Anaïs ANGERAS
DU NOMADISME CONTEMPORAIN EN FRANCE
Avec les saisonniers agricoles qui vivent en
camion
PHOTO
Mémoire M2R Anthropologie-Ethnologie
Dir : Martin SOARES
Olivier GIVRE
2011
Université Lumière Lyon II
« Parce que tous les jours, on est
arrêtés par les flics sur les routes, qui nous voudraient
parqués...
Cette chanson est dédiée aux enfants de la
pluie et du vent !
Vivent les nomades !
`Ce soir contents d'être ici, mais demain nous serons
repartis,
Traverser de nouveaux ports, découvrir de nouveaux
pays.
Car nous n'avons pas de liens, pas de biens, pas de
patries ;
Aux lois des continents morts, nous ne serons jamais
soumis !
Toi, les objets te possèdent, ils sont lourds, tu ne
peux t'envoler,
Tu
accumules la matière, elle fixe ta destinée.
Rejoins les nouveaux nomades, renie ton nom et ta
cité !
Comme un oiseau de passage, tu n`auras pour
réalité...
Que la liberté !
Nomades !'
A tous les voyageurs ! »
- Extrait d'un concert du groupe anarcho-punk français
Tromatism, au début des années 1990, interprétant
« Nomades » (écrite et composée par
Tromatism).
Aux prochains,
qui prendront peut-être les mêmes
routes...
Remerciements
Merci à tous ceux qui ont pu, de près ou de
loin, participer à ce projet : à tous les saisonniers, que
je ne nommerai pas, par souci de confidentialité, mais qui se
reconnaîtront sûrement ici, espérant que cette enquête
aura un impact sur la reconnaissance de votre travail et de votre choix de
vie ; aux agriculteurs et leurs familles qui nous ont bien reçu et
avec qui il a été un plaisir d'échanger
(spécialement à la famille Sapet); et à tous ceux qui ont
bien voulu me parler un peu d'eux, qui m'ont permis et encouragé
à continuer, avec persévérance, cette recherche.
Un grand merci à tous ceux chez qui la porte est
toujours restée ouverte, durant des périodes critiques, ou lors
de mes passages en ville.
Merci aussi à mes directeurs de recherche : pour
m'avoir prodigué autant d'encouragements, d'avoir été
toujours aussi prêts à me recevoir quand je le souhaitais, et
d'avoir su aménager leurs contraintes administratives à mon sujet
et sa méthodologie atypique...
Merci également à Sylvie, pour m'avoir,
fraternellement, procuré la possibilité de rédiger ce
mémoire dans un des endroits les plus calmes et sereins de France que je
connaisse, et pour m'avoir communiqué par son parcours et son combat son
esprit de résistance.
Et merci à mes compagnons de route, mes meilleurs
« informateurs » et amis, qui ont supporté avec
patience toutes les phases de cet écrit, tout autant que mes humeurs et
mes décisions, et pour m'avoir si souvent enjoint à toujours plus
de vigilance méthodologique et analytique.
Table des Matières
Remerciements
p. 3
Table des matières
p. 4
Introduction
p. 5
I D'UNE EXPERIENCE DE TERRAIN...
p. 11
1) Une année de saisons en France
p. 11
2) Compléments photoethnographiques p. 29
II ... A UNE CONNAISSANCE EMPIRIQUE
p. 40
1) Une histoire à compléter p. 40
2) Une analyse à soumettre p. 53
a) Un esprit contestataire stigmatisant p. 55
b) Des valeurs promulguées et des savoir-faires
développés p. 61
c) Un espace-temps différencié p. 67
3) Une méthodologie éprouvée... p.
71
a) ... sur le terrain p. 73
b) ... et dans le monde universitaire français p.
79
Epilogue p. 88
Conclusion p. 101
Bibliographie p. 104
Introduction
Après une licence d'Anthropologie - Ethnologie à
l'Université Lyon 2, aboutie en 2006, mon intérêt personnel
pour la discipline se portait de plus en plus par ce qu'il se jouait hors les
locaux de la faculté. Le désir de voyager à mon tour,
à la suite de mes auteurs préférés ou de mes
professeurs passionnés, était quotidiennement alimenté par
les récits de grands voyageurs... désir qui devenait
bientôt plus grand que celui d'entamer une visée de recherche
à finalité professionnelle. Car je ne savais alors rien du
thème, du groupe socio-culturel, ni même du continent que j'aurai
pu aborder. Et puis, à quelles fins, en définitive ?
Me remémorant l'exemple d'auteurs classiques, tel un
Marcel Griaule, qui passa une grande partie de sa vie chez les Dogon, au Mali
(où il fut enterré symboliquement !), sans n'avoir jamais eu
la sensation d'aboutir au terme de sa recherche, je me sentais encore moins
capable de me décider. Sans expérience de voyage ni de
réalités sociales, quel sujet pourrait m'empoigner suffisamment,
afin qu'il m'intéresse plusieurs années durant ?
Tout projet nécessite un certain financement. Mais,
cherchant à m'émanciper du cadre universitaire, je n'étais
pas certaine de vouloir m'enquérir d'une « Bourse d'aide
à la mobilité » si celle-ci m'obligeait, d'une part,
à revenir en France selon une date fixée par avance, et, d'autre
part, à honorer la suite de ce « contrat »
(consistant à produire un rapport de stage qui justifierait au
mécène, qu'est la Région Rhône-Alpes, de
l'utilité de ses fonds, et qui ne serait, sans doute, jamais lu...).
L'éventualité de travailler en tant que salariée, afin de
mettre de côté le budget nécessaire pour réaliser,
de manière autonome, un prochain voyage à l'étranger,
s'est finalement imposée. Et le prix d'une location d'un appartement
dans la métropole de Lyon étant tel... que la solution de la
quitter devint inévitable si je souhaitais économiser sur mes
prochaines payes.
C'est ainsi que je devins nomade, sans encore m'en rendre
compte, voyageant partout en France, et, de ce fait, vivant Sans Domicile
Fixe. Abrités sous une tente, avec mon compagnon, nous avons
travaillé successivement chez plusieurs agriculteurs de début
juin 2006 à fin octobre 2006, pour la période des cueillettes de
fruits (cerises, abricots, poires, vendanges et pommes), principalement en
région Rhône-Alpes. Encore non véhiculés à
l'époque, c'est en auto-stop, en train ou à pieds que nous nous
déplacions, sacs sur le dos et conditions de vie rudimentaires.
Quelques mois après, à l'approche de l'hiver,
notre choix s'est finalement porté sur le financement de la
préparation au permis de conduire : être
véhiculé s'avèrerait plus aisé. Nous sommes donc
retournés quelques mois vivre à Lyon, en attendant la saison
prochaine, ayant alors pu être hébergés par des proches.
Mon compagnon obtint son permis en mars 2007 (mais pas moi...): nous
disposions maintenant d'une petite voiture pour nous déplacer, pouvant
emporter du matériel supplémentaire, ainsi que le chat. Nous
sommes repartis dès le printemps 2007 pour une deuxième saison de
travail agricole, avec l'idée attenante de l'achat futur d'un
véhicule de plus grande dimension (fourgon ou utilitaire) qui nous
permettrait de nous déplacer au gré de ces emplois saisonniers,
tout en nous logeant plus confortablement qu'auparavant.
.
Mes périodes salariées m'ont donné
l'occasion de faire la rencontre de quelques saisonniers - parmi la
diversité des employés présents dans les équipes de
travail - que je qualifierai de métier, du fait de la
récurrence de leur présence, à chaque saison, et de leurs
multiples et différentes expériences de cueillettes dont ils nous
parlaient. Ma naïveté en prenait un coup : selon eux,
effectivement, ce rythme de vie leur permettait de ne pas travailler toute
l'année pour un salaire, mais parvenir à enchaîner les
différents boulots en agriculture, lorsqu'on n'a pas encore tellement
d'expérience ou pas d'adresses d'agriculteurs à solliciter,
ça ne se faisait pas du jour au lendemain. Il fallait savoir
« se faire sa place ». Par ailleurs, un camion nous
garantirait plus d'autonomie face à des employeurs, rassuré qu'il
serait de ne pas avoir à nous loger, puisque c'est la raison principale
de leurs refus, et la plus largement invoquée.
C'est à peu près à ce moment que j'ai
décidé de reprendre mes études ethnologiques. Je tenais
peut-être là le sujet qui m'intéresserait suffisamment pour
l'étudier vraiment de près : comment fait-on, de nos jours,
en France, pour vivre de saisons agricoles, dans un camion
aménagé en habitat ?
Je disposais déjà de quelques notions pour
envisager d'investir pleinement ce sujet. Je travaillais déjà,
chaque été de ma licence, à l'instar de nombreux jeunes
rhônalpins, à ramasser les abricots, en Ardèche, et en
faisant les vendanges, pour les deux mêmes producteurs. Je ne
prévoyais alors rien quant à ce projet de recherche, mais ces
quelques aperçus m'indiquaient déjà que les saisons se
renouvellent sans, pourtant, ne jamais être identiques, ainsi qu'une
certaine tendance et un évident plaisir à revenir chaque
année aux mêmes lieux, et revoir les mêmes personnes. Ces
très courtes périodes me permettaient tout juste de me donner une
idée de l'investissement physique que ces activités
salariées requièrent, mais j'étais encore loin de saisir
toutes les caractéristiques de ce que signifie être
saisonnier à l'année.
C'est à cette date que je choisis de débuter le
récit de cette étude ethnologique. Ayant épousé ce
mode de vie, sur un peu plus de quatre années - en discernant peu
à peu ses limites, ses contraintes, en conséquence, ses
règles - l'intérêt de cette recherche est contenu dans la
continuité de cette expérience.
Expérience que j'estime double : à la fois
par ce qu'elle m'a amené à comprendre, ethnologiquement
parlant, quant à ce groupe socio-professionnel établi au sein de
la population française contemporaine, et, aussi, par ce que cet essai
d'interprétation1(*) m'apprend de la discipline anthropologique
même, m'invitant plus d'une fois à d'amples et complexes
considérations épistémologiques.
D'un point de vue plus personnel, elle aura été,
en tous cas, l'occasion de rencontres décisives et a
débouché sur des amitiés solides...
C'est, de prime abord, l'ouvrage de Frank Michel, qu'il
intitule « Autonomadie : essai sur le nomadisme et
l'autonomie »2(*)
, qui me révèle les premiers éléments de cette
enquête. Au travers d'un idéal d'« anthropologie
buissonnière et engagée », élaborée sur
la base de sa connaissance d'exemples culturels d'« errance
volontaire et positive », cet auteur plaide en faveur d'un
« nomadisme épanouissant » : il se positionne
pour ce qu'il estime être un « besoin d'utopie »
qu'il voit s'ériger contre un « mal être et (...) la
dépression généralisée de sociétés
entières ». Il questionne les possibilités de ce
nomadisme contemporain avant nous : pourquoi et « comment faire
du neuf avec de l'ancien qui, en outre, n'est plus vraiment adapté
à notre époque ? »
L'auteur différencie là plusieurs
« publics de la mobilité contemporaine » qui
« ne se ressemblent pas tous ». Il parvient à dater
un début d'existence de ce phénomène au milieu des
années 1970 « et son flot de désillusions
idéologiques ». Parmi un large éventail d'exemples, F.
Michel pense aux «nomades du boulot (...), avant tout des migrants de
(basse) besogne » : selon lui, « l'errance s'impose
aux êtres plus souvent qu'elle ne s'offre volontairement. Elle est la
conséquence tragique d'un certain univers économique sur lequel
ont trébuché les vies déroutées de personnes un
moment désespérées, désaffiliées ou
déconnectées de la réalité crue du
monde », ajoutant que « le nomadisme, loin de tout
exotisme, est, sur la terre de France, le nouvel horizon de l'errance
contrainte : de nos jours, plus de 200 000 personnes ne
possèdent pas de `logement fixe' et résident, si l'on peut
dire, dans des baraques, des campings, des chambres d'hôtels, des
caravanes, dans la rue ou aux abords des routes. ».
La réadoption d'un certain nomadisme dans notre monde
contemporain, tel que cet auteur nous le laisse entendre, serait-elle,
dès lors, une solution d'épanouissement trouvée par
quelques uns, dans notre société trop souvent en proie à
la crise économique ?
Poursuivons encore avec cet auteur :
« l'errance suit des contours multiples avec l'effritement du lien
social qui caractérise notre société actuelle. En France,
environ 10 000 jeunes -entre seize et trente ans- écument les
places et les rues des grandes villes. Leurs histoires de vies sont plurielles,
tous ces `nomades du vide' ne sont pas des fugueurs ou des derniers de la
classe, tous ne sont pas non plus forcément les rejetons de famille
déchirées, séparées, décomposées.
Beaucoup sont attirés par des formes de marginalité qui leur
(re)donneraient un sens dans la vie, qui les (re)mettraient sur les rails de
leur propre cheminement ». En situant son analyse dans une
« conjoncture actuelle (...) de la précarité pour tous,
de la stigmatisation du chômage, de la chasse aux nomades et aux
alternatifs en tous genres, du parcours du combattant pour ceux qui voudraient
obtenir des `papiers', de la réduction des aides diverses aux plus
démunis, du contrôle policier tous azimuts et des restrictions
drastiques en matière de circulation », Franck Michel nous
rappelle que la « maîtrise de la mobilité est
une priorité pour les gouvernants». Pour continuer à
asseoir son pouvoir, le gouvernement aurait tout intérêt à
avoir le contrôle sur tout ce qui n'est pas en place, invoquant, pour ce
faire, des principes sécuritaires : « A l'instar des
autres nomades (sans-papiers, réfugiés, clandestins), les
`Travellers' apparaissent plus vulnérables que jamais et subissent de
plein fouet une mobilité surveillée sans
précédent. » Et d'insister sur ce point :
« L'errance temporaire, parfois volontaire, se distinguera toujours
de l'errance subie, forcée et marquée par la solitude. La
première est une échappée belle tandis que la seconde
s'apparente plutôt à une fuite
désespérée. »
Pourrait-on voir dans le quotidien de ses protagonistes,
à ce mode de vie choisi, une forme de contestation politique,
s'inscrivant dans un registre du politique (à la
différence de la politique pratiquée par les
politiciens)?
Avec cet « Essai sur le nomadisme et
l'autonomie », Frank Michel défend un « droit
à l'errance », qu'il perçoit comme un
« mouvement en faveur du changement », privilégiant
de « vivre plutôt que survivre, au risque d'ailleurs de vivre
chichement ». Besoin social en plein expansion, rite d'initiation
occidental moderne ? : « on court le monde d'abord à la
recherche de soi ». Pour lui, « tant qu'il y aura des routes
à prendre, sur terre, en mer ou dans les airs, les nomades sauront
toujours prendre les lignes droites ou les lignes courbes, les diagonales, les
tangentes, les chemins de traverse ».
Qui sont donc ces nouveaux nomades français dont je
souhaite traiter ici ? Sur quelles caractéristiques, pour les
définir, fixer mon attention ?
Ils travaillent en agriculture, ont un numéro de
sécurité sociale, des papiers d'identité, mais se
qualifient eux-mêmes de marginaux au sein de leur propre
société. Quelques uns sont, occasionnellement, des
backpakers3(*),
mais très peu de ceux que j'ai pu rencontrer se considèrent comme
des `Travellers' (terme appartenant à un contexte anglo-saxon). Ils ne
partagent visiblement pas tous les mêmes goûts musicaux, ou les
mêmes traits esthétiques, mais ils savent tout de même se
reconnaître entre eux. Ils ne souhaitent pas être affiliés
à un esprit communautaire mais vivent parfois en collectivité, de
façon temporaire. Ils ne sont pas en très grand nombre mais, en
règle générale, on peut les reconnaître de loin
suivant leurs habitats mobiles et les chiens qui les accompagnent. Le moins que
l'on puisse dire à leur propos, c'est qu'ils ne se laissent pas
facilement cerner...Conséquence socio-culturelle (à fort relent
déterministe...) ou stratégie de protection ?
En tous cas, ils sont présents. Et semblent poser
problème à une majorité de la population française
qui, elle, vit de manière plus sédentaire. Car tenter
d'évoluer dans ce contre-courant social n'est pas toujours une
sinécure pour cette jeunesse-ci : des barrières physiques
(les empêchant de pénétrer sur un terrain communal) et
sociales (les obligeant à « faire sans ») se ferment
à leur arrivée. Les remarques dont j'ai moi-même pu
être témoin sont, apparemment, régulièrement
entendues de la bouche de la majorité française, prouvant par
là un sentiment d'incompréhension générale,
qu'elles soient du genre : « C'est quoi, ça (sic)
encore? Encore des manouches? », « Mais qu'est que
c'est ? Encore un campement de gitans ? Mais ils n'ont vraiment
pas honte... ! Quelle misère ! En tous cas, j'en veux pas
chez moi !», jusqu'au très surprenant: « Ah mais,
vous avez des parents, quand même? C'est parce qu'ils ne vous aident
pas que vous vous retrouvez à vivre comme ça ? »
Frank Michel a son explication quant à ces
faits : « Depuis la fin des années 1970, les
`Travellers', ces jeunes et moins jeunes qui désertent la
société pour se réfugier sur la route (et de plus en plus
dans les villes), rejoignent les `gens du voyage' dans l'imaginaire
fécond de la discrimination colporté par les sédentaires.
La mobilité volontaire, vécue et choisie comme mode de vie, est
suspecte, et les nomades contemporains de plus en plus pointés du doigt
comme les parfaits boucs émissaires et assimilés à des
délinquants et des errants sans toit et sans loi.»
Cet auteur pointe là un détail qui
m'intéresse particulièrement : s'agit-il d'une population
qui subit sa marginalité, en attente d'une autre situation plus
confortable, ou sommes-nous face à un groupe socioculturel qui l'a, en
réalité, pleinement choisi et l'assume?
Pour ce travail de mémoire, je fais l'hypothèse
qu'elle est choisie : ils développent, par là, une
stratégie économique pour fuir un système social
vécu comme trop oppressant.
Un récit ethnologique servira à mettre en
avant les points qui caractérisent leur mode de vie, et sera suivi de
compléments informatifs, délivrés par la pratique
photoethnographique : un premier « bilan »
d'analyse en sera tiré.
Ensuite, je proposerai une histoire -probable, mais
non fixe- de l'habitat mobile alternatif, qui apportera un éclairage
quant aux origines culturelles de ce choix de vie.
Troisièmement, je tenterai d'amener une
analyse succincte des principaux points, qui auront lieu d'évaluation de
l'hypothèse ci-dessus, et conduiront à la
problématique : partant d'un esprit contestataire, leur mode de vie
leur est renvoyé en tant que stigmates ; mais, au lieu de s'en
accabler, ils les renversent en tant que valeurs déterminantes pour se
forger en tant que groupe social, leur permettant ainsi de développer
des techniques et savoir-faires ; valeurs qui les incitent à
concevoir un autre manière de penser l'espace et le temps.
Une partie quant à la méthodologie
employée sera également présentée, partie qui sera
l'occasion d'expliciter les conditions matérielles et les rapports
quotidiens entretenus avec ce terrain.
Enfin, un épilogue viendra compléter un peu
plus l'actualité de cette recherche, délivrant ainsi d'autres
détails et appuyer la validité de l'hypothèse
défendue.
I. D'une expérience de terrain...
1) Une année de saisons en France
Partis de Lyon au début du mois d'avril, nous allons
rendre visite à un collègue saisonnier, au Turzon, canal
rejoignant le Rhône, situé en Ardèche.
Léon, que mon compagnon a rencontré l'hiver
dernier, lors des cueillettes des pommes, vient souvent à cet endroit
pour pêcher tranquillement, lorsqu'il ne travaille pas. L'endroit ne
relève que peu de passages, et seules quelques personnes savent le
trouver là. Sur la route depuis 25 ans, il vit aujourd'hui dans un
fourgon qu'il a aménagé lui-même, disposant ainsi d'un lit,
de feux de cuisson alimentés au gaz, de rangements, de placards, de
banquettes autour d'une table, ainsi que d'un poêle à bois.
Nous rencontrons alors Ali, qui vit lui aussi dans un
camion aménagé. Il a rejoint Léon pour pêcher,
ayant quelques jours de repos devant lui avant d'entamer son prochain emploi de
tractoriste. C'est le début de soirée, et Léon ne manque
pas de nous recevoir chez lui autour de l'apéritif, puis d'un repas. La
petite télévision à fréquence de Léon est
allumée, et nous discutons encore un bon moment après la nuit
tombée, en buvant du vin rouge et en fumant des cigarettes.
Le lendemain, Léon et Ali nous réveillent aux
aurores avec un sandre de belle taille. Les cannes restent à l'eau toute
la journée. Je passe la matinée à discuter avec Ali qui
revient tout juste du Portugal, où il a passé l'hiver. En me
tendant un « pétard » d'herbe, nous parlons de
lectures, de voyages, tandis que Léon et mon compagnon sont partis faire
quelques courses ; puis nous préparons ensemble le repas de midi,
tout en buvant une bière. Cette mi-journée se passe entre
pêche, « joints » et discussions, au soleil. On parle
de l'état de nos véhicules, des réparations et l'achat des
pièces à prévoir, ainsi que des chiens qui les
accompagnent. Les ouvriers, sur la rive d'en face, peinent à leur
tâche et nous regardent, un peu découragés. Quant à
nous, on ne les envie surtout pas, car notre tour de travailler viendra bien
assez tôt... En attendant, on en profite pour faire la sieste.
La soirée se passe tout aussi agréablement que
la veille, entre l'apéritif et le repas, préparé par
Léon, que l'on déguste chez lui. On discute de
l'actualité, de nos idées, des anecdotes qui ont pu nous arriver
récemment, et des dernières nouvelles des connaissances que nous
avons en commun.
Mais il nous faudrait tout de même trouver assez
rapidement du travail. Dans cette zone, il existe de nombreuses offres
d'emplois saisonniers en agriculture pour les mois à venir, puisque
l'été va bientôt s'annoncer. Nous avons
repéré quelques annonces sur le site Internet de l'ANPE et, avant
de partir de Lyon, nous avions obtenu un
« peut-être » d'un cultivateur de fraises pour le
mois de mai. Il était convenu qu'il nous rappelle, pour confirmer notre
place et nous indiquer une date approximative d'embauche. Pas vraiment
convaincus de pouvoir compter sur ce producteur, nous voulions nous assurer
ailleurs d'un autre travail. Léon nous parle d'un couple d'amis qui
devraient travailler dans la vigne au mois de mai, à quelques
kilomètres du Turzon : peut-être y aurait-il de la place pour
nous aussi.
Benjamin et Noémie, notre couple d'amis de Lyon, qui
s'essayent eux aussi à ce nouveau mode de vie, nous ont rejoint ce soir.
Ils souhaiteraient également travailler ces prochains mois. En attendant
demain, nous passons une bonne soirée autour d'un repas, en
écoutant de la musique et en entonnant des chansons punks que
nous connaissons bien, s'enivrant jusque tard dans la nuit.
Le lendemain matin, le temps est couvert et nous incite
à nous motiver pour une autre journée de recherche d'emploi.
Après le café que nous offre Léon, nous décidons de
nous rendre directement chez les agriculteurs des environs. Sans
succès : les familles rencontrées nous expliquent n'employer
personne pour le moment. Nous avons tenté notre chance à
l'ADEPA de la Voulte-sur-Rhône, ainsi qu'à une
Coopérative agricole, pour en revenir bredouille également,
personne ne se trouvant dans les locaux.
Ce soir, Ali nous propose des « trips »,
et des fous rires s'élèvent jusque tard dans la nuit...
Le lendemain matin, il était déjà reparti
avant qu'on ne se lève... Peut-être le recroiserons-nous plus
tard.
Léon nous amène aujourd'hui à
Granges-lès-Valence, pour rencontrer Thomas et Béa. Phil et
Kristin, dont j'ai fais la connaissance en octobre dernier, sont avec eux. Ces
deux couples vivent aussi dans des camions, et se connaissent depuis de
nombreux mois. Ils se trouvent souvent dans cette réserve communale,
dont le chemin d'accès pour y parvenir n'est pas bien visible de loin.
Situé au bord du Rhône, c'est un endroit assez
calme, riche en végétation et en faune. Il se trouve aussi
à proximité de quelques supermarchés, de containers de tri
des déchets et l'approvisionnement en eau est possible un peu plus loin.
Leurs chiens nous accueillent d'abord, en faisant la fête à
Léon, qu'ils reconnaissent tout de suite, mais prennent le temps de nous
sentir, mon compagnon et moi, d'un air méfiant. Phil, Kristin,
Béa et Thomas sont assis à l'ombre de leurs camions, autour d'une
table de camping. Ils nous proposent une bière à chacun.
Léon leur demande pour nous les coordonnées du vigneron chez qui
ils doivent ébourgeonner sous peu. Béa m'inscrit sur un bout de
papier l'adresse et le numéro du producteur, en ajoutant :
« je ne sais pas s'ils cherchent encore du monde, c'est possible que
non, vous verrez bien... ». Léon leur propose ensuite de nous
rejoindre au Turzon, jugeant qu'ici, il y a trop de passants :
« Comparé à il y a quelques années, c'est plus
pareil, on est bien moins tranquilles. Soit on est emmerdés par les
bourges qui habitent à côté et qu'on dérange,
soi-disant, soit c'est par les flics qui nous disent de dégager sans
discuter...». Nous restons avec eux un petit moment encore;
peut-être passeront-ils nous voir un peu plus tard dans la semaine.
Le lendemain, notre voiture ne démarre plus.
Léon veut bien jeter un coup d'oeil et réfléchit à
qui téléphoner, qui pourrait nous dépanner. Dans
l'après-midi, il remarque que le problème réside dans un
manque d'arrivée d'essence.
En début de semaine, mon compagnon accompagne
Léon pour Crest, petite ville en Drôme, à 30
kilomètres du Turzon. Là-bas, Léon peut
récupérer régulièrement son courrier au sein de
l'association « Dialogues », qui assure, chaque
matinée de la semaine, une permanence d'accueil de jour. Ce point
d'accueil permet aux gens de bénéficier d'une adresse et
d'attestations de domiciliation. Mon compagnon a pu à son tour en
obtenir une très rapidement. Dans les locaux de l'association, est une
douche est mise à disposition pour tous les gens de passage, et le
café leur est offert toute la journée. On peut aussi rencontrer
une assistante sociale le matin, qui aide aux démarches d'aide sociale
ou pour toute autre nécessité administrative.
Léon et Matis sont ensuite revenus avec Ali qu'ils ont
croisé là-bas. Lui vient d'apprendre qu'il a enfin obtenu le
R.M.I. Pendant que je tente de monter et de prendre une douche, parmi les
fourrés, à l'abri d'une bâche - bien maladroitement, ce
frêle édifice finissant par me tomber sur la tête au beau
milieu du savonnage, Ali, Léon et Matis enlèvent le siège
arrière et mettent sur cale une des roues de la voiture, pour atteindre
la jauge du réservoir. Ali avait eu, plus jeune, le même
modèle : il s'est proposé de nous donner un coup de main.
Effectivement, c'est la durite d'arrivée d'essence qui est
percée, d'où la fuite... Léon nous donne alors une partie
de celle qui compose son groupe électrogène, ce qui permet de
réparer la « 205 ».
Ce soir, Ali invite chez Léon l'homme qui a
amarré, seul, il y a quelques jours, sur la même berge où
sont garés les camions. Il vient de Genève, dans un petit bateau
d'une tonne, essayant de se rendre ainsi jusqu'à Marseille. Il nous
demande ce qu'on fait « dans la vie » et d'où l'on
vient. Il veut savoir si les policiers ou les gendarmes du coin passent souvent
par ici, et s'ils nous permettent de rester longtemps à cet endroit.
Léon lui réplique alors : « Ils sont
déjà venus me voir, en me disant que je n'avais pas le droit
d'être là, parce que ça appartient à la
C.N.R. [la Compagnie Nationale du Rhône]. Mais quand je lui ai
répondu : ` ça - y avait un bidon de 15 litres d'essence ou
de produits chimiques, je ne sais pas, j'ai pas voulu l'ouvrir, que j'avais
sorti du fleuve - ça non plus ça n'a pas le droit d'être
là', ils m'ont laissé tranquille. Ils savent que je pêche,
je leur ai montré ma carte ». La carte de pêche, qui se
paye annuellement, lui permet, en cas de contrôle policier, de justifier
sa présence en toute légalité, du fait qu'il pêche.
Peu de temps après, ce « marin » nous laisse pour
rejoindre son esquif.
Le lendemain matin, de bonne heure, Léon vient à
notre tente nous réveiller. Il pense qu'il faut au plus vite chercher la
pièce qui manque sur la voiture. Il craint que la police nationale ne
vienne nous déloger : une voiture de fonction de la C.N.R. vient de
passer. D'après Léon, « le directeur de la C.N.R. ne
veut pas de squattage le long du Rhône. Faut pas qu'on traîne, les
keufs peuvent débarquer d'ici un quart d'heure s'ils les ont
appelé. Moi, ils me connaissent, ils me diront peut-être rien,
mais dès qu'ils voient du monde, et en plus une toile de tente... Faut
pas oublier qu'ils ont interdit le camping sauvage en
Ardèche ! S'il vient ce type, j'essaierai bien de discuter
avec lui parce qu'ils nous interdisent de camper le long du Rhône mais
eux ils ont le droit de le polluer jusqu'à Marseille ! ».
Puisque notre voiture est encore sur cale et qu'il est interdit par la loi
d'entreprendre des réparations mécaniques en dehors d'une
propriété privée ou d'un parking, ils pourraient
facilement nous accuser de dégrader l'environnement en laissant
là une épave... Nous nous dépêchons donc de changer
la durite dans l'après-midi et de tout remonter. Jusqu'au soir, personne
d'autre ne passe.
Un garde de la C.N.R est revenu le lendemain matin. Il
connaît déjà Léon ; il est venu directement lui
parler. Il veut savoir à qui appartient cette toile de tente,
Léon lui explique que nous sommes à la recherche de travail en ce
moment et que nous ne resterons pas là longtemps. Mais le garde lui
rétorque qu'il ne peut pas nous laisser camper ici, qu'il faut partir,
en faisant une remarque quant à un sac poubelle, laissé en
évidence près du fourgon de Benjamin. Léon nous en veut
que soient passés les gardes deux jours d'affilée, à cause
de notre négligence. Il nous fait bien comprendre, à force de
nous le répéter, qu'il nous faut être plus discrets les
prochaines fois, au moins par respect pour les autres nomades comme nous.
Car, à cause de cet incident, Ali a préféré partir
de son côté ce matin : avec du sursis au dessus de la
tête, une simple amende lui aurait valu de sérieux
problèmes. Léon nous parle encore longtemps de ce type d'erreurs
à éviter qui sont, selon lui, autant de bons prétextes
pour le gouvernement de nous empêcher de vivre tranquillement notre mode
de vie. Raisons qui leur suffisent à placer, par la suite, des
barrières, sur la plupart des chemins qui accèdent à des
emplacements un peu agréables, ou, même, à envoyer
systématiquement les forces de l'ordre.
Cet épisode désagréable nous met dans la
gêne face à Léon, que notre compagnie n'enchante
peut-être plus tellement. Cela, additionné au fait que nous
n'avons toujours pas trouvé de travail, nous incite à partir.
Benjamin et Noémie nous suivent. Nous continuons de
visiter les cultivateurs autour de la Voulte-sur-Rhône, mais sans rien de
concluant : « Avec tout ce qu'il a gelé [en mars
dernier], ça ne va pas arranger tout le monde, nous autres et les gens
comme vous... », nous dit une agricultrice. Nous allons ensuite
à Tournon-sur-Rhône tenter notre chance dans une
coopérative agricole et une ANPE, où l'on nous fait remplir des
fiches d'inscription pour l'été à venir, mais sans grande
conviction... Les employeurs agricoles cherchent parfois leur personnel deux
à trois mois à l'avance, mais il n'est pas rare qu'au dernier
moment, des employés se désistent, et il peut rester des places
de « dernière minute ». Ou encore que l'employeur
privilégie les personnes issues de son propre département, en qui
il pense pouvoir accorder plus de confiance, ou parce qu'il doit réduire
son effectif car la récolte n'est finalement pas suffisante. Il n'est
donc pas toujours utile, en saisons agricoles, de prévoir de travailler
longtemps à l'avance, ou de compter trop sûrement sur un
exploitant qu'on ne connaît pas encore. Egalement, la récolte
dépend jusqu'aux derniers instants des effets
météorologiques : les dates où débutent le
travail ne sont largement qu'indicatives et souvent modifiées à
l'approche de la période prévue. Il ne faut pas être
pressé, tout en restant disponible.
En nous arrêtant dans les Gorges du Doux, nous
rencontrons un jeune homme, qui gare sa voiture au même moment. Il engage
la conversation en nous déconseillant d'emprunter le chemin de gravats
avec nos véhicules, trop accidenté. Après nous être
présentés, il nous propose de la nourriture qu'il a
récupéré la nuit dernière dans les poubelles d'un
supermarché des environs : des fruits, des légumes, du pain,
des yaourts, du chocolat,... des invendus encore consommables mais interdits
à la vente, en raison de la date de péremption trop proche:
« Il y en a plein tous les soirs, même pour mon
chien... Moi, je suis tout seul, je pourrai pas tout manger avant que
ça ne pourrisse, alors prenez-les. » Nous lui proposons de
partager avec lui notre repas, sur la plage, bien qu'il m'ait averti :
« C'est gentil, mais, je ne crève pas de faim, tu
sais... ». Nila est israélien. Il travaille en France depuis
un an et demi. Il est dans la région depuis quelques jours, attendant
que débute l'éclaircissage des arbres fruitiers, puis il
espère pouvoir enchaîner sur les cueillettes, dans la même
exploitation où il avait été embauché l'an dernier.
On lui a prêté une voiture pour la saison, où il passe ses
nuits, ou dresse une toile de tente quand il le peut. Nila nous parle d'un
accueil de jour, qui se situe à la sortie de la ville, où l'on
pourrait se doucher. Destiné aux Sans Domicile Fixe, les
bénévoles proposent également quelques lits d'appoint, le
petit-déjeuner, une gazinière pour préparer ses repas de
la journée, et mettent à disposition une machine à laver
et un sèche-linge pour une somme très modique.
Nous quittons Nila pour repartir en direction de
Colombier-le-Vieux. Nous souhaitons rendre visite à la famille Sapet,
qui nous emploie depuis les trois derniers étés, en cueillettes
des cerises et des abricots. Ils habitent à une vingtaine de
kilomètres seulement : c'est l'occasion d'aller les saluer.
Peut-être André connaît-il des agriculteurs à la
recherche de personnel ces temps-ci? Arrivés chez lui, il nous
conseille d'aller voir du côté de St Donat-sur-l'Herbasse,
près du département de l'Isère : on ramasse les
asperges en ce moment. Nous passons la nuit au bord du lac du village, et
repartons dès le lendemain. Avant de prendre la route, nous
décidons d'aller au centre d'accueil dont nous a parlé Nila, la
veille, souhaitant vivement prendre une douche.
Un travailleur social nous demande nos noms et notre âge
(fictifs, si l'on préfère), nous expliquant que l'association
devait, à présent, justifier son activité et la
nécessité de ce local : le maire de Tournon ne souhaite plus
voir de « squatteurs » ou de « jeunes
vagabonds » arpenter les rues pendant la saison estivale, et fait
pression sur le centre d'accueil pour qu'ils diminuent ses fréquences
d'ouverture. Celui-ci n'ouvre plus qu'une matinée et un
après-midi sur deux, pendant l'été. Un des trois
référents nous indique le fonctionnement et les règles de
l'association, tandis que cinq autres personnes sont également
présentes. Quelques uns portent de lourds sacs à dos,
accompagnés de leurs chiens, et une ou deux autres personnes sont en
camion, garés non loin. Nous recroisons Nila ce matin-là, qui
participe à balayer la salle, avant sa fermeture.
Dans la vallée de l'Herbasse, la saison de
récolte des asperges n'est pas suffisamment rentable pour employer plus
de personnel. Les producteurs de tabac ne semblent pas
intéressés, non plus, par notre démarche. Un producteur
d'abricots n'a pas encore constitué d'équipe mais, malgré
une discussion cordiale d'une demi-heure, il ne nous garantit pas de nous
prendre. Nous-mêmes, nous sommes un peu sceptiques devant ses
propos : « Chaque année, c'est pareil, j'ai des
problèmes avec les employés. Ils ne sont pas contents parce que
je les paye que deux mois après (sic), ils râlent, alors
maintenant, je préfère prévenir. Et puis à chaque
fois faut s'occuper d'eux, j'ai pas le temps. Je préférerai
qu'ils se débrouillent tous seuls. » Ces dires nous laissent
à penser que nous préférons largement retourner chez
André cet été...
Bien souvent, les agriculteurs préfèrent nous
refuser les emplois qu'ils proposent car - et à juste titre - nous
manquons d'expérience. Mais comment pouvoir en disposer un jour si nous
ne parvenons déjà pas à insérer
de « premières adresses »? J'entreprends donc
une large prospection téléphonique, à partir des pages de
l'annuaire du département, décidée à, pratiquement,
nous « vendre ». Quelques producteurs me donnent le contact
de confrères : « Il emploie du monde ces temps-ci, alors si
vous êtes sérieux... », et d'autres, simplement quelques
encouragements à continuer nos recherches d'emploi... Finalement, deux
maraîchers se trouvent vraiment intéressés : ce serait
pour le début du mois de mai. Nous attendons maintenant qu'ils nous
rappellent, dès qu'ils pourront estimer une date à laquelle
débuter. Benjamin et Noémie préfèrent «se
poser » quelque part avec leur « J9 », souhaitant
économiser leur gasoil ; nous nous rejoindrons sous peu. Nous
retournons alors au Turzon pour une nuit, le temps de récupérer
mon chat, resté avec Léon, et « prendre la
température »...
Pendant que nous étions partis, Ali est revenu au
Turzon. Apparemment, nous ne sommes pas les malvenus mais, ce soir, ils nous
reparlent encore assez longuement de l'image que notre conduite a pu donner.
Ils nous citent beaucoup d'exemples de personnes qu'ils choisissent de ne plus
fréquenter, à cause de ces raisons. Ali appuyait les propos de
Léon: « C'est comme `ne pas tendre le bâton pour se
faire battre'...»
Thomas et Béa passent un peu plus tard. Maintenant que
mon compagnon a le permis, Thomas nous propose de nous revendre son vieux
fourgon : « Ca serait pour vous du provisoire, vu l'état du
`J7', c'est pour ça que j'en change, mais c'est quand même mieux
que la voiture, en attendant de trouver un autre camion en meilleur
état... ». Nous projetons effectivement de nous en procurer
un, d'ici la fin de l'été.
Une semaine plus tard, le primeur « bio »
nous rappelle pour nous proposer trois à quatre heures de travail par
matinée. La fraise, fruit très fragile, ne se conserve pas :
il en cueille un peu tous les jours pour les livrer l'après-midi
même. « L'idéal, pour vous, serait de jongler avec une
autre activité l'après-midi, parce que ça ne va pas vous
faire grand'chose à la fin... ». Il nous a donné
rendez-vous chez lui, à Peaugres, pour la semaine d'après, en vue
de signer les TESA de déclaration d'embauche : nous
pourrons commencer le mardi suivant. Entre-temps, il trouve pour nous la
solution de travailler les après-midi et les samedis à
l'ébourgeonnage de vignes, chez un autre patron, à une quinzaine
de kilomètres de chez lui. Assurés de ce futur emploi, nous
donnons la seconde « adresse » de récolte de fraises
à un autre couple d'amis saisonniers, qui ont pu, eux aussi, se faire
embaucher.
Il nous reste une semaine de
« vacances »... Nous rejoignons Benjamin et Noémie,
à Chanas, où ils ont déniché un coin tranquille, au
bord d'un petit cours d'eau, éloigné des habitations. Dans la
nuit, un petit groupe en camion arrive bruyamment pour s'installer de l'autre
côté de la rive. Le lendemain matin, nous les apercevons ramasser
du bois, et ils nous invitent à venir prendre le café. Ils sont
trois, deux hommes et une femme, et dorment ensemble dans le même
fourgon, très peu aménagé. Nous ne savons pas vraiment ce
qui les amène par ici, à part le fait d'avoir eu besoin d'un
endroit au calme et au plat pour dormir un peu, avant de reprendre la route
pour Tournon.
Nous nous rendons chez la famille Perrier à la date
convenue. La patronne nous reçoit chez elle, en attendant son
époux, qui arrive peu après sur son tracteur, accompagné
du vigneron. Ils nous expliquent qu'ils attendent de nous, principalement,
ponctualité et soin à la cueillette, due à la grande
fragilité du fruit. Nous leur parlons de notre expérience en
agriculture mais c'est plutôt la question du logement qui leur pose
problème. Ils n'osent pas nous placer derrière chez eux :
« Avec la route nationale juste derrière, les flics vont venir
illico quand ils vous verront... ». Ils ne disposent pas encore de
sanitaires ou de « coin cuisine » pour les employés,
et le vigneron n'a pas non plus d'endroit chez lui pour nous loger. De notre
côté, nous ne voulons pas séjourner dans un camping,
où l'on nous ferait payer un emplacement. Ils comprennent vite notre
position : « On va réfléchir à une solution
d'ici mardi. Si on trouve quelque chose, vous nous direz si ça vous
convient. ».
Manu nous a rappelé, quelques jours après, pour
nous emmener chez un paysan, qui a reconverti son domaine en
« camping à la ferme » et « chambres
d'hôtes ». Nos deux patrons se sont arrangés entre eux
et prennent finalement eux-mêmes en charge notre location. Nous pouvons
ainsi disposer à tout moment des toilettes et de la salle de bains de la
maison. On nous a installé sur une terrasse de terre battue, d'où
le point de vue embrasse un large et bel horizon.
Voilà le premier jour de travail. Nous nous levons
à cinq heures le matin, pour être déjà accroupis
devant notre rangée, dès six heures. La fraise n'ayant pas de
peau, on ne la touche pas avec les doigts mais on la cueille en cassant sa
queue, entre le pouce et l'index. On les place directement dans des barquettes
en plastique, de telle sorte que la queue et les imperfections soient
cachées, la partie la plus rouge du fruit placée en
évidence. Nous sommes payés à l'heure tandis que, dans de
plus grandes exploitations, on nous paye à la tâche. Nous
évoluons à travers la serre sur les genoux, en appui sur les
orteils, ou le dos courbé, pour être à hauteur des buttes.
Tout n'est pas encore mûr, et nous repasserons deux à trois fois
sous les serres durant le mois. Selon la commande du jour et le stade de
maturité, il nous arrive de travailler jusqu'à onze heures, ou
seulement jusqu'à huit ou neuf heures. Les courbatures du lendemain ne
nous incitent pas à apprécier ce travail, que l'on trouve
difficile. Mais, au bout de quelques jours, les douleurs finissent par
s'atténuer.
L'après-midi, chez le vigneron, le soleil se fait plus
assommant. Bien qu'il y ait plus d'air que sous les serres, il fait
déjà très chaud pour un mois de mai. Ici aussi, il s'agit
d'un travail qui s'effectue accroupi, ou le dos courbé. C'est la
période pour ébourgeonner (ou
épamprer) : un des nombreux passages possibles dans une
vigne sur une année, qui suit la taille hivernale, précède
les vendanges vertes et les vendanges de septembre. Nous sommes huit
à travailler, chacun dans sa rangée. Selon les cépages et
la surface du terrain, la longueur d'une ligne peut varier de 50 à 200
mètres. Cette année, le climat particulièrement chaud de
ce printemps fait si vite pousser la vigne qu'il y a du retard : les
jeunes tiges deviennent de plus en plus longues et rigides, elles deviennent
encore plus difficiles à sectionner à la main. Il nous faut nous
presser de terminer les parcelles, avant les jours de grand vent. Nous les
relevons ensuite entre des fils de fer, qui les maintiendront à la
verticale tout le reste de l'année, puis nous les attachons.
Les conditions météorologiques très
pluvieuses de cette année nous laissent l'occasion de nous
remettre, de temps à autres, de nos efforts mais, après trois
semaines de travail, nous n'avons finalement pas comptabilisé autant
d'heures que nous l'aurions souhaité.
Nous sommes à la fin du mois de mai. La famille Sapet
nous attend pour la récolte des cerises qui, cette année, a une
semaine d'avance. Mais, tandis que nous nous apprêtions à les
rejoindre, André nous prévient que la cueillette de la
première variété est pratiquement terminée :
les fortes pluies et la grêle, tombées quelques jours plus
tôt, n'ont laissé que deux à trois jours de travail aux
cueilleurs présents avant nous. Nous avons finalement un peu de temps
devant nous, pour nous rendre à Colombier le Vieux, en attendant que
mûrissent les variétés tardives. La pluie, qui semble ne
pas vouloir cesser depuis plusieurs jours, nous dissuade de chercher du
travail, pour les jours « creux» à venir. Autant en
profiter pour se reposer et faire ce qui presse, avant que le travail, aux
cerises, ne nous prenne bientôt tout notre temps et notre énergie.
La saison de l'année dernière avait
été faste et lucrative, mais cette fois-ci, le tri est de mise,
et ce, dès le premier jour. Abîmées et
éclatées par la pluie et le soleil, nous risquons de ne pas faire
notre compte autant que nous l'aurions espéré...
Il pleut lourdement, ce quatrième matin, ce qui
n'arrange rien à notre affaire de rendement : nous disposons
déjà d'une journée de repos
« forcée ». Le tri des cerises retarde la cueillette
et, forcément, le nombre de cagettes remplies... Nous sommes
payés au poids, s'évaluant cette année
à 0, 52 euros le kilo. Les cagettes de cerises en contiennent 5
kilos : il faut donc environ 25 cagettes pour atteindre le
S.M.I.C., dans une journée de 8 heures. Selon la force
d'endurance, la technique, le caractère et la motivation de chacun, les
cueilleurs ne ramassent pas tous de la même manière. Il est
possible de choisir soi-même son temps de travail, selon son rythme
personnel, tant que nous parvenons à un minimum requis dans la
journée : quand on se sait capable d'un certain chiffre en un
certain temps, après quelques saisons, on peut se permettre de commencer
la journée plus tôt, ou de la finir plus tard, de
s'aménager un temps pour la sieste ou pour descendre à la ville
faire des courses.
Une journée de cueillette peut vite devenir lassante,
à force de compter nos résultats, quand on a le sentiment que
« ça ne vaut pas le coup ». Dans les champs, on
surveille constamment son rythme équivalent à l'heure,
on s'enquiert des résultats des autres, on calcule à combien cela
va nous revenir en liquidités... Le soir aussi, avec une apparence
quasi-obsessionnelle, on reparle de notre journée, on recompte et on
compare les records, on commente la qualité du verger, cherchant
à se situer plus ou moins bons cueilleurs... La fatigue physique et le
manque de sommeil, liés à ce fonctionnement,
génèrent parfois des tensions : il y a souvent au moins une
personne qui estime avoir eu un moins bel arbre que son voisin, se trouver dans
une rangée plus abîmée qu'une autre, ou s'énerve
pour un autre prétexte.... Pour le saisonnier, c'est le moment de se
constituer un pécule pour l'hiver : prévoir
financièrement son temps de repos en hiver, un projet de voyage pour
certains, un projet artistique pour d'autres. Daniel, par exemple, aux
cueillettes des pommes, voit en chaque palox rempli une semaine de
nourriture! Il entend donc bien en ramasser un maximum pour s'assurer de passer
l'hiver tranquillement.
Nous ne sommes maintenant plus qu'une dizaine, pour encore une
petite semaine de travail. La saison des cerises n'a finalement pas duré
autant que prévu. Les dernières pluies ont achevé
d'abîmer les fruits, et de nous user physiquement et moralement, à
force de tri. Il reste encore quelques cerises bien mûres, et les
abricots précoces sont déjà prêts à
être cueillis. Quelques personnes reviendront pour la récolte des
abricots, d'ici une quinzaine de jours, mais, ayant subi le gel au mois
d'avril, elle ne donnera pas beaucoup de fruits, et, donc, de travail :
dix jours, tout au plus.
La fin de la cueillette des abricots approche, et tous
attendent avec plaisir la fête traditionnelle de la
« Reboule » : la famille Sapet réunit, à
cette occasion, tous les salariés autour d'un repas, la veille du
départ, avant que chacun reparte de son côté.
Les bonnes « adresses » se donnent parfois
entre saisonniers, mais avec, toutefois, un peu de réserve. Car elles
sont plutôt rares: il ne faudrait pas que la conduite
déplacée ou incorrecte d'un saisonnier, peu conscient des
considérations alentours, ne déteigne sur la personne qui le lui
a recommandé, prenant ainsi le risque d'être catalogué de
la même manière et, ainsi, de la perdre. A l'inverse,
également, un agriculteur qui apprécie un saisonnier pour ses
qualités de travail, où rapidité et soin sont requis,
n'hésitera pas trop à employer aussi ses amis. Quand Ali
établit le contact entre un de ses patrons et nous pour travailler
à l'éclaircissage des pommiers, près de Sisteron, nous
prenons bien garde : ni de faire regretter à ce producteur la
confiance accordée à des saisonniers, ni à Ali sa
gentillesse d'avoir pensé à nous et de nous permettre de combler
notre manque pécunier. Il lui a déjà parlé de nous,
affirmant qu'on savait « bosser ». Ali nous a
rassuré : « Si vous ne le voyez pas, c'est qu'il est
content, tout va bien. ». En effet, nous ne l'avons que très
peu croisé. En nous apportant notre paye, le dernier jour, sa fille nous
invite à revenir pour la cueillette prochaine, au mois d'octobre.
Au mois d'août, je prends contact, par
téléphone, avec une famille de vignerons, en
Champagne-Ardennes : elle est à la recherche d'un groupe autonome
de six ou sept personnes, pour constituer une
équipe à la tâche. Quelques
amitiés, qui souhaitent travailler aussi, rejoignent la proposition, et
il ne faut pas plus d'une journée avant de trouver les deux autres. Nous
nous présentons chez eux, au début du mois de septembre.
Les vendanges en Champagne, lorsqu'elles sont
rémunérées au rendement, sont
réputées pour la possibilité de gagner bien plus d'argent
qu'en une journée habituelle payée au S.M.I.C. Et pour
preuve : dès le deuxième jour, le temps de s'organiser et
d'accorder nos rythmes, la pesée de la fin de journée indique que
nous obtenons un peu plus de 100 euros chacun, pour une journée de 9
heures. Nous voyons le producteur lorsqu'il vient chercher les caisses, le
soir, vers 18h, signe que la journée s'achève, nous indiquant la
prochaine parcelle à vendanger. Tandis que les conventions
M.S.A. stipulent sur papier que « les
tâcherons ne sont ni nourris, ni logés par
l'employeur », la famille Beaufort nous prête une maisonnette
où nous pouvons dormir au sec et préparer nos repas. Elle nous
apporte chaque soir les restes intacts des repas de la veille de
l'équipe dite à l'heure, ainsi qu'une bouteille de
son Champagne, satisfaite de nos efforts de tri et du peu de grappes
oubliées sur les ceps
Les vendanges durent neuf jours d'intensité physique et
de bonne humeur collective. Quand on sait que chacun d'entre nous repartira
avec une paye équivalente à 3 semaines de salaire, on garde plus
facilement le sourire ! Le temps clément et ensoleillé, rare
dans cette région d'une morne humidité, nous a certainement
permis d'accéder à de tels résultats - même en
joyeux Beaujolais, payée à l'heure, l'équipe la plus
rapide et efficace deviendra subitement molle, gauche et
démotivée sous les averses...
Nous nous sommes trouvés plutôt chanceux pour de
premières vendanges en Champagne : des amis de Mathilde, qui
travaillent à quarante kilomètres de là, pour un
prestataire de service, leur fournissent seulement un terrain boueux de
cinquante mètres carrés, pour loger sous tentes une équipe
de vingt-sept personnes et leurs vingt-neuf chiens...
Avec le salaire perçu aux vendanges, nous pouvons
à présent nous occuper de l'état de notre nouveau
véhicule « qui a de quoi offrir une belle
maison », comme nous l'affirme Léon. Depuis fin août,
nous avons fait l'achat d'un vieil utilitaire (plus vieux que moi !),
constitué d'une caisse en aluminium, de 4,20 mètres de long, 2,20
mètres de large et 3,60 mètres de haut, de couleur jaune. Mais il
aurait rapidement besoin que l'on effectue de nombreux travaux
mécaniques et d'étanchéité avant de commencer
à l'aménager. Il vaut mieux profiter des derniers beaux jours
pour en réaliser d'abord les plus urgents, avant l'arrivée de
l'hiver. Nous nous doutons déjà que nous devrons nous contenter,
pour quelques mois encore, de peu de confort matériel, avant le
printemps et la reprise du travail saisonnier prochains, qui nous permettra de
financer l'aménagement, prévu pour l'été
suivant.
Il nous faut une semaine, et trois centres de contrôle
technique différents, avant de parvenir à en dénicher un
dont le bâtiment serait suffisamment haut, pour recevoir notre
véhicule. Et une semaine de plus, entre Crest et Valence, pour obtenir
tous les justificatifs nécessaires en vue d'éditer la carte
grise. Car qui dit « carte grise » dit aussi
« adresse » : l'attestation de domiciliation
émise par l'association « Dialogues » fut
acceptée avec peine, par une fonctionnaire de la préfecture assez
méfiante... Sans compter la semaine de vraie bataille avec l'assureur,
dont il faut surtout s'armer de sang-froid pour parvenir à lui faire
comprendre le même détail. Mais, cette fois-ci, l'attestation de
domiciliation n'est pas suffisante : nous devons, avec dépit,
recourir à l'adresse parentale.
Durant ce temps, nous avons rejoint Phil et Kristin à
Granges-lès-Valence, qui reviennent des vendanges, dans le Diois. Thomas
et Béa sont là, eux aussi, occupés à des travaux
sur leur nouveau fourgon : le pare-brise de leur ancien
« J7 » a explosé, ils sont maintenant bloqués
ici, le temps d'aménager et de transférer leurs affaires dans
leur nouveau « Mercedes ». Le soleil d'automne nous offre
ses derniers rayons: il fait encore suffisamment bon pour manger dehors.
Phil et Kristin connaissent bien la vie sur la route, qu'ils
mènent ensemble, depuis dix ans. Ils l'ont faite un moment en sacs
à dos, avant de vivre en camion. Leur « C35 » est le
troisième qu'ils ont aménagé : ils savent bien ce que
c'est de se retrouver bloqués à cause de pannes et d'attente de
pièces à changer : « on n'est pas toujours aussi
mobile qu'on le souhaite... ! ». Nous colmatons les trous de la
carrosserie et refaisons les jointures du toit en quelques jours, juste avant
qu'il ne pleuve, aidés des conseils de Phil et Thomas, plus
expérimentés que nous dans ce domaine. Phil et Kristin nous
offrent notre première plante verte, pour notre prochain
aménagement. En attendant que chaque chose ait sa place, il nous faut
souvent penser à tout caler et sangler avant chaque départ,
sans quoi, bien des choses se déplacent et se brisent, lors de virages
ou de manoeuvres...
Kristin et Phil prévoient de monter plus haut en
Ardèche, pour cueillir des champignons et se balader. Seule une casse,
de tout le Nord de la vallée du Rhône, possède les
pièces dont nous aurions besoin et, comme le propriétaire s'en
doute, il en profite pour nous les vendre à un prix exorbitant. Nous
repartons pour Lyon, où nous pourrons être accueillis avec notre
camion, souhaitant profiter des vacances de la Toussaint, et de la place
disponible d'un parking, que nous connaissons déjà.
Je réalise à quel point il est difficile de
séjourner à Lyon avec notre camion, que ce soit pour circuler,
trouver une place où l'on ne dérangera personne, ou
vis-à-vis des forces de l'ordre, qui ne manquent presque jamais de
contrôler nos papiers, d'un air suspicieux. Un d'entre eux nous a
demandé, une fois : « Même si vous êtes
sans abris, vous avez rien trouvé de mieux que de
vivre là-dedans ? » Ou, encore, lorsque nous le parquons
derrière un collège - à une place réservée,
la seule vue de notre maison mobile semble faire désordre pour le
personnel administratif et les parents d'élèves : il attire
l'oeil et soulève des commentaires (« C'est quoi, ce
truc ?... »). Nous comprenons vite que nous ne serons pas
tranquilles ici. Nous préférons donc terminer au plus vite ce qui
nous reste à faire en ville, avant de repartir ailleurs. Il ne nous
reste plus qu'un mois avant la contre-visite du contrôle technique: nous
retournons dans les environs de Crest.
Léon est au Turzon depuis quelques jours, il vient de
terminer la cueillette des pommes. Il nous déconseille tout de suite le
poêle que nous venons d'acheter : il risquerait, vu son mauvais
état, de mettre le feu à tout le camion. Il nous faut tout un
après-midi pour changer la porte, avant droite, de la cabine conducteur.
Les pièces récupérées sur l'ancienne porte nous
permettent de réparer, aussi, celle de gauche. Mais, au moment de
démarrer le camion pour aller faire quelques courses, la pédale
d'embrayage ne répond plus, et nous laisse bloqués là.
Cela nous signifie vivement l'urgence de l'entretien de quelques parties
mécaniques... Ou plutôt devoir changer une pompe de liquide de
frein, comme le pense Léon ? En tous cas, on ne peut pas partir
pour le moment, et s'il faut acheter une pièce neuve, ce ne sera pas
avant lundi... L'hiver approche peu à peu, il commence à faire
froid et le vent s'est levé. Je commence à craindre notre
situation puisque notre habitat n'est pas encore isolé... « Ce
ne sera pas la seule fois qu'on se retrouvera bloqués quelque part, tu
sais, mais là, au moins, il y a quelqu'un pour nous aider, ce qui ne
sera pas certain pour les prochaines fois où ça
arrivera... », me rappelle alors mon compagnon. Les petits travaux de
résine et de scie sauteuse, que j'ai prévu pour le lendemain,
devront attendre aussi... Pourtant, ce n'est pas le temps matériel qui
nous manque, au contraire, mais le mistral s'est levé et pourrait
bien ne pas cesser avant plusieurs jours... Matis et Léon ne souhaitent
pas, non plus, travailler sur les camions par ce vent glacé :
« On peut rien faire de bien avec ce temps, faut attendre que
ça se calme. Pour faire de la mécanique, faut de meilleures
conditions, déjà qu'on est à
l'extérieur... », me rappelle aussi Léon ... Bon,
malgré moi, il nous faut donc attendre...
Après deux jours de réflexion logique et
mécanique, et quelques petits échecs, Léon parvient
finalement à régler le problème de ses essuie-glaces, puis
des nôtres - dont le réglage se jouait à 2
millimètres... Il a desserré, nettoyé et
réajusté la tringlerie (peut-être avons-nous
remplacé le moteur des essuie-glaces pour rien...). Il nous
prévient que c'est une solution provisoire, puisqu'il pense que les bras
des essuie-glaces ne sont pas d'origine, et donc non adaptés au
modèle du camion. Pour l'instant, nous ne connaissons pas vraiment notre
véhicule, seulement très peu de choses quant à son
entretien, les années précédant son achat. Peut-être
y a-t-il eu d'autres semblants de réparations qu'il faudra
sûrement revoir de plus près. Seuls le temps et son usage sur la
route nous le confirmeront, en fonction des pièces changées, des
réparations passées et des faiblesses constatées. C'est
ainsi que Léon a, peu à peu, appris à bricoler par
lui-même : « Je suis pas mécano, je sais juste
faire ma mécanique sur mon propre véhicule depuis qu'il m'est
arrivé des galères et que j'ai retenu ce qu'il fallait
faire... »
Quant à l'embrayage, on commence par effectuer une
purge du liquide de frein, pour le remplacer par du neuf. Nous le laissons
ainsi toute la nuit et le lendemain, s'attendant à pouvoir partir
ensuite, maintenant que l'essentiel allait être en marche. Mais,
là encore, la pédale reste coincée... Je commence à
être -presque- habituée à devoir remettre nos plans
à plus tard... Peut-être que la vidange n'est pas suffisante, que
des bulles d'air restent dans le conduit ; nous recommençons.
Léon se souvient finalement de la nécessité, pour les
véhicules « poids lourds », de démarrer le
moteur, afin de pouvoir terminer la vidange. Il nous reste donc à finir
de remonter les essuie-glaces - et tout le reste - pour allumer le moteur.
C'était tout simple, mais encore fallait-il le savoir! On pouvait enfin
penser à repartir, à moins que... ?
En partant du Turzon, et même encore loin, sur la route,
nous nous attendons à ce qu'il advienne autre chose. Nous avons fini les
réparations mécaniques, avant la date butoir du contrôle
technique, trouvé une gazinière et un poêle à bois,
plus efficace, pour affronter les prochaines rigueurs de l'hiver. Nous
disposons, en plus, d'un groupe électrogène. Le climat,
déjà rude, nous enjoint à remettre à la saison
prochaine le reste des travaux d'aménagement. Ce que nous avons
entreprit s'avère peut-être plus difficile que ce que
j'imaginais : il nous faut en réalité plus de temps et
d'argent, nous n'avons pas toujours toutes clés en mains, on apprend
à bricoler sur le tas ; mes plans sont toujours susceptibles
d'être modifiés, il y a toujours une meilleure façon de les
organiser... On ne sait plus par quoi commencer, tant il y a des travaux et de
contraintes à appréhender.
Phil et Kristin nous préviennent, par
téléphone, que des pièces détachées de
« 508 » sont à récupérer, près
de Valence. Vivement intéressés, nous descendons les voir pour en
savoir plus. Ils se trouvent à Granges, accompagnés de Christophe
et Milie, que nous rencontrons pour la première fois. Notre camion leur
plaît, pour la large place dont nous disposons à
l'intérieur : ce couple aimerait, à l'avenir, changer leur
fourgon pour un de ces modèles. Léon est là, lui aussi,
mais il a triste mine. Kristin m'explique que son chien a disparu il y a
plusieurs jours maintenant, et qu'il n'a plus vraiment de raisons
d'espérer le voir réapparaître...
Nous le rejoignons à Crest, puis nous décidons,
avec lui, de changer de site pour un autre, moins sombre. Nous devons
auparavant faire quelques courses. Mais, en sortant d'un parking, la capucine
de notre camion vient frapper fortement un portique, trop bas, que nous n'avons
pas remarqué : elle est pliée, laissant deux larges trous
à chaque côté...
Nous sommes au mois de janvier, et de, nouveau, à la
recherche d'un travail saisonnier.
Un employé d'un « Point Relais
Emploi », en Languedoc-Roussillon (chargé de faire le lien
entre employeurs agricoles et travailleurs saisonniers) m'a alors averti :
« Si vous sentez des réticences de la part d'employeurs, du
fait de votre mode de vie, n'hésitez pas à mettre en avant vos
compétences et vos saisons antérieures, pour rassurer l'employeur
que vous savez travailler, même si vous vivez comme
ça... ». En effet, un agriculteur m'avoue ne pas vouloir nous
prendre du fait de notre « vie en camion », il semble nous
avoir déjà catalogué : « C'est une mauvaise
expérience, je sais que ça ne marche pas... » J'ai beau
l'assurer de notre sérieux, mais rien n'y fait : il doit avoir ses
raisons, et nos prédécesseurs leurs torts, qui nous
empêchent à présent d'accéder à cette
embauche. Léon, du haut de sa large expérience, nous a averti
plus d'une fois : cette vie perçue en marge donne peut être
une sensation de liberté mais est finalement à double
tranchant : elle nécessite en fait d'avoir une conduite
irréprochable. Mathieu, que nous avons rencontré
l'été dernier près de Sisteron, lors de
l'éclaircissage des pommes, m'avait parlé de la
« zone de Tournon », en été, qu'il ne
veut plus fréquenter: « Ils se défoncent au
`Sub' toute la journée et foutent la merde avec leurs
chiens... » Il pense que c'est à cause d'eux, par exemple, que
l'accueil de jour de Tournon risque de fermer. De leur côté, Phil
et Kristin sont partis de Granges, où beaucoup trop de monde à
leur goût s'étaient installés récemment. Un bus et
des véhicules à un bout, leur camion un peu plus loin, et entre
les deux, un groupe de routards polonais : ils préféraient
ne pas attendre la police nationale pour trouver un autre lieu, plus
tranquille. Même la question des récup'
d'invendus est à peser: en prenant soin de laisser à chaque
fois l'endroit tel qu'on l'a trouvé, sans laisser d'indices apparents
d'une visite nocturne, la gérance du magasin ne pourra pas
prétexter de cas de vandalisme, ce qui évitera qu'elle en
empêche l'accès, à l'avenir.
Nous trouvons quand même à travailler dans
l'Aude, pour l'arrachage des chicons d'endives. Mais ce projet se modifie au
dernier moment. Nous avons trouvé cet emploi quelques semaines
auparavant : mon compagnon contacte une première productrice, qui
nous accepte immédiatement, et nous assure de nous rappeler dans les
deux semaines pour nous donner la date prévue pour l'embauche. A cette
échéance, toujours pas de nouvelles : on commence à
se demander si l'offre d'emploi est encore valable. Lorsque qu'on nous
répond -enfin- au téléphone, la patronne nie nous avoir
inscrit sur la liste : « Oh, mais, vous comprenez, vous avez
appelé trop tôt, je vous ai oublié, moi... ».
Elle ne nous prend donc plus. Peut-être ne s'attendent-ils pas à
ce que l'on se déplace de si loin pour ce genre de travail ? Nous
lui faisons croire que nous nous trouvons déjà près de
chez eux ; l'agricultrice culpabilise un peu et finit par nous donner
plusieurs numéros d'exploitations situées dans la même
ville : « Appelez-les, ils recherchent peut-être encore du
monde... ». Une seconde personne m'accorde un
« peut-être », puis une troisième famille nous
rappelle pour nous demander de venir, quoiqu'un peu hésitante. Nous
partons sans attendre.
Nous avons beaucoup de route à faire. Nous tournons un
long moment, jusqu'à la tombée de la nuit, à la recherche
d'un endroit calme, caché de la route, pour pouvoir dormir. Nous pensons
l'avoir trouvé, lorsque le propriétaire des lieux nous rejoint,
en moins d'un quart d'heure, pour nous signaler que ce terrain lui appartient,
qu'il s'agit d'une propriété privée. Nous tentons de le
rassurer en lui expliquant que nous roulons depuis ce matin, que nous sommes
fatigués, que nous ne sommes là que pour une nuit et qu'il est
certain que nous ne laisserons aucun détritus derrière nous. Mais
il reste tout de même inquiet : « Bon, ben, si je repasse
demain matin, vous serez partis, c'est sûr ? Je viendrai
vérifier... » .
Le lendemain, nous pressant pour avaler les kilomètres
restants, Mme Dardier nous rappelle pour nous dire que nous ne commencerons pas
le travail avant trois jours, dû au sol gelé. Nous prenons donc le
temps de nous promener un peu, mais le doute s'insinue encore : et si on y
allait finalement pour rien ?
Nous arrivons à Castelnaudary. Nous cherchons un
endroit accessible et confortable, au bord d'un lac, situé à
proximité. Nous empruntons un chemin tantôt chaotique,
tantôt glissant, que l'on emprunte à partir du village de
Molleville... pour nous retrouver finalement embourbés, la roue,
jumelée arrière, du camion complètement immergée
dans de la boue, provoquée par un canal d'irrigation. Trois heures de
tentative infructueuse, par nous-mêmes, pour nous sortir de là. Le
soleil sera couché dans une heure et nous ne souhaitons pas tenter de
dormir dans le camion, tant il est penché. Nous nous rendons, à
pieds, jusqu'au village, à la recherche d'un tracteur qui nous sortirait
de là. Un jeune père de famille téléphone pour nous
à un agriculteur; il n'est pas étonné: « Ca
arrive souvent, surtout en été, mais maintenant, les deux
agriculteurs, qui ont un tracteur par ici, vont vous demander de les payer,
depuis qu'ils ont eu des problèmes avec des gens qui les accusait
d'avoir abîmé leurs voitures en les tirant... Ils ne
viendront sûrement pas avant demain matin. » La nuit est
pratiquement là, il ne nous reste plus qu'à dresser la tente et
nous faire à manger sur un réchaud. Quand arrive une MotoCross.
Le conducteur nous accoste : « Ah oui, vous êtes bien
enlisés, effectivement... Il est trop mouillé ce chemin, à
chaque fois, ça arrive. Je vais remonter chez moi chercher ce qu'il
faut... » Il redescend dix minutes plus tard, avec deux plaques de
désensablage de l'armée et son fils. Il nous aide à les
placer sous les roues et reste avec nous jusqu'à ce que nous
réussissions à déplacer le camion. Il fait
complètement nuit maintenant, nous pouvons dormir au plat grâce
à lui. Il nous laisse même ses plaques :
« Gardez-les, vous risquez d'en avoir encore besoin... »
Deux jours plus tard, nous nous présentons à la
famille Dardier. Mme Dardier nous fait un aimable accueil, mais elle tient
à savoir : « Comment vous nous connaissez ? Comment
avez-vous eu notre numéro ? ». Puisque nous allons nous
installer sur leur pelouse pour plusieurs semaines, ils cherchent à nous
connaître un peu mieux. Mr Dardier et leur fille Nathalie arrivent
par la suite, et viennent jusqu'au camion nous saluer. Intrigués, ils
veulent en voir l'intérieur, afin de s'assurer que n'aurions pas froid,
ou qu'on ne s'étoufferait pas avec le poêle. Ils nous
répètent plusieurs fois de ne pas hésiter à leur
demander tout ce qui viendrait à nous manquer. Ils nous tirent une
rallonge électrique, nous indiquent les toilettes et le lavabo d'eaux
chaude et froide. On peut aussi prendre un peu de leur bois, qu'ils n'utilisent
pas. Ils finissent par nous demander: « C'est le mode de vie que vous
avez choisi, alors ? C'est donc que ça vous plaît de vivre
comme ça ? » Durant ces trois semaines passés chez
eux, ils nous ont exprimé leur sympathie en nous invitant à leur
table, par deux fois, en nous proposant leur douche, en nous prêtant un
petit chauffage électrique et Nathalie a eu la gentillesse de nous
conduire en ville pour faire nos courses. Nous sommes invités à
passer les voir si nous repassons dans la région, et les bienvenus pour
ramasser les chicons les années prochaines. Le jour du départ,
Mme Dardier me charge de poireaux, carottes, oignons, haricots secs et oeufs
jusqu'à ce que je ne puisse plus en porter, avant que toute la famille
ne se réunisse sur le pas de la porte pour nous souhaiter
« bonne route ».
2) Compléments photoethnographiques
L'ethno-anthropologie brésilienne utilise, et
reconnaît, l'outil photographique comme un mode descriptif, à part
entière. Elle l'intègre dans ses possibilités
méthodologiques, en le considérant comme un matériau
descriptif, au même titre que les descriptions littéraires que
constituent les carnets de terrain (ou carnets de bord). Les photographies que
réalise l'ethnologue lui-même ont donc valeurs de données
ethnographiques en soi, et viennent donner un éclairage particulier
à l'analyse. Il ne s'agit pas d'illustrations d'ouvrage, ou encore moins
d'attractions figuratives, qui viendraient casser la monotonie du récit.
Cette perspective analytique, pas aussi récente que ce que l'on pourrait
penser, est nommée photoethnographie, et commence, peu à
peu, à atteindre les horizons européens4(*).
En France, presque à l'inverse, là où les
ethnocinéastes ont réussi à faire accepter la
nécessité de leur point de vue (privilégiant le mouvement
et les considérations dynamiques des sociétés modernes),
on considère encore le moyen photographique comme un mode de description
trop « figé », qui risquerait de
« fixer » le terrain : focalisation des détails
de recherche qui empêcherait une vue d'ensemble, plus relative, et
corroborait, de ce fait, l'entreprise de connaissance anthropologique.
Je consacrerais, pourtant, cette - petite - partie à
évoquer les possibilités d'analyse de quelques photographies, que
j'ai pu réaliser lors de mes deux années de terrain. Je les
propose ici, non par intention provocatrice ou prétentieuse, mais pour
questionner, à mon tour, leur intérêt descriptif
complémentaire à cette étude5(*). Les éléments figuratifs que contiennent
ces images me semblent pouvoir servir d'indices analytiques éclairants
pour l'enquête ; adjointes à d'autres, peuvent-elles
jusqu'à conduire sa problématique ?
En attendant d'approfondir ailleurs ce questionnement, je m'en
servirai comme support d'un premier « bilan » des points
d'analyse mis en évidence par le récit ethnographique, dont les
récurrences se retrouvent dans les photographies.
1. (Photographie de première de
couverture) « Milie et son chien Miro, camion de Léon
»
Granges-lès-Valence, département de la
Drôme (26), région Rhône-Alpes, Avril 2008.
(Source : A. Angeras)
Cette photographie, placée en première page,
vient représenter la population des saisonniers agricoles
vivant « en camion » : caractérisée
par le type d'habitat qu'elle investit, leur recherche d'évasion les
entraîne à privilégier la vie en extérieur.
Le camion, de type « utilitaire », nous
donne un premier indice quant aux moyens matériels investis possibles,
m'entraînant à interroger la dimension économique
dans laquelle ils évoluent. L'intérieur du véhicule
révèle qu'il est aménagé en habitat
(devenant, juridiquement parlant, un « habitat mobile »),
point qui m'amène à questionner les conditions
d'élection de ce mode de vie: qu'est-ce qui amène à
vivre ainsi, de nos jours, au sein de la société
française ? Seulement une situation précaire subie
ou un choix de vie, pesé et assumé ? La porte
de ce lieu de vie, ouverte sur l'extérieur, ainsi que la
référence à la légende peuvent nous renseigner
aussi sur les valeurs d'accueil et d'hospitalité
qu'elle sous-entend.
Le chien, au premier plan, s'est placé non loin de sa
maîtresse, nous donnant à voir son rôle protecteur
de gardien, ce qui nuance quelque peu la notion d'accueil, évoqué
plus haut. On pourra remarquer qu'il n'est pas attaché en laisse,
suggérant ainsi sa liberté d'action.
Un pack de bière nous laisse entendre qu'il s'agit d'un
moment de détente, hors d'une période de travail
salarié. Celui-ci vient cacher la plaque d'immatriculation, acte
méthodologiquement réfléchi, partant d'un souci
d'anonymat.
Dans son ensemble, la photographie annonce un cadre de vie
situé à l'extérieur, supposant un type
particulier de nomadisme. L'emplacement du véhicule, sur
terrain plat, convoque l'idée d'un choix de campement,
dépendant du nombre et de l'état des véhicules.
Les éléments qui figurent sur ce cliché
nous donne à évaluer les premiers traits apparents de cette
partie de la population française : a priori signifiants
qui les distinguent de l'ensemble de la population française, ils
m'apparaissent comme autant de stigmates révélateurs de
leur position sociale.
PHOTO 2
2. « La cueillette des fraises »
Peaugres, département de l'Ardèche (07),
région Rhône-Alpes, Mai 2007.
(Source : A.Angeras)
Les photographies 2, 3, 4 et 5 mettent en scène des
périodes de travail agricole. Sous serre ou en plein air, il s'agit
d'activités salariées effectuées soit « à
l'heure », soit « au rendement ». La
diversité des productions saisonnières, représentée
par ces quatre photographies (fraises, cerises, pommes, vignobles...), ainsi
que les positions courbées du corps, les charges pondérales
à supporter et les procédés de ramassage,
démontrent des capacités d'endurance physique et de
régularité, de minutie, de techniques et savoir-faires
requis dans l'exercice de ces multiples emplois.
L'ensoleillement de ces différentes situations se
retrouve sur chaque photographie, en fonction des périodes de
l'année, sans, néanmoins, pouvoir nous renseigner sur ses
intensités de chaleur qu'elles prodiguent. Les diverses ambiances
associées à ces travaux saisonniers (que peuvent signaler les
paroles, les rires, les hèles, les chants, ou, parfois, un relatif
silence...), que ne peuvent capturer l'oeil photographique, manquent
également dans cette description. La place d'un autre mode descriptif,
tel que des documents sonores, qui viendraient compléter cette recherche
d'informations, serait sans doute à estimer.
PHOTO 3
3. « La cueillette des
cerises »
Colombier-le-Vieux, département de
l'Ardèche (07), région Rhône-Alpes, Juillet 2008.
(Source : A.Angeras)
PHOTO 4
4. « Eclaircir les pommiers »
Département des Hautes-Alpes (05), région
PACA, Juin 2007.
(Source : A.Angeras)
PHOTO 5
5. « Les vendangeurs au
travail »
Trépail, département de la Marne (51),
région Champagne-Ardennes, Septembre 2007.
(Source : A.Angeras)
PHOTO 6
6. « Un campement de saisonniers sur leur lieu
de travail »
Département du Var (83), région PACA, Mai
2009.
(Source : A.Angeras)
Ce vignoble à ébourgeonner est aussi, pour ces
saisonniers au rendement, leur lieu de vie collective, pour un temps
donné, ne réunissant pas seulement des travailleurs logeant en
« habitat mobile ».
Près du camion figure, ici, une toile de tente, autre
type d'habitat qui suggère une temporalité plus
succincte encore.
Une table et des chaises en toile, la présence d'autres
moyens matériels (motocyclette, hamac), le peu d'ombre disponible en ce
lieu... : façon de campement parmi une variété
d'autres possibles, ces éléments laissent entendre une
diversité de situations matérielles possibles, qui supposent une
capacité d'adaptation manifeste, dépendante des
conditions investies.
L'aspect esseulé de ce campement tient à son
contexte d'une journée de travail, les saisonniers étant alors en
plein ouvrage dans une vigne, à proximité. La raison du choix de
ce cliché tient, là aussi, d'une raison méthodologique,
car ne disposant pas de leur accord de figurer sur des photographies qui les
mettraient en scène.
PHOTO 7
7. « Presque 500 000 km au
compteur ! »
Le Turzon, Département de l'Ardèche (07),
région Rhône-Alpes, Août 2009.
(Source : A.Angeras)
Le nombre élevé de kilomètres inscrit au
compteur évoque, pour le « nomade en camion », une
intense mobilité, parcourant de courtes à larges
superficies territoriales. Son
« véhicule-habitat », moyen matériel de son
nomadisme, lui procure une certaine liberté de mouvements
circulatoires, par la possibilité constante de s'établir dans un
« ailleurs », qu'il choisit de manière temporaire.
Cette condition matérielle lui impose,
nécessairement, des entretiens mécaniques réguliers afin
de conserver sa liberté de déplacement, qu'elles soit liée
à ses envies ou une obligation salariale. La marque
« Mercedes » est une de celles les plus
privilégiées par ces nomades contemporains, en raison de sa
fiabilité et de ses facilités mécaniques, leur permettant
de réparer leurs véhicules par eux-mêmes.
Cette photographie est celle du premier véhicule dans
lequel j'ai vécu, durant mes deux années de terrain, de type
« `508' Caisse ». Ce cliché a été pris
peu de temps avant sa revente, en tant que huitième main.
PHOTO 8
8. « De la caisse au fourgon »
Le Turzon, Département de l'Ardèche (07),
région Rhône-Alpes, Août 2009.
(Source : A.Angeras)
La légende de cette photographie fait
référence au déménagement de mon premier
« habitat mobile » (« `508' Caisse »),
acquis lors de mon terrain, pour vivre ensuite dans un « `508'
Fourgon » (numéros de modèle de ces véhicules
utilitaires). Le passage de l'un à l'autre a été
réalisé en extérieur, sans abri, en l'espace de
quinze jours, grâce à l'aide d'un couple d'amis saisonniers
vivant en camion (modèle « C35 », à
l'arrière-plan droit). Le Turzon étant un lieu fréquemment
surveillé par les gardes de la Compagnie Nationale du Rhône, la
discrétion de ce chantier était d'importance.
Le volume d'un utilitaire de type
« caisse » est souvent recherché pour l'espace qu'il
confère, mais il est aussi souvent synonyme de surcharge
pondérale, impliquant de fait un coût financier plus important
(gazoil, mécanique, risque de condamnation pénale si le
véhicule classé en « Véhicule
Léger » dépasse les 3,5 tonnes limitées...). Le
fourgon, par exemple, apparaît comme un choix matériel mieux
adapté à une circulation plus fréquente sur routes de
montagne.
PHOTO 9
9. « Yourte auto-construite ».
Bessèges, département du Gard, région
Languedoc-Roussillon, Décembre 2008.
(Source : A.Angeras)
Cette yourte fait figure d'un autre cas d'habitat
alternatif. Le mode de vie qu'elle soutend est qualifié de
« semi-nomade » par ses protagonistes eux-mêmes,
à la recherche d'une vie basée sur l'adéquation avec
l'environnement naturel extérieur qu'ils choisissent. Ce type d'habitat
nomade, d'inspiration traditionnelle, contient sa part de
contemporanéïté, puisqu'il a été
pensé selon le lieu (une végétation environnante faite,
principalement, d'acacias, suintant une sève corrosive pour les tissus),
et le climat (alternant fortes chaleurs sèches l'été et
régulières averses l'hiver), où elle a été
érigée, et les moyens techniques et matériels dont ils
dsposent.
Il s'agit de la yourte où j'ai pu être accueilli
pour rédiger la première synthèse de mes notes de terrain.
Cette période a été l'occasion de rencontrer les
associations « Demeures nomades » et
« HALEM », qui défendent le principe d'«
habitat choisi », perçu comme plus épanouissant et plus
digne que des habitats dits « sociaux », politiquement
parlant, souvent vétustes et précaires. Le sujet de ma recherche
vient partager le même intérêt de dénonciation de
présupposés miséreux, et la même volonté de
reconnaissance sociale.
(Photographie placée ci-dessous) : La
fixité du cadre photographique, dans l'élaboration de ce
cliché, pour mieux révéler le mouvement
qu'entraîne l'élan du véhicule... : cette photographie
pourrait bien résumer, à elle seule, toute la portée de
cette entreprise de recherche !
En effet, cette photographie me permet de souligner l'aspect
quelque peu paradoxal de cette enquête. Le cadre spatio-temporel
d'une institution de recherche, qui fixe un phénomène social dans
un espace et un temps donnés, pour tenter de comprendre ses logiques
d'actions et de représentations, vient se superposer à celui de
ce nomadisme, et le révèle fait de mobilités
quasi-constantes, de réévaluations permanentes de valeurs et
caractéristiques socialement admises. Tandis que ce mouvement social
continue de s'étendre, et son histoire d'évoluer, jusqu'à
quel point peut-on conduire une analyse dynamique qui lui correspond ?
Elle me rappelle (par là, ou à ce moment) le
profond questionnement de Bergson (avec une somme d'immobilités, comment
créer du mouvement ?) et sa théorie selon laquelle
l'être humain ne peut concevoir le temps sans l'espace, et ne sait
concevoir l'espace sans la temporalité...
PHOTO 10
10. « Sur la route »
Département de la Corrèze (19),
région Auvergne, Février 2009.
(Source : A.Angeras)
II. ... A UNE CONNAISSANCE EMPIRIQUE
1) Une histoire à compléter
Notre devoir n'est ni d'accuser ni de pardonner, mais
seulement de comprendre -G. Simmel.
L'histoire de l'humanité démontre
l'antériorité du fait nomade sur les sociétés
sédentaires d'aujourd'hui. Ce fait n'est plus à prouver : la
documentation scientifique abonde en ce sens et ce travail de recherche
proposé n'est pas le lieu pour la discuter. Profitons seulement, pour
entamer cette perspective historique, de la remarque de Robyn Davidson6(*) : « Le
siècle passé a été témoin des plus grands
mouvements de population dans l'histoire de l'homme. Il est également
témoin de la fin du nomadisme traditionnel, qui nous accompagne depuis
l'aube des temps : notre plus ancien souvenir humain. Il existe une
nouvelle sorte de nomades : non des gens qui sont partout chez eux, mais
des gens qui ne sont chez eux nulle part ». Son pessimisme
était peut-être valable, à son époque mais, de nos
jours, il y a, à nouveau, des personnes qui se sentent chez eux
partout...
Tenter l'historique du type de nomadisme contemporain, chez
les saisonniers agricoles qui vivent « en camion », n'est
pas tâche aisée.
Parce qu'il est contemporain, très peu d'ouvrages (ou
autres travaux), à l'heure actuelle, lui sont consacrés. Parce
qu'en pleine expansion dynamique, les limites entre les diverses populations,
qui font l'ensemble d'un nomadisme contemporain, tendent de plus en plus
à se confondre ; ce qui peut donner lieu, parfois, à de
nombreux amalgames entre elles. Et parce que, malgré leur provenance
d'une civilisation dite « écrite », ils
défendent, selon moi, une culture de l'oralité.
Pour parvenir, peut-être, à une définition
plus rigoureuse de ce que j'entends par la population des
« saisonniers agricoles en camion », il est,
toutefois, utile de savoir d'où viennent les origines de ces habitation
mobiles, et, par conséquent du mode de vie culturel qui en
découle. L'apport compréhensif que nous délivrent les
éléments historiques est d'importance, puisqu'ils nous
amènent à comprendre la portée sociale significative de ce
processus, en train de se faire, en mouvement. Ne voir donc là
aucune prétention de ma part à une quelconque
exhaustivité : cet essai d'historicisation contiendra,
sûrement, des lacunes mais, plutôt, le prendre comme une invitation
à le compléter... A bon entendeur... !
Je le répète : il s'agit-là d'un
mouvement social très récent à l'échelle de
l'Histoire, d'une quinzaine à une vingtaine d'années d'existence,
d'où provient une certaine difficulté quant à la prise de
recul nécessaire à cette entreprise de recherche
historique7(*).
Néanmoins, les deux à trois sources historiques8(*), sur lesquelles je me base,
ainsi que les acteurs qui font mon « terrain », s'entendent
pour estimer l'apparition, en France, des premiers « habitants en
camion », aux environs des années 1995. Mais, avant
d'atteindre notre hexagone, il s'était déjà annoncé
ailleurs, sous d'autres formes et dans d'autres régions du monde.
Malgré la « difficulté de choisir un
début et une fin au temps », comme le souligne Caroline
Spault9(*),
« isoler certains éléments historiques », qui
feraient état des aspects d'un nomadisme contemporain - qu'elle met
à jour, pour sa part, à travers la population française
des travellers-techno - lui « permet de fixer une
chronologie de 1960 à nos jours ». Chronologie que je
retrouve, de façon plus détaillée, dans l'ouvrage de
Marcelo Frediani10(*),
« monographie socio-anthropologique » qu'il consacre, de
son côté, à l'étude des Travellers
d'Angleterre. Nous sommes, certes, encore loin des actuels
« saisonniers agricoles en camion », mais j'en retiendrai,
tout de même, les éléments qui me semblent les plus
révélateurs.
Aux Etats-Unis, un « phénomène
d'itinérance des années 1960 et 1970 sort en droite ligne des
récits de voyage des écrivains de la `beat
generation' » et son « mythe de la route, dans un pays
construit par la main d'oeuvre immigrée, pays qui avait repoussé
les limites de son territoire ». La `beat generation' est
considérée comme le « mouvement déclencheur de
la contre-culture qui remettra profondément en cause les valeurs
sociales ». Le terme « beat » renvoie
lui-même aux « `vagabonds du rail' » qui
« voyageaient clandestinement à bord des wagons de
marchandises », et utilisaient, à des fins musicales, le
rythme habituel que donnait à entendre la machinerie ferroviaire, terme
« passé dans le lexique des jazzmen noirs». Peu à
peu, il devient la désignation d'une « démarche, une
manière de traverser la vie », jusqu'à signifier
« survivre dans les marges clandestines du monde urbain »,
recouvrant, par là, une « sensibilité de
marginal ». Sorte de « dissidence »,
« cette marginalisation volontaire apparaissant comme une
protestation », il évoque un « désir
d'échapper à une organisation sociale
étouffante » et « débouchera sur la
révolte de toute une génération face aux conventions d'une
société rigide, puritaine, matérialiste et
aliénée, figée dans sa peur de la guerre
froide ».
Il nous faut, également,
faire référence aux rassemblements hippies de San Fransisco
(1967) que développent alors la jeunesse américaine de cette
époque : les « grands rassemblements de Woodstock et de
l'Ile de Wight sont restés les moments les plus symboliques de cette
culture de la jeunesse, contestataire et novatrice, marginal et communautaire
à la fois ». Le « mouvement hippie » est
compris comme le « refus de la société
capitaliste » et « engendre des `utopies' »
(Utopies signifiant, étymologiquement, « lieux de
nulle part »...). Leur expression de
« révolte » les amène à la
« recherche d'une philosophie nouvelle »,
« idée d'un retour à l'équilibre, dicté
par les exigences de l'écosystème naturel et de la
communauté dont il faut rechercher l'unité
fondamentale ».
La « `préhistoire' des errances `Travellers'
en Grande-Bretagne » pourrait donc être faite
« à partir de l'influence exercée par les `beatniks'
américains de passage » sur l'île britannique : le
« `Psychedelic Bus' », organisé par Ken Kersey (aux
environs de 1964) est conduit par Neal Cassedy, le héros d'On the Road'
(plus connu sous le nom de Dean Moriaty) ». Ils
« explorent, de 1964 à 1967, les techniques qui ouvrent la
voie des paradis artificiels : drogues dures et hallucinogènes,
dans et musique rock », autant de « moyens qui conduisent
au pays des limites », ouvrant la marche d'une « vie faite
de refus de la société conventionnelle et à la recherche
de nouvelles voies ».
Je reprendrai, tout d'abord la précision de C. Spault,
selon lequel le terme `Traveller' était déjà usité
en Grande-Bretagne, au 17ème siècle. Elle estime que c'est dans
la « guerre civile qui déchira l'Angleterre, entre 1647 et
1649, que l'on trouve les racines des `Travellers' : « True
Levellers » (« Les vrais égalitaires ») ou
« The Diggers » (« Les
Déracinés ») ». Cette population semble avoir
suivi le précepte (d'un dénommé Gerrard Winstanley,
en1649, fondateur d'une « secte dissidente et
puritaine ») selon lequel « la véritable
liberté réside en la libre jouissance de la terre ».
S'étant établis sur des terres communales, ils furent
« méprisés, persécutés, puis, finalement,
expulsés ».
Pour Marcelo Frediani, faire l'histoire du mouvement
`Traveller' anglo-saxon n'était pas des plus évidents : des
« influences historiques, culturelles et politiques
multiples » concourent à sa formation culturelle. De plus, il
nous indique que « chaque `Traveller' a une théorie
personnelle sur les causes de l'affluence massive de jeunes gens sur la
route ». Il parvient tout de même à les identifier en
déclinant les « caractéristiques propres à ces
individus : le fait de vivre dans des véhicules, adopter un style
de vie itinérant et une certaine similitude dans l'apparence
générale ». Malgré ce constat, « les
`Travellers' ne constituent pas un ensemble de groupes homogènes,
organisés sur la base d'idéaux communs, et ne poursuivent pas
d'objectifs sociaux et politiques semblables aux mouvements d'action
organisés ». Il relève ce phénomène comme
«culturellement influencé par de constants contacts avec les
groupes traditionnels que sont les Gitans », mais, bien que les
populations nomades traditionnelles soient « souvent cités par
les `Travellers' », leur contemporanéïté les
distingue fortement.
Selon cet auteur, « l'émergence du groupe
`Traveller' est liée aux mouvements dits de `contre-culture' des
années 1960 ». Interprétant cette mouvance `Traveller'
comme un « phénomène de résistance issu des
mouvements de contre-culture des années 1960 et 1970 », il est
« impossible de comprendre le phénomène `New Traveller'
indépendamment des manifestations socio-culturelles issues de la
contre-culture anglo-saxonne » : « motivés
par la critique du système capitaliste et par les manifestations de la
contre-culture, ils ont adopté un style de vie en marge de la
société globale ». Par la suite, les
« mouvements activistes et pacifistes ont donné à ces
errances une dimension plus politique ». Il s'agit alors
d'« individus sans logement qui ont fui la situation sociale des
villes et des campagnes ».
Les « festivals de musique liés à la
mouvance `underground' de la fin des années 1960 et les `Free Festivals'
du début des années 1970 » donnent le « premier
élan » de l' « itinéraire festivalier de
l'été ». « L'origine du
phénomène `New Traveller' est inséparable de l'histoire
des `Free Festivals', entre 1974 et 1985 (« Windsor Park Free
Festival », festivals de Stonehenge et Glastonbury), insiste M.
Frediani, selon qui c'est « l'émergence d'un circuit de `free
festivals' » qui conditionnera la « nécessité
d'une plus grande mobilité pour assurer le transport de lourds
équipements de sonorisation et des larges scènes ».
Conséquemment, « les véhicules lourds ont pris une
grande importance dans le style de vie des organisateurs de ces
festivités » : « afin de garantir la
réalisation de ces évènements, plusieurs petits groupes,
voyageant ensemble, se sont constitués pour des raisons pratiques, pour
que le matériel suive et qu'ils constituent des logements convenables,
par sécurité, car les vieux véhicules tombent souvent en
panne ». Ces raisons matérielles nous donnent, ainsi «
l'origine des grands convois des années 1980 ».
En 1974, les `New Age Travellers' (tels que parfois
dénommés) organisent, par eux-mêmes, leur premier festival,
au solstice d'été, sur le site patrimonial de Stonehenge
(monument de pierres levées, d'origine celtique, défendu par les
associations druidiques). « Malgré les injonctions
judiciaires », sûrement par provocation, ils
« restèrent six mois sur le site » :
« la publicité autour de cette affaire assure le double de
participants l'année suivante ». Quelques jours plus tard, la
personne à qui l'on attribue la création de ce festival se
suicide, suite à son internement en hôpital psychiatrique, pour
possession de L.S.D. Un « mythe du martyre » se constitue,
et le nombre des festivaliers ne cessera d'augmenter : jusqu'à
70 000 personnes au dixième festival (le plus grand `Free Festival'
qui eut lieu en Grande-Bretagne).
En 1985, le `Stonehenge People Free Festival'
connaît une « fin brutale». D'une centaine (estimation
avancée par C. Spault) à trois cents `New Travellers' (chiffre
avancé par M. Frediani), et environ cent cinquante véhicules, qui
forment « The Peace Convoy », s'engagent sur la route de
Stonehenge « pour y établir un grand rassemblement et
protester contre la venue des missiles de croisière américains
sur les terres britanniques ». La police anticipe leur arrivée
et clôture le périmètre en déposant
« quinze tonnes de graviers, à onze kilomètres du
monument ». Les `Travellers' « tentent, malgré tout,
de forcer le passage, en s'introduisant par un champ de haricots, mais ils s'y
embourbent », et se voient confrontés à
« plus de mille policiers armés ». C'est alors un
« festival de violence » qui s'engage :
« les fenêtres des véhicules sont fracassées, les
`travellers' sont jetés hors de leurs véhicules et battus
à coups de matraques, les intérieurs des véhicules sont
détruits, pour finir encerclés par la police ». Cet
évènement, « largement rendu compte par des documents
photographiques, des témoignages, des interviews journalistiques et les
Unes de l'époque - reconnaissant que le système en place
n'était pas adéquat pour ces populations marginales »,
est plus connu sous le nom de « Battle of the beanfield ».
Pour le milieu `Traveller' anglais, il s'agit-là de « l'acte
de violence le plus barbare pratiqué par la police à leur
encontre ». « Les `New Age Traveller' ont attaqué en
justice l'ensemble du corps policier pour violence injustifiée et ont
obtenu gain de cause, après six ans de procédures
juridiques ».
Ces violents incidents entraînèrent la
« fermeture au public du monument de Stonehenge, lors du solstice
d'été, pendant quinze ans », furent « le
point de départ d'un nombre croissant de lois contre le circuit des
`Free Festivals', pendant l'été, et constitua la base d'autres
conflits ». Il est à noter que « les festivals de
Stonehenge et de Glastonbury ne sont pas les seuls `free festivals' de cette
époque, puisque les festivals, en Angleterre, font partie d'une vieille
tradition ». M. Frediani nous précise que « les `New
Travellers' ne sont pas à l'origine de ces festivités,
organisés par des locaux, pour des locaux », mais que c'est
seulement dans les années 1980, après l'interdiction des
rassemblements à Stonehenge que les `Travellers' sont venus en
nombre».
Caroline Spault nous renseigne aussi que, dans le
même temps, « vers 1975 et 1976 », se fait la
« confluence entre `Travellers' et punks ».
« La scène punk londonienne s'approprient la notion d'
`autogestion' », en développant le principe
« DIY » (« Do It Yourself »,
qui se traduit par « Faîtes-le vous-mêmes »).
Les punks créent les premiers squats, « en
investissant les espaces abandonnés des villes », des
fanzines11(*), des labels
autonomes et indépendants, et organisent des concerts gratuits. On
trouve une définition de ce que représente alors l'idéal
punk dans un tract de « Positive Force », groupe punk de la
scène londonienne, en 1985 : « Le punk, c'est
une idée qui guide et motive ta vie (...) : penser par
toi-même, être toi-même, ne pas te contenter de prendre ce
que la société t'a donné, établir tes propres
règles, vivre ta propre vie. » (rédigé par Mark
Anderson, 1985). Pour cet auteur-ci, « l'exemple des punks renvoie
à la mise en indépendance des individus » et illustre
une « quête identitaire dans une société en
crise » : « la volonté de cette
jeunesse » d'être autonomes, « sans coercition
parentale ou sociétale. Les groupes punks représentent des
citadins ambulants menant leurs vies sur le mode d'une `errance
active' », « volonté revendicative qui fait la
particularité de ce public ».
Avec « l'arrivée au pouvoir de Margaret
Thatcher, en 1979 », suite à « l'importance
grandissante d'expulsion de squatters, à Londres, et la réduction
des aides octroyées aux jeunes et aux étudiants pour l'obtention
de logements », « le nombre de `Travellers' ne cesse
d'augmenter ». A la Chambre des Communes, ce Premier Ministre dit
clairement qu'elle se fera un « plaisir de mettre tout en oeuvre pour
mener la vie dure aux convois hippies », et que « si la
législation actuelle est inadaptée, nous en introduirons une
toute nouvelle ». Le « `trespassing' (acte de s'introduire
dans une propriété sans autorisation) » est
légiféré comme infraction, dans un nouveau texte de lois
(« Public Order Act »), « législation qui
clôt la période du mouvement `Free Festival', puisqu'il permet
l'arrêt de tout convoi de `New Travellers' ou autres festivaliers, avant
même l'arrivée sur le site». Plus tard, « les
squats posent encore problème aux autorités », et un
autre texte, voté en 1988, (« Housing Act », ou
« Acte sur l'habitat ») vient
« légiférer l'accès au logement et, par
conséquent, fait fermer les squats, donnant l'autorisation des
expulsions des squatteurs ». « Expulsés des lieux
qui abritent leurs pratiques », des conflits émergent
« entre les autorités publiques et le mode de vie d'une
catégorie de la jeunesse », nous donnant à voir
« les liens d'interdépendance entre marginalité et
législation ». Autrement dit, cette nouvelle
législation les catégorise, de fait, en tant que
« marginaux ».
Aux environs de 1988, nous arrive des Etats-Unis
(Chicago), la nouveauté de la musique « techno ». En
Angleterre, les discothèques ne diffusent alors pas toutes cette
musique, et, surtout, « ne répondent pas au besoin de danser
toute la nuit ». C'est là que « les premiers
`sound-systems' sortent des villes » et que les
« premières fêtes `techno' sont organisées, en
dehors des réseaux institutionnels », ce qu'on connaît
par les « raves ». Pour C. Spault,
« l'équation ` rave' = `ecstasy' a longtemps
fait recette, nourrissant ainsi plusieurs discours différents et
justifiant bon nombre de répressions ». Elle définit ce
qu'elle entend par « sound-systems » par
« une bande d'amis, réunis autour de ce matériel et
l'organisation de ces fêtes », par « l'acceptation
d'un mode de vie alternatif, d'une expérience partielle, limitée
dans le temps et dans les domaines d'activités, d'un mode de vie
différent ». « La plupart ne loge pas de
façon permanente dans un véhicule
aménagé », « ils sont nomades six mois sur
douze, oscillant entre itinérance et
sédentarité ». « Ils partagent ainsi leur
existence entre deux modes de vie, grâce à leur
mobilité : ils prennent part à l'organisation des
fêtes techno et tentent de garantir cette partie de leur existence en
travaillant et en épargnant. » A leur tour, ils
développent des « Free festivals », à la
suite de leurs prédécesseurs, parfois associés à
des mouvements alternatifs contestataires, relatifs à des revendications
contemporaines. « Sorte d'alternative à la
société globale », la « forme carnavalesque
de ces festivals, associés à des formes rituelles de comportement
transgressifs, dans lesquelles les sanctions morales et les comportements
normatifs sont temporairement suspendus et
décrédibilisés », offrant « des
opportunités au jeu de la moquerie des autorités ». En
investissant à nouveau la pratique de ces convois,
« l'idée d'une mode de vie nomade émerge entre les
évènements », devenu un défi ouvert aux
autorités et aux tentatives de régulation des personnes vivant
sur les routes. De leur statut, par conséquent, hors-la-loi, l'image
qu'ils transmettent attirent de nombreux jeunes à la fin des
années 1980 et au début des années 1990.
A travers « les `Antiroad protest campaigns', le
mouvement squat, l'organisation de `raves' et de `free festivals' »
que développe la jeunesse britannique entre 1980 et 1990, les
`Travellers', qu'étudient Marcelo Frediani,
« apparaissent comme « les dignes héritiers de
cette contre-culture des décennies antérieures ». Ce ne
sont donc « pas des manifestations d'une forme inédite de
déviance » mais « la base d'une nouvelle
manifestation de la contre-culture, ou `culture alternative', où se
mêlent culture et politique » : les
« frontières entre marginalité sociale et opposition
culturelle sont inexistantes», puisque cette « culture
alternative oppose ses valeurs propres à celui de la
société dominante ».Ces raisons pour laquelle,
« en 1992, le Premier Ministre John Major attaque les
`Travellers techno' », et met en place, en 1993, le
« Criminal Justice and Public Order Bill »,
législation qui sera promulguée en loi en 1994 ?
Ainsi, selon Alan Lodge, photographe et essayiste Traveller,
« ces personnes se sont dispersées partout, nombreux sont ceux
à être allés en Europe ». « Cette
législation dessina, du même coup, l'actuel `paysage' `Traveller'
en Grande-Bretagne », et influença, certainement, l'actuel
paysage français de l'itinérance.
Selon les acteurs de mon terrain, les premiers camions et
autres fourgons « utilitaires » aménagés en
habitat - nommés, aujourd'hui, « habitats mobiles »
par la juridiction française - semblent avoir fait leurs
premières apparitions lors des festivals d'Aurillac et de Belfort, aux
alentours de 1994 ou 1995. François Chobeaux, lui, nous parle de
« cinq cents `Travellers' anglais, en cent camions ». La
jeunesse française découvre alors les premières
« Free Parties », ou « technivals »,
qui commencent à se développer sur les fins de festivals et
pendant les grands « weekends », organisés par ces
même « Travellers » anglais (Daniel,
« Traveller » cité dans le récit
ethnographique12(*),
âgé d'une cinquantaine d'années à présent,
est arrivé en France à la même époque). Ces nomades
« s'inscrivent dans une pluralité d'identités, qui ne
les réduit pas à un groupe totalement singulier ». Ils
exercent une activité ambulante : ils sont forains, artisans,
saisonniers, cumulant parfois les deux, voire les trois. Les « Free
Festivals » étaient, certes, pour eux, « des points
de rencontre et de sociabilité » mais, surtout, « le
lieu d'une `économie alternative', car source de revenus : vente de
leur artisanat, de nourriture, spectacles de musique, de cirque, sourd
marché de drogues, vieux objets de brocante, produits pharmaceutiques
naturels, cristaux, livres d'astrologie, jeux de tarot, pièces
mécaniques, objets ramenés de voyage, disques, mobiliers, vente
de véhicules (camions, bus, caravanes...) et divers services
offerts : peinture sur véhicule, tatouage, piercing... ».
Pour Caroline Spault, la fin des « festivals libres »,
en Angleterre, « vient rompre cette économie
parallèle » qu'ils avaient créée.
François Chobeaux13(*), à partir d' « une
expérience d'actions socio-éducatives de rue et d'ouverture
de lieux d'accueil particuliers en espace festivalier », constate, la
même rencontre de cette culture « Traveller », dans
les années 1990, avec la jeunesse française présente
« en marge des grands festivals ». Du haut de sa fonction
de travailleur social, il s'intéresse aux
« zonards », cette partie de la jeunesse française
entretenant une « zone » socio-culturelle explicitement
revendiquée : « l'utilisation du terme `zonard' n'est ni
méprisante, ni péjorative, elle est reprise d'un terme que ces
jeunes utilisent eux-mêmes pour se qualifier », tient-il
à préciser. Il analyse « une première
génération, née sur la scène sociale à la
fin des années 1980 », comme issue « de
différences et d'inégalités régionales de
développement social et économique, de l'effet retour des
années fric et paillettes, du vide politique de propositions
correspondant aux rêves de vie de ces jeunes, des effets des incertitudes
professionnelles et sociales et des difficultés de construction puis de
solidification d'une vie d'adulte stable... ». En « sacs
à dos, looks punk ou baba », tous les grands festivals sont de
plus en plus investis par ces jeunes français, constituant un
« ensemble hybride d'identités disparates, issues des
influences culturelles antérieures ».
Les organisateurs du festival d'Avignon,
« dès la fin des années 1950,
réfléchissait déjà à l'accueil et
l'hébergement de la foule des jeunes attirés par le
festival », mais l'influence des `Travellers', de passage en France
(`Eurockéennes de Belfort', `Francofolies de La Rochelle', `Festival de
la manche à Annonay', `Châlons-dans-la Rue' à
Châlons-sur-Saône, `Les Interceltiques de Lorient', `Vieilles
Charrues' à Carhaix... ») entraîne la
« présence massive des `zonards' », qui « s'est
fortement amplifié après 1995 ». Pour F.
Chobeaux, c'est l'« époque de l'explosion de la
visibilité festivalière de l'errance ».
Débarquant sur ces places festivalières, le nomadisme
développé par les `Travellers' anglais est perçu comme une
« errance aboutie » : « plus qu'une musique,
c'est un véritable idéal de vie qui est montré aux
`zonards' : des groupes structurés, solidaires, en forte
capacité d'autonomie matérielle et technique, qui ne
s'embarrassent pas des règles sociales et qui, pour nombre d'entre eux,
vivent en pirates sur la société. Les zonards le rêvaient,
les `Travellers' le faisaient. » Selon ce même auteur,
« dans les années qui suivent, le rêve `zonard' devient
la possession d'un camion aménagé (parfois acheté aux
anglais) en espace de vie et éventuellement en espace de travail :
crêpes, atelier de bijoux... ».
« Une première génération
vieillit peu à peu », mais « une deuxième
s'accélère ». « Les nouveaux entrants dans
l'errance ont d'abord mis leurs pas dans celui de leurs
aînés : mêmes festivals, mêmes rêves de
camions, même fusion avec la culture techno/traveller »
où « l'errance zonarde, cette prédominance de
l'aléatoire dans les déplacements fait place à une errance
plus construite, sorte de nomadisme exploratoire où les étapes du
futur ne sont plus de simples objets de rendez-vous de festivals mais le
produit de déplacements construits sur les traces de la techno `off'
à l'échelle de l'Europe, dont les murs venaient de tomber. Les
vêtements, le mode de vie, le rapport important à la
mécanique rendu nécessaire par l'état des véhicules
utilisés (...), tout ceci modèle une façon
d'être ». A la fin des années 1990, « les
terrains d'accueils festivaliers sont de plus en plus investis par de grands
adolescents et par de jeunes adultes fortement attirés par la
fréquentation des `zonards' et par l'ambiance festive qu'y s'y
développait ». Il nous les décrit comme « des
jeunes en pleine réussite scolaire, sociale et professionnelle, vivant
dans des familles de classes moyennes intellectuelles, avec petites tentes
propres, sacs à dos, neufs..., et invariablement matériel de
jonglage et tenue baba cool- rasta ou techno-punk ».
L'inquiétude de ce « chercheur et travailleur
social » reste très prégnante dans son ouvrage -
intitulé, peut-être assez injustement, « Les nomades du
vide »- souhaitant protéger ces jeunes qui « se sont
lancés dans la prise de toxiques à la fois irraisonnés,
non contrôlées, sans prudence et sans connaissance de
produits », les voyant « accumuler en milieu de nuit les
provocations vis-à-vis des patrouilles de police en centre ville,
déambuler dans les festivals la bière dans une main et le pack en
réserve dans l'autre dès dix heures du matin, être
déjà bien imprégnés de cannabis en début
d'après-midi, puis partis loin avec des acides et des ecstasy en
soirée. » Il pense que leur retour, « à
l'automne, dans les accueils de jour », est dû à leurs
liens rompus « avec leur intégration et leur
normalité ».
Aujourd'hui, ces festivals ont pris de plus en plus d'ampleur,
leur foule est de plus en plus grandissante, entraînant, pour ces
festivaliers de passage, un coût de plus en plus onéreux,
générant de moins en moins de place pour circuler, jusqu'à
devenir trop difficile de séjourner en camion. Mais c'est surtout la
politique des villes qui se fait de plus en plus autoritaire et
répressive. D'après F. Chobeaux, la « prise en compte
de la présence dans les villes festivalières de centaines de
jeunes `errants', durant les périodes de festivals, devient une question
incontournable pour les municipalités concernées, compte tenu de
l'ampleur grandissante de ce phénomène, des problèmes de
tranquillité publique et de sentiment d'insécurité qu'il
génère, ainsi que de réels problèmes de
sécurité publiques que pose cet afflux de population aux
comportements hors normes, et parfois hors règles. Les grands festivals
ont donc réagi à la présence des jeunes en errance en
s'adaptant, qui sur le versant de l'accompagnement social, qui sur le versant
de la répression. Une réponse fortement dissuasive, visant
à limiter cet afflux et à inciter vivement ces jeunes à
quitter la ville, appuyée sur des interventions permanentes et fermement
convaincantes des forces de police et des services techniques municipaux (...),
est mise en oeuvre dans certaines villes». Plusieurs d'entre elles ont
fait « le choix de résolution du problème par son
évacuation », par un « type de prise en compte
musclée des personnes », présentation de ces festivals
actuels que je retrouve dans les propos des personnes qui font mon terrain,
relayés par la plupart de ces gens concernés :
« `c'est plus comme avant', `c'est trop organisé' sont les
phrases le plus souvent avancées (...) pour expliquer leur
désaffectation pour ces grands rassemblements ».
Le même auteur évoque, aussi, d'autres
raisons : « la fréquentation des festivals est moins
attirante, ils en ont fait le tour des plaisirs et des inconforts, ils se
posent des questions repoussées jusque-là : l'envie de se
stabiliser, de se `poser' ; d'avoir un enfant, de construire un
couple. L'errance devient construite en relation avec les lieux de
sédentarisation des plus âgés, qui se développent
à partir des années 1996-1998 ». Pour cette seconde
génération, « la découverte de la zone ne se
fait donc plus majoritairement dans les festivals mais au contact avec les
zonards stabilisés », par une « transmission de
leurs aînés qui les accueillent mais ne veulent plus s'en
embarrasser ». Il ajoute, de manière plus juste, que
« les parcours se sont infléchis en un fort investissement
dans la mouvance techno `off ', interdite de pratique en France au nom de la
sécurité de la jeunesse », où l'on
s'aperçoit que « les années 2000
génèrent des déplacements individuels et de petits groupes
qui partent pour des voyages internationaux ».
Pour ma part, il me semble que ces dernières
explications ne sont encore que de contenance toute relative : je les
estime encore trop imprécises. Ma propre expérience de terrain
m'enjoint à penser que, plutôt d'abandonner les lieux de
festivités, ces « nouveaux nomades »
privilégient ceux à nombre plus raisonné, moins
publicisés. Je tombe d'accord avec F. Chobeaux lorsqu'il
affirme qu'une « nouvelle question festivalière est en train
de se développer dans ceux d'ampleur et de recrutement local, ou
régional », considérant, comme lui, que ce sont des
lieux et des moments partagés « où beaucoup de choses
redeviennent possibles, où ils aiment se retrouver. » Mais
lorsqu'il avance que « leur présence forte arrive, parfois,
à mettre en péril le déroulement, puis la reproduction de
ces rencontres », nous convainquant ainsi pourquoi « nombre
de `petits festivals' réagissent actuellement en adoptant une attitude
très sécuritaire, générant parfois de nombreuses
tensions », je me dois d'apporter ici d'autres éléments
issus, à la fois, de mon enquête de terrain et de l'analyse des
éléments contenus dans cette partie historique.
Compte tenu de leurs origines contestataires,
contre-culturelles, ils portent, aujourd'hui, leurs préférences
sur les festivités (concerts et autres spectacles) organisées de
manière plus autogestionnaire, souhaitant faire la rencontre d'autres
personnes qui partagent le même état d'esprit, qu'ils
défendent au moyen de leur mode de vie nomade. Par les croisements de
leurs « réseaux », qui s'affinent ou
s'élargissent, ils privilégient, à présent, de
s'organiser entre eux pour sauvegarder leur autonomie, leur liberté de
penser, sur lesquelles ils se sont construits, depuis une dizaine
d'années. Un encadrement gouvernemental, psycho-éducatif ou
socio-éducatif, ne ferait que leur rappeler les représentations
que la société dominante entretient contre eux, qui les
contraignent : qu'ils se complaisent dans une
« errance-erreur », que c'est un problème de
jeunesse qui « passera avec le temps ». Cette
« aide » à l'apparence bien fondée, viendrait
briser leurs logiques d'actions organisatrices, constructivistes, qui leur sont
propres, qu'ils se forgent, peu à peu, pour tenter de nouvelles formes
alternatives de vie, pour un monde qu'ils espèrent meilleurs, à
l'avenir. Ils retournent ainsi les stigmates qui les contraignent en
tant que valeurs déterminantes, sur lesquelles ils fondent
leurs pratiques.
Dix ans plus tard, pour la seconde édition de son
ouvrage, F. Chobeaux avoue lui-même s'être trompé sur son
premier constat : « la conclusion (...), lors de la
première édition en 1996, était terriblement
pessimiste : des jeunes enfermés dans une vie mortifère ne
conduisant qu'à la perte de soi ». Il reconnaît que
« l'absence d'observation dans la durée [les] avait conduits
à cette conclusion en 1995 ; en 2004 il est nécessaire de la
relativiser sans pour autant l'invalider » : « les
chemins de l'errance sont variables, évolutifs, diversifiés. Les
certitudes pour qui partage un bout de route avec ces étranges voyageurs
ne sont que transitoires car les générations changent, le social
évolue, les politiques publiques se transforment ». Bien que
l'errance ne soit « pas un long fleuve tranquille », il
admet que « certains sont passés à travers tous ces
écueils sans grand dommage pour eux », qu'ils « sont
riches de leur passé, qu'ils critiquent avec intelligence, et leurs
futures pratiques professionnelles profiteront probablement de cette
expérience sociale ». Par ces « jeunes sortis
positivement de l'errance, on pourrait même dire enrichis »,
par cette « étape exacerbée dans une vie pleinement
investie » se forme une autre « invention du
social ».
« Ce sont ceux qui demandent une aide technique pour
construire autre chose, sans pour autant renier des valeurs fortes qui le
structurent : le souhait d'une vie communautaire, la relativisation du
rapport au travail comme organisateur social central, la mise en question des
normes sociales dominantes ». Effectivement, les seules demandes
pourraient être celles qui faciliteraient leur nomadisme, tels qu'une
adresse postale où relever régulièrement leur courrier, ou
des points de passage pour certaines commodités dont ils ne disposent
pas toujours dans leurs camions, comme a pu m'en entretenir une assistante
sociale d'Alès. « Il y a ici de futurs nomades d'un nouveau
vide vis-à-vis desquels il semble que les mobilisations
éducatives et professionnelles aient pris du retard. », finit
par penser F. Chobeaux.
2) Une analyse à soumettre
La seule chance d'être libre, c'est d'abord de prendre
conscience qu'on ne l'est pas, Spinoza.
Dans quel(s) cadre(s) théorique(s) circonscrire ce cas
de nomadisme contemporain ?
Dès le début de cette enquête, très
peu d'ouvrages de référence me paraissaient pouvoir correspondre
à ce sujet. Cinq ouvrages, seulement, en 2008, étaient
catégorisés au rayon « Nomadisme », à
l'étage « sociologie et communication », de la
bibliothèque du campus de Bron : « Autonomadisme :
essai sur l'autonomie et le nomadisme », de Frank Michel14(*) ; « Saisons nomades »,
de Wadi Bouzar15(*),
à propos des caractéristiques socio-économiques
contemporaines du nomadisme actuel, en Algérie; ainsi que deux ouvrages,
de Daniel Bizeul, quant à l'administration socio-politique du cas de la
population des « gens du voyage », en France, dans les
vingt dernières années. Sous diverses perspectives, les
considérations de ces auteurs ont en commun de pointer les
problèmes que ce mode de vie engage, à une époque
moderne : cette prospection s'annonçait donc trop mince, pour
parvenir à une analyse véritablement pertinente que je
pressentais.
Puisque le sujet me paraissait, de fait, inédit, et son
exploration, précurseur, je décidais d'approfondir, par force
détails, la description ethnographique, afin qu'elle
révèle, au mieux, les points d'analyse les plus significatifs.
Une première bibliographie, suggérée par
mon directeur de recherche, m'indiquait de devoir parcourir, de manière
plus large, de nombreux autres ouvrages qui traitent de la question des
mobilités, aux niveaux historique et contemporain. Mais, encore
une fois, je peinais à retrouver, parmi elles, le cas de figure
particulier de ma recherche de terrain.
En effet, il me fallait commencer par mieux définir la
population concernée par mon enquête : comment
catégoriser cette jeunesse qui vit de saisons et « en
camion » ?
Tout d'abord, ces travailleurs agricoles sont français
et vivent dans leur pays d'origine.
Il ne s'agit pas d'un cas de « diaspora »,
conséquent d'un exil forcé, au sens où l'entendent des
auteurs tels que Pierre Centlivres16(*) ou Chantal Bordes-Benayoun17(*) - bien que cette
dernière nous invite à de « nouvelles audaces
intellectuelles ». Néanmoins, ils ont quitté leur ville
d'origine, parfois très jeunes, provenant de centres urbains, de
périphéries urbaines, ou de bourgs péri-urbains.
Eux me parlent d'un choix assumé, du moins, la
meilleure solution qu'ils ont trouvé, dans une situation
socio-économique contemporaine qu'ils estiment difficile à vivre.
Un véhicule aménagé leur permet de se loger, à
moindres frais, tout en étant mobiles, lorsqu'il faut, de plus en plus
souvent, parcourir de longues distances, à travers la France, pour
trouver un travail salarié.
D'origine urbaine et donc, sédentaire, ils sont devenus
des nomades agricoles. Ne disposant, pour aucun, d'une formation agraire,
comment se sont-ils retrouvés à n'effectuer, pratiquement, que
des saisons en agriculture ? Ils m'expliquent que, pour eux qui ont voulu
quitter l'école, parfois très jeunes, c'est là où
on emploie, plus facilement, du personnel non diplômé. Ils
souhaitaient, aussi, s'éloigner de la ville, jugée trop
oppressante, ou de possibilités de « carrières
d'usine » aliénantes, pour se rapprocher de la campagne,
qu'ils espéraient plus épanouissante pour leur vie en devenir, et
leur permettent, ainsi, de découvrir d'autres villes, à taille
humaine, plus accueillantes.
Or, en voulant m'intéresser, d'un plus près,
à des ouvrages spécifiques, concernant une verdeur contemporaine
en proie au malaise social les incitant à fuir une dépression
urbaine généralisée en « taillant la
route », je m'aperçois qu'elle est
« rayonnée » sous l'étiquette
« marginaux et exclus sociaux ». Je réalise, alors,
que mes indices de recherche sont, aussi, conséquents des
représentations qu'ont d'eux la société dominante :
s'échappant de ses habituels cadres normatifs, ces indices sont, en
fait, les mêmes stigmates qui les afflige.
Dès lors, je m'efforcerai de sortir cette tentative
d'analyse de ces carcans, à mon avis trop réducteurs, qui
pourraient entériner leur situation. Voilà une belle occasion
d'utiliser quelques outils anthropologiques afin d'abattre quelques
stéréotypes...
Car, au fil des saisons, et de leurs rencontres avec d'autres
acteurs, dans la même situation sociale, cette raison économique
première se mue en raison politique. Ils veulent « vivre et
non survivre » : pour s'approcher de leur désir
d'autonomie, dans leur pays dont ils n'approuvent pas le
système politique et les gouvernements successifs en place. Là se
situe leur choix volontaire : ce mode de vie nomade est
choisi et développé, par esprit de contestation, valorisant un
principe d'autogestion, à travers une culture de la
mobilité. Des critères et des valeurs qui leur sont propres se
forgent, fondant ainsi leur propre notion de l'altérité18(*), contenu dans un certain
antagonisme entre nomadisme et sédentarité...
D'une errance, a priori subie,
considérée comme un problème de jeunesse, ils
s'établissent, en tant que groupe culturel, dans une
itin-errance.
a) Un esprit contestataire stigmatisant
Dès la préface de l'ouvrage de L. Boltanski et
E. Chiapello, « Le nouvel esprit du capitalisme »19(*), ouvrage « ayant
pour objet les changements idéologiques qui ont accompagné
les transformations récentes du capitalisme », je retrouve les
dires des acteurs de mon terrain quant à l'explication économique
qui les a poussé à privilégier leur mode de vie
actuel : ils nous disent que « les « bouleversements
de la situation économique des ménages se sont accompagnés
d'une série de difficultés particulièrement
concentrées dans certaines banlieues (...) et de
phénomènes marquants - parce que particulièrement
visibles- dans la vie quotidienne des habitants des grandes villes (comme, par
exemple, l'augmentation de la mendicité et des « sans domicile
fixe », souvent jeunes et , pour un nombre non négligeable
d'entre eux, dotés d'un niveau de qualification qui devrait leur donner
accès à l'emploi). Cette irruption de la misère dans
l'espace public joue un rôle important dans la nouvelle
représentation ordinaire de la société
française ». Mais lorsque ces auteurs nous parlent qu'un
certain « désarroi idéologique a été
ainsi l'un des traits les plus manifestes de ces dernières
décennies », que « les seules ressources critiques
mobilisables avaient été constituées pour dénoncer
le genre de société qui a atteint son apogée à la
charnière des années 60 et des années 70,
c'est-à-dire précisément, juste avant que ne s'amorce la
grande transformation dont les effets se font aujourd'hui sentir avec toute
leur force », et que « les dispositifs critiques
disponibles n'offrent pour le moment aucune alternative
d'envergure », il me semble bien qu'ils n'ont pas tout à fait
conscience des nouvelles dynamiques de groupes culturels minoritaires
émergents.
Et ils sont loin d'être les seuls ! D'autres
ouvrages expliquent, par le même biais socio-économique, les
raisons qui amènent cette jeunesse contemporaine à
l'« errance », significative d'un mal-être social. F.
Chobeaux, dans « Les nomades du vide »20(*), et le recueil d'articles de
psychologie « Errances : entre dérives et
ancrages »21(*),
cherchant à trouver des solutions socio, ou psycho-éducatives
à ce phénomène, traitent de cette situation sociale comme
un « problème » : une « pathologie du
temps », considérant ces errants dans
l' « erreur », cherchant à leur procurer l'aide
dont ils auraient besoin pour « s'en sortir », pour
« retrouver les cadres normaux de la
société », « se stabiliser »,...
Ils font état de « ruptures familiales ou affectives
», de cas de fugues, ou de délinquance, pour expliciter des
cicatrices circonstancielles d'une « fuite en avant, qui ne les
conduiront qu'à un retour sur leur passé, parfois
douloureux »...
Mais mes propres observations de terrain me forcent à
nuancer ces causes, que j'estime trop réductrices : ce constat peut
s'avérer vrai, pour certains d'entre eux - et même pour nous,
lecteurs, qui n'a jamais connu la souffrance dans son passé ?...-
mais il ne l'est pas pour tous. Car il ne s'agit pas que de cela... Certes, la
notion de choix n'est pas suffisamment objective pour faire
état de ce mode de vie, car elle est, en réalité,
dépendante de conditions socio-économiques. Mais, s'ils
continuent à vivre ainsi, après plusieurs années, c'est,
peut-être parce qu'il est devenu un choix, pour une
génération actuelle, qui a peut-être cerné là
ses possibilités épanouissantes ?
Au cours d'entretiens, menés après la
rédaction de la première présentation de mémoire,
la majorité d'entre eux a estimé que j'évoquais
peut-être un peu trop souvent les difficultés et
« galères » qu'ils peuvent connaître,
omettant, de ce fait, les autres moments de joie collective qui existent, en
parallèle. Ce portrait leur paraissait assez ressemblant, mais ils
souhaiteraient, à l'avenir, que je le complète par des passages
où l'on s'apercevrait également de leurs passions, des
activités ludiques ou des moments de fête, pour éviter une
présentation de ce mode de vie comme seulement empreint de
problèmes, sans joie de vivre. De plus, les raisons de leur nomadisme
sont explicitées au cours de ces entretiens : elles sont d'ordre
économiques, politiques, mais aussi, parfois, artistiques, puisque
favorisant un certain état d'introspection, appuyant ainsi cette
volonté de détachement social et d'anticonformisme. Pareillement,
tout en revenant sur les stéréotypes qui environnent ce mode
de vie, quelques uns de ces nomades saisonniers m'ont parlé des
changements qu'ils jugent nécessaires pour son développement :
une réflexion de ce que revient à être « nomade
en camions » serait-elle émergente ?
Même si des étapes de vie difficiles, qu'ils sont
parvenus à franchir, les distinguent, malgré eux, en tant
qu' « écorchés vifs », d'une
société majoritaire plus en confort, leurs réactions
d'ensemble me prouvent bien leur réflexion constructiviste. Et c'est
surtout celles-ci qui m'indiquent leur esprit contestataire.
Un aspect esthétique, comme indice de leur
volonté de contestation de l'ordre établi, serait-il propre
à ce groupe social ? Une certaine attitude vestimentaire ne saurait
venir les différencier : il ne partage pas toute la même...
Ou des coiffures particulières ? Celles-ci peuvent aller du
très court au très long... Il ne me paraît pas, non plus,
comme suffisamment probant. Mathieu m'a raconté que, le jour où
il a abandonné sa crête punk, à l'iroquoise, et ses
piercings au visage, il a, subitement, trouvé du travail, alors qu'il en
cherchait depuis huit mois : « Ils sont cons les gens, ils
croient que t'es différent, ou c'est que tu leur fais peur. Tant pis
pour mes piercings, même si je les aimais bien, ça ne
m'empêche pas de rester moi-même... ».
Leur choix de non-conformisme, c'est-à-dire une vie de
nomades dans une société de sédentaires, signifie vivre
avec des obligations sociales tout de même, puisque toujours sous le coup
d'être punis par la loi de la société majoritaire. Un
retrait du permis de conduire, pour état d'ivresse, ou excès de
vitesse, et c'est alors la maison du « nouveau nomade » qui
risque d'être immobilisée. Ils en sont conscients : ils
prennent donc maintes gardes dans leurs déplacements.
L'obligation d'une adresse postale est la plus
contraignante, ne serait-ce que pour obtenir une carte d'identité, ou
une carte grise. Certains se fabriquent des certificats d'hébergement,
à titre gratuit, par leurs proches, ou peuvent bénéficier
d'attestations de domiciliations, délivrés par les assistantes
sociales des « Centres Communaux d'Actions Sociales »
(chaque ville de France, d'au moins trois mille habitants, disposent de ces
C.C.A.S.) Cette solution administrative peuvent toujours les dépanner,
or, elle les dérange : d'une part, leur nombre décroît
de plus en plus, mais, d'autre part, ces centres sociaux sont sous l'obligation
de livrer la liste des ces « domiciliés » à
leurs préfectures, tous les trois mois, dans le but de les recenser. Car
ne pas avoir d'adresse revient, d'un point de vue légal, à
être considéré comme « Sans Domicile
Fixe », tandis qu'eux revendiquent une position autre, qu'on pourrait
dénommer « A.D.M. » : « Avec Domicile
Mobile »...
Par ailleurs, la question de la récurrence des chiens
qui accompagnent, très souvent, ces itinérants, peut être
prise pour une démarcation sociale de plus, pour ceux qui n'en ont pas
compris les principales raisons, ou pour ceux qui en ont une peur
irraisonnée. Les liens que ces nomades entretiennent avec eux sont,
affectivement, très forts : ils les considèrent comme des
compagnons de vie, de route, à part entière. Ils tiennent au fait
que ces compagnons, aux dents longues et à l'ouïe fine sont, avant
tout, un moyen de dissuasion face aux éventuels dangers de cette vie, en
marges du système établi. De possibles dangers physiques, ils
sont élevés - éduqués, même, pour certains -
afin de garder leurs « maisons mobiles », et pour les
protéger de situations, pas toujours sereines : Phil m'a dit, un
jour, que s'il n'avait pas eu ses chiens lorsqu'il vivait dans la rue, il ne
serait, sans doute, plus de ce monde aujourd'hui. Mais ils les
préservent aussi, des difficultés morales, lorsque la solitude,
et d'autres « coups durs » de la vie viennent à
les affaiblir. Compagnons fidèles, ils peuvent toujours compter sur leur
présence, et les déçoivent moins que la plupart des
humains : « Dans les pires moments de galère, ton chien te
rappelle qu'il faut que tu continues, que tu assures au moins pour
lui... ». Il m'a été demandé, par quelques
acteurs de mon terrain, de développer encore plus cet aspect de
l'analyse, que je ne pourrais le faire ici : pourraient-ils être
considérés comme des « vecteurs », ou, pour
le moins, des représentants idéaux de ce mode de vie et de
penser, qui favorisent des liaisons avec l'environnement
extérieur ? Je peux, en tous cas, mettre en avant quelques
points : les canidés nous renvoient toujours à la
manière dont on agit envers eux (« A bon chien, bon
maître », dit le proverbe...) : ils relaient toujours
l'attitude de leurs maîtres; ils ne peuvent s'épanouir s'ils sont,
à long terme, attachés, enfermés, ou
oppressés : c'est ce qui les rendraient agressifs ;
à l'état de nature, il y a fort longtemps, ils ont
été domestiqués par la culture humaine, et s'en trouvent,
maintenant, dépendants: ils aiment être dehors, et peuvent
supporter tous les temps mais, ils ont besoin, tout de même, d'un peu de
confort...
Fort heureusement, d'autres ouvrages entrevoient ces formes de
recherche contestataire dans une vue d'« itin-errance »,
alors perçue comme une réponse stratégique à une
situation socio-économique sclérosante.
Celle qui semble « ouvrir la voie » est
l'étude de Nels Anderson à propos des
« Hobos »22(*). « De la série d'études
célèbres sur les milieux sociaux de Chicago », c'est la
« première étude à être
publiée », nous renseigne Ulf Hannerz23(*). Il nous commente son travail
ainsi : « Le hobo (...) était un travailleur migrant
(...) qui se déplaçait à travers le pays sans projet bien
déterminé et qui se faisait embaucher dans le bâtiment,
l'agriculture, l'exploitation des forêts ou de la pêche, toujours
comme manoeuvre et comme travailleur temporaire ».
« Elément du paysage de la deuxième frontière
américaine, celle qui s'était déplacée vers l'ouest
vingt après la première, à la faveur de l'expansion du
réseau ferroviaire », il trouve un
salaire « dans les fermes et les industries nouvelles, le
développement d'une force de travail mobile devenait non seulement
possible mais nécessaire. » La ville de Chicago devint
une « capitale de nomades. C'était là qu'ils se
retrouvaient entre deux embauches ». Il nous parle d'un
« monde sans attaches », qui « gardait ses
distances avec les missions et les foyers charitables » ;
« une fraction des trimards représentait la conscience
politique du lumpenprolétariat. Ils participaient au soutien des
librairies radicales du monde de la route ». Selon ce chercheur,
cette monographie très détaillée tient lieu d'une
« intuition selon laquelle, au moins pour le `hobo' lui-même,
le milieu offrait la possibilité d'un mode de vie raisonnablement
supportable et s'appuyait sur une vision du monde qui avait sa
cohérence ». Cette référence théorique
m'offre là une première piste quant à la manière de
considérer, nouvellement, les possibilités organisatrices de
groupes socioculturels, appréhendés comme marginaux.
Quand Jean-Michel Chapoulie préface l'édition
française de l'ouvrage de Howard Becker24(*) en prévalant
que : « ` Outsiders' (...) a d'abord contribué
à élargir les limites dans lesquelles s'inscrivaient les
recherches sur la délinquance », par sa
préférence pour l'utilisation de la notion de
« déviance » (« sont qualifiés de
`déviants' les comportements qui transgressent des normes
acceptées par tel groupe social ou telle institution (...) dont la
signification sociale (...) semblait aller de soi.»), il m'apparaît,
de plus en plus clairement, que les stigmates25(*), qui affligent de
nombreux groupes sociaux et culturels modernes émergents, ne permettent
pas toujours aux sciences sociales d'entrevoir, et de comprendre, de
façon juste, plus appropriée, leur logiques et leurs
représentations sociales.
Aparna Rao, en 1985, constate, à son tour, des
« problèmes de terminologie » dans l'étude
des « communautés péripatétiques ».
Par son article26(*), il
s'efforce de remédier aux catégorisations hasardeuses de
« nomades méconnus » : ces groupes d'individus
ne retrouvent là que rarement leurs traits d'identification originels.
En défendant les « critères d'appartenance
collective » de ces populations minoritaires, je retrouve, en
résonance, les mises en garde de Michel Agier27(*), contre les dangereuses
catégorisations préconstruites :
« mécanisations » qui permettent aux chercheurs en
sciences sociales de les « ranger », une fois pour toutes,
dans un sens « culturaliste et identitaire ».
Des travaux de recherche français, encore plus
récents, partagent la même perspective de réhabilitation
des collectivités périphériques.
L'imposant travail de macrosociologie actuelle, du collectif
de recherche dirigé par Gilles Orcel28(*), en 2006, ainsi que les multiples travaux de Florence
Bouillon, sur l'étude des squats29(*), en France, approfondissent cette voie
interprétative neuve de revendication contestataire, en avançant,
tous deux, la notion de choix.
L'hypothèse de M. Frediani, dans son ouvrage,
« Sur les routes : le phénomène New
Traveller »30(*), désigne là une « pratique de
vie en conformité avec leurs idéaux », « qui
devient une forme d'action politique contestataire de l'ordre
établi ».
Pour traiter du sujet des « Travellers
techno », en France, Caroline Spault, « utilise les notions
d'ordre public, jeunesse et mode de vie pour
illustrer et expliquer le caractère singulier de cette formation sociale
signifiante. » Elle remarque que la « méconnaissance
et la méfiance existante autour de ces individus, sont des jugements
spontanés qui masquent une part de la réalité sociale de
leur univers ». Leurs « pratiques
déviantes », ou « marginales », une
« certaine dissidence », est comprise comme un
marginalité choisie : leur « prise de distance volontaire
avec les normes et les valeurs dominantes sont le reflet de leur refus du
conformisme ».
Ces nomades français contemporains sont des nomades
agricoles ; ils feraient, ainsi, partie d'une catégorie
socioprofessionnelle pré-établie. Un large éventail
d'articles, paru très récemment31(*), s'atèle, aussi, à la reconnaissance
des « `forgotten men' des études rurales »,
autres « oiseaux de passage » présents dans
l'agriculture française. Mais, à leur inverse, il me paraît
que ces insurgés sociaux ont fait le choix de ce nomadisme pour ne pas
être tout à fait « assignés au lieu de travail,
logés dans les campagnes et invisibles ailleurs, comme jadis dans les
romans de John Steinbeck ». Bien que précaires, ils attestent
-et affirment !- leur différence, face aux autres populations de
travailleurs migrants, par leur mode de vie nomade, choisi, une fois de plus,
qui sous-tend leur quotidien.
Dans ces conditions, pourrait-on penser à eux en tant
que population « subalterne » ? Les
« subaltern studies »32(*), faisant suite aux « postcolonial
studies »33(*),
souhaitent, aujourd'hui, faire place aux populations minoritaires mondiales,
qui commencent à contester leur assignation identitaire
marginalisée. Pour ces générations d'auteurs (en faisant
court...), elles cherchent à s'auto-identifier, conséquence d'une
postcolonialité actuelle encore bien trop pesante : pour
« casser » cette notion de subalternité qui les
étouffe, qui conditionne leur impossibilité de s'exprimer sur la
scène politique mondiale. Dans le cas de la population d'individus qui
nous intéresse ici, son étude nous démontre comment
celui-ci cherche, et -il me semble- parvient, peu à peu, à
s'autodéfinir : en se plaçant, le plus possible, dans une
contre-culturalité, de façon, presque,
systématique. Et, selon les indices que me donnent à voir mes
éléments d'enquête, j'apporterais l'attention sur laquelle
elle ne veut pas « parler » dans des cadres
institutionnels pré-formés, car elle les récuse.
Pour parvenir à penser indépendamment de ces
cadres, pour atteindre leur propre liberté de penser, elles
préfèrent agir, au quotidien. Et elles me le
prouvent...
b) Des valeurs promulguées et des savoir-faires
développés
La vie matérielle de ces « nouveaux
nomades » est affaire de praticité maximum. Comme beaucoup de
nomades, on ne s'encombre pas de choses n'ayant pas vraiment d'utilité,
surtout lorsqu'on pense qu'il faudra les ranger à chaque
déplacement, pour se réinstaller dans peu de temps. C'est ce que
dénotait déjà Marshall Sahlins, à propos des
populations traditionnelles de chasseurs-collecteurs, dans son ouvrage
« Age de pierre, âge d'abondance »34(*): « c'est
littéralement que l'on peut dire (...) que sa richesse lui est un
fardeau. Dans les circonstances qui sont les siennes, les biens
matériels peuvent se révéler une charge accablante (...),
d'autant plus accablante qu'on la trimballe plus longtemps et plus loin. Aussi
ne possèdent-ils que ce qu'ils peuvent eux-mêmes aisément
porter ». En l'adaptant à ces nomades contemporains, la
compréhension de cette raison pratique nous permet de renverser un
premier préjugé de paupérisation : « ils
ont peu de biens mais ne sont pas pauvres. Car la pauvreté ne consiste
pas en une faible quantité de biens, ni simplement en une relation entre
moyens et fins ; c'est avant tout une relation d'homme à homme, un
statut social. » (en ajoutant, également,
qu' « en tant que tel, la pauvreté est une invention de
la civilisation, qui a grandi avec elle, tout à la fois une distinction
insidieuse entre classes et, plus grave, une relation de
dépendance »...). Stratégie économique
qu'ils reprennent à leur tour, dans un cadre socio-économique de
référence dont ils dépendent, la phrase suivante pourrait
bien leur convenir aussi : « il y a deux voies possibles qui
procurent l'abondance : on peut aisément satisfaire des
besoins en produisant beaucoup, ou bien en désirant peu ». Eux
choisissent de disposer de « peu ».
« La nécessité de limiter la
propriété des biens matériels, est
institutionnalisée : elle devient un fait culturel positif qui
s'exprime dans divers modes d'adaptation économique ». En
conséquence, « les biens de dimension réduites sont
préférables aux biens encombrants ». Pareillement, pour
ces nomades contemporains, vivre dans un camion est question
d'organisation : chaque chose nécessite sa place et son
accessibilité. Ce qui explique une conception de l'aménagement de
leurs domiciles mobiles préférablement fonctionnelle, car
réalisée selon un minimum d'espace : la « relative
commodité de transport d'un bien » sera
privilégiée « car la valeur suprême est la
liberté de mouvement ». C'est, également, ce que je
retrouve dans les discours de cette population contemporaine : les camions
aux gros gabarits ont l'air spacieux mais, généralement,
« plus on a de la place, plus on entasse ! » De plus,
la législation française ne permet aux
« véhicules légers » que de déplacer
un poids limité à 3,5 tonnes. La solution d'investir les
véhicules « poids lourds » devient, de plus en plus,
prisée mais, ils ont le désavantage de ne pas pouvoir passer par
tous les chemins.
« Entre propriété et mobilité,
il y a contradiction » : ce mode de vie leur permet donc de ne
pas payer de loyer, ou de taxe d'habitation. Leur vie à la campagne
permet de se nourrir à peu de frais : Léon, par exemple,
consomme le poisson qu'il pêche, ou l'échange, de temps en temps,
contre de la viande, des légumes ou de la liqueur, avec un chasseur des
environs du Turzon. M. Sahlins m'indique que « l'échange et la
production d'échange tendent à satisfaire les besoins
immédiats de subsistance, non à procurer un profit ».
Je saisis là sa notion de « circulation
simple » : « une quête de valeurs d'usage
toujours liée à un échange à des fins de
consommation, et donc à une production à des fins
d'approvisionnement. » Autre exemple : en automne, en nous
promenant ensemble, Kristin m'a montré un chemin truffé de noix,
pour que je me serve à mon tour, et m'explique, qu'en autodidacte, elle
a construit, au gré des saisons, sa connaissance de champignons
comestibles et de plantes médicinales.
« Economiquement parlant, la société
`primitive' est fondée sur une anti-société »,
et, « sous ce rapport, leur antithèse historique à tous
deux est l'entrepreneur bourgeois en quête de valeurs
d'échange.» Sans aller jusqu'à parler de
« primitivisme » 35(*) - bien que plusieurs d'entre eux regrettent ces
savoir-faires traditionnels, la critique du système capitaliste et de
ses effets surproductifs, est un point commun que partagent ces nomades
volontaires. Je la reconnais dans l'alternative économique des
« récups' » en tous genres : les petits
camions, rapidement investis, donnent souvent aux plus grands, qui disposent de
plus de place. Il ne m'a plus été si étonnant d'entendre
deux filles dialoguer ainsi : « J'ai un pneu qui conviendrait
pour ton camion, mais il est trop usé pour te le vendre... Si ça
te dit, on la troque contre quelque chose qui t'embarrasse
aussi ? ».
« Faire les invendus » des magasins,
c'est-à-dire collecter dans les poubelles de grands magasins les
denrées périssables, mais encore consommables, est,
également, une pratique courante : une sorte de glanage
moderne ? Mais sûrement pas que par eux : en arrivant à
une heure trop avancée de la nuit les poubelles peuvent être
déjà vides... Récupérer cette nourriture,
jetée aux ordures lorsque la date de péremption est sur le point
d'être dépassée ou parce que le produit n'est pas
présentable pour un client (car abîmé ou
éventré), est illégal et l'on risque d'écoper d'une
lourde amende en se faisant remarquer par les forces de l'ordre. Il
n'empêche, pour Léon, « pourquoi travailler pour
s'acheter de quoi manger alors que les poubelles des supermarchés en
sont gavées ? ».
Je commence à partager l'avis de Frank Michel,
« on peut s'interroger (...) si l'errant (...) `prêt à
tout' et doté d'une certaine expérience de la vie à la
dure, n'est pas mieux `armé' pour affronter un monde au visage souvent
cruel et inhumain que le citoyen `moyen', plus ou moins
`normalisé'. »
L'ensemble des monographies des sociétés
traditionnelles, que Marshall Sahlins réunit, pour le étudier de
très près, lui permet de déceler un « mode
de production domestique ». Malgré un contexte de
recherche très différent, cette notion m'intéresse
lorsqu'il remarque que « la cohésion interne du groupe
domestique est assurée de diverses manières et à divers
degrés, diversité qui se traduit dans les modes de cohabitation,
de commensalité, d'entraide ». Mes rencontres avec divers
membres de cette population, et les amitiés qui ont suivies, sont, elles
aussi, inscrites dans un réseau36(*) social fait de preuves d'hospitalité,
d'empathie et d'échange. Là, encore, les exemples ne manquent
pas : la solidarité de Phil et Kristin nous a beaucoup aidé,
tandis que nous étions bloqués à Granges en attendant les
papiers d'assurance du camion, en m'ayant conduit à la gare ou en nous
apportant de l'eau (tandis que je me sentais gênée, avec un
réflexe de refus, par stupide politesse, Phil me répondait :
« On peut bien se rendre service entre nous, non ? »,
et Kristin m'assurait : « Profitez qu'on soit là !
Comment vous allez faire, sinon ? ») ; un mois plus tard,
Ali, prévenu par Léon, s'est fait conduire par une amie afin de
nous apporter les clés de serrage dont nous avions besoin pour les
réparations urgentes de notre véhicule capricieux, tout comme
Thomas, Phil et Kristin sont, également, passés nous voir pour
prendre de nos nouvelles, nous sachant coincés au Turzon depuis dix
jours ; ou encore, leur exposer les plans de notre futur
aménagement, pour recueillir leurs avis et leurs conseils, nous a
évité ainsi plusieurs erreurs... et le droit de tout refaire.
Un état d'esprit empreint d'égoïsme, et de
fermeture sur soi, est à l'inverse des valeurs que j'ai pu observer
parmi ce groupe social, voire carrément condamné. En ce sens, il
rejoint peut-être « la société
`primitive' », en ce qu'elle « admet la pénurie pour
tous, mais non l'accumulation par quelques uns » : en
choisissant ce « vivre autrement », ils fuient une
idéologie communément matérialiste, où seule la
possession passionne, en dépit de la fraternité. Ces nomades font
groupe non seulement par ce qu'ils refusent de leur société mais
surtout par ce qu'ils développent ensemble de positivités et de
qualités. Pour affronter les nombreuses difficultés sociales et
matérielles qui peuvent parfois leur « barrer la
route », se savoir de temps en temps épaulé est
salutaire : comment tiendraient-ils, sinon, cette position contestataire
sans sombrer dans la dépression permanente?
Lorsqu'on travaille ensemble, au même endroit, cela
signifie souvent partager les repas et les moments de détente. Les
soirées sont alors des moments de fête où l'on se retrouve,
l'on discute et l'on plaisante et l'occasion de faire connaissance avec ceux
que l'on ne connaît pas encore. La nourriture, qui « dispense
la vie », est pour M. Sahlins, « la chose au monde que l'on
partage le plus volontiers et le plus souvent », « le
présent de nourriture (...) dans un esprit de
générosité généralisée, notamment
dans le cadre de l'hospitalité, ce présent fait les
bonnes relations ». C'est, sûrement, ce que sait aussi
Léon, qui nous invite à sa table et nous régale dès
qu'il y a une occasion de se voir. « Partage et contre partage
de nourriture », « hospitalité », «
le prêt et le remboursement »..., ces
éléments forment le « caractère
généralisé de la
`réciprocité' » : « seule contrepartie
tant soit peu proportionnelle, du point de vue de la sociabilité, est de
rendre, dans un délai convenable, l'aide et l'hospitalité qui
vous ont été prodiguées. »
Dans les moments de collectivité spontanée et
provisoire qu'occasionnent les temps du travail, il vaut mieux savoir faire
preuve d'esprit collectif car l'on vit et l'on travaille ensemble durant une
période, certes courte, mais intense, de travail : les sentiments
sont alors exacerbés par la fatigue et peuvent éclater lorsqu'on
ne parvient plus à se supporter au bout de plusieurs jours, vus les
différents caractères assez forts qu'ils peuvent, parfois,
réunir. Mais aussi parce qu'il est nécessaire de respecter les
petits mais, importants, détails pour qu'un campement soit
vivable à plusieurs. Dans ce mode de vie prônant la
liberté individuelle, il y a la vie en campement ensemble, à
l'extérieur, et ce qui regarde les personnes, individuellement, à
l'intérieur de leur habitat, dont on se doit de respecter la
tranquillité. Si une personne reste dans son camion tandis que d'autres
sont ensemble dehors, il y a sûrement là une envie et un choix de
tranquillité : à part pour une raison urgente, on
évitera de la déranger chez elle. Les emplacements des fourgons
sont réfléchis pour ne pas bloquer les véhicules. Les
chiens doivent être surveillés par leur maître pour
éviter qu'ils ne se battent. Si il y a incompatibilité d'humeur
entre eux ou lors des périodes de chaleur chez les femelles qui rendent
les mâles excités, on peut relayer leur sortie des camions pour
éviter qu'ils ne se croisent. Sans toutes ces règles,
basées sur un principe d'autonomie individuelle, les tensions entre
protagonistes peuvent vite apparaître et, à force,
désolidariser le groupe. Notre auteur tient peut-être là
une explication : « la fragilité segmentaire qui favorise
et amplifie les motifs locaux et particularisés de discorde et qui, en
l'absence de tout mécanisme tendant à `maintenir la
cohésion d'une communauté en expansion', accomplit et
dénoue la crise par la fission. » ;
« L'économie sociale est fragmentée en mille petites
existences bornées, organisées de manière à
fonctionner indépendamment les unes des autres, et qui toutes appliquent
le principe du quant-à-soi économique. » Et «
comme l'économie domestique est une économie tribale en
miniature, elle cautionne politiquement la condition (...) d'une
société sans souverain. ».
« Fondée sur une singularité
économique », « à chaque organisation
politique correspond un certain coefficient démographique et, partant,
une certaine intensité d'exploitation du sol en rapport avec les
données écologiques ». Provenant de cette même
notion de respect pour l'autre, chacun est tenu, tacitement, de gérer
soi-même l'accumulation des ses déchets et de ses
excréments, surtout lorsque l'on se retrouve à un grand nombre
pour quelques temps. Que ce soit lors de pérégrinations dans des
coins isolés de nature ou sur des terrains communaux aux abords des
villes, on s'isole dans la nature pour les commodités quotidiennes, loin
du campement, et beaucoup enterrent leurs déjections en
« trous de chat », en prenant garde de ne pas laisser
ensuite à terre le papier utilisé. La gestion des déchets
aussi est d'importance lorsqu'on se sait un peu tranquille dans un endroit
que l'on apprécie et qu'on ne dérange personne: qui
apprécierait de vivre au milieu de poubelles malodorantes et de paquets
d'emballages en guise de paysage ?
Cette alternative socio-économique appelle une autre
consommation : vivre en itinérant suppose de réguler sa
consommation d'eau car on ne se permet pas de déplacer le
véhicule, et « brûler du gasoil » pour se
réapprovisionner en eau tous les jours. Des petites villes proposent
encore, parfois, des points d'eau, gratuitement ; si ce n'est pas le cas,
n'importe quel cimetière fera l'affaire. Kristin, qui vit ainsi depuis
près de dix ans avec son compagnon, a une réserve d'eau de 60
litres, dans son camion aménagé, qu'elle estime utiliser chaque
semaine (toilette, vaisselle, boisson...) : on est loin des 10 litres
qu'utilise à chaque fois une chasse d'eau dans un appartement. Ceux qui
ont la place disposent d'un système de douche dans leur habitat mobile.
Quant au linge à laver, on se rend dans une laverie automatique quand on
ne le lave pas à la main.
Les valeurs d'échange et de consommation alternative
incitent aussi, par exemple, à profiter d'un trajet aux containers
à poubelles pour jeter tous ceux du campement à la fois, et on
s'arrange toujours pour n'avoir à déplacer qu'un seul
véhicule quandil faut faire des courses.
Ne seraient-ils pas en train de défendre
un « idéal autarcique», à la recherche d'une
« autonomie complète» ? « L'idéal
d'autarcie économique est en fait un idéal d'indépendance
politique » : « partout la relative anarchie de la
production domestique est compensée par l'action de forces plus vastes
et une organisation plus cohérente ». Même
François Chobeaux, pourtant très pessimiste à leur
égard - en intitulant son ouvrage « Les nomades du
vide »..., finit par constater lui-même, pour
conclure sa préface à la seconde édition que ces
nomades actuels « sont peut-être là en train d'inventer un
nouveau style de vie »...
c) Un espace-temps différencié
La condition d'un mode de vie nomade, même pour cette
jeunesse qui le contemporanise, reste tributaire des aléas climatiques.
Et savoir s'en adapter est essentiel : il nous renseigne quant à
ses principes d'organisation sociale et matérielle. Mais leurs
possibilités de renouer avec un nomadisme ancestral, dans une
société devenue sédentaire il y a très longtemps
à l'échelle de l'Histoire, ne tient pas seulement à ce
fait évident.
Leur activité professionnelle agricole joue, aussi,
dans leur façon de vivre au gré des saisons. Le métier de
saisonnier contient sa base en taux horaire par les possibilités
qu'offrent le temps météorologique : on ne taillera
ou ébourgeonnera pas le même nombre de pieds de vigne selon un
temps très ensoleillé et assommant, ou un temps nuageux, ou des
averses, qu'il s'agisse d'un travail effectué au rendement ou à
l'heure. Les recherches de travail en donnent un indice probant. Un agriculteur
m'a dit un jour : « ...c'est comme ça, vous savez, c'est
pas moi qui décide, c'est la nature... Et pour le moment, elle ne nous a
pas donné beaucoup de soleil... Si jamais vous trouvez à
travailler ailleurs, je comprendrai, je ne vous en voudrais pas... ».
Ce métier requiert donc une certaine forme physique, et surtout de
l'endurance, pour travailler dehors toute l'année. Il faut parvenir
à effectuer des tâches minutieuses qui demandent du soin, et ce,
tout en gardant un rythme rapide et efficace. Le travail est estimé dans
la journée par le patron, qui demande généralement du
travail « vite fait et bien fait ». Ces qualités
s'acquièrent avec l'expérience : la force morale
paraît nécessaire également en tant que bonne
volonté, détermination et bonne humeur afin de surmonter des
conditions parfois rudes.
Quelques employeurs agricoles ont pu nous confier leur
étonnement, en constatant la présence, de plus en plus
régulière, de jeunes individus autonomes dans leurs camions
-pourtant non qualifiés, car d'origine urbaine- qui ont acquis les
techniques et savoir-faires que réclame le métier de
saisonnier agricole. Considéré comme précaire, instable,
n'offrant pas de sécurité d'emploi, il n'empêche : ils
trouvent là une jeune population de travailleurs assidus, là
où la jeunesse rurale, parce que devenant de plus en plus urbaine, leur
fait défaut.
Au fond, travailler en fonction des temps de travail
qu'offrent les saisons agricoles, c'est à dire en intermittence, est un
moyen économique et idéologique choisi. Elle permet d'en
aménager d'autres, plus oisives : d'activités artistiques ou
manuelles, de voyage, ou d'autres projets à court terme. Pour preuve:
mes heures salariées, depuis l'année 2007, qui m'ont permis
l'achat de véhicules, leur aménagement, ainsi que le financement
de mes temps de recherche, révèlent une moyenne de travail de 3
heures 30 minutes par jour. En tant que population minoritaire dans un
système économique majoritaire, si tous ces saisonniers nomades
ne se sentaient pas forcés d'obtenir un salaire afin d'entretenir
l'aspect matériel de leur mode de vie, travailleraient-ils pour
vivre? J'en viens à me demander si ce groupe socioprofessionnel, qui
nomadise toute l'année au moyen de leurs habitats mobiles, ne
constituerait pas un groupe social qui assure ses propres traits
d'« abondance » dans un système économique
majoritairement surconsumériste.
Encore une fois, je retrouve chez eux quelques aspects des
traditionnels « chasseurs-collecteurs nomades», aspects
d'un principe économique différencié : « le
travail quotidien n'est que rarement soutenu, coupé qu'il est de
fréquents arrêts de repos. Les temps consacrés aux
activités économiques (...) ces prétendus
misérables ne s'y emploient au maximum que cinq heures par jour en
moyenne, plus souvent entre trois et quatre heures. Parce qu'ils
« s'assignent des objectifs économiques limités,
définis qualitativement, comme mode de vie, plutôt que
quantitativement, comme richesse abstraite, (...) le travail, de ce fait, est
peu intensif, intermittent, et tout lui est prétexte à
s'interrompre : n'importe quelle activité ou empêchements
culturels, depuis le rituel le plus pesant jusqu' à l'averse la plus
légère. » Les propos de Pierre Clastres, contenus dans
la préface de l'ouvrage de M. Sahlins, est encore
plus éclairante: il distingue la figure de l'homme
« primitif » (à celui de
l' « entrepreneur » du système capitaliste) par
cette phrase : « c'est parce que le profit ne l'intéresse
pas ; que s'il ne « rentabilise » pas son
activité (...), c'est non pas parce qu'il ne sait pas le faire, mais
parce qu'il n'en a pas envie ! » De la même
manière, sa proposition selon laquelle les « `sauvages'
produisent pour vivre, ne vivent pas pour produire », pourrait
s'avérer juste dans le cas de ces nomades contemporains, si l'on se
permet, toutefois, de remplacer le terme « production » par
celui de « travail saisonnier » : « ils
travaillent saisonnièrement pour vivre, ils ne vivent pas pour
travailler saisonnièrement » : elles représentent,
toutes deux, des « sociétés du refus de
l'économie moderne».
Si l'on en croit Georg Simmel37(*), « les plus graves problème de
la vie moderne ont leur source dans la prétention qu'à l'individu
de maintenir l'autonomie et la singularité de leur existence contre la
prépondérance de la société, de l'héritage
historique, de la culture et de la technique de vie qui lui sont
extérieurs : c'est là la forme la plus récente de
combat avec la nature, que l'homme primitif a livré pour son existence
physique ». Dès lors, ne peut-on pas voir, dans les efforts de
développement de ce nomadisme contemporain, une manière de lutter
contre « le fondement psychologique sur lequel s'élève
le type de l'individualité des grandes villes », qu'ils ont
fuient, dû à « l'intensification de la stimulation
nerveuse, qui résulte du changement rapide et ininterrompu des stimuli
externes et internes » ? Apparemment, car, selon ce philosophe,
« la grande ville forme un profond contraste avec la petite ville et
la campagne, dont la vie sensible et intellectuelle coule plus
régulièrement selon un rythme plus lent, d'avantage fait
d'habitudes », le « caractère du psychisme de
la petite ville » étant « beaucoup plus fondé
sur la sensibilité et sur des rapports affectifs ». Il nous
rappelle, par ailleurs, « la haine de personnalités telles que
Ruskin et Nietzche contre la grande ville - personnalités qui trouvent
la valeur de la vie uniquement dans une existence non schématique, qui
ne peut être définie avec précision pour tout le monde, et
qui, pour les mêmes raisons, éprouvent une haine contre
l'économie monétaire et contre l'intellectualisme de
l'existence ».
Ces voyageurs, dont je m'efforce de tirer une analyse des
raisons de leur choix de vie, n'ont peut-être pas de formation
diplômante, mais ils pourraient bien se trouver d'accords avec ces
philosophes illustres...
La volonté qui motive les raisons de ce nomadisme
actualisé provient du même désir que celui des populations
traditionnellement nomades -qui, aujourd'hui, à de maints endroits du
monde, doivent lutter pour conserver leur mode d'être et de penser. Ce
désir pourrait être résumé ainsi : « de
l'autosuffisance, de la liberté et des grands
espaces »38(*).
Leur apparent « non-cadre » territorial n'est donc pas
à percevoir comme un manque problématique, mais il me
paraît, plutôt, rejoindre la même « passion de la
liberté »39(*). Ce « vivre dehors » serait,
alors, à prendre comme un cadre « hors
frontières » : pour déjouer une certaine
« pesanteur territoriale et communautaire »40(*).
Comment ne pas partager l'avis de Fredrick Barth41(*), à propos de la notion
de « frontières » ? « Il y a ici un
domaine qui doit être entièrement repensé »...
Les travaux de recherche menés par Maryse
Bresson42(*), ou celui de
Patrick Declerck43(*),
questions qui, « appliquées aux sans domicile fixe, (...)
interrogent l'influence du domicile sur le rapport au temps et à
l'avenir des individus et des groupes sociaux », me semblent
provenir de la même intuition. Ils cherchent à
« étudier ce que recouvre pour le sens commun l'expression
d'après laquelle les SDF sont `hors du temps' » :
« les médias, les (...) politiques, les travailleurs sociaux
présentent souvent les `exclus' comme des individus
déstructurés, ayant perdu tous leurs repères, en
particulier leur repères temporels. ». Pour eux, il faudrait
envisager sous un autre regard ces « fausses
évidences » en considérant, à l'inverse, qu'il
ne s'agit pas d'une perte de repères spatio-temporels, mais que, en
réalité, « leurs repères ne sont pas les
nôtres » : « la vie des SDF est
surdéterminée, envahie par les contraintes qui réduisent
à presque rien les marges nécessaires à la maîtrise
du temps selon les attentes sociales (...). Il est abusif de prétendre
que les SDF sont incapables de s'organiser. Sur le terrain, l'observation
montre au contraire d'authentiques capacités d'adaptation».
Capacités d'adaptation qui me paraissent communes que celles
développées par les acteurs de mon terrain d'enquête, bien
que, pour ceux-ci, la qualification « Sans Domicile Fixe »
devienne impropre : ils s'agit, à présent, d'une population
« Avec Domicile Mobile »...
3) Une méthodologie éprouvée...
C'est la méthode qui définit le
terrain... -G. Althabe
Tel que je l'annonçais, dès l'introduction,
cette étude est proposée en tant qu'expérience.
Et ce, à double titre : une expérience ethnologique, par ce
qu'elle nous renseigne d'un mode de vie nomade à une époque
contemporaine, à travers l'étude des saisonniers vivant d'emplois
temporaires en agriculture, au moyen d'un habitat mobile (du van à la
semi-remorque) ; mais aussi - voire, surtout ? - une
expérience méthodologique, au vu des multiples et complexes
considérations méthodologiques qu'elle a pu m'amener à
convoquer.
Il m'a fallu m'immerger dans ce groupe socio-culturel,
à définir presque sans cesse car en pleine dynamique expansive
(démographiquement et culturellement parlants), ne se cantonnant pas
à un territoire donné (quelles sont donc ses
frontières ?) dû à son type de
mobilité professionnelle intense. Mais, d'abord, faire l'apprentissage
de cette vie nomade.
Frank Michel44(*) m'avertissait déjà, dès le
début de ce projet, que « l'errance `active' s'avère
aléatoire et délicate, difficile et
imprévisible ». Il la « considère pourtant de
façon plutôt positive, pour le jeune qui va affronter la `vraie'
vie. Véritable rite d'initiation, cette errance se veut active car elle
avance vers quelque chose : un destin, un projet, voire une vocation, et
une quête de liberté, d'autonomie, parfois de
spiritualité.» Ce point de vue me fortifiait dans le choix de ce
sujet à aborder, mais je ne mesurais pas encore à quel point ces
propos se vérifient. Et je m'attendais encore moins à ce que ce
`bout de vie' me laisse une telle empreinte, morale et affective,...
jusqu'à, parfois, me dire que je ne voudrais plus vivre autrement.
L'expérience de l'aléatoire,
qu'implique la vie nomade, qu'on ne peut jamais vraiment maîtriser, mais
qu'il faut savoir accepter pour parvenir à s'adapter, est sûrement
le point de compréhension qui m'a le plus frappé. Pour
entreprendre cette étude, il m'a fallu moi-même me stabiliser dans
cette vie nomade : en organisant mon temps de recherche, en
marge du système universitaire. Paradoxal ? Peut-être, mais,
en tous cas, très enrichissant...
Outre les aléas climatiques, propres au principe du
nomadisme, les faits matériels semblent suivre la même
condition. D'origine sédentaire, je me suis trouvé, au
début de ma découverte de ce mode de vie, bien peu capable de
« faire avec » les intempéries, nous croyant
totalement tributaires de la météorologie. J'ai dû
véritablement apprendre à attendre qu'elles ne passent,
avec, parfois, l'impression lancinante de perdre mon temps. Je ne
m'apercevais pas encore que tout cela fait partie du terrain.
Un automne, en panne de camion, au Turzon, les
caractères plus patients me conseillaient d'arrêter de me
focaliser sur le fait d'être bloqués, mais d'en profiter,
plutôt, pour faire autre chose: finalement, nous n'avions rien
prévu de pressé et nous pouvions toujours nous déplacer et
manger avec Léon, qui sait ce qu'est ce « genre de
galères ». Mais que pouvoir faire alors, dans les camions,
quand le vent est beaucoup trop fort dehors ? Je ne savais plus quelles
autres notes prendre, et j'usais passablement Léon avec toutes mes
questions, qu'ils considérait inutiles. La télévision et
les journées monotones me lassaient, et je ne parvenais pas à
rester détendue. Le froid nous engourdissait, nous restions souvent
à l'abri, dans les camions. Le vent laissait ensuite place à la
pluie : pour combien de temps encore ? Les réserves d'eau
étaient presque épuisées : que valait-il mieux
privilégier alors: garder l'eau qu'il reste pour s'hydrater, nous
et nos compagnons canins, pour se laver, pour faire la vaisselle ou pour cuire
des pâtes ? Je transférais mes angoisses sur ma
recherche : étais-je capable de continuer cette
expérience, d'en découvrir encore d'autres difficultés? Si
je souhaitais dépasser ces appréhensions, il me fallait savoir
comment on les surmonte : comment font ces nomades pour vivre ces
situations fréquentes? Et après la pluie vient toujours le beau
temps : Léon et mon compagnon ont pu partir chercher les
pièces qui nous manquaient pour réparer les véhicules,
faire le plein d'eau et des courses, les réparations pouvaient
reprendre. Mais j'étais encore de caractère trop impatient pour
concevoir ce rapport incertain et opportuniste au temps météo et
au temps chronos : un défaut qui pourra, à force,
se résorber, ou maladie typiquement
« occidentalo-urbaine » incurable ?
Parallèlement, en tant que néophyte, parvenir
à trouver du travail en milieu agricole saisonnier, de façon
régulière et successive, m'a pris de nombreux mois. Durant mes
premiers mois novices, j'ai passé plusieurs semaines sans trouver nulle
part où travailler, avant de pouvoir profiter du bouche à
oreille dans mon réseau de connaissances. Je consultais les
«offres saisonnières » de l'ANPE, sans
exception, dans toutes les régions de France, en regardant
l'étendue de la période proposée (je fixais mon
critère à moins de trois mois), ainsi que les conditions
d'embauche (formations ou expériences requises, qui me
manquaient...). Après avoir vérifié les
« conditions possibles de logement », il ne me restait
souvent plus que quelques numéros à appeler, sur la centaine de
ma liste de départ... Et cette dernière
« étape » est la plus décisive : il
arrive souvent que l'employeur, s'il répond au téléphone,
ait déjà son équipe, ou refuse de loger le personnel,
préférant employer du personnel habitant à
proximité.
J'ai opté pour ce sujet, conséquence de mes
critiques envers l'Université, au bout de trois ans de licence, à
des fins délibérément critiques : d'une part, pour
contrer la montée d'une certaine stigmatisation de cette population, de
la part de la société française majoritaire dont cette
partie de sa jeunesse - et moi-même - est issue. J'ai pu être,
à plusieurs reprises, témoin d'injustices sociales envers ce
groupe, que je comprenais alors comme résultant d'un mépris
profond envers eux, tandis que ces travailleurs saisonniers s'inscrivent,
visiblement, dans le système économique national : quelles
peuvent-en être les autres raisons ?
D'autre part, ce sujet, un peu atypique et novateur,
était voulu comme représentatif de mes doutes
méthodologiques envers la discipline anthropologique contemporaine,
telle qu'elle est circoncise dans un certain système universitaire
(à quand une étude sur le monde universitaire
français ...?) Je cherche là à puiser en une
anthropologie dite « militante » (occasion d'en interroger
ses possibilités...), une anthropologie « hors les
murs », fruit de réflexions amenées par une
génération d'auteurs résolument consciente de ses
responsabilités en matière de modernité.
a)... sur le terrain:
Les minorités existent toujours dans une
société ; elles l'enrichissent. Il m'apparaît donc
qu'elles auraient besoin d'être reconnues, défendues, au moins
pour recouvrer leur dignité. Mais, à la suite de cette
étude, n'y aurait-il pas le risque que cette population minuscule ne
s'en trouve victime, puisqu'elle révèle les habitudes et
débrouilles, qu'ils parviennent à développer en
autonomie ? Ce mode de vie, qu'ils se construisent au fur et à
mesure, qu'ils ont choisi, contre une vie classiquement normée entre
quatre murs, dans une société qu'ils n'approuvent pas,
deviendrait peut-être plus difficile à maintenir, maintenant que
j'en dévoile des aspects pratiques. Parce que se sentir en marge dans
une société, perçue comme oppressive, signifie surtout
vivre en une tension sociale permanente.
J'ai donc préféré employer des
pseudonymes pour parler de certains d'entre eux, et ne pas être
très précise quant aux lieux géographiques. Je ne souhaite
pas que ce mémoire devienne un « guide » à
l'attention de tous ceux qui souhaiteraient, avec entrain, embrasser ce mode de
vie, mais plutôt, pour démontrer que la liberté de
circulation, en France, ne s'acquiert pas si facilement.
Tout en prenant garde à ces prérogatives, je
rencontrais des individus. Mes rapports vis-à-vis de l'Université
n'est pas un sujet de conversation que j'ai souvent osé
abordé, car je sentais, bien des fois, qu'en me présentant
seulement par le biais de ma scolarité, je représentais quelqu'un
encore « aux basques » de la société, pas
vraiment détachée de la vie normée propre à la
société qu'ils récusent. L'institution de l'école,
qui bride la pensée, la plupart d'entre eux a
préféré l'abandonner, depuis fort longtemps :
« Je préférais largement pêcher et regarder les
oiseaux dans la forêt qu'aller en classe à être assis
toute la journée! », m'a dit Phil, un jour. Lorsque j'ai
trouvé l'occasion de parler à Mathieu de ce projet ethnologique,
lors de l'éclaircissage des pommes en Hautes-Alpes, c'est le prix des
inscriptions prochaines qui l'a le plus surpris: « Alors c'est
que tu travailles dur là pour aller ensuite à
l'école ?!... T'es motivée !... Faut faire ce qu'on
aime dans la vie... mais moi, tu sais, l'école,... j'ai vite
abandonné de me forcer à me former au moule
scolaire... ». Léon m'a expliqué plusieurs fois les
raisons pour lesquelles il refuse l'écriture, et la civilisation
écrite, par ailleurs, préférant se dire
analphabète. Il m'a rappelé quels torts l'Europe avait pu causer
aux peuples qui ne communiquaient qu'au moyen de l'oralité :
« C'est notre civilisation écrite qui a détruit toutes
les autres orales, en les forçant à nous comprendre, en leur
apprenant à communiquer par l'écrit et pas à ce que nous,
on les comprenne. Ils avaient beaucoup de choses à nous apprendre, mais
maintenant, c'est trop tard, ça a pratiquement disparu. Quand je
vois combien de paperasses il faut remplir pour en obtenir un qui
complètera un dossier pour justifier de sa situation... Ca pourrait
être beaucoup plus simple, mais non ! Nous, on a créé
l'Administration... ».
Bien que mes professeurs m'aient répété
que « ce sentiment n'est pas spécifique à ce
travail mais, plutôt, gage d'une volonté
éthique », un sentiment de trahison, d'abus de confiance,
m'est apparu face à ces nomades : la confiance accordée au
sein d'un groupe permet-elle aussi des descriptions détaillées et
consignées dans un « dossier », qui deviendrait, du
même coup, réutilisable par des tiers, dont on ne connaît
pas les intentions, ou à des fins qui pourraient jouer en leur
défaveur ? La description ne peut être que subjective, un
portrait peut vite être brossé... Leur position contestataire les
rend déjà suffisamment stigmatisés et je ne vis pas parmi
eux pour seulement enquêter parmi des « objets
d'étude », à disséquer à loisir, mais
bien pour essayer une expérience de vie à leurs
côtés. Le besoin de clarté vis-à-vis de mes
compagnons s'est vite fait ressentir pour ma part, tandis que ces derniers ne
me posaient finalement que peu de questions quant à ce projet de
recherche : pouvait-il les gêner en quelque manière ?
Milie, par exemple, a réagi très positivement
lorsque, le jour où nous avons fait connaissance, je lui ai
expliqué que je menais des études à la Faculté
d'Ethnologie de Lyon, dans l'idée de « faire quelque
chose » sur le travail saisonnier. Elle m'a encouragé à
continuer, jugeant ce projet utile s'il pouvait améliorer un peu les
possibilités de vivre en nomades dans notre société. Mais
c'est à sa question « Qu'est-ce que tu écris dans ton
coin, toute seule ? » que, prise au dépourvue, j'ai le
plus peiné à répondre : elle me faisait
réaliser qu'en fait, je me mettais moi-même de côté.
J'ai quand même dû prendre le temps de réfléchir
posément à mon explication, en m'y reprenant à deux
fois, devant son étonnement. Car, je dois l'avouer, je craignais de lui
répondre : allait-elle ensuite m'éviter ? Je lui ai
finalement répondu que je notais tout ce que j'observais, ressentais ou
comprenais dans le campement, ainsi que tout ce qui se disait, se passait dans
cette vie quotidienne. Mais je trouvais qu'il manquait encore quelque chose
à ma réponse... J'ai profité de ce moment pour lui
demander son autorisation de parler d'elle et de son compagnon, en
précisant que tous les noms seraient supprimés, que je ne
cherchais pas à parler de leur vie personnelle dans les moindres
détails ou les dénoncer de quoi que ce soit, et que je pourrai
leur faire lire tous les passages qui les mentionnent, souhaitant m'assurer de
leur accord. Milie paraissait satisfaite, puisqu'elle ne m'a pas reparlé
de mes descriptions, et a continué à être naturelle envers
moi. Lorsqu'il arrive que j'évoque le sujet de l'Université,
c'est seulement sur le fait que je doive m'absenter quelques temps ou retourner
en ville. J'ai repensé plusieurs fois à cet épisode et me
suis aperçu que je me devais d'avoir, à l'avenir, envers les
personnes avec qui j'ai partagé du temps, une position beaucoup plus
claire et réfléchie. Et même si la personne en face de moi
désapprouve mon projet, sa réaction, même négative,
ne pourra qu'être utile à ma réflexion. En
réalité, j'avais peur qu'à cause de ce projet
d'enquête, ils ne m'acceptent pas.
Durant ces premiers temps d' « exploration du
terrain », je passais, finalement, plus de temps à me demander
si mon sujet serait suffisamment intéressant pour être
accepté par les membres de la Faculté, sans oser demander
franchement l'avis des véritables concernés... Pour ce faire,
j'ai transmis à chacun dont je parlais une copie du
« pré-projet de mémoire »,
rédigé à l'issue des deux premières années
de cette recherche, voulant recueillir ensuite leurs réactions :
comment prendront-ils mes interprétations ? Béa m'avait
averti, un soir, de surtout prendre garde à ce que mes descriptions ne
reviennent pas à une simple succession de clichés...
Hors Université, j'ai pu noter un certain
intérêt, parfois vif, pour la première partie de cet
écrit : de vingt à trente demandes d'accès à
sa lecture, depuis le début du projet, ne comprenant pas seulement ceux
qui connaissent le mode de vie saisonnier. M'étant engagée sur le
principe d'honorer toutes les demandes spontanées, qui m'ont
été faites au cours de mes diverses pérégrinations
à travers la France, j'ai procédé à un envoi
groupé de copies, via courriel, pour une part d'entre eux, et à
des envois postaux pour d'autres. Pour ceux que je côtoyais plus
régulièrement, je leur proposais de lire, sur place, la copie
originale.
Dans cet interstice, une réalisatrice de documentaire,
pour la chaîne de télévision Arte, apparemment
intéressée par mon travail de recherche, a cherché
à me contacter par téléphone. Elle-même
s'efforçait de faire le portrait de cette « jeunesse en
camion ». Elle connaissait plusieurs difficultés
pour pénétrer ce « milieu », et m'a
demandé de les recevoir dans un de nos campements, elle et son
équipe de tournage : de faire l'intermédiaire, en quelque
sorte. Je lui ai rétorqué qu'il ne me semblait pas pouvoir me
permettre de décider de cela sans leur accord, et seulement une fois que
nous aurions parlé, elle et moi, de vive voix, de ce que nous en savions
déjà, et de ce que nous cherchions à comprendre.
Peut-être un peu déçue par cette réponse, elle ne
m'a, en tous cas, jamais plus rappelé... A cette occasion, cette
journaliste m'avait déclarée : « Pourtant, ce ne
sont pas des gens qui sont versés dans l'analyse de leur situation, ils
n'en sont pas capables, ils sont trop passifs... ». Malgré ses
dires, j'ai réussi à recueillir une dizaine de retours, qu'ils
soient oraux ou écrits, parmi la quinzaine de lectures effectives.
Une large part d'entre eux m'encourageait à poursuivre
cette recherche, jusqu'à, parfois, me remercier pour cet
intérêt de parler d'eux.
L' « utilité sociale » invoquée,
pour expliciter le but de cette recherche, semble avoir été
appréciée, et même reconnue, selon les remarques faites
quant au caractère crédible des passages narratifs (on a pu
employer les termes « justes »,
« pertinents », « forts »). Dans
l'ensemble, cette ébauche a été lue assez facilement, bien
que nombre d'entre eux se soient sentis « bloqués »
dès la page 11 : un passage volontairement académique,
finalement lourd et maladroit, où je tente d'aborder la question du
cadre analytique, qui a été carrément sauté par
presque tous ceux qui l'ont lu jusqu'à la fin.
Plusieurs de ces lecteurs m'ont proposé la diffusion de
ce document dans leurs réseaux personnels, peut-être ayant saisi
l'enjeu que cette étude pouvait avoir dans l'amélioration des
conditions de ce mode de vie, parfois rude. Cette attention m'a indiqué
la confiance qu'ils m'accordent, tandis que leur esprit contestataire et la
précarité de leur condition auraient tendance à les
rendre, à force, plutôt méfiants du cadre institutionnel.
La lecture du premier écrit, à Léon,
à voix haute (protagoniste le plus présent du récit
ethnographique), fut l'occasion de relire ce texte, trois mois plus tard. Cet
exercice m'a permis de me rendre compte des diverses fautes, coquilles, lacunes
ou autres tournures de phrases quelque peu alambiquées qui le
jalonnaient, m'apercevant ainsi du travail à reprendre, des parties
à modifier, voire, à supprimer.
J'ai utilisé les remarques, récoltées au
cours d'entretiens, qu'ils ont pu me suggérer, comme autant
d'idées à exploiter pour la suite de cette recherche :
celles qui venaient confirmer mes points d'analyse, ou qui mériteraient
d'être plus développées. Certaines d'entre elles ont pu
s'avérer précieuses, comme celle où Kristin relève
une certaine « tristesse » dans le récit. Selon
elle, j'évoque trop peu les joies et les passions qui les animent:
avait-elle pointé là le caractère trop subjectif de ma
position d'ethnologue, qui s'adonnait finalement peu aux moments de
détente parce qu'il préférait « prendre des
notes pour l'école » ? Ou parce que les moments plus
critiques ont pu me frapper d'avantage, témoignant par là de mon
caractère un peu pessimiste, révolté, qui vient
conditionner mes interprétations? Ou encore, s'agit-il là d'une
certaine stratégie de représentation, profitant de sa
position d'actrice ?
Mais cet échange, aussi intéressant fut-il, a
parfois eu un double tranchant, il faut bien l'admettre. Pour quelques
personnes, cette analyse que je leur proposais de lire a pu les renvoyer
à un passé qu'ils ont fuient il y a déjà longtemps,
ou leur a suscité de vives émotions. Amertume, rejet, espoir ou
fierté, cet effort pour exprimer leurs ressentis n'a pas
été facile pour tous, jusqu'à développer une
certaine gêne envers moi, par la suite. Deux exemples me paraissent
significatifs.
- Valérie a appris à me connaître
à travers cet écrit, ce qui a pu être à l'origine de
nos conflits postérieurs. Elle m'en a fait ses critiques de
manière très sérieuse, a proposé ensuite
elle-même de coucher par écrit son propre parcours de vie puis,
m'a reproché, quelques jours après m'avoir confié son
passé douloureux que fut pour elle la vie en camion, de me retrouver
à présent détentrice d'une partie de sa vie tandis que
moi, elle « ne me connaissait pas » : « Une
fois que tu sauras tout ça, qu'est-ce que j'aurai en retour ?
Qu'est-ce que tu vas en faire ? » Elle a tenu à
récupérer son écrit et ne m'a plus adressé la
parole, jusqu'à son départ de l'exploitation. Depuis, de l'eau a
coulé sous les ponts, et nous avons pris le temps de nous expliquer sur
ce point (et sur d'autres !).
- Pour Adrien, je suis devenue soudainement trop ambiguë.
Notre relation fut biaisée une fois la lecture du pré-projet de
mémoire terminée. Je réussis à obtenir finalement
quelque explication : il prit peur que je ne sonde sa
psychologie (« ou quelque chose comme ça »), il ne
voulait pas me laisser croire « avoir tout compris »
et craignait que je ne me « prenne pour quelqu'un de
supérieur ». Peut-être lui ôtai-je à
présent toute surprise de l'expérience de vie que lui-même
venait à peine d'entamer ? Il est resté méfiant
envers moi encore un long moment après, ce n'est que l'été
suivant qu'il a accepté de me livrer sa propre analyse.
Parmi les relations entretenues avec
ces acteurs, devenus, pour certains d'entre eux, des amis, je ne
peux prétendre que ma recherche ait véritablement affligé
nos rapports, mais elle les a sûrement influencé, à des
degrés divers. De mon côté, je m'efforçais de ne pas
paraître trop rébarbative, en optant très tôt, par
exemple, pour une prise de notes en solitaire, plutôt que par une
présence plus lourde que peut constituer les enregistrements sonores.
Mes livres, ou mes extraits de textes polycopiés, m'ont valu, à
un moment, des regards un peu réprobateurs : je me voyais donc mal
arriver, par la suite, un cahier à la main et une batterie de questions
inintéressantes pour qui ne souhaite pas analyser en profondeur son mode
de vie. J'ai, apparemment, bien fait car j'ai appris, beaucoup plus tard, que
plusieurs d'entre eux, en réalité, n'approuvaient finalement pas
ce projet. Peut-être croient-ils que je tente d'accéder à
un niveau de vie matériel plus confortable que me procurera un futur
diplôme en enseignement supérieur, obtenu « sur leur
dos », apparaissant, de ce fait, comme hypocrite... Sans doute
doit-il exister d'autres raisons encore, mais, le temps passant, je n'ai pu
leur demander de me les exposer.
Et quant à un possible enregistrement vidéo...
il ne fallait même pas y penser ! Lorsque j'ai voulu pointer mon
appareil photos, pour disposer de quelques clichés qui les mettraient en
scène, j'ai bien cru en fâcher quelques uns, qui m'ont
reproché : « On n'est pas assez fichés, dans ce
pays, pour que tu prennes, en plus, des photos ?! Je sais pas à qui
tu pourrais les montrer le reste de l'année, j'ai pas envie qu'on me
reconnaisse ! ». De toute évidence, c'est eux qui m'ont
enjoint à réfléchir à l'utilisation de mes
matériaux descriptifs de manière stricte, qu'ils soient
écrits ou photographiques.
Pour certains de ces nomades, que je croise encore de temps
à autres sur la route, je me demande, par moments, si ce n'est pas le
fait d'être encore investie dans cette recherche qui les maintient dans
une certaine distance envers moi : je ne fais pas tout à fait
partie de leur « monde », je ne m'en donne que l'air...
Pour d'autres, je crois que ce projet d'écriture
à leur sujet ne change rien entre nous, car, par esprit de
tolérance, ils ont compris que ces études ethnologiques font
partie d'une de mes passions, tels qu'eux en ont, ils ont appris à me
connaître ainsi. Le plus souvent, ils ne m'en parlent pas. Pas parce
qu'ils n'en ont cure mais parce qui leur importe sans doute le plus, dans ce
projet, c'est que je me sente libre de mener cette recherche comme je
l'entends, tout comme ils souhaitent mener leur propre vie, et que, comme eux,
je m'accroche à mes convictions. J'ai entendu Phil me dire, une fois
: « On voit bien ceux qui reviennent nous voir ! Je m'en
fous d'être jugé, tant qu'on me laisse vivre en
paix ! ».
Ne pas oublier d'où je viens, ne pas devenir ingrate,
ne pas les oublier une fois le diplôme obtenu, car ce qui compte,
surtout, ce sont les moments et les valeurs que l'on a
partagé ensemble: solidarité, hospitalité, rires,
ivresses, pleurs, ... nous liant ainsi dans de
profondes amitiés : ils ont eu besoin d'apprendre à me
connaître pour me faire confiance. J'espère qu'ils comprendront
que c'est surtout pour eux, pour ce qu'ils ont bien voulu m'apprendre, en terme
d'humanité, que j'ai choisi de continuer à écrire ce
mémoire. Parce que je leur dois bien ça...
b) ... dans le monde universitaire français
Si l'on en croit Alfred Métraux : « Pour
étudier une société, il faut qu'elle soit
déjà un peu pourrie45(*) ». Je prends cette sentence comme une
mise en garde: un « parasite » - n'a-t-on pas plusieurs
fois parlé d'un ethnologue en ces termes ?- peut entrer dans un
groupe parce que celui-ci ne se défend plus, ne se sauvegarde plus, est
déjà sur sa fin : il espère peut-être que
l'ethnologue entretiendra le souvenir. Dans mon cas d'étude aussi,
accéder à leurs savoir-faires, leurs valeurs,
prédirait-il en réalité la fin de l'existence de ce groupe
minoritaire ? J'ai, d'abord, eu le réflexe de questionner les
capacités de la discipline anthropologique à donner les
clés d'analyse : ne traîne-t-elle pas trop de carences, au vu
de l'histoire de ses fondements, pour parvenir à traiter un sujet si
contemporain, et quelque peu atypique46(*)?
Tout groupe culturel et/ou social serait, a priori,
ethnologiquement analysable. Encore faut-il prouver qu'il en est un, puis,
surtout, parvenir à développer une méthode qui lui soit
adaptée. Mais, toujours : à quelles fins ?
Revendicatives, ou seulement carriéristes ? Un certain
« caractère de convention », reste inhérent
à tout effort de recherche universitaire : pour parvenir à
des «idées socialement acceptées » ?
Devrais-je, moi aussi, céder à une « convention sociale
du concept », en me démenant par un travail
d'« administration de l'acceptation de
l'idée ? » 47(*)
« As-tu choisi ce sujet parce que tu veux
poursuivre des études en anthropologie ou fais-tu cette étude par
intérêt pour ce mode de vie ? » : c'est une
question que l'on m'a posée plus d'une fois, et pas qu'à
l'Université... Intérêt d'abord scientifique ou surtout
personnel ? Je n'ai encore jamais su quoi rétorquer... Une
réponse figée m'engagerait-elle dans une position
sclérosante, face à la Faculté d'Ethnologie, et envers les
gens vivant de cette itinérance? Et lorsque je choisis de ne pas me
positionner, en répondant que ce sujet est l'occasion d'explorer les
deux - poursuivre plus avant la discipline, tout en apprenant
énormément sur ce mode de vie et de pensée, puis-je
réellement rester dans ce « double jeu », afin de
parvenir à une conclusion d'enquête anthropologique, valide et
valable pour l'instance universitaire? Parallèlement, employer
plutôt « je » ou « nous » pour
parler de cette enquête : favoriser le « je » ne
reviendrait-il pas à nier l'implication personnelle du
chercheur48(*) ?
Mais, parmi toutes ces interrogations qui m'ont
accompagné sur le terrain, d'autres, qui concernent, plus
concrètement, l'aspect matériel de cette entreprise de recherche,
demandaient à être solutionnées plus rapidement,
Après avoir goûté à la vie en plein
air, pendant plusieurs mois, il m'était difficile de me retrouver
ensuite dans un appartement, en plein centre ville, ou assise plusieurs heures
par jour au sein des locaux de l'Université. Mon terrain se trouvait
ailleurs, sur les routes de France. Le travail saisonnier était
mon point d'approche : si je souhaitais réellement
rencontrer et apprendre à connaître ses protagonistes, pour savoir
de qui je parlais avec justesse, il me fallait donc moi-même me mettre
à travailler saisonnièrement. Et si je travaillais tout au long
de l'année, je pouvais demander une dispense d'assiduité au doyen
de la faculté (ce qui m'a été accordé sans
problème). Mais obtenir une dispense d'assiduité signifie
donc ne pas pouvoir prétendre à une bourse d'études,
puisque je dépassais largement les « moins de 18 heures par
semaine » requis pour l'obtenir. Je n'ai donc compté que sur
mes salaires, dans un premier temps, que j'ai parfois réussi à
alterner avec des droits ouverts à l'allocation chômage, dont j'ai
pu bénéficier à partir d'août 2008 (après
plusieurs mois d'attente...) - ne me trouvant pas dans
l'illégalité, puisque je n'obtenais rien d'autre de
l'Etat.49(*)
Pour prendre « de l'avance sur mon
retard » - puisque qu'une année scolaire était
déjà presque achevée lorsque je décidais de
commencer à élaborer ce projet - j'entamais mes premières
descriptions au printemps 2007, sans attendre la période des
réinscriptions de 2007-2008. En hiver 2007, j'ai préparé
(et réussi) les examens du premier semestre de Master 1,
hébergée à St Etienne, durant un mois et demi (raison pour
laquelle la période de décembre 2007 et les deux premières
semaines de janvier 2008 manquent dans mes carnets de bord). J'ai repris mes
notes jusqu'au printemps 2008, et continué à travailler jusqu'au
mois de juillet, me constituant ainsi plus d'une année de descriptions.
Disposant alors de moyens financiers suffisants, nous avons pu aménager
un camion d'août à octobre, seulement un an après l'avoir
acheté. De novembre à décembre 2008, j'ai
réalisé la synthèse de l'ensemble de mes notes, contenues
dans deux cahiers de bord, sous une yourte, au coeur des Cévennes.
Après un travail saisonnier (de taille de vigne) entamé au
début de l'année 2009, ainsi que de nombreux doutes quant
à mes capacités à continuer ce travail universitaire, j'ai
finalement décidé de commencer, au mois de mai, la
rédaction du pré-projet de mémoire, pour le
présenter à l'oral prévu au mois de juin. Il m'aura donc
fallu deux années scolaires pour effectuer le Master 1,
conséquence d'un nécessaire « bricolage »
entre un temps d'ethnographie sur le terrain, un temps salarié qui m'a
permis l'autofinancement de ce projet (qui venait, par ailleurs, recouper mes
temps ethnographiques), et le temps universitaire, tous trois se trouvant tout
à fait décalés.
A l'issue du Master 1, les premières analyses
auxquelles j'avais pu aboutir s'avéraient bien trop insuffisantes,
résultant d'un trop grand manque de références
théoriques. Aguerrie de mes difficultés organisationnelles
précédentes, j'ai travaillé tout l'été
suivant pour financer d'avance l'année du Master 2, que je voulais
mettre à profit afin de combler mes lacunes bibliographiques. A la fin
de l'été, j'ai finalement dû utiliser ces économies
pour nous financer un autre fourgon plus fiable et plus adapté à
nos besoins et possibilités matériels. Puis, en automne, un
changement imprévu de situation m'a conduit à abandonner cette
« vie en camion », et reprendre un appartement en ville.
Ces brusques et nouvelles conditions morale et pécuniaire
m'apparaissaient comme beaucoup trop limitées pour conduire la suite de
ce travail de recherche sereinement : j'ai alors
préféré laisser de côté,
momentanément, la suite de l'analyse. J'ai repris le travail saisonnier
de juillet à octobre 2010, ainsi qu'un peu du rythme universitaire,
durant l'hiver. Au printemps 2010, j'obtenais - enfin ! - le permis de
conduire, et m'adonnais de nouveau aux saisons agricoles, de mai à
juillet, pour consacrer le mois d'août à la rédaction de
ces présentes lignes.
Il m'apparaît donc que l'apprentissage de ce nomadisme
particulier se confond avec l'apprentissage méthodologique de cette
recherche. Ce que j'en retire, en premier lieu, est qu'elle m'a, surtout,
appris à organiser ma recherche, c'est-à-dire à
délimiter les différents « temps » qui le
constituent, en tant que différentes étapes. Cet écrit
mémoriel regroupe ainsi cette somme d'irrégularités,
faisant état des nombreux aléas, matériels et
méthodologiques, qui ont pu me conduire à doubler mon temps de
recherche, par rapport à celui préconisé par le programme
du Master, temps que je jugeais nécessaire pour explorer ce terrain.
Tout au long de ces quatre années, j'ai établi
une correspondance - via courriels ou plis postaux - avec mon directeur de
recherche. Malgré ma dispense totale d'assiduité, je retournais
de temps à autres à la faculté pour rencontrer mes
professeurs, sollicitant des entretiens auprès d'eux, j'assistais
à quelques cours : autant de renforts qui m'encadraient, tout de
même, dans une perspective analytique, et me permettaient de ne pas me
laisser totalement « happé » par mon terrain. Venant
compléter mes larges et généreuses prises de notes,
où je n'avais que rarement la conviction d'en avoir griffonné
assez (carnet de bord qui frôlait, parfois, la teneur d'un journal
intime), mes lectures ont été, sans aucun doute, mes meilleurs
réconforts méthodologiques. Deux années ont, toutefois,
été nécessaires pour constituer un cadre de
références théoriques (ou bibliographie), compte tenu de
mes travaux agricoles salariés, qui occupaient facilement toutes les
heures de la journée. Néanmoins, travailler au rendement50(*) et les diverses coupures entre
deux emplois me donnaient la possibilité d'aménager quelques
moments de lectures.
Les apports théoriques du programme de Master 2 m'ont
permis de « rencontrer » le cadre d'analyse de
l'anthropologie réflexive. Ma recherche tenait alors seulement d'un
large travail descriptif, encore très ethnographique, malgré
certaines intuitions analytiques à peine développées. Le
sujet choisi suit finalement de près l'invitation de cette anthropologie
contemporaine à sortir des sentiers battus de la recherche par
l'identification de nouveaux contextes ethnologiques, ainsi que de nouveaux
enjeux méthodologiques et théoriques51(*). S'attarder sur les contextes
d'intervention en investissant les différents niveaux de questionnement
qui accompagnent toute recherche, en interrogeant le parcours de recherche en
lui-même -puisqu'il la conditionne- amène à la penser comme
un tout indivisible, car révélateur. Le sujet et la
méthode défendus depuis le Master 1 souffraient encore d'utiliser
nommément ce mode analytique et, donc, de puiser plus largement dans ses
savoirs. Bien que quelques bases me semblent être acquises depuis le
cursus de Licence, cet exercice de réflexion trouve maintenant sa place
dans ce travail d'enquête en tant qu'instrument de navigation,
d'investigation et de recoupement. Profonde démarche de
démonstration du travail d'enquête de terrain, l'enjeu
réflexif qu'elle suggère me semblait déjà de
taille.
« Ce n'est pas l'anthropologie qui est en crise, ce
sont les anthropologues... ». Ces propos, attribués à
Maurice Godelier (tirés de son discours lorsque lui a été
remis la médaille d'or du CNRS, en 2001), ne peuvent que sembler justes,
lorsqu'on les confronte, par exemple, à ceux de S. A. Tyler, qui
pense que « l'ethnologie est la réalité fantasmatique
d'un fantasme de réalité »... En somme, rien de bien
réconfortant quant à la crédibilité de l'entreprise
anthropologique. Une part angoissée de ma recherche s'est trouvée
rassérénée à l'écoute des propos de
l'enseignant qui nous entretenait de la condition de
l' « auteur-ethnologue », qui y laisse toujours
quelques plumes : « Le terrain transforme l'ethnologue au point
d'identifier un auteur à son terrain, ce qui laisse supposer une charge
émotionnelle et affective qui peut s'avérer
forte ! ». On posait enfin des mots sur mon malaise, qui
s'avérait, finalement, être des plus cohérents. Par
exemple, la lecture de l'ouvrage collectif intitulé « Terrains
sensibles »52(*)
est apparue à propos avec le sujet que j'ai choisi d'investir car en
lien méthodologique : on y apprend qu'à chaque terrain,
chaque auteur et une méthodologie propres, qu'il n'aura de cesse de
réévaluer, d'estimer, tel un apprentissage constant, se
retrouvant très souvent face à des questions éthiques. Ou
celle d'« Un ethnologue au Maroc »53(*) qui m'a rappelé
l'importance de la question de la distanciation. L'auteur nous explique ce
besoin d'un temps de latence pour parvenir à comprendre, après
d'autres pratiques de terrain et d'enseignement, comment il a pu avoir
accès à ces informations. Dans l'enquête, rien n'est anodin
et tout demande à être interrogé comme autant d'indices de
compréhension sociale et culturelle.
Délestée du poids de la nécessité
vaine de « finir à tout prix, et dans les temps !»,
ces partages d'expériences de recherche m'ont permis de mieux saisir les
termes de Jean-Pierre Olivier de Sardan qui considère le terrain comme,
avant tout, un « espace de la plausibilité ».
Règne de « processus interprétatifs
omniprésents », faits de « contraintes
empiriques », nécessitant le déploiement de
« procédures de vigilance méthodologique »
pour « préserver tant bien que mal une certaine
adéquation entre référents empiriques et affirmations
interprétatives », toute connaissance scientifique est
partielle car construite par le chercheur et donc, dépendante de
certaines conditions. Parmi une pluralité de descriptions possibles, ces
prérogatives participeraient à l'évitement des risques de
surinterprétation. Si «l'ethnologie n'est pas qu'un
savoir, mais un savoir-faire », combien plus me semble important
d'exposer la dimension méthodologique pour, selon ce même auteur,
« expliciter la dimension politique du terrain »54(*) . Interroger les
multiples biais du contexte de production des données me donnerait les
moyens de comprendre, à mon tour, comment je suis arrivé à
élaborer cette production, pour pouvoir, ensuite, mieux la juger. Car
rien n'est jamais anodin, et tout trouve son sens dans ses liens...
Ce que je pressentais comme un tout nouvel objet
d'étude, qui nécessiterait la réinvention d'une nouvelle
approche, d'une réflexion méthodologique, voire d'exigence
épistémologique - jusqu'à la réinterrogation
même du métier d'ethnologue ? - correspondait ainsi à
mon objectif premier de remise en cause de la discipline sur son fondement de
l' « observation participante », en tenant compte des
possibilités d'une « participation observante ». Le
choix d'épouser, pour un temps, la vie de ces nouveaux nomades est
l'occasion de soulever ces ambiguïtés, trouvant sa force analytique
dans ce cadre réflexif : intérêt qui m'invite à
repenser la notion de « terrain », telle que classiquement
pensée, selon une base temporelle figée - tandis que celui
invoqué dépend d'un rythme saisonnier- ou selon des
frontières géographiques délimitées - tandis
que ce sujet se trouve sur les routes de France.
Malgré d'apparents obstacles, cet exercice de formation
à la recherche (qu'est ce travail de mémoire), prend, quand bien
même, une allure définitive, pourrait-on remarquer. Mais je
rétorquerai alors que les efforts que j'ai cru devoir fournir sur ces
quatre dernières années, pour suivre son rythme intense,
irrégulier, assez peu confortable, s'est avéré vraiment
rude pour être tenu si longtemps. Mon entêtement à chercher
à concilier, coûte que coûte, mode de vie nomade et monde
universitaire m'a amené à commettre de nombreuses erreurs...
La plus flagrante est sûrement celle d'avoir tant
lié « vie de recherche » et vie personnelle au
quotidien, me donnant parfois l'impression d'avoir tenté une
expérience schizoïde moralement éprouvante55(*). Mon choix
méthodologique de quasi-continuité de cette expérience de
vie, afin de parvenir à cerner au plus près, et au plus juste, la
population concernée par ce type de nomadisme au sein de notre
société contemporaine, se révèle, peut-être,
pertinent mais, une impression d'étouffement et de lassitude ont fini
par alourdir cette enquête, me rendant trop soucieuse et trop
détachée de cette vie collective... à l'inverse des
sentiments de départ que ce nouveau mode de vie me procurait. Et c'est,
parfois, le regard de certain de ces acteurs qui me l'a
indiqué... Il me semble, aujourd'hui, m'être laissé envahir
par l'entremêlement de l'aspect affectif de ce choix de vie (mes rapports
quotidiens avec mon compagnon de route, mes amis devenus saisonniers, les
saisonniers, rencontrés lors des saisons, devenus des amis) et la
nécessité scientifique de l'analyse. Devoir analyser les propos
de personnes, maintenant proches, devenait trop difficile, car douteux,
d'un point de vue scientifique: ambivalences de ce processus de
participation observante particulièrement appuyé,
réalité propre à la recherche anthropologique ?
L'entreprise ethnographique « contient - aussi - un niveau
d'abstraction détaché de l'empirique »56(*). Le
« terrain » est devenu ma vie : je ne parvenais plus
à prendre suffisamment de distance, et encore moins à faire la
part des choses entre présence sur le terrain et travail d'analyse
à venir.
Peut-être n'aurai-je pas dû poursuivre les saisons
agricoles dès le rendu du pré-projet de mémoire, et il est
évident que j'ai alors voulu recueillir trop vite et trop abondamment
les avis et critiques des saisonniers qui l'ont reçu, sans
m'être laissé le temps suffisant de
« digérer » l'intensité de ce travail
intellectuel, me retrouvant finalement peu prête à en assumer les
retours... Quant aux enquêtés eux-mêmes : ont-ils eu le
temps de comprendre mes motivations ? Quelques uns ne se sont rendus
compte de mes activités d'observations et de prises de notes seulement
une fois qu'ils en ont lu le résultat. J'ai réalisé alors
qu'ils aient pu être troublé par ma double position quelque peu
déroutante et face à mon état émotionnel
complètement affaibli qui s'en est suivi, et qu'ils ont sans doute
dû fait preuve envers moi d'une certaine indulgence...
A force de jouer entre ces ambiguïtés de position,
j'ai eu le sentiment d'avoir « perdu » mon terrain,
oubliant ainsi l'essentiel de ma recherche ; ce projet finissait par ne
plus avoir de raison d'être, je risquais fort de l'abandonner. A
l'approche des premières compréhensions analytiques, je
souhaitais déjà continuer ma vie de nomade et ne plus vivre en
sédentaire ; j'avais pris parti. Dès lors, une certaine
appréhension me gagnait : étais-je certaine de vouloir aller
plus avant dans l'analyse, puisque j'avais atteint ce que je cherchais, d'un
point de vue strictement personnel - comprendre pourquoi j'étais
moi-même attirée par ce mode de vie, et reconnaître, par
cette expérience, quelques vicissitudes de l'entreprise
ethnologique ? J'allais même jusqu'à me demander si opter
pour ce sujet n'avait pas été, en réalité, le moyen
de me prouver que ce choix de vie est ce qui me convient le mieux,
malgré son aspect marginal, une façon de me dédouaner de
ce choix de vie. Je ne voulais pas que parvenir à la connaissance
analytique de cette expérience ne sonne la fin d'une période de
ma vie.
En somme, mes craintes et mes difficultés à
établir une distance analytique avec ce terrain m'ont surtout
conforté dans une certaine attente, finalement peu constructive ;
j'ai probablement consacré trop de temps à
élaborer ce projet de mémoire. J'avais accumulé des
données éparses, que je n'interrogeais plus avec autant de
rigueur qu'en début du parcours, sans recours systématique
à l'analyse. Il devenait de plus en plus difficile de circonscrire ce
sujet d'étude à une finalité objective. Même si de
récurrents sentiments d'incapacité à continuer ce travail
réflexif ont pu me saisir, ils n'ont pas pour autant
empêché l'avancée de sa réflexion. Après un
temps de silence, temps de recouvrir curiosité, plaisir, patience et
persévérance, il est, à présent, temps de finaliser
ce projet : rendre compte de cette expérience de
l'altérité, en tant qu'expérience personnelle et
intersubjective, que représente cette enquête de terrain.
Une prise de conscience de ma place en tant qu'actrice de ce
jeu social, qui participe peut-être autant qu'il observe, ainsi que le
fait d'accepter de ne pouvoir maîtriser tous les aspects de
l'enquête, ni de garantir une parfaite transparence, me permettent
d'apprendre à reconnaître mes ambivalences, et de mieux accepter
mon implication de chercheur sur ce terrain, pour tenter d'en proposer, par la
suite, les qualités les plus utiles.
Parallèlement, mes projets professionnels se
distinguent plus nettement : ce sujet ne trouvera finalement pas suite
directe en thèse (en tous cas, pour les années à venir)
mais se situera comme atout pour approfondir la réflexion de
l'entreprise anthropologique en tant qu'ingénieur de
recherche/chargée de missions, tout en m'investissant dans la
rédaction d'articles pour une -ou des- revue(s) associatives
d'anthropologie (déjà existantes ou qui demandent à
être créées ?)
Cette enquête sur le vécu, le personnel, le
relationnel, convoque aussi l'envie d'une autre écriture, moins
académique. Pour une meilleure complémentarité, plus
proche des acteurs présents et à venir de ce mode de vie naissant
(et pas que pour un public d'universitaires qui n'en ferait peut-être
rien ?), une collaboration avec la jeune association des HAbitants en
Logements Ephémères et Mobiles (HALEM) serait
intéressante, à deux niveaux : tel un prolongement de la
réflexion des possibilités d'une littérature
ethnographique, en me servant des bases que m'offrent cette première
expérience ethnologique, et pour donner la possibilité à
ce groupe associatif de faire retentir plus haut leur cause sociale, par le
biais de l'édition. Pour entamer ces concrétisations, il est
prévu que le résultat final du mémoire soit d'abord
diffusé gratuitement sur le blog Internet
« Yurtao.com ». Se destinant à la défense
culturelle et juridique de l'habitat en yourtes en France, il rejoint le
thème du nomadisme contemporain dans la société
française. Cet écrit sera accessible en ligne dès
septembre 2011.
L'aspect le plus difficile auquel je me suis confronté
est celui de tenter de concilier un cadre institutionnel (académique,
universitaire) et le cadre d'un choix de vie « hors
normes » (propre à la société française
majoritaire). A travers ce travail de mémoire ethnologique, bien plus
que de vouloir obtenir un diplôme - ou une autre reconnaissance
universitaire, je voulais faire de cet écrit un portrait suggestif (mais
jamais exhaustif !) d'une partie de la jeunesse française en
recherche d' « autre » et
d' « ailleurs », dans ses liens, qu'elle entretient,
à sa société d'origine. J'ai pu cueillir, glaner,
récupérer des informations ; j'ai appris par
à-coups, faits d'erreurs, de désillusions, et de
persévérance ; j'ai approfondi des techniques, des savoirs
et savoir-faires ; j'ai fais l'expérience de rencontres, de
contrastes et de ressemblances, m'édifiant sur mes racines culturelles
et mes phantasmes de voyageur ; j'ai connu des moments de doute, d'errance, et
parcouru des espaces autrement territorialisés ; je me suis
laissé porter par une autre temporalité.
Il n'est peut-être pas si illogique, finalement, que cet
essai de recherche, dans sa forme même, ait quelques attributs de cette
vie nomade...
Epilogue
La connaissance est le début de l'action ;
l'action, c'est le début de la
connaissance. (référence non mentionnée)
Décembre 2010. Dans de nombreuses villes de France, de
fortes mobilisations citoyennes se forment, pour protester contre la prochaine
promulgation de la loi nommée « LOPPSI 2 » :
présentée à l'Assemblée Nationale le 13 septembre
dernier, elle sera discutée du 14 au 17 décembre, pour être
votée le 21 décembre prochain. Ou, plutôt, contre un
article qu'elle contient, en particulier : l'article 32 Ter A, au chapitre 7 de
cette imposante circulaire que figure cette « Loi d'Orientation et de
Programmation pour la Performance de la Sécurité
Intérieure ». Ce qui ne laisse que peu de temps, en effet,...
La machine législative semble être déjà
lancée.
Entre le 8 et le 13 décembre, une quinzaine d'alertes
par « textos » s'accumulent dans la mémoire de mon
téléphone, qui reprend la même phrase : « Le
14 décembre passera la loi LOPPSI 2 : vivre dans les camions,
squatts, yourtes, tipis, roulottes, cabanes deviendra illicite ! Une
lettre sera envoyée à tous les maires et préfets qui
seront redevables d'une amende de 3 700 euros en cas de
non-dénonciation !!! Nos habitats peuvent être
détruits dans les 48 heures ! Cette loi va passer parce que
personne n'en a entendu parler ! Pétitions sur le Net, manifs le 14
et 18 décembre. A faire tourner ! ». Le dernier que je
reçois déclare même : « Snif... On ne
peut plus vivre en camion, c'est fini ! ».
« Brans le bas de combat ! » Le
terrain me rappelle...
Je me renseigne immédiatement sur le site Internet de
l'Assemblée Nationale, pour consulter ce fameux texte de loi : pas
si évident à trouver... Je finis par trouver le même texte
que celui utilisé dans la chaîne de SMS, provenant du site
« petitionenligne.com », identique, au mot près,
sans informations de plus, ainsi que le formulaire d'inscription à la
pétition : à ce moment, déjà trois mille
signatures sur l'objectif de dix mille à atteindre.
Je me connecte sur d'autres sites de diverses associations,
liées à la question du logement alternatif et de l'habitat
choisi : elles font, entre elles, le relais de ces informations, au moyen
de forums de discussion, installent d'autres pétitions « en
ligne » et appellent les habitants en camion à organiser des
« opérations escargots » (sic). Du 13 au 19
décembre, des manifestations sont prévues à Valence,
Perpignan, Toulouse, Lyon, Angers, Alès, Marseille, Paris, Bordeaux,
Rennes, Annecy, Tours, Strasbourg, Grenoble, Saintes, Périgueux,
Montpellier ...Mais, quant au texte de loi lui-même, elles n'en
délivrent pas tout à fait les mêmes
éléments...
D'après les associations CHEYEN (Coordination des
Habitants En Yourtes sur Espaces Naturels) et HALEM (Habitants en Logements
Ephémères et Mobiles), « résultant d'un
amendement du gouvernement, cet article organise une procédure
permettant l'évacuation forcée des campements illicites, lorsque
leur installation présente de graves risques pour la salubrité,
la sécurité ou la tranquillité publiques ». Une
procédure antérieure (loi n° 2000-614), datée du 5
juillet 2000, « pour remédier à l'occupation
illégale de certains terrains publics ou privés »,
existait déjà - j'avais pu en faire l'expérience lors de
mes trois années de pérégrinations en camion, ne
s'appliquant « qu'aux cas de stationnements illégaux
de résidences mobiles ». Mais elle ne concernait pas encore
les « cas de campements illicites ».
« Calquée sur la procédure
précitée », elle comporte néanmoins quatre
différences : « l'initiative en serait
réservée au préfet ; l'évacuation
forcée ne pourrait intervenir qu'en cas de graves risques (et non
seulement d'atteintes) à la salubrité, la sécurité
ou la tranquillité publiques ; le délai d'exécution
de la mise en demeure serait de 48 heures ; le préfet pourrait
être autorisé par le président du tribunal de grande
instance, saisi en la forme des référés et statuant sous
48 heures, à faire procéder à la destruction des
constructions édifiées de façon illicite ».
Pour HALEM, « le mot important [leur] semble
être `susceptible de menacer la salubrité', car c'est au
préfet qu'il appartiendra d'évaluer arbitrairement cette
`susceptibilité'. N'importe quel habitant `hors norme' est donc
menacé d'éradication par cet article car ce n'est pas une
infraction constituée qui sera réprimée par l'application
de cet article, mais la `susceptibilité' de la commettre. Le terme
`établir' est présenté à ici opposé
à `mobile', lui-même opposé à
`durable', ce qui constitue une confusion totale des notions de temps
et d'espace qui renforce l'arbitraire de l'application de cet
article ». Remarque que je juge pertinente...
Pour CHEYEN, « ce projet de loi étend les
discriminations ethniques ordonnées par les circulaires Hortefeux de cet
été contre les camps des Roms et les gens du voyage, à
tous ceux qui se logent par leurs propres moyens et selon leurs
convictions. » Elle comprend qu'« il sera désormais
hors-la-loi de se loger en France dans une cabane ou tout local auto-construit
non inclus dans le code normatif de l'urbanisme, et même sous une tente,
qu'il s'agisse d'un abri de fortune ou d'une yourte
écologique. »
Je contacte, par téléphone, deux ou trois
protagoniste de mon terrain : ils sont au courant de ces faits, mais ne
m'en disent rien de plus que ce que je sais déjà. Tant pis. Mais
j'apprends alors une bien meilleure nouvelle : Kristin et Phil attendent
leur premier enfant, qui devrait naître au mois de mai prochain !
J'irai les voir très prochainement, pour la période de
Noël.
Deux jours plus tard, seconde chaîne de
« SMS ». Reçu une dizaine de fois :
« Appel à de grands campements dès dimanche, 17h, en
opposition à la loi LOPPSI 2, pour nos libertés, devant les
préfectures de Paris, Lyon, Marseille, Clermont, Toulouse, Rennes,
Bordeaux, Lille, Perpignan, Brest, Dijon, Orléans... C'est maintenant
que ça se passe. C'est du sérieux, à faire tourner
rapidement ! ». Plusieurs connaissances
« urbaines », qui connaissent le thème de mon
enquête ethnologique, et me sachant alors de passage à Lyon,
m'appellent pour les rejoindre à ces rassemblements : pour en
savoir plus et, même pour « intervenir ».Ce qui me
laisse perplexe...
Devant la préfecture de Lyon, une quarantaine de
personnes sont présentes, de 17 heures à 22 heures.
Installées à même le sol, en petits groupes, selon les
affinités, on parle, finalement, assez peu de la teneur précise
de ce texte de loi mais, plutôt, de la situation
généralisée de notre société,
opprimée par le gouvernement en place. Malgré le froid,
l'ambiance est festive, « bon enfant », un peu
alcoolisée, un peu provocatrice, quelques uns d'entre eux, en
« fin de week-end », s'amusant à construire un
barrage faits de rondins de bois devant la rangée de C.R.S (environ du
même nombre que les manifestants) censée venir assurer la
sécurité de ce regroupement. Dans le même temps, j'obtiens,
par l'intermédiaire d'une autre connaissance, des nouvelles de
Marseille, où ils sont au nombre de vingt-cinq : eux
décident de se séparer au bout de deux heures, après avoir
projeté une autre action pour le lendemain. Ce
« contact » ne souhaite pas m'en dire plus par le moyen
téléphonique, mais me propose de participer à
l'échange d'informations, d'un bout à l'autre de la France.
Le lendemain, troisième chaîne de
« SMS ». Reçu cinq fois: « Pour la
suite contre la loi LOPPSI 2, installons des campements en créant une
zone d'autonomie sur plusieurs jours, sur les places prévues aux manifs.
En espérant être nombreux et avoir un impact suffisant afin de
vivre encore nos rêves ! (Pour Lyon, place Bellecour dès
lundi 18 heures). Pour plus d'infos, voir sur Internet ».
Vingt-cinq personnes sont déjà présentes
lorsque j'arrive sur la place. Tout en faisant le tour des gens que je
connaissais déjà (résidant à Lyon ou à St
Etienne), discutant des prochains concerts prévus prochainement dans les
environs, nous nous retrouvons petit à petit au nombre d'une
quarantaine. Mais le froid commence vraiment à se faire ressentir et
à nous disséminer peu à peu... La déception nous
gagne, et l'on hésite à rejoindre un autre groupe posté
plus bas de le rue de la République : depuis midi, ils ont
monté une yourte d'informations, en rapport avec cette loi, mais veulent
la replier aux alentours de 19 heures. Nous décidons de nous approcher
un peu plus de la bouche de métro, sous la lumière d'un
lampadaire, pour se rendre plus visibles aux passants. Nous prenons le relais
en installant une table où l'on propose, gratuitement, des bols de soupe
de légumes, on prépare des panneaux, des banderoles où
l'on peut lire, entre autres : « La France tue = contre la
loi LOPPSI 2 », ou « Avant-hier la Grèce, hier
l'Irlande, aujourd'hui la France ! »
Mais nous avons de plus en plus froid et peu de lyonnais, qui
rentrent alors chez eux, semblent intéressés par notre
regroupement, qui se disperse presque totalement. Moi-même, je me demande
combien de temps je vais pouvoir tenir ce climat, sans tomber malade... Les
quelques personnes qui restent encore se mettent à parler de ce qu'ils
pourraient prévoir pour le lendemain : publication d'un
tract ? Faire un grand feu sur la place, pour se réchauffer et
être encore plus visibles ? Les informations que j'avais
imprimé sur papiers, émanant de mes sources Internet, circulent
parmi le groupe. En fait, aucun d'entre eux n'étaient
véritablement au courant des détails juridiques qui demandaient,
visiblement, à être relativisés et
recontextualisés : tous pensaient que la loi discriminait
ouvertement la population « en camion », et qu'elle allait
être voté le lendemain - alors qu'elle ne le serait
éventuellement que la semaine d'après, après discussions
entre députés. « Une bonne vieille `manifestive', y'a
qu'ça d'vrai ! », me répond-on. Apparemment, le
même rendez-vous est donné pour le lendemain. Finalement, je me
décide à leur poser quelques questions - j'oscillais entre une
« observation participante » et ma
« participation observante », car je ne voulais surtout pas
influencer en quoi que ce soit le déroulement de cet élan :
je réalise alors que personne, parmi eux, n'habite « en
camion »...
Le lendemain, même place, même heure. Je retrouve,
à peu près, les mêmes personnes qu'hier, mais leur nombre
est encore réduit. Au bout d'une heure, un camion se gare sur la
place : trois bergers se sont déplacés des environs de
Grenoble pour soutenir le mouvement. Mais leur véhicule n'est pas
aménagé, il n'est qu'utilitaire. Je continue mon
enquête : seule une personne, parmi la dizaine présente,
possède un camion, mais ne l'utilise que très rarement, car
vivant, la plupart du temps, dans un squat. Je commence à comprendre
qu'il ne s'agit peut-être pas vraiment de mon terrain, ou qu'en tous cas,
il évolue vite ! En effet, où se trouvent donc ceux qui
vivent ainsi « à l'année » ?
Démotivé, le regroupement perd de l'ampleur, tandis que la
poignée qu'il en reste prévoit de rester toute la nuit...
Passée la date du 21 décembre, plus rien...
Silence total : à croire que plus personne ne sait ce qu'il advient
de cette loi, ou qu'il n'y a plus grand'chose à faire...
Je consulte le même réseau de sites Internet et
prend note de l'alliance entre plusieurs représentants des
différentes populations dites « à habitat
alternatif » (HALEM, DAL, « Gens du
Voyage », habitants en yourtes...), réunis devant
l'Assemblée Nationale le 21 décembre. Agréablement
surprise de cette entente, qui me semble inédite, elle signifiait, sans
doute, quelque chose...
Trois jours plus tard, on me propose de me rendre, en camion,
dans le Gard, pour rendre visite à Kristin et Phil. Les regards des
passants, qui se retournent sur le véhicule, ne me semblent plus aussi
étonnés ou réprobateurs qu'il y a deux à trois ans
en arrière, mais plutôt rêveurs, amenant parfois de timides
sourires ... Les toute récentes médiatisations autour de la cause
des « habitats alternatifs » y sont-elles pour quelque
chose ? Ni un flic, ou même un gendarme pour contrôler le
véhicule ou nos papiers ! Je n'arrive pas à y croire... Coup
de chance seulement, ou cela signifie-t-il que ce mode de vie commence,
enfin, à rentrer dans les moeurs ?
Le 25 décembre, je retrouve, à nouveau, quelques
personnes qui font mon « terrain ». Nous parlons surtout de
l'heureux évènement, inattendu, qu'attendent - pourtant !-
Phil et Kristin. Nous nous échangeons les dernières
« nouvelles » qui concernent les amitiés que nous
avons en commun : « Ils vont bien ! », me
disent-ils. Ils continuent leur chemin...
Mais, durant ce laps de temps, aucun d'entre eux
n'évoquent le sujet « LOPPSI 2 », à mon grand
étonnement, sans que j'amène moi-même la discussion. Ils
sont, forcément, au courant, ils me l'ont dit, et je sais - et constate
- qu'ils disposent des moyens technologiques pour accéder aux
médias d'information ; je sais qu'ils s'informent
régulièrement des actualités médiatiques. Ils n'ont
pas, ou souvent, accès à Internet, j'en conviens... mais ils
savaient aussi, forcément, que j'étais « dans le
coup ». Pourquoi donc ne m'en ont-ils pas parlé, ou
cherché à se renseigner un peu plus ? S'agit-il d'un
désintérêt total, tandis qu'ils devraient être parmi
les premiers à s'insurger contre cette loi qui risquerait, à
l'avenir, de compromettre le mode de vie, qu'ils me présentent comme
choisi ? Seule réponse obtenue : « C'est pas la
première fois qu'ils essaient, et ce sera pas la dernière... Ca
existait déjà, sous d'autres formes. ». Je fais alors
comme eux, tel qu'ils me le suggèrent : j'observe, j'attends et je
continue à vivre ma vie.
Le 1er mars 2011, c'est l'association CHEYEN qui me
tient informé de l'abrogation de cet article 32 Ter A, contenu dans la
loi LOPPSI 2, car « déclarée anticonstitutionnelle par
le conseil d'Etat » : c'est-à-dire par des
exécutants de l'Etat dont la tâche est d'examiner chaque nouvelle
loi afin d'en préserver les critères républicains,
dénonçant ainsi sa portée discriminante. Malgré
toutes ces mobilisations massives, à un niveau national, et
l'impression, de nombreux protagonistes, d'avoir obtenu gain de cause, il
m'apparaît, plutôt, que cette décision suspensive n'est
peut-être que temporaire, et risque d'être visitée à
nouveau dans quelques temps...
A cette occasion, Sylvie me fait part de son constat :
« Les gens `en camion', on ne les a pas beaucoup vu, tu sais...
Moi-même qui les connais un peu, j'avais du mal à faire la
différence, lors de ces rassemblements, entre ceux qui font un peu de la
route, l'été, et ceux qui vivent, en fait, `en dur', en ville.
D'ailleurs, ça ne m'étonnerait pas qu'ils aient effrayé
les citadins, en hurlant, en picolant à outrance, en usant de drogues
aux yeux de tous, sans tenir leurs chiens en laisse,... je me disais que
ça ne leur donnait pas tellement une bonne image
d'eux-mêmes ! Des `vrais' nomades, à l'année, je ne
crois pas qu'il y en avait... D'ailleurs, les deux-trois
représentants de la population en camion que je connais, à la
tête d'associations, même s'ils ont un camion ou une caravane,
vivent dans des maisons, en réalité... comme d'autres, qui
oeuvrent à la défense du droit des yourtes, vivent dans les
logements que je qualifierai d'assez `bourgeois'...»
Sa supposition rejoint la mienne : l'ensemble des
personnes présentes dans ces multiples manifestations et rassemblements
(« punks à chiens », jeunesse urbaine
engagée, « faqueux » syndicalisés, militants
alternatifs de tous bords..) connaissaient, plutôt, des sympathies pour
ce mode de vie nomade, finalement assez lointaines ; et s'unissaient, de
fait, pour la sauvegarde des valeurs républicaines, que remettait en
cause l'article en question. Mais ils n'avaient pas épousé
pleinement ce type de nomadisme, ils ne le connaissaient pas vraiment. Certains
d'entre eux sont bien propriétaires d'un de ces « habitats
mobiles » (la population des camping-caristes n'a pas, par exemple,
semblé se sentir concernée par ces émulations...) et
l'utilisent, sûrement, fréquemment. Bien que je n'ai pu
vérifier ces données au cas par cas, j'avancerai,
néanmoins, que ce n'est qu'à titre de loisirs, ou pour d'autres
raisons pratiques, mais de façon toujours temporaire. Et quant
à la population, plus précise, de ces nouveaux nomades qui vivent
continuellement dans leurs camions aménagés en habitat,
en alternant emplois saisonniers et périodes d'oisiveté - ceux
qui constituent mon « terrain », ceux-là, les plus
véritablement concernés, n'ont pas participé à ces
manifestations.
Qu'est ce qui peut donc m'amener à une telle
affirmation ? L'expérience de mon terrain, justement... Je
pourrais, tout d'abord - et trop facilement ! - répondre à
cette question en invoquant des raisons matérielles : ils ne
résident plus en milieu urbain, et ne veulent plus le fréquenter,
car ils l'ont fui. Ils travaillent de saisons, en ce moment, trop loin de ces
grandes villes. Mais je sais aussi qu'ils tiennent à se prodiguer des
moments de détente, tout au long de leur année, où ils
n'ont pas à travailler pour un salaire, dès qu'ils le peuvent
financièrement : cette raison-ci ne serait, donc, qu'un
prétexte.
Au mois d'avril, lors d'un concert punk d'organisation
autogestionnaire, je fais la rencontre d'autres individus vivant, eux aussi,
toute l'année, en camion. Et, au détour d'une conversation,
j'entends que l'on évoque l'abrogation de cet article de loi, mais
très brièvement, car tous étaient déjà
renseignés, et depuis plusieurs semaines ! Ils n'en font pas plus
grand-cas : « Ce n'est qu'une bataille de gagnée, pas
encore la guerre !... »
Qu'ont donc fait, durant cette année, les nomades
contemporains de mon terrain ? Où en sont ceux qui en ont
été les acteurs, que deviennent-ils ?
Léon, en avril dernier, a renoué contact avec sa
fille, et a appris qu'il est, dorénavant, grand-père. Il vit
toujours dans son camion, et se trouve toujours au Turzon, mais de moins en
moins souvent : il a travaillé quelques mois pour une association
de rénovation de bâtiments, laissant un peu plus de
côté les saisons agricoles, cherchant plutôt à se
rapprocher de sa famille.
Kristin et Phil, l'hiver dernier, nous apprenaient, dans le
même mois, le décès de leur première chienne, qui
les suivait dans leur nomadisme depuis douze ans, et la future naissance de
leur premier enfant. Or, ils avaient entamé leur saison de taille de
vigne, et ont donc dû trouver rapidement un logement plus fixe, pour ne
pas trop fatiguer la future maman durant sa grossesse. Mais sachant tous deux,
par avance, qu'ils ne supporteraient pas un retour en appartement, ils ont donc
opté pour un bungalow, en attendant de voir plus loin. Quelques mois
plus tard, ils changeaient de région pour un second bungalow, plus
proche de leurs nécessités administratives, et qui correspond
beaucoup mieux à leur recherche de tranquillité et de
proximité avec l'environnement naturel. Ils ont
déménagé leurs affaires de leur camion, pour
aménager leur nouveau logement, et ont acheté une voiture. Mais
ils ne se sont pas séparés de leur « C35 »...
Kristin pense que si, à l'avenir, ils repartent sur les routes avec leur
enfant, avant qu'il n'atteigne l'âge d'être scolarisé, ils
préfèreront acquérir un autre fourgon plus sûr,
mécaniquement.
Ali est père, également, depuis deux ans
maintenant. Il s'est installé avec sa petite famille dans une
maisonnette, mais a conservé son fourgon pour travailler de temps
à autres en saisons agricoles.
Milie et Thierry vivent ensemble, à présent. Ils
continuent de travailler une partie de l'année, toujours de saisons
agricoles, dans les régions qu'ils connaissent, et finissent, cet
été, l'aménagement de leur nouveau véhicule.
Benjamin et Noémie ont vendu leur fourgon pour
aménager un « poids lourds », beaucoup plus vaste,
où ils peuvent vivre de manière plus confortable. Benjamin
travaille une partie de l'année en travaux forestiers, tandis que
Noémie vient d'achever une formation de plusieurs mois en apiculture.
Ils prévoient, peu à peu, de trouver un terrain pour
élever des ruches.
Valérie a voyagé en Australie, durant un an, et
a poursuivi une année de formation en puériculture. Elle est
à la recherche d'une maison, pour pouvoir passer son permis de
conduire.
Adrien a laissé son appartement, à Lyon, et vit,
dorénavant, « à plein temps » sur les routes,
voyageant un peu partout, et offrant ses services de tailleur de pierre. Il
projette de se confectionner un petit atelier de travail dans un futur
« poids lourd ».
Matis, comme Mathilde, sont partis voguer sur les mers, par le
biais d'une association bretonne qui offrent, sur une année, des
aperçus des métiers qui s'y rapportent. Ils projettent tous deux
d'entamer une formation de charpente navale.
Thomas vit toujours dans son véhicule et se
déplace toujours régulièrement, à travers la
France, tout en suivant une série de formations professionnelles, dans
une nouvelle branche. Il a adopté, récemment, une jeune
chienne.
Béa, depuis trois maintenant, a complètement
changé de vie pour reprendre des études de
moniteur-éducateur et vit, de ce fait en ville, estimant que ce projet
professionnel n'est pas compatible avec son ancien nomadisme.
Daniel est retourné en Angleterre, son pays natal,
après s'être volontairement exilé en France durant quinze
ans. Il était à la recherche d'une pièce mécanique,
pour son « Bedford », qu'il ne pouvait trouver en France,
et y est resté finalement plusieurs mois. Il travaille encore en
saisons, sur le territoire français, au moins durant la période
estivale.
Pourquoi ces nomades continuels n'ont-ils pas pris part
à cette lutte politisée, qui s'était
spontanément constituée, pour défendre leur droit à
ce nomadisme ? Tandis que des envies de nomadisme semblent gagner de plus
en plus une population d'origine sédentaire, je pense qu'ils ne
voulaient pas participer à ce mouvement politisé parce
qu'ils ne souhaitaient pas se rendre visibles.
Ils ont continué d'avancer sur leur cheminement
personnel, en amenant, par eux-mêmes, des changements
socio-professionnels ou d'autres améliorations dans leurs quotidiens.
Ils m'apparaissent comme utilisant les savoirs et
savoir-faires que ce nomadisme leur a appris, pour s'adapter à
leurs nouvelles situations, cherchant à conserver au maximum leur envie
de nomadisme, comme ils le peuvent, car, tout de même, dépendants
des cadres institutionnels imposés par leur société.
Même pour ceux dont de nouvelles circonstances leur « tombent
dessus », ils me montrent qu'ils conservent une empreinte, une trace
de ce nomadisme, qu'ils n'abandonnent pas tout à fait. Malgré ces
changements, ils possèdent un certain état d'esprit, un mode de
penser : savoir s'adapter à toutes situations, les plus
aléatoires, savoir accompagner tous les mouvements de la vie pour
l'enrichir, se consacrer du temps pour s'épanouir individuellement,
mettre en cause les faits, à l'apparence, les plus évidents, pour
continuer à avancer, bien plus que de « faire
avec ». Ce qui m'incite à considérer, parfois, certains
individus, à l'aspect, pourtant, sédentaire, bien plus voyageurs
que ne peuvent l'être d'autres nomades...
Ces nomades ont continué à
défendre leur quotidien en continuant à le vivre
à plein temps, sans s'effrayer de ce que cette nouvelle
législation pouvait promettre, à l'avenir.
Ce nouveau constat m'amène ainsi à questionner
la validité de mon hypothèse : ce type contemporain de
nomadisme est-il un choix de vie stratégique, pour
éviter, tant que faire se peut, un système social
ressenti comme trop oppressant ?
Un proverbe touareg enseigne ceci : « Que celui
qui réside fasse en sorte que celui qui passe ne le mésestime
pas »...
Les faits historiques et leurs récits de vie me
démontrent qu'ils ont construit leur organisation sociale actuelle,
leurs logiques d'action et de représentations, à partir
de décisions gouvernementales qu'ils estiment trop contraignantes, selon
la situation sociopolitique dont ils sont issus : stigmates qui
les conditionnent en tant que marginaux. Mais eux-mêmes me
précisent que la qualification de « marginale » leur
est valorisante face à la société qu'ils récusent,
puisqu'elle leur permet de revendiquer, ainsi, leur non-appartenance à
la société dominante. Ils ont établi leur nomadisme pour
la contester: « ça changera pas grand'chose à la vie
que j'ai choisi de mener ! Ils peuvent en sortir des lois, je trouverai
toujours un moyen de la contourner. On s'est toujours adaptés, ce n'est
pas nouveau ! On fera autrement, comme on l'a toujours fait, c'est
tout ! ».
Le choix de vie de ces insurgés sociaux relève
d'une volonté contestataire, ce qu'on pourrait définir par une
forme « du politique », que j'opposerai au
militantisme déployé par des urbains politisés, qui
n'étaient, seulement, que sympathisants de ce mode de vie, qui
s'engageaient alors sur la scène « de la
politique ». Leur visibilité, en tant qu'éventuels
manifestants, leur aurait donc paru incohérente avec les raisons
mêmes qui les ont amené à développer ce mode de vie.
Cette politique, qui les contraint, ils la contrent, en retour, par leur
indifférence envers elle, et la nargue en continuant leur nomadisme.
Il ne s'agit donc pas d'un
« désengagement » politique mais, plutôt, d'un
« non-engagement » politique à la base de leur mode
de vie, qu'ils me présentent comme choisi. Leur apparent manque de
réaction est à prendre comme une forme de réaction quand
même : leurs propres valeurs de solidarité et de
réciprocité ne me laissent pas croire qu'ils sont
complètement repliés sur eux-mêmes ou individualistes.
Quelques uns d'entre eux ont conscientisés leur absence à ces
rassemblements, sous ces paroles : « c'est le meilleur moyen de
se faire tous `karchériser' ensemble ! », ou encore,
« Mais si y avait pas autant de personnes à foutre la merde,
on n'en serait pas là ! ».
Pourquoi évitent-ils les lieux trop
fréquentés, par exemple, par les
« technomades », leur reprochant de pousser le son de leur
musique trop fort ? S'ils critiquent « les p'tits jeunes
d'été en camion qui rentrent chez papa-maman dès
qu'il fait trop froid», c'est parce que leur image, parfois
néfaste, les exposerait de trop aux risques judiciaires, n'assurant pas
leur tranquillité, qu'ils tentent, jour après jour, de
gagner ! Une certaine recherche d'exemplarité les maintient
tranquilles vis-à-vis de la société dominante, ou leur
permet de retourner régulièrement dans les exploitations
agricoles qui assurent leur économie. Ils tirent leur force
d'invisibilité de cette exemplarité : ils veulent
demeurer invisibles, aux yeux de la loi, pour assurer leur mode de vie. Leur
non fixité ne signifie pas, pour autant, « manque de
rigueur » ! Ils savent demeurer visibles envers ceux dont ils
souhaitent l'être, et invisibles aux yeux de la société
dominante. C'est, aussi, pourquoi il est si difficile d'estimer combien ils
sont à vivre ainsi.
Dès lors, il est temps de modifier un de termes de mon
hypothèse : il ne s'agit pas de « fuite », ou
d' « évitement » d'un système social en
place, mais une manière, pour eux, de le
« contrer ». Ce nomadisme contemporain est-il une
« stratégie » pour « contrer »
un système social dominant ?
Il est temps, également, d'objectiver, à
nouveau, les raisons qui m'ont conduit à investir cette recherche
ethnologique, cette expérience. Pourquoi ce projet ? Pour laisser
une trace... Et pour qui ? Mis à part pour ma propre
expérience, pour tous ceux qui voudraient renouer, de nos jours, avec
l'épanouissement individuel que convoque l'idéal nomade.
Pour l'édition 2011 du festival d'Aurillac, le
personnel festivalier dénombrait environ sept mille personnes, sur le
camping qu'ils mettaient à disposition: sans compter tous ceux qui
campaient ailleurs, ceux qui ne venaient que pour la journée, et tous
les habitants en camion, qui avaient garés leurs véhicules, un
peu partout dans la ville et ses alentours. Ma seule estimation possible est de
dire qu'il y avait beaucoup de véhicules aménagés. Encore
moins facile, malgré une formation socio-anthropologique, de parvenir,
en quelques jours, à recenser ceux qui utilisent un de ces
véhicules, très commodes, pour ce genre de festivités, et
ceux qui nomadisent véritablement ainsi toute l'année...
Ce phénomène de « nouveaux
nomades » est grandissant, en pleine extension. Des formes multiples
existaient déjà et d'autres s'annoncent. Différentes
populations d'un nouveau nomadisme se confondent, ou se rejoignent ; les
points de passage de ces saisonniers changent, ils se vident de leur
présence, et d'autres se forment ailleurs ; de plus en plus de
camions aménagés se croisent, l'été, là
où on embauche du personnel saisonnier, mais on en croise toujours moins
en hiver ; leur tranche d'âge reste, néanmoins, à peu
près la même, et il est beaucoup moins rare d'en voir sa
population féminine. Ils proviennent d'horizons culturels de plus en
plus variés, éclectiques, et le revendiquent de plus en
plus : étudiants en fin d'année,
« backpakers », traditionnels gens du voyage qui se sont
« modernisés » (laissant leurs caravanes pour des
fourgons)... ; ils voyagent, l'hiver, sur d'autres continents, et
utilisent leurs véhicules pour fréquenter, parfois, les
scènes « techno » et d'autres festivals;
d'autres découvrent à peine ce mode de vie, et font l'acquisition
de véhicules utilitaires pour des sommes devenues pharamineuses.
Le dynamisme de ce type de nomadisme contemporain est frappant
et déconcertant. Ils partagent, en tous cas, le point commun d'une
« non fixité », du moins, pendant la saison
estivale...
Ce travail d'enquête de terrain me paraît devenir
de plus en plus obsolète... D'autres confrères trouveront
peut-être là un intérêt - et mon invitation ! -
à relayer cette expérience ethnologique, à explorer
d'autres possibilités méthodologiques et d'autres points
d'analyse.
Autre génération qui
succède à celles antérieures? L'attrait notable pour
un nomadisme contemporain, ayant rassemblé des centaines de personnes
lors des mobilisations contre la LOPPSI 2, ainsi qu'avec les jeunes
associations défendant le mode de vie des voyageurs, se connaissant
mieux à présent, il ne serait pas étonnant que ce
nomadisme change nettement d'horizons. A l'inverse de quelques interlocuteurs
de mon terrain, je n'ai pas le sentiment que les possibilités d'un
nomadisme contemporain, en France, soient de l'ordre du passé mais que
le dynamisme, que donne à voir cette nouvelle population, viendra les
moduler autrement.
Mon impression, en mi-parcours, d'un terrain
« perdu », me risquant à l'abandonner, ne provenait
pas, seulement, de mes doutes quant à une méthodologie à
inventer : le temps de prendre de la distance avec ce sujet,
nécessaire à l'analyse (ou, même, cet intervalle de quatre
ans, entre mes premières descriptions et cet actuel écrit), et il
s'était déjà beaucoup modifié!
De la sorte, je rejoins mes angoisses de départ,
liées à « l'utilité sociale » de cette
entreprise anthropologique. Mais je ne la formulerai plus sous le
questionnement : « à quelles fins pourraient servir
l'étude d'une telle population ? », mais, mieux, comment
l'anthropologie pourrait-elle fixer ce mouvement ? Et, est-il
seulement possible de le fixer ? Quel y serait son
intérêt ? Mon sentiment de trahison, ressenti dès le
début de mon enquête, n'était donc pas anodin :
pourquoi les rendre visibles s'ils préfèrent rester
invisibles ?
Je retiendrai, majoritairement, de cette expérience,
que j'ai cherché à fixer un mouvement, un groupe
culturel, qui ne demandait pas à l'être, mais, qui demande,
surtout, à ne pas l'être...
C'est, en tous cas, ce que je crois comprendre, à
travers les propos de Kristin : « Ce qui est un plus grand
changement pour ma vie, entre la perte de ma première chienne et mon
futur accouchement ? Mais, voyons, la mort, avoir un enfant,... c'est la
vie, quoi !? Tu fais des hautes études et tu ne sais pas
ça ? Vraiment, ce qui me chagrine le plus, dans tout ça,...
c'est de ne plus pouvoir vivre en camion, c'est ce qui me manque le plus :
je ne pourrai plus autant bouger qu'avant... »
Un mois plus tard, Benjamin et Matis me font découvrir
un des premiers textes de leur groupe punk, qui me semble résumer bien
mieux que moi les contours de cette vie « en camion »...
A.D.M. (Avec Domicile Mobile)
Les voisins d'à côté cassent de la
vaisselle...
Le gamin du dessous te casse les oreilles...
Le clébard, dans le jardin, te casse la
tête...
Et les keufs qui déboulent, sirènes à
tue-tête...
Encore cinq minutes comme ça et ça va se
finir au bazooka !
Tourne ta clé et barre-toi !
Ca y est un petit coin peinard,
Sors la bouteille de pinard !
Un petit ruisseau à côté,
Juste de quoi mettre les cannettes !
C'est peut-être ça la
liberté :
Pas de comptes à ne rendre à
personne,
Pas de concierges qui te cassent les pompes,
Ni de voisins qui viennent se plaindre !
Pose tes clés, t'en as plus besoin !
Le lendemain, la tête dans le cul,
Se pointe le putain de pégu
« Putain de romanos, de drogués,
Vous m'avez tout cradossé !
De toute façon `propriété
privée',
Z'avez rien à foutre ici,
Cassez vous vite de chez moi
Sinon je fais valoir mes droits ! »
Tourne ta clé... ça démarre
pas !
Quel bonheur d'être en camion :
L'hiver tu te pèles le fion,
L'été tu sues même à
poil !
Il manque plus qu'un peu de gazoil
Pour un parfum à la mode,
De quoi faire fuir toutes les connes !
T'as trouvé ta liberté :
Indépendant presque autonome !
Tourne ta clé va voir ailleurs !
Conclusion
L'étude de ce groupe social particulier permet
d'interroger la notion de « nomadisme » sous un
éclairage contemporain. Là où des populations dites,
« traditionnelles », se voient de plus en plus
contraintes d'adapter -voire, pour certaines, d'abandonner- leurs pratiques
nomades ancestrales, d'autres cas, de plus en plus nombreux et de plus en plus
fréquents, semblent faire leurs apparitions. A notre époque
intense d'une ère globale, rares sont les individus qui demeurent
complètement sédentaires : voyages touristiques, voyages
d'affaires, mobilités pendulaires,... Beaucoup de ces nouvelles
populations pourraient, elles aussi, être considérées comme
de « nouveaux nomades ». Elles étendent, ainsi,
l'ample champ d'étude des mobilités contemporaines.
Pour celui qui concerne, plus précisément, celui
des saisonniers agricoles qui vivent en camion, nous retrouvons parmi eux
quelques caractéristiques propres à ce mode de vie
ancestral : une vie sur les routes, suivie de façon continuelle,
ponctuée de certaines temporalités et de points de passage
récurrents. Mais il nous donne aussi à voir se développer
des « aménagements » et des
« bricolages », tel un réapprentissage de quelques
aspects d'une tradition nomade, qui atteste du dynamisme que comporte cette
modernité. A l'issue du premier projet de recherche, soutenu en Master
1, je parvenais à la conclusion selon laquelle ils retrouvent des
capacités d'adaptation à l'aléatoire que conditionne
ce mode de vie : des aléas climatiques, renforcés par
leur activité professionnelle agricole, mais, aussi, des aléas
matériels, en fonction des moyens techniques modernes à leur
disposition.
En définitive, je ne parvenais encore qu'à
légitimer la qualification de « nomades
contemporains » pour appréhender cette recherche un peu
atypique. Interpréter les motivations sociales de ce groupe
socioculturel en ces termes me semble mieux convenir à leur
compréhension, et, en tous cas, elle me paraît nettement
préférable à celle, plus déterministe, et
dangereusement catégorisante, que celle de
« marginaux », ou, encore, d' « exclus
sociaux ». En effet, elles ne pourraient pas faire état de
leur élan constructiviste.
Les divers et multiples éléments historiques et
économiques, sur lesquelles j'ai pu m'appuyer tout au long de cet
écrit, ne sont pas toujours venus confirmer l'organisation
révélée, les valeurs promulguées, les savoir-faires
acquis...tout autant de logiques d'action et de représentations que je
dénotais, pourtant, à partir de mon terrain. Elles me renvoyaient
toujours à réévaluer l'ambivalence que peut recouvrir la
notion de choix que cette population avance, notion, finalement,
très subjective : des conditions particulières ont bien
dû les amener à ce choix de vie particulier... Ce qui m'a
amené à devoir replacer, à nouveau, ce
questionnement de fond : si l'on admet qu'ils se situent,
économiquement parlant, en « marges » du
système établi, car considéré comme
précaires, comment s'y sont-ils retrouvés : d'une
façon subie, forcée par un brusque changement de situation
sociale, ou d'une manière pleinement choisie et assumée,
à entrevoir comme une vocation?
Leur raison nomade tient, en fait, à ces deux
résultantes : elles ne sont plus vraiment dissociables car, pour
eux, elles se confondent. Dès lors, en essayant d'allier
expérience de terrain et connaissance empirique, devrais-je
considérer ce nouveau nomadisme comme généré par
une situation économique forcée, dont ils tentent, aujourd'hui,
d'en approfondir les traits positifs ? C'est cette réflexion qui a
pu me conduire à l'hypothèse suivante : ce type contemporain
de nomadisme pourrait bien être une stratégie économique
pour fuir un système social ressenti trop oppressant.
Génération issue d'une modernité
sédentaire, technologiquement et matériellement confortable, ils
sont devenus, aujourd'hui, des nomades d'une nouvelle ère, plus proches
de valeurs traditionnelles. Elle est, peut-être, plus confortable, d'un
point de vue matériel, mais, d'un point de vue social, ils ne la
trouvent pas si épanouissante. Ils ont pu constater, dès leur
enfance, les effets de la surproduction et de la surconsommation qu'a
entraîné le poids du système capitaliste : de
nouvelles situations familiales déstabilisantes qui a pu les fragiliser,
une accélération du rythme de vie qui a pu les éprouver,
une dégradation environnementale qui a pu les émouvoir,... Ils
n'approuvent pas ce système et souhaitent s'en détacher.
Ces raisons socio-économiques, de plus en plus
difficiles à tenir, non solutionnées par les
générations antérieures, résonnent pour eux comme
trop contraignantes, afin d'imaginer un avenir plus épanouissant que les
perspectives offertes par la société de masse. Ils ne souhaitent
plus consacrer autant de leur temps à courir après une manne
salariale pour, finalement, ne jamais avoir le temps, équivalent, d'en
profiter. Ils ne désirent plus crouler sous des tas d'objets
matériels qui ne feraient qu'endormir leur vigilance critique. Ils ne
veulent plus participer à des cautionnements politiques
d'idéologie dominatrice.
Il ne s'agit donc pas seulement que d'une conséquence
économique subie... Les possibilités de cette jeunesse
française contemporaine pour renouer avec un nomadisme sont, en
réalité, issues de nombreuses remises en cause politiques de
l'état de leur société environnante. Leur nomadisme est
revendiqué comme un choix, relevant d'une volonté
contestataire : parce qu'ils repoussent les traits actuels de leur
société, majoritaire, qui ne répond pas, actuellement,
à leurs besoins sociaux. Ils développent ce type de
nomadisme dans l'espoir que se crée une autre société
qui leur correspondrait mieux.
Ainsi, j'estime encore qu'il s'agit d'une solution
stratégique de la part de ces acteurs, dans un système
socio-économique oppressant, mais la raison première que
j'évoquais de la « fuir » me paraît à
modifier : ils continuent leur nomadisme non plus pour la fuir mais,
aujourd'hui, pour le contrer.
En d'autres termes, il ne s'agit plus de considérer ces
nomades contemporains comme des « miséreux », se
soustrayant à leur condition donnée une fois pour toutes, mais
des « princes », à la recherche d'un nouveau
royaume...
La « tâche des travailleurs
sociaux », c'est à dire « celle d'atteindre ces
jeunes dont la trajectoire de vie est au seuil de la rupture, ou
déjà au-delà de la zone d'ombre, même s'ils sont
hantés par le désir de s'en `sortir' » diffère
sensiblement de la compréhension anthropologique que j'atteins ici:
là où ces envies d'errance sont perçues comme un
« problème », une « `pathologie' du temps,
née de l'impossibilité de faire sa demeure de la
durée », je comprends plutôt qu'ils n'ont pas
envisagé les prémices d'une future et possible
« itin-errance »57(*), que je perçois par l'étude de ce
phénomène, avec une quinzaine d'années de
différence. L'amalgame récurrent entre cette population qui vit
en camion, et de saisons, et « la question `SDF' »
(« Sans Domicile Fixe ») me donne à penser que les
cadres socio-éducatifs actuels ne se sont pas encore tous rendus compte
que cette somme d'individus est devenue, à présent,
« ADM » : « Avec Domicile
Mobile » ; c'est à dire d'un mode de vie pensé
comme subi, à un mode de vie reconnu comme choisi.
C'est sans regret que je laisse les derniers propos de cet
ouvrage à Marshall Sahlins : « En tant que membre d'une
discipline qui se veut science, je laisse pouvoir de décision aux essais
eux-mêmes, convaincu qu'ils expliquent mieux les tenants et aboutissants
de l'affaire que ne le font les discussions théoriques à la mode.
C'est la démarche traditionnelle et la seule saine : que toutes les
fleurs s'épanouissent et l'on verra lesquelles porteront de
véritables fruits »...
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- Courrier International, Hors série n°
1082-83-84, Sur la route, 28 juillet-17 août 2011.
* 1 Cf LENCLUD Gérard,
La mesure de l'excès : remarques sur l'idée même
de surinterprétation, in Enquête de Terrain n°3, pp.
11-30, 1996.
* 2 MICHEL Franck,
Autonomadie : essai sur le nomadisme et l'autonomie, Ed.
Homnisphères, 2005.
* 3«
Backpakers », littéralement, « qui portent
des sacs à dos ». A ce sujet, consulter l'ouvrage -
atypique et novateur par sa forme ethno-romanesque, par ailleurs - d'A.
Kauffman, « Travellers », Ed. des Equateurs, 2004.
* 4 A ce propos,
consulter l'ouvrage de Luiz E. Robinson , « L'homme sur la
photo : manuel de photo-ethnographie »,2004.
* 5 L'ouvrage de
J.Agee et W.Evans, « Louons maintenant les grands
hommes » (1936), peut-être considéré
comme une des premières tentatives d'enquête alliant descriptions
littéraires et photographies descriptives, comme autant de
données recueillies sur le terrain. J.Agee, une fois de retour dans son
milieu urbain d'origine, se sert des clichés réalisés par
W.Evans pour enrichir ses souvenirs, en vue de l'analyse, « que
sa mémoire ne saurait seule fixer ». Au milieu de son
récit nous est présenté la quarantaine de photographies
sur lesquelles il s'appuie (sur une centaine, au total) ; pour ma part,
elles m'apparaissent encore comme trop «
détaché » du reste de l'ouvrage : incidences
éditoriales seules ou lacunes de leurs auteurs ?
* 6 DAVIDSON
Robyn, « Mes déserts : un voyage au
Rajasthan », 1998.
* 7 J'en profiterai, ici,
pour saluer les efforts de C.Spault, que je considère novateurs sur ce
point, pour l'élaboration de son travail de mémoire de Master 2
en « Recherches comparatives en Anthropologie, Histoire et
Sociologie », ainsi que ceux de M.Frediani, dont le résultat
de son travail m'indique qu'il s'y est investi pleinement, consciencieusement
et, de ce fait, lui a consacré un temps particulièrement long...
* 8 Cf M.
Frediani, « Sur les routes : le
phénomène des New Travellers », 2009 ;
C.Spault « Habiter le nomadisme : l'exemple de
l'habitat mobile des Travellers du mouvement
techno », 2008; F.Chobeaux,
« Les nomades du vide », 2004.
* 9 (Op. cit.)
* 10 (Op. cit)
* 11 Contraction de
« fan » et de « magazine » :
périodiques indépendants, créés et
réalisés de manière autogestionnaire, liés à
un mouvement musical.
* 12 Cf p.10.
* 13 Op. cit.
* 14 Op. cit.
en introduction, constituant ma première base de lecture.
* 15 W.
Bouzar, « Saisons nomades »,
2001.
* 16 Cf P.
Centlivres, « Portée et limites de la notion de
diaspora », 2000.
* 17 Cf C.
Bordes-Benayoun, « Les diasporas, dispertion spatiale,
expérience sociale », 2002.
* 18 Cf les
« Remarques sur le commérage », de Norbert
Elias, 1985.
* 19 BOLTANSKI Luc et Eve
Chiapello, « Le nouvel esprit du capitalisme »,
1999.
* 20 (Op. cit.)
* 21 AIN Joyce (Dir),
« Errances : entre dérives et ancrages »,
1996.
* 22 Cf N. Anderson,
« Le Hobo, sociologie du sans abri », 1923.
* 23 Cf U. Hannerz,
« Explorer la ville », 1983.
* 24 Cf Howard
Becker, « Outsiders », 1963.
* 25 Cf Erwing
Goffman, « Stigmates », ???
* 26 Cf. A.
Rao, « Des nomades méconnus : pour une typologie des
communautés péripatétiques », 1985.
* 27 Cf M.
Agier, « Communautées inventées : les uns
sans les autres », 1999.
* 28 Cf G. Orcel
(Dir), « La rue choisie », 2006.
* 29 Je ne citerai
ici que l'un de ses articles, intitulé « Des migrants et
des squats : précarités et résistances aux marges de
la ville », 2003.
* 30
(Op.cit.)
* 31 Cf A. Morice,
« Travailleurs saisonniers dans l'agriculture
européenne », 2009.
* 32 Cf G.
Spivak, « Les subalternes peuvent-elles parler ? »,
1983.
* 33 Cf J.
Copans, « La situation coloniale de George Balandier :
notion conjoncturelle ou modèle sociologique et historique »,
2001.
* 34 Cf M.
Sahlins, « Age de pierre, âge d'abondance :
l'économie des sociétés primitives »,
1972.
* 35L'utilisation du
terme « primitif » est incorrect, lorsque l'on prend note
de ce que M. Sahlins entend par là :
« `primitif' s'applique (...) aux cultures sans Etats, sans
corps politiques constitués, et seulement là où
la pénétration historique des Etats n'a pas modifié le
procès économique et les relations sociales ».Mais
l'utilisation de ce support théorique ne me semble pas si
anachronique...
* 36 Cf U. Hannerz (Op.
cit.)
* 37 Cf G. Simmel,
« Métropoles et mentalité »,
1903.
* 38 Cf Courrier
International, « Sur la route », Hors
série n° 1082-83-8, 2011.
* 39 Cf W. Bouzar
(Op.cit.)
* 40 Cf B.
Badie, « La fin des territoires : essai sur le
désordre international et sur l'utilité sociale du
respect », 1995.
* 41 Cf F. Barth,
« Les groupes ethniques et leurs frontières »,
1995.
* 42 Cf M. Bresson,
« Les sans domicile fixe et le temps : la place du domicile dans
la construction des repères temporels », 1998.
* 43 Cf P. Declerck,
« Les naufragés : avec les clochard de Paris »,
2001.
* 44
Op.cit. « Autonomadie : essai sur le nomadisme et
l'autonomie », Ed. Homnisphères, 2005.
* 45 In préface
de « Chronique des Indiens Guayaki », Pierre
Clastres, 1972.
* 46 Cf Michel Leiris,
« L'ethnographie devant le colonialisme », in
« Cinq études d'ethnologie », pp. 83-11l,
1969.
* 47Ce que rappelle
Gérard Lenclud dans son article intitulé
« L'illusion essentialiste : pourquoi est-il
impossible de définir des concepts en ethnologie »,
in L'Ethnographie, 1995.
* 48 Cf AGIER Michel
(Dir), « Anthropologues en dangers : l'engagement sur le
terrain », 1997.
* 49 La question seule
des inscriptions s'est avéré compliquée, dans mon cas,
puisque je dispose, à la fois, du statut de salariée, couvert par
la M.S.A, et le statut étudiant, qu'on me demandait de confirmer par une
contribution à la sécurité sociale étudiante :
mon problème administratif résidait, en fait, dans
l'impossibilité en France de cumuler deux couvertures sociales
gratuites...
* 50 Cf p. 20 du
récit ethnographique
* 51 Cf Ch. Ghasarian
(dir), « De l'ethnographie à l'anthropologie
réflexive : nouveaux terrains, nouvelles pratiques, nouveaux
enjeux », 2002.
* 52 Cf BOUILLON
Florence, FRESIA Marion, TALLIO Virginie (eds), « Terrains
sensibles », EHESS, 2005.
* 53 Cf
RABINOW, Paul, « Un ethnologue au Maroc :
réflexions sur une enquête de terrain », Hachette,
1988.
* 54 Cf J-P. OLIVIER DE
SARDAN, « La politique du terrain : sur la production
des données en anthropologie » in Enquête de Terrain
n°1, pp. 71-109, 1995.
* 55 NB, à
l'attention de mes collègues ethnologues : peut-on faire
véritablement autrement ?
* 56 Op.cit. G.Lenclud,
L'illusion essentialiste :pourquoi il n'est pas possible de
définir les concepts anthropologiques, 1995.
* 57 On doit ce terme
à G. Balandier
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