I. D'une expérience de terrain...
1) Une année de saisons en France
Partis de Lyon au début du mois d'avril, nous allons
rendre visite à un collègue saisonnier, au Turzon, canal
rejoignant le Rhône, situé en Ardèche.
Léon, que mon compagnon a rencontré l'hiver
dernier, lors des cueillettes des pommes, vient souvent à cet endroit
pour pêcher tranquillement, lorsqu'il ne travaille pas. L'endroit ne
relève que peu de passages, et seules quelques personnes savent le
trouver là. Sur la route depuis 25 ans, il vit aujourd'hui dans un
fourgon qu'il a aménagé lui-même, disposant ainsi d'un lit,
de feux de cuisson alimentés au gaz, de rangements, de placards, de
banquettes autour d'une table, ainsi que d'un poêle à bois.
Nous rencontrons alors Ali, qui vit lui aussi dans un
camion aménagé. Il a rejoint Léon pour pêcher,
ayant quelques jours de repos devant lui avant d'entamer son prochain emploi de
tractoriste. C'est le début de soirée, et Léon ne manque
pas de nous recevoir chez lui autour de l'apéritif, puis d'un repas. La
petite télévision à fréquence de Léon est
allumée, et nous discutons encore un bon moment après la nuit
tombée, en buvant du vin rouge et en fumant des cigarettes.
Le lendemain, Léon et Ali nous réveillent aux
aurores avec un sandre de belle taille. Les cannes restent à l'eau toute
la journée. Je passe la matinée à discuter avec Ali qui
revient tout juste du Portugal, où il a passé l'hiver. En me
tendant un « pétard » d'herbe, nous parlons de
lectures, de voyages, tandis que Léon et mon compagnon sont partis faire
quelques courses ; puis nous préparons ensemble le repas de midi,
tout en buvant une bière. Cette mi-journée se passe entre
pêche, « joints » et discussions, au soleil. On parle
de l'état de nos véhicules, des réparations et l'achat des
pièces à prévoir, ainsi que des chiens qui les
accompagnent. Les ouvriers, sur la rive d'en face, peinent à leur
tâche et nous regardent, un peu découragés. Quant à
nous, on ne les envie surtout pas, car notre tour de travailler viendra bien
assez tôt... En attendant, on en profite pour faire la sieste.
La soirée se passe tout aussi agréablement que
la veille, entre l'apéritif et le repas, préparé par
Léon, que l'on déguste chez lui. On discute de
l'actualité, de nos idées, des anecdotes qui ont pu nous arriver
récemment, et des dernières nouvelles des connaissances que nous
avons en commun.
Mais il nous faudrait tout de même trouver assez
rapidement du travail. Dans cette zone, il existe de nombreuses offres
d'emplois saisonniers en agriculture pour les mois à venir, puisque
l'été va bientôt s'annoncer. Nous avons
repéré quelques annonces sur le site Internet de l'ANPE et, avant
de partir de Lyon, nous avions obtenu un
« peut-être » d'un cultivateur de fraises pour le
mois de mai. Il était convenu qu'il nous rappelle, pour confirmer notre
place et nous indiquer une date approximative d'embauche. Pas vraiment
convaincus de pouvoir compter sur ce producteur, nous voulions nous assurer
ailleurs d'un autre travail. Léon nous parle d'un couple d'amis qui
devraient travailler dans la vigne au mois de mai, à quelques
kilomètres du Turzon : peut-être y aurait-il de la place pour
nous aussi.
Benjamin et Noémie, notre couple d'amis de Lyon, qui
s'essayent eux aussi à ce nouveau mode de vie, nous ont rejoint ce soir.
Ils souhaiteraient également travailler ces prochains mois. En attendant
demain, nous passons une bonne soirée autour d'un repas, en
écoutant de la musique et en entonnant des chansons punks que
nous connaissons bien, s'enivrant jusque tard dans la nuit.
Le lendemain matin, le temps est couvert et nous incite
à nous motiver pour une autre journée de recherche d'emploi.
Après le café que nous offre Léon, nous décidons de
nous rendre directement chez les agriculteurs des environs. Sans
succès : les familles rencontrées nous expliquent n'employer
personne pour le moment. Nous avons tenté notre chance à
l'ADEPA de la Voulte-sur-Rhône, ainsi qu'à une
Coopérative agricole, pour en revenir bredouille également,
personne ne se trouvant dans les locaux.
Ce soir, Ali nous propose des « trips »,
et des fous rires s'élèvent jusque tard dans la nuit...
Le lendemain matin, il était déjà reparti
avant qu'on ne se lève... Peut-être le recroiserons-nous plus
tard.
Léon nous amène aujourd'hui à
Granges-lès-Valence, pour rencontrer Thomas et Béa. Phil et
Kristin, dont j'ai fais la connaissance en octobre dernier, sont avec eux. Ces
deux couples vivent aussi dans des camions, et se connaissent depuis de
nombreux mois. Ils se trouvent souvent dans cette réserve communale,
dont le chemin d'accès pour y parvenir n'est pas bien visible de loin.
Situé au bord du Rhône, c'est un endroit assez
calme, riche en végétation et en faune. Il se trouve aussi
à proximité de quelques supermarchés, de containers de tri
des déchets et l'approvisionnement en eau est possible un peu plus loin.
Leurs chiens nous accueillent d'abord, en faisant la fête à
Léon, qu'ils reconnaissent tout de suite, mais prennent le temps de nous
sentir, mon compagnon et moi, d'un air méfiant. Phil, Kristin,
Béa et Thomas sont assis à l'ombre de leurs camions, autour d'une
table de camping. Ils nous proposent une bière à chacun.
Léon leur demande pour nous les coordonnées du vigneron chez qui
ils doivent ébourgeonner sous peu. Béa m'inscrit sur un bout de
papier l'adresse et le numéro du producteur, en ajoutant :
« je ne sais pas s'ils cherchent encore du monde, c'est possible que
non, vous verrez bien... ». Léon leur propose ensuite de nous
rejoindre au Turzon, jugeant qu'ici, il y a trop de passants :
« Comparé à il y a quelques années, c'est plus
pareil, on est bien moins tranquilles. Soit on est emmerdés par les
bourges qui habitent à côté et qu'on dérange,
soi-disant, soit c'est par les flics qui nous disent de dégager sans
discuter...». Nous restons avec eux un petit moment encore;
peut-être passeront-ils nous voir un peu plus tard dans la semaine.
Le lendemain, notre voiture ne démarre plus.
Léon veut bien jeter un coup d'oeil et réfléchit à
qui téléphoner, qui pourrait nous dépanner. Dans
l'après-midi, il remarque que le problème réside dans un
manque d'arrivée d'essence.
En début de semaine, mon compagnon accompagne
Léon pour Crest, petite ville en Drôme, à 30
kilomètres du Turzon. Là-bas, Léon peut
récupérer régulièrement son courrier au sein de
l'association « Dialogues », qui assure, chaque
matinée de la semaine, une permanence d'accueil de jour. Ce point
d'accueil permet aux gens de bénéficier d'une adresse et
d'attestations de domiciliation. Mon compagnon a pu à son tour en
obtenir une très rapidement. Dans les locaux de l'association, est une
douche est mise à disposition pour tous les gens de passage, et le
café leur est offert toute la journée. On peut aussi rencontrer
une assistante sociale le matin, qui aide aux démarches d'aide sociale
ou pour toute autre nécessité administrative.
Léon et Matis sont ensuite revenus avec Ali qu'ils ont
croisé là-bas. Lui vient d'apprendre qu'il a enfin obtenu le
R.M.I. Pendant que je tente de monter et de prendre une douche, parmi les
fourrés, à l'abri d'une bâche - bien maladroitement, ce
frêle édifice finissant par me tomber sur la tête au beau
milieu du savonnage, Ali, Léon et Matis enlèvent le siège
arrière et mettent sur cale une des roues de la voiture, pour atteindre
la jauge du réservoir. Ali avait eu, plus jeune, le même
modèle : il s'est proposé de nous donner un coup de main.
Effectivement, c'est la durite d'arrivée d'essence qui est
percée, d'où la fuite... Léon nous donne alors une partie
de celle qui compose son groupe électrogène, ce qui permet de
réparer la « 205 ».
Ce soir, Ali invite chez Léon l'homme qui a
amarré, seul, il y a quelques jours, sur la même berge où
sont garés les camions. Il vient de Genève, dans un petit bateau
d'une tonne, essayant de se rendre ainsi jusqu'à Marseille. Il nous
demande ce qu'on fait « dans la vie » et d'où l'on
vient. Il veut savoir si les policiers ou les gendarmes du coin passent souvent
par ici, et s'ils nous permettent de rester longtemps à cet endroit.
Léon lui réplique alors : « Ils sont
déjà venus me voir, en me disant que je n'avais pas le droit
d'être là, parce que ça appartient à la
C.N.R. [la Compagnie Nationale du Rhône]. Mais quand je lui ai
répondu : ` ça - y avait un bidon de 15 litres d'essence ou
de produits chimiques, je ne sais pas, j'ai pas voulu l'ouvrir, que j'avais
sorti du fleuve - ça non plus ça n'a pas le droit d'être
là', ils m'ont laissé tranquille. Ils savent que je pêche,
je leur ai montré ma carte ». La carte de pêche, qui se
paye annuellement, lui permet, en cas de contrôle policier, de justifier
sa présence en toute légalité, du fait qu'il pêche.
Peu de temps après, ce « marin » nous laisse pour
rejoindre son esquif.
Le lendemain matin, de bonne heure, Léon vient à
notre tente nous réveiller. Il pense qu'il faut au plus vite chercher la
pièce qui manque sur la voiture. Il craint que la police nationale ne
vienne nous déloger : une voiture de fonction de la C.N.R. vient de
passer. D'après Léon, « le directeur de la C.N.R. ne
veut pas de squattage le long du Rhône. Faut pas qu'on traîne, les
keufs peuvent débarquer d'ici un quart d'heure s'ils les ont
appelé. Moi, ils me connaissent, ils me diront peut-être rien,
mais dès qu'ils voient du monde, et en plus une toile de tente... Faut
pas oublier qu'ils ont interdit le camping sauvage en
Ardèche ! S'il vient ce type, j'essaierai bien de discuter
avec lui parce qu'ils nous interdisent de camper le long du Rhône mais
eux ils ont le droit de le polluer jusqu'à Marseille ! ».
Puisque notre voiture est encore sur cale et qu'il est interdit par la loi
d'entreprendre des réparations mécaniques en dehors d'une
propriété privée ou d'un parking, ils pourraient
facilement nous accuser de dégrader l'environnement en laissant
là une épave... Nous nous dépêchons donc de changer
la durite dans l'après-midi et de tout remonter. Jusqu'au soir, personne
d'autre ne passe.
Un garde de la C.N.R est revenu le lendemain matin. Il
connaît déjà Léon ; il est venu directement lui
parler. Il veut savoir à qui appartient cette toile de tente,
Léon lui explique que nous sommes à la recherche de travail en ce
moment et que nous ne resterons pas là longtemps. Mais le garde lui
rétorque qu'il ne peut pas nous laisser camper ici, qu'il faut partir,
en faisant une remarque quant à un sac poubelle, laissé en
évidence près du fourgon de Benjamin. Léon nous en veut
que soient passés les gardes deux jours d'affilée, à cause
de notre négligence. Il nous fait bien comprendre, à force de
nous le répéter, qu'il nous faut être plus discrets les
prochaines fois, au moins par respect pour les autres nomades comme nous.
Car, à cause de cet incident, Ali a préféré partir
de son côté ce matin : avec du sursis au dessus de la
tête, une simple amende lui aurait valu de sérieux
problèmes. Léon nous parle encore longtemps de ce type d'erreurs
à éviter qui sont, selon lui, autant de bons prétextes
pour le gouvernement de nous empêcher de vivre tranquillement notre mode
de vie. Raisons qui leur suffisent à placer, par la suite, des
barrières, sur la plupart des chemins qui accèdent à des
emplacements un peu agréables, ou, même, à envoyer
systématiquement les forces de l'ordre.
Cet épisode désagréable nous met dans la
gêne face à Léon, que notre compagnie n'enchante
peut-être plus tellement. Cela, additionné au fait que nous
n'avons toujours pas trouvé de travail, nous incite à partir.
Benjamin et Noémie nous suivent. Nous continuons de
visiter les cultivateurs autour de la Voulte-sur-Rhône, mais sans rien de
concluant : « Avec tout ce qu'il a gelé [en mars
dernier], ça ne va pas arranger tout le monde, nous autres et les gens
comme vous... », nous dit une agricultrice. Nous allons ensuite
à Tournon-sur-Rhône tenter notre chance dans une
coopérative agricole et une ANPE, où l'on nous fait remplir des
fiches d'inscription pour l'été à venir, mais sans grande
conviction... Les employeurs agricoles cherchent parfois leur personnel deux
à trois mois à l'avance, mais il n'est pas rare qu'au dernier
moment, des employés se désistent, et il peut rester des places
de « dernière minute ». Ou encore que l'employeur
privilégie les personnes issues de son propre département, en qui
il pense pouvoir accorder plus de confiance, ou parce qu'il doit réduire
son effectif car la récolte n'est finalement pas suffisante. Il n'est
donc pas toujours utile, en saisons agricoles, de prévoir de travailler
longtemps à l'avance, ou de compter trop sûrement sur un
exploitant qu'on ne connaît pas encore. Egalement, la récolte
dépend jusqu'aux derniers instants des effets
météorologiques : les dates où débutent le
travail ne sont largement qu'indicatives et souvent modifiées à
l'approche de la période prévue. Il ne faut pas être
pressé, tout en restant disponible.
En nous arrêtant dans les Gorges du Doux, nous
rencontrons un jeune homme, qui gare sa voiture au même moment. Il engage
la conversation en nous déconseillant d'emprunter le chemin de gravats
avec nos véhicules, trop accidenté. Après nous être
présentés, il nous propose de la nourriture qu'il a
récupéré la nuit dernière dans les poubelles d'un
supermarché des environs : des fruits, des légumes, du pain,
des yaourts, du chocolat,... des invendus encore consommables mais interdits
à la vente, en raison de la date de péremption trop proche:
« Il y en a plein tous les soirs, même pour mon
chien... Moi, je suis tout seul, je pourrai pas tout manger avant que
ça ne pourrisse, alors prenez-les. » Nous lui proposons de
partager avec lui notre repas, sur la plage, bien qu'il m'ait averti :
« C'est gentil, mais, je ne crève pas de faim, tu
sais... ». Nila est israélien. Il travaille en France depuis
un an et demi. Il est dans la région depuis quelques jours, attendant
que débute l'éclaircissage des arbres fruitiers, puis il
espère pouvoir enchaîner sur les cueillettes, dans la même
exploitation où il avait été embauché l'an dernier.
On lui a prêté une voiture pour la saison, où il passe ses
nuits, ou dresse une toile de tente quand il le peut. Nila nous parle d'un
accueil de jour, qui se situe à la sortie de la ville, où l'on
pourrait se doucher. Destiné aux Sans Domicile Fixe, les
bénévoles proposent également quelques lits d'appoint, le
petit-déjeuner, une gazinière pour préparer ses repas de
la journée, et mettent à disposition une machine à laver
et un sèche-linge pour une somme très modique.
Nous quittons Nila pour repartir en direction de
Colombier-le-Vieux. Nous souhaitons rendre visite à la famille Sapet,
qui nous emploie depuis les trois derniers étés, en cueillettes
des cerises et des abricots. Ils habitent à une vingtaine de
kilomètres seulement : c'est l'occasion d'aller les saluer.
Peut-être André connaît-il des agriculteurs à la
recherche de personnel ces temps-ci? Arrivés chez lui, il nous
conseille d'aller voir du côté de St Donat-sur-l'Herbasse,
près du département de l'Isère : on ramasse les
asperges en ce moment. Nous passons la nuit au bord du lac du village, et
repartons dès le lendemain. Avant de prendre la route, nous
décidons d'aller au centre d'accueil dont nous a parlé Nila, la
veille, souhaitant vivement prendre une douche.
Un travailleur social nous demande nos noms et notre âge
(fictifs, si l'on préfère), nous expliquant que l'association
devait, à présent, justifier son activité et la
nécessité de ce local : le maire de Tournon ne souhaite plus
voir de « squatteurs » ou de « jeunes
vagabonds » arpenter les rues pendant la saison estivale, et fait
pression sur le centre d'accueil pour qu'ils diminuent ses fréquences
d'ouverture. Celui-ci n'ouvre plus qu'une matinée et un
après-midi sur deux, pendant l'été. Un des trois
référents nous indique le fonctionnement et les règles de
l'association, tandis que cinq autres personnes sont également
présentes. Quelques uns portent de lourds sacs à dos,
accompagnés de leurs chiens, et une ou deux autres personnes sont en
camion, garés non loin. Nous recroisons Nila ce matin-là, qui
participe à balayer la salle, avant sa fermeture.
Dans la vallée de l'Herbasse, la saison de
récolte des asperges n'est pas suffisamment rentable pour employer plus
de personnel. Les producteurs de tabac ne semblent pas
intéressés, non plus, par notre démarche. Un producteur
d'abricots n'a pas encore constitué d'équipe mais, malgré
une discussion cordiale d'une demi-heure, il ne nous garantit pas de nous
prendre. Nous-mêmes, nous sommes un peu sceptiques devant ses
propos : « Chaque année, c'est pareil, j'ai des
problèmes avec les employés. Ils ne sont pas contents parce que
je les paye que deux mois après (sic), ils râlent, alors
maintenant, je préfère prévenir. Et puis à chaque
fois faut s'occuper d'eux, j'ai pas le temps. Je préférerai
qu'ils se débrouillent tous seuls. » Ces dires nous laissent
à penser que nous préférons largement retourner chez
André cet été...
Bien souvent, les agriculteurs préfèrent nous
refuser les emplois qu'ils proposent car - et à juste titre - nous
manquons d'expérience. Mais comment pouvoir en disposer un jour si nous
ne parvenons déjà pas à insérer
de « premières adresses »? J'entreprends donc
une large prospection téléphonique, à partir des pages de
l'annuaire du département, décidée à, pratiquement,
nous « vendre ». Quelques producteurs me donnent le contact
de confrères : « Il emploie du monde ces temps-ci, alors si
vous êtes sérieux... », et d'autres, simplement quelques
encouragements à continuer nos recherches d'emploi... Finalement, deux
maraîchers se trouvent vraiment intéressés : ce serait
pour le début du mois de mai. Nous attendons maintenant qu'ils nous
rappellent, dès qu'ils pourront estimer une date à laquelle
débuter. Benjamin et Noémie préfèrent «se
poser » quelque part avec leur « J9 », souhaitant
économiser leur gasoil ; nous nous rejoindrons sous peu. Nous
retournons alors au Turzon pour une nuit, le temps de récupérer
mon chat, resté avec Léon, et « prendre la
température »...
Pendant que nous étions partis, Ali est revenu au
Turzon. Apparemment, nous ne sommes pas les malvenus mais, ce soir, ils nous
reparlent encore assez longuement de l'image que notre conduite a pu donner.
Ils nous citent beaucoup d'exemples de personnes qu'ils choisissent de ne plus
fréquenter, à cause de ces raisons. Ali appuyait les propos de
Léon: « C'est comme `ne pas tendre le bâton pour se
faire battre'...»
Thomas et Béa passent un peu plus tard. Maintenant que
mon compagnon a le permis, Thomas nous propose de nous revendre son vieux
fourgon : « Ca serait pour vous du provisoire, vu l'état du
`J7', c'est pour ça que j'en change, mais c'est quand même mieux
que la voiture, en attendant de trouver un autre camion en meilleur
état... ». Nous projetons effectivement de nous en procurer
un, d'ici la fin de l'été.
Une semaine plus tard, le primeur « bio »
nous rappelle pour nous proposer trois à quatre heures de travail par
matinée. La fraise, fruit très fragile, ne se conserve pas :
il en cueille un peu tous les jours pour les livrer l'après-midi
même. « L'idéal, pour vous, serait de jongler avec une
autre activité l'après-midi, parce que ça ne va pas vous
faire grand'chose à la fin... ». Il nous a donné
rendez-vous chez lui, à Peaugres, pour la semaine d'après, en vue
de signer les TESA de déclaration d'embauche : nous
pourrons commencer le mardi suivant. Entre-temps, il trouve pour nous la
solution de travailler les après-midi et les samedis à
l'ébourgeonnage de vignes, chez un autre patron, à une quinzaine
de kilomètres de chez lui. Assurés de ce futur emploi, nous
donnons la seconde « adresse » de récolte de fraises
à un autre couple d'amis saisonniers, qui ont pu, eux aussi, se faire
embaucher.
Il nous reste une semaine de
« vacances »... Nous rejoignons Benjamin et Noémie,
à Chanas, où ils ont déniché un coin tranquille, au
bord d'un petit cours d'eau, éloigné des habitations. Dans la
nuit, un petit groupe en camion arrive bruyamment pour s'installer de l'autre
côté de la rive. Le lendemain matin, nous les apercevons ramasser
du bois, et ils nous invitent à venir prendre le café. Ils sont
trois, deux hommes et une femme, et dorment ensemble dans le même
fourgon, très peu aménagé. Nous ne savons pas vraiment ce
qui les amène par ici, à part le fait d'avoir eu besoin d'un
endroit au calme et au plat pour dormir un peu, avant de reprendre la route
pour Tournon.
Nous nous rendons chez la famille Perrier à la date
convenue. La patronne nous reçoit chez elle, en attendant son
époux, qui arrive peu après sur son tracteur, accompagné
du vigneron. Ils nous expliquent qu'ils attendent de nous, principalement,
ponctualité et soin à la cueillette, due à la grande
fragilité du fruit. Nous leur parlons de notre expérience en
agriculture mais c'est plutôt la question du logement qui leur pose
problème. Ils n'osent pas nous placer derrière chez eux :
« Avec la route nationale juste derrière, les flics vont venir
illico quand ils vous verront... ». Ils ne disposent pas encore de
sanitaires ou de « coin cuisine » pour les employés,
et le vigneron n'a pas non plus d'endroit chez lui pour nous loger. De notre
côté, nous ne voulons pas séjourner dans un camping,
où l'on nous ferait payer un emplacement. Ils comprennent vite notre
position : « On va réfléchir à une solution
d'ici mardi. Si on trouve quelque chose, vous nous direz si ça vous
convient. ».
Manu nous a rappelé, quelques jours après, pour
nous emmener chez un paysan, qui a reconverti son domaine en
« camping à la ferme » et « chambres
d'hôtes ». Nos deux patrons se sont arrangés entre eux
et prennent finalement eux-mêmes en charge notre location. Nous pouvons
ainsi disposer à tout moment des toilettes et de la salle de bains de la
maison. On nous a installé sur une terrasse de terre battue, d'où
le point de vue embrasse un large et bel horizon.
Voilà le premier jour de travail. Nous nous levons
à cinq heures le matin, pour être déjà accroupis
devant notre rangée, dès six heures. La fraise n'ayant pas de
peau, on ne la touche pas avec les doigts mais on la cueille en cassant sa
queue, entre le pouce et l'index. On les place directement dans des barquettes
en plastique, de telle sorte que la queue et les imperfections soient
cachées, la partie la plus rouge du fruit placée en
évidence. Nous sommes payés à l'heure tandis que, dans de
plus grandes exploitations, on nous paye à la tâche. Nous
évoluons à travers la serre sur les genoux, en appui sur les
orteils, ou le dos courbé, pour être à hauteur des buttes.
Tout n'est pas encore mûr, et nous repasserons deux à trois fois
sous les serres durant le mois. Selon la commande du jour et le stade de
maturité, il nous arrive de travailler jusqu'à onze heures, ou
seulement jusqu'à huit ou neuf heures. Les courbatures du lendemain ne
nous incitent pas à apprécier ce travail, que l'on trouve
difficile. Mais, au bout de quelques jours, les douleurs finissent par
s'atténuer.
L'après-midi, chez le vigneron, le soleil se fait plus
assommant. Bien qu'il y ait plus d'air que sous les serres, il fait
déjà très chaud pour un mois de mai. Ici aussi, il s'agit
d'un travail qui s'effectue accroupi, ou le dos courbé. C'est la
période pour ébourgeonner (ou
épamprer) : un des nombreux passages possibles dans une
vigne sur une année, qui suit la taille hivernale, précède
les vendanges vertes et les vendanges de septembre. Nous sommes huit
à travailler, chacun dans sa rangée. Selon les cépages et
la surface du terrain, la longueur d'une ligne peut varier de 50 à 200
mètres. Cette année, le climat particulièrement chaud de
ce printemps fait si vite pousser la vigne qu'il y a du retard : les
jeunes tiges deviennent de plus en plus longues et rigides, elles deviennent
encore plus difficiles à sectionner à la main. Il nous faut nous
presser de terminer les parcelles, avant les jours de grand vent. Nous les
relevons ensuite entre des fils de fer, qui les maintiendront à la
verticale tout le reste de l'année, puis nous les attachons.
Les conditions météorologiques très
pluvieuses de cette année nous laissent l'occasion de nous
remettre, de temps à autres, de nos efforts mais, après trois
semaines de travail, nous n'avons finalement pas comptabilisé autant
d'heures que nous l'aurions souhaité.
Nous sommes à la fin du mois de mai. La famille Sapet
nous attend pour la récolte des cerises qui, cette année, a une
semaine d'avance. Mais, tandis que nous nous apprêtions à les
rejoindre, André nous prévient que la cueillette de la
première variété est pratiquement terminée :
les fortes pluies et la grêle, tombées quelques jours plus
tôt, n'ont laissé que deux à trois jours de travail aux
cueilleurs présents avant nous. Nous avons finalement un peu de temps
devant nous, pour nous rendre à Colombier le Vieux, en attendant que
mûrissent les variétés tardives. La pluie, qui semble ne
pas vouloir cesser depuis plusieurs jours, nous dissuade de chercher du
travail, pour les jours « creux» à venir. Autant en
profiter pour se reposer et faire ce qui presse, avant que le travail, aux
cerises, ne nous prenne bientôt tout notre temps et notre énergie.
La saison de l'année dernière avait
été faste et lucrative, mais cette fois-ci, le tri est de mise,
et ce, dès le premier jour. Abîmées et
éclatées par la pluie et le soleil, nous risquons de ne pas faire
notre compte autant que nous l'aurions espéré...
Il pleut lourdement, ce quatrième matin, ce qui
n'arrange rien à notre affaire de rendement : nous disposons
déjà d'une journée de repos
« forcée ». Le tri des cerises retarde la cueillette
et, forcément, le nombre de cagettes remplies... Nous sommes
payés au poids, s'évaluant cette année
à 0, 52 euros le kilo. Les cagettes de cerises en contiennent 5
kilos : il faut donc environ 25 cagettes pour atteindre le
S.M.I.C., dans une journée de 8 heures. Selon la force
d'endurance, la technique, le caractère et la motivation de chacun, les
cueilleurs ne ramassent pas tous de la même manière. Il est
possible de choisir soi-même son temps de travail, selon son rythme
personnel, tant que nous parvenons à un minimum requis dans la
journée : quand on se sait capable d'un certain chiffre en un
certain temps, après quelques saisons, on peut se permettre de commencer
la journée plus tôt, ou de la finir plus tard, de
s'aménager un temps pour la sieste ou pour descendre à la ville
faire des courses.
Une journée de cueillette peut vite devenir lassante,
à force de compter nos résultats, quand on a le sentiment que
« ça ne vaut pas le coup ». Dans les champs, on
surveille constamment son rythme équivalent à l'heure,
on s'enquiert des résultats des autres, on calcule à combien cela
va nous revenir en liquidités... Le soir aussi, avec une apparence
quasi-obsessionnelle, on reparle de notre journée, on recompte et on
compare les records, on commente la qualité du verger, cherchant
à se situer plus ou moins bons cueilleurs... La fatigue physique et le
manque de sommeil, liés à ce fonctionnement,
génèrent parfois des tensions : il y a souvent au moins une
personne qui estime avoir eu un moins bel arbre que son voisin, se trouver dans
une rangée plus abîmée qu'une autre, ou s'énerve
pour un autre prétexte.... Pour le saisonnier, c'est le moment de se
constituer un pécule pour l'hiver : prévoir
financièrement son temps de repos en hiver, un projet de voyage pour
certains, un projet artistique pour d'autres. Daniel, par exemple, aux
cueillettes des pommes, voit en chaque palox rempli une semaine de
nourriture! Il entend donc bien en ramasser un maximum pour s'assurer de passer
l'hiver tranquillement.
Nous ne sommes maintenant plus qu'une dizaine, pour encore une
petite semaine de travail. La saison des cerises n'a finalement pas duré
autant que prévu. Les dernières pluies ont achevé
d'abîmer les fruits, et de nous user physiquement et moralement, à
force de tri. Il reste encore quelques cerises bien mûres, et les
abricots précoces sont déjà prêts à
être cueillis. Quelques personnes reviendront pour la récolte des
abricots, d'ici une quinzaine de jours, mais, ayant subi le gel au mois
d'avril, elle ne donnera pas beaucoup de fruits, et, donc, de travail :
dix jours, tout au plus.
La fin de la cueillette des abricots approche, et tous
attendent avec plaisir la fête traditionnelle de la
« Reboule » : la famille Sapet réunit, à
cette occasion, tous les salariés autour d'un repas, la veille du
départ, avant que chacun reparte de son côté.
Les bonnes « adresses » se donnent parfois
entre saisonniers, mais avec, toutefois, un peu de réserve. Car elles
sont plutôt rares: il ne faudrait pas que la conduite
déplacée ou incorrecte d'un saisonnier, peu conscient des
considérations alentours, ne déteigne sur la personne qui le lui
a recommandé, prenant ainsi le risque d'être catalogué de
la même manière et, ainsi, de la perdre. A l'inverse,
également, un agriculteur qui apprécie un saisonnier pour ses
qualités de travail, où rapidité et soin sont requis,
n'hésitera pas trop à employer aussi ses amis. Quand Ali
établit le contact entre un de ses patrons et nous pour travailler
à l'éclaircissage des pommiers, près de Sisteron, nous
prenons bien garde : ni de faire regretter à ce producteur la
confiance accordée à des saisonniers, ni à Ali sa
gentillesse d'avoir pensé à nous et de nous permettre de combler
notre manque pécunier. Il lui a déjà parlé de nous,
affirmant qu'on savait « bosser ». Ali nous a
rassuré : « Si vous ne le voyez pas, c'est qu'il est
content, tout va bien. ». En effet, nous ne l'avons que très
peu croisé. En nous apportant notre paye, le dernier jour, sa fille nous
invite à revenir pour la cueillette prochaine, au mois d'octobre.
Au mois d'août, je prends contact, par
téléphone, avec une famille de vignerons, en
Champagne-Ardennes : elle est à la recherche d'un groupe autonome
de six ou sept personnes, pour constituer une
équipe à la tâche. Quelques
amitiés, qui souhaitent travailler aussi, rejoignent la proposition, et
il ne faut pas plus d'une journée avant de trouver les deux autres. Nous
nous présentons chez eux, au début du mois de septembre.
Les vendanges en Champagne, lorsqu'elles sont
rémunérées au rendement, sont
réputées pour la possibilité de gagner bien plus d'argent
qu'en une journée habituelle payée au S.M.I.C. Et pour
preuve : dès le deuxième jour, le temps de s'organiser et
d'accorder nos rythmes, la pesée de la fin de journée indique que
nous obtenons un peu plus de 100 euros chacun, pour une journée de 9
heures. Nous voyons le producteur lorsqu'il vient chercher les caisses, le
soir, vers 18h, signe que la journée s'achève, nous indiquant la
prochaine parcelle à vendanger. Tandis que les conventions
M.S.A. stipulent sur papier que « les
tâcherons ne sont ni nourris, ni logés par
l'employeur », la famille Beaufort nous prête une maisonnette
où nous pouvons dormir au sec et préparer nos repas. Elle nous
apporte chaque soir les restes intacts des repas de la veille de
l'équipe dite à l'heure, ainsi qu'une bouteille de
son Champagne, satisfaite de nos efforts de tri et du peu de grappes
oubliées sur les ceps
Les vendanges durent neuf jours d'intensité physique et
de bonne humeur collective. Quand on sait que chacun d'entre nous repartira
avec une paye équivalente à 3 semaines de salaire, on garde plus
facilement le sourire ! Le temps clément et ensoleillé, rare
dans cette région d'une morne humidité, nous a certainement
permis d'accéder à de tels résultats - même en
joyeux Beaujolais, payée à l'heure, l'équipe la plus
rapide et efficace deviendra subitement molle, gauche et
démotivée sous les averses...
Nous nous sommes trouvés plutôt chanceux pour de
premières vendanges en Champagne : des amis de Mathilde, qui
travaillent à quarante kilomètres de là, pour un
prestataire de service, leur fournissent seulement un terrain boueux de
cinquante mètres carrés, pour loger sous tentes une équipe
de vingt-sept personnes et leurs vingt-neuf chiens...
Avec le salaire perçu aux vendanges, nous pouvons
à présent nous occuper de l'état de notre nouveau
véhicule « qui a de quoi offrir une belle
maison », comme nous l'affirme Léon. Depuis fin août,
nous avons fait l'achat d'un vieil utilitaire (plus vieux que moi !),
constitué d'une caisse en aluminium, de 4,20 mètres de long, 2,20
mètres de large et 3,60 mètres de haut, de couleur jaune. Mais il
aurait rapidement besoin que l'on effectue de nombreux travaux
mécaniques et d'étanchéité avant de commencer
à l'aménager. Il vaut mieux profiter des derniers beaux jours
pour en réaliser d'abord les plus urgents, avant l'arrivée de
l'hiver. Nous nous doutons déjà que nous devrons nous contenter,
pour quelques mois encore, de peu de confort matériel, avant le
printemps et la reprise du travail saisonnier prochains, qui nous permettra de
financer l'aménagement, prévu pour l'été
suivant.
Il nous faut une semaine, et trois centres de contrôle
technique différents, avant de parvenir à en dénicher un
dont le bâtiment serait suffisamment haut, pour recevoir notre
véhicule. Et une semaine de plus, entre Crest et Valence, pour obtenir
tous les justificatifs nécessaires en vue d'éditer la carte
grise. Car qui dit « carte grise » dit aussi
« adresse » : l'attestation de domiciliation
émise par l'association « Dialogues » fut
acceptée avec peine, par une fonctionnaire de la préfecture assez
méfiante... Sans compter la semaine de vraie bataille avec l'assureur,
dont il faut surtout s'armer de sang-froid pour parvenir à lui faire
comprendre le même détail. Mais, cette fois-ci, l'attestation de
domiciliation n'est pas suffisante : nous devons, avec dépit,
recourir à l'adresse parentale.
Durant ce temps, nous avons rejoint Phil et Kristin à
Granges-lès-Valence, qui reviennent des vendanges, dans le Diois. Thomas
et Béa sont là, eux aussi, occupés à des travaux
sur leur nouveau fourgon : le pare-brise de leur ancien
« J7 » a explosé, ils sont maintenant bloqués
ici, le temps d'aménager et de transférer leurs affaires dans
leur nouveau « Mercedes ». Le soleil d'automne nous offre
ses derniers rayons: il fait encore suffisamment bon pour manger dehors.
Phil et Kristin connaissent bien la vie sur la route, qu'ils
mènent ensemble, depuis dix ans. Ils l'ont faite un moment en sacs
à dos, avant de vivre en camion. Leur « C35 » est le
troisième qu'ils ont aménagé : ils savent bien ce que
c'est de se retrouver bloqués à cause de pannes et d'attente de
pièces à changer : « on n'est pas toujours aussi
mobile qu'on le souhaite... ! ». Nous colmatons les trous de la
carrosserie et refaisons les jointures du toit en quelques jours, juste avant
qu'il ne pleuve, aidés des conseils de Phil et Thomas, plus
expérimentés que nous dans ce domaine. Phil et Kristin nous
offrent notre première plante verte, pour notre prochain
aménagement. En attendant que chaque chose ait sa place, il nous faut
souvent penser à tout caler et sangler avant chaque départ,
sans quoi, bien des choses se déplacent et se brisent, lors de virages
ou de manoeuvres...
Kristin et Phil prévoient de monter plus haut en
Ardèche, pour cueillir des champignons et se balader. Seule une casse,
de tout le Nord de la vallée du Rhône, possède les
pièces dont nous aurions besoin et, comme le propriétaire s'en
doute, il en profite pour nous les vendre à un prix exorbitant. Nous
repartons pour Lyon, où nous pourrons être accueillis avec notre
camion, souhaitant profiter des vacances de la Toussaint, et de la place
disponible d'un parking, que nous connaissons déjà.
Je réalise à quel point il est difficile de
séjourner à Lyon avec notre camion, que ce soit pour circuler,
trouver une place où l'on ne dérangera personne, ou
vis-à-vis des forces de l'ordre, qui ne manquent presque jamais de
contrôler nos papiers, d'un air suspicieux. Un d'entre eux nous a
demandé, une fois : « Même si vous êtes
sans abris, vous avez rien trouvé de mieux que de
vivre là-dedans ? » Ou, encore, lorsque nous le parquons
derrière un collège - à une place réservée,
la seule vue de notre maison mobile semble faire désordre pour le
personnel administratif et les parents d'élèves : il attire
l'oeil et soulève des commentaires (« C'est quoi, ce
truc ?... »). Nous comprenons vite que nous ne serons pas
tranquilles ici. Nous préférons donc terminer au plus vite ce qui
nous reste à faire en ville, avant de repartir ailleurs. Il ne nous
reste plus qu'un mois avant la contre-visite du contrôle technique: nous
retournons dans les environs de Crest.
Léon est au Turzon depuis quelques jours, il vient de
terminer la cueillette des pommes. Il nous déconseille tout de suite le
poêle que nous venons d'acheter : il risquerait, vu son mauvais
état, de mettre le feu à tout le camion. Il nous faut tout un
après-midi pour changer la porte, avant droite, de la cabine conducteur.
Les pièces récupérées sur l'ancienne porte nous
permettent de réparer, aussi, celle de gauche. Mais, au moment de
démarrer le camion pour aller faire quelques courses, la pédale
d'embrayage ne répond plus, et nous laisse bloqués là.
Cela nous signifie vivement l'urgence de l'entretien de quelques parties
mécaniques... Ou plutôt devoir changer une pompe de liquide de
frein, comme le pense Léon ? En tous cas, on ne peut pas partir
pour le moment, et s'il faut acheter une pièce neuve, ce ne sera pas
avant lundi... L'hiver approche peu à peu, il commence à faire
froid et le vent s'est levé. Je commence à craindre notre
situation puisque notre habitat n'est pas encore isolé... « Ce
ne sera pas la seule fois qu'on se retrouvera bloqués quelque part, tu
sais, mais là, au moins, il y a quelqu'un pour nous aider, ce qui ne
sera pas certain pour les prochaines fois où ça
arrivera... », me rappelle alors mon compagnon. Les petits travaux de
résine et de scie sauteuse, que j'ai prévu pour le lendemain,
devront attendre aussi... Pourtant, ce n'est pas le temps matériel qui
nous manque, au contraire, mais le mistral s'est levé et pourrait
bien ne pas cesser avant plusieurs jours... Matis et Léon ne souhaitent
pas, non plus, travailler sur les camions par ce vent glacé :
« On peut rien faire de bien avec ce temps, faut attendre que
ça se calme. Pour faire de la mécanique, faut de meilleures
conditions, déjà qu'on est à
l'extérieur... », me rappelle aussi Léon ... Bon,
malgré moi, il nous faut donc attendre...
Après deux jours de réflexion logique et
mécanique, et quelques petits échecs, Léon parvient
finalement à régler le problème de ses essuie-glaces, puis
des nôtres - dont le réglage se jouait à 2
millimètres... Il a desserré, nettoyé et
réajusté la tringlerie (peut-être avons-nous
remplacé le moteur des essuie-glaces pour rien...). Il nous
prévient que c'est une solution provisoire, puisqu'il pense que les bras
des essuie-glaces ne sont pas d'origine, et donc non adaptés au
modèle du camion. Pour l'instant, nous ne connaissons pas vraiment notre
véhicule, seulement très peu de choses quant à son
entretien, les années précédent son achat. Peut-être
y a-t-il eu d'autres semblants de réparations qu'il faudra
sûrement revoir de plus près. Seuls le temps et son usage sur la
route nous le confirmeront, en fonction des pièces changées, des
réparations passées et des faiblesses constatées. C'est
ainsi que Léon a, peu à peu, appris à bricoler par
lui-même : « Je suis pas mécano, je sais juste
faire ma mécanique sur mon propre véhicule depuis qu'il m'est
arrivé des galères et que j'ai retenu ce qu'il fallait
faire... »
Quant à l'embrayage, on commence par effectuer une
purge du liquide de frein, pour le remplacer par du neuf. Nous le laissons
ainsi toute la nuit et le lendemain, s'attendant à pouvoir partir
ensuite, maintenant que l'essentiel allait être en marche. Mais,
là encore, la pédale reste coincée... Je commence à
être -presque- habituée à devoir remettre nos plans
à plus tard... Peut-être que la vidange n'est pas suffisante, que
des bulles d'air restent dans le conduit ; nous recommençons.
Léon se souvient finalement de la nécessité, pour les
véhicules « poids lourds », de démarrer le
moteur, afin de pouvoir terminer la vidange. Il nous reste donc à finir
de remonter les essuie-glaces - et tout le reste - pour allumer le moteur.
C'était tout simple, mais encore fallait-il le savoir! On pouvait enfin
penser à repartir, à moins que... ?
En partant du Turzon, et même encore loin, sur la route,
nous nous attendons à ce qu'il advienne autre chose. Nous avons fini les
réparations mécaniques, avant la date butoir du contrôle
technique, trouvé une gazinière et un poêle à bois,
plus efficace, pour affronter les prochaines rigueurs de l'hiver. Nous
disposons, en plus, d'un groupe électrogène. Le climat,
déjà rude, nous enjoint à remettre à la saison
prochaine le reste des travaux d'aménagement. Ce que nous avons
entreprit s'avère peut-être plus difficile que ce que
j'imaginais : il nous faut en réalité plus de temps et
d'argent, nous n'avons pas toujours toutes clés en mains, on apprend
à bricoler sur le tas ; mes plans sont toujours susceptibles
d'être modifiés, il y a toujours une meilleure façon de les
organiser... On ne sait plus par quoi commencer, tant il y a des travaux et de
contraintes à appréhender.
Phil et Kristin nous préviennent, par
téléphone, que des pièces détachées de
« 508 » sont à récupérer, près
de Valence. Vivement intéressés, nous descendons les voir pour en
savoir plus. Ils se trouvent à Granges, accompagnés de Christophe
et Milie, que nous rencontrons pour la première fois. Notre camion leur
plaît, pour la large place dont nous disposons à
l'intérieur : ce couple aimerait, à l'avenir, changer leur
fourgon pour un de ces modèles. Léon est là, lui aussi,
mais il a triste mine. Kristin m'explique que son chien a disparu il y a
plusieurs jours maintenant, et qu'il n'a plus vraiment de raisons
d'espérer le voir réapparaître...
Nous le rejoignons à Crest, puis nous décidons,
avec lui, de changer de site pour un autre, moins sombre. Nous devons
auparavant faire quelques courses. Mais, en sortant d'un parking, la capucine
de notre camion vient frapper fortement un portique, trop bas, que nous n'avons
pas remarqué : elle est pliée, laissant deux larges trous
à chaque côté...
Nous sommes au mois de janvier, et de, nouveau, à la
recherche d'un travail saisonnier.
Un employé d'un « Point Relais
Emploi », en Languedoc-Roussillon (chargé de faire le lien
entre employeurs agricoles et travailleurs saisonniers) m'a alors averti :
« Si vous sentez des réticences de la part d'employeurs, du
fait de votre mode de vie, n'hésitez pas à mettre en avant vos
compétences et vos saisons antérieures, pour rassurer l'employeur
que vous savez travailler, même si vous vivez comme
ça... ». En effet, un agriculteur m'avoue ne pas vouloir nous
prendre du fait de notre « vie en camion », il semble nous
avoir déjà catalogué : « C'est une mauvaise
expérience, je sais que ça ne marche pas... » J'ai beau
l'assurer de notre sérieux, mais rien n'y fait : il doit avoir ses
raisons, et nos prédécesseurs leurs torts, qui nous
empêchent à présent d'accéder à cette
embauche. Léon, du haut de sa large expérience, nous a averti
plus d'une fois : cette vie perçue en marge donne peut être
une sensation de liberté mais est finalement à double
tranchant : elle nécessite en fait d'avoir une conduite
irréprochable. Mathieu, que nous avons rencontré
l'été dernier près de Sisteron, lors de
l'éclaircissage des pommes, m'avait parlé de la
« zone de Tournon », en été, qu'il ne
veut plus fréquenter: « Ils se défoncent au
`Sub' toute la journée et foutent la merde avec leurs
chiens... » Il pense que c'est à cause d'eux, par exemple, que
l'accueil de jour de Tournon risque de fermer. De leur côté, Phil
et Kristin sont partis de Granges, où beaucoup trop de monde à
leur goût s'étaient installés récemment. Un bus et
des véhicules à un bout, leur camion un peu plus loin, et entre
les deux, un groupe de routards polonais : ils préféraient
ne pas attendre la police nationale pour trouver un autre lieu, plus
tranquille. Même la question des récup'
d'invendus est à peser: en prenant soin de laisser à chaque
fois l'endroit tel qu'on l'a trouvé, sans laisser d'indices apparents
d'une visite nocturne, la gérance du magasin ne pourra pas
prétexter de cas de vandalisme, ce qui évitera qu'elle en
empêche l'accès, à l'avenir.
Nous trouvons quand même à travailler dans
l'Aude, pour l'arrachage des chicons d'endives. Mais ce projet se modifie au
dernier moment. Nous avons trouvé cet emploi quelques semaines
auparavant : mon compagnon contacte une première productrice, qui
nous accepte immédiatement, et nous assure de nous rappeler dans les
deux semaines pour nous donner la date prévue pour l'embauche. A cette
échéance, toujours pas de nouvelles : on commence à
se demander si l'offre d'emploi est encore valable. Lorsque qu'on nous
répond -enfin- au téléphone, la patronne nie nous avoir
inscrit sur la liste : « Oh, mais, vous comprenez, vous avez
appelé trop tôt, je vous ai oublié, moi... ».
Elle ne nous prend donc plus. Peut-être ne s'attendent-ils pas à
ce que l'on se déplace de si loin pour ce genre de travail ? Nous
lui faisons croire que nous nous trouvons déjà près de
chez eux ; l'agricultrice culpabilise un peu et finit par nous donner
plusieurs numéros d'exploitations situées dans la même
ville : « Appelez-les, ils recherchent peut-être encore du
monde... ». Une seconde personne m'accorde un
« peut-être », puis une troisième famille nous
rappelle pour nous demander de venir, quoiqu'un peu hésitante. Nous
partons sans attendre.
Nous avons beaucoup de route à faire. Nous tournons un
long moment, jusqu'à la tombée de la nuit, à la recherche
d'un endroit calme, caché de la route, pour pouvoir dormir. Nous pensons
l'avoir trouvé, lorsque le propriétaire des lieux nous rejoint,
en moins d'un quart d'heure, pour nous signaler que ce terrain lui appartient,
qu'il s'agit d'une propriété privée. Nous tentons de le
rassurer en lui expliquant que nous roulons depuis ce matin, que nous sommes
fatigués, que nous ne sommes là que pour une nuit et qu'il est
certain que nous ne laisserons aucun détritus derrière nous. Mais
il reste tout de même inquiet : « Bon, ben, si je repasse
demain matin, vous serez partis, c'est sûr ? Je viendrai
vérifier... » .
Le lendemain, nous pressant pour avaler les kilomètres
restants, Mme Dardier nous rappelle pour nous dire que nous ne commencerons pas
le travail avant trois jours, dû au sol gelé. Nous prenons donc le
temps de nous promener un peu, mais le doute s'insinue encore : et si on y
allait finalement pour rien ?
Nous arrivons à Castelnaudary. Nous cherchons un
endroit accessible et confortable, au bord d'un lac, situé à
proximité. Nous empruntons un chemin tantôt chaotique,
tantôt glissant, que l'on emprunte à partir du village de
Molleville... pour nous retrouver finalement embourbés, la roue,
jumelée arrière, du camion complètement immergée
dans de la boue, provoquée par un canal d'irrigation. Trois heures de
tentative infructueuse, par nous-mêmes, pour nous sortir de là. Le
soleil sera couché dans une heure et nous ne souhaitons pas tenter de
dormir dans le camion, tant il est penché. Nous nous rendons, à
pieds, jusqu'au village, à la recherche d'un tracteur qui nous sortirait
de là. Un jeune père de famille téléphone pour nous
à un agriculteur; il n'est pas étonné: « Ca
arrive souvent, surtout en été, mais maintenant, les deux
agriculteurs, qui ont un tracteur par ici, vont vous demander de les payer,
depuis qu'ils ont eu des problèmes avec des gens qui les accusait
d'avoir abîmé leurs voitures en les tirant... Ils ne
viendront sûrement pas avant demain matin. » La nuit est
pratiquement là, il ne nous reste plus qu'à dresser la tente et
nous faire à manger sur un réchaud. Quand arrive une MotoCross.
Le conducteur nous accoste : « Ah oui, vous êtes bien
enlisés, effectivement... Il est trop mouillé ce chemin, à
chaque fois, ça arrive. Je vais remonter chez moi chercher ce qu'il
faut... » Il redescend dix minutes plus tard, avec deux plaques de
désensablage de l'armée et son fils. Il nous aide à les
placer sous les roues et reste avec nous jusqu'à ce que nous
réussissions à déplacer le camion. Il fait
complètement nuit maintenant, nous pouvons dormir au plat grâce
à lui. Il nous laisse même ses plaques :
« Gardez-les, vous risquez d'en avoir encore besoin... »
Deux jours plus tard, nous nous présentons à la
famille Dardier. Mme Dardier nous fait un aimable accueil, mais elle tient
à savoir : « Comment vous nous connaissez ? Comment
avez-vous eu notre numéro ? ». Puisque nous allons nous
installer sur leur pelouse pour plusieurs semaines, ils cherchent à nous
connaître un peu mieux. Mr Dardier et leur fille Nathalie arrivent
par la suite, et viennent jusqu'au camion nous saluer. Intrigués, ils
veulent en voir l'intérieur, afin de s'assurer que n'aurions pas froid,
ou qu'on ne s'étoufferait pas avec le poêle. Ils nous
répètent plusieurs fois de ne pas hésiter à leur
demander tout ce qui viendrait à nous manquer. Ils nous tirent une
rallonge électrique, nous indiquent les toilettes et le lavabo d'eaux
chaude et froide. On peut aussi prendre un peu de leur bois, qu'ils n'utilisent
pas. Ils finissent par nous demander: « C'est le mode de vie que vous
avez choisi, alors ? C'est donc que ça vous plaît de vivre
comme ça ? » Durant ces trois semaines passés chez
eux, ils nous ont exprimé leur sympathie en nous invitant à leur
table, par deux fois, en nous proposant leur douche, en nous prêtant un
petit chauffage électrique et Nathalie a eu la gentillesse de nous
conduire en ville pour faire nos courses. Nous sommes invités à
passer les voir si nous repassons dans la région, et les bienvenus pour
ramasser les chicons les années prochaines. Le jour du départ,
Mme Dardier me charge de poireaux, carottes, oignons, haricots secs et oeufs
jusqu'à ce que je ne puisse plus en porter, avant que toute la famille
ne se réunisse sur le pas de la porte pour nous souhaiter
« bonne route ».
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