Du nomadisme contemporain en France avec les saisonniers agricoles qui vivent en camion( Télécharger le fichier original )par Anaà¯s ANGERAS Université Lyon 2 - Master 2 Recherche Spécialité Dynamique des Cultures et des Sociétés 2010 |
3) Une méthodologie éprouvée...C'est la méthode qui définit le terrain... -G. Althabe Tel que je l'annonçais, dès l'introduction, cette étude est proposée en tant qu'expérience. Et ce, à double titre : une expérience ethnologique, par ce qu'elle nous renseigne d'un mode de vie nomade à une époque contemporaine, à travers l'étude des saisonniers vivant d'emplois temporaires en agriculture, au moyen d'un habitat mobile (du van à la semi-remorque) ; mais aussi - voire, surtout ? - une expérience méthodologique, au vu des multiples et complexes considérations méthodologiques qu'elle a pu m'amener à convoquer.
Il m'a fallu m'immerger dans ce groupe socio-culturel, à définir presque sans cesse car en pleine dynamique expansive (démographiquement et culturellement parlants), ne se cantonnant pas à un territoire donné (quelles sont donc ses frontières ?) dû à son type de mobilité professionnelle intense. Mais, d'abord, faire l'apprentissage de cette vie nomade. Frank Michel44(*) m'avertissait déjà, dès le début de ce projet, que « l'errance `active' s'avère aléatoire et délicate, difficile et imprévisible ». Il la « considère pourtant de façon plutôt positive, pour le jeune qui va affronter la `vraie' vie. Véritable rite d'initiation, cette errance se veut active car elle avance vers quelque chose : un destin, un projet, voire une vocation, et une quête de liberté, d'autonomie, parfois de spiritualité.» Ce point de vue me fortifiait dans le choix de ce sujet à aborder, mais je ne mesurais pas encore à quel point ces propos se vérifient. Et je m'attendais encore moins à ce que ce `bout de vie' me laisse une telle empreinte, morale et affective,... jusqu'à, parfois, me dire que je ne voudrais plus vivre autrement. L'expérience de l'aléatoire, qu'implique la vie nomade, qu'on ne peut jamais vraiment maîtriser, mais qu'il faut savoir accepter pour parvenir à s'adapter, est sûrement le point de compréhension qui m'a le plus frappé. Pour entreprendre cette étude, il m'a fallu moi-même me stabiliser dans cette vie nomade : en organisant mon temps de recherche, en marge du système universitaire. Paradoxal ? Peut-être, mais, en tous cas, très enrichissant... Outre les aléas climatiques, propres au principe du nomadisme, les faits matériels semblent suivre la même condition. D'origine sédentaire, je me suis trouvé, au début de ma découverte de ce mode de vie, bien peu capable de « faire avec » les intempéries, nous croyant totalement tributaires de la météorologie. J'ai dû véritablement apprendre à attendre qu'elles ne passent, avec, parfois, l'impression lancinante de perdre mon temps. Je ne m'apercevais pas encore que tout cela fait partie du terrain. Un automne, en panne de camion, au Turzon, les caractères plus patients me conseillaient d'arrêter de me focaliser sur le fait d'être bloqués, mais d'en profiter, plutôt, pour faire autre chose: finalement, nous n'avions rien prévu de pressé et nous pouvions toujours nous déplacer et manger avec Léon, qui sait ce qu'est ce « genre de galères ». Mais que pouvoir faire alors, dans les camions, quand le vent est beaucoup trop fort dehors ? Je ne savais plus quelles autres notes prendre, et j'usais passablement Léon avec toutes mes questions, qu'ils considérait inutiles. La télévision et les journées monotones me lassaient, et je ne parvenais pas à rester détendue. Le froid nous engourdissait, nous restions souvent à l'abri, dans les camions. Le vent laissait ensuite place à la pluie : pour combien de temps encore ? Les réserves d'eau étaient presque épuisées : que valait-il mieux privilégier alors: garder l'eau qu'il reste pour s'hydrater, nous et nos compagnons canins, pour se laver, pour faire la vaisselle ou pour cuire des pâtes ? Je transférais mes angoisses sur ma recherche : étais-je capable de continuer cette expérience, d'en découvrir encore d'autres difficultés? Si je souhaitais dépasser ces appréhensions, il me fallait savoir comment on les surmonte : comment font ces nomades pour vivre ces situations fréquentes? Et après la pluie vient toujours le beau temps : Léon et mon compagnon ont pu partir chercher les pièces qui nous manquaient pour réparer les véhicules, faire le plein d'eau et des courses, les réparations pouvaient reprendre. Mais j'étais encore de caractère trop impatient pour concevoir ce rapport incertain et opportuniste au temps météo et au temps chronos : un défaut qui pourra, à force, se résorber, ou maladie typiquement « occidentalo-urbaine » incurable ? Parallèlement, en tant que néophyte, parvenir à trouver du travail en milieu agricole saisonnier, de façon régulière et successive, m'a pris de nombreux mois. Durant mes premiers mois novices, j'ai passé plusieurs semaines sans trouver nulle part où travailler, avant de pouvoir profiter du bouche à oreille dans mon réseau de connaissances. Je consultais les «offres saisonnières » de l'ANPE, sans exception, dans toutes les régions de France, en regardant l'étendue de la période proposée (je fixais mon critère à moins de trois mois), ainsi que les conditions d'embauche (formations ou expériences requises, qui me manquaient...). Après avoir vérifié les « conditions possibles de logement », il ne me restait souvent plus que quelques numéros à appeler, sur la centaine de ma liste de départ... Et cette dernière « étape » est la plus décisive : il arrive souvent que l'employeur, s'il répond au téléphone, ait déjà son équipe, ou refuse de loger le personnel, préférant employer du personnel habitant à proximité. J'ai opté pour ce sujet, conséquence de mes critiques envers l'Université, au bout de trois ans de licence, à des fins délibérément critiques : d'une part, pour contrer la montée d'une certaine stigmatisation de cette population, de la part de la société française majoritaire dont cette partie de sa jeunesse - et moi-même - est issue. J'ai pu être, à plusieurs reprises, témoin d'injustices sociales envers ce groupe, que je comprenais alors comme résultant d'un mépris profond envers eux, tandis que ces travailleurs saisonniers s'inscrivent, visiblement, dans le système économique national : quelles peuvent-en être les autres raisons ? D'autre part, ce sujet, un peu atypique et novateur, était voulu comme représentatif de mes doutes méthodologiques envers la discipline anthropologique contemporaine, telle qu'elle est circoncise dans un certain système universitaire (à quand une étude sur le monde universitaire français ...?) Je cherche là à puiser en une anthropologie dite « militante » (occasion d'en interroger ses possibilités...), une anthropologie « hors les murs », fruit de réflexions amenées par une génération d'auteurs résolument consciente de ses responsabilités en matière de modernité. a)... sur le terrain:Les minorités existent toujours dans une société ; elles l'enrichissent. Il m'apparaît donc qu'elles auraient besoin d'être reconnues, défendues, au moins pour recouvrer leur dignité. Mais, à la suite de cette étude, n'y aurait-il pas le risque que cette population minuscule ne s'en trouve victime, puisqu'elle révèle les habitudes et débrouilles, qu'ils parviennent à développer en autonomie ? Ce mode de vie, qu'ils se construisent au fur et à mesure, qu'ils ont choisi, contre une vie classiquement normée entre quatre murs, dans une société qu'ils n'approuvent pas, deviendrait peut-être plus difficile à maintenir, maintenant que j'en dévoile des aspects pratiques. Parce que se sentir en marge dans une société, perçue comme oppressive, signifie surtout vivre en une tension sociale permanente. J'ai donc préféré employer des pseudonymes pour parler de certains d'entre eux, et ne pas être très précise quant aux lieux géographiques. Je ne souhaite pas que ce mémoire devienne un « guide » à l'attention de tous ceux qui souhaiteraient, avec entrain, embrasser ce mode de vie, mais plutôt, pour démontrer que la liberté de circulation, en France, ne s'acquiert pas si facilement. Tout en prenant garde à ces prérogatives, je rencontrais des individus. Mes rapports vis-à-vis de l'Université n'est pas un sujet de conversation que j'ai souvent osé abordé, car je sentais, bien des fois, qu'en me présentant seulement par le biais de ma scolarité, je représentais quelqu'un encore « aux basques » de la société, pas vraiment détachée de la vie normée propre à la société qu'ils récusent. L'institution de l'école, qui bride la pensée, la plupart d'entre eux a préféré l'abandonner, depuis fort longtemps : « Je préférais largement pêcher et regarder les oiseaux dans la forêt qu'aller en classe à être assis toute la journée! », m'a dit Phil, un jour. Lorsque j'ai trouvé l'occasion de parler à Mathieu de ce projet ethnologique, lors de l'éclaircissage des pommes en Hautes-Alpes, c'est le prix des inscriptions prochaines qui l'a le plus surpris: « Alors c'est que tu travailles dur là pour aller ensuite à l'école ?!... T'es motivée !... Faut faire ce qu'on aime dans la vie... mais moi, tu sais, l'école,... j'ai vite abandonné de me forcer à me former au moule scolaire... ». Léon m'a expliqué plusieurs fois les raisons pour lesquelles il refuse l'écriture, et la civilisation écrite, par ailleurs, préférant se dire analphabète. Il m'a rappelé quels torts l'Europe avait pu causer aux peuples qui ne communiquaient qu'au moyen de l'oralité : « C'est notre civilisation écrite qui a détruit toutes les autres orales, en les forçant à nous comprendre, en leur apprenant à communiquer par l'écrit et pas à ce que nous, on les comprenne. Ils avaient beaucoup de choses à nous apprendre, mais maintenant, c'est trop tard, ça a pratiquement disparu. Quand je vois combien de paperasses il faut remplir pour en obtenir un qui complètera un dossier pour justifier de sa situation... Ca pourrait être beaucoup plus simple, mais non ! Nous, on a créé l'Administration... ». Bien que mes professeurs m'aient répété que « ce sentiment n'est pas spécifique à ce travail mais, plutôt, gage d'une volonté éthique », un sentiment de trahison, d'abus de confiance, m'est apparu face à ces nomades : la confiance accordée au sein d'un groupe permet-elle aussi des descriptions détaillées et consignées dans un « dossier », qui deviendrait, du même coup, réutilisable par des tiers, dont on ne connaît pas les intentions, ou à des fins qui pourraient jouer en leur défaveur ? La description ne peut être que subjective, un portrait peut vite être brossé... Leur position contestataire les rend déjà suffisamment stigmatisés et je ne vis pas parmi eux pour seulement enquêter parmi des « objets d'étude », à disséquer à loisir, mais bien pour essayer une expérience de vie à leurs côtés. Le besoin de clarté vis-à-vis de mes compagnons s'est vite fait ressentir pour ma part, tandis que ces derniers ne me posaient finalement que peu de questions quant à ce projet de recherche : pouvait-il les gêner en quelque manière ? Milie, par exemple, a réagi très positivement lorsque, le jour où nous avons fait connaissance, je lui ai expliqué que je menais des études à la Faculté d'Ethnologie de Lyon, dans l'idée de « faire quelque chose » sur le travail saisonnier. Elle m'a encouragé à continuer, jugeant ce projet utile s'il pouvait améliorer un peu les possibilités de vivre en nomades dans notre société. Mais c'est à sa question « Qu'est-ce que tu écris dans ton coin, toute seule ? » que, prise au dépourvue, j'ai le plus peiné à répondre : elle me faisait réaliser qu'en fait, je me mettais moi-même de côté. J'ai quand même dû prendre le temps de réfléchir posément à mon explication, en m'y reprenant à deux fois, devant son étonnement. Car, je dois l'avouer, je craignais de lui répondre : allait-elle ensuite m'éviter ? Je lui ai finalement répondu que je notais tout ce que j'observais, ressentais ou comprenais dans le campement, ainsi que tout ce qui se disait, se passait dans cette vie quotidienne. Mais je trouvais qu'il manquait encore quelque chose à ma réponse... J'ai profité de ce moment pour lui demander son autorisation de parler d'elle et de son compagnon, en précisant que tous les noms seraient supprimés, que je ne cherchais pas à parler de leur vie personnelle dans les moindres détails ou les dénoncer de quoi que ce soit, et que je pourrai leur faire lire tous les passages qui les mentionnent, souhaitant m'assurer de leur accord. Milie paraissait satisfaite, puisqu'elle ne m'a pas reparlé de mes descriptions, et a continué à être naturelle envers moi. Lorsqu'il arrive que j'évoque le sujet de l'Université, c'est seulement sur le fait que je doive m'absenter quelques temps ou retourner en ville. J'ai repensé plusieurs fois à cet épisode et me suis aperçu que je me devais d'avoir, à l'avenir, envers les personnes avec qui j'ai partagé du temps, une position beaucoup plus claire et réfléchie. Et même si la personne en face de moi désapprouve mon projet, sa réaction, même négative, ne pourra qu'être utile à ma réflexion. En réalité, j'avais peur qu'à cause de ce projet d'enquête, ils ne m'acceptent pas. Durant ces premiers temps d' « exploration du terrain », je passais, finalement, plus de temps à me demander si mon sujet serait suffisamment intéressant pour être accepté par les membres de la Faculté, sans oser demander franchement l'avis des véritables concernés... Pour ce faire, j'ai transmis à chacun dont je parlais une copie du « pré-projet de mémoire », rédigé à l'issue des deux premières années de cette recherche, voulant recueillir ensuite leurs réactions : comment prendront-ils mes interprétations ? Béa m'avait averti, un soir, de surtout prendre garde à ce que mes descriptions ne reviennent pas à une simple succession de clichés... Hors Université, j'ai pu noter un certain intérêt, parfois vif, pour la première partie de cet écrit : de vingt à trente demandes d'accès à sa lecture, depuis le début du projet, ne comprenant pas seulement ceux qui connaissent le mode de vie saisonnier. M'étant engagée sur le principe d'honorer toutes les demandes spontanées, qui m'ont été faites au cours de mes diverses pérégrinations à travers la France, j'ai procédé à un envoi groupé de copies, via courriel, pour une part d'entre eux, et à des envois postaux pour d'autres. Pour ceux que je côtoyais plus régulièrement, je leur proposais de lire, sur place, la copie originale. Dans cet interstice, une réalisatrice de documentaire, pour la chaîne de télévision Arte, apparemment intéressée par mon travail de recherche, a cherché à me contacter par téléphone. Elle-même s'efforçait de faire le portrait de cette « jeunesse en camion ». Elle connaissait plusieurs difficultés pour pénétrer ce « milieu », et m'a demandé de les recevoir dans un de nos campements, elle et son équipe de tournage : de faire l'intermédiaire, en quelque sorte. Je lui ai rétorqué qu'il ne me semblait pas pouvoir me permettre de décider de cela sans leur accord, et seulement une fois que nous aurions parlé, elle et moi, de vive voix, de ce que nous en savions déjà, et de ce que nous cherchions à comprendre. Peut-être un peu déçue par cette réponse, elle ne m'a, en tous cas, jamais plus rappelé... A cette occasion, cette journaliste m'avait déclarée : « Pourtant, ce ne sont pas des gens qui sont versés dans l'analyse de leur situation, ils n'en sont pas capables, ils sont trop passifs... ». Malgré ses dires, j'ai réussi à recueillir une dizaine de retours, qu'ils soient oraux ou écrits, parmi la quinzaine de lectures effectives. Une large part d'entre eux m'encourageait à poursuivre cette recherche, jusqu'à, parfois, me remercier pour cet intérêt de parler d'eux. L' « utilité sociale » invoquée, pour expliciter le but de cette recherche, semble avoir été appréciée, et même reconnue, selon les remarques faites quant au caractère crédible des passages narratifs (on a pu employer les termes « justes », « pertinents », « forts »). Dans l'ensemble, cette ébauche a été lue assez facilement, bien que nombre d'entre eux se soient sentis « bloqués » dès la page 11 : un passage volontairement académique, finalement lourd et maladroit, où je tente d'aborder la question du cadre analytique, qui a été carrément sauté par presque tous ceux qui l'ont lu jusqu'à la fin. Plusieurs de ces lecteurs m'ont proposé la diffusion de ce document dans leurs réseaux personnels, peut-être ayant saisi l'enjeu que cette étude pouvait avoir dans l'amélioration des conditions de ce mode de vie, parfois rude. Cette attention m'a indiqué la confiance qu'ils m'accordent, tandis que leur esprit contestataire et la précarité de leur condition auraient tendance à les rendre, à force, plutôt méfiants du cadre institutionnel. La lecture du premier écrit, à Léon, à voix haute (protagoniste le plus présent du récit ethnographique), fut l'occasion de relire ce texte, trois mois plus tard. Cet exercice m'a permis de me rendre compte des diverses fautes, coquilles, lacunes ou autres tournures de phrases quelque peu alambiquées qui le jalonnaient, m'apercevant ainsi du travail à reprendre, des parties à modifier, voire, à supprimer. J'ai utilisé les remarques, récoltées au cours d'entretiens, qu'ils ont pu me suggérer, comme autant d'idées à exploiter pour la suite de cette recherche : celles qui venaient confirmer mes points d'analyse, ou qui mériteraient d'être plus développées. Certaines d'entre elles ont pu s'avérer précieuses, comme celle où Kristin relève une certaine « tristesse » dans le récit. Selon elle, j'évoque trop peu les joies et les passions qui les animent: avait-elle pointé là le caractère trop subjectif de ma position d'ethnologue, qui s'adonnait finalement peu aux moments de détente parce qu'il préférait « prendre des notes pour l'école » ? Ou parce que les moments plus critiques ont pu me frapper d'avantage, témoignant par là de mon caractère un peu pessimiste, révolté, qui vient conditionner mes interprétations? Ou encore, s'agit-il là d'une certaine stratégie de représentation, profitant de sa position d'actrice ? Mais cet échange, aussi intéressant fut-il, a parfois eu un double tranchant, il faut bien l'admettre. Pour quelques personnes, cette analyse que je leur proposais de lire a pu les renvoyer à un passé qu'ils ont fuient il y a déjà longtemps, ou leur a suscité de vives émotions. Amertume, rejet, espoir ou fierté, cet effort pour exprimer leurs ressentis n'a pas été facile pour tous, jusqu'à développer une certaine gêne envers moi, par la suite. Deux exemples me paraissent significatifs. - Valérie a appris à me connaître à travers cet écrit, ce qui a pu être à l'origine de nos conflits postérieurs. Elle m'en a fait ses critiques de manière très sérieuse, a proposé ensuite elle-même de coucher par écrit son propre parcours de vie puis, m'a reproché, quelques jours après m'avoir confié son passé douloureux que fut pour elle la vie en camion, de me retrouver à présent détentrice d'une partie de sa vie tandis que moi, elle « ne me connaissait pas » : « Une fois que tu sauras tout ça, qu'est-ce que j'aurai en retour ? Qu'est-ce que tu vas en faire ? » Elle a tenu à récupérer son écrit et ne m'a plus adressé la parole, jusqu'à son départ de l'exploitation. Depuis, de l'eau a coulé sous les ponts, et nous avons pris le temps de nous expliquer sur ce point (et sur d'autres !). - Pour Adrien, je suis devenue soudainement trop ambiguë. Notre relation fut biaisée une fois la lecture du pré-projet de mémoire terminée. Je réussis à obtenir finalement quelque explication : il prit peur que je ne sonde sa psychologie (« ou quelque chose comme ça »), il ne voulait pas me laisser croire « avoir tout compris » et craignait que je ne me « prenne pour quelqu'un de supérieur ». Peut-être lui ôtai-je à présent toute surprise de l'expérience de vie que lui-même venait à peine d'entamer ? Il est resté méfiant envers moi encore un long moment après, ce n'est que l'été suivant qu'il a accepté de me livrer sa propre analyse. Parmi les relations entretenues avec ces acteurs, devenus, pour certains d'entre eux, des amis, je ne peux prétendre que ma recherche ait véritablement affligé nos rapports, mais elle les a sûrement influencé, à des degrés divers. De mon côté, je m'efforçais de ne pas paraître trop rébarbative, en optant très tôt, par exemple, pour une prise de notes en solitaire, plutôt que par une présence plus lourde que peut constituer les enregistrements sonores. Mes livres, ou mes extraits de textes polycopiés, m'ont valu, à un moment, des regards un peu réprobateurs : je me voyais donc mal arriver, par la suite, un cahier à la main et une batterie de questions inintéressantes pour qui ne souhaite pas analyser en profondeur son mode de vie. J'ai, apparemment, bien fait car j'ai appris, beaucoup plus tard, que plusieurs d'entre eux, en réalité, n'approuvaient finalement pas ce projet. Peut-être croient-ils que je tente d'accéder à un niveau de vie matériel plus confortable que me procurera un futur diplôme en enseignement supérieur, obtenu « sur leur dos », apparaissant, de ce fait, comme hypocrite... Sans doute doit-il exister d'autres raisons encore, mais, le temps passant, je n'ai pu leur demander de me les exposer. Et quant à un possible enregistrement vidéo... il ne fallait même pas y penser ! Lorsque j'ai voulu pointer mon appareil photos, pour disposer de quelques clichés qui les mettraient en scène, j'ai bien cru en fâcher quelques uns, qui m'ont reproché : « On n'est pas assez fichés, dans ce pays, pour que tu prennes, en plus, des photos ?! Je sais pas à qui tu pourrais les montrer le reste de l'année, j'ai pas envie qu'on me reconnaisse ! ». De toute évidence, c'est eux qui m'ont enjoint à réfléchir à l'utilisation de mes matériaux descriptifs de manière stricte, qu'ils soient écrits ou photographiques. Pour certains de ces nomades, que je croise encore de temps à autres sur la route, je me demande, par moments, si ce n'est pas le fait d'être encore investie dans cette recherche qui les maintient dans une certaine distance envers moi : je ne fais pas tout à fait partie de leur « monde », je ne m'en donne que l'air... Pour d'autres, je crois que ce projet d'écriture à leur sujet ne change rien entre nous, car, par esprit de tolérance, ils ont compris que ces études ethnologiques font partie d'une de mes passions, tels qu'eux en ont, ils ont appris à me connaître ainsi. Le plus souvent, ils ne m'en parlent pas. Pas parce qu'ils n'en ont cure mais parce qui leur importe sans doute le plus, dans ce projet, c'est que je me sente libre de mener cette recherche comme je l'entends, tout comme ils souhaitent mener leur propre vie, et que, comme eux, je m'accroche à mes convictions. J'ai entendu Phil me dire, une fois : « On voit bien ceux qui reviennent nous voir ! Je m'en fous d'être jugé, tant qu'on me laisse vivre en paix ! ». Ne pas oublier d'où je viens, ne pas devenir ingrate, ne pas les oublier une fois le diplôme obtenu, car ce qui compte, surtout, ce sont les moments et les valeurs que l'on a partagé ensemble: solidarité, hospitalité, rires, ivresses, pleurs, ... nous liant ainsi dans de profondes amitiés : ils ont eu besoin d'apprendre à me connaître pour me faire confiance. J'espère qu'ils comprendront que c'est surtout pour eux, pour ce qu'ils ont bien voulu m'apprendre, en terme d'humanité, que j'ai choisi de continuer à écrire ce mémoire. Parce que je leur dois bien ça... * 44 Op.cit. « Autonomadie : essai sur le nomadisme et l'autonomie », Ed. Homnisphères, 2005. |
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