de flagorneries, à l'instar du plaidoyer
pro domo que prononce Renart à la cour du Roi
102 La création d'un univers de peu de
réalité est sensible dans la remarque du conteur aux v. 623-624 :
« Bien le cunchie et bien le boule / Car il n'i a ne miel ne ree
».
Noble ; il réinvestit dans cet épisode le
thème du contemptus mundi, mépris d'un monde voué
à la corruption et au triomphe du mal : « Mais puis ains,
sires, rois s'amort / A croire ses malvais larrons (...) Puis voist sa
terre a male vue », Ia, v. 1232-1233 et 1237. L'antithèse,
à la rime, des « malvais larrons » et des «
haus barons » (Ia, v. 1234-1235) et les apophtegmes à
valeur morale (« cil qui sont serf de nature / Ne sevent regarder
mesure », Ia, v. 1238-1239) reprennent en semblance certains
marqueurs rhétoriques de la Bible, car en en reproduisant le style, il
n'en reconnaît pas les fondements moraux. L'expression «
couleurs de tortherique » (Ia, v. 1299) peut se lire à la
lumière de la teinture dont Renart se trouve paré au début
de la branche Ic. De même que la teinture fait apparaître le goupil
comme un double en négatif du Christ (cf. infra), substituant
l'apparence à l'essence, son discours relève d'une même
déception. En effet, comme nous l'évoquerons en deuxième
partie, l'art de la teinture disposait d'une image peu flatteuse au
Moyen-âge, en un temps où changer l'apparence des choses inspirait
la suspicion103.
Sur un ton prophétique, à tout le moins
biblique, Renart se présente comme une éternelle victime, qui
jamais n'a commis de crime de lèse-majesté à
l'égard de son Seigneur, et qui cependant fait l'objet d'inculpations
perpétuelles : « je vos salu / com cil qui plus vos a valu /
que tuit li baron de l'ampire », Ia, v. 1236-7. La parole
bestornante pose ainsi Renart en exemple de vertu bafoué et
méprisé. La séduction procède de cette inversion
des valeurs, une destinée malheureuse (« par mal eür
», Ia, v. 1239) orientant vers lui l'anathème de chacun. Ce
sophisme inclut un contrepoint comminatoire, dans l'exposé
pseudo-moraliste de la menace à laquelle se prête Noble pour
n'accorder le consilium qu'à de « mavés larrons
» : « Mes, sire, puis que rois s'amort / a croire les
mavés larrons / et il laisse les hauts barons / et guepist le chief por
la queue / puis va la terre a male veüe », Ia, v. 1248-1252 ;
cette mise en garde vise à placer implicitement Renart comme l'unique
adjuvant véritable du Roi, partant à jeter le discrédit
sur le reste de la Cour.
Le dessein qui anime la parole séductrice
l'amène enfin à faire serment d'allégeance, de respect et
d'obéissance à l'égard de son seigneur, évoquant
ainsi la « foi et la lïautez / que je ai toz jorz maintenue
», v. 1294sq. Les couleurs de rhétorique qui
dissimulent la colère et l'angoisse de Renart visent en effet
à simuler l'incompréhension mais aussi à faire la preuve
de sa bonne foi malgré le caractère
103 Michel PASTOUREAU, « Jésus teinturier. Histoire
symbolique et sociale d'un métier réprouvé »,
Médiévales, n° 29, 1995, p. 47-63.
intempestif de l'invitation à la cour : « Si
fait pechié qui a cort me mande » (Ia, v. 1281). Malgré
l'injustice de cette convocation, Renart se pose en victime respectueuse en
semblance de la parole royale : « mes qant messires le conmande /
il est bien droiz que je i vaigne » (Ia, v. 1282-1283). La parole
séductrice est ainsi une parole qui cherche à faire vaciller les
repères de celui pour qui elle est proférée, qui le
détourne de sa route.
Lors de l'ambassade de Brun, Renart introduit dans son
discours l'image du détour : « Bruns, fait Renart, biax douz
amis / com an grant poine vos a mis / qui ça vos fist desvoier !
» (I, v. 519-521, Manuscrit de Cangé). Le chemin devient
détour à l'instar de la parole, il détourne la
vérité au profit d'un discours en négatif qui
réaccorde à son avantage l'ordre du monde. C'est ainsi que
Renart, « plains de mal art » (X, v. 308) affirme en un
retour spéculaire sur ses propres pratiques : « et ai sovent de
droit torz faiz / Et mainte foiz du tort le droit » (XII, v.
486-487).
L'aisance rhétorique du goupil est sensible dans la
translatio criminis104, procédé
emprunté à la rhétorique judiciaire et qui revient
à détourner l'accusation d'un crime en reportant paradoxalement
la faute sur la victime. Avant que ne s'exerce son gab à
l'encontre de Brun, Renart inverse la répartition axiologique des
rôles, suggérant la perfidie (« Si m'en feriés
vous male part », Ia, v. 580) de sa dupe (« caitis
», Ia, v. 567) pour mieux l'engignier. A la cour, selon un
procédé analogue, le discours du « plaideor »
(XII, v. 489) fait porter sur eux-mêmes la responsabilité du
malheur qui accable Brun et Tibert : « Se sire Tibert le chaz / Menja
les soriz et les raz / s'il fu pris et l'en li fist honte / por les sainz Dieu
a moi me monte ? », v. 1268-1261. Les « couleurs de
tortherique » (Ia, v. 1297) dont s'arbore Renart désorientent
la responsabilité pénale par le truchement d'une omission - la
scène est en effet rejouée, réinterprétée,
recomposée suivant une logique subjective tendant à gommer toute
implication partant, toute inculpation. Renart fait l'ellipse de son propre
rôle, rapportant les événements en témoin passif des
infortunes de ses pairs : « Me voelent il dont demander / çou
que il ne pueent amender ? » (Ia, v. 1264-1265).
104 Ce procédé de la rhétorique antique
est rappelé par Cicéron dans la Rhétorique à
Hérennius, Pars prima sive opera rhetorica et oratoria, Volume 1,
éd. Johann August ERNESTI, Christian G. Schutz, Paris, Lemaire, 1831, p.
38 : « Assumptivae partes sunt quattuor : concessio, remotio criminis,
translatio criminis, comparatio ». La translatio criminis
consiste à prétendre que l'on a été contraint, par
la faute d'autrui, de commettre l'acte incriminé. Elle prend place dans
les questions juridiciaires adsumptivae, i. e. lorsque l'accusé
s'appuie pour sa défense sur des considérations
extérieures au fait reproché.
C. TRANSGRESSION DU CODE, VACILLEMENT DU
MONDE
Or au Moyen Age, et particulièrement au XIIe
siècle, le langage est conçu selon le modèle symbolique,
auxquels correspondent l'organisation sociale de la féodalité et
la pensée théologique régnante. Pris dans ce régime
de sens, le pouvoir diabolique jette sur le langage un trouble profond en
menaçant systématiquement les symbolisés quand
bien même le mouvement de la symbolisation est respecté, comme le
suggère le conteur de la fable « De la Raine qui conchie la Souris
»: « Pour ce est ce trop grans peris / Quant la bouche au cuer ne
s'acorde ; / Tels a pensee vis et orde / Qui mout a douce la parole
», v. 8-11. Le Roman de Renart varie à l'infini le
renversement des symboles et des systèmes symboliques,
littérature, société, religion et coupe, entre
symbolisants (lettre, homme, monde) et symbolisés (esprit, âme,
Dieu), un lien que l'imaginaire médiéval instaure, dans tout
objet et dans toute conduite, comme une aspiration fondamentalement ascendante
et sacrée 105 . Le scandale qu'il commet se situe
précisément dans cette inversion : alors que la sémiotique
médiévale impose toujours une hiérarchisation des rapports
symboliques, la renardie, du même coup, dévoie le sens de la
relation et double le symbole droit de son envers.
Renart s'avise de bouleverser les éléments
symbolisés eux-mêmes et dénonce leur fixité comme
une fiction, sous laquelle se profile la ruse du désir. Ainsi Roger
Dragonetti a-t-il pu affirmer en une formule célèbre que le
jugement « n'est pas que la critique du langage d'un
procès, c'est un langage en procès - c'est le procès du
symbolisme du langage ». La rhétorique installe ses ruses à
partir d'un contrat (la fience), développé dans un code
qui se suppose universel et contraignant.
4. TRANSGRESSION DES PAROLES CONSACREES
La notion de texte et de contre-texte permet de concevoir avec
plus d'acuité le rapport du texte transgressif à son
modèle sacré dans les récits d'animaux comme dans les
fabliaux. La définition de Pierre Bec, dans Burlesque et
obscénité chez les troubadours,
105 Attitude qui correspond à la définition
même du blasphème, qui, « semble de plus en plus
envisagé, à partir du XIIème siècle, comme une
transgression de la norme du vrai (...) L'impiété s'analyse moins
comme un mensonge que comme un manquement formel à la manifestation de
la vérité ». Corinne LEVELEUX-TEIXEIRA, « La
répression du blasphème et les métamorphoses de la
vérité (Moyen Age et début de l'époque moderne)
», in Au cloître et dans le monde. Femmes, hommes et
sociétés (IXe-XVe siècle), Mélanges en
l'honneur de Paulette L'Hermite-Leclercq, sous la direction de Patrick
HENRIET et Anne-Marie LEGRAS, Paris, Presses de l'Université de
Paris-Sorbonne, Cultures et Civilisations médiévales, XXIII,
2000, pp. 323-338
rend ainsi compte du rapport de coexistence entre texte
sacré et profane, dans le temps de la lecture :
« [Le contre-texte] n'est pas ambigu. Il s'installe en
effet dans le code littéraire, utilise ses procédés
jusqu'à l'exaspération, mais le dévie fondamentalement de
son contenu référentiel. Il n'y a donc pas
d'ambiguïté à proprement parler, mais juxtaposition à
des fins ludiques et burlesques d'un code littéraire donné et
d'un contenu marginal, voire subversif. Le code textuel endémique reste
donc bien l'indispensable référence, fonctionne toujours dans la
plénitude de ses moyens, mais à contre-courant. [...]. Le
contre-texte est donc, par définition, un texte minoritaire et
marginalisé, une sorte d'infra-littérature (underground). Sa
référence paradigmatique reste le texte, dont il se
démarque, et son récepteur, inévitablement le même
que celui du texte. Car sa réception et son impact sont
étroitement liés aux modalités du code textuel majoritaire
»106.
A. LA CONFESSION, SACREMENT DE PENITENCE ET DE
RECONCILIATION
Comme le rappelle Roger Bellon, « le XIIe
siècle voit l'Eglise catholique développer la pratique du
sacrement de la pénitence, évolution confirmée par le
IVe concile de Latran (1215), qui rend obligatoire la confession
annuelle » 107. Ce cadre théologique impose la
confession dès l'âge de discrétion108, dans le
cadre d'une double réforme des mondes laïc et clérical.
Prenant acte de l'essor d'hérésies nouvelles, Innocent III ouvre
le quatrième concile de Latran dans l'intention d'amplifier en la foule
des fidèles le sentiment de la faute (culpa). Aux anciens
pénitentiels se substitue une hiérarchie nouvelle des fautes,
réparties en péchés véniels et mortels. Dans une
société où le diable « fait partie intégrante
du dynamisme » européen109, l'absolution des
péchés, fussent-ils véniels, contribue au déclin de
son empire sur le monde. Le recours à la confession, en plusieurs
branches du Roman de Renart, met en oeuvre une tension transgressive
entre le caractère sacré de l'acte de pénitence et la
disposition railleuse du goupil.
La confession, imposant le mode de la véridicité
intégrale et sans omission, devient un jeu de renversement des valeurs,
bien et mal s'inversant pour dénoncer la
106 Pierre BEC, Burlesque et obscénité chez
les troubadours. Le contre-texte au Moyen Âge, Paris, Stock, 1984,
p. 11-13, cité par Patrice UHL, « Du Rebonds parodique, Les
pièces CLXXIV et CLXXV du Recueil général des Jeux-Partis
français », Carnets de Recherches Médiévales et
Humanistes, 15, 2008, p. 129-130.
107 Roger BELLON, « Confession », in
Répertoire, Le Roman de Renart, éd. Strubel et
alii, p. 1468.
108 L'âge de discrétion, ou âge
de raison désigne, dans le Droit Canon (Can. VI, ch. 97, 2),
l'âge à partir duquel un enfant devient moralement responsable de
ses actes, à compter de sa septième année.
109 Robert MUCHEMBLED, Une Histoire du Diable,
XIIe-XXe siècle, Paris, Seuil, 2000, p. 10.
Robert Muchembled insiste sur la portée d'un imaginaire du Mal dont
Lucifer constitue la figure de proue : « La montée en puissance de
Lucifer (...) traduit un mouvement d'ensemble de la civilisation occidentale,
une germination de puissants symboles constitutifs ».
valeur même de cette déclaration. La branche
XVIII du Roman de Renart, consacrée à la relation des
trois morts du goupil, intègre ainsi au déroulement du rituel
funèbre l'examen de conscience, préalable au repentir de Renart :
« Faites moi parler a Bernart / L'arceprestre, si me ferai / Confez et
mes pechiez dirai » (XVIII, v. 360-363). Si le désir de
confession révère en semblance les paroles rituelles de la
pénitence, le discours amphibologique du goupil relève d'une
double transgression : la teneur des péchés inverse l'axiologie
chrétienne et leur confession ne s'accompagne d'aucune pénitence
ni contrition. En cela, le langage renardien demeure celui de la vantardise et
du mundus inversus.
Après avoir déclaré que, de toutes les
actions qu'il a commises durant son existence, la guérison du roi Noble
est la seule dont il se repente110, Renart inverse le système
des valeurs du catholicisme, le tort sexuel devenant bien
moral : « Se je croissi Dame Hersent / Ma comere, ne mespris rien /
Encoiz li fis lieesce et bien », XVIII, v. 388- 390. A la
sincérité constitutive de l'aveu pénitentiel, Renart
substitue la mobilité perfide d'une parole purement liée aux
circonstances de sa profération : « (...) S'il avint / Que je
aie respassement, / Je fausserai le sairement », XVIII, v.
409-411111. Ainsi que l'explique Micheline de Combarieu du
Grès, « à l'exigence ascétique s'oppose une
aspiration sensuelle qui dénonce comme hypocrite tout engagement
à renoncer aux satisfactions futures »112. La
duplicité est sensible dans le consentement du goupil à
l'injonction de l'âne : « Por çou que ne voel passer /
Vos conmandement ne deffaire, / Vol je bien le sairement faire ! »,
XVIII, v. 408-409. Artifice hypocrite d'une parole résolument
transgressive, qui n'entend pas un instant renoncer aux « mauvestiez
» et aux « vissiez » d'un goupil « de
pute orine » (XVIII, v. 376, 377 et 404).
110 Ibid., v. 396-401 : « Que diroie ? De voir,
saciez, / Je ne fis onques nulz pechiez / Fors quant je donai garison / Mon
signor Noble le lion / Mais bien sai que doncques pechai / Quant jou garison
lui donai ».
111 Aveu d'infidélité à la parole
donnée réitéré aux v. 415-416 : « Mais por
çou n'en ferai ge rien / Se jou dou mal puis respasser ».
112 Micheline de COMBARIEU DU GRES, « Le thème du
monde à l'envers dans la branche XVII du Roman de Renart
», Mélanges Jean Larmat, Belles Lettres, Paris, 1982, p.
110
B. LA PRIERE, « OFFRANDE SPIRITUELLE »
(TERTULLIEN)
« ... Une bite y est dans le caleçon au lieu
de Kyrie Eleison ou encore Bonne biroute à Toto pour Cum Spiritu Tuo, il
en avait comme ça pour presque tous les répons chaque fois
à peu près de cette force En trou si beau adultère est
béni au lieu de Introïbo ad altare Dei... » 113
La prière apparaît, en un monde
médiéval imprégné du modèle
ecclésiastique, comme la scansion rituelle de la journée du
fidèle. « Offrande spirituelle » remplaçant
l'ancien holocauste, la prière est le moment « où les
vrais adorateurs [adorent] le Père en esprit et
vérité » (Jean, IV, 23). A la diversité des
prières (eucharistique, liturgique, Notre Père...) fait
écho l'extrême virtuosité des écritures
transgressives. Comme l'écrit Georges Minois, « litanies, hymnes,
prières, offices canoniaux, détournés de leur sens
sacré, sont une mine de gags offerts à la verve des plaisantins
»114. Dans la mouvance des Goliards, qui infléchissent
la lettre des écritures saintes en une parole satirique et profane, la
tradition des « contes à rire » pose la
suprématie des « forces obscures de la matière corporelle,
celles qui s'affirment dans le pet et le rot », pour reprendre les termes
d'Umberto Eco115.
La Branche III du Roman de Renart comporte, en ce
qu'Armand Strubel considère comme « un temps mort de l'action, une
sorte d'intermède »116, l'expression ordurière
d'une violente dégradation du sacré : « Puis
[Renart] mist la queue sor l'arçon / Si fist set pes en un
randon » (III, v. 225-226)117. Le chiffre sept,
saturé de sens symboliques118, manifeste
l'infléchissement de « offrande spirituelle »
à l'offrande sardonique et frondeuse du bas corporel, en une
prière de malédiction : « Li septimes [pet] por
Ysengrin, / Cui Dieus doinst demain mal matin / Et male estrive a son
lever »,
113 Claude SIMON, Histoire, Paris, Minuit, 1967, p.
43. Réminiscences du rituel liturgique auquel participaient le narrateur
et son ami Lambert, qui « gueulait à tue-tête »
des insanités en lieu et place de la parole sacrée, en une pure
jouissance infantile du franchissement de l'interdit.
114 Georges MINOIS, Histoire du rire et de la
dérision, Paris, Arthème Fayard, 2000, ch. V, p. 152
115 Umberto ECO, Le Nom de la Rose, Livre de Poche,
Paris, 2002, p. 482
116 Le Roman de Renart, Branche III, « La
Confession de Renart », Notice, p. 990
117 L'Ysengrimus de Nivard de Gand présente
également, au moment où le loup s'apprête à
être déchiqueté par des porcs, une interaction de la
prière et du pet. Ysengrin prophétise, pour venger sa
propre mort, une damnation éminemment carnavalesque, celle du pet
perpétuel : « Turpibus ut ventis numquam impetus absit eundi /
Laxentur patule nocte dieque fores » [Ysengrimus, VII, v.
317 et Roman d'Ysengrin, p. 240 : « Et pour que les vents
honteux ne manquent jamais de l'élan nécessaire à leur
sortie, que les portes restent largement ouvertes jour et nuit
»]. Le texte de Nivard va sans doute encore plus loin dans
le détail du pet : « Nec tenui strepitu sibilet aura nocens
» [ibid., VII, v. 322 et Roman d'Ysengrin, p. 240 :
« le bruit de la vilaine brise ne sera pas un léger sifflement
»].
118 Le chiffre sept apparaît en effet près de
cinq cent fois dans la Bible ; parmi les occurrences les plus notables figurent
les sept dons du Saint-Esprit (Première Epître aux
Corinthiens, 12, 8-13 ; Ephésiens, 4, 11-12 ;
Romains, 12, 6-8), le nombre de sacrements (baptême,
eucharistie, confirmation, pénitence, extrême-onction, sacrement
de l'ordre), le nombre d'Eglises, de têtes de la Bête et de
trompettes du Jugements dans l'Apocalypse...
v. 237-239. Les « trois patrenostres » qui
accompagnent l'expression carnavalesque des flatulences se lisent comme un
miroir inversé du Pater Noster : à l'appel de la vertu,
« délivrez-nous du mal », répond l'apologie
des larrons, traîteurs, felons et pecheurs (III, v.
251, 252, 253 et 254), au désir de tempérance, « ne nous
laissez pas succomber à la tentation » se substitue
l'intempérance du désir : « (...) encrimies pecheurs /
Qui mieus aiment les bons morsiaus / Qu'ils ne font cotes ne mantiaus
», III, v. 254-256.
La prière de Renart, en ouverture de la Branche Ic (v.
2238-2247), transgresse également la dimension sacrée de l'«
offrande spirituelle ». Renart, menacé de mort par un
arrêt du roi Noble, est en quête d'une nouvelle mystification, pour
échapper à la reconnaissance des autres animaux. La prière
qu'il adresse au Dieu Trinitaire est d'autant plus scandaleuse qu'elle appelle
le Seigneur à métamorphoser son apparence : « Et si
m'atorne en tele guise / En tel manière me devise / Ja ne soit beste qui
me voit / Qui sache a dire qui je soie » (III, v. 2244-2247). De
même que la parole bestornée du goupil porte atteinte
à l'idéal biblique de transparence, la dissimulation est la
marque du Diable119. Le scandale éclate de la tension entre
l'artifice luciférien et l'adresse à « Dieu qui mains en
Trinité » (Ic, 2238). Le Dieu Trinitaire, en un redoublement
sacrilège, est figuré en complice bienveillant du goupil : «
Qui de tans peris m'as jeté / Et m'a souffert tant mals a faire
» (Ic, v. 2239-2240)120. La parole sacrée de la
prière s'infléchit ainsi en une parole sacrilège,
profanée, chargée de moqueries, d'implorations
indécentes.
C. ORDO MISSAE ET MISE A MAL DE LA PAROLE
LITURGIQUE
Le rite catholique romain assigne à la messe une triple
visée d'adoration, d'eucharistie et de rédemption. La mise en
présence du Christ, matérialisé dans le vin et l'hostie
selon le dogme de la transsubstantiation, en fait un rite d'une portée
mystique. Le rituel liturgique est cependant l'objet de retournements
carnavalesques - fête des fous, fête de l'âne, dans
lesquels le « Ite, missa est » conclusif le cède aux
« Hihan » asiniens. Comme le suggère Georges Minois,
il convient cependant d'atténuer
119 Cf. les analyses d'Elyse DUPRAS dans Diables et saints
: rôles des diables dans les mystères hagiographiques
français, Genève, Droz, Publications Romanes et
Françaises, CCXLIII, 2006, p. 47 : « L'emprunt vestimentaire de
Dieu se distingue de celui du diable en ce qu'il ne tend pas à une
dissimulation (d'identité ou d'intention), mais à une
révélation (la Révélation Christique), alors que le
diable utilise le déguisement comme art de la dissimulation, qui bien
entendu, révèle sa nature mensongère ! ». Ces
analyses portant sur le théâtre hagiographique du Moyen-âge
peuvent rendre compte du rapport au déguisement dans la tradition
renardienne.
120 Cf. à titre de comparaison l'epimythium de la fable
du Charpentier (« La .xiii. fable fait mencion d'ung charpentier »)
dans l'Esope de Julien Macho (Fables Françaises du
Moyen-âge, Paris, GF, 1996, p. 283) : « Dieu, qui est bon et
juste, remunere les bons en ce monde ou en l'autre et pugnist les maulvais
».
l'image d'un rituel ordinaire sombre et policé, de
« relativiser les indécences de la fête des fous », les
« dissonances profanes du rire »121 étant la marque
paradoxale de l'office religieux. La mise en jeu du
sacré est placée sous le signe de la dérision et
du bas corporel ; l'incarnation sainte du Christ le
cède à la matérialité obscène de l'animal
comme de l'humain.
L'épisode dans lequel Primaut reçoit la tonsure
doit à l'esprit facétieux du goupil. Si la mention du rituel n'y
est qu'esquissée, le festin de Renart et Primaut place d'emblée
l'épisode sous le signe de la profanation. Les symboles de la
transsubstantiation, pain et vin, sont infléchis dans l'ordre profane,
réduits aux plaisirs excessifs de la gula : « Et tu,
Renars, si boi ! / - Si fai je, fait Renars assés » (XIII, v.
507- 508). Et le dialogue de se fonder sur une émulation
réciproque des deux personnages : « Buvés un poi plus
durement, / De boivre vous voi recreü ! » (XIII, v. 511-512).
Une fois tonsuré, Primaut est amené par le goupil à
revêtir les habits sacerdotaux - « Au plus tost que il puet
venir / Se va des vestemens vestir » (XIII, v. 533-534) - et
accomplir les fonctions du prêtre, en une surenchère nettement
satirique : « Son penser a mis a chanter : / Durement urle et brait et
crie » (XIII, v. 767-768). La notation comique n'est pas sans
procéder d'un esprit de subversion, à l'instar de la question
posée par Tibert au fax prestres dans la branche des
Vêpres : « Mais savés vous nulle alleluye, / Ne douls
chants por moi endormir ? » (VI, v. 444-445).
La transgression qui s'opère dans l'office mené
par Renart et Tibert dans la branche VI 122 tient moins à
l'ordo missae, globalement préservé, qu'au
topos des animaux revêtus de l'étole. La
métamorphose illusoire du chat et du goupil tend, de fait, un miroir
satirique des pratiques humaines. Si les différents épisodes de
la messe sont observés avec un extrême scrupule123,
certaines notations, telles la réplique « a envers »
(VI, v. 870) de Renart et l'emphase conférée à l'antienne,
chantée « molt glorieusement » (VI, v. 867), sont les
signes annonciateurs d'une véritable satire cléricale.
Dominique Boutet, s'appuyant sur le propos musicologique de
Jacques Chailley124, propose de lire une « satire des nouvelles
tendances du chant liturgique
121 Georges MINOIS, Histoire du Rire et de la
Dérision, op. cit. p. 153
122 Le chat, « eslieus a abé » (v.
510), s'apprête à prendre ses fonctions à Blagny et
à y prononcer la messe. Renart est alors son assistant.
123 Le Roman de Renart, Branche VI, « Les
Vêpres de Tibert », v. 851sq. Le conteur rapporte par le menu les
étapes du rituel (« Deus in adjutorium », v. 853 ;
« Magnifica[t] », v. 865 ; « Dominus vobiscum
», v. 872 ; « Benedicamus », v. 880-882) et leur
déroulement (« Si ont cantee toute ligne / Tot mot a mot et
tout a ligne », v. 861-862).
124 Le Roman de Renart, Branche VI, note 2, p. 1083 et
Jacques Chailley, Histoire musicale du Moyenâge, PUF, p.
1950.
polyphonique », les vocalises pouvant alors se prolonger
une vingtaine de minutes. Cet élargissement interminable du temps de
l'oraison (« Tot le mont en repeust d'anui », VI,
v. 888) est amplifié dans une comparaison spatiale
également démesurée : « Deus liues peüst on
aller / Ains que il eüst parfiné » (VI, v. 890-891). Au
retournement carnavalesque des valeurs, Renart et Tibert substituent en cet
épisode l'exact reflet des pratiques liturgiques du temps.
La transgression carnavalesque de la messe se lit non comme
l'entier retournement d'un rite censément inspiré125,
mais bien plutôt comme une réelle satire des institutions
ecclésiastiques. Satire au demeurant redoublée dans la branche
VI, en une mise en abyme de l'impéritie sacerdotale : de même que
le prêtre a le dessous dans son dialogue avec Tibert, confondant
fève (faba) et fable (fabula)126, Tibert,
une fois revêtu du soupelis, commence à lire le mauvais
psaume (VI, v. 824-827). Hors cadre liturgique s'exprime plus encore le
scandale de paroles sacrilèges et blasphématoires.
D. SACRILEGE ET BLASPHEME, « PECHES DE LA LANGUE
»
« Le blasphème parfait (blasphema
perfecta) est celui qui porte non seulement atteinte à la
vérité de l'intelligence de Dieu, mais témoigne aussi de
l'intention d'injurier, autrement dit d'une volonté maligne qui
déteste l'honneur divin. C'est justement une volition perverse
ajoutée à une conception mensongère de la divinité
qui, exprimée en paroles, fait du blasphème le plus grave des
péchés »127.
Les occurrences blasphématoires dans les fabliaux
humains posent à l'inverse un véritable écueil moral ; en
atteste la teneur des captationes de « La Pucele qui abevra le
polain » (« Ele n'est pas vilaine a dire / Mais moz por la gent
faire rire »,
v. 3-4) et du « Prestre qui fu mis au lardier » :
« Mos sans vilonnie / Vous veil recorder / Afin qu'en s'en rie
», v. 1-3. Les « contes à rire » semblent ainsi
accorder une légitimité fût-ce aux cas-limites du
blasphème ; ainsi de « L'Evesque qui beneï le con
»128, qui
125 Georges MINOIS, dans son Histoire du rire et de la
dérision, op. cit., p. 152-153, insiste sur le caractère
mécanique de la parole liturgique, osant une comparaison avec Bergson
(le rire comme du mécanique plaqué sur le vivant) ;
parallèlement, l'assistance, lors des offices médiévaux,
semble particulièrement dissipée : « on bavarde, rigole,
plaisante, discute de ses affaires, courtise les femmes ». Le rituel
liturgique observé par le goupil et le chat ne fait preuve d'aucune
élévation spirituelle, réduit à une pure succession
mécanique de paroles et de chants ; de là une dimension satirique
prégnante.
126 Le Roman de Renart, Branche VI, « Les
Vêpres de Tibert », v. 422-427 : Tibert interroge le prêtre
sur sa connaissance du latin (« Ançois m'avrois dit en latin /
Come on dist fauble, se volés »). Les réponses
carnavalesques du prêtre reprennent les thèmes de la folie et des
flatulences, la fève étant associée à la folie, la
question sur la chèvre (« Mais dites moi ici endroit / Se
savés par u la chèvre poit », v. 433-434), donnant lieu
à une courte réponse scatologique (« Par le cul, quant
il est ouvers », v. 435).
127 Philippe DESAN, Dieu à nostre commerce et
société. Montaigne et la Théologie, Genève,
Droz, 2008, p. 29
128 « L'Evesque qui beneï le con », in Willem
NOOMEN, Nouveau recueil complet des fabliaux, « Texte Critique
», tome VI, Assen, Van Gorcum, p. 200sq
met en présence l'Evêque de Bayeux et un
prêtre, tous deux se livrant en secret au péché de la
chair. Le prélat hypocrite condamne le prêtre aux
pénitences, tout en maintenant pour lui-même le commerce des
femmes. Lors d'un rendez-vous libertin, censément tenu secret, sa
duplicité est surprise par le prêtre, qui prolonge d'un «
amen » (v. 204) ironique la bénédiction
blasphématoire du « con » : « Li evesque lo
con seigna / Et puis a dit « Per omnia » - / Quan qu'il fait
la beneïçon / Dit : « secula seculorum » (v.
199-202). La subversion de la doxologie chrétienne, per omnia secula
seculorum, profane ainsi le règne, la puissance et la
gloire, attribués au con en lieu et place du
Père.
Une même profanation de la sacralité trinitaire
apparaît dans le fabliau du « Prestre crucefié », le
prêtre châtié de son adultère se comprenant comme un
infléchissement parodique du Christ : « Despoillez vous et si
alez / Léens, et si vous estendez / Avoec ces autres Crucefis
» (v. 35-37). Le supplice de la crucifixion le cède à
l'excitation du satyre, bientôt puni par la perte du membre : «
Et ice vous di je por voir / Que ceste chose li trencha / Que onques riens
ne li lessa / Que il n'ait tout outre trenchié » (v. 70-74).
La portée blasphématoire de l'assimilation du prêtre
lubrique au Christ est notablement tempérée par la visée
morale du fabliau, énoncée dès le premier vers : «
Un example vueil commencier ». Le terme d'example,
utilisé comme une sorte d'alibi, incline ainsi l'écriture leste
dans la sphère des exempla. La teneur de l'epimythium
renforce le discours moraliste, de sorte que la transgression des symboles
sacrés se retourne en une dénonciation satirique de
l'incontinence des prêtres : « Ceste example nous moustre bien /
Que nus Prestres por nule rien / Ne devroit autrui fame amer / N'entor li venir
ne aller », v. 93-96.
Le blasphème, injure portée contre la sainte
trinité, semble porteur d'une ambiguïté essentielle, dans le
cadre des contes d'animaux. Le propos blasphématoire apparaît dans
le Roman de Renart comme un trait inhérent au personnage
éponyme, comme l'une des manifestations de sa renardie. De
fait, Renart profane en de multiples occasions la majesté divine en
affirmant un mode d'être négatif, pervers et cynique : «
Tu ouevres part art do dïable »129 s'écrie
le chevalier dans « Renart le Noir ». Les branches faisant le
récit rétrospectif des actes pendables accomplis par le goupil
donnent à voir avec plus d'acuité encore le degré
d'outrance verbale auquel atteint Renart.
La dévoration du milan qui clôt la confession de
Renart (« Si l'ot ançois tot devouré », III,
v. 807) accentue le scandale du blasphème, tout en introduisant
129 Le Roman de Renart, Branche XIV, « Renart le
Noir », v. 229
l'ambiguïté de cette notion dans la bouche
d'animaux. Evelyn Vitz met en question la possibilité même du
blasphème animal, posant une question fondamentale dans notre
perspective : « Les bêtes peuvent-elles blasphémer ?
» 130. Si Evelyn Vitz convient assurément de l'existence
d'un certain nombre de branches blasphématoires dans le Roman de
Renart, le dénigrement de la religion, doublé d'une vive
satire des pratiques cultuelles, ne saurait constituer, selon elle, une parole
blasphématoire. La définition médiévale du
blasphème n'a en effet que peu à voir avec la définition
contemporaine. Ce « péché de la langue » recouvre alors
toutes les formes de médisance (calomnie, diffamation, blâme),
comme le rappelle opportunément Corinne Leveleux-Teixeira131.
A cette première ambiguïté s'ajoute l'énoncé
de paroles blasphématoires par des animaux. La métamorphose
illusoire semble modérer la virulence des propos
irrévérencieux. La position animale de Renart permet en effet une
manière d'impunité, le blasphème parfait (cf.
infra) étant neutralisé par la nature animale des
personnages.
Dieu, adjuvant occasionnel des exploits renardiens
132 , représente un ensemble de valeurs sacrées, que
Renart s'applique cependant à subvertir avec hargne : « Molt ai
fait de granz felonnies / De malvaistiés, de trecheries » (IV,
151-152). Cela étant, la posture perverse de Renart, qui participe
à la delectatio des auditeurs, n'est pas
interprétée au Moyen-âge comme blasphématoire,
compte tenu du paradigme animal dans lequel elle s'inscrit. Le Roman de
Renart donne ainsi à voir un contraste saisissant entre
l'impétuosité de paroles visant à faire le mal
(blasphema perfecta) et une réception ludique et amusée
de l'oeuvre. L'ambiguïté d'une parole humaine volontiers
blasphématoire et d'une éloquence animale nécessairement
inoffensive est portée à son comble dans la branche des
Enfances : « Cil Diex, si li vient a plaisir / Puet encore
bien consentir / A parler les bestes sauvages / Et les usuriers fere
larges » (XXV, v. 227-230). Les occurrences de paroles
blasphématoires dissimulées dans les contes d'animaux et les
fabliaux, voient ainsi leur portée transgressive atténuée
par l'ambiguïté de l'anthropomorphisme et du zoomorphisme, qui
trace un entre-deux du sacré et du profane, dans lequel la parole
blasphématoire et les atteintes au christianisme sont dicibles ; le
caractère ludique et la joyeuse cruauté des fabliaux
ménagent quant à eux bien des libertés.
130 Evelyn BIRGE VITZ, « La liturgie, Le Roman de
Renart, et le problème du blasphème dans la vie
littéraire au Moyen Age, ou Les bêtes peuvent-elles
blasphémer ? », Reinardus, éd. Brian J. LEVY et
Paul WACKERS, vol. 12, 1999. vi, 248 pp. (pp. 205-225)
131 Corinne LEVELEUX-TEIXEIRA, « La répression du
blasphème et les métamorphoses de la vérité (Moyen
Age et début de l'époque moderne) », art. cit., p.
325
132 Cf. notamment l'épisode de la cuve, résultat
inespéré d'une prière à Dieu.
Ultime degré d'une transgression filée du corps
à l'âme, l'imaginaire de l'après-mort, dogme sacré
car pivot de toute la morale chrétienne133, fait
également l'objet de transgressions.
C. TRANSGRESSIONS ESCHATOLOGIQUES
1. TRANSGRESSION ET « SOUILLURE » DE
LA « MORT » (ROGER CAILLOIS)
Jacques Le Goff, dans A la Recherche du
Moyen-âge, évoque la dyade eschatologique du Paradis et de
l'Enfer. Selon lui, « la civilisation médiévale ne pouvait
se saisir qu'en ajoutant la maîtrise de l'espace et du temps dans
l'au-delà à celle dans l'ici-bas, sur terre. La civilisation
médiévale reposait sur l'absence de frontière
imperméable entre le naturel et le surnaturel »134 . De
cet imaginaire découle une puissance accrue de l'Eglise, qui
étend, par le détour des indulgences, sa
souveraineté sur les provinces de l'au-delà. La conception
chrétienne du temps et de l'espace eschatologiques conditionne discours
religieux et représentations mentales. En ce sens, la formation d'un
imaginaire métaphysique apparaît consubstantielle à la
doctrine chrétienne. Partant, la répartition des justes au
Paradis et des mauvais en Enfer, « prolongation perpétuelle de ce
qu'il y a de pire dans l'espace temps »135, se comprend comme
un principe sacré.
La dialectique du Paradis et de l'Enfer donne lieu, en
plusieurs branches du Roman de Renart, à une subversion
axiologique. La conception morale qui transparaît dans le sermon de
Bernard consiste en un retournement carnavalesque du vice en vertu, qui
détermine l'avenir eschatologique du mort136. Comme le note
Sylvie Lefèvre, le « recours aux images culinaires » dans le
discours de l'âne, « fait du péché de chair une
peccadille »137. Après la reprise d'une injonction
topique138, la seconde étape d'une
133 De fait, la répartition axiologique des bons et des
mauvais au Paradis et en Enfer, leitmotiv biblique d'importance, fonde
la morale catholique : c'est pour obtenir la vie éternelle que les
hommes doivent pratiquer la vertu et révérer les commandements
sacrés, c'est parce qu'ils ont péché que certains sont
punis.
134 Jacques LE GOFF, A la recherche du Moyen-âge,
avec la collaboration de Jean-Maurice de MONTREMY, Paris, Seuil, coll. Points,
2003, p. 112
135 Ibid. p. 110-111
136 Le Roman de Renart, Branche XVIII (Fin), «
La Mort de Renart », v. 855s. L'archiprêtre Bernard prononce un
sermon précédant l'inhumation du goupil. Dans un esprit de
subversion propre aux fables animalières, la conception du monde est
l'objet d'une inversion carnavalesque.
137 Sylvie LEFEVRE, « Notice de la Branche XVIII du
Roman de Renart », in Le Roman de Renart, op. cit. p.
1303
138 Injonction divine présente dès la
Genèse (IX, 1) : « Et vous, soyez féconds et
multipliez, répandez-vous sur la terre et multipliez sur elle
».
apologie bouffonne de l'acte sexuel procède d'un
argument physiologique139, suivi d'une métaphore sexuelle
filée à partir de l'étymologie du mot andouille
(du latin inducere) :
Ne il n'est de foutre pechié
Pour que vit soit parti de coilles 780
Ne que il fait de faire endoilles
Qu'en met de bouel en bouel.140
La consommation du péché de chair est d'autant
plus transgressive dans le discours de l'archiprêtre, que ce dernier
suggère une rétribution positive s'ajoutant au pardon : «
Le pechié en weil pardonner / Et se lor pooie donner / Rante,
volantiers leur donroie / Et lor pechiez lor pardonroie » (XVIII
(Fin), v. 892-895). L'inversion du Paradis et de l'Enfer est achevée
dans la contrefaçon d'injonction divine à laquelle se livre
l'âne, animal porteur de connotations lascives141 : «
Ci et devant Dieu lor pardon / Quenque par foutre mesprandront »,
v. 897-898. L'exhaustivité d'une prescription s'appliquant à tous
les êtres animés manifeste une inversion des valeurs morales :
« (...) Et qui de mon conmant istroit,
Et qui volantiers ne foutrait,
Soit homme, soit femme ou soit beste,
Et piez et mainz et corps et teste 905
Li soit de chaennez de fer
Lié es granz tourmenz d'enfer.
Et cil qui mon conmant feront
A joie en paradiz seront ».
La parole carnavalesque mue le monde en un universel lupanar,
dans lequel toute licence devient commandement (conmant) sacré.
Le sermon, dans son outrance parodique, mime en l'inversant l'axiologie
chrétienne, comme le ton comminatoire des livres saints. Le
châtiment des « chaennez de fer », présent dans
la Bible142, apparaît
139 Le Roman de Renart, Branche XVIII (Fin), v. 870-872
: « Foutre couvient, si con moi semble ; / Pour ce vous di à
touz ensemble / Que foutre n'iert ja défendu »
140 Le Roman de Renart, Branche XVIII (Fin)
141 Issu de la tradition ésopique, l'âne appelle
dans l'imaginaire médiéval des réminiscences bibliques :
l'ânesse de Balaam, la fuite en Egypte, les Rameaux...
Cependant, si l'on suit les analyses de Jean Batany, cette insertion de
l'âne dans les évangiles semble liée au vieux mythe
païen du « monde à l'envers » et
particulièrement à la fête des fous, durant laquelle la
tradition consistait à couronner évêque un âne, par
esprit de transgression et de dérision. L'âne est au
Moyen-âge symbole de paresse, d'obstination, mais aussi de
lascivité (cf. les scènes d'amour zoophiles dans L'âne
d'or d'Apulée).
142 Cf. Daniel, 4, 17-24 : le prophète Daniel
interprète le songe prémonitoire de Nabuchodonosor. L'arbre
« grand et fort et élevé, atteignant au ciel et visible
par toute la terre » (4, 17) figure symboliquement le Roi, dans
l'imminence de sa chute : « un saint, descendu du ciel [dit] :
« Abattez l'arbre, détruisez-le, mais la souche et ses racines,
laissez-là en terre, dans des liens de fer et d'airain (...)
jusqu'à ce que sept temps soient passés sur lui » (4,
20). Daniel interprète le songe du Roi comme l'annonce d'un rappel
à
subverti dans l'inversion du code. Si la vision des damnations
infernales s'accorde à l'imaginaire
médiéval143, le sacré fait l'objet
d'un déplacement de la vertu à l'indécence
débridée. La transgression passe donc par le
réinvestissement d'un cadre formel (dualité axiologique,
tonalité propre à la prédication) et
l'ambiguïté de signes divergents (symbolique négative de
l'âne, dignité factice procurée par l'étole). Bien
plus que de passer outre la loi, le retournement carnavalesque devient
lui-même la mesure du bien et du mal ; la transgression ne s'opère
cependant qu'en la présence de l'interdit préalable. De là
une tension prolongée entre règle religieuse et règle du
carnaval. La seconde, tout en se substituant à la première, ne
constitue pas pour autant sa négation, ménageant une coexistence
problématique du sacré et de sa transgression. A
l'esprit de dérision144 qui préside au
développement carnavalesque de l'âne se superpose la dimension
sérieuse de la mort du goupil.
L'approche anthropologique permet une lecture liant la charge
érotique au chaos engendré par la mort. Roger Caillois, dans
L'Homme et le Sacré145, évoque la violence
des déprédations et transgressions auxquelles donne lieu la mort
du chef aux Îles Fidji. Son analyse rend compte du rapport au
sacré tel qu'il s'opère également dans la branche
XVIII146 : le désordre intervient dans « la
période aiguë de l'infection et de la souillure que
représente la mort », dans « le temps de sa pleine et
évidente virulence, éminemment active et contagieuse ».
Ainsi l'inversion eschatologique est-elle passible de plusieurs lectures :
anthropologique, littéraire, mais aussi philosophique. La transgression
est liée à un point d'équilibre paradoxal atteint dans le
roman - la mort déceptive du goupil, et au tropisme carnavalesque de
l'écriture renardienne. Son mode de subversion ménage la
coexistence du cadre sacré (promotion de la vertu) et de sa
l'ordre divin : « (...) Ton royaume sera
préservé pour toi jusqu'à ce que tu aies appris que les
Cieux ont tout domaine. C'est pourquoi, ô roi, agrée mon conseil :
romps tes péchés par les oeuvres de justice, et tes
iniquités en faisant miséricorde aux pauvres, afin d'avoir longue
sécurité » (4, 23-24).
143 Cf. Jacques LE GOFF, A la Recherche du
Moyen-âge, op. cit. p. 111 : « L'Enfer est
monstrueusement terrestre, si terrestre qu'il est souterrain. Cela ne
surprend pas. Les méchants se trouvent punis par là
oüils ont péché ».
144 Nous reprendrons les éléments de
définition développés par Elisabeth CROUZET-PAVAN et
Jacques VERGER (dir.), La Dérision au Moyen-âge, De la
pratique sociale au rituel politique, Paris, PUPS, 2007, p. 11-12 : «
Arme remarquablement simple et économique, car des mots, des gestes,
parfois quelques accessoires communs ou quelques images y suffisaient :
plaisanteries ou injures lancées à la cantonade, chansons
moqueuses ou poèmes satiriques placardés dans des lieux publics,
gestes de défi obscènes ou agressifs ». (Nous
soulignons)
145 Roger CAILLOIS, L'Homme et le Sacré,
2ème éd., Paris, Gallimard, 1950, chapitre IV, «
Le sacré de transgression : théorie de la fête », p.
153
146 Cf. Jeannine HOROWITZ et Sophia MENACHE, L'Humour en
chaire. Le rire dans l'Eglise médiévale, Labor et Fides,
Paris, 1994, p. 15 : « Le rire, l'humour, le comique
médiévaux, quoique phénomènes universels,
s'élaborent à partir d'un cadre événementiel, d'un
appareil de croyances et de convictions dictés par des
coordonnées spatio-temporelles spécifiques ».
transgression (promotion du vice), qui singe et évide les
valeurs du sacré, tout en maintenant ses structures.
2. TRANSGRESSION ET DECEPTION
Si l'épisode du sermon asinien s'inscrivait dans un
contexte de mort, dont le recours aux études anthropologiques contribue
à éclairer le processus transgressif, la transgression
eschatologique de la branche du Puits apparaît pour Renart comme le
truchement d'un besoin essentiel : sauver sa vie. Le goupil, mu selon un motif
topique par l'impératif de réplétion, se rend près
d'une grange, qui jouxte « une abeie de blans moisnes » (Va,
v. 66). Apeuré, craignant d'être surpris par les moines, dont le
conteur suggère la cruauté (« Car felon sont a
demesure », v. 105), le goupil se retire (« Or retorne
Renars arriere », v. 121). Lors d'une seconde approche, fructueuse,
Renart saisit les « gelines » et « toutes trois les
a estranlées », v. 136. L'art du conteur introduit avec
naturel le « molt grant talent de boire », v. 143, avant de
figurer un Renart mélancolique, sous des traits quasi-anthropomorphes :
« grains et maris et trespensés », v. 160.
La transgression de l'eschatologie chrétienne
intervient après que Renart, « mis en cele trape
»147 par les diables, ne tente d'inverser le sort,
bénéficiant de l'arrivée salutaire d'Isengrin. La
déception renardienne confère alors au puits une épaisseur
de signes remarquable, ainsi que le note Claude Reichler : « le puits de
cette grasse abbaye est un lieu où prolifère toute une richesse
métaphorique et symbolique, et celui qui y choit prend à son tour
valeur symbolique et métaphorique »148.
Vessela Guenova, dans son article « Rhétorique et
symbolique du puits dans la branche IV du Roman de Renart »149,
note la mise en abyme de la déception que constitue le puits, «
espace fourbe et malicieux », qui amène Renart à «
[s'inspirer] soimême de l'aspect trompeur de l'espace dans lequel il
vient d'aboutir »150. La parole renardienne, « chemin du
signe dévié », pour reprendre l'expression de Claude
147 Ibid., v. 184. La mention des diables en ce même
vers (« Diauble ») annonce le bouleversement axiologique,
carnavalesque, qui fait l'objet du discours séducteur de Renart,
à l'arrivée du goupil. Le « style de sympathie
» adopté par le conteur est ainsi étroitement lié au
discours de son personnage. Comme l'écrit Jean RYCHNER dans «
Renart et ses conteurs », in Du Saint Alexis à François
Villon, Etudes de littérature médiévale,
Genève, Droz, Publications Romanes et Françaises, 1985 : «
Les personnages vivent eux-mêmes ce que, dans l'autre style, le
conteur vit, dans une certaine mesure et pour ainsi dire, à leur place,
dans la sympathie ».
148 Claude REICHLER, La Diabolie, op. cit., p. 123
149 Vessela GUENOVA, « Rhétorique et symbolique du
puits dans la branche IV du Roman de Renart », in Contez me tout,
Mélanges de langue et de littérature médiévales
offerts à Herman Braet, réunis par Catherine BEL, Pascale
DUMONT et Frank WILLAERT, Louvain, Peeters, La République des Lettres,
n° 28, 2006, pp. 209-228
150 Vessela GUENOVA, art. cit., p. 211
Reichler151, recourt à l'engin topique
de la fausse mort152 : « Ja sui je vostre bons voisin / Qui
fui jadis vostrez conpere » (Va, v. 256-257).
C'est là le premier artifice d'une parole
déceptive, qui intervertit dans leurs espaces respectifs la
polarité du Ciel et de l'Enfer, proposant un imaginaire eschatologique
ad usum lupi. La transgression de cet imaginaire sacré passe
par l'auctoritas du Seigneur, à laquelle se soustrait Renart
dans le moment même où il en profère le nom. L'expression
du triomphe de la mort relève d'un comique paradoxal, la voix
censément d'outre-tombe n'émanant point de l'âme mais du
corps de Renart153 : « (...) Ainsi morront / Trestout cil
qui en vie sont : / Par mi la mort les convenra / Passer au jor que
Dieus vorra ! » et « Mais que Dieus a la mort
vous voie ! » (Va, v. 267- 270 et 273). A l'inversion carnavalesque
des espaces symboliques de l'après-mort, Renart joint une
rétribution des vices ironiquement débonnaire, au regard des
espiègleries cruelles du « malvais lichieres » qui
« le mont cunchie » (Ia, v. 92-93). Triple transgression
consistant à se figurer indûment « devant les piés
Jhésu » (Va, v. 213), à mettre à distance la
mort dans le moment même où l'on atteste de son triomphe, à
intervertir enfin les données spatiales établies par le
Constitution « Benedictus Deus »
154.
151 Claude REICHLER, La Diabolie, op. cit., p. 125
152 L'engin de la fausse mort, qui sert à se
libérer de la menace d'une mort imminente, appartient ainsi à la
tradition renardienne. Menacé de mort, Renart se fait «
comédien de la mort » (Le Roman de Renart ou le
texte de la dérision), pour reprendre l'expression de Jean R.
SCHEIDEGGER, qui insiste sur la notion fondamentale de jeu, le jeu
enfantin étant également une performance d'acteur. Maître
du simulacre, Renart de jouer avec cette mort que l'on «
n'arrête pas de raconter pour ne pas en mourir »
(Maurice BLANCHOT, L'espace littéraire, Gallimard, Folio,
Paris, 2003, p. 55). La notion même de simulacre implique de fait un jeu
sur les apparences de la mort, sur le témoignage de visu et le
voir. Fuyant la mort, Renart devient autre. Dans la branche Renart
le Teinturier, le goupil a failli perdre un bras, être battu, et
périr noyé. Mais cette proximité avec la mort devient la
garantie même de sa sauvegarde, puisque, mort aux yeux de tous, Renart
revient sous le nom de Galopin, pour chanter avec des accents renardiens
mêlés à un jargon bretonnant.
153 Contrairement à ce que le suggère Renart
dans la suite de son dialogue avec Isengrin : « Que li miens cors gist
en la biere / Cies Hermeline en sa taniere / Et m'ame est en paradis mise /
Devant les piés Jhésu asise, Conperes (...) », v.
285-289
154 Le Pape Benoît XII, dans la Constitution «
Benedictus Deus » du 29 janvier 1336, (Enchiridion Symbolorum et
Definitionum, 1000, éd. Heinrich Denzinger, Creeds, fac simile de
l'éd. 1923), fixe, en une « constitution qui restera à
jamais en vigueur » que, « [les âmes des] saints apôtres,
martyrs, confesseurs, vierges et autres fidèles morts après avoir
reçu le saint baptême du Christ, (...) des enfants
régénérés par ce même baptême du Christ
ont été, sont et seront au ciel, au Royaume des cieux et au
paradis céleste avec le Christ, réunis dans la compagnie des
saints anges ». En outre, « les âmes de ceux qui meurent en
état de péché mortel descendent aussitôt
après leur mort en enfer, où elles sont tourmentées de
peines éternelles, et que néanmoins au jour du jugement tous les
hommes comparaîtront avec leurs corps "devant le tribunal du Christ "
pour rendre compte de leurs actes personnels, "afin que chacun reçoive
le salaire de ce qu'il aura fait pendant qu'il était dans son corps,
soit en bien, soit en mal" ». En ce sens, Renart transgresse la
répartition des biens et des peines figurée au v. 331 par les
« poises (...) de bien et de mal ».
La figuration renardienne du Paradis subvertit la conception
médiévale d'un espace « toujours plus [aérien],
céleste, ineffable » 155 . En regard, le paradis carnavalesque du
décepteur se mue en un domaine de chasse virtuel, riches de proies
variées :
« Je sui en paradis celestre (...) 292
Ciens a riche poucinaille ;
Ciens puet on voir mainte ouaille
Et mainte oe et mainte chievre ; 297 Ciens puet
on voir maint lievre
Et bues et vaiches et moutons, Espriviers, ostours et faucons
! ».
Gibier à poils et gibier à plumes peuplent ce
lieu fictivement spirituel (celestiaus), création verbale d'un
goupil qui « set bien son sens espandre »156. Le
principe d'irréalité inhérent au langage de Renart se
manifeste ainsi à plein en ce lieu, apparié à l'imaginaire
de la faim, propre à l'ensemble du Roman157. La
souplesse et la réversibilité de la ruse sont à l'image du
fonctionnement même du puits, comme l'explique Renart à Isengrin
au moment où il le croise : « N'en faites ja chiere ne frume :
/ Bien vous en dirai la coustume : / Quant li uns va, li autres vient, / C'est
la costume qui avient », Va, v. 429-432. Le langage de la ruse
rétablit ensuite l'axiologie ordinaire (« Je vois en paradis la
sus / Et tu vas en enfer la jus », Va, v. 433-434),
dénonçant ainsi son caractère artificiel.
Plus encore que de s'intégrer au mécanisme de la
ruse et au fonctionnement carnavalesque du monde, la transgression de
l'imaginaire eschatologique s'inscrit potentiellement dans un dessein
satirique, comme le suggère, à la suite de Jean Rychner, J. R.
Simpson158. La présence des diables, responsables de
la chute du goupil dans le puits est importante d'un point de vue axiologique :
«Who these devils might be is never specified, but their role is crucial
in that it opens the way for a reflection on identity and agency that has
particular implications for the position of monasteries, caught between the
langage of the world on the one and and of the caritas in the
155 Jacques LE GOFF, A la Recherche du Moyen-âge, op.
cit., p. 111
156 Ibid., v. 328
157 Comme l'écrit Jean R. SCHEIDEGGER dans Le Roman
de Renart ou le texte de la dérision, Droz, Genève, 1989, p.
257 : « La quête renardienne par excellence est celle de la
nourriture, et le savoir du goupil ne vise d'abord qu'à trouver
de quoi manger, à tout prix, au prix que réclament l'aventure et
la branche qui la relate ».
158 J. R. SIMPSON, Animal body, literary corpus : the Old
French Roman de Renart, Amsterdam, Rodopi, 1996
other»159. Plus encore, le puits
apparaît comme une manière de speculum stultorum,
révélateur des superstitions et de l'ingénuité des
hommes : « The visio ysengrimi [is] part of the work's
mockery of ignorance and charlatanism. The Renart mocks these over literal
beliefs »160.
La richesse d'interprétations de l'épisode du
Puits converge dans la mise en évidence de sa dimension
subversive autant que transgressive. A une lecture symbolique se superpose une
lecture historique, l'ordre cistercien étant l'objet de critiques
à l'époque de la rédaction du Roman. La branche
du Puits peut ainsi se lire, comme le suggère J. R. Simpson, comme une
variation satirique et réflexive sur le concept de « Paradisus
claustralis »161, inhérent à la
théologie cistercienne.
La transgression des gestes, des paroles et des
représentations relevant du sacré s'accomplit ainsi à tous
les stades de l'être. Le corps, objet de mépris dans une
perspective chrétienne, est célébré dans ses
aspects les plus vils : si les fabliaux sont par excellence le lieu de la
gauloiserie, le Roman de Renart fait de l'érotisme et de
l'obscène les pendants d'une conception du monde fondamentalement
viciée. En d'autres termes, le fabliau semble exploiter les outrances du
corps à des fins comiques, le Roman de Renart dans une
perspective plus polémique. Ces deux genres se rejoignent
néanmoins dans l'exaltation sans mesure de la sexualité comme de
la gula, revers des dogmes chrétiens, qui privilégient
la tempérance et la précellence de l'âme sur le corps. De
fait, les expressions d'« épopée de la faim
»162 et de « Fain d'amor »163 rendent
compte des appétits alimentaires et sexuels qui caractérisent les
deux genres du fabliau et du roman.
159 J. R. SIMPSON, op. cit., chapitre 3, p. 106 :
« L'identité de ces diables n'est jamais mentionnée,
mais leur rôle est crucial dans la mesure où il ouvre la voie
à une réflexion sur l'identité et l'intermédiaire,
qui a des implications particulières quant à la position des
monastères, qui oscille entre le langage du monde d'une part et celui de
la caritas de l'autre » (Traduction inédite)
160 Ibid., p. 107 : « La vision d'Isengrin
fait partie de la satire de l'ignorance et du charlatanisme présente
dans l'oeuvre. Le Roman de Renart raille ces croyances trop
littérales ».
161 Cf. la définition de J. R. SIMPSON, op. cit.,
p. 103: « ecstatic union of heaven and earth through the mediating
image of the cloistered paradise ».
162 Jacques LE GOFF, La Civilisation de l'Occident
Médiéval, Paris, Arthaud, 1965, p. 290
163 Caroline FOSCALLO, « Mors de fain » ou «
Fain d'amor » : désirs alimentaires et désirs amoureux dans
les fabliaux », Questes, n° 12, « La Faim et l'appétit
», juin 2007. Consulté en ligne à l'adresse suivante :
http://questes.free.fr/pdf/bulletins/faim/FetA
Caroline%20FOSCALLO.pdf. Cf. également Micheline de COMBARIEU DU
GRES, « Manger (et boire) dans le Roman de Renart »,
Manger et boire au Moyen Âge, Actes du colloque de Nice (15-17
octobre 1982), Paris, Les Belles Lettres, 1984, p. 415-428.
A un niveau supérieur, le langage se
révèle également comme le vecteur d'une transgression des
rites et paroles sacrées. La parole donnée aux animaux, marque de
l'hybridité du roman et de la fable, ménage une parole en
liberté. Là encore apparaît l'approche contrastée du
fabliau et du roman dans leur rapport au langage : si le fabliau subvertit le
sacré en un retournement carnavalesque, la transgression renardienne de
l'éloquence sacrée implique un vacillement ontologique lié
à la coupure du lien symbolique qui unie le mot à sa
réalité.
Le langage servant de support à l'expression de
concepts et de représentations imaginaires, l'ultime degré de la
transgression du corps à l'âme réside dans le rapport des
oeuvres du corpus à l'eschatologie. L'évocation de
l'au-delà dans les branches IV et XVIII ainsi que dans le fabliau du
« Pet au vilain » introduit la corporéité en un lieu
où l'immatériel devrait dominer. La question de l'eschatologie
synthétise ainsi les transgressions du langage et du corps.
Corps, langage et eschatologies relèvent de dogmes
chrétiens développés dans les ouvrages
exégétiques, notamment ceux des Pères de l'Eglise. C'est
pourquoi, après avoir évoqué la transgression des dogmes
fixés à partir des écrits bibliques, il convient
de revenir à la lettre même de la Bible, afin d'étudier les
réécritures de la Genèse, de L'Apocalypse
et des Evangiles à l'oeuvre dans notre corpus.
L'écriture de la transgression nous mène ainsi à la
transgression des Ecritures, sensible dans le dialogue ininterrompu des
fabliaux, des fables et des textes renardiens avec la Bible.
CHAPITRE II LA TRANSGRESSION DES ECRITURES
RECRITURES DE LA COSMOLOGIE BIBLIQUE
« Des clercs facétieux s'égaient à
transposer les textes sacrés et les textes liturgiques, tantôt
pour se divertir, tantôt pour tourner en dérision le
vilanus, ou pour dénoncer les scandales de la Curie romaine
(...). Dans sa forme, la parodie médiévale est essentiellement
transposition et déformation de textes ecclésiastiques, connus de
tous les prêtres, sus par coeur, à des fins burlesques ou
satiriques »164.
La transgression du sacré se révèle aussi
bien dans la profanation des signes rituels que dans l'ordre de la
réécriture. Le Roman de Renart et les fabliaux
s'emparent en effet de la lettre des écrits bibliques, dont ils
profanent la majesté sacrée : les motifs et épisodes
bibliques sont les « parties cristallines »165 des
narrations médiévales. Cette seconde partie a
précisément l'ambition de rendre compte de la récriture du
texte sacré.
La notion de texte sacré est assurément
problématique. Nous retiendrons toutefois la tentative de
définition proposée par Mélanie Adda : « Le texte
sacré vient stabiliser la foi encore incertaine et mouvante dont il est
issu, en l'établissant comme religion c'est-à-dire en fixant les
croyances qu'elle véhicule et en les étayant de pratiques et de
rites ».
« L'écriture sainte participe du discours
théologique et de l'oeuvre poétique mais ne s'y réduit pas
: elle a une valeur éthique et juridique. Le texte sacré regroupe
une communauté humaine autour d'une même éthique, de
mêmes lois, sanctionnées par l'origine divine qui leur est
prêtée »166.
La variété des livres canoniques, en termes de
style comme de substance (historiques, poétiques, sapientaux,
prophétiques...) nous a conduits à concentrer notre étude
sur trois récits emblématiques, porteurs d'une cosmologie
cohérente : les récits d'origine et de fin (Genèse,
Apocalypse) et la figure du Christ (Evangiles).
164 Philippe MENARD, Le Rire et le Sourire dans le Roman
Courtois en France au Moyen-âge, 1150-1250, Genève, Droz,
Publications Romanes et Françaises, CV, 1969
165 Claude LEVI-STRAUSS, Mythologiques, tome IV,
L'Homme nu, Paris, Plon, 1971, p. 560
166 Mélanie ADDA, « Introduction », in
Mélanie ADDA (éd.), Textes sacrés et culture profane :
de la révélation à la création, Berne, Peter
Lang, Recherches en Littérature et Spiritualité, n° 17,
2010, p. 5
La Genèse, en relatant les origines du monde
et de l'humanité, impose une conception créationniste de
l'Univers. La création divine du monde est par nature une donnée
sacrée, le concept de sacré pouvant se lire, avec Carl Gustav
Jung, comme « ce qui saisit l'individu, ce qui, venant
d'ailleurs, lui donne le sentiment d'être ». Nous retiendrons
de la Genèse deux épisodes fondamentaux : la Création
divine du monde et l'épisode de la Chute du Jardin d'Eden.
L'Apocalypse, « Révélation de
Jésus Christ » (Ap. 1, 1), se donne comme une prophétie
eschatologique chargée de symboles et de signes. Ces visions attestent
la véridicité du Dieu créateur, « Alpha et
Omega », principe et fin de toutes choses : « [Dieu] envoya
son ange pour la faire connaître à Jean son serviteur, lequel a
attesté la Parole de Dieu et le témoignage de Jésus Christ
: toutes ses visions » (Ap. 1, 1-2). A l'instar de la
Genèse, l'Apocalypse prend son origine dans une parole
sacrée, également performative.
Le caractère sacré du Christ et la
prégnance de sa parole ne font pas mystère : dans le Christ,
« le Verbe s'est fait chair » (Jean, 1, 14). Le Messie
rédempteur incarne, par son parcours - ascendance divine, mort pour le
rachat des péchés humains, résurrection - une figure de la
Trinité sacrée. Le « Symbole de Nicée-Constantinople
», consécutif aux conciles de 325 et de 381, définit le
Credo, garant d'une croyance unifiée en Jésus-Christ :
« Nous croyons en un seul Seigneur, Jésus-Christ, le Fils
unique de Dieu, né du Père avant tous les siècles,
Lumière issue de la Lumière, vrai Dieu issu du vrai Dieu,
engendré et non créé (...) ». Le Christ
Pantocrator est lié à la Création par sa
consubstantialité au Père, à l'Apocalypse dans les
derniers mots de la profession de foi : « il reviendra dans la gloire
pour juger les vivants et les morts » (Ap. 22, 20).
L'Alpha de la Genèse, l'Oméga de l'Apocalypse,
et le Fils trinitaire sont consubstantiels, qui offrent une vue
complète de la cosmologie et de la mythologie chrétiennes.
Notre perspective tient ainsi à examiner plus avant les
modalités d'une « poétique de la contamination et
de la dégradation »167 de ces trois récits
(Apocalypse, Genèse, Evangiles), à l'oeuvre dans Le
Roman de Renart, les fables et les fabliaux.
167 Claudio GALDERISI, Une poétique des enfances.
Fonctions de l'incongru dans la littérature
médiévale, Orléans, éd. Paradigme, «
Medievalia », 2000, p. 111
A. GENESE ET LEGITIMATION DE LA FICTION168
La récriture du texte sacré de la
Genèse semble procéder, dans les narrations
renardiennes, d'une ambiguïté essentielle, entre
intertextualité dégradée et moyen d'une
légitimation de la fiction. La relation qui unit la narration
médiévale à son intertexte biblique excède
cependant la notion parodie au profit de connexions plus
complexes169. Le corpus retenu (« L'Ermite », « Les
Enfances de Renart », « Comment Renart parfit le con ») donne
à lire non seulement une dégradation de la Création divine
du monde, mais, dans le cas des récits renardiens, une authentique
création de la fiction par le détour de la Création. Ce
trait est sensible dans le Roman de Renart, la branche dite des «
Enfances »170 (XXV) étant le récit d'origine de
la geste, sa mise en abyme ; la branche XXV s'inscrit dans les ramifications du
Roman, tout en lui donnant une origine.
La récriture du récit édénique se
situe ainsi dans un entre-deux, se comprenant en regard du modèle
sacré (dégradation), et comme origine de
l'écriture renardienne (contamination). Ces deux
modalités d'écriture originelle se rejoignent cependant dans une
double transgression du sacré : dégradation de la lettre et de
l'esprit du texte originel, création seconde venant se substituer
à la Création.
168 Le terme de légitimation, à propos
des branches XXIII et XXV du Roman de Renart, s'entend en deux sens ;
d'abord comme dans l'expression « enfant légitime », les
personnages du Roman recevant une paternité biblique («
Les Enfances Renart ») ; ensuite en son sens premier, « conforme
à la loi », la reprise de la Genèse
conférant une véritable légitimité à des
animaux crées par Eve.
169 La parodie peut se définir comme ce qui «
ridiculise un modèle sérieux connu (...) [Elle] peut être
considérée comme une forme de métatextualité : elle
ne fonctionne que sur l'arrière-plan du modèle qu'elle
déforme consciemment » Dictionnaire des Termes
Littéraires, Hendrik van GORP, Dirk DELABATISTA, Lieven D'HULST,
Rita GHESQUIERE, Rainer GRUTMAN et Georges LEGROS, Paris, Honoré
Champion, « Champion Classiques », 2005, p. 355, art. « Parodie
». Ce ne sont pas tant les inclinations parodiques de l'écriture
qui retiennent notre attention, que les enjeux théologiques de
l'intertextualité.
170 Cette fascination pour les premiers exploits des jeunes
héros est une constante dans la littérature
médiévale, et particulièrement dans la chanson de geste,
comme le rappelle Philippe MENARD, « Je sui encor bachelers de jovent
(Aimeri de Narbonne, v. 766) », Les âges de la vie au
Moyen-âge, Actes du Colloque de Provins, 16-17 mars 1990, textes
réunis par Henri DUBOIS et Michel ZINK, Paris, PUPS, Cultures et
Civilisations Médiévales, VII, 1992, p. 174 [à propos
d'Aucassin et Nicolette] : « Au pluriel, les enfances
d'Aucassin sont les prouesses accomplies pendant la jeunesse, les actions
héroïques qui sortent de l'ordinaire. L'emploi du terme est connu
dans les chansons de geste. Plusieurs poèmes ont pour titre les
enfances. Ainsi Les Enfances Ogier, Les Enfances Vivien
».
1. ENJEUX D'UNE REINTERPRETATION DE LA GENESE
La fable LIII de Marie de France, « l'Ermite »,
apparaît comme une réflexion sur le péché originel.
Si la critique féministe a relevé l'absence d'Eve,
considérant l'isopet comme une « réinterprétation du
péché originel » favorable à la femme171,
un autre angle d'approche est concevable. Le retour à la lettre de la
Genèse permet en effet d'interpréter la relation
parodique à l'oeuvre dans la fable, qui met en scène un «
reclus (...) ki aveit / un vilein, ki od lui esteit »
(v. 1-2). L'insistance des questions théologiques posées par le
vilain à l'ermite conduit ce dernier à placer le paysan dans une
situation analogue à celle d'Adam et Eve dans l'épisode de la
Chute. L'ermite dissimule une souris sous « une grant gate »
(v. 13) et défend au vilain d'y toucher, selon un motif folklorique
également à l'oeuvre dans « La Sorisete des Estopes ».
La transgression de l'écriture sacrée dans cet isopet tient
à trois éléments : la position de l'ermite, la pomme
symbolique remplacée par la souris, l'origine probable du motif.
L'écriture procède à un glissement du
statut de l'ermite, dont le discours passe d'une parole de
prédication172 à une parole performative ; au vers 3,
« li recleus de deu parlot », est sensible la
prédication chrétienne, prolongée par un
exemplum, truchement privilégié de la
catéchèse. L'insistance des questions (répétition
de « pur quei » v. 5 et 8) qui achèvent d'agacer
l'ermite (v. 9, « Al reclus suvent en pesa »)
l'amènent à devenir un avatar du Dieu de la Genèse. La
reprise de la Chute assigne en effet un rôle nouveau aux personnages : le
paysan incarne Adam, tandis que l'ermite se place, en acte comme en paroles,
comme un alter ego du Dieu comminatoire et bienveillant d'avant la
Chute : « Puis defendi qu'en nule guise / Al vilein qu'il n'i adesast
/ Ne que desuz ne reguardast » (v. 16-18) répond à
l'interdit de la Genèse, « Dieu a dit : Vous n'en
mangerez pas, vous n'y toucherez pas, sous peine de mort »
(Gn, 3, 3). Si les mystères sacrés du Moyen-âge
figuraient les personnages de l'Ancien et du Nouveau Testament, la perspective
adoptée dans la fable est toute différente. L'ermite,
171 Sahar AMER, Esope au Féminin. Marie de France et
la politique de l'interculturalité, Amsterdam-Atlanta, Rodopi,
coll. « Faux Titre », 1999, p. 187
172 Nous sommes conscients de l'apparente contradiction entre
les termes ermite et prédication. Cela étant,
les discussions théologiques de l'ermite et du paysan tiennent de la
relation du fidèle au curé. Les v. 3 et 4, « Quand
(...) parlot / et li vileins li demandot », suggère la
récurrence de ces discussions. Le caractère plus
cénobitique qu'érémitique de l'ermite est plus encore
sensible aux v. 19-20 : « Kar il ireit a un mustier / A ureis un pur
deu preier ». Le propre de l'anachorète n'est-il pas de prier
Dieu dans l'isolement de la retraite ?
dans cet exemplum en actes, endosse l'habit divin, le
mot « Sire » (v. 30 et 36) calquant la dénomination
de Dieu dans la Genèse.
La reprise ad litteram transgresse l'écriture
sacrée à travers les éléments qui remplacent les
symboles bibliques. A la pomme, symbole de la connaissance du bien et du mal,
se substitue la souris, symbole du mal dans la tradition biblique. La
transgression procède de l'infléchissement du cadre
édénique en un cadre domestique (la « grant gate
» demandée par l'ermite v. 13), mais aussi de
l'infléchissement de la tentation en curiosité humaine. D'un
point de vue axiologique, le serpent, partant la femme, représente le
mal, sous la forme du désir, de la tentation. La curiosité du
paysan intrigué par cette « grant merveille » (v. 23)
est de toute autre nature : l'attrait du paysan pour le mystère de la
jatte n'implique pas un savoir à l'échelle du monde, une
connaissance absolue du bien et du mal, mais une connaissance
circonstancielle dénuée d'enjeux véritables. C'est
pourquoi le courroux effroyable de l'ermite à son retour de
l'église, double de l'ire divine, paraît d'une démesure
comique : « Quand sis sire repaira / Mult s'en curuça durement
/ Si demanda par mal talent / Pur quei il ot la gate ostée »
(v. 30-33). La reprise de « pur quei », question
posée à plusieurs reprises par le vilain, manifeste la
réduction burlesque de l'écriture sacrée.
La transgression est enfin sensible dans la christianisation
d'un motif d'origine islamique, pour reprendre l'hypothèse
proposée par Jacques Merceron173. Sans rentrer dans le
détail des versions soufies suggérées comme les sources
probable du motif de la « curiosité testée par une souris
enfermée sous un plat », la christianisation de l'exemplum
permet d'envisager un va-et-vient du profane (motif arabe) au sacré
(christianisation du motif), pour revenir in fine au profane
(subversion des symboles chrétiens). La reprise de la
Genèse dans la fable LIII de Marie de France est ainsi
marquée par l'ambiguïté du ton et de la pensée :
parodie de la Chute, l'isopet constitue une réflexion théologique
plaisante tout en reprenant un exemplum arabe.
Dans le Roman de Renart, le réinvestissement
du texte biblique est porteur d'une toute autre signification. La
Genèse est le cadre thématique et formel du récit
racontant les origines de la fiction ; elle légitime la fiction
renardienne174 en faisant
173 Jacques MERCERON, « Des souris et des hommes:
pérégrination d'un motif narratif et d'un exemplum d'Islam en
chrétienté : à propos de la fable de « L'Ermite
» de Marie de France et du fabliau de « La Sorisete des Estopes
», Cahiers de Civilisation Médiévale, vol. 46,
n° 181, Poitiers, 2003, p. 53-69.
174 La légitimité que nous évoquons se
comprend, dans un sens juridique, comme mode de filiation : de même que
les liens du sang rendent une paternité légitime, la
référence à la Genèse dans la branche des
« Enfances » confère une légitimité
à l'ensemble du Roman, et ce de la même manière
que les prologues qui se réclament d'un livre préalable (cf.
infra l'analyse du prologue de la branche XXV).
d'Eve la créatrice des principaux animaux du
Roman, tout en étant l'hypotexte d'une réécriture
transgressive. En un même geste, la Genèse est reconnue
comme modèle de cosmogonie, et raillée à ce titre.
2. CREATION DU MONDE, CREATION DE LA FICTION
« Religion, roman : deux systèmes
d'expression, deux parlers, deux « voix » d'auteurs, deux
façons de se lire, de s'écrire, de se commenter, deux usages des
textes donc, en fiction ou en vérité »175.
Le récit des « Enfances de Renart », qui
composent la branche la plus récente du cycle romanesque, apparaît
comme un complément apocryphe du texte sacré de la
Genèse. Retour a posteriori sur les origines de la
geste, la branche XXV se lit comme un double récit d'origine : à
la fois variante de la Création divine du monde176 et
création de la fiction renardienne, création des animaux du
récit et récit des premières prouesses du
goupil177. L'écriture engendre un épisode
inédit, qui semble reprendre les personnages de la
Genèse dans une double visée de dégradation de
l'écriture biblique et de satire (moquerie portée sur la
tradition des apocryphes). L'écriture procède d'une tension entre
le texte biblique qu'elle transforme (intertextualité), et les autres
ramifications de la geste renardienne, auxquelles elle donne une origine. La
reprise du récit d'origine par excellence permet à la branche de
légitimer l'ensemble du Roman, tout en transgressant la lettre
de la Création divine, en un récit fondamentalement
hétérodoxe178.
175 « Avant-propos » de Robert de DARDEL, Charles
GRIVEL, Willem NOOMEN et Bert WIERENGA, dans Ecritures de la religion,
écritures du roman, textes réunis par Charles GRIVEL, Centre
Culturel Français de Groningue, Presses Universitaires de Lille, 1979,
p. 8
176 Parmi les variantes avec le texte de la
Genèse, il est à noter que les animaux ne sont pas ici
l'oeuvre de Dieu, mais celle, à demi-imparfaite, d'Adam et Eve.
Chronologiquement, la création des animaux, partie intégrante du
septénaire de la Création, est déplacée
après la Chute (Genèse, 3, 23). Qui plus est, la
création de l'homme (Genèse, 1, 26-27) était,
dans la Bible, postérieure à celle des animaux
(Genèse, 1, 21 et 24).
177 Cf. Emmanuèle BAUMGARTNER, « Les Prologues
dans Le Roman de Renart », Le Goupil et le Paysan, Jean
DUFOURNET, éd. p. 214 : [La branche XXV] « propose un double point
d'ancrage à l'écriture renardienne : un commencement relatif,
celui de la guerre entre Renart et Ysengrin ; un commencement absolu, puisque
cette branche lie au temps même de la Genèse (...) la
création des héros eux-mêmes. Le texte renardien parvient
ainsi à s'écrire a principio ou presque,
privilège réservé à la Bible (...) ». .
178 La qualification d' « apocryphe » revient aux
écrits non canoniques, qui complètent des épisodes
bibliques ou créent de nouveaux récits. Les apocryphes sont
à la fois mal considérés par les théologiens, et
goûtés par le public, désireux d'en savoir davantage.
Certains textes jouissent d'une grande popularité (Cf. La
Légende Dorée de Jacques de Voragine, au XIIIème
siècle), imprègnent les esprits et inspirent durablement les
arts. Certains apocryphes sont orthodoxes, d'un point de vue théologique
; par exemple le thème du voyage céleste de l'âme, issu des
Actes de Jean et de l'Evangile de Thomas, et qui a
marqué la mystique médiévale. D'autres sont
hétérodoxes, qui rentrent en contradiction avec les
préceptes et
A. HYBRIDITE DE L'APOCRYPHE RENARDIEN
La branche XXV du Roman de Renart, consacrée
aux « Enfances » des principales figures de la geste, s'est
prêtée à de nombreuses lectures. Hans Robert Jauss, Roger
Dragonetti et Jean Scheidegger se sont concentrés sur le rapport de
cette ultime ramification à l'ensemble de la geste. Notre perspective
tient à analyser la branche dans son rapport à la
Genèse comme au Roman. De fait, l'insertion d'un
récit d'origine sur le modèle de la Genèse
entraîne une dégradation de la lettre, cette
dégradation pouvant se lire à la fois comme une parodie, comme un
écrit apocryphe frappé d'hybridité179, enfin
comme l'inscription du texte dans la matrice biblique.
Les « Enfances de Renart » racontent comment Dieu,
pris de pitié pour Adam et Eve après la Chute, « lor
dona / Une verge, si lor mostra / Qant il de rien mestier avroient / De cele
verge en mer ferroient » (v. 43-46). Adam frappe la mer le premier,
d'où sort une brebis ; Eve, désireuse de créer une autre
brebis, frappe la mer de la verge et crée un loup, qui emporte la brebis
dans les bois. La succession des bêtes créées fait
apparaître celles d'Adam comme domestiques (brebis, chien), tandis que
celles d'Eve demeurent à l'état sauvage (loup, goupil).
L'écriture apocryphe redouble celle de la Chute, Eve étant
à la fois origine de la Chute et figure créatrice de la
sauvagerie.
La transgression de la lettre sacrée s'exprime dans le
rapport de la branche au livre qui « Aucupre avoit non » (v.
25). Les interprétations philologiques ou historiques 180
intéressent moins ici que la lettre du texte renardien. Le conteur,
s'adressant à son public, écrit : « Je trovais ja en un
escrin / Un livre » (v. 24-25). Ce livre, aux origines bien
mystérieuses, a pour fonction topique de placer l'écrit
nouveau
doctrines bibliques (sur cette question, cf. Jean
Daniélou, Théologie du judéo-christianisme,
Paris, Desclée de Brouwer, 1956). L'apocryphe bouffon de la branche XXV
ne saurait être qu'hétérodoxe.
179 Nous reprenons ici la notion d'hybridité,
déjà évoquée à propos des interdits touchant
à la nourriture, aux vêtements et aux pratiques sexuelles. Il
s'agit de considérer l'apocryphe que constitue la branche XXV comme
l'assemblage de deux univers de référence très
contrastés : l'univers de la fiction renardienne et celui de la
cosmogonie chrétienne. Rassembler ainsi des personnages issus de ces
deux traditions revient à créer un texte hybride. Cette pratique,
dans une toute autre visée, est également présente dans la
Bible. Cf. l'article de Jean-François RACINE, « L'hybridité
des personnages. Une stratégie d'inclusion des gentils dans les Actes
des Apôtres », Analyse narrative et Bible, Deuxième
Colloque international du RRENAB, Louvain-la-Neuve, 2004, p. 559-566
180 Jean SCHEIDEGGER, Le Texte de la Dérision,
p. 177 et Roger DRAGONETTI, La Vie de la lettre au Moyen-âge,
Paris, Seuil, 1980, p. 57-83, proposent comme interprétation le terme
latin auceps, « l'oiseleur », mais aussi une
référence au De Oratore de Cicéron (1, 236),
aucupia verborum, auceps syllaborum, « à l'affût des
syllabes pour les éplucher ». De là l'interprétation
certes ingénieuse de R. Dragonetti, mais à dire vrai peu
convaincante, selon laquelle Ysengrin pourrait se lire comme
l'Y-sangrin (lisant et sang). Cet habile
épluchage de syllabe, qu'autorise une étymologie au demeurant
mystérieuse, rendrait ainsi compte des mésaventures du loup comme
de la mise en abyme de la fiction dans le nom.
sous l'auctoritas symbolique d'un livre plus ancien
et digne de foi181. Aucupre, tel qu'il est
présenté, se donne comme une compilation d'histoires,
évoquant Renart et autre chose (v. 27).
Conformément aux écrits apocryphes, Aucupre offre un
glissement de la lettre des récits bibliques vers l'énoncé
d'un épisode inédit. C'est ainsi que le Dieu vindicatif de la
Chute se repent et ajoute au mouvement de l'exil le geste contradictoire du don
de la verge.
En une formule de bénédiction, « (Bien
ait de Dieu qui l'i sot metre) » v. 38, le conteur de la branche
invite Dieu à protéger l'auctor anonyme du livre
d'Aucupre. Sous l'invocation traditionnelle se dissimule une
réelle charge transgressive : Dieu est appelé à placer
sous ses auspices un récit qui parodie la Création, mettant sur
le même plan la sacralité de la Création des animaux
(Genèse, 1, 25) et la création d'un univers
spécifiquement renardien - la création des animaux se limitant au
personnel romanesque des aventures renardiennes. De fait, le récit
d'origine des créatures d'Adam passe sous silence les différentes
espèces, se contentant de classifier les animaux dans la
catégorie des créatures apprivoisées : « Toutes
les foiz c'Adens feri / En la mer, que beste en issi, / Cele beste si
retenoient ; / Quelque el ert, si l'aprivoisoient » (v. 85-88). A
l'inverse de cette généralisation, les créatures d'Eve se
singularisent, qui engendrent une réflexion sur le nom : «
Entre les autres en issi / Li gorpis, si asauvagi (...) Tot cil qui sunt
d'anging et d'art / Sunt mes tuit apelez Renart » v. 96-97 et
103-104. Comme l'a montré Isabelle Constant, « par un tour
tautologique, le conteur essaie d'expliquer les caractères de ses
personnages animaux par l'étymologie de leurs Noms, mais en fait il
justifie leurs dénominations par leurs caractères (...) Nommer
revient à créer et aussi par l'étymologie à
attribuer des qualités ou des défauts, et donc soit à
influencer par avance une partie du vécu, soit à médire
par anticipation »182.
La Création divine du monde est ainsi convertie en une
création ad usum Reinardi, création d'un monde
spécifique, celui de la fiction renardienne. Le geste créateur
est en ce sens, dès l'origine, un geste transgressif :
181 Cf. sur cette question l'article de Michel FOUCAULT,
« Qu'est-ce qu'un auteur ? » (1969), rééd. Dits et
écrits, Paris, Gallimard, 1994, tome I, p. 789-821 : « [Au
Moyen-âge], ces textes qu'aujourd'hui nous appellerions
littéraires (récits, contes, épopées,
tragédies, comédies) étaient reçus, mis en
circulation, valorisés, sans que soit posée la question de leur
auteur ; leur anonymat ne faisait pas difficulté, leur
ancienneté, vraie ou supposée, leur était une garantie
suffisante ». Cette « valorisation » est
précisément à l'oeuvre dans les prologues, quand le «
je » indéfini du conteur se réclame d'ouvrages
antérieurs.
182 « Au début, le langage (la Genèse,
le Roman de Renart) », dans Isabelle CONSTANT, Les Mots
Etincelants de Christiane Rochefort. Langages d'utopie, Amsterdam-Atlanta,
Rodopi, « Faux Titre », 1996, p. 40
- transgression de la lettre sacrée par l'invention
hybride d'un récit mêlant personnages de la Genèse
(Adam, Eve, Dieu) et création purement renardienne (Richeut, Hersent,
Renart, Isengrin).
- transgression de l'écriture parodique : l'innocence
édénique et la curiosité du personnage d'Eve deviennent
gaucherie dans les « Enfances » ; tandis qu'Adam « en mer
feri devant Evain » v. 49, fournissant par là même un
modèle de geste créateur, Eve reproduit le geste avec une
violence non contenue, d'une maladresse comique : « Ele a la verge
tost saisie / En la mer fiert molt roidement » v. 58-59.
- enfin, une mise en abyme de la transgression : «
come Diex ot de paradis / Et Adam et Evains fors mis / Por ce qu'il orent
trespassé / Ce qu'il lor avoit commandé » (XXV, v.
39-42). A l'instar de la violation du commandement divin par Adam et Eve,
l'écriture transgresse la sacralité de la cosmologie
chrétienne : contrairement aux autres apocryphes, qui comblent et
complètent les silences de la Bible dans une visée
évangélisatrice, l'apocryphe renardien, résolument
hétérodoxe, détourne la Genèse pour en faire le
cadre du récit d'origine de la geste183.
B. CREATION ET LEGITIMATION DE LA FICTION
Le rapport de la branche XXV à l'intertexte biblique
vise, nous l'avons vu, à légitimer l'ensemble du cycle renardien.
Intégrer les personnages et les formules de la Création à
cette branche du Roman emblématise sa fonction de seuil du
récit, donnant à lire l'origine des animaux sauvages et la ruse
originelle de Renart, qui vole trois jambons à Isengrin pour le punir de
n'avoir pas voulu les partager. Cette relation de la branche à la
Genèse s'avère résolument bestournée :
Entre les autres en issi
Li gorpis, si asauvagi. 96
Rous ot le poil comme Renarz,
Molt par fu cointes et gaingnarz
183 Sur cette question, on se reportera à Le
Moyen-âge et la Bible, dir. Pierre RICHE et Guy LOBRICHON, Paris,
Beauchesne, 1984, p. 429 et suivantes, au chapitre 6, intitulé «
Les Apocryphes Bibliques » : « Même si le Moyen-âge n'est
plus une époque féconde pour la littérature apocryphe, de
nombreux aspects de la civilisation du VIIe au XVe
siècle sont influencés et parfois même
déterminés par les livres non canoniques. La mise à
l'index de ces livres (...) n'a pas empêché leur large diffusion
et leur pénétration (...) La popularité des apocryphes
s'explique par une curiosité pour des détails passés sous
silence, ou peu commentés, des évènements qui figurent
dans la Bible ».
La comparaison, comme Renarz, suggère que les
animaux crées par Eve ont reçu leur nom d'après les
personnages du roman, ce qui revient à inverser l'ordre des choses : le
personnel romanesque et ses attributs moraux (anging et art,
v. 103) donnent leur nom aux bêtes nouvellement créées par
Eve. Dans cet apocryphe hétérodoxe, la création de la
fiction prend place, paradoxalement, avant la Création divine du monde.
La fiction renardienne échapperait ainsi par essence au monde, affirmant
au contraire sa singularité. Dans cette perspective, reprendre le
paradigme de la Genèse reviendrait à s'en extraire. De
même, lorsqu'il est question d'Isengrin, présenté comme un
pillard qui « par nuit et par jor fort lerre » (v. 114) :
Icelui [Isengrin] l'en senefia Qui les berbiz Adam
roba.
Tot cil qui sorent bien rober 117
Et par nuit et par jor enbler, Sont bien a droit dist
Ysengrin
Isengrin, « représenté par le loup qui
déroba les brebis d'Adam », selon la traduction proposée par
Sylvie Lefèvre, semble, à l'instar de Renart et d'Hersent,
antérieur à la création des animaux. Le verbe
senefier est répété au v. 125, Hersent
représentant « la leuve qui si est haïe, / Qui si par
aigre d'anbler » (v. 126-127).
Quant à l'unité de caractères et de
symboles du vice que forment Renart, Isengrin, Hersent et Richeut, elle peut se
lire comme le revers vicieux la Trinité184, le conteur
insistant sur leurs traits caractéristiques (Ysengrin est mestre
lerre (v. 144), Renart est forz roberre (v. 145), « Si
Richeuz est abaiaresse, / La gorpille est fort lecharesse », v.
147-148). Alors que la Trinité est le symbole de la vertu, les deux
couples principaux du Roman de Renart évoquent bien plutôt
l'univers des péchés capitaux : « Cist quatre furent
bien asanblé / Einz ne furent mes tel trové », v.
143-144. Chiffre symbole du cosmos dans la tradition biblique, le quatre est
ici au centre d'une nouvelle cosmogonie, dont un autre pan apparaît dans
la branche XXIII.
184 On reprend ici les éléments
d'interprétation sur la symbolique des nombres mis en évidence
par Jacques RIBARD, Le Moyen-âge. Littérature et
Symbolisme, Paris, Honoré Champion, coll. « Essais »,
1984, pp. 13-34 : « Sans être toujours synonyme de
méchanceté ou de perversion, le nombre pair reste malgré
tout le signe concret, visible, d'une humanité divisée,
imparfaite », p. 16. « Les nombres impairs au contraire - et
singulièrement le un et le trois - parce
qu'indivisibles et donc incorruptibles, sont symboles de pureté et de
perfection ; ils connotent volontiers le bien, l'éternel et le divin
», p. 15.
C. TEXTE ET SEXE : POETIQUE DE « L'ENORME »
DANS LA BRANCHE XXIII
La branche XXIII, « Comment Renart parfit le con »,
se donne comme la continuation du fabliau du Con qui fu fait a la
besche. Le récit nous apprend comment un Dieu oublieux et distrait,
n'ayant pas pourvu la femme d'un sexe, a confié cette tâche au
diable, qui s'y est attelé avec une bêche. Le système
symbolique figure Dieu comme un créateur imparfait, secondé par
le diable. Le récit renardien reprend cette dualité, le Roi
Connin, personnage hapax dans le Roman de Renart incarnant le
rôle de Dieu, Renart celui du diable adjuvant ; à l'action de
faire succède de surcroît celle de parfaire :
« Fait avez le comancement / Dou con, mes plus i a a faire / Encore,
einçois que ce ne paire », v. 436-438. Le gouffre
féminin est comparé à un « abismes »
(v. 449), selon une qualification topique pour désigner l'ampleur
incommensurable du désir féminin.
Les adjonctions proposées par Renart pour amender
l'oeuvre de Connin lient le sexe féminin et le texte renardien. Les
mutilations pratiquées à l'encontre du cerf, du coq et du loup
fournissent respectivement le périnée, le clitoris et la toison
pubienne :
Mes bien saichiez qui pranderoit
Une creste de coc vermoille
Si l'atachast en celle roille 456
Que vos avez ileques mise,
Qui le con et le cul devise
Un poi estoperoit l'entree.
La mutilation d'un personnage suite à une ruse
renardienne est l'un des motifs majeurs de la geste, Renart mutilant les autres
personnages de manière parfois spectaculaire (les mutilations de Brun et
Ysengrin), mais revenant à plusieurs reprises humilié et meurtri
en son repaire : « forment li duelt et cuist sa plaie »
(VIIa, v. 828). La mutilation de Chantecler est commise par le Roi à
partir du consilium de Renart, mû par un désir de
vengeance. Placer un élément inhérent aux contes
d'animaux, la crête du coq, dans le projet d'amélioration d'un
con fabuleux, revient à signifier la branche comme récit
d'origine - le con démesuré évoquant celui
d'Hersent et de Richeut, figures traditionnelles de putains
dépravées. Origine du monde au sens de Courbet, origine
de la fiction, les mutilations aident à parfaire le con,
attribut féminin d'importance dans le roman. A l'instar de la
Genèse, qui introduit la mort dès l'origine des premiers
êtres185, le monde des origines du Roman de Renart
semble porteur de sa propre finitude. Une même violence innerve ces deux
mondes : « [le sol] produira pour toi épines et
chardons » (Gn, 3, 18), « à force
de peines tu en tireras ta subsistance » (Gn, 3, 17). La
185 Genèse, 3, 19 : « (...)
jusqu'à ce que tu retournes au sol / Puisque tu en fus
tiré ».
quête de nourriture qui catalyse les aventures
renardiennes est présente en germe dans la Genèse, qui
figure un monde d'épreuves, de violence et de douleur. Cette douleur est
présente dans l'épisode de la crête « granz et
crenelee » de Chantecler, coupée à l'aide d'un «
rasour » au mépris de son intégrité : «
S'il vos an poise, ne m'en chaille ! » (XXIII, respectivement v.
530, 528 et 527). Cette mutilation originelle introduit d'autre part le
mélange des règnes comme l'une des caractéristiques du
récit.
Le con est parfait à l'aide
d'éléments propres à l'univers renardien : il
procède de la ruse du goupil, tire sa matérialité de celle
des animaux mutilés et annonce les querelles autour du viol d'Hersent,
celles également d'Hersent à Isengrin quand ce dernier perd
l'attribut garant du plaisir féminin (Ic). Les motifs
caractéristiques s'associent dans le con, origine
matérielle de la fiction, matrice d'un certain nombre d'aventures. La
branche donne à lire une « aventure absolument « énorme
»186 à l'image du con dont elle évoque
la perfection.
La création du monde de la fiction à travers
l'amendement du con n'est pas sans comporter des enjeux intertextuels,
si l'on se reporte aux circonstances de la Création divine du monde.
L'acte divin de création d'Adam semble résulter d'une parole
performative, à l'instar des autres créations187, la
naissance du Christ procède de l'Immaculée Conception. La venue
au monde des créatures divines, les premiers hommes appelés
à se multiplier (Genèse, 1, 28), le Christ appelé
à répandre la parole du Seigneur, n'est entachée d'aucune
souillure. Ces deux créations échappent à l'action
prolifique du con. Le passage de l'immatériel à la
matérialité du corps, dans le cas des premiers hommes,
échappe aux règles de la procréation.
La branche XXIII place au contraire l'origine de la fiction
dans un gouffre orgiaque, dont Renart se plaît à exalter, en un
langage chargé d'un érotisme effrayant, les abîmes
voluptueux : « La fosse est granz et parfonde (...) Ce est li
gorz de Sathalie / Qui tot englout et tout reçoit ! », v. 439
et 452-453. La Création du monde fait ainsi l'objet d'un
infléchissement de la matérialité noble d'un corps
à l'image de Dieu à la matérialité vile d'un sexe
à l'image du Diable. La fiction renardienne est ainsi placée sous
le signe de l'énormité du con crée par le roi
Connin avec l'aide de Renart. La
186 Jean SUBRENAT, « Les dernières branches du
Roman de Renart peuvent-elles être lues comme des fabliaux ?
» in Narrations brèves. Mélanges de littérature
ancienne offerts à Krystyna Kasprzyk, Varsovie, Publications de
l'Institut de Philologie Romane de l'Université de Varsovie, 1993, p.
49.
187 Genèse, 1, 27 : « Dieu créa
l'homme à son image, à l'image de Dieu il le créa, homme
et femme il les créa ».
transgression de la lettre du texte sacrée est ici
liée à une poétique de l'énorme, de l'outrance, qui
caractérise sans nul doute un certain nombre d'épigones.
A l'instar du récit d'origine, le récit de fin
du monde a donné lieu à de nombreuses variations, le symbolisme
de l'Apocalypse, au même titre que celui de la
Genèse, imprégnant en profondeur l'imaginaire
médiéval.
B. TRANSGRESSION DES SIGNES SACRES188 DE
L'APOCALYPSE
De tous les récits allégoriques que renferme la
Bible, le symbolisme foisonnant de l'Apocalypse est sans doute celui
qui a exercé la plus grand pouvoir de fascination189. Les
oeuvres du corpus apparaissent moins comme une herméneutique des signes
apocalyptiques, que comme la dissémination de ces signes dans
l'écriture. D'autres textes renardiens (Ysengrimus, Reinhart
Fuchs), dans les épisodes racontant la mort des héros,
réinvestissent ainsi le symbolisme apocalyptique, tandis que le
Roman de Renart en contient également quelques exemples, par
touches ténues190. Il convient alors d'interroger le rapport
du récit animalier au modèle prophétique, dans ses effets
de discordance et d'ambiguïté.
1. DES REMINISCENCES APOCALYPTIQUES
A. FIGURES APOCALYPTIQUES ET PRATIQUES DE LECTURE AU
XIIe SIECLE
La reprise de motifs apocalyptiques dans les avant-textes
renardiens se fait souvent ad litteram, témoignant ainsi d'une
pratique de lecture et d'écriture propre à l'époque de
leur rédaction : « Le littéralisme qui caractérise la
relation entre l'Ysengrimus et ses divers intertextes mime donc, sur
le mode du jeu, une pratique de lecture qui n'est pas étrangère
à la culture du XIIe siècle, même si l'on a
tendance à y
188 C'est à dessein que nous adoptons le terme de
« signe », en nous appuyant sur la distinction entre signe et symbole
établie par Carl Gustav Jung, L'Homme et ses Symboles, Robert
Laffont, 1964, p. 55 : « Le signe est toujours moins que le concept qu'il
représente, alors que le symbole renvoie toujours à un contenu
plus vaste que son sens immédiat et évident. En outre, les
symboles sont des produits naturels et spontanés. Aucun génie n'a
jamais pris une plume ou un pinceau en se disant : maintenant, je vais inventer
un symbole. »
189 Cf. sur ce sujet l'ouvrage de Michel AROUIMI, Les
Apocalypses Secrètes, Paris, L'Harmattan, 2007, consacré
à l'impact mémoriel de l'Apocalypse en
littérature, dans les oeuvres de Shakespeare, Eichendorff, Rimbaud,
Conrad, Claudel...
190 Ainsi de l'once, « animal de l'Apocalypse, figure de
l'antéchrist et du diable », v. 2838 du Manuscrit O :
Aurélie BARRE (éd.), Le Roman de Renart: édité
d'après le manuscrit O (f. fr. 12583), Berlin-NewYork, De Gruyter,
2010, p. 587
voir plutôt l'âge de l'allégorisme
»191. Giles Constable, dans la partie de son ouvrage
consacrée à la rhétorique de la Réforme,
établit de même un lien entre la prégnance de
l'intertextualité et l'esprit de la Réforme : « A few
biblical textes are cited again and again as stimuli to a life of personal
reforme and withdrawal from the world »192. L'intertexte
apocalyptique dans le Reinhart Fuchs et l'Ysengrimus peut
ainsi se lire comme le miroir de la « démarche intellectuelle des
mouvements évangéliques »193.
Le Reinhart Fuchs, remaniement à
l'extrême fin du XIIe siècle de l'Isengrims
nôt d'Heinrich der Glîchezære, est traditionnellement
considéré comme l'un des avanttextes renardien. Toutefois,
à l'inverse de la veine parodique et railleuse du Roman de
Renart, le Reinhart Fuchs prend la forme d'un véritable
récit épique, aux teintes sensiblement plus
sombres194. La figure royale du lion, Noble dans la geste
renardienne, se nomme Vevrel dans le récit alsacien.
L'épisode de la mort du Roi intéresse
particulièrement notre perspective, de par sa référence
à l'Apocalypse. Jean-Marc Pastré, dans son article
consacré au Reinhart Fuchs195 a proposé une
lecture symbolique et eschatologique de cette mort, qui met en regard
l'épisode romanesque et les visions de Saint-Jean. L'histoire raconte
qu'une fourmi s'est introduite dans l'oreille du Lion Vrevel, lui causant
d'insupportables tourments. Reinhart parvient à l'en débarrasser,
mais l'empoisonne finalement.
L'effet du poison consiste en une tripartition de la
tête, qui l'identifie à une figure thériomorphe :
« sin houbet im en dreu spielt / in neune sich sin zunge vielt
»196. Si d'un point de vue historique, le chiffre 3 peut
se rapporter à la discessio imperii entre les trois
prétendants à la succession d'Henri VI, il comporte
également des résonances bibliques. L'Apocalypse (12, 3)
évoque ainsi « un énorme dragon rouge feu, à sept
têtes et dix cornes, chaque tête surmontée d'un
diadème », qui vient menacer la femme enceinte. Ce dragon,
image symbolique de la bête, dévaste le monde, «
et bestia debastat », tandis que l'Antéchrist domine le monde
en semant la terreur, « omne mundum imperat », et attaque
Jérusalem. La figure apocalyptique du roi Vrevel attaque de même
la fourmilière pour imposer son pouvoir sans partage.
191 Jean-Yves TILLIETTE, « La peau du loup, l'Apocalypse.
Remarques sur le sens et la construction de l'Ysengrimus »,
Médiévales, n°38, 2000, p. 171
192 Giles CONSTABLE, The Reformation of the Twelfth
century, Cambridge University Press, 1996, p. 125
193 Jean-Yves TILLIETTE, « La peau du loup, l'Apocalypse.
Remarques sur le sens et la construction de l'Ysengrimus », art. cit. p.
171
194 Cf. J. CLERC, « A propos du Reinhart Fuchs »,
Perspectives Médiévales, 1993, n° 19, p. 103-106
195 Jean-Marc PASTRE, « Une image de la fin des temps :
la mort du Roi Vrevel dans le Reinhart Fuchs », in Fin des Temps
et Temps de la Fin, Senefiance n° 19, CUERMA, Aix-en-Provence, 2003,
p. 343-355
196 Reinhardt Fuchs, v. 2243-4 : « sa
tête se fendit en trois morceaux / en neufs plis sa langue se tordit
».
La transgression des données sacrées
procède de la réécriture de ce passage dans une
perspective burlesque. En termes de registre, on note ainsi
l'infléchissement du style noble en en un style
héroï-comique : le monstre terrifiant de la Bible
s'infléchit en une hydre parodiée qui monte à l'assaut
d'une fourmilière dérisoire.
B. REMINISCENCE ET CONTRUCTION DU SENS
A l'instar du Reinhart Fuchs, l'Ysengrimus,
avant-texte latin du Roman de Renart, se révèle porteur
de réécritures apocalyptiques. La mort du moine-prophète
Ysengrin au livre VII de l'Ysengrimus est à ce titre
semée de réminiscences : « Finiit has tandem vindex
sententia lites / Noluit omnipotens secula prava pati
»197. Ces vers font écho à
l'Apocalypse comme aux instants précédant le
Déluge198. L'image des ténèbres, « in
tenebras » (VII, v. 592), s'inscrit dans l'isotopie du soleil noir,
tandis que celle de la vengeance renvoie à la Prière des
Martyrs de l'Apocalypse : « Jusqu'à quand,
Maître Saint et vénérable / resteras-tu sans juger / et
sans tirer vengeance des habitants de la terre / pour avoir
versé notre sang »199. Si l'image d'un Dieu vengeur
parcourt toute la vision de Saint Jean, son dessein consiste plus
précisément en un rétablissement de la justice dans le
monde. L'ire divine se répand sur les peuples, envers les êtres
félons et vicieux.
Conformément à la doctrine biblique, le
châtiment divin se montre à la mesure du mal tel qu'il s'est
manifesté dans leurs actes : « Plectuntur sontes nec, quem
vicere ferentem / Iratum possunt exsuperare deum »200 ou
encore « Insita confectos vindicat ira reos »201.
Ce cadre théologique fondé sur des réminiscences de
versets bibliques s'infléchit alors de la reprise ad litteram
à la réécriture burlesque.
La notation ironique « (Hoc in judicio non sensit
Fresia rectum / Qui dominus fundi, legitime esset agri)
»202 est à cet égard fondamentale, en ce
qu'elle instaure une discordance entre le jugement souverain et absolu du Dieu
de l'Apocalypse et la désapprobation de Nivard. Et comme l'affirme
Elisabeth Charbonnier, « Même au
197 Ysengrimus, VII, v. 587-8 : « Une
décision vengeresse mit finalement un terme à ces combats, le
Tout puissant ne voulut plus supporter les perversités du monde
».
198 Genèse, 2, 6, 5
199 Apocalypse, 6, 10
200 Ysengrimus, VII, v. 599-600 : « Les
coupables sont châtiés et ne peuvent venir à bout d'un Dieu
irrité dont ils ont vaincu la patience ».
201 Ysengrimus, VII, v. 606 : «
l'éternelle colère divine se venge sur les coupables après
leur mort ».
202 Ysengrimus, VII, v. 643 : « La Frise n'a
pas rendu là un jugement équitable : qui possède la sol
doit posséder légalement tout ce qui y pousse ».
sein d'un cataclysme, la chicane ne perd pas ses droits !
» 203. La mort du loup ouvre sur l'avènement de
la mort et des désordres naturels (tremblements de terre,
éclipses de soleil, inondations, ouragans, aurores
boréales204...). Les prodiges déployés par la
Nature en vue de punir un monde apostat et corrompu s'inscrivent cependant dans
un imaginaire burlesque, la réécriture jouant sur les effets de
contraste. Le texte de l'Apocalypse devient hyperbole dans la
situation de discours du livre VII.
L'imprécation d'Ysengrin à l'encontre des porcs
étend à l'infini la vengeance qu'il compte tirer de l'affront de
sa mort : « et, quem prope leserit aer / Verberet infidum devoveat
genus » 205 . Ysengrin prophétise une forme inédite de
damnation au sein même de la vie, qui consiste en une version
carnavalesque du souffle divin : « Turpibus ut ventis numquam impetus
absit eundi / Laxentur patule nocte dieque fores »206. Le
pet perpétuel, telle est la damnation à laquelle sont
voués les porcs déicides. Une seconde malédiction
pèse cette fois sur l'ensemble de l'humanité, non sans
ambiguïté toutefois, à travers l'exception faite des
« (Moribus insignes excipiuntur here) »207. La
prise en compte de la vertu peut sembler paradoxale en regard du
caractère burlesque de cette damnation, qui consiste dans la
lascivité et le sadisme : « non excussura soporem...
Brachia tunc costasque humerosque et crura femurque / Timporaque et collum
strennuus unguis aret ! » 208 . Ces paroles, qui font écho
à l'évocation de « Babylone la Grande, la mère
des prostituées et des abominations de la terre »
(Ap, 17, 5), retournent la condamnation divine en malédiction
émanant du loupprophète.
Ysengrin est assimilé au peuple chrétien tout
entier contre lequel s'est coalisé le peuple juif (les porcs
déicides), en conséquence l'universalité du personnage se
répand à travers l'image hyperbolique de la vengeance du
Seigneur. Or le loup est avant tout un être de chair, dominé par
des instincts voraces et lubriques, et dénué de toute
spiritualité. L'assimilation antiphrastique du loup et du Christ, du
loup et du peuple élu de Dieu apparaît en ce sens comme une
bouffonnerie dont l'Apocalypse n'est que la continuation.
203 Elisabeth CHARBONNIER (trad.), Roman d'Ysengrin,
note 32 p. 272
204 Respectivement v. 631-2, 655-6, 633, 645sq et 651sq
205 ibid., VII, v. 323-4 et Roman
d'Ysengrin, p. 240 : « Et pour celui qu'aura offensé une
bouffée toute proche, frappe et maudisse l'engeance déloyale !
».
206 ibid., VII, v. 317 et Roman d'Ysengrin, p.
240 : « Et pour que les vents honteux ne manquent jamais de
l'élan nécessaire à leur sortie, que les portes restent
largement ouvertes jour et nuit ».
207 ibid.,VII v. 326 et Roman d'Ysengrin, p.
240 : « à l'exception des dames qui se signalent par leurs
bonnes moeurs ».
208 ibid., VII, v. 333 et 335-6 et Roman
d'Ysengrin, p. 240
Le symbolisme propre à l'Apocalypse est ainsi
à l'origine de réécritures transgressives. Le foisonnement
cosmique des images prophétiques fait l'objet d'une réduction
burlesque dans une sphère animalière qui lui est
incommensurable.
B. LE CHRIST, FIGURE PARADIGMATIQUE
Le corpus formé par le Roman de Renart, les
fabliaux et les isopets, écrits par des clercs, n'échappe pas
à la prégnance de la figure christique, selon des
modalités bien différentes de l'écriture épique et
romanesque. L'étude de la dégradation comique des
représentations du Christ est placée sous le signe de
l'ambiguïté : la frontière est ténue entre le
sacrilège, fait rarissime, et la dérision, à la fois
« démarche de mise en perspective de l'activité humaine
»209 et arme qui « s'acharne sur ceux qu'elle vise,
même absents, souffrants ou morts » ; la spécificité
de la dérision médiévale tient en effet à « sa
grossièreté, sa violence souvent sanglante, sa cruauté
physique et morale : l'obscénité, la scatologie,
l'animalité voire le cannibalisme sont des registres dont elle joue
volontiers »210. Cette transgression des Evangiles
comporte la reprise d'épisodes de l'existence du Christ, mais
également le détournement des symboles qui lui sont
attachés, au premier rang desquels figure la couleur.
1. LE CHRIST ET LA COULEUR
Comme le rappelle Michel Pastoureau, « pour l'Eglise, la
couleur est d'abord un enjeu théologique. Nombreux sont les Pères
qui en parlent et, à leur suite, la plupart des théologiens. Ce
sont eux les « spécialistes » de la couleur. Sous leur plume,
elle revient fréquemment, soit sous forme de métaphore, soit sous
forme d'étiquette (pour tout auteur, la couleur c'est souvent ce qui
sert à classer, à distinguer, à hiérarchiser,
à créer des articulations et des systèmes). »211
Le Moyen-âge chrétien, documenté par une
production féconde d'images et de représentations, attribue
à la couleur des significations symboliques212, du moins
à
209 Christian SAVES, Eloge de la dérision : une
dimension de la conscience historique, Paris, L'Harmattan, «
Ouverture Philosophique », 2005, p. 7
210 « Introduction » de La dérision au Moyen
Age, De la pratique sociale au rituel politique, dir. Elisabeth
CROUZET-PAVAN et Jacques VERGER, Presses Universitaires Paris IV Sorbonne,
Paris, 2007, p. 8
211 Michel PASTOUREAU, « L'Eglise et la couleur, des
origines à la Réforme », in Bibliothèque de
l'école des chartes, 1989, tome 147, p. 204.
212 Cf. Michel PASTOUREAU, « Le temps mis en couleurs :
des couleurs liturgiques aux modes vestimentaires (XIIe-XIIIe
siècles) », in Bibliothèque de l'école des
chartes, 1999, tome 157, livraison 1,
partir des XIIe et XIIIe siècles
: le rouge est associé à la Passion, le blanc « est la
couleur de l'innocence, de la pureté, du baptême, de la
conversion, de la joie, de la résurrection, de la gloire et de la vie
éternelle »213, le roux, « la plus laide de toutes
les couleurs »214, associe les traits négatifs du rouge
et du jaune, formant ainsi la couleur symbolique du mal215.
L'attribution d'une couleur à une étoffe ou un personnage peut
néanmoins être prise en bonne ou mauvaise part. Le rouge et le
jaune, dans le fabliau « Du Prestre Crucefié » et la branche
« Renart Jongleur » donnent ainsi lieu, sur fond d'assimilation des
personnages au Christ, à une transgression de la symbolique des couleurs
christologiques.
A. AMBIGUÏTE DU ROUGE DANS « DU PRESTRE
CRUCEFIE »
Le fabliau « Du prestre crucefié » s'inscrit
dans la conception médiévale de la dérision, placée
sous le signe de la violence et de la cruauté. Comme nous l'aborderons
de manière systématique dans la troisième partie, le
fabliau donne à voir une dégradation de l'iconographique
christique qui transgresse la sacralité des textes
évangélistes comme celle des doctrines postérieures, et ce
dans une visée morale.
Maître Rogier, « franc mestre de bon afere / Qui
bien savoyt images fère »
(v. 3-4) éprouve des soupçons quant à la
fidélité de son épouse. Pour la confondre, thème
privilégié des fabliaux, le tailleur d'images feint de partir
livrer un de ses clients, pour mieux observer le ménage adultère
du prêtre et de l'épouse. Au retour précipité du
mari, la femme enjoint le prêtre de rejoindre les autres crucifix
taillés dans l'atelier (« Despoillez vous et si alez /
Léens, et si vos estendez / Avoec ces autres crucefis », v.
35-37). Après un dîner servi par l'épouse au tailleur
d'images, ce dernier se rend à son atelier pour achever son travail. Et
le tailleur, arrivé devant le prêtre, de couper ce phallus hors de
propos, pour amender le crucifix.
p. 115 : « Sur la signification des trois couleurs
principales, blanc, rouge et noir, la plupart des auteurs du XIIe siècle
parlant de liturgie, Honorius Augustodunensis, Rupert de Deutz, Hugues de
Saint-Victor, Jean d'Avranches, Jean Beleth, paraissent s'accorder : le blanc
évoque la pureté et l'innocence (virginitas, munditia,
innocentia, castitas, vita Immaculata) ; le noir, l'abstinence, la
pénitence et l'affliction (penitentia, contemptus mundi,
mortificatio, mestitia, afflictio) ; le rouge, le sang versé par et
pour le Christ, la Passion, le martyre, le sacrifice et l'amour divin
(passio, compassio, oblatio passionis, crucis signum, effusio sanguinis,
Caritas, misericordia)
213 Michel PASTOUREAU, « Le temps mis en couleurs : des
couleurs liturgiques aux modes vestimentaires (XIIe-XIIIe siècles)
», art. cit, p. 114
214 Le Blason des Couleurs, en armes, livrées
et devises, Hyppolite Cocheris, éd., Paris, 1860, p. 125
215 Cf. Michel PASTOUREAU, Figures et couleurs. Etudes sur
la symbolique et la sensibilité médiévales, Paris,
Léopard d'or, 1986, p. 15-57 et 193-207. La couleur rousse, dont Michel
Pastoureau nous rappelle qu'elle n'est attribuée à Judas que
tardivement, à l'époque de Charles le Chauve, dans la seconde
moitié du IXe siècle, caractérise bien d'autres
personnages : Caïn, le traître Ganelon dans la Chanson de
Roland, Mordret, fils incestueux du roi Arthur et traître qui
s'empare du royaume de Logres...
Le Prêtre, devenu symbole du désir interdit, est
assimilé à la figure du Christ dont il emprunte la posture lors
de sa crucifixion sur le Golgotha. Or, si le Christ crucifié symbolise
l'abandon des données corporelles au profit d'une vie éternelle,
vie de l'âme hors du monde sensible, le Prêtre, par ses attributs
sexuels, ressemble bien plus à un satyre qu'à un Crucifix :
« la coille et le vit qui pent » (v. 63). Le tragique de la
passion et la dimension charnelle de l'acte sexuel se voient donc liés
d'autant plus intimement que l'image du Christ et celle du Prêtre sont
mises sur un même plan par le vilain, selon une feinte
caractéristique des fabliaux.
De fait le texte insiste sur les marques de la
duplicité du tailleur : « si l'a bien aperçeü
[li prestres] / j'estoie yvres, ce m'est avis / quant ceste chose i
laissait » (v. 66-68). L'agonie du Christ et la jouissance
du Prêtre sont assimilés l'une à l'autre par le vilain, qui
feint de voir dans ces manifestations charnelles la preuve d'un mauvais travail
d'ébéniste. L'ambiguïté est poussée
jusqu'à son paroxysme dans les cris de l'artisan, après qu'il eut
tranché « vit et coilles » : « Seignor,
prenez mon crucefiz / Qui orendroit m'est eschapez ! » (v. 77-78).
Jean R. Scheidegger a ainsi remarqué la dualité
de la couleur rouge dans une visée théologique autant que
picturale : « c'est le soleil rouge de la passion christique, ce
qui devrait ruisseler ici vermeil est le Sang rachetant le genre humain, ce
manteau sanglant ou cette teinture de pourpre impériale qui a
revêtu la nudité inconvenante du Christ dans certaines images
médiévales » 216. Le rouge devient lors de
l'émasculation la couleur flagrante de la turgescence. En ce sens,
l'ambiguïté de la figure du prêtre tient au passage du vivant
à l'inerte, et à celui d'une prétendue inertie à
une humanité mutilée cependant appelée à demeurer
matière inerte : « crucifix il veut être, crucifix il sera,
et crucifix il restera »217.
Le rapport du prêtre adultérin au modèle
christique est donc bien placé sous le signe de la transgression :
transgression iconographique, mais aussi, élément fondamental de
la sensibilité médiévale, transgression de la symbolique
des couleurs. L'ambiguïté du fabliau tient cependant à la
liaison entre sa visée morale et une dérision proche de la
définition contemporaine du sacrilège. Le paradoxe est en effet
que le fabliau transgresse les représentations du Christ
crucifié, pour mieux ramener les prêtres sur le chemin de la vertu
:
216 Jean R. Scheidegger, « Le Sexe du Crucifix »,
Littérature, art et théologie dans Le Prêtre teint
et Le Prêtre Crucifié, Reinardus, 7, 1994, p.
145
217 Jean R. Scheidegger, « Le Sexe du Crucifix », art.
cit., p. 148
Cest example nous monstre bien Que nus prestres, por nule
rien Ne devroit autrui fame amer
N'entor ni venir ne aler, 96
Quiconques fust en calangage, Que il ni lest ou coille ou
gage.
La morale est virtuellement sauve, malgré la violence
mise en jeu. La Roue de Fortune, thème dont Brian J. Levy a pu
noter l'importance et les enjeux, équilibre ainsi les excès de la
dérision : « the priest is laid low by the actual castration of the
member which he had earlier reckoned to put to far more enjoyable use
»218.
Par un habile maniement de la morale, la dérision se
porte sur le prêtre lubrique, bien plus que sur la figure du Christ. N'en
demeure pas moins une assimilation inconvenante du prêtre au Christ,
l'humour médiéval se délectant d'une mutilation qui n'est
pas sans faire écho aux ultimes paroles du Christ avant de mourir :
« Père, en tes mains je remets mon esprit »
(Luc, 23, 46). De même, le prêtre remet la
matérialité de son corps entre les mains artistes et cruelles du
tailleur. L'épisode de la Passion, riche d'une charge
émotionnelle et symbolique, est ici infléchi sur le mode de la
feinte : « se faire de bois, feindre le statut dénudé et
mort de l'image sacrée »219. A la tristesse de la
Passion christique se substitue, dans l'allégresse du fabliau, la
jouissance perverse de l'émasculation, qui plus est d'une figure
sacerdotale.
B. AMBIGUÏTE DU JAUNE DANS LA BRANCHE « RENART
JONGLEUR »
De même que le rouge est la couleur ambiguë de la
Passion comme de la turgescence, le jaune a partie liée avec le Christ
dans la branche « Renart Jongleur ». Ces deux couleurs participent
d'une même ambiguïté entre sacré (symbole christique)
et profane (symbole sexuel, symbole de la ruse). De fait, comme le
suggère Michel Pastoureau, « il est patent que cette couleur est
ici choisie pour mettre en valeur la ruse du goupil »220. La
ruse s'exprime dès cet épisode dans les paroles
mensongères du goupil, antiphrase parfaite rendue par la
répétition de droit à la rime : « Ceste
tainture
218 Brian J. Lévy, The Comic Text, Rodopi,
2000, p. 247 : « Le prêtre est terrassé par la
castration effective du membre sur lequel il comptait pour un usage infiniment
plus agréable ». Trad. Inédite. Sur la Roue de
Fortune, on se reportera avec profit à la conclusion de ce volume, p.
239-253, intitulée «The Comic Inversion : The Fortune's
Wheel».
219 Alexandre LEUPIN, « Jouissances du commentateur.
Le prêtre crucifié. Le prêtre teint
», Marche romane, 28, 1978, p. 183. Concernant l'expression de la
morale du fabliau, Alexandre Leupin ajoute : « Morale de l'exemple : elle
est, paradoxalement, sans faille. Le texte se boucle dans l'assertion
formidable et tranchante, chassant l'image vers des confins burlesques et
incontournables ».
220 Michel PASTOUREAU, « Jésus teinturier. Histoire
symbolique et sociale d'un métier réprouvé »,
Médiévales, n°29, 1995, p. 50
est tout a droit / Bien l'ai atornee a son droit
», Ic, v. 2306-2307. Les paroles qu'ajoute le goupil dès «
qu'il fut au plain » (Ic, v. 2314) exhibent en effet sa
duplicité : « Preudons, entent a ton afaire / Car je ne sais a
nul chief traire » (Ic, v. 2316-2317). Le jaune semble muer une
parfaite méconnaissance de la teinturerie en une maîtrise
supérieure et déceptive de cet art.
Le rapport de cette branche aux récits christiques est
particulièrement fructueux, si l'on considère, comme nous y
invite Michel Pastoureau, la longue tradition des apocryphes ; de nombreux
récits auraient circulé, dans lesquels Jésus enfant aurait
été l'apprenti d'un teinturier, expérience a
priori peu probante. L'aveu par Renart de sa méconnaissance,
sensible dans l'étrangeté du mélange proposé
(« mesler teinture avoc cendre », v. 2297), pourrait railler
l'impéritie du Christ. Et Renart de pratiquer ainsi l'art de la
dérision qui semble inscrit dans son essence même.
Cela étant, la « poétique de la
contamination »221 à l'oeuvre dans cette branche ne fait
pas seulement de Renart un double parodique, mais un double plus
problématique. Car « dans d'autres [versions] encore, Jésus
n'est pas entré chez le teinturier comme apprenti mais en
véritable chenapan. C'est en cachette qu'avec ses camarades de jeu il a
pénétré dans la boutique »222. Cette
version apocryphe paraît aux yeux de certains exégètes
comme un récit hétérodoxe, qui à ce titre
infléchit dangereusement la majesté du Christ. Renart, figure
honnie (« trestous li mondes me het », Ic, v. 2329)
redoublerait ainsi la transgression en devenant le double dégradé
du Christ enfant. L'expression « Diex m'a aidiet » (Ic, v.
2323) prend, dans cette perspective, un relief nouveau. Si le Dieu bienveillant
permet à Jésus de réparer ses erreurs comme teinturier en
accomplissant des miracles, le Dieu invoqué dans « Renart jongleur
» se fait complice des ruses malveillantes du goupil, là où
l'apocryphe n'évoquait que la gaucherie et l'espièglerie sans
malice du Christ.
La couleur jaune révèle ainsi une
récriture ambiguë, Renart apparaissant par rapport au Christ
à la fois comme le même et l'autre. Les apocryphes semblent ainsi
contaminer l'écriture de la branche, au point de complexifier
la lecture croisée de textes que Renart reprend, déforme, dont il
inverse enfin les données symboliques.
De même qu'il arbore une double nature humaine et divine,
le Christ peut être appréhendé sous l'angle de son
existence matérielle comme de ses significations
221 Claudio GALDERISI, Une poétique des enfances,
op. cit.
222 Michel PASTOUREAU, « Jésus teinturier »,
art. cit. p. 48
symboliques - symbole de sagesse et de pureté, symbole
de l'unité de l'Eglise. C'est sous ce dernier aspect que s'accomplit,
particulièrement dans les fabliaux, la transgression ambiguë de
l'image du Christ garant des valeurs chrétiennes.
2. LE CHRIST, INSTRUMENT PARADOXAL D'UNE
SATIRE CLERICALE
La transgression des symboles attachés au Christ tient
autant à sa dimension corporelle (corps en souffrance de la Passion,
couleur de l'habit christique) qu'à sa dimension spirituelle. Figure
trinitaire, le Christ est origine et fondement de l'Eglise ; c'est pourquoi il
convient d'évoquer le paradoxe du dit de Gautier Le Leu, « De Deu
et dou pescour »223.
Le pêcheur, qui refuse de vendre du poisson au Christ,
justifie sa position en l'accusant d'être à l'origine des abus et
des vices cléricaux des « lait et hisdeus » (v. 141).
Le Christ n'est « mie droituriers » (v. 121) qui, fondateur
de l'Eglise, est responsable de ses vices, « luxure, traisons,
usures » (v. 122). La satire se fait plus violente encore, aux marges
du blasphème, dans les paroles moralistes du pescour : «
cil est fos qui tant atent / Qu'il n'ot ne ne voit ne n'entent »
(v. 139-140). Si les derniers vers figurent un monde où la Mort seule
est toute-puissante sur terre (« Et la Morille en eut
assés », v. 240), l'intention satirique ne saurait faire de
doute : « flétrir l'Eglise en lançant une injure
sacrilège contre Dieu lui-même (...). Nulle part ailleurs, une
accusation n'a frappé aussi haut »224. La critique
finale de l'Envie met à distance toute accusation de sacrilège ;
le Christ n'en est pas moins celui par qui se mesure le gouffre spirituel qui
sépare l'Eglise originelle de l'Eglise viciée du XIIIe
siècle.
Le fabliau « Du vilain qui conquist paradis par plait
» suggère également le
reniement par le Christ de ses propres paroles : «
Vostre parole desdiroie / Quar otroiéavez sans faille /
Qui çaienz entre ne s'en aille ; / Quar vos ne mentirez por moi
» (v. 147-150). Si la parole du vilain l'emporte finalement («
par pledier l'as gaaingnez [Paradis] », v. 153), les
premières paroles du Christ lui étaient adressées sur
le ton du reproche : « çaiens n'entra oncques mès ame
/ Sanz congié, ou d'ome ou de feme » (v. 122-123). Les
compagnons du Christ sont ceux-là mêmes qui l'ont renié ou
qui ont mis en doute sa parole (Saint Pierre, Saint Thomas, Saint Paul) ; en
une
223 Ce poème se tient assurément aux marges de
notre corpus, mais il semble fructueux d'en étudier le fonctionnement
paradoxal, pour offrir un meilleur panorama des récritures orthodoxes ou
apocryphes d'épisodes ayant trait à l'existence du Christ.
224 Per NYKROG, Les Fabliaux, op. cit. p. 173
contradiction scandaleuse, ces pécheurs refusent
l'entrée du paradis à un homme juste : « Tant con mes
cors vesqui el monde / Neste vie mena et monde » (v. 131-132).
La transgression s'opère dans ces deux fabliaux sous la
forme d'une violente satire. Le Christ, en tant que figure principielle, est
mis en scène de manière paradoxale comme instrument d'une
critique cléricale. L'idéal de pureté, de
simplicité et de vertu incarné par le Christ n'est plus le gage
d'une accession au Paradis (« Du vilain qui conquist paradis par plait
») ; le Fils est l'auteur involontaire des dérives de sa propre
Eglise (« De Deu et dou pescour »). Cette double mise en accusation a
ceci de remarquable qu'elle parvient à lier violence de la satire et,
in fine, respect de la majesté du Christ.
Cette seconde partie nous a amené à interroger
le sens de la récriture d'épisodes bibliques : au terme de notre
réflexion, la Genèse se révèle être
le cadre cosmogonique d'une création seconde, celle du Roman de
Renart. La reprise d'épisodes de la vie du Christ est
chargée de significations théologiques et satiriques, tandis que
l'Apocalypse, derrière le masque de l'outrance et de la
dérision, dissimule un questionnement plus profond (Ysengrimus,
Reinhart Fuchs). Si notre étude de la récriture biblique
s'est positionnée sur un plan symbolique, il est de fait qu'une
interprétation sous l'angle de la parodie et d'autres
procédés de dégradation est également possible. A
la transgression des Ecritures succède ainsi la transgression
par l'écriture. De fait, le genre (la fable
animalière), la forme (branches, valeur gnomique de la fable)
et le ton (parodie, dérision) des oeuvres du corpus contribuent
à une mise en abyme de la transgression du sacré.
CHAPITRE III LA TRANSGRESSION PAR L'ECRITURE
GENRES, FORMES, TONS
La transgression du sacré, dans la pluralité de
ses significations, « contrevenir à une loi, à un interdit
» et « violation, péché », s'exprime, nous l'avons
vu, de deux manières : par la violation de symboles et de lieux, et le
réinvestissement des textes sacrés dans une visée
ambiguë, entre satire et jeu. Cela étant, la violation de
l'interdit et la profanation du sacré ne procèdent pas seulement
des thèmes et des ressorts narratifs de la fable. Le genre, la forme et
le ton des oeuvres du corpus sont tous trois porteurs d'une transgression
inscrite dans leur écriture même.
L'insertion d'animaux comme personnages de la fable est
problématique. Le lien qui unit le récit et sa moralité
dans les isopets laisse en certains cas apparaître un enseignement en
rupture avec les préceptes de la sagesse chrétienne. La forme
même de la fable et la dynamique édifiante sur laquelle elle
repose sont en ce sens subverties. Les animaux, censés figurer les
travers de l'homme pour l'exhorter à la vertu, donnent à voir le
primat de la métis sur la morale.
D'autre part, la symbolique chrétienne investit les
animaux d'une signification morale qui forme un contraste riche de sens entre
des bestes symboles d'intempérance et la sacralité de
personnages revêtus de l'étole.
Par surcroit, la disposition railleuse et la dérision
inhérentes aux « contes à rire » doivent être
mises en regard avec la conception médiévale du rire. Si les
XIIe et XIIIe siècles constituent l'âge d'or
de la fête des fous, le rire n'en est pas moins condamné
par certains prédicateurs. Il convient ainsi, à la suite de
Lector in Fabula et des travaux de l'Ecole de Constance (Jauss, Iser),
d'interroger la réception des oeuvres. Le rire inspiré par
l'écriture comique semble faire des ridenda des oeuvres de
transgression. Dépasser les occurrences de la transgression du
sacré nous permet de porter notre attention sur les enjeux de
l'écriture brève.
Il s'agit ainsi de développer les modalités
d'une mise en abyme de la transgression : la violation des interdits et de la
majesté sacrée, très présente dans les oeuvres du
corpus, est redoublée par leur écriture même.
A. GENRE ET TRANSGRESSION, LA FABLE ANIMALIERE
La convention de base des fables et épopées
animalières tient à représenter l'animal comme un
alter ego de l'humain, dont il donnerait à voir les sentiments,
les actes et les vices. Léopold Sudre considérait ainsi la
dimension morale des isopets, présentant ces courts poèmes comme
« des récits indigènes ou exotiques, sérieux ou
comiques, que la sagesse humaine peut convertir en leçons de conduite,
en préceptes de vertu »225. L'epimythium, qui
constitue le coeur de la morale fabuleuse et le récit menant à
l'énoncé gnomique révèlent maintes transgressions
morales. L'insertion des animaux dans la fable ou les récits
épiques dégradés s'inscrit dans la riche histoire
symbolique des bestiaires, au premier rang desquels se démarque le
Physiologus. La métamorphose illusoire, dans le Roman de
Renart, met en présence des animaux dans un cadre réaliste ;
l'accomplissement des gestes et les paroles des animaux donne libre cours
à de nombreux hiatus, entre la dignité des attributs
ecclésiastiques et l'indignité ontologique des bestes.
Le frottement des deux univers, zoomorphe et anthropomorphe, est le lieu
d'intrusion du profane par excellence dans la sphère
sacrée226. L'incongruité d'offices ou de serments
animaliers est sensible, qui déprécie le sentiment du
sacré, évidant la mystique227 au profit du
travestissement de symboles bestornés. Le sentiment religieux
étant la mesure de l'humaine condition, l'animal qui singe l'homme porte
atteinte à la sacralité des gestes et paroles pieux. Ce trait est
redoublé par les propriétés symboliques et morales des
animaux référencés dans les bestiaires antiques et
médiévaux.
1. BESTIAIRE ET SIGNIFICATION
« L'identification de l'homme et de la bête
remonte aux plus lointaines origines.
Elle a donné naissance aux fables et aux Dieux de toutes
les civilisations anciennes »228.
225 Léopold SUDRE, « Les fables et le Roman du
Renard », Histoire de la langue et de la littérature
française des origines à 1900, éd. L. PETIT DE
JULLEVILLE, Paris, Colin, 1896-1899, t. 2, p. 8
226 Ce point est d'autant plus sensible si l'on se reporte
à l'étymologie de sacer, « consacré à
Dieu » et profanus, « devant le temple ». L'opposition
du sacré et du profane se comprend à la fois comme l'opposition
entre le matériel et l'éthéré, et comme opposition
de deux espaces distincts (le temple, en l'occurrence l'Eglise et le monde du
dehors).
227 Cf. Henri BERGSON, Les deux sources de la morale et de
la religion, Paris, PUF, 1932, p. 247 : « L'âme mystique (...)
élimine de sa substance tout ce qui n'est pas assez pur, assez
résistant et souple, pour que Dieu l'utilise ». Renart au contraire
se fourvoie dans la matérialité pour railler les principes
théologiques et mystiques.
228 Jurgis BALTRUSAITIS, Aberrations, Essai sur les formes
perspectives dépravées, Paris, Flammarion, coll. Champ,
2008, p. 14
Dans le Roman de Renart, les fonctions
ecclésiastiques de l'archiprêtre, l'âne Bernard, peuvent
être mises en regard avec le caractère diabolique de l'animal. Le
braiement de l'âne s'assimile chez Pierre de Beauvais au cri du diable
tentateur : « l'asne est la beste del monde qui plus s'esforce de
braire, et qui plus a laide vois et orible »229. La
clamor asinienne se retrouve dans les vigiles des morts en l'honneur
du goupil (XVIII), en un épisode emblématique. L'ensemble du
personnel romanesque est convoqué, certains sont ressuscités pour
l'occasion. L'office n'est marqué, à l'exception de la cacophonie
des parties chantées (« Puis disent il dui le verseit / Li un
en gros il autre en fausez », XVIII, v. 588-589), d'aucune
transgression marquante, et le conteur de se faire l'écho de l'ordo
missae, réparti entre les différents animaux. Le sens de la
transgression n'apparaît pas alors dans les quelques
éléments topiques de la fête des fous, le conteur
insistant par ailleurs sur le sérieux des lectures et des chants :
« sanz fere noize ni tençon » (v. 588), «
Ysengrin qui bien s'en aquite » (v. 603). Une lecture à
l'aune du Physiologus et du Bestiaire de Pierre de Beauvais
permet néanmoins de révéler toute la portée
transgressive des vigiles. Chaque animal est investi de significations morales
qui forment un contraste symbolique avec l'étole dont ils sont
revêtus. Le comique de l'incongruité mis à part, la
scène est passible d'une lecture allégorique : si le cerf
[Brichemer] est un animal christologique230, il en va tout autrement
des autres animaux. Le taureau [Bruiant], par ses cornes, est associé au
diable, le lièvre [Couart] est symbole de lascivité, comme le
suggère plus tard Gaston Phébus dans son Livre de Chasse
: « les lièvres n'ont point de saison pour leurs amours,
car il n'y aura jamais de mois dans l'année qu'il n'y en ait de
chauds » 231 . De même, l'écureuil [Roussel], comme le
rappelle Michel Pastoureau, est un animal diabolique, paresseux lubrique,
avaricieux232. Les personnages du chat [Tibert] et de l'ours [Brun]
constituent des symboles lucifériens233. Michel Pastoureau
énonce les griefs de l'Eglise contre un animal par trop
229 Pierre de BEAUVAIS, Bestiaire, dans C. Cahier,
Mélanges d'archéologie, d'histoire et de
littérature, Paris, 1851, Paris, 1851, tome 2, p. 225
230 Cf. Henri de FERRIERES, Les Livres du roy Modus et de
la royne Ratio, chapitre 1, par. 74, éd. Gunnar Tilander, Paris,
1932, p. 141-142. Les dix cors du Cerf sont mis en relation avec le
décalogue : « Et ches dis branches representent les dix
commandemens de la loy que Jhesu Crist donna a homme pour deffendre de trois
anemis : c'est de la char, du dyable et du monde ».
231 Gaston PHEBUS, Livre de chasse, France, début
du XVe siècle, Paris, BNF, Département des Manuscrits,
Français 616, fol. 24v.
232 Michel PASTOUREAU, Bestiaires du Moyen-âge,
Paris, Seuil, 2011, p. 43
233 Et ce jusqu'au XXe siècle ; il n'est
qu'à considérer par exemple, le conte, Le Chat et le
Diable de James Joyce.
anthropomorphe, et le travail de sape symbolique mené
plusieurs siècles durant234. Le cadre moral des bestiaires
assigne ainsi à l'ours les vices de luxure, gourmandise et
colère. Une majorité signifiante des personnages romanesques,
oscillant entre des figures animale et humaine, est investi de significations
diaboliques. Plus encore que d'un topos carnavalesque, la scène
des vigiles peut se lire de manière systématique comme
l'insertion du vice dans le champ de la vertu. Le sacré déchu,
à l'instar de la trajectoire luciférienne, de la lumière
à l'ombre, s'insinue dans les structures sacrées, retournant la
vertu en vice. Le frottement de l'univers animal et du sacré,
inhérent à l'écriture du Roman de Renart, semble
ainsi transgresser par nature la sacralité du rite.
Les fables, et notamment celles de Marie de France, se
prêtent moins à cette analyse, car leur lien avec la tradition du
bestiaire semble affaibli. En effet, « Marie ne propose aucune description
autoritaire de l'essence de ses personnages, et aucune psychologie qui leur
prescrirait une conduite conventionnelle et prédéterminée
». De ce fait, contrairement au Roman de Renart, elle dissocie
« l'animal de l'emprise de sa nature »235.
L'évocation du renard, ailleurs saturé de significations
symboliques et morales apparaît, dans « D'un gupil dit ki une
nuit... », vierge de toute donnée antérieur236.
L'engin traditionnellement attribué au goupil le cède
à un « penser » (v. 10) tout animal (« L'ewe
comença a laper (...) [pour] que le furmage peüst
prendre », v. 9 et 12). Le caractère du renard est
passé sous silence, de sorte que la fable semble trouver une dynamique
dans les verbes d'action qui ponctuent le récit :
trespassa, reguarda, a veü, a pensé, a beü, chaï
(respectivement v. 3, 4, 5, 8, 13 et 14). La transgression du sacré,
dans le genre de la fable ésopique, doit moins être
recherchée dans la lecture comparée des isopets et des bestiaires
que dans la teneur de leur epimythium.
La première partie de l'expression « fable
animalière » mérite en effet un examen approfondi,
dès lors que le genre de la fable, formée d'une histoire et
d'une morale, révèle parfois une conception de
la morale peu en phase avec les enseignements chrétiens.
234 Michel PASTOUREAU, L'Ours, histoire d'un roi
déchu, Paris, Seuil, « Librairie du XXIe
siècle », 2004, p. 228 : « L'Eglise cherche à le
déprécier en montrant que les hommes de Dieu sont plus forts que
lui. (...). L'Eglise, qui déteste les spectacles d'animaux,
tolère les montreurs d'ours au Moyen Age. Le roi des animaux devient une
bête de cirque qui fait des cabrioles dans les foires, les gens peuvent
le toucher, l'ours n'inspire plus la peur. »
235 Sahar AMER, Esope au féminin : Marie de France et
la politique de l'interculturalité, op. cit. p. 144
236 A l'exception naturellement du « grant furmage »
(v. 8), qui apparaît également dans la fable « Le Corbeau et
le Renart ». La branche du Puits peut également apparaître
comme un intertexte.
2. MORALES DE LA FABLE
« Lire les Fables, c'est donc
écouter cette voix où les plus heureuses, depuis
l'antiquité, sont venues se fondre, et suivre un regard où les
plus sages et les plus avertis, depuis Job et
l'Ecclésiaste, en passant par Térence et par Virgile,
ont formulé l'humanité autant qu'ils l'ont comprise
»237.
A. LE GENRE DE LA FABLE
La fable, du latin « fabula » (propos,
récit), se définit comme un court récit didactique
d'origine populaire, visant à illustrer et corroborer une sagesse
profonde ou une vérité générale, animées en
un récit exemplaire. Les attitudes, les moeurs et les habitudes humaines
sont généralement transposés dans un univers animalier,
formant un miroir de l'humaine condition. Parfois proche du conte de
fées et de la parabole, la fable a traversé les siècles,
de l'Antiquité classique (Esope et Phèdre) au Moyen-âge -
l'Isopet de Marie de France, l'Esope Julien Macho, parmi les
recueils dont l'auteur nous est connu. L'âge d'or de la fable se situe au
siècle classique, La Fontaine incarnant à lui seul un genre qui
perdure jusqu'à nos jours238.
La translatio studii des fables ésopiques au
Moyen-âge a pu conduire à une subversion de la portée
morale des fables, et ce malgré l'avis de Léopold Sudre : «
Quelle est maintenant la valeur littéraire des fables du Moyen-âge
? Avouons-le tout de suite, elle est peu considérable (...) [les auteurs
d'isopets] paraphrasent platement leur original ou rivalisent de
sécheresse avec lui »239. A ce jugement
sévère, remis en question dans le travail de
réhabilitation mené par Jeanne-Marie Boivin240, il
convient d'adopter une perspective non plus intertextuelle, mais purement
textuelle. L'analyse de détail des fables médiévales
révèle un rapport fluctuant à la morale, la morale pouvant
se muer en des traits de cynisme et d'immoralité. Les écrits
canoniques, au premier rang desquels l'Ecclésiaste, exhortent
à la vertu en énonçant des sentences. Les paraboles
prophétiques sont également investies d'un sens spirituel. Les
fables se situent parfois en rupture avec les enseignements moraux
délivrés dans la Bible.
237 Marc FUMAROLI, « Les Fables de La Fontaine, ou
le sourire du sens commun », in La Diplomatie de l'Esprit, Paris,
Gallimard, Tel, 1998, p. 512.
238 Cf. Franz KAFKA, « Les Portes de la Loi »
(1912), « Le Terrier » (1923), Italo Calvino, La Grande Bonace
des Antilles (1997), Michel Tournier, Le Médianoche
amoureux (1989), Jorge Luis Borges, L'Aleph (1949)
qualifié par Roger Caillois de « conte métaphysique
»... La fable est alors incorporée, à l'instar du conte et
de la nouvelle, au genre plus imprécis de l'apologue.
239 Léopold SUDRE, « Les fables et le Roman du
Renard », Histoire de la langue et de la littérature
française des origines à 1900, éd. L. Petit de
Julleville, Paris, Colin, 1896-1899, t. 2, p. 8
240 Jeanne-Marie BOIVIN, Naissance de la fable en
français. L'Isopet de Lyon et l'Isopet I-Avionnet, Paris,
Champion (« Essais sur le Moyen Âge » 33), 2006
B. INTEGRATION ET DEPLACEMENT DE LA MORALE DANS LES
ISOPETS
L'écho des préceptes bibliques dans les isopets
fait apparaître un rapport de duplicité. L'étude
comparée de la lettre et de l'esprit met au jour un entrelacs subtil de
révérence et d'irrévérence. L'isopet « Du biau
Chesne qui ne se vouloit flechir contre le vent »241 comporte
ainsi une moralité ambiguë : « Fos est cils qui contre
plus fort / Vuet contrairier ; ains le deport / Et par souffrir et escouter /
Faice semblant de li doubter »
(v. 47-50). Les trois premiers vers s'inscrivent dans la
droite ligne de l'enseignement christique : « Rendez à
César ce qui appartient à César, et à Dieu ce qui
appartient à Dieu » (Matthieu, 22, 21). Respect de
l'autorité transcendante et humilité face aux puissants sont
indissociables, qui forment une sentence essentielle de la sagesse christique.
Le dernier vers, a contrario, élève la duplicité
au rang de moralité. Apanage du diable dans la tradition
chrétienne, l'hypocrisie et la fausseté font l'objet de longs
développements bibliques : « Mais l'homme pervers, l'homme
inique / Marche la fausseté dans la bouche / Il cligne des yeux, parle
du pied / Fait des signes avec les doigts » (Proverbes, 6,
12-13). La notion de duplicité est déclinée dans les
« sept choses » que « l'Eternel a en horreur
»242 : l'epimythium de la fable met ainsi en
résonnance la lettre même des préceptes sacrés et
leur revers immoral. Le subtil glissement qui mène à
l'apologie243 de la duplicité transgresse l'impératif
d'un accord entre la parole, le coeur et la pensée. De même, la
moralité de « Deus Compaignons que l'Ourse fist dessambler »,
qui cite une parole prophétique d'origine obscure :
Le prophètes ainsi nous somme : « Gardes ne te
fies en homme,
Neis en ton frere ne te fie :
Freres ne te rachete mie ; 50
Ne baudroit l'estimation
D'argent pour ta redemption244
241 « Du biau Chesne qui ne se vouloit flechir contre le
vent », Isopet-Avionnet, in Fables Françaises du
Moyen-âge, éd. Jeanne-Marie BOIVIN et Laurence HARF-LANCNER,
p. 263sq
242 Proverbes, 6, 16-19 : « Il y a six
choses que hait l'Eternel / Et même sept qu'il a en horreur / Les yeux
hautains, la langue menteuse / Les mains qui répandent le sang innocent
/ Le coeur qui médite des projets iniques / Les pieds qui se
hâtent de courir au mal / Le faux témoin qui dit des mensonges /
Et celui qui excite des querelles entre frères ».
243 Le terme d'apologie, qui peut sembler outrancier,
s'appuie sur une analyse raisonnée du texte : la fable, formée du
récit et de sa moralité, fait du récit l'illustration par
l'exemple de la moralité. L'epimythium, en ses premiers vers,
propose une morale conforme au Texte. Le dernier vers quant à lui
infléchit cette morale, conférant au récit un sens bien
différent (au message d'humilité se substitue celui de
duplicité).
244 « Deus Compaignons que l'Ourse fist dessambler »,
», Isopet-Avionnet, in Fables Françaises du
Moyen-âge, éd. Jeanne-Marie BOIVIN et Laurence HARF-LANCNER,
p. 256-259
L'origine non établie de l'exhortation
prophétique discrédite quelque peu la portée de ces
paroles. Plus encore est sensible dans cet epimythium la confusion
signifiante entre prudence et défiance. Si la prudence est une vertu -
« Moi, la Sagesse, j'habite avec le savoir-faire / Je possède
la science de la réflexion » (Proverbes, 8, 12), la
défiance rentre en contradiction avec nombre de principes sacrés,
ne serait-ce que les trois vertus théologales - Foi, Espérance,
Charité. Foi et Espérance impliquent une confiance absolue
(« credo quia absurdum »245) dans le Seigneur, la
Charité se donnant comme une vertu altruiste, antithèse par
essence de la défiance. Le rapport aux Ecritures consiste en ce cas dans
l'intégration et le déplacement de la parole biblique. Un
degré supplémentaire de la transgression est atteint dans les
fables de Marie de France, comme le suggère Sahar Amer : « on peut
certainement dire que jusqu'à Marie de France, et après elle
jusqu'à La Fontaine, la fable française est restée
enfermée dans des cadres religieux, dans un didactisme rigide, et se
trouve indissociablement liée à la morale »246.
La moralité de la femme qui fit pendre son mari mort (« D'un hume
cunte li escriz... ») reflète à ce titre une conception de
la morale relativement hétérodoxe :
Par iceste signefiance
Poum entendre quel creance
Deivent aveir li mors es vis
Tant est li munz fols e jolis 40
Le mari défunt est considéré sous l'angle
des services que rend son corps au « chevaliers » oublieux
de l'interdit. Le respect rituel dû au mort247 vole en
éclats dans une moralité qui consacre, en lieu et place d'une
sentence gnomique, l'immoralité pragmatique de la ruse. De même,
l'epimythium de la fable « Dun vilein cunte ki guaita », qui
dans son ultime vers manifeste la sympathie du conteur pour ses
personnages248 : la femme infidèle, prise sur le fait,
recourt à la métis pour échapper aux reproches de
son mari et renverser à son avantage une fâcheuse
extrémité : « Par cest essample nus devise / Que mult
valt mielz sens e quointise / E plus aïde a mainte gent / Que sis aveirs
ne si parent » (v. 33-36). A la notion fondamentale de sagesse,
Marie
245 Citation apocryphe attribuée à Tertullien,
De carne Christi, ch. 5 : « Et mortuus est Dei Filius :
CREDIBILE EST QUIA INEPTUM EST ; et sepultus resurrexit ; certum est
quia impossibile est. »
246 Sahar AMER, Esope au Féminin. Marie de France et
la politique de l'interculturalité, Amsterdam-Atlanta, Rodopi,
coll. « Faux Titre », 1999, p. 37
247 Cf. Philippe ARIES, Essai sur l'histoire de la mort en
Occident, du Moyen Age à nos jours, Paris, Seuil, coll. «
Point », 1977
248 Cf. l'expression « style de la sympathie »
employée par Jean RYCHNER, « Renart et ses conteurs, ou le style de
la sympathie », Travaux de linguistique et de littérature, IX/ 1,
Strasbourg, 1971
substitue celle de ruse, dont le primat surpasse l'amour des
parents, leitmotiv biblique par excellence : « L'amour ne
fait point de mal aux prochains. L'amour est donc l'accomplissement de la
Loi » (Epître aux Romains, 13, 10).
La fable, truchement didactique par son genre même, est
l'objet au Moyen-âge d'un déplacement de la morale vers la
transgression des principes sacrés. Une morale censément conforme
peut également porter les signes d'un hiatus entre respect des principes
sacrés et parénèse paradoxale. Genre et forme
littéraire étant le plus souvent inséparables, il convient
d'étudier les transgressions inhérentes à la forme des
oeuvres du corpus.
B. FORME ET TRANSGRESSION
La réécriture prend, dans le Roman de
Renart, un tour singulier : les branches se répondent les unes aux
autres, et la réussite des branches antérieures ne peut manquer
d'exciter l'émulation des conteurs249. Cela étant,
l'enjeu de cette réécriture en rapport avec la transgression du
sacré est d'un autre ordre : la réécriture implique une
circularité de l'écriture dans un monde hors du temps, les
aventures figurant des héros sans âge, entre la reverdie et le
retour à Maupertuis. L'écriture circulaire semble ainsi
transgresser la définition même de l'existence et de son
corollaire, la mort.
1. ENJEUX D'UNE ECRITURE CIRCULAIRE
Fables et ramifications du Roman de Renart sont
marquées par la réécriture assidue des conteurs et
fabulistes. La plupart des études consacrées aux fables met ainsi
en regard les avant-textes antiques et leurs métamorphoses
médiévales. A l'instar des fables, le Roman de Renart
est formé d'un creuset d'épisodes fondateurs - le viol d'Hersent,
les mutilations d'Isengrin, la guérison de Noble - continuellement
réécrits. Par surcroît, le monde renardien est circulaire
et invariant dans ses structures narratives. L'ouverture du récit, sur
le modèle romanesque, se situe au temps de la
reverdie250, la
249 Il est aisé de retrouver des systèmes
d'écho entre les branches : la branche XV, « Renart médecin
», s'inscrit dans le schéma judiciaire de la branche Ia, « Le
Jugement de Renart », la branche XIV, « Renart le Noir », «
se compose d'une série d'imitations peu réussies » des
branches antérieures (Ernest Martin, Observations sur le Roman de
Renart, Strasbourg, Paris, Trübner, 1887, p. 75). Ces
récritures peuvent également impliquer un jeu d'autoparodie,
comme nous l'avons vu.
250 Jean DUFOURNET, dans « Littérature oralisante
et subversion : la branche 18 du « Roman de Renart » ou le partage
des proies », Cahiers de civilisation médiévale,
n°88, octobre-décembre, 1979, p. 326, évoque ainsi le motif
du retour de la belle saison, attesté dans les branches 3, 11,
12, 14 et 17 de l'édition Martin, qu'il envisage comme une succession de
huit éléments : « 1. Introduction du thème par Ce
fu ; 2. Retour de la belle saison, de mai ; 3. Arbres, fleurs et oiseaux ;
4. Renart est à Maupertuis, bien triste ; 5.
clôture est toujours relative, qui voit le goupil
revenir parmi les siens (« Renars s'en vint a Malpertuis / Ou a grant
joie le reçurent / Si fill (...) », XVI, v. 3400-3402),
disposé à de nouvelles aventures : « Ici Pierres
remanoir / Le conte ou se volt travillier / Et lasse Renart consillier
» (XVII, v. 1512-1514).
En ce sens, le cadre temporel du récit constitue un
enjeu théologique majeur : la fabula, en son sens premier,
abolit la temporalité par le jeu d'une écriture circulaire. Dans
la structure même du récit se place la transgression de
l'ambivalence sacrée de l'existence et de la mort,
rappelée par l'Ecclésiaste (3, 19-20) : « Car
le sort de l'homme et le sort de la bête sont un sort identique : comme
meurt l'un, ainsi meurt l'autre, et c'est un même souffle qu'ils ont tous
les deux ». La temporalité renardienne, qui dote ses
héros « d'une éternelle jeunesse
»251 semble échapper à la
malédiction divine, conservant par l'artifice de l'écriture une
vie éternelle à laquelle l'épisode de la Chute met
pourtant fin : « Tu es glaise et tu retourneras à la
glaise » (Gn, 3, 19).
L'unité thématique du récit est
ménagée par l'absence de changements physiques ou psychologiques
du héros, fixé à jamais en un certain âge. Dans
l'explicit de la branche XVIII (MS M), le contraste des adverbes de temps
(touz jorz, ja) montre ainsi la trajectoire d'un héros qui
échappe à la sénescence pour s'établir,
hiératique et éternel, dans le registre de l'être
: « Mes ja renart ne finera / Tant con cest siecle durera / Car touz
jorz sera renart / Et par son engin engignart » (XVIII
(fin), M, v. 1686-1689)252.
La mort, présente dans le récit sous la forme
d'une menace lancinante, n'a pas de prise sur des personnages assurés
d'une reviviscence censément éternelle. Brun, qui dans la branche
du vilain Liétard, « orendroit gist / Mors et covers
dedens la roie » (XII, v. 965-966), réapparaît dans le
branche XVIII, où « il chanta le verset » et
« la siste leçon comença » (XVIII, v. 606 et
615), qui plus est pour les funérailles de Renart, pourtant à
l'origine de sa propre mort. Liétard avoue en effet avoir tué
Brun sur les conseils du
Il n'a rien à manger ; 6. Sa famille, affamée,
pleure ; 7. Sa femme est enceinte, ou accouchée depuis peu ; 8. Renart
quitte Maupertuis pour aller chercher de la nourriture ».
251 Elisabeth CHARBONNIER, « Senex lupus ou vieillesse et
sagesse dans la tradition renardienne», Aix-en-Provence, CUERMA,
Senefiance, XIX, 1988, p. 23
252 Cet usage du temps est également sensible dans
l'oeuvre de Chrétien de Troyes, comme l'analyse Emmanuèle
BAUMGARTNER, « Temps linéaire, temps circulaire et écriture
romanesque » in Le Temps et la durée dans la littérature
au Moyen Âge et à la Renaissance, Yves BELLENGER (dir.),
Paris, Nizet, 1986, p. 11 : « Tout se passe alors comme si les
récits de Chrétien suspendaient le temps arthurien (...) en un
point du temps qui reste d'ailleurs non précisé, puis dilataient
aux dimensions de l'oeuvre (...) un moment ainsi privilégié du
règne/du temps mais dont la durée comme les limites restent
incertaines. Un temps toujours présent, « présentifié
», qui n'a ni début ni fin, ni passé ni futur ». La
perspective est toute différente dans le Roman de Renart, la
temporalité ayant partie liée avec le « barat
» du goupil, comme le suggère Gabriela TANASE, « Ruser avec le
temps dans Le Roman de Renart », Tempus in Fabula, Topoï
de la temporalité narrative dans la fiction d'Ancien Régime,
Daniel MAHER, (dir.), Québec, Presses de l'Université de Laval,
« Les Collections de la République des Lettres », 2006, pp.
187-198.
goupil : « J'ovrai par le conseil Renart »
(XII, v. 962). D'une manière plus systématique encore, Renart
revient en pleine santé, malgré les mutilations subies : «
Forment lui duelt et cuist sa plaie / Or ne set mais que faire puisse : / A
poi qu'il n'a perdu sa cuisse ! » (VIIa, v. 828-830). Sans doute
est-ce dans cette dernière expression, « a poi que »,
que réside l'artifice d'une écriture qui pousse jusqu'à
l'extrême la menace de mort ou de mutilation, mais qui suggère
comme réversible toute situation périlleuse.
Le rapport de la fable à la mort est ainsi
altéré par une vision réduite de la temporalité :
la mort ne pouvant se manifester qu'au terme d'un parcours, son
évocation dans des dimensions temporelles réduites
pérennise l'illusion de l'immortalité. De fait, le temps de
l'histoire oscille entre quelques heures et quelques jours. La série,
sous forme de branches, loin d'édifier une unité temporelle,
suspend au contraire la notion de temporalité, en substituant à
un temps horizontal une temporalité verticale253, qui
évacue de fait la notion de vieillissement, phénomène
d'ellipse examiné par Gilles Deleuze dans Différence et
Répétition : « une succession d'instants ne
fait pas le temps, elle le défait aussi bien »
254. Lorsqu'une branche fait référence à une autre,
il s'agit moins de s'inscrire dans une totalité temporelle, dans une
chronologie, que dans une unité thématique et formelle.
La série confère ainsi l'illusion de
l'immortalité, en ignorant par l'écriture les lois de la finitude
organique. En cela, elle n'est et ne demeure qu'une illusion car «
les tragédies microscopiques ne ravinent ni ne
bouleversent le destin de l'être en sa profondeur et en sa
pérennité »255. Le jeu est en effet
limité dans le temps, l'espace de son accomplissement, qui correspond
à celui de la fiction, étant incommensurable à l'existence
réelle. En ce sens, jouer avec la mort en niant sa présence
ressortit à l'illusion d'une représentation tronquée et
oblique du monde.
2. ECRITURE ET NEGATION DE LA MORT
La circularité de l'écriture renardienne semble
ainsi abolir la réalité de la mort, les personnages pouvant
ressusciter (Brun, XVIII), la mort étant seulement l'occasion d'une
parodie du planctus épique (Coupée, Ia) ou d'un rebond
des aventures
253 La temporalité horizontale repose sur le principe
du devenir de l'être, qui naturellement comporte la mort comme
principe eschatologique. A l'inverse, le temps vertical est un temps sans cesse
renouvelé, qui fige en un moment précis (extensible aux
limites de la narration) l'existence d'un personnage, en une
réduplication infinie de ce moment, caractérisé par la
permanence de certains traits physiques (la vieillesse éternelle
d'Ysengrin dans l'Ysengrimus) ou moraux (les fondements de la
renardie).
254 Gilles DELEUZE, Différence et
répétition, PUF, collection « B. P. C. »,
5ème éd., 1985, cité par Lucien
Dällenbach, Claude Simon, « Les Contemporains », Seuil,
Paris, 1981
255 Vladimir JANKELEVITCH, La Mort, Paris, Flammarion,
Champs, 1993, p. 388
renardienne. La disposition ludique et railleuse de l'ensemble
du roman joue avec la mort, affirmant le triomphe de l'écriture sur la
finitude. Spectre neutralisé, la mort est partie intégrante du
simulacre renardien, le goupil s'affirmant à l'envi comme un «
comédien de la mort »256 (cf. X,
XVIII...). Et Renart de jouer avec cette mort que l'on «
n'arrête pas de raconter pour ne pas en mourir
»257. Dans la branche Ic, le goupil manque de perdre
un bras, être battu (« le vilain / (...) Ferir le voloit en la
teste » (Ic, v. 2280-2281), et périr noyé : «
Malhabis est et decheüz / Car dedans la cuve est cheüz (...) La cuve
ot auques de parfont / Par desus noe qu'il n'enfont » (Ic v. 2274sq).
Paradoxalement, la proximité de la mort est la garantie même de sa
survie, Renart revenant sous le nom de Galopin pour chanter en un jargon
bretonnant mêlé d'accents renardiens : « Godehiere ! fait
il, biau sire (...) Ge suel avoir non Galopin » (Ic, v. 2362
et 2387). De même, l'engin de la fausse mort, composante de base
de la renardie, permet en un même mouvement de faire la nique à
l'homme comme à la mort. La branche X voit ainsi Renart dans ses oeuvres
conforme au comportement de l'animal, tel qu'il est décrit dans les
traités cynégétiques : « le coquin, expert en
ruse, tire la langue hors de sa gueule, fait un rictus (...) et de la
sorte trompe les oiseaux qui sont sûrs qu'il est mort
»258. Faire le mort, mourir par
semblance, apparaît comme un moyen pour le goupil d'affirmer son
ascendant sur les autres personnages de la fable, quand la feinte de
l'anéantissement donne lieu à l'expression de sa toute-puissance.
« Renars qui tout le monde engigne » (X, v. 47) multiplie
toutes les apparences physiques de la mort : il garde « les ieus
cliniés, les dents esquigne / et [tient] s'alainne en prison
» (X, v. 48-49). Les manifestations physiologiques de la mort
s'unissent pour induire une vraisemblance incontestable, et la ruse donne,
selon la tradition, sur la mise en évidence des travers de l'âme
humaine, crédulité et cupidité : « Li marcheans
d'aller s'esforce / Et ses conpains venoit après » (X, v.
62-63). Faire le mort apparaît ainsi comme une ruse
particulièrement efficace, et ce à deux égards :
fondée sur une inversion de la faiblesse feinte en toute puissance de
l'esprit, elle comporte une dimension morale, délivrant une leçon
de prudence fondée sur l'image de la vanité des hommes.
Dans son rapport au sacré, le travestissement de la
mort se fonde sur une double subversion : mystification d'un corps porteur de
signes déceptifs, triomphe de l'écriture sur la mort, qui
après la Chute devient partie intégrante d'une
définition
256 Jean R. SCHEIDEGGER, Le Roman de Renart ou le Texte de la
dérision, Genève, Droz, 1989
257 Maurice BLANCHOT, L'espace littéraire,
Gallimard, Folio, Paris, 2003, p. 55
258 Henri de FERRIERES, Le Livre de chasse du Roi Modus et de
la Reine Ratio, traduction en français moderne par Gunnar Tilander,
Limoges, A. Ardant (Les Maîtres de la vénerie, 1), 1973, p. 38
ontologique des êtres animés : « (...)
jusqu'à ce que tu retournes au sol, puisque tu en fus tiré. Car
tu es glaise et tu retourneras à la glaise » (Genèse,
3, 19).
La dernière composante d'une transgression inscrite
dans l'écriture-même des fables, fabliaux et du Roman de
Renart tient à leur tonalité commune, qui mêle ironie,
rire et sarcasme.
C. TON ET TRANSGRESSION
Comme le rappelle Jacques Le Goff, « le rire est un
phénomène culturel » autant qu'un «
phénomène social. Il requiert au minimum deux ou trois
personnages réels ou supposés: celui qui fait rire, celui qui rit
de celui dont on rit, très souvent aussi celui ou ceux avec qui on
rit »259. Aux personnages de la fable qui partagent le
rire s'ajoute, a posteriori, le rire du lecteur-auditeur de la
fable.
La conception biblique du rire établit une distinction
entre sâkhaq, expression d'un rire joyeux et spontané, et
lâag, rire moqueur tenant du sarcasme et du
persiflage260. La patristique semble annuler cette distinction
originelle en assignant au rire une dimension tout uniment négative. Des
figures comme Jean Chrysostome ou Benoît d'Aniane (Concordia
regularum), contribuent ainsi à asseoir l'image du christianisme
comme d'une institution fondamentalement agélaste, tranchant avec
l'idéal d'équilibre de l'« aner eutrapélos
» aristotélicien261.
Néanmoins, comme l'a montré Freidenberg, le rire
est indissociable du sacré ; le sublime édifiant implique par
nature un double burlesque : « Cette dualité bouffonne fait partie
du fonctionnement même du sacré » 262. Le rire de
la transgression est à la fois celui des personnages de fiction et celui
du lecteur-auditeur inclus in fabula, pour reprendre l'image d'Umberto
Eco. Rire transgressif de personnages sacrilèges et trompeurs ; rire
provoqué par les ressorts du comique textuel.
259 Jacques LE GOFF, Le rire dans les règles
monastiques du Haut Moyen-âge, in Un autre
Moyen-âge, Paris, Gallimard, Quarto, p 1357. Nous soulignons.
260 Cf. Gary WEBSTER, Laughter in the Bible, Saint
Louis, 1960
261 Aristote, Éthique à Nicomaque, IV,
14, 1128a : « Ceux qui pèchent par exagération dans la
plaisanterie sont considérés comme de vulgaires bouffons (...)
Ceux, au contraire, qui ne peuvent ni proférer euxmêmes la moindre
plaisanterie ni entendre sans irritation les personnes qui en disent, sont
tenus pour des rustres et des grincheux. Quant à ceux qui plaisantent
avec bon goût, ils sont ce qu'on appelle des gens d'esprit ou, si l'on
veut, des gens à l'esprit alerte car de telles saillies semblent
être des mouvements du caractère, et nous jugeons le
caractère des hommes comme nous jugeons leur corps, par leurs mouvements
».
262 Olga FREIDENBERG, « The Origin of Parody »,
Henryk BARAN, éd., Semiotics and Structuralism : Readings from the
Soviet Union,White Plains, New York, International Arts and Sciences
Press, 1974, 1975, 1976, p. 282
La transgression par le rire de la majesté
sacrée tient à l'expression jouissive d'un rire diabolique et
railleur, et au rire du lecteur qui, par cette réaction au comique des
contes, en fait des oeuvres de transgression. Cela étant, la notion
même de transgression est à questionner, dès lors que la
Bible se lit comme un répertoire de thèmes et de motifs
également grivois.
1. HOMO RIDENS, HOMO LUDENS
A. LE RIRE RENARDIEN, PAR-DELA BIEN ET MAL
Le topos d'une assimilation de Renart au diable se
fonde sur un ensemble de traits symboliquement marqués : attitudes
sacrilèges et frondeuses, usage pervers du langage, libido
pétulante. Le rire renardien est cependant d'autre nature que celui du
diable, quand bien même il consacre la réussite d'un tour
pendable. La méchanceté du quolibet ne saurait occulter la
dérision inhérente au rire de Renart. De fait, comme le
suggère Jean R. Scheidegger : « Le rire renardien a une longueur
d'avance sur celui des joculatores. (...) Ce rire-là n'est pas
l'opposé du gaudium spirituale, il en est la dérision.
Le rire animal est un déplacement minime, un clinamen, mais qui
va au-delà du principe de transgression, fût-elle celle des
édits théologiques »263.
Le rire méchant tient de la dérision, qui est la
marque de Renart, « qui tant par sot d'engien et d'art / Et qui tant
sot toz jors de guille » (VIIa, v. 24-25). Les sarcasmes de Renart
quand Brun abandonne « la pial des piés et de la teste
» (Ia, v. 676), résultent en effet d'un gab cruel : «
De quel ordene volés vous estre / Qui rouge caperon avés
? » (Ia, v. 704-705). Mais à l'inverse d'un rire diabolique,
ces paroles révèlent l'aptitude du personnage comme du
Roman à transmuer en jeu les situations les plus graves.
Ainsi de la plaidoirie de Tibert dans « Renart
médecin », quand le chat condamne la partialité du discours
d'Isengrin, qui exhortait la cour à se venger du goupil. Tibert est
décrit, au moment de prendre la parole, par des traits tant zoomorphes
(« et se herice / Trestous li poilz de sa pelisse », XV, v.
133-134) qu'anthropomorphes (« Et sa langue aguise et desneue / por
bien parler », XV, v. 132-133). Cette dernière notation
l'assimile par ailleurs au parler renardien. Le chat plaide pour le goupil, le
donnant comme un modèle de chevalier courtois : « N'avés
gairez en vostre terre / Baron mielz sace mener la guerre / Encontre toz ses
anemis / Ne qui plus s'en soit
263 Jean R. SCHEIDEGGER, Le Roman de Renart ou le texte de la
dérision, op. cit., . 410
entremis » (XV, v. 172-174). Le rire de Noble se
gausse de ces sophismes élogieux264 - « Et li rois
conmença a rire » (XV, v. 212), car si dans un premier temps,
l'effet d'attente trompée (par'hyponoian) donne l'avantage au
défenseur de Renart265, les paroles ultérieures du Roi
révèlent son discernement : « Et de Renart qui tant me
boise / M'en consilliez qu'en porai faire / Et a quel chief en porai
traire » (XV, v. 224-226). Le rire du Roi, évoqué
furtivement entre deux paroles rapportées au discours direct, prend sa
signification et sa visée à la lumière de sa
réaction au « hui » (XV, v. 220) qui accable
Isengrin. Deux rires sarcastiques se font ainsi écho, suite au discours
de Tibert : le rire du Roi, pleinement conscient de la tromperie, et qui
invalide par ce biais les paroles fallacieuses ; le rire moqueur, sonore et
blessant (« Saciés molt l'en puet anuier [Ysengrin]
», XV, v. 218) de ceux qui prennent ad litteram les mensonges
d'une parole usant à tous crins des ressources de la
rhétorique.
Au rire sarcastique se joint un rire ambigu, à la fois
ludique, enfantin et cruel présent dans la branche du « Duel
judiciaire » ; Isengrin se présente au Roi « si
atornés / Qu'il a tous les grenons brullés / Et si a la keue
perdue » (II, v. 172-174). Et Noble de redoubler par la raillerie
l'humiliation physique du loup (II, v. 52-56) :
« Ysengrins, fait il, bien t'a mort
Cils qui ensi t'a atorné :
Molt t'a malement coroné,
Ne t'a remés poil en la teste ; 55
Miex sanbles diaublez que beste ! »
Ce rire, pour n'être pas fondamentalement diabolique, n'en
transgresse pas moins la vertu théologale de la charité,
rejoignant la définition de Bergson dans son
264 Le sophisme, argumentation fallacieuse visant à
duper les auditeurs d'un discours, est un procédé auquel Renart
recourt lui-même fort souvent. En vue d'atténuer les passions dans
la lutte pérenne qui oppose Isengrin à Renart, Tibert ouvre son
discours sur un argumentum ad temperentiam, appelant à
conserver « sens et mesure » (XV, v. 140). L'argumentation
se poursuit avec un argumentum ad personam, qui consiste à se
montrer « vexant, méchant, blessant, grossier » (Arthur
SCHOPENHAUER, L'art d'avoir toujours raison, trad. Dominique MIERMONT,
Paris, Mille et une nuit, 1998, p. 60) pour remettre en cause la
validité des paroles tenues par son adversaire : « N'a pas
esté a bone escole / Ysengrins por jugement faire » (XV,
142-143). La dimension vexatoire de cet argument est sensible dans les vers
suivants : « Por çou li venist mielz a taire / Qu'a faire
esgart ne jugement » (XV, v. 144-145). D'autres arguments
achèvent de donner une coloration fallacieuse au discours :
- l'argumentum ad misericordiam, qui appelle à la
pitié : « De picheour misericorde ! », XV, v. 199
- l'argumentum ad consequentiam, qui appelle à
la terreur en menaçant de conséquences terribles le juge qui
camperait sur ses positions : « Rois regardez a la raison / Car qui
raison ne fait et tient / Sa vitaille vait tost et vient » (XV, v.
193-195).
- le « sophisme de la double faute », qui revient
à minimiser les accusations en affirmant que d'autres ont fait bien pire
: « D'onme ocirre prent on acorde » (XV, v. 200).
265 « Et les barons dient ensamble : / « Bien a dit
Tyebers, ce nous samble » (XV, v. 213-214).
essai fondateur, lorsqu'il évoque «
l'anesthésie momentanée du coeur »266.
L'ambiguïté du rire animal et de ses significations humaines est
pleinement à l'oeuvre dans Le Roman de Renart, car « c'est
bien moins le fou rire qui sert à distinguer l'homme que le rire jaune,
le rire sardonique, le rire ironisant » 267.
B. LE RIRE DU LECTEUR-AUDITEUR, « LECTOR IN
FABULA »
Saint-Paul, dans la parénèse de son
Epître aux Ephésiens, exhorte les Grecs à la
vertu, dans le respect des principes moraux qui président à la
foi catholique. Paul dénonce ainsi les grivoiseries qui mènent au
rire comme autant de déviances profanes qui dérogent à la
probité : « De même pour les grossièretés,
les inepties, les facéties : tout cela ne convient guère.
(...) Car sachez-le bien, ni le fornicateur, ni le
débauché, ni le cupide (...) n'ont droit à
l'héritage dans le Royaume du Christ et de Dieu »
(Eph. 5, 4).
L'écart entre l'homme édénique, d'essence
divine, et l'homme déchu suscite le rire, qui place l'homme face
à sa propre vanité. En une spirale négative,
« les ris et plaisanteries, sans paraître des
péchés en eux-mêmes, conduisent au péché
»268, et les « bouffons ridicules » de
s'attirer « sur eux-mêmes, par ce plaisir malheureux, le
supplice d'un feu éternel »269. La diabolisation du
rire au haut Moyen-âge, tempérée par la pratique collective
du rire dans les siècles suivants (fête de l'âne,
fête des fous), s'inscrit dans la visée édifiante des
livres saints270.
En ce sens, les « contes à rire » semblent
porter, dans leur forme et leur matière, un principe de transgression.
Les jeux de mots (la métaphore sexuelle dans « Le Sentier battu
»), le « comique lié au sexe-totem »271, la
« mécanique du chaos »272
266 Henri BERGSON, Le Rire, essai sur la signification du
comique, Paris, PUF, Bibliothèque de philosophie contemporaine,
273ème éd., 1969, p. 3-4 : « Signalons
maintenant, comme un symptôme non moins digne de remarque,
l'insensibilité qui accompagne d'ordinaire le rire. (...) Le rire n'a
pas de plus grand ennemi que l'émotion. Je ne veux pas dire que nous ne
puissions rire d'une personne qui nous inspire de la pitié, par exemple,
ou même de l'affection : seulement alors, pour quelques instants, il
faudra oublier cette affection, faire taire cette pitié. (...) Le
comique exige donc enfin, pour produire tout son effet, quelque chose comme une
anesthésie momentanée du coeur. Il s'adresse à
l'intelligence pure »
267 Stephen G. NICHOLS, « Aux frontières du rire
médiéval », in L'Hostellerie de pensée, Etudes
sur l'art littéraire au Moyen-âge offertes à Daniel Poirion
par ses anciens élèves, textes réunis par Michel ZINK
et Danielle BOHLER, publiés par Eric Hicks et Manuela Python, Paris,
PUPS, 1995, p. 317
268 Jean CHRYSOSTOME, Commentaire sur l'Epître aux
Philippiens, OEuvres Complètes, éd. M. Jeannin,
tome XI, Paris, 1865, p. 88.
269 Jean CHRYSOSTOME, Commentaire sur saint Matthieu,
OEuvres Complètes, éd. M. Jeannin, tome VII, Paris,
1865, p. 51-52.
270 A l'appui de ces considérations, la théorie
exégétique selon laquelle Jésus n'a jamais ri (cf.
Benoît d'Aniane, Concordia Regularum, Ferreolus, Ludolphe de
Saxe, Pierre le Chantre...). A ce sujet, cf. Georges Minois, op. cit., p.
103
271 Jean-Claude AUBAILLY, « Le fabliau et les sources
inconscientes du rire médiéval », Cahiers de
civilisation médiévale, n°118, avril-juin 1987, p.
110.
272 Ibid. p. 115
le spectacle de sots « enfantosmez »
s'intègrent à « fantaisie de triomphe », expression par
laquelle Charles Mauron définit le rire273.
L'écriture égrillarde joue en effet d'un certain
nombre de stéréotypes comiques, redoublés par la
performance du jongleur, et qui préparent la réception du
récit. Ainsi du « Provoire qui menga les meures
»274, châtié de sa gourmandise par sa propre
faute. Pour atteindre en hauteur les mûres les plus juteuses, le
curé se met en équilibre sur sa mule, et pense à voix
haute qu'il ne faudrait pas qu'un plaisantin crie « Hue ! ».
A ce cri, le curé choit de sa monture et peine à se relever,
gêné par les plis de sa soutane. Le rire procède de la
conjonction de trois éléments : la gourmandise du curé,
contradiction plaisante, l'attente trompée - la chute n'étant pas
causée par d'autre personnage que le curé lui-même - et la
dégringolade attendue d'un représentant de l'ordre
ecclésiastique. Figurer un prêtre en une posture ridicule est un
ressort comique également présent dans « Renart le Noir
», quand « li prestres l'etole saisist (...) Renart
enlace par le col, si le met hors de la maison » (XIV, v. 1806 et
1808-1809). L'image du prêtre jouant au lasso avec un symbole catholique
ne peut alors manquer de faire sourire.
Le rapport du rire à l'écriture de la
transgression apparaît dans les nuances de la formule de Joseph
Bédier : « Les fabliaux ne sont points des dits moraux ; mais ce
n'est pas dire qu'ils doivent nécessairement être immoraux
»275. La transgression n'est donc pas tant présente dans
le fond ni la forme que dans la réception des oeuvres, dans le rire
qu'elles engendrent, qui les infléchit en des oeuvres par essence
immorales.
De fait, si l'on se réfère aux théories
d'Umberto Eco, « générer un texte signifie mettre en oeuvre
une stratégie dont font partie les prévisions des mouvements de
l'autre - comme dans toute stratégie »276. La
réception est ainsi déterminée par le travail de
l'écriture ; « le texte prévoit le lecteur
»277. C'est pourquoi les fabliaux sont porteurs d'une
transgression de fait, sensible dans le comique mis en oeuvre par
l'écriture, comme le suggère le prologue du fabliau « Des
.III. Avugles de Compiengne » : « Fablel
273 A ce propos, nous reprendrons l'analyse de Jean-Claude
AUBAILLY concernant le rire lié à la scatologie, art. cit. p. 109
: « il faut voir là le désir d'exorciser la hantise de la
souillure, de l'Impur : on sait l'importance des excréments dans les
rites de purification des tribus primitives. Un corps qui ne fabrique que des
déjections est l'inverse du sacré ; il est une image de l'Impur.
Or l'Impur est source de maladie et de mort ; la pourriture l'excrément
et le cadavre nous rappellent notre propre finitude, notre destin fatal :
d'où la réaction de dégoût que l'on ressent devant
eux et qui, en fait, matérialise l'angoisse ». Le rire, par nature
transgressif, n'aurait donc pas pour objet de se vautrer dans la
matérialité, mais de conjurer l'impureté du corps
humain.
274 « Du provoire qui menga les meures » Recueil
général et complet des fabliaux des XIIIe et XIVe
siècles, version de Montaiglon, 1872, tome IV, XVII, p. 53-55
275 Joseph BEDIER, Les Fabliaux, 1893, p. 34
276 Umberto ECO, Lector in Fabula, Paris, Le Livre de
Poche, Biblio Essais, 1985, p. 65
277 Ibid., p. 64. Nous soulignons.
sont bon a escouter / maint duel, maint mal font
mesconter » (v. 7-8). La dimension curative de la fable,
l'eutrapélie, passe par le rire, selon un topos
déjà ancien ; par un rire ambigu, comme en témoigne
l'explicit du fabliau. Le « borgeois » est aspergé d'
« eve benoite » car tenu « por fol » (v.
320-321), en une scène de méprise dont la vis comica
tient également de la disproportion des forces en présence : le
« borgeois » est seul face à la foule des
fidèles qui l'empoignent (« le vont tantost mout fort
prenant », v. 314). Par contraste, l'état final du bourgeois,
« courouciez » et « mout honteus » (v.
328), suscitant « l'anesthésie momentanée du coeur »,
appelle le rire.
Il convient néanmoins de mesurer le potentiel
transgressif du rire dans les fabliaux à la lumière des multiples
intertextes bibliques.
C. LA BIBLE, HYPOTEXTE PARADOXAL DES « CONTES A
RIRE »
L'analyse de la transgression du sacré dans les
fabliaux ne va pas sans évoquer le rapport ambigu des « contes
à rire » à l'intertexte biblique. Si les récits
sacrés constituent un vade-mecum théologique et moral par
l'exemple, la matière de ces récits offre une source
d'inspiration féconde pour le rire grivois. De manière
paradoxale, les fabliaux tournent en dérision les principes
sacrés de la Bible par le truchement de récits
partageant de nombreux points communs avec la Bible.
Aussi la ruse des filles de Loth pour s'assurer une
progéniture n'a-t-elle guère à envier aux intrigues de
fabliaux : « Notre père est âgé et il n'y a pas
d'homme dans le pays pour s'unir à nous à la manière de
tout le monde. Viens, faisons boire du vin à notre père et
couchons avec lui ; ainsi, de notre père, nous susciterons une
descendance »278. Le fabliau « Du Prestre et de la
dame »279 présente une trame commune, la femme se
livrant aux plaisirs avec le provoire après avoir enivré
son mari : « La Dame et li prestres s'angoissent / De verser vin a
grant foison / Tant qu'ai seignor de la maison / Ont tant donné de vin a
boivre / (...) Que il fu maintenant toz yvres » (v. 99-103). L'esprit
transgressif de ces récits semble ainsi partagé, dans des
perspectives néanmoins contraires : la Bible envisage les filles de Loth
comme les figures repoussoirs d'une certaine conception de la vertu ; les
fabliaux livrent au rire de l'assemblée le récit d'aventures
scabreuses.
Si le fabliau détaille bien davantage la grivoiserie
des amours adultères (« Entre les cuisses si li entre
(...) Là a mis son fuiron privé », v. 133 et 135),
la
278 Genèse, 19, 31-32
279 Recueil général et complet des
Fabliaux, éd. Montaiglon, p. 235-241
transgression est paradoxalement moins achevée dans le
fabliau que dans l'épisode de Loth. A l'inceste se substitue
l'adultère, mais le vin apparaît comme le truchement de la
transgression - des sacrements du mariage dans le fabliau, du tabou incestueux
dans l'épisode biblique. De même, la ruse, élément
matriciel de tout fabliau, se donne à lire dans l'épisode de
Suzanne et du jugement de Daniel (Daniel, 13). La passion qui
dévore les deux vieillards à la vue de Suzanne, épouse de
Ioakim, implique le pouvoir de la ruse : « Honteux d'avouer le
désir qui les pressait de coucher avec elle, ils n'en rusaient pas moins
pour la voir » (13, 11-12). La passion commune des deux barbons
libidineux use de ressorts semblables à ceux des « contes
à rire » : « Un jour, s'étant quittés
sur ces mots : « Rentrons chez nous, c'est l'heure du déjeuner
», et chacun s'en étant allé de son côté,
chacun revint aussitôt sur ses pas et ils se retrouvèrent face
à face » (13, 13- 14). Aléa comique par excellence. Le
chantage des deux vieillards transis d'amour face au corps dénudé
de Suzanne apparaît comme l'hypotexte de nombreux fabliaux : «
Si tu refuses, nous nous porterons témoins en disant qu'un jeune
homme était avec toi et que tu avais éloigné tes servantes
pour cette raison » (13, 21)280. Le Meunier
d'Arleux, entre autres exemples, se fonde sur une intrigue analogue. Un
jeune homme demande au meunier d'arranger une entrevue avec une belle jeune
fille, Marie. A Marie se substitue la meunière. Les deux satyres sont
ainsi frustrés de leur désir, à l'instar des deux
vieillards épris de Suzanne, confondus par le prophète. De
même, l'adultère, configuration de base des contes à
triangle, apparaît à plusieurs reprises dans la Bible, notamment
à travers le personnage du Roi David, épris de
Bethsabée281 : « Elle vint chez lui et il coucha
avec elle, alors qu'elle venait de se purifier de ses règles
».
Per Nykrog, dans son ouvrage consacré aux fabliaux
282 , rappelle l'importance numérique du conte à
triangle (« il est utilisé dans 63 sur nos 160 fabliaux »).
Cette proportion suffit à rendre l'une des caractéristiques des
fabliaux, qui trouve sa source dans les coucheries bibliques. Si les actions
grivoises « déplaisent à Yahvé »,
l'importance de ces récits alimente paradoxalement la production des
fabliaux. En ce sens, la transgression s'accomplit dans l'écriture
biblique, qui dans une visée édifiante, devient
matière, répertoire involontaire des « contes
à rire ».
280 Cf. également le motif de la « Femme de
Putiphar » (Genèse, 39, 7) : la femme du commandant des
gardes de Pharaon tente de séduire Joseph. Repoussée, elle
retourne la situation en prétendant que Joseph lui-même a
tenté de la séduire. Motif présent dans les Lais de
Graelent, de Guingamor, de Lanval et de la Châtelaine de Vergi.
281 2. Samuel, 11, 4
282 Per NYKROG, Les Fabliaux, op. cit., p. 60sq
2. L'ECRITURE « PALIMPSESTUEUSE
»283
Les médiévistes s'accordent à
reconnaître le primat de la dérision dans Le Roman
de Renart et les fabliaux. Le concept de parodie, par les enjeux
théologiques qu'il porte, semble au contraire problématique.
Du grec « parôdia », imitation bouffonne d'un chant
poétique, la parodie désigne un ouvrage qui ridiculise les
modèles sérieux dont il s'inspire. Forme métatextuelle,
elle se charge d'une dimension polémique, qui ne saurait tout
à fait convenir à l'esprit médiéval. Au
Moyen-âge, la visée polémique le cède à
l'ambiguïté de la transgression du modèle et de
la reconnaissance de son autorité. Comme le rappelle Linda Hutcheon,
« the ideological status of parody is a subtle one: the textual and
pragmatic nature of parody imply, at one and the same time, authority and
transgression »284. Ce propos, adapté aux oeuvres
d'art du XXe siècle, rend compte des difficultés
d'emploi du terme. C'est pourquoi, à la parodie, il convient de
préférer l'expression de « tentation parodique », comme
le suggère Elisabeth Gaucher : « Si le concept de parodie,
défini comme « irrévérence »
et dédoublement subversif, peut sembler étranger à la
littérature française du Moyen Âge, trop respectueuse
des autorités, on ne peut nier, dans la pratique d'une
intertextualité alors constante, la présence, chez certains
auteurs, d'un esprit parodique. Celui-ci ne s'exprime pas tant dans la
dénonciation des modèles que dans une habile «
contrefaçon » où s'expérimente, sur le mode ludique,
tout le talent de l'imitateur. »285 La spécificité du
texte parodique tient, au Moyen-âge, à une révérence
bien plus marquée qu'aux siècles suivants pour l'intertexte
sérieux. La « contrefaçon » n'était
pas une bouffonnerie visant à discréditer par le rire le
modèle théologique, épique ou courtois, mais à
écrire, par goût du jeu, en surimpression des textes
initiaux. Comme l'a montré Paul Zumthor dans son Essai de
poétique médiévale, les grands genres - chant
courtois, romans épiques, jeux - sont le paradigme de tout
écrit286. La parodie n'est en ce sens qu'un mode parmi
d'autres d'inscription dans la « mouvance » 287 .
Intrinsèquement liée aux récits renardiens, la parodie se
double
283 Selon le mot de Philippe LEJEUNE cité par
Gérard GENETTE.
284 Linda HUTCHEON, A theory of parody, the teaching of
twentieth-century art forms, New-York, Muthuen, 1985, rééd.
2000, First Illinois Paperback, p. 69
285 Élisabeth GAUCHER, « Avant-propos »,
Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 15,
2008, « La Tentation du parodique dans la littérature
médiévale », p. 1
286 Paul ZUMTHOR, Essai de Poétique
Médiévale, Paris, Seuil, coll. Points, 1976,
rééd. 2000
287 - Le concept-clé de « mouvance »,
dû à Paul ZUMTHOR, rend compte des oeuvres produites par
rapport à un ensemble d'oeuvre dans le sillage desquelles elles
s'inscrivent : « ramener le produit fini à sa production
infinie, tel est le projet » de Paul ZUMTHOR, pour reprendre
l'expression de Rosanna Brusegan
d'autoparodie, comme le suggère également Paul
Zumthor : « Renart n'est pas seulement le Décepteur en ce qu'il
exerce dans la narration cette fonction ; le récit entier est
déception, parodie de son propre discours »288. La
« tentation parodique » qui définit dans leur genre, leur
forme et leur ton les textes du corpus, mêle la révérence
à l'irrévérence, la transgression au respect. La
portée sacrilège du parodique doit cependant être
minorée au profit d'une conception ludique de l'écriture.
A. JEU PARODIQUE ET BESTOURNEMENT
« Nous avons coutume d'envisager comme absolue
l'antithèse jeu-sérieux. Pourtant, selon toute apparence, elle ne
constitue pas une règle fondamentale », écrit Johan
Huizinga289. Le jeu et le sacré semblent ainsi
consubstantiels l'un à l'autre, en un paradoxe que Huizinga explicite
par l'exemple : « L'enfant joue avec un sérieux parfait - que l'on
pourrait dire à juste titre : sacré (...) le sportif joue avec un
sérieux convaincu et avec la fougue de l'enthousiasme ».
L'activité littéraire du moyen-âge procède d'un
même sérieux, néanmoins doublé d'un esprit de
dérision. Les clercs, lettrés et savants par qui se transmet tout
écrit, incarnent cette double postulation. Le Roman de Renart,
que Jean R. Scheidegger a défini comme le « texte de la
dérision », est l'expression par excellence de la relation
parodique : « Thèmes, topoï, personnages, formules,
on peut multiplier les éléments des codes des grands genres, des
modèles d'écriture qui se retrouvent à faire la grimace
dans Renart »290. La prière adressée
à Dieu par Renart, préalable à son jugement, manifeste
ainsi la dimension ludique de la réécriture, dans son rapport au
sacré : « Diex, fait Renars, omnipotens / Gari mon savoir et
mon sens / Que ne le perde par paour / Devant le lion mon signor »
(Ia, v. 1232-1235). Le sens de cette apostrophe au Seigneur se place sur deux
plans, celui de la morale et celui de l'écriture. La reprise de formules
caractéristiques de l'épopée dans la bouche
déceptrice et perverse de Renart transgresse la dimension sacrée
de la prière. D'autre part est sensible la parodie de la «
prière du plus grand péril »291, en un jeu
scriptural qui s'approprie les signes de l'énonciation épique. La
transgression tient aussi à l'infléchissement de la
dans Paul Zumthor ou l'invention permanente,
études recueillies par Jacqueline CERQUIGLINI-TOULET et Christopher
LUCKEN, Genève, Droz, Recherches et rencontres, 1998, p. 95.
288 Paul ZUMTHOR, Essai de Poétique
Médiévale, op. cit., p. 451
289 Johan HUIZINGA, Homo ludens, essai sur la fonction
sociale du jeu, Paris, Gallimard, Tel, 1988, p. 42sq
290 Jean R. SCHEIDEGGER, Le Roman de Renart ou le Texte de la
Dérision, op. cit., p. 361
291 Cf. J. GAREL, « La prière du plus grand
péril », Senefiance, « La Prière au
Moyen-âge », 10, Aix-en-Provence, CUERMA, 1981, p. 311-318
noblesse épique en parodie ludique, mais aussi plus
largement à la « mouvance » particulière du
Roman. Parodie, jeu, grimace, sont les éléments d'une
trinité sacrilège.
Roger Bellon, dans un article consacré à la
branche « Renart Empereur »292, s'est à ce titre
interrogé sur les épisodes qui rapprochent cette branche de
La Mort le Roi Artu. La structure actancielle met en présence
deux trios composés du Roi (Arthur, Noble), de la Reine
(Guenièvre, Fière) et d'un baron félon (Mordret, Renart).
Renart est désigné par le souverain pour préserver
l'intégrité du Royaume, tandis que Mordret se propose de
lui-même. S'ensuit le serment solennel puis l'épisode de la
trahison, fondé sur l'engin de la fausse mort du Roi, en l'espèce
une lettre apocryphe : « Li rois est mors veraiement / Et mande a
toute sa gent / Que dame Fiere la roïne / Pregne Renars par amor fine, /
Soit de toute la terre rois » (XVI, v. 2379-2382).
Roger Bellon insiste également sur la vision de la
femme délivrée dans la branche : « l'intention du
récit renardien est claire : offrir, en s'appuyant sur des
modèles littéraires et en reprenant un personnage des
premières branches, une image fort dégradée d'un
personnage féminin de premier plan, la reine elle-même :
Fière est en somme l'image inversée de Guenièvre dans La
Mort Artu ! ». Effets de miroir et infléchissements bouffons sont
ainsi à la base du jeu virevoltant de l'écriture renardienne. La
tentation du parodique y sourd à tout instant, ajoutant à la
réécriture ludique le bestournement des formes et des genres.
L'écriture porte en elle les germes de la transgression.
B. PARODIE ET AUTOPARODIE, MISE EN ABYME DE LA
TRANSGRESSION
Si la parodie pervertit les modèles nobles ou
sacrés, l'autoparodie redouble encore la mise en jeu de toute parole, en
une mise en abyme de la transgression. L'arborescence que forment les
ramifications renardiennes admet des jeux de réécriture d'une
branche à l'autre, les clercs manifestant ce que Jean Dufournet a
qualifié de véritable « esprit de concours
»293. Chaque nouvel épigone tente d'approfondir la
relation parodique, se plaçant dans la mouvance créatrice des
récits antérieurs. Approfondissement parodique des modèles
épiques et religieux, autoparodie en liberté d'un
texte-palimpseste.
292 Roger BELLON, « Renart Empereur », Le Roman
de Renart, ms. H, branche XVI, une réécriture renardienne de
La Mort le Roi Artu ? », Cahier de Recherches
médiévales et humanistes, 15, 2008, « La Tentation du
Parodique dans la littérature médiévale », p.
3-17.
293 Jean DUFOURNET, « Défense et illustration de la
branche Ia du Roman de Renart », L'Information
littéraire, XXIII, 1971, p. 55-65.
La parodie du serment d'Iseut, sensible dans
l'escondit d'Hersent donne lieu à un renversement : le discours
de Noble subvertit ainsi les circonstances du viol, conférant à
la passe égrillarde du goupil et de la louve une valeur quasi-courtoise
: « Et li rois par sa grant francise / Ne veult souffrir en nule guise
/ Hom fust en sa cort mal menés / Qui d'amors fust
ocoisonnés » (Vc, v. 1124-1127). En regard, la branche du viol
laisse apparaître les assauts purement charnels294 de Renart
et la lubricité sans bornes d'Hersent, nullement l'amour : «
Hersens a la cuisse haucie / Qui molt amoit itel ator » (IX, v.
248-249). La parodie concerne deux épisodes successifs dans le
déroulement relatif du Roman.
L'accent porté sur la corporéité dans la
branche du viol fait de cette passe un accouplement animal. Noble, en
présentant le viol comme résultant de l'amour des deux
personnages, accentue la parodie d'amour courtois présente dans la
branche du Viol (« Et je vous tenrai por ami », IX, v. 242)
tout en parodiant son propre discours : les intertextes renardiens ne sauraient
accréditer, sans un éclat de rire, le thème de l'amour
courtois. Les réminiscences constantes, les réécritures,
partant les réinterprétations d'un même épisode
fondent un dialogue parodique permanent, d'une branche l'autre. En d'autres
endroits, l'écriture se moque d'elle-même dans le moment
même de la composition. Le songe estraingne de Chantecler dans
la branche VIIa (v. 182sq) emblématise ainsi la relation du texte
à lui-même. Chantecler a rêvé d'une bête
revêtue d'un rous peliçon, qu'il lui fit vestir a
force. Sans partager absolument la lecture de Jean R. Scheidegger, il
convient de reconnaître la justesse de certaines formules : «
monstre rêvé (...) où se conjuguent à la fois le
rien du discours creux mais séducteur de Renart et la plénitude
du chant dans lequel l'être s'oublie » (1989, p. 292). La
réciproque, quand Renart « chante / une chançonnette
novelle » (XVII, v. 584-585) projette une lumière parodique
sur la relation du goupil et du coq. Dans la perspective d'une étude de
la transgression du sacré, parodie et autoparodie s'inscrivent dans le
mode de fonctionnement des ridenda, et à ce titre
transgressent, pervertissent les modèles existants.
294 Le viol d'Hersent s'inscrit dans un ensemble plus large de
mauvaises actions, marquées par la notion de souillure, sexuelle, mais
aussi scatologique (Renart compisse les louveteaux).
La transgression du sacré semble ainsi avoir partie
liée avec le genre, la forme et le ton de chacune des oeuvres
envisagées. Ces trois catégories, étroitement unies l'une
à l'autre, permettent de rendre compte de choix d'écriture
toujours porteurs de sens : « dans n'importe quelle forme
littéraire, il y a le choix général d'un ton,
d'un éthos, si l'on veut »295.
Les genres de la fable et du roman relatent les
paroles et les actes d'animaux pourvus d'une symbolique qui, depuis le
Physiologus, s'est fixée en un ensemble cohérent
d'images et de croyances. La christianisation progressive des bestiaires a
conduit à l'attribution de marqueurs axiologiques. C'est
précisément à partir de ces marqueurs - tel animal
devenant le symbole de vices ou de vertus - que se mesure la part de
transgression. Les animaux pourvus d'une symbolique négative peuvent
ainsi être figurés sous l'étole du prêtre ou l'habit
du pénitent. Ce frottement entre les connotations et symboles
négatifs attachés aux animaux et des lieux, des paroles ou des
actes sacrés, est ce par quoi s'accomplit la transgression. Et ces
effets de contraste entre sacré et profane d'être inhérents
au genre du récit et de la fable animaliers.
La forme peut également se concevoir comme le
vecteur d'une transgression inscrite dans l'écriture. La division du
Roman de Renart en branches partageant un même cadre
spatio-temporel - ouverture sur le motif de la reverdie, clôture
coïncidant avec le retour de Renart à Maupertuis - suspend le
récit dans un hors-temps. Si le Roman partage ce trait avec les
romans arthuriens, la perspective en est toute différente. De fait, les
structures narratives font échapper les personnages à la mort et
aux lois de la sénescence, la mortalité étant pourtant
inscrite dès l'épisode biblique de la Chute. Abolir la mort par
l'artifice de l'écriture implique la négation des principes
sacrés, ce qui revient à s'extraire de l'existence ordinaire. La
mort se fait jeu, et la ruse semble s'insinuer jusque dans la
temporalité du récit.
Enfin, les différentes tonalités
employées dans les fables, fabliaux et branches du Roman de
Renart contribuent à faire de l'écriture une mise en abyme
de la transgression des principes sacrés. Dans ces oeuvres, le rire
tient une part importante, qu'il s'agisse du rire des personnages, du rire de
l'auteur ou de celui du lecteur, préparé par la narration. Ce
rire qui s'exerce dans une perspective satirique ou ludique est présent
dans l'écriture sous la forme de la parodie et de l'autoparodie, deux
procédés de dégradation du sacré.
295 Roland BARTHES, Le Degré zéro de
l'écriture, Paris, Seuil, coll. « Point », 1972, p. 19.
Nous soulignons.
Genre, forme et ton constituent ainsi une triade
particulièrement transgressive, car aux thèmes et aux
épisodes de la diégèse s'ajoutent ces traits formels
chargés de sens.
CONCLUSION
L'étude de la transgression du sacré doit
prendre en compte l'altérité irréductible du sacré
médiéval comme des notions qui lui sont attachées :
transgression, parodie et dérision. Le sacré tient une place dans
la société médiévale qui ne saurait être
comparée à celle qu'il occupera dans les siècles suivants
; au Moyen-âge, « le sacré n'est jamais loin de l'homme,
encore moins du clerc »296. Cette proximité de l'homme
et du sacré, voire cette promiscuité qui règle leur
rapport, implique une tentation du franchissement de l'interdit bien plus forte
qu'aux XXe et XXIe siècles, où le
lien de l'homme et du sacré s'est rompu sous l'effet d'un
« désenchantement du monde ». Les écrits
néotestamentaires n'évoquent qu'en de rares occurrences le terme
de « sacré », cependant que l'épithète
prolifère dans tous les domaines liés à la liturgie ;
ainsi évoque-t-on le « chant sacré, la musique
sacrée, l'art sacré, les livres sacrés, les vases
sacrés, de même que l'on enseignera une histoire sacrée,
différente, séparée de l'histoire universelle des hommes
»297. Le « sacré » désigne alors ce qui
est associé au rite. Plus largement, et dans notre acception, le
sacré s'étend aux textes bibliques ainsi qu'à l'image et
aux symboles qu'elle rend présents.
Dans une société où le modèle
biblique s'offre à tous les regards, l'homme étouffé par
la prégnance du sacré ménage des ouvertures salutaires
dans l'ordre profane. C'est ainsi que la transgression du sacré s'entend
à la fois comme transgression d'un interdit, comme transgression des
symboles, enfin comme transgression du texte sacré.
La difficulté de cette étude tenait à
assigner un sens à la notion de transgression, à partir d'outils
critiques contemporains, tout en embrassant la sensibilité
médiévale. La transgression du sacré est un acte complexe,
passible d'interprétations à la fois sociologiques,
anthropologiques, historiques et littéraires. L'étude des
mentalités propres aux XIIe-XIIIe siècles
révèle que la transgression fonctionne comme contrepoids aux
peurs et aux désirs qui agitent les médiévaux.
Historiquement, la parodie des paroles sacrées ou la prégnance du
corps en regard des prétentions spiritualistes du catholicisme peut
recouvrir une fonction satirique. Mais plus encore est sensible la dimension
littéraire d'une telle transgression. La Bible étant le Livre par
excellence, la
296 Jean-Claude VALLECALLE, « Introduction »,
Littérature et religion au Moyen-âge et à la
Renaissance, Etudes recueillies par Jean-Claude VALLECALLE, Lyon, Presses
Universitaires de Lyon, 1997, p. 7
297 Jacques ELLUL, La Subversion du christianisme,
Paris, Table Ronde, coll. La Petite Vermillon, 2004
matière préalable à tout écrit, le
modèle de toute littérature, la tentation parodique propre
à l'esprit médiéval ne pouvait manquer de jouer avec les
symboles comme avec la matière même du texte sacré. L'enjeu
du franchissement de l'interdit n'en est pas moins ambigu.
Le jeu est une notion qui fait problème :
Huizinga a mis en évidence la parenté entre le jeu et le
sacré sous le rapport de la durée, du lieu, du temps et des
actions rituelles à accomplir. Caillois, complétant cette
relation du jeu au sacré, a montré que le sacré
empêchait l'expression d'un véritable esprit ludique. Le
ludus de l'écriture transgressive est toujours
subordonné à la loi sacrée, dont il ne peut se soustraire.
C'est pourquoi la transgressae legis invidia298, le
désir de transgresser la loi, n'est jamais vraiment
réalisé : plus que de passer outre la majesté
sacrée, les oeuvres du corpus se situent entre l'en-deçà
et l'au-delà de la frontière symbolique qui sépare la
révérence du sacrilège. Cet espace ténu est
précisément celui de la jouissance portée à son
acmé - jouissance du verbe, du rire, d'un eros
plaisamment déréglé.
Si les ouvrages contemporains de poétique se
révèlent assez éloignés des réalités
médiévales, ils n'en demeurent pas moins essentiels quant aux
orientations et interprétations générales qu'ils
proposent. Il est de fait que la dérision telle que l'envisagent les
médiévaux, dans toute sa charge virulente, brutale voire
sanguinaire, est éloignée de la moquerie suscitant le rire,
définition étymologique et actuelle. Ses effets au
Moyen-âge ne sont pas ceux de notre époque : la dérision de
nos jours vise à décrédibiliser, démythifier un
objet noble, à tout le moins sérieux. Au Moyen-âge, nuance
d'importance, la dérision n'est pas en soi une forme de contestation
retenue par la justice laïque ou religieuse, ainsi que le rappelle Romain
Telliez : « les mots et les gestes de la dérision sont d'ailleurs
rarement poursuivis pour eux-mêmes, mais le plus souvent comme des actes
indissociables d'autres formes et résistance ou d'agression
»299.
Notre perspective tenait à interroger
l'ambiguïté, entre jeu et sérieux, d'une
transgression en définitive assez limitée, car jouissant de la
frontière entre le respect de l'interdit et sa violation.
La première partie s'est attachée à
montrer trois truchements par lesquels s'exprime la transgressae legis
invidia, le corps, le langage et le domaine de
298 Expression employée par Saint-Hilaire au IVème
siècle.
299 Romain TELLIEZ, « En grant esclandre et vitupere de
Notre majesté », La dérision au Moyen Age, De
la pratique sociale au rituel politique, dir. Elisabeth CROUZET-PAVAN et
Jacques VERGER, Paris, Presses Universitaires Paris IV Sorbonne, 2007, p.
243
l'imaginaire eschatologique. Cette courbe ascendante, de la
matérialité aux représentations spirituelles, s'inscrit
à dessein dans l'ambivalence du corps et de l'esprit au fondement de la
doctrine chrétienne. La jouissance du corps, tant par l'exhibition des
pudenda que dans l'acte érotique, va à l'encontre de
l'ascèse louée par de nombreux prédicateurs. Le corps
étant une entrave à la spiritualité, sa
célébration atténue les prétentions spiritualistes
de l'homme. Censément considéré comme l'expression de la
pensée, le langage des contes d'animaux et des contes
à rire procède par ruse et cynisme, altérant ainsi
l'équivalence idéale entre le mot et ce qu'il désigne. La
subversion du langage est également liée à celle des
paroles liturgiques, le langage du conte se situant à la limite du
sacrilège et du blasphème. Le jeu de l'écriture avec
l'imaginaire de l'après-mort s'inscrit quant à lui dans une
visée quasi-curative d'exorcisation de la peur. La lecture des signes
mis en jeu par l'écriture de la fable (au sens large) permet un
premier état des lieux de la mise en jeu du sacré. Plus
profondément, la seconde partie s'est attachée à montrer
le rapport de l'écriture aux intertextes sacrés.
De fait, transgresser le sacré, c'est aller
au-delà de la lettre et de l'esprit du texte biblique pour en subvertir
les significations et s'amuser des métamorphoses satiriques, parodiques
ou burlesques d'histoires connues de tous. La triade retenue dans cette
étude visait à montrer la conception chrétienne du monde,
tant au niveau du cosmos (récits d'origine et de fin) que des
enseignements doctrinaux (récits évangéliques de la vie du
Christ). Cosmologie et cosmogonie se donnaient à lire dans
l'avènement du Sauveur comme dans la genèse et le Jugement
dernier. Les oeuvres du corpus reprennent ce « matériau roulant
», selon l'expression de Paul Zumthor, le hiatus entre oeuvres
médiéval et hypotexte biblique engendrant une richesse de
significations qu'il nous a appartenu d'étudier. L'écriture de la
genèse se situe ainsi entre parodie du livre sacré et
légitimation de la fiction renardienne, la récriture de
l'apocalypse révèle les pratiques de lecture en usage au
XIIème siècle, les avatars christiques permettant de mieux
appréhender le sens de la dérision médiévale. Si
les thèmes, motifs et signes des textes sacrés, subvertis dans la
fable, transgressent la lettre et l'esprit de la matière biblique, les
particularités de l'écriture brève constituent elles aussi
une transgression.
Le genre, la forme et le ton des oeuvres du corpus, toutes
caractérisées par l'écriture brève - fable,
fabliau, ramifications renardiennes - constitue en soi une transgression. Le
rire et la dérision inhérents à ces textes, la tentation
parodique qui les agite, introduisent le rire comme mode de réception
des oeuvres. Les travaux d'Umberto
Eco et de l'Ecole de Constance ont permis d'interroger en des
termes contemporains la réception des oeuvres médiévales.
Texte de la dérision, contes à rires, pour reprendre des
qualifications bien connues, manifestent une écriture transgressive. Le
genre de la fable, représenté par les isopets et les
récits renardiens, donne à voir un hiatus entre des situations
nécessairement marquée par la présence du sacré, et
la symboliques d'animaux référencés dans les Bestiaires.
Le paradigme animalier est porteur d'autres transgressions encore : les
isopets, censés représenter l'homme sous une apparence zoomorphe
pour mieux l'exhorter à la vertu, joue avec habileté de la
morale. Enfin, en proposant un univers clos semblant échapper aux lois
de la sénescence comme à la mort, la fable tend à
s'extraire de la Création pour affirmer la singularité de son
univers.
Le sens de la transgression semble ainsi résider dans
un entre-deux ambigu : entre ce que Roger Caillois nomme le « sacré
de transgression » - la fête comme partie intégrante du
sacré - et une dimension polémique ménagée par le
truchement de l'écriture.
BIBLIOGRAPHIE
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sous la direction d'Armand Strubel, avec la collaboration de Roger Bellon,
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Fabliaux érotiques. Textes de jongleurs des
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traduction, introduction et notes par Luciano ROSSI avec la collaboration de
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(Édition bilingue.) Traduction, présentation et notes de
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édité d'après le manuscrit O (f. fr. 12583),
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Le roman de Renart. Texte établi et traduit par
Jean DUFOURNET et Andrée MELINE, Paris, Flammarion (GF. Le Moyen
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Le roman de Renart, texte établi par Naoyuki
FUKUMOTO, Noboru HARANO et Satoru SUZUKI, revu, présenté et
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française (Livre de poche. Lettres gothiques, 4568), 2005, 992 p.
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par Julia BASTIN, Paris, Société des anciens textes
français, t. 2, 1930, xl + 424 p.
Recueil général et complet des fabliaux des
XIIIe et XIVe siècles imprimés ou
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manuscrits par MM. Anatole de MONTAIGLON et Gaston RAYNAUD, Paris, Librairie
des bibliophiles, 1872-1890, 6 t.
Fabliaux français du Moyen Âge. Tome 1.
Édition critique par Philippe MENARD, Genève, Droz (Textes
littéraires français, 270), 1979, 191 p.,
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fabliaux: variantes, remaniements, dégradations. I. Observations; II.
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(Recueil de travaux de la Faculté des lettres de l'Université de
Neuchâtel, 28), 2 t., 1960 [réimpr.: 1974], 146, 190 p.
c. autres textes médiévaux
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Félix LECOY, Paris, H. Champion (« Les classiques français
du Moyen Âge » 100, 103), 1972-1975, 2 vol. (nouvelle éd. par
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