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Sous la direction de : M. BOURGEOIS
Guillaume
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Master 1 Recherche Civilisation, Histoire et
Patrimoine Université des Sciences Humaines et Arts de POITIERS Jury :
MM. BOURGEOIS Guillaume et GREVY Jérôme
La scène alternative de
Poitiers
1984 - 1994
Remerciements
Je remercie Guillaume Bourgeois pour l'intér~t qu'il a
manifesté vis-à-vis de mon objet d'étude et mon travail de
recherche. L'attention qu'il a portée à l'élaboration de
mon mémoire et la qualité de ses conseils m'ont été
d'un précieux secours et ont su me guider lors de la
rédaction.
Je tiens également à exprimer m a profonde
reconnaissance à toutes les personnes
ayant construit et fait vivre la scène alternative de
Poitiers, qui ont accepté de
m'accorder du temps et qui se sont pretés au jeu de
l'entretien. Leur témoignage m'a beaucoup apporté. J'adresse
ainsi de sincères remerciements à Luc Bonet et Gil Delisse -- qui
m'ont offert les éléments nécessaires à l'analyse
du fonctionnement du label On a faim ! -- ainsi qu'à Marie Bourgoin et
Gilles Benèche -- sans qui mon étude de la Fanzinothèque
de Poitiers aurait été incomplète. Je n'oublie pas
l'ensemble de l'équipe du Confort Moderne et notamment Emma Reverseau --
qui m'ont permis d'accéder aux archives du centre culturel -- ni celle
de la Fanzinothèque, qui s'est toujours tenue à m a disposition
pour trouver des réponses à mes questions. Je tiens à leur
exprimer ma gratitude la plus profonde.
Mes remerciements s'adressent aussi à mes proches et
à mes amis qui ont su trouver les mots pour m'encourager et qui m'ont
épaulé tout au long de cette aventure.
Sommaire Introduction 1
Première Partie - 1984-1989 : De l'enterrement
à l'enracinement de L'Oreille est
Hardie. 11
I- 1984 : Mort définitive ou simple gestation ?
11
A/ Le Meeting : pleins feux sur Poitiers 11
B/ La Ville de Poitiers et L'oreille est hardie : une politique
de l'effort insuffisante . 16
C/ Muter ou mourir : quelles solutions pour la survie de
L'oreille est hardie ? 19
II- Le Confort Moderne : de nouvelles bases pour un nouveau
départ 22
A/ Un lieu pour L'oreille est hardie : de la friche industrielle
au centre culturel 22
B/ La professionnalisation et l'aide à l'emploi comme
vecteur de durabilité 26
C/ La cristallisation d'activités diversifiées
créatrices d'emplois 29
III-- L'ancrage du Confort Moderne
à plusieurs échelles. 34
A/ Des contacts internationaux anciens. 34
B/ Le Confort Moderne et Poitiers : des doutes à
l'enracinement. . 38
C/ Une place importante de la scène alternative
hexagonale. 42
Deuxième Partie - 1989-1992 : Entre mort nationale
et explosion locale ? 47
I- La fondation de la Fanzinothèque de Poitiers : la
presse alternative comme complément de la scène poitevine
préexistante 47
A/ Poitiers : un espace propice à la création de
la Fanzinothèque 47
B/ Du lieu de stockage de la presse lycéenne au temple du
fanzinat français :
l'appropriation du lieu par ses acteurs 52
C/ L'événementiel professionnalisant et un
matériau inépuisable comme facteurs de durabilité 56
II- La fondation du label On a faim ! : le militantisme
comme moyen de promotion de la musique et des valeurs alternatives 58
A/ Une naissance au sein de relations fortes et
prédéfinies 59
B/ Un label marqué par le sceau de la culture politique
libertaire 62
C/ Entre isolement local et reconnaissance nationale 67
III- Le Confort Moderne : dans l'air du temps sur deux
tableaux 69
A/ Un témoin intéressant de la situation de la
scène alternative nationale 70
B/ Une ligne qui conserve ses caractéristiques
et s'enrichit : vers un pôle culturel de
grande envergure ? 74
C/ Une institutionnalisation à deux vitesses : des
premières compromissions non sans accrocs 78
Troisième Partie - 1992-1994 : mise au pas et
continuité, mise à l'écart et
rapprochement 84
I- L'avenir du Confort Moderne en suspens 84
A/ La rentrée de 1992 : stupeur médiatique et bras
de fer en coulisses 85
B/ La réaction du Confort Moderne : du dépit
à la radicalité 91
C/ La mise en place des soutiens : entre militantisme culturel
et enjeux électoraux 94
II- Résolution et sortie de crise : à quel
prix ? 98
A/ Réveil de la DRAC et reprise du dialogue 98
B/ Le revirement du Confort Moderne 100
C/ Le Confort Moderne, deuxième acte : la mise en place
du nouveau fonctionnement 105
III- L'évolution de la scene alternative de Poitiers
: des changements dans des
trajectoires diverses 110
A/ Le Confort Moderne en voie d'institutionnalisation
définitive . 110
B/ On a faim ! : des changements dans la continuité 115
C/ La Fanzinothèque : une ligne directrice immuable 119
Conclusion 123
Annexes 136
Sources 168
Bibliographie 172
Introduction
« Faire qu'il se passe quelque chose dans notre
région et d'abord faire tourner les musiciens actuels, qui brassent, qui
touillent, qui se défendent pratiquement seuls, sans le soutien des
grands médias. [...] Contribuer à liquider les
préjugés tenaces dont sont victimes les créateurs locaux ;
trouver une alternance au centralisme qui sévit partout en
matière de diffusion et de création. Faire reculer le
sous-développement et la dépendance culturels de la province
à l'égard de Paris. Prendre l'initiative. La
décentralisation à l'épreuve du concert international.
»1
Ce manifeste, cette profession de foi, ici prononcé par
l'association L'oreille est hardie de Poitiers, témoigne bien de la
situation du paysage culturel français du début des années
1980, déchiré entre deux conceptions différentes de la
culture. Cette vision semble prolonger l'état d'esprit d'une «
« scène » qui, depuis la fin des années 70,
réclam[e], en province comme à Paris, sans bruit mais avec
obstination, un autre style, une légitimité. »2
On voit bien ici qu'il ne s'agit pas de réclamer, mais de proclamer une
action culturelle pour satisfaire cette demande croissante d'un autre style, en
dehors du cadre culturel traditionnel qui reste sourd aux aspirations nouvelles
de la jeunesse. C'est donc cette scène autoproclamée, qui
s'affirme contre le centralisme, le sous-développement et la
dépendance culturels qui va guider notre recherche, à
l'échelle de Poitiers, entre 1984 et 1994.
Pour comprendre la construction de cette scène, il faut
d'abord appréhender le fonctionnement du circuit traditionnel de la
musique en France, tel qu'il fut mis en place dès l'après-seconde
guerre mondiale. Déjà prépondérant dans
l'entre-deux guerres, le show-business, ou music-hall, comme
on l'appelle, devient alors hégémonique et exerce son emprise sur
toutes les composantes de la musique hexagonale, qu'il s'agisse de la
sélection, de la production et de la diffusion des artistes : « Les
majors maîtrisent, sur un réseau international et un axe vertical,
toutes les étapes de production de la musique. »3 C'est
pourquoi un musicien voulant ~tre reconnu du grand public avant les
années 1980 doit obligatoirement emprunter ce circuit. Cela signifie
qu'il lui faut dans un premier temps ~tre repéré parmi un vivier
d'amateurs qui font leurs premiers pas dans les petits cabarets ou
dancings. Ce repérage peut revêtir différents
aspects : il s'agit d'auditions convoquées par les
1 Prospectus de l'association « L'Oreille Est
Hardie » - 1983.
2 COUTURIER Brice, Une scène jeunesse,
Paris, Autrement, coll. « A ciel ouvert », 1983, 4e de
couverture.
3 LEBRUN Barbara « Majors et labels
indépendants », dans Vingtième Siècle. Revue
d'histoire, 4/2006 (no 92), p. 34.
directeurs artistiques de grandes maisons de disques (aussi
appelées majors), de tremplins organisés dans les quelques
grandes salles parisiennes tenues par des promoteurs privés, ou par des
radio-crochets qui voient la collaboration entre ces mrmes salles et des radios
périphériques comme Europe1 ou RTL. L'artiste
repéré entre alors dans l'industrie du disque, exclusivement
dominée par les majors qui détiennent le monopole des circuits
de fabrication et de distribution des albums qu'ils produisent. Il
ne reste alors qu'à diffuser ces productions musicales, diffusion
assurée par les concerts organisés par les promoteurs
privés dans les grandes salles parisiennes (de type Olympia ou Bobino),
ou par les radios qui « matraquent »4 les titres issus des
majors. Le circuit traditionnel du show-business d'après-guerre
forge donc une culture uniforme de masse calquée sur les modes musicales
importées des pays anglo-saxons, oI les artistes qui ont la
possibilité d'y pénétrer sont choisis pour leur
capacité potentielle à vendre un nombre important de disques. Ce
type de fonctionnement exclut donc de fait un nombre important de musiciens
amateurs, qui se voient condamnés à une existence artistique
éphémère, c'est-à-dire à quelques
représentations confidentielles dans des cabarets à faible
capacité d'accueil et donc d'audience.
La première rupture avec ce cadre dominant survient
dans l'Angleterre du milieu des années 1970. Aujourd'hui plus reconnu
pour les scandales médiatiques qu'il engendra, le mouvement
punk5, par les pratiques nouvelles qu'il employa, permit au
vivier d'amateurs mentionné plus de voir leurs productions
exposées au grand public en contournant les rouages du
show-business. Profitant d'un accès facilité
aux technologies d'enregistrement, ces artistes méconnus purent
eux-mêmes fixer leurs créations musicales sur bande. Des
éditeurs indépendants et autoproclamés se chargeaient
alors de la production des disques, qui étaient ensuite
distribués par de petits disquaires, eux-mêmes
indépendants.6 On voit donc qu'à partir du moment o
4 Lucien Morisse, directeur des programmes
d'Europe1dans les années 50 met au point le « matraquage »,
qui « consiste à avantager #177;voire à imposer #177; sur
les ondes le chanteur ou la chanson qui nous plait et dont nous
ménageons parfois l'exclusivité» : MILLET François,
« On connaît la chanson », in MBC, L'année
du disque 2001, Paris, MBC, 2002, p. 3.
5 On parlera ici de mouvement punk (au
sens de mouvement culturel lié à certaines pratiques et
caractéristiques d'ordre non-seulement culturels mais aussi social,
économique ou politique qui lui sont propres) et non de genre musical
punk (qui découle d'une critique esthétique subjective)
dont ce n'est pas le propos.
6 Citons comme exemple le label britannique Rough
Trade, d'abord simple boutique en 1976, puis label indépendant en 1978,
fondés par Geoff Travis, qui souhaitait « promouvoir une musique
marginale, non distribuée par les majors » : LEBRUN Barbara op.
cit., p. 38.
0EFSRssiFilifp GIIQrITisAEIr GI10ELP XsiqXIFIXt
GpYIrIRXillpIEII Q'pINiNVEGors plus sIXlIP IQ/ l'aSEQa1I1GIs P ajRrs, XQ
rpsIaXaG'aFtIXLI, IaP I3IXas IX[-aussi, et parfois QRviFIK
EVIsNIstrXFtXrpISRXrIIIP SOEFIr #177; à échelle plus modeste
#177; les autres branches du circuit musical. Ces acteurs (musiciens, petits
labels, disquaires indépendants) qui ont fait du mouvement punk
XQIlpINSI iP SRItaQtI GIUl'histRirI GIK P XsiqXIs SRSXlIirIs, ERQt
EiQsiIIpXssiJà1FRQstrXiLI XQTFiLFXitRSEUllqKI I CFI1Xi
GI1l1iQGXstAiIT musicale traditionnelle en prenant eux-mêmes
les choses en main. Ils ont créé par-là une pratique
culturelle autogestionnaire nouvelle: le Do It Yourself (souvent
abrégé par le sigle D.I.Y., littéralement «
Fais Le Toi-Même a»1 7Xi IIQG FRP SII G'XQIA1pIlOII volonté
de substituer à la politique élitiste et commerciale des majors,
des méthodes de productions musicales volontaristes et
indépendantes. Cela implique le fait que, GEQAUI
IFiLFXitMltIIQatiZ,EFITsRQt l'IQJLIIP IQt INiXIiP SliFIIiRQDGINTIF\IXrs qXi sIP
FlIQt gEUQtir RERRHiI G'XQ GiNIXI AII la GiLIXsiRQ G'XQIAFIpDiRQ P XsiFalI,
IVQGis IX'RQ1SriLilpgiI1GaMQtagI1GEEKlI FiLFXitVtraGitiRQQIl XQID IIIMiRQIQt4I1
considérations esthétiques et rentabilité
financière du projet comme vectrices G'abRXtissIP IQt GI FIUGIIQiIIFE
&IAESIDiIXIK IXtRQRP IsEGXCFiLFXiNpunk ont également exclu
de fait toXtI FIQsXII (IiQRQ lII liP itIs iP SRNpINESar l'artistI
lXimême, ou par le réseau #177;souvent affinitaire #177; auquel il
appartenait) et ont permis G'iQtaRGXirI GIs FRGIs IstwptiqXIs IwiGIspXoIts
QRXaIiXx RGaQs lIrSl \agI EP XsiFDT (notamment le politique, dont il
était relativement exclu et qui était largement favorisé
par la crise sociale anglaise des années 70), faisant de ce mouvement
une véritable avant-garde.
Ce large détour par le mouvement punk
britannique est important, dans le sens où il permet de compreQGrIFFRP P
IQt CI EP RXvIP IQtaltIrQItifEVIMIiQstIllpCIt structuré en France.
Apparaissant en France vers 1976, la scène punk hexagonale
s'Ist IMIQtiIEIP IQt P aQifIstpI à 3Eris, EIX]travIrs GI EIXIEqXIs
ERXSIN emblématiques. Si certaines pratiques culturelles dont nous avons
parlé plus haut furent empruntées à la version anglaise du
mouvement, il faut toutefois remarquer que les punks français
reprirent surtout les caractéristiques les plus
médiatisées du mouvement britannique It iIIQvisThq1IQ24GRQFISCXs
FRP P e une mode musicale ou vestimentaire que comme un moyen de créer
un circuit culturel indépendant de celui GIMP IjRrM IEQ IffIt, P rP I Ai
lIMP pGiTI GI11'pSRIXILSRItaiIQt ARXjRXrs XQ rITarG G'iQFRP S1p1IQsiRQ aX P
iIX[, RXOQpgItiEIX SiLI IIXr lI FRtp SIRYRFIQt spectaculaire
des adeptes de cette nouvelle scène, les grandes
maisons de disques avaient bien compris l'intér~t financier qu'il y
avait à travailler avec ces nouveaux artistes, qui possédaient un
potentiel de ventes important, notamment auprès des jeunes. C'est ainsi
qu'on s'aperçut, en Angleterre d'abord, que l'autoproduction ne
constituait finalement qu'un tremplin vers les contrats avec les majors et
n'était pas une fin en soi.7 Ainsi relayées par les
circuits traditionnels, les productions du mouvement, d'abord marginal, se sont
ainsi assez diffusées pour faire du punk une mode qui, mrme si
elle choquait encore, commençait à entrer dans les moeurs. C'est
ainsi que l'on vit se développer en France une scène
punk, qui comme n'importe quelle mode de masse, reprenait les
mêmes codes que son homologue anglo-saxonne (vêtements savamment
déchirés et barrés de slogans et d'images provocateurs,
chant en anglais). On a donc pu observer en France un mouvement relativement
calqué sur la version anglaise du punk, qui, mrme s'il avait
déjà un pied dans le monde du show-business, a
tout de mrme pu poser certains jalons constituant les prémices d'un
circuit musical indépendant.
Car si le mouvement punk a été
détourné de son fonctionnement alternatif initial au profit d'un
genre musical de masse, il est important de prendre en compte le fait que
certaines structures indépendantes se sont tout de même
montées un peu partout en France dès la fin des années
1970 dans l'optique initiale du mouvement culturel britannique : celle de
produire et diffuser soi-mrme des oeuvres musicales exclues des circuits
traditionnels du disque #177; sans vocation à intégrer le
show-business #177; et de créer quelques îlots
d'indépendance artistique. Or, « la construction d'alternatives
jà une économie de la musique centralisée et
unidirectionnelle (telle qu'elle existait auparavant) doit beaucoup à
l'ancrage territorial de scènes locales. »8 Ce sont donc
ces premières bases qui ont permis à la scène alternative
de pouvoir réellement exploser au début des années 1980 et
qui lui ont donné sa forme : une juxtaposition de toutes ces
scènes locales, qui constitue ce qu'on appelle désormais le
mouvement alternatif. Ce schéma succinct implique d'ores et
déjà une difficulté concernant une définition plus
exhaustive de la scène alternative dans son ensemble : les
différences
7 Clode Panik, chanteur d'un des groupes
punk français les plus influents a ainsi mis un terme à
l'activité de « Métal Urbain » à cause des
« maisons de disques françaises, qui ont toutes refusé de
signer Métal Urbain » et de « la presse rock (?) et leurs
journalistes encensant les vieilles pop stars sur le déclin » :
RUDEBOY Arno, Nyark Nyark, Paris, La Découverte, 2007, p.
17.
8 GUIBERT Gérôme, « Les musiques
amplifiées en France, phénomènes de surface et dynamiques
invisibles », dans Réseaux, 2/2007 (n° 141-142), pp.
306-307.
qui distinguent les structures locales entre elles, qu'il
s'agisse de leur période d'existence, de leur fonctionnement, de
leur nature, ou de leurs acteurs permettent seulement l'élaboration de
concepts très globaux, n'incluant que les traits communs que partagent
ces différentes scènes, et mettant de coté les
particularités de chacune d'entre elles.
Nous reprendrons donc, pour donner une base à la
définition de notre sujet, la typologie d'une scène locale
construite indépendamment des circuits musicaux traditionnels, telle
qu'elle est énoncée par Gérôme Guibert : « Un
noyau d'acteurs passionnés, musiciens ou mélomanes [qui]
s'implique à des degrés divers pour défendre les groupes
qu'ils aiment, qu'ils connaissent ou dont ils font partie »9 en
tant que disquaires indépendants, producteurs également
indépendants, organisateurs de concerts dans des lieux
spécifiques (comme les bars ou les Maisons de la Jeunesse et de la
Culture), rédacteurs de journaux alternatifs ou animateurs
d'émissions de radios libres, qui font vivre la scène et
créent des connexions avec d'autres villes. Cette définition, qui
reste volontairement très large, permet tout de mrme d'esquisser assez
justement le schéma habituel d'une scène locale. Mais c'est
l'étude approfondie de chacune de ces scènes (qui n'est que peu
effectuée aujourd'hui) qui permettra de pouvoir forger des concepts plus
pointus concernant la réelle teneur du mouvement alternatif.
Nous rejoindrons, dans l'optique de combler ces carences, le
point de vue d'Antoine Hennion, plaidant pour des études de
cas10, qui seraient plus à même de restituer
fidèlement les caractéristiques de la culture alternative en
France dans les années 1980. Pourtant, au sein de la faible
quantité d'ouvrages traitant de ce mouvement, ce sont bel et bien
des études qui l'apprécient de manière globale qui
dominent, mrme s'il est important de distinguer les différents types de
productions constituant l'historiographie de la scène alternative. La
majorité de celles-ci se compose de contributions non scientifiques,
souvent destinées à un public large. Il est donc important de les
utiliser avec précaution dans le cadre d'un travail
9 GUIBERT Gérôme, La production de la
culture, le cas des musiques amplifiées en France, St Amand
Tallende, Mélanie Séteun et Irma éditions, 2006, p.
240.
10 HENNION Antoine, « La musique, le Ville et
l'État. Plaidoyer pour des études de cas » dans Les
Collectivités locales et la culture, les formes de
l'institutionnalisation, XIXe-XXe siècle,
sous la dir. de Philippe Poirrier, Paris, Comité d'Histoire du
ministère de la Culture ~ Fondation Maison des sciences de l'Homme,
2002, p. 315.
universitaire et de porter un regard critique sur ces
écrits et leurs auteurs : « Dans un style qui balance
entre le nouveau journalisme, l'érudition sourcilleuse et la
prose post-moderne, ce sont pour l'instant essentiellement d'anciens critiques
de rock. »11 Nous partageons ce point de vue, mrme
s'il nous semble nécessaire de le nuancer en invoquant l'existence
d'ouvrages réalisés par d'anciens acteurs12 du
mouvement alternatif qui réaniment leurs réseaux d'alors, pour
livrer des compilations de témoignages bruts très exploitables.
Celles-ci contrastent avec les productions de critiques rock dont
parle Philippe Teillet, qui se proposent d'établir un panorama de la
musique rock en France à cette période, sans faire de
distinction entre scène show-business et scène
alternative, ce qui montre leur faible niveau d'analyse. l l'opposé de
ce type de littérature, nous trouvons une très faible
quantité de travaux scientifiques, de différentes natures, mais
nous allons le voir pas sans lien. Si quelques thèses universitaires
s'essaient dès le début des années 1990 à la
définition de cette scène alternative13, c'est «
à une nouvelle génération d'universitaires français
que l'on doit aujourd'hui un effort de production et de publication de travaux
de recherches en sciences sociales concernant ces musiques. »14
On assiste en effet depuis quelques années dans la communauté
scientifique, à un intérest soudain pour ce qu'on appelle
aujourd'hui les musiques actuelles, ou plus justement musiques
amplifiées, qui se développent avec l'expérimentation de
l'amplification. Ce terme, « qui représente un outil
fédérateur regroupant des univers qui peuvent estre très
contrastés : certaines formes des musiques de chansons dites de
variétés, certains types de jazz et de musiques dites du
monde, de fusion ; le jazz-rock, le rock'n'roll, le
hard-rock, le reggae, le rap, la techno, la
house music, la musique industrielle, le funk, la
dance-musique... »15, englobe des musiques qui se sont
développées au sein de la scène alternative. Cela a donc
poussé ces jeunes universitaires à étudier ce mouvement et
à apporter le regard scientifique qui manquait à
l'historiographie le
11 TEILLET Philippe, « Replacer le Rock dans
des dynamiques socio-historiques » dans « A propos des musiques
populaires : le Rock », sous la dir. d'Emmanuel Brandl, dans
Mouvements, 5/2006 (no 47-48), p. 221.
12 Rémi Pépin est notamment connu pour
avoir officié au sein du groupe parisien « Guernica », et Arno
RudeBoy fut membre de « Bolchoï ».
13 FOLCO Alain, Le mouvement rock alternatif,
Thèse d'Etudes Politiques et Sociales sous la dir. de M. Benoist, IEP de
l'Université de Droit d'Economies et des Sciences d'Aix-Marseille,
1990.
14 TEILLET Philippe, op. cit., p. 221.
15 TOUCHE Marc, « Musique, vous avez dit
musiques ? » in Les rencontres du grand Zebrock. A propos des musiques
actuelles, sous la dir. de Pierre Quay-Thévenon, Noisy-Le-Sec,
Chroma, 1998, p.15.
concernant. On retrouve donc un certain nombre de productions,
qu'il s'agisse de 7 monographies ou d'articles de revue, traitant #177;
directement ou indirectement ~ rigoureusement et méthodiquement de la
scène alternative. On remarquera que la plupart de ces auteurs gravitent
autour des éditions Mélanie Séteun, qui éditent de
nombreux ouvrages ainsi que la revue « Volume ! » (fonctionnant sur
le principe du Do It Yourself, alliant ainsi rigueur universitaire et
indépendance financière) traitant des musiques amplifiées.
On remarquera toutefois que c'est l'étude sociologique qui est
privilégiée au sein de cette école et que l'approche
historique du mouvement alternatif reste encore à explorer, même
si certains spécialistes des musiques amplifiées adoptent parfois
une démarche socio-historique. Ce sont d'ailleurs certainement les
méthodes de la sociologie qui ont donné lieu à la
formulation de définitions globales basées sur des enquêtes
de terrains réalisées dans des espaces locaux16, ce
qui rejoint l'idée d'une multiplication d'études de cas pour
appréhender un phénomène global.
Cette historiographie parcellaire et les affirmations qu'elle
avance vont donc construire notre questionnement. Nous avons par exemple vu que
le mouvement alternatif s'était appuyé sur des structures
héritées du mouvement punk et qu'il fonctionnait
également selon les principes du Do It Yourself, ce qui l'a
amené à être facilement associé au punk ou
accolé à un autre genre pour donner le « rock
alternatif »17. Ce premier postulat va donc nous amener
à nous demander si cette relation fut réelle, si la scène
alternative est restée intimement liée à la mouvance
rock, ou si elle s'est au contraire ouverte à de nouveaux
horizons culturels. Notre étude va également se poser la question
de la datation du mouvement : on retrouve communément au sein de la
documentation portant sur le rock alternatif un cadre temporel qui
part généralement du début des années 1980 (oE
l'influence du premier mandat de François Mitterrand légalisant
les radios libres et du ministère Lang est fréquemment
évoquée) pour s'achever en 1989, date symbolique du concert
d'adieu d'un des groupes alternatifs les plus influents de la scène :
Bérurier Noir. Cette date, qui semble marquer une rupture pour
les auteurs ayant écrit sur le mouvement nous
16 Fabien Hein réalise une enquête de
terrain en Lorraine dans son ouvrage Le Monde du Rock, ethnographie du
réel, St Amand Tallende, Mélanie Séteun et Irma
éditions, 2006 ; tandis que Gérôme Guibert en
réalise une autre en Vendée dans La production de la culture,
le cas des musiques amplifiées en France, St Amand Tallende,
Mélanie Séteun et Irma éditions, 2006.
17 Arno Rudeboy choisit ainsi comme sous-titre de son
ouvrage Nyark, Nyark, Paris, La Découverte, 2007 : «
Fragments de scènes Punk et Rock Alternatif ».
parait interessante et nous a pousses à determiner les
bornes chronologiques de notre étude. La fin d'un groupe, aussi
emblématique fusse-t-il, a-t-elle pu compromettre en une soirée
le déroulement d'un mouvement culturel en plein essor? Les structures
qui se sont montées au coeur des années 1980 ne devaient-elles
leur salut qu'à des groupes qui drainaient un large public et
commençaient à obtenir une audience mediatique tels les
Bérurier Noir? Nous allons tenter de voir si cette mort du
mouvement a reellement eu lieu et si la date fatidique de 1989 a effectivement
eu une influence notoire sur l'activité de la scène alternative.
Pour cela, nous avons choisi d'établir des bornes chronologiques
couvrant cinq ans de part et d'autre de l'année 1989, et qui nous
donnent donc un cadre temporel s'étalant de 1984 à 1994. Nous
nous sommes ainsi refuses à calquer notre analyse de la scène
locale poitevine sur les dates symboliques generalement employees pour evoquer
la naissance et la mort du mouvement à l'échelle nationale,
préférant porter notre étude sur l'évolution locale
des structures independantes face aux retombees provoquees par cet evenement
apparemment très significatif. Ce cadre nous amènera d'ailleurs
à observer l'évolution de l'action des pouvoirs publics
vis-à-vis de cette scène, qui s'est manifestee à travers
les deux septennats de François Mitterrand, et qu'on considère
beaucoup dans l'historiographie comme un élément
déterminant dans la naissance et le fonctionnement du mouvement.
L'étude des structures poitevines va nous amener jà
considérer l'influence d'un pouvoir socialiste sur la marche de ces
dernières. Notre travail se basera sur trois d'entre elles : Le Confort
Moderne, la Fanzinothèque et le label « On a faim ! a».
Conscient qu'il serait réducteur de réduire la
scène poitevine à ces seules trois entites, precisons que
c'est sur leurs critères d'audience, de longévité et
d'originalité que nous avons déterminé ce choix. Ce
travail ciblé ne nous empêchera neanmoins pas de croiser les
quelques autres acteurs qui ont contribue à developper la scène
de Poitiers, de façon plus confidentielle.
Nous nous appuierons pour realiser ce memoire sur les archives
du Confort Moderne, qui detient une revue de presse très complète
depuis la creation en 1977 de l'association qui gère le lieu : L'oreille
est hardie. L'exhaustivité de cette compilation d'articles
éclairera notre travail concernant le regard porté à
l'époque sur l'action culturelle de l'association. Par ailleurs, nous
avons également pu disposer des archives administratives de cet
etablissement, qui, malgre leur caractère incomplet, nous ont tout de
même renseigne sur le fonctionnement interne de la
structure, grâce des comptes-rendus de reunions, des
arrêtes de subventions, des conventions et autres documents internes de
differentes natures. Les archives de la Direction regionale des affaires
culturelles et de la municipalite nous ont quant à elles donne des
informations completant parfois les manques du fonds du Confort Moderne et
offert le regard porte par les instances officielles sur les composantes de la
scène de Poitiers, notamment le Confort Moderne et la
Fanzinothèque. Concernant cette dernière et le label On a faim !,
la quasi-absence d'archives papier nous a conduit à rencontrer
directement les acteurs qui ont fait, ou font toujours (pour le cas de la
Fanzinothèque) vivre ces deux structures, afin de comprendre comment
elles se sont creees, agencees et ont pu perdurer. Nous nous sommes donc
entretenus avec eux en les considerant non seulement comme des Poitevins actifs
dans la vie culturelle de leur ville, mais egalement comme des témoins
directs d'un mouvement national, auquel ils ont contribué en ajoutant
leur pierre à l'édifice. On remarque donc que nous avons pu nous
appuyer sur une documentation, même si elle reste parfois partielle,
beaucoup plus prolifique lorsqu'il s'agit du Confort Moderne. Notre
difficulté consistera donc à restituer l'histoire du label On a
faim ! et de la Fanzinothèque de façon aussi objective que pour
le Confort Moderne, avec une documentation beaucoup moins fournie et surtout
avec des sources relayant quasiexclusivement le point de vue interne de ces
structures.
Nous essaierons toutefois de garder en ligne de mire notre
principale question qui consistera à nous demander comment la
scène alternative poitevine a evolue en depit de la date apparemment
fatidique de 1989. Nous n'entendons donc pas restituer la genèse, la
naissance de la scène locale poitevine, même si nous nous verrons
obligés d'y faire allusion, mais chercherons plutôt à
appréhender la réalité ou non de la fin du mouvement
à Poitiers annoncée par l'historiographie. Cette question nous
permettra ainsi de décrire et analyser de manière précise
l'évolution du Confort Moderne, de la Fanzinothèque et du label
On a faim !.
Nous adopterons, afin d'articuler notre développement,
un decoupage chronologique qui nous permettra de delimiter les temps forts
ayant rythme la vie culturelle alternative de Poitiers entre le milieu des
annees 1980 et celui des annees 1990. Notre première partie nous
conduira ainsi à constater l'évolution difficile et pleine de
doutes de LOH, conduisant à la creation et la mise en place du
Confort
Moderne entre 1984 et 1989. Notre second chapitre
débutera en 1989 et s'achèvera en 1992. Il nous permettra de
constater si la prétendue fin du mouvement alternatif national a
réellement eu les conséquences que nous avons entrevues sur les
composantes structurant cette scène en marge des canaux traditionnels du
monde de la musique. Nous y constaterons et étudierons la naissance de
nos deux autres sujets d'étude : la Fanzinothèque et le label On
a faim !. Enfin, notre troisième partie englobera la période de
l'année 1992 à 1994, et nous montrera les changements de cap
opérés par nos trois exemples de structures alternatives,
à une heure oil le mouvement alternatif est considéré
comme disparu et oil la politique culturelle française en matière
culturelle revoie quelque peu les positions adoptées dans les
années 1980.
Première Partie - 1984-1989 : De l'enterrement
à l'enracinement de L'Oreille est Hardie
Cette première partie va nous permettre de voir comment
l'association L'oreille est hardie, aujourd'hui très bien
implantée dans le tissu culturel poitevin, a construit son ascension
#177; qui ne s'est pas déroulée sans embûche a
jusqu'à la fameuse date clé de 1989.
I- 1984 : Mort définitive ou simple gestation
?
L'année 1984 semble ~tre, à la vue des
différents fonds d'archives, une année creuse en termes
d'activité culturelle alternative à Poitiers. On retient comme
seul fait marquant l'organisation à l'amphithéltre Descartes par
l'AMP (Association musicale poitevine) d'un concert de
Bérurier Noir le 9 juin.18 Marquant non par le fait
qu'il s'agisse du groupe censé avoir fait imploser le mouvement
alternatif à lui tout seul, mais plutôt par celui qui a
consisté à le faire venir dans la province poitevine à une
époque oE il ne bénéficiait pas encore de toute l'audience
qu'on lui connait aujourd'hui (ce qui a d'ailleurs conduit
à un fiasco du concert). Outre cet événement,
les sources concernant notre sujet d'étude semble cruellement faire
défaut. Comment interpréter ce manque d'informations concernant
le milieu associatif musical poitevin, qui peut laisser planer le doute
concernant la pertinence du choix de nos bornes chronologiques ? Ce milieu
n'est-il pas encore né, ou très peu actif ? Est-ce une
année creuse ? Une période charnière ? Afin de
répondre à ce questionnement et de comprendre la situation de
1984, il va nous falloir étudier les événements de
l'année précédente, qui permettront alors de donner des
perspectives à notre travail.
A/ Le Meeting : pleins feux sur Poitiers
Le mois de juin 1983 reste symbolique dans l'histoire
culturelle de Poitiers. Un mois marqué par le déroulement du
festival intitulé « Le Meeting ». Organisé dans
plusieurs lieux de Poitiers (au Théâtre situé Place du
Maréchal Leclerc, ou sous un chapiteau implanté en face de
l'ancien lycée des Feuillants, boulevard Lattre de
18 Archives de la Fanzinotèque de Poitiers
(AFP), « Revue de presse de l'AMP ».
Tassigny) le festival accueille de nombreux groupes dont la
renommée actuelle n'est plus à faire. L'orchestre de Glenn Branca
ouvre ainsi les festivités le 4 juin et sa venue ne laisse pas la presse
indifférente. Considéré comme « la tête de file
du mouvement musical le plus important depuis les minimalistes
»19, l'artiste newyorkais joue son seul concert en France pour
cette année à Poitiers et amène avec lui d'autres
artistes, presqu'anonymes pour l'époque, mais aujourd'hui mondialement
reconnus. C'est ainsi que le groupe Sonic Youth, un groupe majeur de
la scène rock internationale, effectue sous le chapiteau
poitevin son premier concert en Europe le 26 juin 1983. Les mystérieux
Américains The Residents, eux-aussi très avantgardistes
et très réputés, passent par le Meeting pour un de leurs
très rares concerts. L'éclectisme du reste de la programmation
s'exprime à travers la présence mêlée de grands noms
de la scène rock à réputation mondiale comme
Orchestre Rouge ou Killing Joke et de musiciens traditionnels
égyptiens : les Musiciens du Nil.
Derrière ce festival ayant obtenu un large écho
à travers la presse nationale, notamment dans les colonnes de
Libération qui consacre un article à chacune des
soirées du Meeting #177; écrit par un journaliste
déprché pour l'occasion ~ on retrouve l'association L'oreille
est hardie. Fondée en 1977 avec comme premier nom L'oeil
écoute, L'oreille est hardie, ou LOH, organise et promeut
dès le départ des spectacles favorisant « l'ouverture et le
décloisonnement : Musiques actuelles et traditionnelles (sacrées
et populaires), culture rock, jazz et inclassables [en direction de]
publics jeunes et moins jeunes, jonction avec l'immigration.
»20 Cependant, bien au-delà de la volonté de
mettre en avant un style musical, une esthétique particulière,
c'est l'envie de faire partager des sonorités, des ambiances nouvelles
qui animent l'association. LOH « s'est toujours sentie mal à l'aise
dans la contemplation de valeurs culturelles sûres. »21
Les objectifs fixés par l'association sont donc très clairs : il
s'agit de confronter des artistes peu ou pas reconnus, et donc pas
relayés par les canaux traditionnels du spectacle (publics ou
privés), à des publics visiblement demandeurs si l'on en croit le
succès acquis au fil des années, permettant à la
19 Archives du Confort Moderne (ACM) : « Press
Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1982-juin 1983), Centre
Presse du 1er juin 1983.
20 Archives Départementales de la Vienne (ADV)
: 1256 W 175 #177; 1987- DRAC - Musique et Danse - LOH Poitiers #177; Dossier
promotionnel du Confort Moderne #177; saison 1986-1987, p. 3.
21 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1982-juillet 1983), La Nouvelle République du
20 juin 1983.
structure d'organiser de plus en plus de manifestations (de six
en 1977, LOH est passé à la mise en place de vingt-trois
manifestations trois ans plus tard22).
Cette volonté de faire se produire à Poitiers de
nouveaux artistes a conduit LOH à s'inscrire dans des réseaux
dépassant les limites de l'Hexagone. La programmation établie par
l'association montre bien que les membres de LOH créent dès leurs
débuts des liens avec des groupes ou des structures #177; alternatifs ou
non #177; étrangers, et pas seulement européens. C'est d'ailleurs
probablement cette capacité à faire jouer de grands artistes en
devenir qui a donné à LOH, et par extension à Poitiers,
l'image d'une place culturelle importante, qu'elle conserve encore
aujourd'hui à travers cette histoire. Dès 1981, la presse
locale considère déjà que « L'oreille est
hardie a fait de Poitiers l'une des quatre ou cinq plaques tournantes de
la musique non-européenne en France. »23 Cette
affirmation se justifie par l'éclectisme musical international
installé par LOH à Poitiers : qu'il s'agisse de musique
traditionnelle indienne ou arabe, de blues ou de jazz
américain ou encore de rock alternatif anglais, l'association
poitevine a toujours essayé de dénicher des talents en gestation
à travers le monde #177; quelque qu'en soit le « genre »
musical #177; et dont la venue en France était impossible par le
biais des structures traditionnelles de l'industrie musicale. Les
Poitevins ont souvent été visionnaires, puisqu'ils ont fait venir
à Poitiers de futurs grands noms à maintes reprises. Ce fut par
exemple le cas de The Cure, groupe catalogué « new wave
» (se traduisant par « nouvelle vague »), qui se produisit deux
fois à Poitiers, à l'amphithéltre Descartes, le 27 octobre
1980 et le 8 octobre 1981.24 On remarque une nette différence
entre les deux concerts : on ne trouve aucune trace dans la presse de celui de
1980, alors que celui de 1981 est annoncé dans les quotidiens locaux
comme un événement, et un compte-rendu est même
publié quelques jours plus tard. En un an, le groupe anglais a tout
simplement percé. C'està-dire que LOH fait jouer en 1980 un
groupe quasiment inconnu en France, qui n'attire pas les foules, et participe
ainsi à l'acquisition de sa notoriété ; ce qui lui permet
d'organiser le mrme concert un an plus tard devant une salle comble. Permettre
à des groupes inconnus et exclus des circuits de l'industrie musicale
22 ADV : 1666 W 1- 1976-1984 #177; DRAC -
Manifestations culturelles - Historique de l'association l'Oreille est Hardie -
1981.
23 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1980-juillet 1981), Centre Presse du 25 avril
1981.
24 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1980-juillet 1981), Centre Presse du 10 octobre
1981.
d'atteindre la notoriété et la reconnaissance fait
donc partie des objectifs de l'association dès le début :
« Face à l'industrie privée du spectacle
(« le show bizz a») qui n'a jamais
créé de musique novatrice et se contente d'exploiter des valeurs
sûres, il n'y eut jusque là qu'un réseau d'associations
plus ou moins éphémères pour soutenir les musiques
créatives, pour programmer les groupes et leur permettre de trouver un
public. [...] Et c'est souvent dans de tels réseaux fragiles que
les vedettes d'aujourd'hui ont trouvé leurs premiers partenaires, ceux
qui leur ont permis de tenir jusqu'à la reconnaissance
médiatique. »25
C'est ce genre de pratiques qui confère aujourd'hui
encore à LOH la réputation de remarquables découvreurs de
talents à l'échelle internationale, mrme si cette image a souvent
été acquise à retardement.
En effet, faire découvrir de nouvelles
expériences musicales constitue un risque certain pour l'association,
qui s'est souvent heurtée à l'incompréhension du public.
Les premiers pas de LOH ne se font d'ailleurs pas sans difficulté : on
retrouve par exemple dans la revue de presse du Confort Moderne de 1979 un
article dont l'origine et la date précise ne sont pas
spécifiées, dressant un bilan de l'action de LOH au bout de deux
ans. Il en ressort beaucoup d'incompréhension de la part du journaliste,
qui oppose le point de vue de l'association déplorant un public trop
fermé d'esprit, au sien et à celui d'une partie du public,
critiquant l'élitisme de la structure. Ce manque de
réceptivité transparaît beaucoup à travers la presse
d'époque, qui n'hésite parfois pas à tirer à
boulets rouges sur certaines manifestations organisées par LOH. Ainsi,
les quotidiens locaux ne sont pas tendres lorsqu'ils relatent le manque
d'ambiance au concert de 12°5 organisé par LOH à la
MJC d'Aliénor d'Aquitaine. Si les journalistes mettent un peu l'accent
sur la démarche éthique du groupe qui « ne sont pas des
requins tristes reconvertis un peu démago ou des jeunes cadres aux dents
longues du rock business »26 et revendiquent par
là une démarche alternative, c'est d'un « bide
a», d'un groupe qui « s'est ramassé »
dont le même journal parle quatre jours plus tard. Pourquoi retient-on
alors aujourd'hui ce genre d'événement si décrié ?
Parce que le journaliste n'a perçu qu'un groupe jouant une musique
à laquelle il n'était pas très réceptif, devant un
public clairsemé, ce qui équivalait pour lui à un
échec. Or, ce que l'on garde aujourd'hui, et qui a d'ailleurs
25 ADV : 1666 W 1- 1976-1984 #177; DRAC -
Manifestations culturelles - Historique de l'association l'Oreille est Hardie -
1981.
26 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1980-juillet 1981), Centre Presse du 3 octobre
1980.
été compris il y a longtemps par les
contemporains de cette époque, c'est que LOH a fait jouer à
Poitiers #177; et ainsi contribue à sa renommee #177; un grand nom de la
musique amplifiee française, qui a collabore avec de nombreux artistes
de la musique populaire hexagonale, comme Jacques Higelin ou Bernard
Lavilliers. Ce « flair », cette capacite à faire decoller des
artistes de talent #177; français ou non #177; est donc devenue en
quelque sorte la marque de fabrique de LOH et lui a donne une réputation
à l'échelle nationale.
Pourtant, malgré l'image de marque, les succès
indéniables accumulés jusqu'en 1983 et « plus de 200
groupes, orchestres ou solistes produits à Poitiers sans concession
à la mode, sans se soucier des habitudes de consommations culturelles
»27, LOH decide de mettre un terme à ses activites en
organisant un dernier événement à la hauteur de
l'empreinte que la structure a laissé dans le paysage culturel poitevin
: le Meeting. Veritable « manifeste politique, qui a rendu fou
Santrot28 »29 selon Francis Falceto,30 ce
festival s'installe au coeur de Poitiers durant presqu'un mois et offre le
« plateau le plus prestigieux et le plus megalo de « Juin à
Poitiers.» »31 Cette manifestation consacre les pratiques
et les liens dans lesquels LOH s'est inscrite depuis sa fondation : l'axe
Poitiers ~ New-York atteint son sommet avec la venue de Glenn Branca et de
Sonic Youth, les liens avec le rock anglais s'expriment
à travers Killing Joke, et la musique traditionnelle du monde
entier trouve egalement sa place avec les Musiciens du Nil. Ce
sabordage retentissant sonne donc comme le dernier coup d'éclat de
l'association poitevine, qui fait l'objet d'une large campagne de soutien
à travers la presse nationale, poussant LOH à continuer son
action culturelle. Voyons à travers tous ces articles, les raisons qui
ont pousse les jeunes Poitevins à abandonner leur activite de
programmateurs artistiques.
27 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1982-juillet 1983), Nouvelle République du 20
juin 1983.
28 Maire de Poitiers de 1977 à 2008, Jacques
Santrot fut conseiller general de la Vienne de 1973 à 1988 et depute de
1978 à 1988.
29 MOUILLE Thierry : Le Confort Moderne,
1985-2005, Poitiers, L'Oreille est Hardie, 2005 (source
audio-visuelle).
30 Membre de L'oreille est hardie, Francis Falceto fut
l'un des quatre piliers ayant fondé le Confort Moderne. Il est
aujourd'hui spécialiste des musiques éthiopiennes.
31 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1982-juillet 1983), La Nouvelle République du
20 juin 1983.
B/ La Ville de Poitiers et L'oreille est hardie : une
politique de l'effort insuffisante
La lecture de l'ensemble de la revue de presse concernant
l'autodissolution de LOH traduit plusieurs faits. Tout d'abord, il est
important de constater que la campagne de soutien qu'engendre la disparition de
la structure poitevine est presque plus importante dans des journaux
extérieurs à la ville de Poitiers que dans les quotidiens locaux.
Le journal Libération suit ainsi les jeunes Pictaviens depuis
le début des années 1980, séduit par une association qui
« a habitué un public substantiel aux dérives sonores les
plus inhabituelles »32, et consacre plusieurs articles
consécutifs à l'annonce du jubilé de LOH en ce mois de
juin 1983. Un envoyé spécial est même
dépêché à Poitiers pour raconter le Meeting au jour
le jour, ce qui témoigne de l'ampleur de l'événement.
À l'échelle nationale, LOH est donc devenue très
réputée et la campagne de presse militant pour sa sauvegarde
laisse mrme transparaitre une nette admiration, voire finalement de l'envie :
« Vive Poitiers ! Qui est capable à Paris de proposer un tel
programme? »33 interroge-t-on dans Le Matin de Paris.
Cette admiration est d'ailleurs amplifiée par l'image que ces titres
nationaux se font de Poitiers. Si la capitale poitevine reflète
déjà par le biais de son campus universitaire l'image
d'une ville étudiante, c'est celle d'une « ville bourgeoise
endormie »34 qui prévaut chez eux et qui force le
mérite de LOH : celui d'instaurer une effervescence culturelle dans
une localité qui ne s'y prte a priori pas. Ce ressenti
est d'ailleurs partagé par certains membres de l'association : Falceto
se plaint ainsi que « Poitiers est encore une ville endormie, c'est
toujours la foire d'empoignes avec des rivalités féodales.
»35 Ce membre de l'association fait donc deux ans avant
l'annonce de la cessation d'activité de LOH, le constat de
relations difficiles avec les institutions poitevines.
Pourtant, le contexte politique de Poitiers et son volet
culturel semblent à première vue adaptés au
développement d'activités musicales E entre autres ~
diversifiées. « En 1977, la nouvelle majorité socialiste
conduite par J. Santrot
32 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1981-juillet 1982), Libération du 12 mai
1982.
33 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1982-juillet 1983), Le Matin de Paris du 25 juin
1983.
34 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1978-juillet 1979), Libération du 19 juin
1979.
35 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1981-juillet 1982), La Nouvelle
République du 23 septembre 1982.
entreprend une politique de développement culturel,
modèle de l'action culturelle locale des municipalités de gauche
de 1970 à 1980. »36 Libération fait le
même constat en observant une municipalité qui « a
multiplié par six le budget de la culture [et] a choisi le
fédéralisme, contre la centralisation-bunkérisation type
Maison de la Culture. »37 On se trouve donc en présence
d'une municipalité « passée à gauche » en 1977,
adoptant une ligne culturelle forte qui favorise les associations #177;
à l'image de beaucoup d'autres agglomérations de plus de 30 000
habitants ayant élu une majorité socialiste cette même
année #177; en contradiction avec celle du gouvernement giscardien et
son « désengagement financier [...] qui laisse aux
municipalités de très lourdes charges. »38 C'est
finalement cet ensemble de politiques locales qui a préfiguré le
volet culturel de la politique nationale du premier septennat de
François Mitterrand, qui « aboutit notamment à la
reconnaissance du jazz, du rock, du rap
»39, des styles musicaux nouveaux, largement défendus
par LOH. La municipalité a donc tenté de favoriser
économiquement les associations poitevines, ce qui s'est traduit par une
augmentation progressive des subventions attribuées à LOH entre
1977 et 1983, censées soutenir le budget de l'association, comme en
témoigne ce graphique réalisé à partir de divers
documents (dossier de demande de subventions et quelques articles de presse)
:
Montant en Francs
1200000
1000000
800000
400000
600000
200000
0
1977 1978 1979 1980 1982 1983
Année
Subventions de la municipalité
Budget de LOH
Evolution des subventions municipales et du budget
de L'oreille est hardie (1977-1983)
36 RAFFIN Fabrice, Friches industrielles, un monde
culturel européen en mutation, Paris, L'Harmattan, 2007, p. 36.
37 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1981-juillet 1982), Libération du 12 mai
1982.
38 URFALINO Philippe, « De
l'anti-impérialisme américain à la dissolution de la
politique culturelle », dans Revue Française de Science
Politique, octobre 1993 (n° 5), p. 830.
39 POIRRIER Philippe, Société et
culture en France depuis 1945, Paris, Editions du Seuil, 1998, pp.
80-81.
Ce graphique traduit toutefois bien le décalage entre
les aspirations de l'association ~ matérialisées par le budget
#177; et le soutien apporté par la Ville, malgré ses efforts
financiers. Les désaccords entre LOH et la municipalité sont
anciens et prennent différentes formes. Ceux-ci sont consécutifs
aux changements de conception des membres concernant le fonctionnement de leur
association. Falceto explique ainsi :
« Il y a quatre ans, on regardait avec suspicion les
subventions municipales. C'est tout juste si on a accepté les 1000
francs qu'on nous a alloués. Notre point de vue a heureusement
changé et on ne crache pas sur les 120 000 francs reçus cette
année. Au contraire, on estime que ce n'est pas assez. »40
Cette demande de subventions croissante non satisfaite
s'accompagne par ailleurs d'un manque de compréhension de la part de la
municipalité. Mrme si les efforts financiers déployés pour
aider les associations poitevines sont réels, bien qu'insuffisants, la
Ville adopte une politique de gestion des structures qui semble
inadaptée. Pour le technicien culturel local, « il faut que les 13
associations que nous aidons aient des relations entre elles
»41 afin de mettre leurs moyens en commun : il s'agit du
principe fédéraliste mis en place par le conseil municipal pour
gérer les associations. Il parait toutefois techniquement difficile de
faire mener à bien des projets artistiques communs à des
associations labellisées #177; ayant des buts clairement
éloignés #177; surtout dans le cas de LOH qui propose des
spectacles peu conventionnels. Ce fonctionnement anti-centraliste vise à
impliquer le milieu associatif dans une logique de rentabilité et de
gestion globale de la ville. Il se matérialise à travers «
la SDAC (structure décentralisée d'action culturelle) ; cette
grosse structure qui n'a pas encore de statut juridique [qui] possède de
fait le monopole de l'animation culturelle sur la ville »42,
dans laquelle LOH ne trouve finalement pas sa place et a donc le sentiment de
ne plus pouvoir aller jusqu'au bout de ses projets.
Le manque de moyens conjugué à une mauvaise
conception des réelles ambitions de la structure par la
municipalité pousse donc LOH à sonner le glas de ses
activités au mois de juin 1983. Cela a pour effet d'attiser les
critiques envers la municipalité,
40 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1981-juillet 1982), Libération du 12 mai
1982.
41 Ibidem.
42 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1982-juillet 1983), La Nouvelle
République du 20 juin 1983.
qui est accusée de laisser tomber une association
réellement active, donnant un souffle nouveau à la vie culturelle
de Poitiers. « Oh hé de la mairie, réveillez-vous, avant que
les Poitevins n'aient plus le choix qu'entre Sardou et les tournées
Karsenty »43 interpelle ainsi le journal
Libération. LOH se trouvant dans l'impasse, il va maintenant
nous falloir analyser les solutions s'offrant à l'association lui
permettant d'envisager un avenir moins sombre que l'autodissolution pure et
simple, et une alternative à un fonctionnement la rendant trop
dépendante du bon vouloir des pouvoirs locaux. Le constat qui
découlera de cette prochaine partie nous permettra ainsi de comprendre
le virage pris par LOH et le manque d'activité culturelle alternative en
1984.
C/ Muter ou mourir : quelles solutions pour la survie de
L'oreille est hardie ?
Additionnées à ces dissensions avec la
municipalité, il convient également d'analyser un certain nombre
de pratiques, propres au milieu associatif, qui condamnent souvent ce type de
structures à de courtes durées de vie, notamment lorsqu'elles
font le choix d'un fonctionnement alternatif, avec une forte
indépendance. Ces codes communs sont d'ailleurs à mettre en
relation avec les divergences entretenues avec les institutions en
matière d'action culturelle. Ainsi, LOH « met en avant des cycles
courts de production accompagnés d'une organisation du travail souple
»44 qu'il faut opposer au fonctionnement administratif plus
lent de la municipalité, qui entrave les capacités rapides
d'organisation d'événements de l'association. Dépendre des
infrastructures municipales et donc de la lenteur des décisions de
l'administration constitue donc un obstacle et peut constituer un facteur de
frustration chez les membres débouchant naturellement sur un sentiment
de lassitude. Un sentiment de lassitude qui peut aisément être
relié à la nature mrme de l'activité des membres.
L'organisation du travail souple évoquée plus haut se conjugue
avec les statuts des acteurs culturels qui constituent les forces vives de
l'association. Ils « sont étudiants, exercent déjà
une activité professionnelle ou sont sans emploi et n'ont pas de projet
précis pour leur avenir. »45 Les programmateurs de LOH
exercent donc cette activité associative en tant que
43 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1982-juillet 1983), Libération du 24 juin
1983.
44 RAFFIN Fabrice, op. cit., p. 37.
45 RAFFIN Fabrice, op. cit., p. 36.
bénévoles, à l'exception de « 3
salaries seulement (1 poste et 2 demi) »46 touchant des
salaires autofinances. Il faut donc comprendre la precarite qu'implique ce mode
de fonctionnement se fondant sur un benevolat passionne. Dans une region
où les seuls tourneurs de musiques amplifiees ou traditionnelles sont
des benevoles qui portent à eux-seuls le poids d'une demande croissante
I de la jeunesse notamment ~ dans ce domaine, il est évident que la
pérennité de l'association n'est que relative. «
Forcément, au bout d'un moment, les gens ils s'épuisent, ils
cherchent du travail, ils s'en vont et puis voilà : les choses se
plantent. »47 Ce témoignage d'une des membres de la
Fanzinothèque de Poitiers traduit donc bien le sentiment de fatigue qui
peut-rtre perçu par des bénévoles, d'autant plus
lorsqu'ils se heurtent à une municipalité qui ne répond
pas à leurs attentes. La survie de l'association n'est donc plus
garantie que si la passion et l'envie des membres sont plus fortes que les
entraves municipales. Or, en 1983, il semble bien que le formalisme
administratif de la Ville soit venu à bout des ardeurs de LOH.
Cette base associative de benevoles conduit d'ailleurs
jà une consequence évidente, très liée au
caractère passionné de l'activité de LOH : une vision
à très court terme. Celle-ci se concretise par une spontaneite
affirmee de leur action, engendrée par les goûts et les envies des
membres. L'expérience associative alternative, notamment celle des
debuts de LOH, est une aventure du moment, immédiate. Les membres
mettent tout en oeuvre pour faire venir à Poitiers les artistes qu'ils
souhaitent voir évoluer, sans trop se soucier des retombées
économiques ou de la viabilité du projet, puisque leur regard se
focalise sur l'instant et non sur le long terme. L'échec
temporaire est donc permis, puisqu'il n'a qu'une faible incidence sur la survie
de la structure et ne remet en cause #177; pour le cas de LOH #177; qu'un
faible nombre de salaries, eux-mêmes conscients de leur precarite. La
spontaneite est donc au centre de l'activité de l'association,
qui se focalise uniquement sur l'organisation pragmatique des
manifestations culturelles, et ne s'inscrit pas sur la durée E en
temoigne la non-conservation de leurs archives administratives, par exemple. Ce
benevolat passionne est significatif du caractère aventureux,
experimental de LOH et implique une cessation d'activité
facilitée. La structure étant animée par
46 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1982-juillet 1983), La Nouvelle
République du 20 juin 1983.
47 Entretien avec Gilles et Marie de la
Fanzinothèque, propos recueillis le 31 janvier 2011.
l'engagement de ses membres et peu soumise à des
impératifs financiers, il est aisé de se saborder lorsque l'envie
fait défaut. C'est une des facilités permises par
l'indépendance des composantes du mouvement alternatif et l'absence de
comptes à rendre. On remarque d'ailleurs que cette indépendance
devient de plus en plus difficile à garantir étant donnée
l'augmentation #177; même insuffisante #177; des subventions, et les
rapports impératifs #177; même conflictuels #177; devant
être entretenus avec les structures municipales pour pouvoir organiser
des manifestations. Les membres de LOH « n'ont pas toujours réussi
leur intégration. C'est du reste à ce prix qu'ils ont pu
préserver cette indépendance... qui leur coûte cher
aujourd'hui. »48 L'association a donc des ambitions en 1983 qui ne
correspondent plus à son fonctionnement. Même si celui-ci tend
à se formaliser avec la création d'emplois mrme précaires,
l'organisation d'événements de plus en plus nombreux et de plus
en plus importants en termes d'audience, ne peut plus se conjuguer avec
l'absence de réponses de la part de la Ville. L'association
décide donc de mettre un terme à ses activités en juin
1983.
Le manque d'activité culturelle alternative
en 1984 s'explique donc aisément par la dissolution de
l'association motrice de cette scène à Poitiers. Pourtant, il
convient d'appréhender ce sabordage comme un message fort aux
institutions qui ne répondent pas à ses besoins, plutôt que
comme une mort pure et simple. Les membres de l'association entrent finalement
dans une période de réflexion concernant leur fonctionnement et
il semblerait que le festival censé marquer la fin de LOH soit
finalement le point de départ d'une nouvelle aventure culturelle
à Poitiers.
48 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1982-juillet 1983), La Nouvelle
République du 22 juin 1983.
II- Le Confort Moderne : de nouvelles bases pour un
nouveau départ
Le 20 mai 1985 ouvre sur les flancs de la vallée du
Clain, au coeur du faubourg du Pont-Neuf (au n° 185), le lieu
baptisé par LOH « le Confort Moderne ». Presque deux ans
après son jubilé et ses adieux festifs, l'association poitevine
refait surface dans la vie culturelle et, à l'image de l'ensemble de sa
carrière, réapparait en grande pompe, de façon
éclatante. Une semaine entière de spectacles en tous genres
(vidéo, théâtre, « musique inclassable mais
appréciable »49, rock etc.) dans un espace
culturel flambant neuf marque le renouveau de LOH, et le début d'une
nouvelle ère pour la culture alternative à Poitiers, qui dispose
désormais d'un point d'ancrage. Cette partie va nous permettre de
comprendre en quoi ce lieu a permis de répondre aux problèmes
rencontrés par l'association au début des années 1980, et
également de mettre en lumière les spécificités de
ce centre culturel très novateur et précurseur en France.
A/ Un lieu pour L'oreille est hardie : de la friche
industrielle au centre culturel
Ouvrir un lieu totalement à leur disposition a
constitué pour les membres de LOH une solution viable aux
problèmes rencontrés jusqu'en 1983. Permettant à
l'association de conserver son indépendance vis-à-vis de la
programmation artistique, le Confort Moderne règle les soucis
d'inadaptation des infrastructures municipales ou privées aux spectacles
proposés par l'association. Mrme si le manque d'espace
dédié a permis aux membres de l'association de laisser libre
cours à leurs envies #177; ce qui a débouché sur des
manifestations insolites comme une série de « concerts dans les
arbres » en 1978, 1980 et 198250, ou un concert subaquatique
organisé à la piscine de Bellejouane, oil les spectateurs
devaient se baigner pour écouter la musique51 #177; cela a
surtout constitué un frein à l'organisation de spectacles, et ce
à plusieurs niveaux. Tout d'abord, ~tre dépendant des structures
culturelles de la
49 Archives en ligne du Confort Moderne :
http://www.confort-
moderne.fr/layout.php?r=152&sr=153&id_intrazik=24074
, La Charente Libre du 25 mai 1985, consulté le 18 avril
2011.
50 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1981-juillet 1982), La Nouvelle République du
6 juin 1982.
51 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1982-juillet 1983), La Nouvelle
République du 21 octobre 1982.
Ville était en inadéquation avec la rapidité
d'exécution de LOH pour mettre sur pied une manifestation. Fazette
Bordage52 explique ainsi :
« Avoir une salle rapidement pour organiser une
soirée concert, c'était impossible. Il fallait faire les demandes
des semaines à l'avance. Parfois, nous voulions organiser des concerts
pour le soir mrme, mais avec les salles municipales, il fallait s'y prendre au
moins deux semaines à l'avance. »53
Le Confort Moderne étant à la totale disposition
de l'association, il lui permet de realiser des projets emanant des cycles
courts de production evoques plus haut. Par ailleurs, c'est un lieu qui a
été préalablement façonne, amenage durant plusieurs
mois par les membres de la structure et qui est ainsi plus adapte aux types de
spectacles proposes que les locaux delivres par la municipalite ou les
institutions : lors du concert de The Cure en 1981, le journaliste
remarque ainsi que « l'amphi [Descartes] s'avérait trop petit
»54, ou en 1979, LOH est oblige de reprogrammer à la
dernière minute le concert de 12°5 devant l'inadaptation
des locaux du Musée Sainte Croix. Il est bien sûr évident
que l'organisation de concerts de type rock ou derives pose un certain
nombre de problèmes dans l'enceinte de salles qui ne sont pas
équipées pour la sonorisation des artistes ou pour l'accueil du
public, lorsque la fosse est remplie de sièges et ne permet pas aux
spectateurs d'exprimer l'énergie degagee lors de ce types
d'événements. Yorrick Benoist55 declare par exemple
« on en a marre de voir des concerts de rock assis dans des
sièges en mousseline. »56 Par ailleurs, même si
une salle comme les Arènes de Poitiers aurait constitue un cadre adapte
à des concerts de musiques amplifiees, il est evident que la
capacité d'accueil élevée et le coût de location qui
y est lié n'auraient pas permis à LOH d'y organiser des
manifestations. Le Confort Moderne constitue en cela le resultat des «
mouvements musicaux de la fin des années 1970 et du début des
années 1980 [...] qui ont posé de façon plus sensible la
question du sous-equipement de nombreuses villes en salles de repetitions
52 Membre de l'Oreille est Hardie, Fazette Bordage
est l'un des quatre piliers ayant fondé le Confort Moderne.
Coordinatrice du reseau europeen de salles de concerts Trans Europe
Halles de 1994 à 2000, elle investit un nouveau lieu dedie à
la recherche artistique en 2001 et intègre la même annee une
mission interministérielle sur les nouveaux territoires de l'art. Elle
continue depuis 2010 ce mrme travail de valorisation à titre
independant.
53 RAFFIN Fabrice, op. cit., p. 37.
54 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1981-juillet 1982), Centre Presse du 10 octobre
1981.
55 Membre de l'Oreille est Hardie, Yorrick Benoist
est l'un des quatre piliers ayant fondé le Confort Moderne. Il est
aujourd'hui directeur d'une agence de production de musiques traditionnelles :
Run Productions.
56 MOUILLE Thierry, op. cit. (source
audio-visuelle).
et de concerts. »57 On remarque qu'à
Poitiers, c'est par des pratiques radicales, fidèles aux principes
Do It Yourself que les membres de LOH répondent au manque de
réponses de la Ville concernant à la mise à disposition de
locaux aptes à recevoir des concerts de musiques amplifiées, ou
des spectacles vidéos.
Prenant acte de ce dialogue de sourds, l'association prend
elle-même ses dispositions et décide d'ouvrir un lieu qu'elle
pourrait pleinement exploiter. En 1984, les membres de LOH, motivés par
le succès du Meeting de juin 1983, repèrent ainsi «
d'anciens entrepôts abandonnés par l'entreprise
d'électroménager Confort 2000, situés Faubourg du Pont
Neuf. Ils contactent le propriétaire qui accepte de leur louer le site.
»58 Le bail est signé le 13 septembre 1984 entre les
propriétaires, Marcel Breuil et son fils Roger, entrepreneur dans le
b~timent d'une soixantaine d'années, et le président de LOH
Pascal Delaunay.59 Le document stipule la location pour une
durée de neuf ans à compter du 1er septembre 1984, et
pour la somme de 13 500 francs H.T. par mois, d' « un logement en entrant
avec un rez-de-chaussée surmonté d'un étage, 18 garages
à droite, 3 garages à gauche, un ensemble de locaux situés
de part et d'autre d'une cour centrale »60 et la
possibilité d'y faire tous les travaux nécessaires au
développement d'une activité culturelle. Le propriétaire,
qui s'est pris d'affection pour « ces petits jeunes qui en veulent
»61, laisse donc la possibilité à LOH de
façonner le lieu pour qu'il s'approche le plus possible de leurs
attentes. On voit tout de même que ce genre de pratiques se distingue de
celles employées à Paris notamment, au début des
années 1980, qui consistaient dans certains cas à investir des
lieux désaffectés de manière illégale, à les
« squatter », pour offrir au public de véritables alternatives
culturelles. Gérard Biot, raconte le départ de « Rock
à l'Usine » (un squat situé à Montreuil diffusant des
concerts de 1983 à 1986) qui découle du constat suivant :
« [...] tous les groupes [évoqués] plus
tard, avaient beaucoup de mal à se produire... Sur Paris, très
peu de salles laissaient de la place à ces groupes-là, même
les M.J.C., le
57 TEILLET Philippe, « Eléments pour
une histoire des politiques publiques en faveur des « musiques
amplifiées » » in Les Collectivités locales et la
culture, les formes de l'institutionnalisation, XIXe-XXe
siècle, sous la dir. de Philippe Poirrier, Paris, Comité
d'Histoire du ministère de la Culture ~ Fondation Maison des sciences de
l'Homme, 2002, p. 368.
58 RAFFIN Fabrice, op. cit., p. 66.
59 ACM : « Baux », Bail locatif du 185,
Faubourg du Pont Neuf entre MM. Breuil et L'Oreille est Hardie, 13
septembre 1984.
60 Ibidem.
61 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1985-juillet 1986), Elle du 18 novembre 1985.
milieu socioculturel était très
aseptisé... Rock à l'Usine est parti de ce constat. Il y a plein
de lieux désaffectés, qui ne servent à rien, des espaces
énormes, pourquoi ne pas s'emparer d'un lieu comme ça et faire,
comme certains squats intra-muros, mais à une plus grande échelle
? »62
LOH conserve donc l'idée de redonner vie à des
friches industrielles laissées à l'abandon, mais s'inscrit dans
une forme de légalité qui lui permet d'échapper à
la précarité et aux menaces d'expulsion. Par ailleurs, cette
légalité permet jà l'association d'tre aidée dans
la rénovation des b~timents qui devaient voir de simples entrepôts
devenir un complexe multimédia comprenant un bar, un espace de concert
et une galerie d'exposition. Le Confort Moderne bénéficie ainsi
d'une aide de 700 000 francs de la part de la Direction Départementale
de la Culture qui lui permet de financer la moitié des travaux
d'aménagement, le reste étant comblé par un
emprunt,63 et l'équipement du lieu est assuré par une
série de subventions de diverses provenances atteignant plus d'un
million de francs :
350 000
250 000
30 000
270 000
145 000
37 000
Ville de Poitiers
Direction Régionale des Affaires Culturelles
Fonds d'Intervention Culturelle
Fonds Régional d'Art Contemporain
Conseil Régional
Direction du Développement Culturel
Provenance des subventions d'équipements du
Confort Moderne (montants en francs)64
On remarquera ici l'engagement important de l'État
derrière ce projet, puisqu'hormis la Ville de Poitiers et le conseil
Régional, les autres institutions sont toutes des organes
gouvernementaux, décentralisés ou non. Cet ensemble
d'instances
62 RUDEBOY Arno, op. cit., p. 132.
63 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1985-juillet 1986), Elle du 18 novembre 1985.
64 ACM : « Subventions », Dossier de
subventions (1984-1985).
majoritairement rattachées au ministère de la
Culture et leur engagement financier auprès de projets culturels
originaux montrent bien le revirement de la politique culturelle
française depuis la fin du mandat de Valéry Giscard d'Estaing.
Cette collaboration avec les institutions semble préfigurer un
fonctionnement plus stable de LOH. Il va maintenant nous falloir analyser
celui-ci.
B/ La professionnalisation et l'aide à l'emploi comme
vecteur de durabilité
Ce nouveau départ de LOH semble montrer un état
d'esprit qui semble beaucoup plus tourné vers l'avenir que lors des
débuts de l'association. Ce changement de conception s'explique
aisément par le poids que représente la gestion d'un lieu comme
le Confort Moderne, dans lequel les membres se sont largement, personnellement
investis et qui a été soutenu de façon importante par les
institutions municipales et gouvernementales. LOH a donc obligatoirement
dû formaliser ses méthodes de travail, afin d'assurer au centre
culturel une durée de vie sur le temps long. Cela s'est traduit par une
professionnalisation du personnel, avec notamment la création de quatre
emplois pour les quatre personnes à l'origine du projet, financés
à hauteur de 200 000 francs par la Direction des Actions de
l'État (40 000 francs)65 et par la Direction
Départementale du Travail et de l'Emploi (160 000 francs).66
Le mrme courrier de cet organisme témoigne d'ailleurs de la
précision des rôles au sein de la structure, qui définit un
administrateur, un directeur technique, une responsable de l'information et un
responsable de la programmation, tous à plein temps, ce qui contraste
avec l'unique contrat à plein temps et les deux emplois à
mi-temps de LOH jusqu'en 1983. Cette situation semble confirmer les
écrits de Philippe Teillet, qui constate chez les acteurs du milieu
associatif une « professionnalisation qui se manifeste à travers
l'évolution de leurs statuts sociaux, du bénévolat
militant à l'application des conventions collectives du secteur.
» et une volonté « de voir leurs compétences
particulières reconnues par les administrations. »67 On
remarque donc que les membres « leaders », qui ont
porté le projet Confort Moderne, à savoir Fazette Bordage,
Francis Falceto, Yorrick Benoist et Philippe Auvin ont stabilisé leur
65 ACM : « Subventions », Lettre de la
Direction des Actions de l'État, 20 mars 1986.
66 ACM : « Subventions », Lettre de la
Direction Départementale du Travail et de l'Emploi, 13 octobre
1986.
67 TEILLET Philippe, op. cit., p. 385.
situation pour passer d'une activité parallèle,
couteuse et chronophage, à un emploi rémunéré qui
constitue leur activité exclusive.
Par ailleurs, nous avons précédemment
évoqué la base de bénévoles que comptait LOH pour
son assurer son fonctionnement, notamment lors de soirs de manifestations. Leur
activité se traduit donc par des rôles vacants, qui vont de
l'accueil du public (billetterie etc.) à celui des artistes, en passant
par la restauration etc. Mrme si le Confort Moderne et LOH, l'association qui
gère le lieu, continuent bien sûr à recevoir l'aide des
adhérents, le lieu emploie dès 1985 des Travailleurs
d'utilité collective, ou TUC. Ceux-ci faisaient l'objet d'un contrat
aidé, financé par l'État : ces Travaux d'Utilité
Collective, les TUC (ancrtre des Contrats emploi solidarité, CES,
instaurés en 1990) s'effectuaient depuis 1984 sous forme d'un stage
à mi-temps effectué sur une durée maximum de six mois dans
divers établissements publics. Les employés sous ce type de
contrat #177; handicapés, ou, dans le cas du Confort Moderne, des jeunes
chômeurs ou des détenus en voie d'insertion (ce qui peut
s'expliquer par la proximité du lieu avec la prison de la Pierre
Levée et « la connivence qui [s'installait] entre les prisonniers
et le Confort Moderne »68 les soirs de concert) #177;
étaient rémunérés par une indemnité
inférieure au SMIC. Celle-ci ne comptant pas comme un salaire, les
titulaires d'un TUC ne pouvaient donc pas la faire valoir pour l'obtention
d'une allocation chômage, ou pour leur retraite.69 Ces
travailleurs sous contrat d'insertion ont donc contribué à
l'avancée des travaux d'aménagement des anciens locaux de
Confort 2000 dans le courant de l'année 1984 et ont par la suite
oeuvré au fonctionnement du centre culturel. L'emploi de travailleurs
aidés par le Confort Moderne montre donc la dimension sociale acquise
par le lieu, qui associe un rôle de diffusion culturelle en faveur de
tous les publics et qui « accueille sans sectarisme ni
préjugé tout le monde, de l'étudiant au SDF
»70, « de l'ex-détenu au jeune « BCBG
»71 à celui d'insertion professionnelle et sociale
68 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1988-juillet 1989), Le Nouvel Observateur
du 24 novembre 1988.
69 Journal Officiel de la République
Française : Décret n°84-919 du 16 octobre
1984 919 portant application du livre IX du code du travail aux travaux
d'utilité collective *TUC*, 17 octobre 1984 (n° 243), pp.
3253-3254.
70 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1990-juillet 1991), Tête d'Epingle de juin
1991.
71 ADV : 1256 W 127 - 1988-1989- DRAC - Musique et
Danse - LOH Poitiers #177; Audit financier et comptable de l'entreprise «
Le Confort Moderne », « L'Oreille est Hardie »
réalisé par Argos, février 1989, p. 12.
pour des personnes en difficulté. Cependant, de
nombreuses critiques ont été portées concernant la
présence des TUC pour faire fonctionner la structure. Mrme d'autres
acteurs du mouvement alternatif local, comme Luc Bonet72 ont
été « très critiques, parce qu'il y'avait une
armée de ce qu'on appelle aujourd'hui des contrats aidés
(c'étaient des TUC à l'époque il me semble).
»73 Une manifestation à l'initiative des Jeunesses
Communistes de la Vienne a mrme été organisée pour
l'ouverture de la saison culturelle 1985-1986, le 12 novembre 1985. Ce
même soir, la manifestation intitulée « TUC en fête
» se tenant dans les locaux du Confort Moderne, mais dont l'organisation
revenait à la municipalité, se déroulait en
présence du secrétaire d'État auprès du Premier
Ministre chargé de l'Economie Sociale, Jean Gatel. Cette soirée
fut l'occasion pour les militants poitevins de réclamer « un vrai
salaire pour les TUC »74 et de dénoncer la
précarité de ce type de contrat, qui semble inadapté
à une insertion professionnelle sûre.
On voit donc que la structure culturelle s'inscrit dans une
dynamique durable, avec la professionnalisation des membres moteurs de LOH et
l'emploi de TUC, qui donne une dimension sociale au Confort Moderne, en plus de
lui offrir une base d'employés qui assurent son fonctionnement. Ce
changement de fonctionnement pousse toutefois la structure à s'inscrire
dans une politique globale de la culture, mais aussi du social, qui
entre dans le cadre d'une gestion de la jeunesse. Le mouvement
alternatif et la dynamique qu'il a engendrée a constitué pour
l'État et les collectivités locales un fort potentiel de
créations d'emplois et d'insertion pour les jeunes. Cette assimilation
à des objectifs politiques a donc pu placer le Confort Moderne en
porteà-faux vis-à-vis de certains acteurs locaux de la
scène alternative ou d'une certaine frange de la vie politique, qui, non
sans saluer l'action de LOH et se réjouir de l'ouverture d'un tel lieu
culturel, ont déploré le changement de rôle d'une structure
qui a toujours su se développer en restant à l'écart de
toutes volontés politiques étrangères aux siennes, pour
s'inscrire dans des dynamiques plus institutionnelles. On retrouve ce genre de
critiques également dans la communauté scientifique,
exprimées de façon plus approfondie. Antoine Hennion s'interroge
ainsi longuement
72 Fondateur du label musical On a faim !, Luc Bonet
est aujourd'hui technicien en météorologie, et est
impliqué dans le milieu syndical au sein de la CNT.
73 Entretien avec Luc Bonet du label « On A Faim
! », propos recueillis le 14 janvier 2011.
74 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1985-juillet 1986), Centre Presse du 13 novembre
1985.
sur cet engagement des pouvoirs publics et ce qui en
découle pour les associations dans le domaine des musiques
amplifiées :
« [...] ne pervertit-il pas l'évolution normale de
mouvements qui se trouvent déséquilibrés par l'attrait
d'avantages distribués sans grand discernement, selon des
critères éloignés de ceux qui importent sur place,
favorisant un opportunisme généralisé des milieux ainsi
« récupérés a» (à travers la formation,
l'absorption par le rôle social ou éducatif imparti à ces
pratiques musicales assistées, et la tentation du fonctionnariat, la
professionnalisation, la médiatisation politique, etc.)...
»75
C/ La cristallisation d'activités diversifiées
créatrices d'emplois
Il convient désormais d'observer comment,
au-delà de l'opportunisme politique évoqué plus haut, le
Confort Moderne est parvenu à exprimer ses rôles culturel et
social à sa façon. Celui-ci s'est caractérisé par
une polarisation de différentes composantes, gérées de
façons distinctes. On constate donc que le « 185, Faubourg du
Pont-Neuf a» ne se réduit pas à un seul espace de concert,
ou à une galerie d'art contemporain, ouverts uniquement lors des
manifestations, mais constitue un ensemble de structures diversifiées,
ce qui est toujours le cas. Comme le souhaitait Falceto, « il ne [fallait]
pas que ce soit un lieu de diffusion culturelle supplémentaire.
»76 Ainsi, les fondateurs du lieu exprimèrent dès
le début leur volonté de dépasser le cadre culturel du
lieu pour en faire un espace de sociabilité audelà des
soirées musicales. « On a voulu cet endroit comme un lieu ouvert,
[...] faire que les gens se côtoient, que les gens discutent.
»77 Le Confort Moderne a donc fait en sorte qu'à son
rôle de diffusion et d'assistance à la création culturelle
s'ajoute une dimension sociale, qui dépasse l'aide à l'insertion
professionnelle par le biais des contrats aidés. C'est pourquoi les
gérants de d'établissement ont essayé d'ouvrir le lieu le
plus de temps possible dans la journée, afin d'en faire un lieu vivant,
jour et nuit. Pour ce faire, LOH a conçu le lieu de façon
à ce qu'une activité constante puisse y avoir cours toute la
journée. Outre la galerie d'art contemporain ouverte la journée
lors des expositions, un « bar de 400 m2 ouvert à tout
le monde de midi à deux heures du matin, avec podium amovible
pour les concerts (tous azimuts), une
75 HENNION Antoine, « La musique, la ville,
l'État. Plaidoyer pour des études de cas. » in Les
Collectivités locales et la culture, les formes de
l'institutionnalisation, XIXe-XXe siècle,
sous la dir. de Philippe Poirrier, Paris, Comité d'Histoire du
ministère de la Culture A Fondation Maison des sciences de l'Homme,
2002, p. 316.
76 MOUILLE Thierry, op. cit. (source
audio-visuelle).
77 Ibidem.
cabine D.J., des jeux, des images videos »78,
ainsi que des locaux de repetitions et des ateliers pour les plasticiens, font
vivre le lieu durant toute la journee. Ces locaux de repetitions et de creation
allient donc de façon marquante les preoccupations de LOH, qui permet
aux artistes locaux de pouvoir repeter et composer dans de bonnes conditions,
dans des locaux adaptes et equipes, mais aussi de pouvoir se rencontrer et de
nouer des relations. L'association et le lieu qu'elle a ouvert répondent
donc encore une fois au manque d'infrastructures proposées par la
municipalité en se substituant eux-mrmes aux pouvoirs publics locaux
afin d'encourager et de rendre fertile la creation artistique locale. Le
Confort Moderne permet ainsi aux createurs regionaux de faire mûrir leurs
projets artistiques (un groupe de musique loue ainsi un local de repetition
durant vingt-trois mois pour 430 francs par mois79) sans passer par
des reclamations qui ne sont pas entendues par la municipalite, tout en les
faisant se rencontrer dans des espaces de sociabilite :
« Avec le Confort Moderne, l'OH prend en compte d'une
part les nécessités d'une action adéquate en direction des
jeunes et de leur culture, d'autre part l'absence de lieux de rencontre,
de communication et d'échange adaptés aux nouvelles formes de
socialisation. »80
Au-delà des activites developpees par elle-même,
LOH permet egalement à d'autres structures de s'implanter au 185,
Faubourg du Pont-Neuf et d'en louer certains locaux pour pouvoir
développer d'autres activités susceptibles, encore une fois, de
faire vivre le lieu et de creer du lien social. Ainsi, un restaurant (le «
Patatorium »), une entreprise de fabrication de jouets, un atelier de
batterie, une pépinière d'entreprise et une entreprise de
création de mobilier et luminaire ouvrent durant l'année 1986
dans la cour du Confort Moderne.81 Toutes ces structures
independantes de LOH et du Confort Moderne donnent donc un poids economique
à ce dernier, qui peut louer les locaux qu'il n'occupe pas, mais dont le
loyer est quand mrme versé au propriétaire. L'association choisit
donc de se servir de ce potentiel foncier pour aider de jeunes travailleurs
à creer leur entreprise, ce qui est largement profitable pour les deux
parties. Le Confort Moderne lui-même et les possibilites
78 ADV : 1256 W 175 #177; 1987- DRAC - Musique et
Danse - LOH Poitiers #177; Dossier promotionnel du Confort Moderne #177; saison
1986-1987, p. 4.
79 ACM : « Baux », Bail locatif d'un
local de répétition entre LOH et Edouard Gelusseau, 1er
novembre 1987.
80 ADV : 1256 W 175 #177; 1987- DRAC - Musique et
Danse - LOH Poitiers #177; Dossier promotionnel du Confort Moderne #177; saison
1986-1987, p. 6.
81 ADV : 1256 W 175 #177; 1987- DRAC - Musique et
Danse - LOH Poitiers #177; Dossier promotionnel du Confort Moderne #177; saison
1986-1987, p. 8.
qu'il offre aux jeunes entrepreneurs sont donc à
l'origine de nombreuses créations d'emplois. Le lieu acquiert par
là un poids économique et social important pour la Ville de
Poitiers. On constate mrme que l'emploi des TUC, si critiqué en raison
de la précarité de ce statut et de la faible
rémunération, a débouché sur la titularisation de
deux d'entre eux au sein du Confort Moderne et deux autres sont à
l'initiative de l'entreprise de création de mobilier et luminaire
évoquée plus haut.82 On voit donc bien que la
structure n'envisage pas les TUC comme des employés permettant de faire
fonctionner le lieu à moindre coût, mais participe
réellement à leur insertion professionnelle et s'y implique
largement. Le 185, Faubourg du Pont-Neuf devient donc un bassin d'emplois et de
professionnalisation pour la jeunesse.
Il convient toutefois de nuancer cet aspect idéaliste,
qui verrait le Confort Moderne comme génératrice de nombreux
emplois stables et bien rémunérés. En effet, on constate
que l'équipe qui gère le lieu (on ne s'intéressera qu'au
Confort Moderne en lui-même, pas des autres entreprises qui
siègent dans la cour) est soumise à des conditions de
précarité relativement importantes : « c'est gr~ce à
l'alternance entre période salariée et période de
chômage que le personnel peut poursuivre ses actions au sein de
L'oreille est hardie. »83 Ainsi, lors de la
réalisation de cet audit dont la citation est extraite #177; durant
l'année 1988 a seuls le directeur et un secrétaire étaient
salariés, les comptables et chercheurs de sponsors percevant le
chômage depuis quelques mois. De plus, selon cette même source, les
revenus des personnes employées étaient relativement faibles : le
directeur touchait ainsi 5 000 francs (ce qui équivaut à 1 100
euros actuels, salaire inférieur au SMIC) et un des secrétaires
percevait la somme de 4 700 francs, soit 1034 euros actuels.84
Malgré des subventions qui deviennent importantes (on constate 319 000
francs d'aide au fonctionnement85, sans compter les subventions
exceptionnelles), l'association ne parvient pas à stabiliser la
situation des employés et se voit contrainte de faire tourner les
postes. Même si « c'est sa situation en marge des institutions
82 Ibidem.
83 ADV : 1256 W 127 - 1988-1989- DRAC - Musique et
Danse - LOH Poitiers #177; Audit financier et comptable de l'entreprise «
Le Confort Moderne », « L'Oreille est Hardie »
réalisé par Argos, février 1989, p. 8.
84 Ibidem.
85 ACM : « Subventions », Dossier de
subventions, 1988.
traditionnelles qui lui donne sa force de création
»86, on remarque que LOH continue, comme depuis de nombreuses
années, à se plaindre du manque de moyens qui lui sont offerts
par les pouvoir publics : on retrouve régulièrement ces plaintes
dans la presse locale87. Et comme « trouver des moyens
financiers, c'est aussi un moyen de survie personnelle »88,
l'association se voit ainsi dans l'obligation de faire appel à la
participation de supports privés, comme Kanterbraü,
célèbre marque de bière89, qui soutient le
Confort Moderne avant même son ouverture en 1985.
Cependant, malgré ces difficultés
financières, le 185 Faubourg du Pont-Neuf concentre progressivement de
nombreuses activités, jusqu'à devenir un espace de
sociabilité important pour la jeunesse. Le 5 mars 1988, l'ouverture dans
un des garages de la cour du Confort Moderne de « la Nuit Noire »,
boutique de disque associative « qui tire pour la première fois son
rideau de fer le soir du concert des Bérurier Noir
»90 participe de cette concentration des activités dans
le lieu. Gérée par l'AMP, également active dans le milieu
associatif de Poitiers, proche de LOH (l'AMP a organisé un concert dans
l'enceinte du Confort Moderne peu après son ouverture91) et
étant relativement ancrée dans le milieu du « rock
alternatif », la boutique participe d'une part à l'accès
facilité aux supports des musiques amplifiées mais aussi à
la réputation de Poitiers dans le milieu culturel alternatif hexagonal
:
« Avant la NN [« la Nuit Noire », nda] pour
choper un disque, il fallait sérieusement s'accrocher devant le prix
[...] ou ne pas rechigner à partir à l'étranger et ramener
des tonnes de disques, de zines, de docs à tout le monde. [...] La Nuit
Noire a permis d'amener en 87-88 une diversité musicale qui n'existait
pas ou plus [...] en France à l'époque. [...] Diversité
musicale, disques, k7, videos, tshirts, fanzines, etc. Il y avait pas de mal de
monde qui descendait d'un peu partout pour venir y faire ses achats. Et la Nuit
Noire rivalisait largement avec des trucs comme Reconstruction à NY [New
York, nda] par exemple 5 ans après. »92
86 ADV : 1256 W 127 - 1988-1989- DRAC - Musique et
Danse - LOH Poitiers #177; Audit financier et comptable de l'entreprise «
Le Confort Moderne », « L'Oreille est Hardie »
réalisé par Argos, février 1989, p. 9.
87 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1985-juillet 1986), Centre Presse du 22 octobre 1986
et « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1985-juillet
1986), La lettre des élus de décembre 1986.
88 RAFFIN Fabrice, op. cit., p. 135.
89 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1985-juillet 1986), Libération du 18 novembre
1985.
90 Fanzinothèque de Poitiers, 30 ans de
fanzines à Poitiers, octobre 2009, p. 31.
91 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1985-juillet 1986), Centre Presse du 20 novembre
1985.
92 TIGAN Fabrice, « Poitiers Über Alles
», sur le Forum Poitiers Bruits,
http://poitiersbruits.bbconcept.net/t34-poitou-uber-alles-par-fab-tigan,
consulté le 28 avril 2011.
Conformément à ce qu'a toujours fait LOH, ce
magasin de disques fait donc découvrir de nouvelles musiques aux
Poitevins, qui sont habituellement difficilement accessibles en province, voire
en France, ce qui attire beaucoup de monde à Poitiers et en fait un
pôle culturel important de l'hexagone. On remarque donc bien que le
Confort Moderne, les structures qu'il héberge et le
décloisonnement des activités qu'il cristallise, jouent un
rôle social important, puisqu'il permet aux jeunes Poitevins d'avoir un
lieu où passer du temps, se cultiver et côtoyer des gens de toute
la France. Stéphane Brunet se souvient qu'on y « rencontrait des
punkoïdes de Rennes, de Bordeaux... Poitiers semblait beaucoup
moins fermée. »93 Ce rôle, renforcé par le
fonctionnement du lieu que nous avons analysé et également par
l'organisation de soirées en collaboration avec des associations
impliquées dans le domaine social comme les Restos du
Coeur94, ou Amnesty International, la LDH et SOS Racisme
(soirée qui marque l'un des premiers concerts de Johnny Clegg en Europe,
alors qu'il n'est encore que très peu connu)95 s'additionne
donc à la dimension culturelle du Confort Moderne. La
multiplicité des terrains sur lesquels la structure s'implique se
retrouve dans la provenance des subventions qui émanent des institutions
rattachées aux ministères de la Culture, de la Jeunesse et des
Sports et des Affaires Sociales.96 Toutes ces particularités
contribuent donc à faire du Confort Moderne un pôle culturel
reconnu à l'échelle nationale. Cette idée de «
capitale du rock français dans toutes ses tendances
»97 deviendra par la suite, nous le verrons, un enjeu
particulier dans l'évolution du lieu.
On a donc pu constater que face aux réponses
inadaptées de la Ville et aux difficultés à organiser des
concerts et autres manifestations dans de bonnes conditions, LOH avait investi
#177;légalement #177; une friche industrielle qu'elle a ellemême
rénovée pour correspondre à ses attentes. Formalisant son
fonctionnement par la professionnalisation de certains membres et l'emploi de
personnes sous contrat d'insertion professionnelle, le Confort Moderne est tout
de mrme resté, à l'image de l'association qui le gère, un
lieu atypique de découverte artistique, cumulant en plus
93 MOUILLE Thierry, op. cit. (source
audio-visuelle).
94 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1986-juillet 1987), Centre Presse du 18
février 1987.
95 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1986-juillet 1987), Centre Presse du 15 avril
1987.
96 ACM : « Subventions », Dossier de
subventions (1985-1986), (1988).
97 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1985-juillet 1986), Centre Presse du 12 mars
1986.
de cela un rôle d'espace de socialisation pour la
jeunesse, proposant différents services et favorisant le contact entre
des catégories de population qui n'avaient généralement
pas de lieu pour se rencontrer et partager leurs intérests. Il convient
désormais d'observer les différents niveaux d'enracinement du
Confort Moderne jusqu'à la fameuse date de 1989.
III- L'ancrage du Confort Moderne à plusieurs
échelles
Le Confort Moderne étant semble-t-il bien lancé,
il va maintenant nous falloir analyser les sphères dans lesquelles la
structure s'est inscrite. On va pour cela distinguer trois niveaux
différents, pour étudier les réseaux internationaux,
locaux et nationaux auxquels elle appartient.
A/ Des contacts internationaux anciens
Nous l'avons déjà souligné, LOH,
dès ses débuts en 1977, entretient des liens étroits avec
les groupes appartenant aux scènes alternatives
étrangères, notamment américaine et anglaise. Nous avons
pu constater que le fruit de ces réseaux déboucha sur la
programmation exceptionnelle présentée lors du Meeting de 1983.
Il est donc naturel que l'on retrouve le mrme type de relations dès
l'ouverture du lieu en 1985 et tout au long du développement du centre
culturel poitevin. Dès le festival « Rock Hexagonal Tendancieux
» ou RHT, troisième du nom en mars 1986 (LOH a déjà
organisé les deux premières éditions en 1982 et 1983 dans
différents lieux de Poitiers comme la MJC Aliénor d'Aquitaine ou
la Blaiserie98), ces connexions internationales sont mises à
l'honneur par le biais du groupe New-Yorkais, Live Skull, et celui de
Chicago, The Pharaohs. Sonic Youth, déjà
programmé pour le Meeting en 1983 et qui a forgé la
réputation de ce festival, rend honneur à LOH en jouant au
Confort Moderne le 3 juin 1986.99
Cependant, on remarque également lors des
premières années le développement de relations
privilégiées avec des groupes de musiques africaines, qui
débouchent sur
98 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1982-juillet 1983), La Nouvelle
République du 22 avril 1983.
99 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1985-juillet 1986), Centre Presse du 3 juin 1986.
la venue à Poitiers de nombreuses formations de ce
continent. On a déjà pu constater que LOH avait tenu à
mettre les musiques traditionnelles du monde à l'affiche lors de son
sabordage en 1983 en programmant les Musiciens du Nil. Ce même
groupe est à nouveau invité le 5 février
1986100 et on pourra noter à titres d'exemples la venue de
Ghetto Blaster (groupe réunissant des musiciens de toute l'Afrique) le
20 mars 1987101, ou encore celle de Johnny Clegg et de son groupe
Savuka le 17 avril 1987.102 Ce concert reste aujourd'hui comme un
véritable événement à Poitiers et montre encore le
caractère visionnaire de LOH, qui a une fois de plus réussi
à programmer un futur grand nom de la musique africaine, qui remplit
aujourd'hui des stades entiers. Ce lien particulier avec la musique africaine
(traditionnelle ou non), dont le développement est prévu dans les
objectifs de LOH #177; qui souhaite développer les musiques actuelles au
même titre que les musiques traditionnelles, quelles que soient leurs
origines #177; s'explique aussi par les intérIts et les affinités
esthétiques personnelles de certains membres du Confort Moderne, qui
s'impliquent largement dans ce style de musique, en témoignent leurs
trajectoires professionnelles après qu'il aient quitté le lieu :
Francis Falceto est actuellement spécialiste en musiques
éthiopiennes et Yorrick Benoist a fondé une agence promouvant les
musiques traditionnelles : Run Prod103.
Et plus encore que le maintien des relations avec
l'Amérique ou le renforcement de celles entretenues avec l'Afrique et le
monde, c'est la reconnaissance du Confort Moderne à l'échelle
européenne et son activité dans les réseaux de ce
continent qu'il va ~tre le plus intéressant d'analyser pour cette
tranche chronologique. En effet, l'année 1987 marque une étape
importante dans le développement de LOH et du Confort Moderne sur le
plan européen. On constate ainsi, malgré le développement
des activités du centre culturel et l'acquisition de
sa notoriété, des difficultés concernant la gestion de
la comptabilité. Largement souligné dans l'audit financier
réalisé durant la saison 1988 par la société Argos,
« un manque significatif de rigueur
100 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1985-juillet 1986) », Centre Presse du 4
février 1986.
101 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1986-juillet 1987), Centre Presse du 18 mars
1987.
102 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1986-juillet 1987), Centre Presse du 15 avril
1987.
103 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1990-juillet 1991), Centre Presse du 29 juillet
1991.
dans la tenue des comptes »104, est
relayé dans la presse dès la fin de l'année 1986 et le
début de l'année 1987, o la fermeture du lieu est mrme
envisagée.105 Ces difficultés de gestion s'expliquent
aisément :
« Le renouvellement des personnels permet que s'acquiert
dans l'institution le savoir faire minimum, mais non les
compétences optimum pour que ne se répètent pas
les erreurs inhérentes à la jeunesse d'une organisation. Les
lacunes observées en comptabilité/gestion sont sans doute
imputables à cette spécificité de fonctionnement du
CONFORT MODERNE. »106
On remarque donc que les efforts d'institutionnalisation du
Confort Moderne ne sont finalement pas forcément suffisants et que la
mobilité du personnel est difficilement compatible avec la gestion des
comptes d'un pôle culturel qui prend de l'importance. En plein doute face
à ces difficultés, une des responsables leaders du
Confort Moderne, Fazette Bordage, qui a largement participé à la
fondation du lieu, trouve dans des sphères bien extérieures
à Poitiers et la France des perspectives qui pourraient aider la
structure, qui semble menacée. Fabrice Raffin, un sociologue
français qui s'est beaucoup intéressé aux friches
industrielles européennes remaniées en centres culturels dans ses
recherches, relate longuement à travers des témoignages de
l'intéressée comment le Confort Moderne, via Fazette
Bordage, est entré en contact avec le réseau européen
Trans Europe Halles (TEH). Preuve de la réputation acquise
depuis 1977 par LOH, puis par le lieu que l'association a aménagé
et qu'elle gère depuis 1985, c'est par voie de presse qu'un des
responsables des Halles de Schaerbeek (un centre culturel qui s'est
installé au milieu des années 1970 dans un ancien
marché couvert de la ville de Bruxelles107) entend parler du
Confort Moderne et décide de contacter ses gérants en août
1986, au mrme titre que d'autres lieux similaires en Europe (en Allemagne, en
Suisse ou en Hollande) dans le cadre de l'association montée par les
bruxellois et cinq autres structures en 1983 : Trans Europe Halles.
Selon ses statuts, celle-ci vise à générer « les
échanges et la coopération internationale relatifs aux
développements nouveaux dans toutes les
104 ADV : 1256 W 127 - 1988-1989- DRAC - Musique et
Danse - LOH Poitiers #177; Audit financier et comptable de l'entreprise «
Le Confort Moderne », « L'Oreille est Hardie »
réalisé par Argos, février 1989, p. 22.
105 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1986-juillet 1987), La Nouvelle
République du 14 janvier 1987.
106 ADV : 1256 W 127 - 1988-1989- DRAC - Musique et
Danse - LOH Poitiers #177; Audit financier et comptable de l'entreprise «
Le Confort Moderne », « L'Oreille est Hardie »
réalisé par Argos, février 1989, p. 9.
107 Les Halles de Schaerbeek, « Histoire du
projet »,
http://www.halles.be/page.php?id=57,
consulté le 29 avril 2011.
formes de la création et de la production culturelle.
»108 Elle semble adaptée au « spectacle vivant
lié à l'émergence de nouvelles pratiques contemporaines
difficilement compatibles avec les structures (de type théâtre)
mises en place à grand frais pas les villes et les États.
»109 Le Confort Moderne devient donc le représentant
français des friches industrielles réaffectées au sein de
TEH. Il succède à l'Usine parisienne de Pali-Kao, dont on se
souvient aujourd'hui comme d'un haut lieu du rock alternatif
français, rattaché à des noms tels que Bérurier
Noir. L'entrée dans cette association transnationale marque donc
l'appartenance de LOH à un ensemble de structures adoptant des pratiques
similaires à celles des Poitevins : la réhabilitation de friches
industrielles devant le manque de lieux en capacité d'accueillir des
manifestations culturelles novatrices, tout en gardant une indépendance
vis-à-vis des pouvoirs publics. TEH regroupe en effet uniquement ~ selon
la plaquette de présentation #177; des centres culturels s'étant
réappropriés les « architectures témoins d'une
époque marchande ou industrielle [respectant le principe de] non
interventionnisme des pouvoirs publics tant dans l'administration que dans la
programmation. »110 Bien plus que de trouver à travers
cette organisation un renouveau pour la programmation, c'est avant tout du
soutien, des conseils et des exemples que LOH reçoit
au sein de TEH. Même si le volet artistique est important dans les liens
entre les différents membres et permet d'organiser chaque année
dans les villes du réseau à tour de rôle des festivals
« Trans Europe Halles »111, il est important de comprendre
que c'est le fait d'entretenir des contacts avec des structures similaires par
le biais de réunions régulières qui a
présenté un grand intérêt pour le Confort Moderne.
Avec des lieux qui ont connu ou connaissaient à la même
époque les mêmes soucis : précarité des emplois,
mobilité des postes, autisme des municipalités etc. Alors que la
structure se sentait marginalisée, elle a pu trouver écho
auprès de nombreuses personnes du réseau : « Lors des
rencontres de leurs membres, ce sont aussi des savoir-faire qui sont
échangés »112 , elle y trouve « une boulimie
d'échanges qui finalement [les] a énormément
rapproché (beaucoup de
108 Le Confort Moderne, 10 ans de Confort Moderne :
1985-1995, 1995, p. 25.
109 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie »
(septembre 1986-juillet 1987), La Nouvelle République
du 15 mai 1987.
110 RAFFIN Fabrice, op. cit., p. 264.
111 L'étape de ce festival a lieu pour la première
fois en 1989 : ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie »
(septembre 1989-juillet 1990), Le Monde du 9 novembre 1989.
112 RAFFIN Fabrice, op. cit., p. 261.
problèmes communs, les expériences les plus
avancées donne des idées aux autres). »113
De plus, en intégrant le réseau TEH, le Confort
Moderne réaffirme son indépendance et l'aspect alternatif de son
action. Mrme dans la difficulté, c'est auprès d'un réseau
d'entraide formé par des structures soeurs que le centre culturel trouve
des solutions et non auprès des pouvoirs publics, qui semblent une
nouvelle fois fermer les yeux sur les difficultés qu'il rencontre. On
mettra cet aspect en contradiction avec le fait qu' « en avril 1988, le
Conseil de l'Europe a reconnu les initiatives artistiques et humaines du
Confort Moderne en le nommant Centre Culturel Européen
»114 et intègre un réseau de salles
européennes chapeauté par le Conseil. On remarque donc la
dualité qui s'opère, voyant une structure qui semble
marginalisée par les instances décisionnelles locales et
nationales mais reconnue par les organismes gouvernementaux européens.
Le Confort Moderne, à partir de 1987 fait donc partie intégrante
des dynamiques culturelles alternatives ou non européennes, mais
paraît connaître des difficultés à une échelle
plus grande.
B/ Le Confort Moderne et Poitiers : des doutes à
l'enracinement
Nous venons de le voir, le Confort Moderne semble entretenir
des relations difficiles avec la municipalité poitevine, ce qui
transparaît à travers les dossiers de subventions. En 1986, la
Ville délivre #177; en plus des 295 000 francs consacrés à
l'équipement de la salle de concerts #177; 100 00 francs pour la
structure et précise :
« Dans le contexte de rigueur budgétaire et de
difficultés économiques que nous connaissons, cette actualisation
représente un effort réel de notre Municipalité, qui
reconnait ainsi l'apport important de votre association dans la vie culturelle
de notre ville. »115
Cependant, en 1987, on constate seulement une subvention de
160 000 francs116 et aucune de la Direction Régionale des
Affaires Culturelles, qui aide LOH depuis
113 ADV : 1256 W 127 #177; 1988-1989 #177; DRAC -
Musique et Danse - LOH Poitiers #177; Dossier promotionnel de l'Oreille est
Hardie, saison 1988-1989, p. 8.
114 ADV : 1256 W 127 #177; 1988-1989 #177; DRAC -
Musique et Danse - LOH Poitiers #177; Dossier promotionnel de l'Oreille est
Hardie, saison 1988-1989, p. 1.
115 ACM : « Subventions », Dossier de
subventions (1985-1986), 1er janvier 1986.
116 Archives Municipales de Poitiers (AMP) : Liasse
4588 #177; 1983-1988 #177; L'oreille est hardie ~ Courrier de la
municipalité au Confort Moderne #177; 28 septembre 1987.
1980117 et subventionne le Confort Moderne de
façon importante (cette institution d'État decentralisee offre
ainsi 295 000 francs au Confort Moderne l'année de son ouverture pour
son equipement et 100 000 francs pour son fonctionnement, soit la même
chose que la Ville118). Les pouvoirs publics locaux #177;
municipalite et organismes d'État decentralises, le plus souvent
rattaches au ministère de la Culture et de la Communication : Fonds
d'Intervention Culturel, Fonds Régional d'Art Contemporain par exemple
#177; ont donc largement soutenu le projet Confort Moderne lors de sa
création, mais semblent d'en détacher une fois l'ouverture et le
lancement du lieu acté. Si le désengagement des organes
d'État (comme la DRAC) vis-à-vis de projets aussi atypiques que
celui de LOH peut se justifier par le changement de gouvernement survenu en
1986 après la victoire de la droite aux elections legislatives ~ qui
voit l'arrivée de François Léotard au sein du
ministère de la Culture et de la Communication avec Philippe de Villiers
comme ministre delegue, deux hommes qui « ont peu d'idées
personnelles développées en matière culturelle, peu de
relations organisees dans les milieux des arts »119 #177; la
position de la Ville de Poitiers semble plus complexe, sachant que la
municipalite socialiste conserve un volet culturel important, mais paraît
se detacher du Confort Moderne.
C'est finalement en 1988 qu'un réel tournant est
opéré et montre l'engagement de la municipalite pour le centre
culturel alternatif. Une reunion organisee dès la fin de l'année
1987, en novembre, et présidée par l'adjoint à la culture
de la Ville de Poitiers Jean-Marc Bordier, permet aux « jeunes
rockers a» d'exprimer les problèmes rencontres pour
developper leurs activites (notamment les repetitions) mais egalement pour
avoir accès aux spectacles des groupes emanant de cette scène,
malgré la présence du Confort Moderne. C'est lors de cette
réunion que germe l'idée de faire d' « un espace de 600
m2 jouxtant le bar [...] une salle de spectacles parfaitement
insonorisee »120, d'une capacité de 800
places.121 L'emprunt de 800 000
117 ADV : 1666 W 1- 1976-1984 #177; DRAC -
Manifestations culturelles - Historique de l'association l'Oreille est Hardie
-1981.
118 ACM : « Subventions »,
Récapitulatif des subventions accordées à l'Oreille
est Hardie, 1989.
119 DE WARESQUIEL Emmanuel (dir.), Dictionnaire
des politiques culturelles de la France depuis 1959, Paris, Larousse /
CNRS Editions, 2001, p. 368.
120 ADV : 1256 W 175 #177; 1987- DRAC - Musique et Danse - LOH
Poitiers #177; Dossier promotionnel du Confort Moderne f saison 1986-1987, p.
12.
121 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1987-juillet 1988), Centre Presse du 26 novembre
1987.
francs necessaire aux travaux est garanti par la
Ville122, qui finance egalement le processus d'insonorisation d'une
valeur de 35 000 francs.123 La salle est donc inauguree le 19
mars 1988 et donne un nouveau souffle au Confort Moderne, qui peut «
programmer des groupes plus connus, ce qui [leur] permettra de rentabiliser les
autres, inconnus du grand public »124. Il adopte par là
une politique de rationalisation de la gestion du budget et finit la saison
avec de nouvelles perspectives pour la suivante, comme celle #177; tenant
compte des plaintes des jeunes musiciens poitevins evoquees plus haut #177; de
developper les espaces de creation au sein du Confort Moderne, notamment les
boxes de repetition, « façon de repondre à une demande
toujours plus pressante des artistes de Poitiers [...] de plus en plus
demandeurs d'espaces de travail et de matériels. »125 Le
paroxysme de l'engagement de la Ville de Poitiers, mais aussi de la DRAC,
auprès du Confort Moderne est atteint quelques mois plus tard et
s'exprime à la suite du différend qui oppose LOH au proprietaire
des locaux du 185, Faubourg du Pont-Neuf. Depuis la fin de l'année 1987,
LOH a du mal à régler les factures qu'elle doit à Marcel
Breuil et se voit contrainte de delivrer des chèques sans
provision.126 En 1988, devant les retards de paiement, « le
proprietaire [demande] au tribunal d'expulser le locataire,
»127 et c'est finalement la municipalité qui
rachète l'ensemble des locaux pour en confier la gestion à LOH.
Si la situation paraît assez simple, il convient d'analyser les tenants
et les aboutissants de cet événement pour finalement nuancer
l'image de « sauveteur » revatue par la municipalité, mrme
s'il reste évident que sans ce rachat, le Confort Moderne n'aurait
jamais pu subsister. Par ailleurs, il est important d'expliciter le rôle
du Directeur régional des affaires culturelles du Poitou-Charentes,
Raymond Lachat, en poste de 1985 à 1997, qui a agi en coulisses. Selon
la presse locale, c'est lui qui a suggere au conseil municipal «
d'intervenir pour engager une procedure par le biais d'une declaration
d'utilite publique »128 et c'est aussi lui, selon
122 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1987-juillet 1988), La Charente Libre du 24 mars
1988.
123 ACM : « Subventions », Courrier de
la municipalité de Poitiers, 28 juin 1988.
124 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1987-juillet 1988), Centre Presse du 18 mars
1988.
125 ADV : 1256 W 127 #177; 1988-1989 #177; DRAC -
Musique et Danse - LOH Poitiers #177; Dossier promotionnel de l'Oreille est
Hardie, saison 1988-1989, p. 3.
126 ACM : « Baux », courrier de Marcel
Breuil, 21 octobre 1987.
127 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1987-juillet 1988), Centre Presse du 28 juin
1988.
128 Ibidem.
son témoignage, qui a par le biais de la DRAC
réglé les loyers de retards afin de faire baisser le prix des
locaux. Il explique :
, « Il était évident que si le
propriétaire virait les locataires, et qu'il nous vendait
le bâtiment après, il allait être en droit de nous
vendre le bâtiment beaucoup plus cher. Si le bktiment est libre
d'occupation, il se vend 10 ou 20% plus cher que s'il est occupé.
»129
Lachat réussit donc à éviter l'expulsion
de LOH, ce qui motive la municipalité à racheter les locaux
anciennement loués par l'association et à opérer la
transaction de 1,7 millions de francs130 en quelques semaines
(après le rachat, un contentieux opposera tout de mrme LOH et Marcel
Breuil au sujet d'une facture d'eau de décembre 1988 non
réglée jusqu'en 1991131, ce qui contraste largement
avec les rapports cordiaux des débuts entre les deux parties). La DRAC a
donc oeuvré pour pousser la municipalité à sauver le lieu,
ce qui montre son attachement et les liens entretenus par l'État avec le
Confort Moderne, qui est finalement un enfant de la décentralisation (en
témoigne la présence des ministres pour les inaugurations).
Néanmoins, si la Ville de Poitiers ne tarde pas à racheter le
185, Faubourg du PontNeuf, il est important de noter que ce choix est
réfléchi et ne constitue pas pour la municipalité une
prise de risque majeure dans le but de sauver le Confort Moderne. C'est encore
Lachat qui nous éclaire sur les modalités qui ont conduit
à cette décision municipale :
« La position du maire à l'époque,
c'était de dire « on achète mais de toute façon je
suis jà peu près sûr qu'on ne pourra pas vous laisser
là. On fera autre chose du terrain dans quelques années et puis
vous, on vous mettra ailleurs. a» [...] De toute façon, si un jour
le CM [Confort Moderne, nda] devait disparaître, on restait
propriétaires de bâtiments et on pouvait très bien les
réutiliser pour des constructions de logements sociaux [...] c'est une
relativement bonne opération en termes de foncier.
»132
Ce témoignage du Directeur Régional des Affaires
Culturelles est éclairant sur plusieurs points. Tout d'abord il montre
bien que la Ville, en devenant propriétaire des bWtiments occupés
par le Confort Moderne, peut disposer de l'avenir du lieu comme elle l'entend,
ce qui n'est pas sans constituer une menace en sachant qu'elle envisage
dès le départ le replacement du centre culturel, sans se soucier
de la dénaturation de celui-ci #177; ce qui remet largement en question
le statut
129 RAFFIN Fabrice, op. cit., p. 240.
130 AMP : Liasse 4588 #177; 1983-1988 #177; L'oreille
est hardie ~ Compte-rendu de la réunion au sujet du rachat de l'Hotel du
185, Faubourg du Pont-Neuf, entre Mr Breuil et Mme Bertrand #177;
1er février 1988.
131 ACM : « Baux », courriers de Marcel
Breuil, 21 décembre 1988, 30 mai 1989, 17 septembre 1990 et 27
février 1991.
132 RAFFIN Fabrice, op. cit., pp. 240-241.
d'indépendance du lieu, mrme s'il le conserve dans les
faits. Cette hypothèse émise par le maire s'explique par les
plaintes régulières des voisins du Confort Moderne qui
dénoncent les nuisances et les dégradations commises les soirs de
concerts et publient des pétitions.133 Par ailleurs, si ce
rachat passe pour un véritable sauvetage et une prise de risque de la
part de la municipalité, il semblerait bien que toutes les
possibilités de réhabilitation du lieu soient envisagées
sans la participation de LOH avant la transaction. La municipalité ne
croit donc pas à la viabilité du Confort Moderne et ne parie pas
sur sa survie. Elle porte un regard qui ne tient pas compte de la passion et de
l'attachement des membres de l'association faisant vivre ce lieu.
Cependant, mrme si l'idée fut évoquée en
coulisses, la relocalisation ne fût pas mise à l'ordre du jour. Le
Confort Moderne était sans doute suffisamment implanté dans le
tissu culturel poitevin pour qu'on modifie son emplacement. Si nous avons vu
précédemment que LOH a eu du mal à se coordonner avec les
autres associations poitevines, l'association parvient tout de mrme en juin
1988 à organiser, en collaboration avec l'Agora et le Puits de la
Caille, deux petits centres culturels de diffusion artistique de Poitiers, le
premier festival « Eat Some Rock » : une série de concerts se
déroulant sur deux jours dans chaque lieu à tour de
rôle.134 C'est aussi l'image d'un lieu réputé
à l'échelle nationale qui prévaut et qui incite
peut-être les pouvoirs publics à ne rien faire qui puisse mettre
en péril le fonctionnement du Confort Moderne.
C/ Une place importante de la scène alternative
hexagonale
En effet, depuis son ouverture, le Confort Moderne s'est
imposé sur la scène alternative hexagonale comme un lieu
important. Cette scène s'est largement développée
grâce à un système de solidarités, de
réseaux, dans lequel le centre culturel poitevin s'est beaucoup
impliqué. La programmation de soirées individuelles ou de
manifestations plus importantes témoigne de cet attachement à la
promotion des artistes français, résolument tournés vers
le rock, comme le laissent transparaître le nom de quelques
événements : « Rock Hexagonal Tendancieux » en 1986,
le
133 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1988-juillet 1989), La Nouvelle
République du septembre 1988.
134 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1987-juillet 1988), Centre Presse du 9 juin 1988.
« Challenge Hexagonal Rock » de 1987 et « Rock
en France » en 1989. Ces festivals sont l'occasion pour LOH de mettre en
valeur les talents des artistes français, connus ou non, mais aussi de
faire reconnaître la « culture rock » qui ne se
résume pas à des musiciens, mais englobe un ensemble de
composantes interdépendantes : labels, disquaires, fanzines
(médias indépendants réalisés par des amateurs
passionnés qui chroniquent et relaient des groupes et des informations
exclus de la presse traditionnelle), graphistes etc. Tous ces acteurs sont
régulièrement mis à l'honneur au Confort Moderne, qui
programme des soirées consacrées à certains labels #177;
par exemple #177; ce qui constitue une occasion de promouvoir les artistes que
ceux-ci produisent. Une soirée « Gougnaf Mouvement », label
indépendant datant de 1983 et originaire de Juvisy dans
l'Essonne135 a par exemple lieu en novembre 1988.136
Néanmoins, le Confort Moderne ne se contente pas de faire tourner des
groupes qui ont déjà une petite renommée à
l'échelle nationale dans le milieu rock, mais cherche
également à faire émerger des talents tout à fait
neufs. C'est le but du « Challenge Hexagonal Rock », dont le principe
réside dans le fait de faire jouer des groupes totalement amateurs,
novices (25 pour la région Grand-Ouest) sous forme d'une sorte de
concours, de tremplin pour leur permettre d'acquérir un peu de
notoriété. La finale de l'édition 1987 permet à six
groupes sélectionnés parmi les 25 de se produire sur la
scène du Confort Moderne le 23 octobre137, qui continue par
là à entretenir sa réputation de découvreur de
talents.
Le genre et la culture rock partagent donc la
programmation du Confort Moderne ~ et celle de LOH avant lui ~ avec, nous
l'avons vu, les musique traditionnelles, le jazz et les musiques
expérimentales. Ce brassage des genres, ce décloisonnement (y
compris dans la nature de diffusion culturelle : le Confort Moderne est aussi
impliqué dans le domaine de l'art contemporain) permet comme le souhaite
l'association, de faire se rencontrer des publics diversifiés, ne
répondant pas aux mêmes codes, « qui se lookaient
différemment »138, ce qui implique aussi la rencontre
entre des gens originaires de milieux sociaux différents. Loin de se
cantonner à une identité très stricte, qui renvoie
à une image uniforme rattachée à une scène
spécifique, le Confort
135 RUDEBOY Arno, op. cit., p. 167.
136 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1988-juillet 1989), La Charente Libre du 9 novembre
1988.
137 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1987-juillet 1988), Centre Presse du 15 octobre
1987.
138 Entretien avec Luc Bonet du label « On A Faim ! »,
propos recueillis le 14 janvier 2011.
Moderne fonde plutôt sa démarche sur l'innovation
à tout prix et ne défend aucun style plus qu'un autre : LOH
organise ainsi, avec les Jeunesses Musicales de France, un concert de
l'orchestre régional du Poitou-Charentes en février
1986139, un mois tout juste avant le début du festival «
Rock Hexagonal Tendancieux n° 3 ». Cette manifestation, qui a mis
« Poitiers à l'avant-scène du rock français
»140, a présenté aux Poitevins « pendant une
semaine, une sélection représentative des dernières
tendances de la culture rock (made in France) du moment
»141 conjuguée à la représentation de
quelques valeurs sûres de cette scène (comme les parisiens
Bérurier Noir, en pleine ascension, ou les Thugs
d'Angers, qui commencent à se faire un nom jusqu'aux États-Unis,
repérés par Jello Biafra, leader d'un des groupes phares
de la scène alternative américaine : Dead Kennedys)
confirmant le Confort Moderne dans son rôle de pôle culturel
alternatif d'influence. LOH a tenu lors de cette manifestation à
associer Poitiers dans son ensemble et la région alentour (pour «
travailler pour une vraie décentralisation régionale avec les
associations sur place, permettant le relai et le suivi de l'animation
»142) au rayonnement du lieu qu'elle gère. Le festival
s'est donc déroulé dans divers lieux de Poitiers et de la
région. L lycée des Feuillants et l'amphi J du campus ont alors
été mis à contribution et ont permis à LOH de venir
au plus près de leur public de prédilection : les jeunes, et
l'association parthenaisienne Diff'Art (qui compte d'anciens membres
de LOH) a accueilli quelques représentations au coeur de la Gktine deux
sévrienne. L'association a donc montré qu'elle savait se
détacher du Confort Moderne pour offrir un accès facilité
à la culture au public (qui est bien sûr à conjuguer avec
la politique de prix des places : entre 35 et 50 francs par concert), que ce
soit dans la capitale régionale, ou dans sa campagne environnante, mais
aussi pour « faire de Poitiers et sa région, durant une semaine, la
capitale du rock français. »143
On voit donc que le Confort Moderne se trouve au coeur de la
frange alternative du rock français, ce qui se manifeste par la
profusion d'articles faisant l'éloge du lieu dans la presse
spécialisée d'une part, mais aussi dans la petite presse
amatrice, les
139 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1985-juillet 1986), Centre Presse du 13
février 1986.
140 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie »
(septembre 1985-juillet 1986), Centre Presse du 3 mars 1986.
141 ACM : « Divers », Pré-projet
de Rock Hexagonal Tendancieux n° 3, 1986, p. 1.
142 ACM : « Divers », Pré-projet
de Rock Hexagonal Tendancieux n° 3, 1986, p. 3.
143 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1985-juillet 1986), Centre Presse du 12 mars
1986.
fanzines, qui constituent un element important au sein de ce
courant. La salle poitevine s'inscrit donc pleinement dans la dynamique de ce
mouvement et participe pleinement à sa structuration en proposant un
lieu d'expression aux artistes qui le composent et le popularisent jusqu'en
1989.
Cette première partie nous a donc permis de constater
que l'activité culturelle alternative à Poitiers s'est
progressivement structurée entre 1984 et 1989 et s'est principalement
exprimée à travers l'action de l'association L'oreille est
hardie, d'abord seule, puis au sein du Confort Moderne, centre de
diffusion qui a permis d'amplifier cette action, de lui donner
différentes formes (à travers la galerie d'art contemporain mais
aussi grâce aux compagnons de route qui se sont installes dans la cour,
faisant du Confort Moderne un veritable pôle culturel alternatif) et de
l'implanter profondément dans l'agenda culturel de la Ville.
Précurseurs dans la programmation qu'ils ont offerte à la
population de Poitiers, les membres de LOH l'ont aussi été
à travers l'ouverture de ce lieu en 1985. De nos jours, le Confort
Moderne s'inscrit dans un large panel de salles diffusant des musiques
amplifiees, mais lors de sa creation, celui-ci etait relativement en avance sur
son temps et se trouvait par-là même un peu isole. Il a fallu
attendre la fin des annees 1980 pour voir se developper des structures
delivrant des manifestations du même type, bien que ne beneficiant pas
des mêmes specificites dans leur creation. Gerôme Guibert nous
l'explique très bien :
« A côté des figures traditionnelles
d'entreprises culturelles incarnées par les modèles
ideal-typiques de « l'entrepreneur privé » et du «
thé~tre public », apparaît à compter de la fin des
années 1980 un nouveau type d'acteur à l'économie hybride,
en parti autofinancé et en parti subventionné, mais oI persiste
aussi une part d'économie non monetaire basee sur la reciprocite et le
don/contre don (ne serait-ce que par l'importance du benevolat). »144
Dès 1985, nous avons donc vu que le Confort Moderne
repond à ces critères, le bar et les recettes des manifestations
finanwant une partie du budget, le reste etant tant bien que mal assume par les
aides des differentes institutions municipales ou de l'État #177; avec
qui les relations entretenues ont pu être difficiles. A mi-chemin entre
une institutionnalisation complète et l'absence de formalisme, voire
l'illégalité, le
144 GUIBERT Gerôme, « Les musiques
amplifiees en France, phenomènes de surface et dynamiques invisibles
», dans Réseaux, 2/2007 (n° 141-142), p. 302.
Confort Moderne correspond parfaitement au schéma
général de ce que Guibert définit comme une scène
locale, en reprenant les préceptes du Do It Yourself, tout en
s'inscrivant dans la politique culturelle de la Ville :
Le secteur des musiques amplifiées. Topographie
socio-économique145
Le Confort Moderne a donc réussi à se placer de
manière novatrice dans les dynamiques artistiques à
différentes échelles, en réussissant à faire de
l'action culturelle un rempart à l'exclusion, un vecteur d'insertion,
sans que cette portée sociale ne prenne le pas sur la dimension
artistique du lieu. Le centre culturel a donc pu favoriser et accompagner la
montée en puissance de courants musicaux nouveaux, notamment en France
avec l'explosion du rock alternatif, qui devait s'éteindre en
1989. Notre deuxième partie va donc essayer de voir si la
prétendue mort du mouvement alternatif devait avoir une incidence sur la
survie du Confort Moderne et la vie culturelle alternative poitevine en
général.
145 GUIBERT Gérôme, op. cit.,
p. 303.
Deuxième Partie #177; 1989-1992 : Entre mort
nationale et explosion locale ?
A-t-on pu assister ou non à Poitiers à
l'apogée puis au brusque essoufflement du mouvement alternatif ? Fut-ce
la fin des structures constituant la scène locale poitevine, à
l'image de la situation globale en France et si l'on en croit les thèses
relayées par l'historiographie concernant ce sujet ? Les bornes
chronologiques de ce chapitre vont nous permettre d'envisager cette
montée en puissance de la scène, en constatant notamment
l'émergence de nouveaux acteurs importants au sein de cette
scène, tout en ayant un recul temporel nécessaire pour
appréhender leur évolution et ainsi donner écho ou non aux
idées reçues relayées par les écrits relatifs
à notre thème de recherche.
I- La fondation de la Fanzinothèque de Poitiers
: la presse alternative comme complément de la scène poitevine
préexistante
La Fanzinothèque ouvre ses portes pour la
première en fois en novembre 1989, à l'occasion du festival
« Trans Europe Halles » organisé par le Confort Moderne, dans
les murs duquel le petit local trouve sa place.146 «
Première bibliothèque du genre en Europe »147,
voire au monde, par sa longévité et par la richesse de son fonds,
nous allons au cours de cette partie essayer d'analyser l'origine, la nature et
le fonctionnement de ce lieu hors du commun ainsi que son inscription dans les
dynamiques alternatives à différentes échelles.
A/ Poitiers : un espace propice à la création
de la Fanzinothèque
Comme nous venons de le signifier, la Fanzinothèque est
un lieu unique, qu'on ne trouve qu'à Poitiers. La définition
préalable de son action va nous permettre de mettre en lumière
les facteurs propices à l'implantation d'une telle structure
précisément dans la ville de Poitiers. Son nom,
déjà peu commun, donne assez facilement une idée de son
activité. Il se découpe en deux pour donner « fanzine »
-
146 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1989-juillet 1990), La Nouvelle République du
15 novembre 1990.
147 ADV - 1880 W 1 - DRAC #177; 1993 #177; Services du
livre et de la lecture #177; Article paru dans Ecouter Voir,
été 1991 (n° 8).
« othèque », ce qui laisse deviner « un
lieu d'archivage, de stockage, de conservation, de consultation et de lecture
des fanzines. »148 Relativement marginal, ce type de production
demande une définition précise pour comprendre l'intér~t
d'un tel lieu :
« A côté des magazines professionnels, les
fanzines constituent une source alternative d'informations et de promotion du
champ musical. Ce média se distingue fondamentalement de la presse
dominante par trois caractéristiques essentielles : un manque de capital
économique, une absence de professionnalisation et des réseaux de
distribution non institutionnels. »149
Ce type de presse répond parfaitement aux
préceptes Do It Yourself, puisqu'il a émergé au
moment oil les formations musicales ne trouvaient pas de lieux pour se produire
sur scène et ne trouvaient aucun écho au sein de la presse
traditionnelle. Ce sont donc les amateurs de ces nouvelles musiques qui se sont
improvisés rédacteurs en chef de leur propre « magazine de
fanatique » (fanzine est en fait la contraction du terme « fanatique
» et « magazine ») pour les soutenir et les promouvoir. Il est
donc tout naturel que cette presse amateur ait largement contribué
à l'émergence du mouvement alternatif tout en y étant
largement associée en tant que composante essentielle. Accompagnant
l'ascension de celui-ci, le nombre de titres a largement augmenté durant
les années 1980, notamment pendant la fin de cette décennie et le
début des années 1990, car « les fanzines arrivent
après la musique. »150 Cependant, ce type de presse
underground « [faite] par des amateurs pour des amateurs
»151 est souvent resté de ce fait réservé
à un cercle restreint d'initiés, assez impliqués dans la
vie de la scène pour échapper aux contraintes liées aux
faibles tirages et aux réseaux de distributions parallèles
rendant difficile l'accès aux fanzines. L'un des objectifs principaux de
la Fanzinothèque a donc été de « faire
connaître la culture zine »152 comme l'explique Didier
Bourgoin153, membre fondateur du lieu, et de vulgariser un type de
documentation peu reconnu.
148 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1988-juillet 1989), La Nouvelle République du
22 avril 1989.
149 ETIENNE Samuel, « First & Last &
Always » : les valeurs de l'éphémère dans la presse
musicale alternative », dans Volume !, 2003 (n° 1), p. 5.
150 Entretien avec Gilles et Marie de la
Fanzinothèque, propos recueillis le 31 janvier 2011.
151 Ibidem.
152 MOUILLE Thierry, op. cit. (source
audio-visuelle).
153 Premier « directeur a» de la
Fanzinothèque de Poitiers, Didier Bourgoin a largement oeuvré au
sein de la scène alternative de Poitiers, notamment au sein de l'AMP et
de la boutique de disques que cette association gérait : la Nuit
Noire.
Dans ce but, l'implantation d'une structure propre à
concrétiser cet objectif semblait appropriée dans la ville de
Poitiers, qui entretenait des rapports particuliers avec le monde des fanzines
et constituait une place importante de la petite presse parallèle dans
les années 1980. En effet, tout d'abord en terme de production de
fanzines, la capitale régionale a été le berceau de
nombreux titres dès la fin des années 1970. Témoin de
l'intér~t de certains Poitevins pour la presse alternative, un premier
organe de distribution éphémère est monté de
façon spontanée par « Alain Bobant, inventeur du mot «
fanzinothèque » en 1972. »154 Celui-ci
s'était constitué un petit stand facilement amovible qu'il
plaçait devant le cinéma qui se trouvait au 94, avenue de la
Libération, oil siège actuellement le magasin de meubles «
Groupe Anti Gaspi. » Ce premier kiosque de presse alternative #177; qui a
certainement inspiré les créateurs de la Fanzinothèque
pour le choix du nom #177; et la date de sa création sont significatifs
de l'attrait précoce de certains Poitevins pour la presse
parallèle, qui n'en est vraiment à l'époque qu'à
ses balbutiements, et reste très confidentielle. Cet engouement s'est
retrouvé dès le début des années 1980 par la
production, et non plus seulement par la diffusion, de quelques titres
accompagnant l'explosion du mouvement punk et ses retombées en
France. « Il y a eu des fanzines depuis vachement longtemps sur Poitiers.
Tant Qu'il y Aura du Rock, des mecs qui ont commencé à
13 ans »155 et dont l'un d'entre eux, David Dufresne, est
aujourd'hui un journaliste indépendant reconnu ayant travaillé
pour le quotidien Libération ou la chaîne d'information
i-Télé. Poitiers constitue donc un terreau propice
à l'édition de fanzines, avec des auteurs de talent, et on ne
peut exclure comme facteur de profusion l'action de LOH qui donne de la
matière aux rédacteurs. Didier Bourgoin explique ainsi : «
Quand je faisais des fanzines, ça répondait au nombre de concerts
dans ma ville. [...] C'était en fonction des concerts que L'oreille est
hardie faisait venir. »156 Ces propos sont confirmés par
Marie Bourgoin157 : « il y'avait le Confort Moderne qui a
vachement boosté aussi quand mrme, c'était cool d'avoir
un truc culturel, alors ça te donne envie de faire un fanzine, de
raconter des trucs. »158 Les manifestations organisées
dans le début des années 1980 par LOH #177; et notamment le
154 Fanzinothèque de Poitiers, 30 ans de
fanzines à Poitiers, octobre 2009, p. 1.
155 Entretien avec Gilles et Marie de la
Fanzinothèque, propos recueillis le 31 janvier 2011.
156 Radio Libertaire, « Le Fanzine
», dans Offensive Sonore du 14 octobre 2010.
157 Faisant partie de l'AMP, Marie Bourgoin a
accompagné les débuts de la Fanzinothèque. Elle fait
aujourd'hui partie des 5 salarié gérant le lieu, et s'occupe de
la partie documentation.
158 Entretien avec Gilles et Marie de la
Fanzinothèque, propos recueillis le 31 janvier 2011.
Meeting de 1983- ont donc donne du grain à moudre aux
redacteurs de fanzine qui pouvaient ainsi relayer des informations sur des
groupes nouveaux et importants : Didier Bourgoin realise ainsi le premier
interview du groupe Sonic Youth dans un fanzine français.
A ces fanzines accompagnant l'ascension des musiques
amplifiées relayées par LOH, il convient d'ajouter un autre type
de presse amateur (qui reste tout de mrme liee aux fanzines rock),
très implantee à Poitiers et qui joua un rôle important
dans l'ouverture de la Fanzinothèque : la presse lyceenne. Se
developpant dans le courant des annees 1980 dans les lycees Victor Hugo,
Camille Guerin et Alienor d'Aquitaine159, les fanzines lyceens
abordent des sujets plus vastes que les fanzines musicaux ou politiques tout en
reprenant certains des mêmes thèmes :
« Le journal lycéen c'est soit pour, soit
contre le bahut. Ca parle que du bahut, soit c'est pour
les profs, soit c'est contre les profs. Ca n'a pas à voir vraiment avec
les fanzines, mais ça peut deboucher sur quelque chose comme ça.
»160
La presse lyceenne est donc quelque peu decriee par le milieu
des fanzines rock ou bande dessinee, mais elle est aussi dans certains
cas beaucoup plus mediatisee et mise en valeur. Le cas de Poitiers a ete
significatif dans cette mediatisation, notamment à travers
l'organisation dès 1988 du festival « Scoop en Stock ». La
première edition se tient à la Maison de la Culture et des
Loisirs en mars 1988 et la deuxième a lieu l'année suivante au
lycée du Bois d'Amour, avec un battage mediatique relativement
important, facilite par la presence de journalistes du Monde, de
Télérama et par le soutien des institutions lyceennes et
municipales. Cette manifestation fait de Poitiers selon la presse locale, la
« capitale du Fanzine »161, ce qui n'est pas sans rappeler
les articles qualifiant cette même ville de capitale du rock
pour évoquer l'action de LOH. La capitale du Poitou-Charentes semble
donc décidément à l'avant-garde de la culture alternative
française.
On remarque donc que la presse alternative, que ce soient les
fanzines underground reserves aux inities ou les journaux lyceens,
plus soutenus par les institutions, sont implantes et foisonnent à
Poitiers. Decoulant des rapports chaleureux entretenus entre la municipalite et
les redacteurs de journaux lyceens,
159 Fanzinothèque de Poitiers, 30 ans de
fanzines à Poitiers, octobre 2009, p. 3.
160 Ibidem.
161 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie »
(septembre 1988-juillet 1989), La Nouvelle République
du 5 avril 1989.
l'idée de créer une Fanzinothèque fixe
germe dès le début de l'année 1988, lors de la
deuxième réunion du Conseil communal des jeunes, ou CCJ.
Correspondant à la politique de gestion de la jeunesse qu'on a vu
transparaître au sein du Confort Moderne, la ville de Poitiers a mis en
place dès octobre 1987 un Conseil Communal des Jeunes censé
répondre aux attentes de cette catégorie de population. Ainsi,
lors de la seconde réunion de l'institution le 9 janvier, « un mec
branché de Camille Guérin, Nicolas Auzanneau a
présenté un projet de « fanzine-othèque » au
Confort Moderne. On pourrait y lire tous les journaux écrits par des
amateurs. »162 Cette proposition va donc dans le sens
d'un lieu de consultation de la presse produite dans les
lycées. Conformément au vote effectué lors de cette
séance du CCJ, le projet est examiné par la mairie qui
débourse 287 000 F.163 pour aménager un lieu « de
stockage, d'archivage et de consultation »164 au sein du
Confort Moderne (qui semblait tout naturellement désigné pour
accueillir ce type de structure renforçant son rôle de pôle
culturel alternatif), et prévoit d'employer une personne pour faire
fonctionner le lieu de façon permanente. La Fanzinothèque n'est
donc pas une structure qui a été créée par les
acteurs qui la font vivre, mais elle est née d'une volonté
municipale motivée par les aspirations de la jeunesse poitevine à
avoir un lieu oI stocker et consulter la presse qu'elle produisait. Didier
Bourgoin, le premier employé qui a dirigé la Fanzinothèque
ne s'en cache pas :
« En fait c'est pas mon idée. Moi je faisais des
fanzines, j'avais un magasin de disques qu'on avait avec une association
[« La Nuit Noire » gérée par l'AMP nda], on
était assez anti-subventions, on faisait des concerts. Et on vient me
trouver, un jeune mec, ça s'appelait le CCJ. Ils voulaient une
fanzinothèque parce que dans leurs bahuts, ils faisaient tous des
journaux lycéens. »165
Une fois les aménagements effectués dans le
petit local donnant sur le bar du Confort Moderne et Didier Bourgoin
engagé par la mairie, la Fanzinothèque ouvre ses portes à
l'occasion du festival « Trans Europe Halles » organisé en
novembre 1989 par le Confort Moderne. Il va désormais nous falloir voir
comment la structure, tout en étant née des décisions
municipales, a réussi à se faire une place au sein du mouvement
alternatif français.
162 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1987-juillet 1988), La Nouvelle République du
10 janvier 1988.
163 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1987-juillet 1988), Centre Presse du 26 mai 1988.
164 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1988-juillet 1989), Poitiers Magazine d'avril
1989.
165 Radio Libertaire, « Le Fanzine
», dans Offensive Sonore du 14 octobre 2010.
B/ Du lieu de stockage de la presse lycéenne au
temple du fanzinat français : l'appropriation du lieu par ses
acteurs
Nous venons de le voir, la Fanzinothèque a
été créée sur une décision de la
municipalité de Poitiers, à la demande du CCJ, afin de stocker et
de consulter la presse amateur émanant principalement des lycées.
Mrme les statuts de l'association n'ont pas été
rédigés avec les acteurs du lieu : ils ont été
pensés par les institutions municipales et lycéennes
représentées par Mireille Barriet (qui présidait le CCJ
à l'origine de la décision) et par Pascal Famery, ainsi que par
Fazette Bordage du Confort Moderne (qui ne faisait
qu'accueillir le lieu, sans avoir de prise sur le
fonctionnement de la Fanzinothèque). Cela a donc donné des
statuts très stricts avec des directives précises quant au
fonctionnement interne de l'association, régi par non moins de 17
articles fixant les modalités de votes, d'éligibilité
etc.166 Qu'il s'agisse du mode de création, ou de la nature
des documents archivés #177; bien que certains se démarquent des
journaux purement axés sur la vie de l'établissement scolaire ~
on voit donc bien que la Fanzinothèque n'a pas au premier abord les
caractéristiques des structures alternatives telles que nous les avons
déjà envisagées, dans le sens ou ce ne sont pas les
acteurs du lieu, ceux qui l'ont fait vivre, qui ont investi un lieu
par-euxmêmes pour ensuite mettre les pouvoirs publics devant le fait
accompli. Il faut toutefois noter la réputation acquise par la structure
dans le mouvement alternatif, qui trouve un large écho à travers
toute la France. Alors que les rédacteurs de fanzines auraient pu
aisément tourner le dos à un tel établissement
émanant directement des pouvoirs publics, et censée
répertorier une presse issue des lycées #177; ce qui se
démarque de l'éthique indépendante des fanzines
alternatifs ~ la Fanzinothèque s'est rapidement constituée un
fonds conséquent de productions écrites portant sur
différents sujets (musique, politique, bande dessinée,
science-fiction etc.) venant « des quatre coins de la France et de
l'Europe. »167 Pour comprendre cette inscription quasi-directe
de la structure au sein des dynamiques de la presse underground
difficile d'accès, il convient d'expliciter le choix pertinent ayant
été fait par le CCJ pour la personne devant diriger et tenir le
lieu. Comme nous l'avons déjà mentionné, c'est Didier
Bourgoin qui fut salarié par la mairie dès le début,
même si cet emploi a
166 ADV - 1880 W 1 - DRAC #177; 1993 #177; Services du
livre et de la lecture #177; Statuts de l'association de gestion de la
Fanzinothèque.
167 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1989-juillet 1990), La Nouvelle République du
15 novembre 1989.
pu poser quelques problèmes de conscience à
l'intéressé, « anti-subvention » comme il se
définissait lui-même dans une citation mentionnée plus haut
:
« Derrière, c'était une volonté
municipale. La mairie en créant la Fanzino mettait des moyens
financiers, non seulement des moyens financiers mais aussi salarier la
personne, en l'occurrence moi. Ça, déjà
intellectuellement, ça me grnait. »168
C'est finalement l'alliance entre une activité
enrichissante personnellement et un apport financier non négligeable
qui a poussé Didier Bourgoin à accepter le poste : « on
avait déjà 3 enfants, j'avais plus de boulot depuis que
j'étais plus pion, j'avais passé tous les exams, pour être
conservateur de musée tout ça, mais ça me plaisait pas.
»169 Cette proposition d'emploi arrivait donc à point
nommé et lui permettait de s'impliquer de façon professionnelle
dans un domaine qui le passionnait depuis plusieurs années : les
fanzines et la culture rock en général. C'est donc sous
son impulsion que la Fanzinothèque est très vite passée
d'un simple lieu de stockage pour journaux lycéens à un fonds
répertoriant un grand nombre des titres issus du fanzinat
français et européen. « En fait, comme Didier était
déjà disquaire, il avait déjà des fanzines dans la
cour, [...] on a dévié assez facilement sur les
rockzines, et puis c'était en pleine explosion, il y'en avait
plein, c'était vraiment la période d'or. »170
Détournant, ou plus justement dépassant en quelque sorte les
volontés municipales, ou plutôt celles du CCJ #177; la mairie
ayant seulement financé la création de la structure ~ Didier
Bourgoin a créé un lieu bien plus riche qu'un entrepôt de
journaux lycéens, en profitant du manque d'intérIt de la mairie
pour ce lieu d'un genre nouveau : « il se trouve que la ville n'a pas
tiqué plus que ça, enfin elle n'est pas venue voir non plus ce
qui se passait dans les contenus, donc liberté, quoi. On a
dévié un peu sur le rock. »171
Ayant désormais mis en lumière les moyens par
lesquels Didier Bourgoin avait réussi à donner à la
Fanzinothèque une image détachée de celle d'un lieu
institutionnel, il va désormais nous falloir expliquer les raisons qui
ont pu permettre la constitution d'un fonds aussi riche et
diversifié. Tout d'abord, nous l'avons déjà
souligné, mettre Didier Bourgoin à la tête de ce lieu
était déjà très pertinent. Très
impliqué dans le milieu alternatif français, c'est lui qui tenait
la boutique « La Nuit
168 Radio Libertaire, « Le Fanzine
», dans Offensive Sonore du 14 octobre 2010.
169 Ibidem.
170 Entretien avec Gilles et Marie de la Fanzinothèque,
propos recueillis le 31 janvier 2011.
171 Ibidem.
Noire » située dans la cour du Confort Moderne,
dont nous avons auparavant montré la renommée nationale voire
internationale à travers le témoignage de Fabrice Tigan. En
outre, cette même boutique était, rappelons-le gérée
par l'AMP, dont Didier Bourgoin faisait partie dès le début, et
qui a contribué à faire venir à Poitiers de nombreux
groupes alternatifs, dont Bérurier Noir en 1984. Didier
Bourgoin se constitue donc à travers cette association un ensemble de
contacts qui lui ont permis de faire de « la Nuit Noire » une
boutique de disques très bien fournie, que ce soit en supports vinyles,
mais aussi en fanzines, pour lesquels le disquaire se passionne. Dès le
début, la Fanzinothèque bénéficie donc de « sa
collection personnelle, histoire de gonfler les rayons »172
mais aussi des contacts accumulés durant toute son activité au
sein du milieu associatif alternatif et dans le milieu du fanzinat. Didier
Bourgoin a en effet contribué à la rédaction de quelques
fanzines : très lié à l'AMP, dont les deux auteurs sont
les « chevilles ouvrières »173, « Arsenal
Sommaire Poitiers » est un fanzine d'informations relatives au
rock régional. Didier Bourgoin cumule donc un certain nombre
d'activités, notamment au sein de l'AMP, à l'image de nombreux
producteurs de fanzines, ce qui lui fournit un nombre conséquent de
relations :
« L'implication des acteurs d'un fanzine se limite
rarement à la seule édition de celui-ci. Nombre d'entre eux
jouent dans un groupe, animent en parallèle des émissions de
radio, organisent des concerts, produisent des compilations K7, vinyles ou CD,
animent un réseau de distribution de disques, K7 et d'autres fanzines.
»174
L'attrait du fanzinat national lié à la
scène alternative pour la Fanzinothèque s'est donc
développé tout naturellement, et son patron l'explique simplement
: « Moi je connaissais déjà tous les fanzines qui
existaient. On correspondait. »175 Marie Bourgoin, qui
rédigeait Laocoon (très orienté vers le
rock) avec Didier Bourgoin, détaille un peu plus ce processus
:
« On faisait des fanzines avant que la Fanzino existe, on
avait déjà tout un réseau : on correspondait, par courrier
a l'époque, on se baladait dans la France, on connaissait
déjà le réseau des fanzines... Donc après, on a
fonctionné exactement de la mrme manière. [...] C'est pour
ça que c'est bien passé d'ailleurs auprès des fanzines.
Parce que ça aurait pu être perçu comme un truc
institutionnel, et puis non pas du tout. »176
172 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1989-juillet 1990), La Nouvelle République du
15 novembre 1989.
173 Fanzinothèque de Poitiers, 30 ans de
fanzines à Poitiers, octobre 2009, p. 12.
174 ETIENNE Samuel, op. cit., p. 25.
175 Radio Libertaire, « Le Fanzine
», dans Offensive Sonore du 14 octobre 2010.
176 Entretien avec Gilles et Marie de la
Fanzinothèque, propos recueillis le 31 janvier 2011.
Dès le départ, la renommée de Didier
Bourgoin et de son entourage proche, qui °oeuvrait de façon
bénévole mais très impliquée au fonctionnement de
la Fanzinothèque, a permis au fonds de s'enrichir gr~ce à l'envoi
spontané des productions de nombreux auteurs de fanzines, qui voyaient
en elle la formidable entreprise d'archivage et de communication d'une presse
théoriquement condamnée à une existence non seulement
confidentielle mais aussi éphémère. Par ailleurs,
l'équipe de la Fanzinothèque, Didier et les
bénévoles, ont tout fait pour se décloisonner des locaux
du Confort Moderne dans le but de faire connaître son action, au plus
près des rédacteurs de fanzines, mais aussi des lecteurs. Cela
s'est traduit par la présence de stands sur de nombreuses manifestations
culturelles françaises, dont le festival de la Bande Dessinée
d'Angoul3me. Didier Bourgoin a ainsi dépassé son rôle de
salarié qui aurait pu rester cantonné dans son local à
classer les fanzines, pour sillonner les routes et faire connaître la
structure ; la passion et le militantisme culturel ayant pris le pas sur la
simple activité professionnelle. Le Fanzinothécaire se souvient
:
« En 1990 on allait partout quoi. On était sur
tous les fronts. Je partais avec ma voiture avec des caisses de fanzines, et
j'allais me faire voir parce que les gens demandaient : « C'est quoi une
Fanzinothèque ? Qu'est ce qu'ils veulent ? » Donc de visu ce sera
mieux. »177
La Fanzinothèque ne se résume donc pas à
un local de stockage et de consultation, jà un simple lieu, mais marque
son action par l'organisation d'événements de grande ampleur : le
festival « Trans Zines en Halles » de 1990, associé au «
Trans Europe Halles » du Confort Moderne a presqu'éclipsé ce
dernier, si l'on en croit la presse locale qui titre alors « Fanzines et
rock = mariage. »178 Elle reste très
associée au milieu associatif, en témoigne son fonctionnement qui
reste simpliste malgré les contraintes précises exprimées
dans les statuts: « il y'a une association avec un C.A., avec des
adhérents qui viennent emprunter. Le C.A. a un bureau et après il
y'a 5 salariés »179 (un en 1989, puis deux en 1993, pour
arriver à cinq de nos jours). Cet attachement à ce milieu
à donc permis de fédérer beaucoup de personnes autour des
événements organisés par la Fanzinothèque. Voyons
désormais
177 Radio Libertaire, « Le Fanzine
», dans Offensive Sonore du 14 octobre 2010.
178 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie »
(septembre 1990-juillet 1991), La Nouvelle République du 13
novembre 1990.
179 Entretien avec Gilles et Marie de la
Fanzinothèque, propos recueillis le 31 janvier 2011.
comment l'événementiel E entre autres #177; a pu
constituer un element determinant dans la duree de vie de la structure.
C/ L'événementiel professionnalisant et un
matériau inépuisable comme facteurs de durabilité
Ce sont finalement les moyens amenant au développement
d'une activité evenementielle regulière qui vont nous interesser
pour mettre en lumière les aspects qui ont permis à la
Fanzinothèque de se maintenir dans le temps. Ces moyens sont explicites
par Didier Bourgoin :
« J'ai embauché des personnes assez proches de
moi, que je connaissais, qui faisaient du bénévolat. [...] J'ai
utilisé tous les dispositifs d'aide à l'emploi, pour constituer
une equipe. Je me suis dit : « il faut que cette structure dure, pour
cette memoire. » Et c'est pour ça que je me suis mis assez vite
à organiser de l'événementiel. » 180
A l'image du Confort Moderne qui a aussi constitué,
nous l'avons vu, un moyen de creer des emplois pour la jeunesse, la
Fanzinothèque revêt egalement cette fonction qui semble largement
determinante pour la survie du lieu, ce qui a bien ete compris par Didier
Bourgoin qui associe directement duree et professionnalisation. Marie Bourgoin
fait egalement ce parallèle et prend egalement pour appuyer cette
thèse l'exemple d'autres villes en France :
« Il y'a eu des tas de gens qui ont créé
des Fanzinothèques, des coins... des choses... Seulement, ça a
toujours fonctionné sur du bénévolat. Forcément au
bout d'un moment, les gens ils s'épuisent, ils cherchent du
travail, ils s'en vont et puis voilà, les choses se plantent
quoi. Et ici, c'est pourquoi ça dure depuis 20 ans, c'est parce qu'il
y'a des salariés quoi. Avec une subvention assez... assez importante
pour faire des actions. »181
Comme nous l'avons déjà vu pour le cas de LOH,
le bénévolat est encore une fois bien montré comme une
source d'épuisement qui condamne les structures à
l'épuisement et souvent à la dissolution (à l'image des
tentatives de créer des fanzinothèques ailleurs dans l'hexagone).
De plus, cette fois-ci, un element est à prendre en compte et à
mettre en parallèle directe avec cette professionnalisation : il
s'agit de la volonté, du soutien et de l'attitude de la
mairie, qui a semble-t-il largement favorise la longevite de la
Fanzinothèque. Si les subventions en ellesmêmes sont evoquees, il
faut aussi expliciter le rôle de certains membres du conseil municipal,
et plus precisement celui de Mireille Barriet, qui presidait le CCJ de 1988
180 Radio Libertaire, « Le Fanzine », dans
Offensive Sonore du 14 octobre 2010.
181 Entretien avec Gilles et Marie de la
Fanzinothèque, propos recueillis le 31 janvier 2011.
et qui « avait defendu la culture crade contre la culture
clean. C'est une prise de position assez courageuse et pas si
frequente que ça. »182 Certains membres des instances
municipales ont donc largement soutenu ce type d'initiatives, mrme si cela peut
contraster avec le fait que la mairie ne s'est également que peu
intéressée aux activites de la Fanzinothèque. Ce
desinterêt #177; finalement un peu synonyme d'indépendance I a eu
l'effet bénéfique de laisser les mains libres à
l'équipe gérant le lieu, qui aurait pu être contrainte de
mieux respecter les objectifs initiaux (c'est-àdire se contenter de
repertorier des journaux lyceens) ou même censuree, comme ce fut le
cas lors d'un des rares contacts directs entre des membres de la mairie et
les fanzines lorsqu'un numéro de « Canicule » avait fortement
deplu à Jacques Santrot, qui avait porte plainte contre le journal, le
condamnant ainsi à la cessation d'activité. « S'ils avaient
dû venir lire les contenus, euh je crois que la Fanzinothèque
aurait dû fermer direct. Ca c'est clair. »183 L'attitude
de la mairie de Poitiers a donc permis au lieu de se developper en toute
independance de ton, un trop fort contrôle des contenus ayant
sûrement pu deboucher sur la fin de la Fanzinothèque.
L'autre facteur tient à la nature des documents qu'elle
répertorie. Comme nous l'avons dit, les membres de la structure sont
suffisamment impliqués dans le monde des fanzines et du mouvement
alternatif pour recevoir de façon regulière des productions des
quatre coins de la France (la Fanzinothèque continue par exemple
à recevoir entre 50 et 100 fanzines par mois), ce qui leur fournit une
charge de travail assez importante pour classer et archiver tous ces fanzines
durant plusieurs mois, voire plusieurs annees. De plus, l'autre fonction de la
Fanzinothèque est également de conserver des archives
passées. Rappelons que l'une des caractéristiques principales du
fanzine est sa duree de vie très courte, son faible nombre de numeros,
qui sont dus à la precarite du statut de ses auteurs. La
Fanzinothèque regorge donc de revues amateurs dont les parutions sont
achevees depuis bien longtemps, mais qu'elle conserve et communique au public.
La structure joue donc le double rôle de repertorier la presse actuelle
et de conserver les anciens titres. Donc même si le genre du fanzine, si
la presse alternative etait condamnee à disparaître
definitivement, ce qui n'est pas à l'ordre du jour, les membres de la
Fanzinothèque continueraient tout de même leurs activites de
conservateurs de ce type d'archives atypiques. Le lieu
182 Ibidem.
183 Ibidem.
cumule finalement les fonctions de fonds documentaire, mais
aussi quelque part de musée, dans le sens oE une part du travail
effectué tient à la constitution d'un fonds regroupant des
documents de même type, mais également parce que la nature
même de ces documents #177; pour lesquels la dimension esthétique
joue un grand rôle ~ implique une mise en valeur différente de
celle de productions écrites traditionnelles (d'autant plus lorsque les
fanzines témoignent d'une époque révolue). Oscillant sans
cesse entre ces deux caractéristiques, « le fanzine
s'éloigne du média de production massive, pour se rapprocher de
la création artistique. »184 Ces fonctions
interdépendantes et sa situation privilégiée et reconnue
au sein de la presse alternative française permettent donc à la
Fanzinothèque d'envisager un avenir lointain.
Nous avons donc pu voir que si la Fanzinothèque
était née d'une décision municipale, les acteurs la
faisant vivre l'avait très vite inscrite au sein des dynamiques
alternatives hexagonales, dans lesquelles ils s'étaient
déjà largement impliqués. Plusieurs facteurs ayant
favorisé sa longévité, la Fanzinothèque est
très vite devenue un autre pilier poitevin faisant de la ville une place
forte de la scène alternative nationale. En 1989 également, la
naissance d'un autre acteur allait également y
contribuer.
II- La fondation du label On a faim ! : le militantisme
comme moyen de
promotion de la musique et des valeurs alternatives
La fin des années 1980 et le début des
années 1990 étant marquée par l'émergence de
plusieurs formations musicales poitevines influentes à l'échelle
locale voire nationale, à l'instar de Seven Hate ou Un
Dolor, la capitale régionale devait naturellement devenir
témoin de la naissance de labels musicaux afin de soutenir, de
promouvoir et de diffuser cette scène en pleine expansion. C'est ainsi
que « Weird Records », « installé dans un garage de la
cour du Confort Moderne, ex-boutique Nuit Noire »185 et «
On a faim ! » voient le jour à cette période.
Particulièrement impliquée dans la vie de la scène
alternative nationale, et pas seulement musicale,
184 ETIENNE Samuel, op. cit., p. 17.
185 Fanzinothèque de Poitiers, 30 ans de
fanzines à Poitiers, octobre 2009, p. 30.
c'est cette dernière structure qui fera l'objet de
cette partie, bien que les solidarités et les rapports existant dans ce
milieu nous amèneront forcément à reparler de Weird
Records.
A/ Une naissance au sein de relations fortes et
prédéfinies
Dès le début de ses activités, il faut
comprendre que le label On a faim !, ou OAF !, n'a guère eu besoin de se
constituer un carnet d'adresses de toutes pièces et n'a pas connu
l'isolement. Le contexte de sa naissance et les origines du label expliquent
aisément les contacts immédiats accumulés par la
structure. Pour comprendre cela, il faut expliquer d'o~ est issu le label.
Comme l'explique Luc Bonet, à l'origine de son lancement, « le
label On a faim!, c'est la fin des années 80, et il vient du fanzine On
a faim!, qui était donc assez connu dans le milieu rock
alternatif et puis dans le milieu anar. »186 C'est donc
l'affiliation avec ce fanzine créé par Jean-Pierre
Levaray187, paraissant environ deux fois par an, qui semble donner
ses lettres de noblesses au label dès ses débuts. Outre le fait
« que le label soit déconnecté du zine
»,188, il faut tout de mrme comprendre qu'il a pu
bénéficier de son aura, de sa réputation et de ses
connexions. Effectivement, à l'époque, et peutrtre mrme encore
aujourd'hui, « On a faim !, c'est d'abord le célèbre fanzine
de Rouen, né en 84 [...], qui a porté toute la vague alternative
avec une rare constance et une rigueur irréprochable.
»189 Créé à une date relativement
précoce pour un fanzine lié au mouvement alternatif
français (bien que le contenu s'ouvre peu à peu pour
s'intéresser à terme à l'alternatif international), OAF !
#177; Fanzine se trouve être une des rares revues alternatives
hexagonales à soutenir cette nouvelle scène dès ses
débuts et bénéficie peut-être par là de
contacts facilités avec les groupes musicaux, certainement heureux d'y
trouver un moyen d'exposer au grand jour leurs créations, exclues des
organes de presse traditionnels. L'engagement et la passion poussant les
rédacteurs du fanzine à se déplacer sur les lieux de
concerts, des contacts se créent progressivement et permettent à
l'équipe rédactionnelle de s'étoffer de plus en plus
186 Entretien avec Luc Bonet du label musical On a
faim !, propos recueillis le 14 janvier 2011.
187 Fondateur du fanzine « On a faim ! »
alors qu'il était ouvrier, Jean-Pierre Levaray est aujourd'hui reconnu
dans le milieu libertaire en tant qu'écrivain : il est notamment
l'auteur de Putain d'usine ou de Tue ton patron.
188 Entretien avec Luc Bonet du label musical «
On a faim ! », propos recueillis le 14 janvier 2011.
189 Fanzinothèque de Poitiers, 30 ans de fanzines
à Poitiers, octobre 2009, p. 30.
en s'étalant géographiquement : de cinq à
dix contributeurs au milieu des années 1980, un numéro
était réalisé par une quinzaine de personnes dix ans plus
tard. « Il y'aura assez rapidement un réseau autour [du fanzine]
pour l'écriture de chroniques, d'infos diverses et surtout pour la
distribution sur plusieurs villes. »190 Ce nombre de
rédacteurs s'est naturellement répercuté sur le fond et la
forme de la revue, dont l'épaisseur n'a cessé d'augmenter :
passant d'un quinzaine de pages de format A4 photocopiées et
agrafées, avec des textes de taille modeste espacés pour le
premier numéro de 1984, le fanzine rouennais est devenu une revue
d'aspect traditionnel, avec une couverture de papier glacé et contenant
cent pages bien fournies pour le dix-huitième numéro en 1994. Ce
nombre de contacts grandissant a également permis à OAF ! de
s'implanter ailleurs qu'à Rouen et de quadriller ainsi le territoire
français tout en cumulant des activités différentes de la
rédaction du fanzine, mais en en gardant tout de même les canons
esthétiques : « la boutique et lieu de rencontres (et concerts)
»191 de Bordeaux ouvre en 1989 et celle de Lyon en 1991. La
fondation du label à Poitiers entre celles de ces deux succursales #177;
si l'on peut parler en ces termes #177; participe donc de l'évolution
qualitative et de l'extension des activités du fanzine OAF !, qui
devient peu à peu une structure musicale complète, rassemblant
progressivement l'ensemble des canaux de production de la musique :
édition par le label, distribution par le biais des boutiques de
Bordeaux et Lyon, diffusion par les concerts organisés par l'antenne de
Bordeaux et promotion dans le fanzine.
La création de toutes ces structures soeurs
témoigne de l'importance prise par le réseau OAF ! dans le
mouvement alternatif hexagonal et de l'image de marque qu'il véhicule.
Etant l'un des meilleurs fanzines de France, c'est naturellement une couverture
du n° 15 d'OAF ! #177; Fanzine que l'on retrouve pour illustrer un article
portant sur la Fanzinotèque de Poitiers.192 La marque de
fabrique du fanzine a donc forcément marqué les groupes
alternatifs français et facilité le travail du label poitevin :
bien que « chaque structure était autonome » OAF ! #177; Label
bénéficiait de la volonté de ces formations d'rtre
associées à ce titre, ce qui rentrait parfaitement dans le cadre
de leur type de sélection des groupes. « De fait, le fanzine
recevait donc des cassettes de groupes. [...] Le fanzine recevait des choses
intéressantes dedans, le
190 RUDEBOY Arno, op. cit., p.146.
191 AFP, Positive Rage, 1995 (n° 5), p.
12.
192 ADV - 1880 W 1 - DRAC #177; 1993 #177; Services du
livre et de la lecture #177; Article paru dans Ecouter Voir,
été 1991 (n°8).
fanzine en parlait et donc nous on avait des groupes pour les
compilations On a faim!. »193 Bien avant la création du
label à Poitiers, le fanzine avait déjà commencé
jà développer une activité de distribution ou
d'édition musicale, en joignant parfois aux revues des cassettes ou
disques au format 45T réalisés par des groupes promus par le
réseau. « OAF ! produit des K7 ! La première sort en
même temps que ce n°
194 , . ·
[le IT3 1n03 7 13- RotslICrux » , c est-a-dire en 1985, soit
presque six ans
avant la création du label. Notons également la
double cassette regroupant près de trente groupes ayant pour certains
marqué la scène culturelle alternative, voire la scène
rock française intitulée « Le soleil n'est pas pour
nous » produite en octobre 1986195, et des cassettes de
concerts de groupes à forte audience comme Ludwig Von 88 ou de The
Brigades (vraisemblablement enregistrés lors de soirées
organisées par OAF !).196 On remarque déjà
qu'OAF ! entretient des rapports avec de nombreux groupes, ce qui laisse
présager un fameux carnet d'adresses facilitant ses activités.
Cette implication dans le milieu alternatif français a
également permis à OAF ! de dépasser les collaborations
directes avec les groupes, pour s'associer avec d'autres structures de
promotion musicale, afin de diffuser des supports musicaux de meilleure
qualité et à plus petite échelle :
« La coopération, ça passait surtout par
Jean-Pierre et par le fanzine, et ça se situait plutôt en termes
de publicité encore une fois au bon sens du terme.
C'est-à-dire, on croisait entre les productions V.I.S.A. et les
productions On a faim!, et puis quelques plans on va dire techniques.
»197
La première compilation ayant
bénéficié d'un tirage important ~ ce qui a
débouché sur un large succès en termes de ventes et
d'audience i voit ainsi le jour au début de l'année 1989 et
marque les aspirations d'OAF ! à ajouter un volet label à ses
activités : « après l'expérience réussie de
co-production avec VISA de la compilation « A bas toutes les armées
a» [...] voici le label proprement dit. »198 Ce disque au
format 33T devenu pièce de collection sur les sites internet
d'enchères199 est né, nous venons de le signaler, de
la coopération entre OAF ! et « VISA ». Visuel,
193 Entretien avec Luc Bonet du label musical «
On a faim ! », propos recueillis le 14 janvier 2011.
194 AFP, On a faim !, hiver 1985 (n° 3), p. 1.
195 AFP, On a faim !, septembre 1986 (n°
5), p. 1.
196 AFP, On a faim !, mai 1990 (n° 14), p. 51.
197 Entretien avec Luc Bonet du label musical «
On a faim ! », propos recueillis le 14 janvier 2011.
198 AFP, On a faim !, mai 1990 (n° 14), p. 51.
199 Vente du vinyle « A Bas Toutes Les
Armées » sur le site d'enchères en ligne Price Minister,
http://www.priceminister.com/offer/buy/17700109/Compilation-A-Bas-Toutes-Les-Armees-33-
Tours.html, consulté le 16 mai 2011.
Info, Son, Archives, pour « VISA » était
« un label de K7 peu ordinaire [...] éclectique, présentant
des groupes à « contenu », ou d'autres à la musique
originale et personnelle »200, actif de 1983 à 1989.
Ayant a priori les mêmes aspirations artistiques qu'OAF !, la
collaboration entre les deux structures semblait évidente. Luc Bonet
l'explique aussi par un autre argument :
« Il y'avait deux types de réseaux : il y'avait le
réseau lui-même, qui lui était donc en crise forte et puis
après, il y'avait le réseau anar. Dans le réseau anar,
y'avait un autre label qui est arrivé à survivre, qui
était un label historique qui s'appelait VISA. »201
On voit donc que cette coopération fut également
permise par des affinités politiques fortes. Or, nous allons pouvoir
constater dans une seconde partie que le label OAF !, comme l'ensemble des
composantes de ce réseau, étaient particulièrement
imprégnés politiquement.
B/ Un label marqué par le sceau de la culture
politique libertaire
Le discours politique est en effet quasi-omniprésent
dans les productions écrites ou musicales issues du réseau OAF !.
Dès le troisième numéro du fanzine, paru un an
après le début des activités de Jean-Pierre Levaray en
1984, le titre On a faim ! s'étoffe du sous-titre « Anarchy &
Music » qui traduit bien les aspirations de la rédaction, celles
d'associer des chroniques portant sur la vie de la scène alternative et
les groupes que la rédaction soutient, à différents
articles reprenant des thèmes de société en y associant un
discours critique fortement marqué politiquement. :
« Dans le fanzine, il est question de politique, parce
qu'on ne peut pas rester neutre et que pour nous, l'Anarchie est la seule
réponse face à la crise des mondes industriels. Parce que fanzine
On a faim ! parle surtout de musik et donne la parole, questionne les groupes
réellement alternatifs. »202
L'ambigüité n'est donc pas cultivée et le
discours est clair : le fanzine OAF !, à l'image de l'ensemble du
réseau se veut résolument porteur des idées libertaires.
La date de création de la revue à Rouen n'est d'ailleurs pas
anodine :
« Pour situer l'année de naissance du fanzine,
ça remonte à la grande grève des mineurs britanniques
qui a duré un an à peu près. Donc il y'avait plein
d'actions, de concerts, de trucs, et sur la région rouennaise
justement, Jean-Pierre Levaray, comme il était
200 RUDEBOY Arno, op. cit., p. 151.
201 Entretien avec Luc Bonet du label musical « On a faim !
», propos recueillis le 14 janvier 2011.
202 RUDEBOY Arno, op. cit., p. 146.
vraiment investi là-dedans, pendant qu'il y est, il est
parti sur un fanzine quoi. [...] L fanzine est ne plus de la grève des
mineurs que du mouvement alternatif musical. »203
C'est donc dans le sillage de mouvements sociaux
internationaux que le fanzine OAF !, point de départ d'un réseau
national, débute. Laissant transparaître les interests de
son fondateur, le contenu des articles s'est naturellement
orienté vers la musique, en association avec le fond politique,
ce qui, nous le verrons, n'a jamais été
reellement indissociable. Cet attachement à la dimension politique se
retrouve également à travers l'appartenance d'un grand nombre des
membres du réseau à la mesme organisation politique: « tous
les vétérans d'OAF ! se sont rencontres à la Federation
Anarchiste au debut des annees 1980, oil nous militions dans nos villes
respectives : Rouen, Paris, Bordeaux... »204 Poitiers ne deroge
pas à la règle c'est donc un militant de la Federation
Anarchiste, Luc Bonet, qui fonde la partie label d'OAF ! : « il y avait
une opportunité à Poitiers, c'est qu'on avait des sous parce
qu'on venait de vendre le bâtiment servant à la FA [Federation
Anarchiste, nda] en faisant une plus-value, et donc j'ai contacté
Jean-Pierre pour lui proposer de faire un label. »205
L'affiliation du label et du reseau OAF ! en general semble donc evidente et
influe forcement sur les contenus du fanzine, mais aussi des supports musicaux
émanant de la structure, ce que le fondateur d'OAF ! #177; Label
revendique : « pour moi c'est un acte politique. Comme je militais
à ce moment-là à la Federation Anarchiste. Donc c'est du
militantisme avec un côte un peu artistique. »206 La
dimension ethique joue en effet un rôle important dans la politique de
selection et de diffusion des groupes. Ces deux niveaux de la production
musicale chez le label poitevin sont en effet imprégnés de
l'esprit militant libertaire, bien qu'il faille exclure le sectarisme
ideologique lie aux choix des groupes. Entendons-nous bien, les formations
musicales produites par OAF ! ne devaient pas appartenir au groupe politique
dont la majorite des membres du label etaient issus, ou obligatoirement relayer
des idees politiques dans leurs paroles. Neanmoins, ces groupes etaient choisis
sur la base de pratiques culturelles repondant à une ethique
irreprochable :
« Il y'a deux aspects, il y'a le message politique [...]
mais après il y'avait une forme de demarche qui, elle, est politique. Il
y avait une demarche qui etait vers quelque chose qui se deroule en dehors du
système, pas forcement contre le système, mais toujours en
dehors. Et donc ça, moi, comme militant libertaire, c'est ce qui
m'intéresse. Pas que les
203 Entretien avec Gil Delisse du label musical « On a faim
! », propos recueillis le 7 mars 2011.
204 RUDEBOY Arno, op. cit., p. 146.
205 Entretien avec Luc Bonet du label musical « On a faim !
», propos recueillis le 14 janvier 2011.
206 Ibidem.
gens soient tous anars, mais qu'ils construisent des choses sur
leurs propres capacites. »207
« C'était à la limite pas tant le discours
politique des groupes qui nous interessait, mais leurs pratiques, tu vois. Ce
qui fait qu'on a produit et des compilations de fait politiques avec des
groupes très militants et engages, et puis des albums de groupes qui
sont pas du tout des militants, mais qui par contre au niveau de leurs
pratiques, du business, par rapport au public etaient dix fois plus
alternatifs que des gens qui ont des grandes gueules avec marque «
anarchiste ». »208
On voit donc bien que la selection des groupes musicaux promus
par OAF ! ~ Label depassait le stade de la simple ecoute des cassettes de
demonstration reçues et la promotion exclusive de ceux propageant le
discours le plus approprie, ou le plus vendeur, pour l'audience habituelle
d'OAF !. Ce type de fonctionnement base sur l'éthique pratique des
musiciens amène donc naturellement à faire découvrir des
sonorites nouvelles, qui rompent avec le type de productions habituellement
ecoutees par l'auditoire d'OAF !, ce qui se rapproche en cela des pratiques de
LOH et du Confort Moderne : le reseau a « toujours voulu casser les
frontières, qu'elles soient géographiques ou musicales. Ce qui
[leur] importe, c'est que la musique [leur] plaise et que l'attitude du groupe
soit bonne. »209 Evidemment, cette forte impregnation politique
s'est également retrouvée dans la nature des productions du
label, indissociables des pratiques militantes et revêtant le plus
souvent les avatars du mouvement libertaire. La compilation « Cette
machine sert à tuer tous les fascistes », sortie en 1990 comporte
ainsi un livret interieur compose de textes realises par divers collectifs
antifascistes tels « REFLEXes » ou « Article 31 », et celle
de 1992, commemorant la date historique 1492, oil « les indiens
decouvraient Christophe Colomb »210 est associe au «
Collectif Guatemala », qui soutient les luttes indiennes contemporaines.
Il faut donc constater que si le contenu musical de ces compilations
n'était pas nécessairement explicitement politique, l'objet de
celles-ci etait obligatoirement oriente vers les combats menes par le mouvement
libertaire (anticolonialisme, antifascisme, anticléricalisme, pour ne
citer qu'eux) et correspondait à une politique de rationalisation
financière du label : « on jonglait en produisant des compilations
qui assumeraient suffisamment de rentrees, pour prendre
207 Ibidem.
208 Entretien avec Gil Delisse du label musical « On a faim
! », propos recueillis le 7 mars 2011.
209 AF,.,
r On a faim !, mai 1990 (n° 14), p. 24.
210 Livret de la compilation Pogo avec les loups, On a
faim ! #177; Label, 1992.
commercialement, ça ne marcherait pas forcement.
»211 C'est-à-dire qu'en plus de reverser des fonds
à des associations luttant sur les mêmes champs d'action qu'OAF !
(les benefices de la compilation « A bas toutes les armees » etaient
ainsi reverses à des associations antimilitaristes soutenant les
deserteurs), les compilations fortement teintées d'idéaux
politiques permettaient des rentrées d'argent servant à financer
des albums de groupes presqu'inconnus du grand public, pour lesquels la
dimension esthetique etait privilegiee. Ce principe de pragmatisme economique
etait d'autant plus difficile à tenir si l'on tient compte de la
politique de prix des disques mise en place par le label, qui permettait
l'accès de la culture au plus grand nombre, conformément aux
idées libertaires. Cette prise de position s'inscrivait logiquement dans
un contexte de combat reellement politique consistant à denoncer les
pratiques mercantilistes liees à la diffusion de la culture de masse,
telles les tarifications abusives pratiquees par les maisons de disques
traditionnelles. OAF ! #177; Label se revendiquait donc aisement comme une
alternative à la musique distribuee de façon jugee trop onereuse
par les grands labels et le signifiait habituellement par le pictogramme
figurant sur les pochettes de leurs disques : « Rock Against Majors --
Support the movement » soit « rock contre les majors
#177; Supportez le mouvement »212, qui confirme bien le rapport
de force établi par la scène alternative face à
l'industrie du disque.
Pictogramme visible sur les productions On a
faim ! - Label213
C'est finalement la lutte contre l'industrie musicale qui a
d'ailleurs poussé les membres du reseau OAF ! presents à Poitiers
à prendre la decision de monter un
211 Entretien avec Gil Delisse du label musical « On a faim
! », propos recueillis le 7 mars 2011.
212 Pochette de la compilation Cette machine sert à
tuer tous lesfascistes, On A Faim ! #177; Label, 1990.
213 Ibidem.
label avec une existence propre. Il s'est encore une fois agi
d'une décision avec un caractère politique fort :
« C'est parce qu'il y'avait crise qu'il y'a eu
l'idée de créer le label. Voilà on ne voulait pas
bouleverser la donne, mais on se disait : « quelque chose est
monté, qui concerne beaucoup de gens, donc ce serait trop bête que
tout retombe a». Parce qu'effectivement, on savait bien ce que ça
voulait dire que tout retombait : c'est que tout retombait aux mains du
business. Donc après tout, comme souvent dans le milieu
libertaire, créer un peu d'ilots de résistance et d'autonomie,
c'était un minimum. »214
La crise de 1989 au sein du mouvement alternatif semble donc
bien réelle, et OAF ! - Fanzine en est bien conscient, en
témoigne les articles-débats intitulés « Cherche
rock alternatif désespérément ! a» des
n° 13 et 14 de l'année 1989. C'est justement pour perpétuer
les espoirs soulevés par ce mouvement en termes de perspectives
concernant une autre façon de produire et de diffuser de la musique, par
le biais d'un circuit indépendant fort, qu'OAF ! #177; Label fut
créé. Fidèle à son éthique souvent
jugée irréprochable, OAF ! montre une fois de plus son
attachement aux valeurs alternatives, à une époque ou tout une
scène est en proie à la récupération, ou à
la fin de ses activités.
OAF ! #177;Label, comme l'ensemble du réseau auquel il
appartient a donc réussi à allier des pratiques
indépendantes que nous avons déjà pu analyser, à un
discours politique radical englobant des problématiques
sociétales plus étendues qu'une simple critique de la situation
culturelle française. Un positionnement politique qui a parfois pu
être critiqué au sein du milieu associatif local : Fabrice Tigan,
impliqué dans l'association « Nahda », organisateur de
concerts à tendance punk hardcore (style musical largement
défendu par OAF !) s'est senti méprisé avec les autres
membres de sa structure par le label poitevin « parce qu'[ils
n'étaient] pas des « anarchistes d'État. »
»215 Dans un autre registre, des critiques ont aussi
été émises à l'intérieur mrme du label, par
les équipes successives. Ainsi, Gil Delisse2 succédant
à l'équipe formée par Luc Bonet au début des
années 1990, a cherché à se démarquer de cette
prépondérance du propos politique dans les activités d'OAF
! :
16
,
« C'était une autre conception de l'équipe
qui s'est constituée après Luc et les autres. Il faut revenir
à l'origine du truc : au départ c'était un label qui a
été monté entièrement par des gens qui
étaient à la FA, dont moi j'ai fait partie il y'a une vingtaine
d'années
214 Entretien avec Luc Bonet du label musical «
On a faim ! », propos recueillis le 14 janvier 2011.
215 TIGAN Fabrice, « Poitiers Über Alles », sur le
Forum Poitiers Bruits,
http://poitiersbruits.bbconcept.net/t34-poitou-uber-alles-par-fab-tigan,
consulté le 28 avril 2011.
216 Membre du label musical « On a faim ! »
à la suite du départ de Luc Bonet, Gil Delisse est aujourd'hui
illustrateur, activité qu'il exerça notamment au sein du fanzine
du mrme nom.
aussi. [...] Ensuite, moi j'étais pas du tout pour
rattacher un label de disques à une organisation, connaissant en plus le
milieu libertaire qui est quand même assez compliqué. On voulait
faire un truc bien plus simple que ça. »217
Cette oscillation entre admiration pour la rigueur
éthique de la structure et critiques concernant son aspect politique
trop prégnant nous laisse entrevoir l'image d'un label
marginalisé à Poitiers, mais reconnu dans des sphères plus
étendues.
C/ Entre isolement local et reconnaissance nationale
Par marginalité, il faut bien sûr comprendre que
le label OAF ! se trouvait quelque peu en marge du mouvement alternatif local,
notamment lors du démarrage de ses activités. Le fondateur le
reconnaît d'ailleurs volontiers et l'explique facilement:
« Nous, on faisait pas partie du milieu on va dire
musical poitevin. Moi, je connais rien en musique. Voilà je ne suis pas
musicien, j'ai une oreille disons mais je suis militant politique avant tout.
J'allais au Confort, il y avait la boutique de disques, les
concerts et un milieu oil les gens se lookaient différemment.
»218
Cet isolement peut donc s'expliquer par deux
éléments déterminants : tout d'abord par les objectifs
spécifiques du label ~ qui se démarquaient de ceux des autres
structures poitevines, tendant plus vers des aspirations purement culturelles ~
s'orientant vers une forme de militantisme politique porté par des
canaux musicaux et comportant un discours radical qui se démarquait de
la relative neutralité politique des autres structures poitevines #177;
en tout cas en termes de communication. Cet aspect fut ensuite nuancé
par la seconde équipe du label, portée par Gil Delisse qui semble
avoir insufflé certaines exigences esthétiques plus en
adéquation avec des structures comme le Confort Moderne, par exemple.
Les activités de ce dernier, dessinateur, notamment et naturellement
auprès du fanzine OAF !, ont également permis le
développement d'affinités avec la Fanzinothèque de
Poitiers, très tournée vers l'art graphique. Ce changement
d'équipe eut donc pour effet d'ouvrir quelque peu l'activité
d'OAF ! #177; Label aux autres composantes de la scène alternative
poitevine.
La deuxième raison de cet isolement local peut aussi
s'expliquer par l'inscription déjà mentionnée du label au
sein d'un réseau à échelle nationale. OAF ! #177; Label
était déjà solidement ancré dans un tissu de
solidarités hexagonal, au sein du réseau OAF ! mais aussi du
réseau alternatif dans sa globalité, et n'avait donc pas besoin
de
217 Entretien avec Gil Delisse du label musical «
On a faim ! », propos recueillis le 7 mars 2011.
218 Entretien avec Luc Bonet du label musical «
On a faim ! », propos recueillis le 14 janvier 2011.
s'appuyer ou simplement de s'intégrer à la
scène poitevine. À l'image de la collaboration avec les parisiens
de VISA pour la première compilation important d'OAF !, c'est vers le
distributeur New Rose, que le label se tourne pour diffuser ses
productions : structure multiforme parisienne créée en 1980,
New Rose débute par une boutique underground
rapidement devenue le label « le plus important des indépendants
français »219, puis organe de distribution à
échelle internationale deux ans plus tard, « à un moment
décisif parce que des acteurs des nouvelles scènes DIY
peuvent s'autosuffire, de la conception jusqu'à la commercialisation des
disques. »220 Intégrant le réseau de distribution New
Rose sept ans après ses débuts, en 1989, on peut facilement
imaginer la renommée acquise par les parisiens à cette date. La
réputation du fanzine rouennais associée à celle du
distributeur parisien a donc favorisé la diffusion importante des
productions d'OAF ! sans que le label ait besoin de s'appuyer sur les
structures poitevines pour acquérir une audience régionale puis
nationale.
Il convient également de mentionner le fonctionnement
complètement indépendant du label poitevin et sa vision à
court terme, qui rappelle forcément certains aspects des débuts
de LOH, à quelques détails près. Tout d'abord,
conformément aux idées libertaires portées par la
structure, et ce qui montre bien la rigueur éthique de la structure, OAF
! #177; Label avait un positionnement clair concernant les subventions, «
n'en a jamais demandé [et] n'en voulait pas », rejetant toute
entente avec les pouvoirs publics, qu'il dénigrait. Par contre, on
retrouve chez ce label des caractéristiques communes aux structures
formées de façon alternative : l'importance du
bénévolat traduisant un engagement culturel fort et
passionné ainsi que la vision à court terme, qui ne sont jamais
réellement sans lien. Bien que le label fasse preuve d'un certain
pragmatisme économique pour financer ses productions (avec de fortes
rentrées d'argent sur les compilations politiques avec des groupes
reconnus, permettant le financement d'albums de formations plus confidentielles
et débutantes), la base de bénévoles et l'autofinancement
engendrant l'absence de salariés et de comptes à rendre, a permis
aux membres d'OAF ! #177; Label d'exercer cette activité avec
relâchement et avant tout pour leur plaisir, afin que ça ne
devienne
219 GUIBERT Gérôme, La production de
la culture, le cas des musiques amplifiées en France, St Amand
Tallende, Mélanie Séteun et Irma éditions, 2006, p.
248.
220 Ibidem.
pas une contrainte : « quand il y'avait des sous [ils
faisaient] des choses, et quand il n'y en avait pas, [ils ne faisaient] rien.
»221 Ce fonctionnement détaché contraste donc
forcément avec celui plus sérieux des structures
subventionnées devant répondre de leurs financements à
leurs partenaires.
OAF ! #177; Label se démarque donc largement des
structures alternatives poitevines par son discours politique explicite et
radical et par son fonctionnement très indépendant. Le label,
bénéficiant déjà de relations
préétablies s'est donc plus facilement inscrit dans des
dynamiques hexagonales sans avoir eu besoin de s'implanter localement.
L'évolution de la structure dans le temps nous forcera pourtant à
nuancer ce propos, sur lequel nous reviendrons dans notre dernière
grande partie, portant sur une tranche chronologique différente.
Fondé en 1989, et totalement conscient de la
déconfiture du mouvement alternatif en réaction à laquelle
il s'est construit, le label OAF ! a participé à la construction
à Poitiers d'une scène locale relativement complète et
impliquée à l'échelle nationale. L'étant
certainement plus que les autres structures, le label s'est tout de
mrme retrouvé isolé à Poitiers, presque
volontairement, n'entretenant par exemple dans ses premières
années presqu'aucun rapport #177; en dehors de contacts en tant que
spectateurs individuels #177; avec le Confort Moderne.
III- Le Confort Moderne : dans l'air du temps sur deux
tableaux
Comme nous venons de le voir la crise semblait donc
réelle au sein du mouvement alternatif français, tout en
épargnant Poitiers, comme peuvent en témoigner la formation de
deux structures majeures : la Fanzinothèque et le label On a faim !. Une
crise caractérisée chez les créateurs d'une part par
l'affiliation au marché du disque de masse, ou par l'implosion de
certains groupes moteurs peinant à associer reconnaissance nationale et
fonctionnement alternatif ; et chez les structures organisationnelles d'autre
part par une prise en compte de la culture rock émergente par
les pouvoirs publics #177; rebaptisée plus pompeusement « musiques
actuelles »222 ~
221 Entretien avec Gil Delisse du label musical « On a faim
! », propos recueillis le 7 mars 2011.
222 On en retrouve les traces dans les « Pôles
régionaux de musiques actuelles » ou le Centre d'information et de
ressources pour les musiques actuelles » (IRMA).
récupérant une partie de la scène pour
l'aseptiser. On observait donc « deux tendances naissantes des
scènes françaises, une tendance institutionnelle, et une tendance
« bordélique a» de l'instant. »223 En
partant de ce constat, il va être intéressant d'observer la
position du Confort Moderne, qui semble osciller entre ces deux directions.
A/ Un témoin intéressant de la situation de
la scène alternative nationale
Dès le début de l'année 1989, le Confort
Moderne se positionne comme à son habitude au coeur de la scène
indépendante hexagonale : le festival « Rock en France »
débute le 27 janvier et rassemble les formations musicales
françaises les plus reconnues en dehors de l'industrie du
disque. L'explosion médiatique du mouvement semble
déjà avoir opéré et, selon le journaliste, à
la question « mouvement alternatif ou Top 50 ? Le public du Confort a fait
son choix. »224 Le rapport de force opposant deux façons
différentes d'envisager la production de la culture semble donc avoir
été acté dans la presse généraliste, qui
commence à expliciter cet affrontement. Un intérêt tardif
#177; si l'on considère que le mouvement alternatif a depuis longtemps
pris ses quartiers à Poitiers à travers LOH et le Confort Moderne
notamment #177; et tâtonnant : « il paraît que ce genre de
groupes est farouchement opposé à une reconnaissance par la
télévision et les médias. »225 Un courant
culturel visiblement mal compris, puisque qu'il ne s'est jamais opposé
à la reconnaissance, qu'il a atteint à la fin de la
décennie, mais s'est plutôt souvent montré critique
vis-à-vis des moyens pour y parvenir, c'est-à-dire des
médias de masse et des canaux traditionnels, trop marqués par
l'économie de marché. Le centre culturel confirme son attachement
à ce pan « résistant » de la scène, qui tente de
continuer un mouvement sur les bases qui ont forgé son identité
et son succès, en organisant dès la fin de la même
année la seconde édition du festival « Eat Some Rock
a». Se déroulant successivement au Confort Moderne, à
l'Agora et au Puits de la Caille, la manifestation a pour habitude de relayer
les grands noms de la scène indépendante en associant
différentes places culturelles associatives de Poitiers :
Les
223 TIGAN Fabrice, « Poitiers Über Alles », sur le
Forum Poitiers Bruits,
http://poitiersbruits.bbconcept.net/t34-poitou-uber-alles-par-fab-tigan,
consulté le 28 avril 2011.
224 ACM : « Press Book de L'oreille est hardie
» (septembre 1989-juillet 1990), La Nouvelle République du
15 novembre 1989.
225 Ibidem.
Satellites et Les Wampas #177; pour ne citer
qu'eux ~ lors de l'édition de 1988226 et Les VRP et
Warum Joe entre autres en 1989.227
Dans le même temps, la salle poitevine entretient aussi
des liens relativement étroits avec l'autre pendant de la scène,
très critiqué au sein mrme du mouvement, qui finit au
début des années 1990 par s'intégrer au marché du
disque traditionnel. Le Confort Moderne reçoit ainsi les groupes et
labels les plus controversés de la scène : La Mano
Negra, groupe formé par le très médiatique Manu Chao,
signé sur la major Virgin dès 1988, effectue un passage
remarqué au Confort Moderne le 2 mars 1989 avec leur « nouveau
morceau taillé pour faire un hit ».228
Concernant l'entourage de ce groupe né dans l'underground
parisien et très vite rattaché au monde du
show-business, le Confort Moderne a également accueilli dans la
continuité de sa politique de soutien et de relais des structures
indépendantes #177; comme lors de la soirée « Gougnaf
Mouvement » mentionnée plus haut) #177; le label « Boucherie
Production », qui produisait La Mano Negra, avant que le groupe
soit signé sur Virgin. Bien que ce label soit indépendant, ses
objectifs semblent privilégier à tout prix la reconnaissance par
le grand public des groupes qu'il produit, plutôt que la simple
édition de créations exclues des circuits traditionnels. Ces buts
ont naturellement conduit Boucherie Production à adopter la «
stratégie promotionnelle la plus efficace possible, tournée vers
les médias rock, mais aussi les supports traditionnels
»229 ce qui se démarque clairement de l'éthique
alternative, qui cherche justement par définition à se
démarquer de ces supports. Cette politique, partagée par
certaines autres formations ou structures, a largement fait débat au
sein de la scène alternative et a conduit les membres de Boucherie
Production à être qualifiés de « bouchers aux dents
longues. »230 Le Confort Moderne constitue donc un
témoin fidèle de la situation de la scène alternative
coupée en deux, qui connaît des « problèmes
essentiellement économiques »231, liés à
la gestion d'une audience de plus en plus importante, impliquant de plus en
plus d'argent, rendant difficile la conservation
226 ACM : « Press Book de L'oreille est hardie
» (septembre 1987-juillet 1988), Centre Presse du 9 juin 1988.
227 ACM : « Press Book de L'oreille est hardie
» (septembre 1988-juillet 1989), La Nouvelle République du
6 juin 1989.
228
ACM : « Press Book de L'oreille est hardie » (septembre
1988-juillet 1989), La Charente Libre du 1er mars 1989.
229 AFP, On A Faim !, mai 1990 (n° 14),
p. 10.
230 Ibidem.
231 Entretien avec Luc Bonet du label musical « On a faim !
», propos recueillis le 14 janvier 2011.
d'une éthique Do It Yourself. Conscientes des
occasions offertes par ces difficultés et des nouveaux marchés
à conquérir, « les majors vont revoir leur politique de
production envers les musiques amplifiées. »232
« Les années 1990 seront celles d'une
réaction des majors, qui, tout en conservant une mainmise globale sur
les produits les plus vendeurs, vont investir dans les nouveaux courants
musicaux en adoptant des procédés de sous-traitance
généralisée de la production et, si nécessaire, de
la promotion tout en contrôlant les processus de distribution.
»233
Cela s'est traduit concrètement par une vraie campagne
de séduction de la part des grandes maisons de disques, qui cherchaient
à reprendre à leur compte un mouvement culturel en crise,
comprenant certains éléments qui voyaient dans ces majors une
solution pour obtenir des moyens financiers capables de répondre aux
exigences financières liées à une audience de plus en plus
importante. La plupart des grands labels se sont donc dotés de vitrines
censées attirer les groupes issus de la mouvance alternative, par le
biais de filiales soit disant indépendantes, mais rattachées aux
majors : « Sony Music » crée ainsi le label « Squatt
», qui porte un nom camouflant à peine les intentions d'attirer des
formations issues d'un mouvement qui a mûri au sein des squats. À
coté de cela, en plus de signer des groupes individuellement, les majors
et leurs filiales ont également tenté d'assimiler directement les
structures existantes, que ce soient les labels avec l'ensemble de leurs
catalogues, ou les fanzines qui constituaient un outil de publicité
touchant des publics qui n'étaient pas atteints par les majors. OAF !
#177; Fanzine a ainsi été approché par ces majors qui ne
cachent pas leurs intentions de faire rentrer les canaux de la scène
alternative dans des logiques commerciales : « On a vu que grâce au
réseau des fanzines et des associations, certains groupes ont pu vendre
énormément de disques. »234
On ne peut pas parler de cette récupération de
la scène sans évoquer le rôle de l'État et de la
politique culturelle mise en place lors des mandats exercés par Jack
Lang en tant que ministre de la Culture. Le Centre d'information rock (CIR) est
l'exemple le plus marquant de cette politique ayant permis cette intrusion du
show-business dans le milieu indépendant. Créé en
1986 grâce à une subvention de 600 000 F. du ministère de
la Culture, « le centre avait d'abord pour but de mieux
232 GUIBERT Gérôme, op. cit., p.
281.
233 GUIBERT Gérôme, op. cit., p.
280.
234 AFP, On a faim !, mai 1990 (n° 14),
p. 17.
faire circuler l'information. Cet organisme édite alors
« « L'Officiel du rock » [...] où figurent les contacts
des acteurs des musiques actuelles (artistes, disques, scènes,
médias...). »235 Ce qui a été
reproché au CIR et à son journal, c'est qu'il n'y fut «
presque jamais question de musique, on ne parle que de fric, de subvention, de
sponsoring. À vous en dégouter... »236
Finalement, cette institution et le répertoire qu'elle a
créé, au lieu de desservir les acteurs de la scène en les
connectant entre eux, a facilité l'intrusion des majors qui n'a plus eu
qu'à draguer dans ce vivier pour trouver des artistes correspondant aux
nouveaux marchés. Cette mesure est donc allée dans le sens de la
politique mise en place par l'État qui a largement favorisé
l'institutionnalisation globale du mouvement, en témoigne la mesure
d'aide financière accordée aux labels indépendants,
à condition que ceux-ci soient constitués en SARL #177; donc de
taille importante #177; laissant de côté les petites associations
à but non lucratif.
Le Confort Moderne est donc implanté dans une
scène qui se trouve au centre d'enjeux nationaux, qui semblent devoir
déterminer l'issue de la crise dans laquelle elle est engluée.
Pourtant, le centre culturel poitevin ne semble, entre 1989 et 1992, ne pas se
positionner sur l'échiquier national (nous verrons s'il en est
de mrme pour son fonctionnement), dans cet affrontement entre scène
résistante et scène en voie d'institutionnalisation et/ou
d'accession au show-business. Ne prenant pas parti, LOH continue donc
de programmer à la fois des talents émergents et des valeurs
sûres de la scène française. Toujours à
l'avant-garde de l'innovation dans le champ musical, il faut aussi remarquer
qu'une nouvelle culture, finalement dans la continuité de la
scène rock #177; car également issue des couches
sociales les moins favorisée, une culture urbaine, underground
#177; s'invite à l'affiche du Confort Moderne : le Hip-hop commence
ainsi à être programmé dans le centre culturel de Poitiers.
Une fois de plus, l'association poitevine fait preuve de flair en programmant
des artistes majeurs issus de cette scène : NTM y effectue
ainsi son premier concert en province en 1990237 et IAM est
à l'affiche en mai 1991.238 On peut donc dire que
235 GUIBERT Gérôme, op. cit., p.
273.
236
AFP, On a faim !, mai 1990 (n° 14), p. 17.
237 MOUILLE Thierry, op. cit., (source
audio-visuelle).
238 ACM : « Press Book de L'oreille est hardie
» (septembre 1990-juillet 1991), Majuscules du 1er mai
1991.
conformément à leur habitude, LOH et le Confort
Moderne semblent continuer dans la voie empruntée depuis leurs
origines.
B/ Une ligne qui conserve ses caractéristiques et
s'enrichit : vers un pôle culturel de grande envergure ?
1 ROA lIIIRQs vARGIQsIQRtVESIFP IqIIISIMI,IO &RQfRLIf0
RGeIQe IGRSIM GqAIR débuts plusieurs caractéristiques faisant de
lui un centre culturel important, revêtant divers rôles
déjà explicités. Entre 1989 et 1992, on constate que la
structure conserve ses bases anciennes, qui ont fait son succès. Du
côté de son rôle culturel, nous YIQRQs GHP RQtIIIMI lDBI-1
s1 116R0NIIIMMDQe IiJQIUqDEAHNROlIit IXIF XiGHlIT scène alternative
française en programmant à la fois les valeurs sûres issues
du mouvement alternatif et les nouveaux courants musicaux émergeant au
sein même GeAFP wrx[AnIP SalIpRE IP IITups QRtIP P IQt SIrEeFP SlRi
GeAFQRuatun technologies électroniques). Le Confort Moderne conserve
donc son rôle de défricheur culturel et continue à offrir
aux Poitevins une programmation éclectique et SH FRQKQtiRQQeIDD, FIRP
SIQtNIXIF 'l'RII11 FuOKIEDDGeTP IsA11R00Qst6IMIRQQHIN 6RQ INIRXESHP et
IiQsiAG111Ii1HGpFRONLlifIXESNECDFEGIIuMINBUK CIsARFiItIREGeL diffusion
artistique à Poitiers, eQ s'IsARFIIQt SIUPTIP SOgi I'AJRIITH1IuC3NIts GH
lI &IMI ESRXEOPrJIQisIIIRQUGKIIIMBIl « Eat Some Rock a». 1/ H
allNIMIIIILP e IIQIBP eQt FRP P HID IFIIIEyseur G'uQ tissu Issociatif en
expansion à Poitiers et le nombre et la qualité des structures
hébergées au 185, Faubourg du Pont-Neuf témoigne du
caractère moteur du Confort Moderne. La cour reste en effet active
durant notre tranche chronologique, avec la présence du restaurant et
celle de « la Nuit Noire », boutique de disque très influente
localement et plus encore, et dans le IRQG Gu TIINRWHIQ EEEE DISHAit
lRFIl2hébergeant la Fanzinothèque. Le Confort Moderne continue
donc à cristalliser des activités diverses, mais
indépendante de / 2 + IINAHQ GeARRFIREqDEI'IsARFiItiRQ JqIIIP IiA
Q'RFFuSHSIs. On remarque également que ces activités sont de plus
en plus reconnues : la boutique de disques SIEIlD IFKRI{ 1qDIHDLSIRSRV, E«
IRMFT EqDi Q'RMSIsBWI RS ITE »239 WiSIUNTptKITME INHOD IIGRSIM
I « OVP IP EUFA G'A0 3 CqD1.Jq11Qt « la Nuit Noire » veulent
« créer
239 ACM : « 31.MMARNLGH /
1Rre1.le11AWKIIGII » (septembre 1988-juillet 1989), La
Nouvelle République du 15 février 1989.
un autre rapport, sans faire de concurrence aux disquaires
»240 #177; attire un public nombreux, et la
Fanzinothèque conserve ce caractère. Le Confort Moderne reste
donc attaché à la dimension sociale qu'il rev6tait dès ses
débuts. Le centre culturel reste un lieu d'échanges et de
contacts qui ne se limite pas à offrir des spectacles quelques soirs par
semaine.
Cette capacité à créer du lien social a
été renforcée à cette période par divers
événements, permettant le contact à différents
niveaux. Ainsi, s'inscrivant dans son rôle de gestion de la jeunesse et
donnant écho aux volontés gouvernementales qui attitra cette
responsabilité aux structures constituant les scènes locales, une
discussion entre le député Jean-Yves Chamard241 et la
jeunesse poitevine se tient en 1990, afin d'aborder les thèmes de
l'emploi et de la société.242 Une réunion
similaire avait déjà eu lieu un an plus tôt avec cette
fois-ci la présence du Président de l'Assemblée Nationale
de l'époque, Laurent Fabius.243 On remarque donc que le
Confort Moderne met ses locaux à contribution afin de créer des
liens entre la jeunesse et les politiques, à condition que ces contacts
donnent des perspectives d'insertion professionnelle et sociale aux
participants. Une autre manifestation organisée au Confort Moderne
témoigne de la volonté de créer du lien social et est
également significative du climat régnant au sein du quartier du
Pont-Neuf. En février 1990 se tient en effet dans la cour du centre
culturel un marché aux puces, oil tout le monde a la possibilité
de participer.244 Cette modeste brocante se déroule de fait
à une époque oil le Confort Moderne est largement
décrié par les riverains, qui se plaignent depuis plusieurs
années des sorties de concerts oE ceux qu'ils qualifient de «
jeunes marginaux, ivres, insoucieux du respect d'autrui »245
sont la cause de nuisances sonores et de vandalisme. Cette manifestation
conviviale et familiale montre donc la volonté des membres du Confort
Moderne d'apaiser ces tensions grandissantes et de s'intégrer au tissu
urbain, au contact des riverains.
240 Ibidem.
241 Maître de conférences à
l'Université de Poitiers, Jean-Yves Chamard fut député de
la Vienne de 1988 à 1997 et de 2002 à 2007 dans le groupe
parlementaire RPR puis UMP.
242 ACM : « Press Book de L'oreille est hardie
» (septembre 1989-juillet 1990), Centre Presse du 3 mai 1990.
243 Membre éminent du Parti Socialiste, Laurent
Fabius fut notamment Premier Ministre de 1984 à 1986, lors du premier
mandat de François Mitterrand.
244 ACM : « Press Book de L'oreille est hardie
» (septembre 1989-juillet 1990), La Nouvelle République du
12 février 1990.
245 ACM : « Press Book de L'oreille est hardie
» (septembre 1988-juillet 1989), Centre Presse du 22 septembre
1988.
On remarque donc que le lieu doit gérer des
problèmes très locaux alors qu'il s'inscrit de plus en plus dans
des dynamiques internationales. Pour exemple, on peut constater que le Confort
Moderne s'enracine de plus en plus dans le réseau Trans Europe
Halles, jusqu'à faire évoquer à la presse locale un
« axe Poitiers-Amsterdam ».246 L'édition de 1990 du
festival lié au réseau semble avoir participé à
cet enracinement, avec un large succès de l'étape poitevine.
Enrichi par l'action de la Fanzinothèque qui organisa en
parallèle le festival Trans Zines en Halles, le festival « Trans
Europe Halles » a réuni non seulement des artistes talentueux venus
de toute l'Europe, mais aussi, conformément aux raisons qui ont
poussé le Confort Moderne à adhérer au réseau, des
intervenants membres des différentes structures soeurs
accompagnés de divers représentants des scènes auxquelles
ils appartiennent. Au final, le festival regroupa des formations musicales
d'Allemagne et de Hollande notamment et permit à des groupes de Poitiers
de créer des liens avec ces scènes étrangères. De
plus, regroupant une soixantaine de stands, le Confort Moderne est devenu le
temps du festival un véritable forum de la culture alternative
européenne, proposant au public un large panorama de cette scène,
mais aussi des débats permettant de réfléchir aux
perspectives d'avenir et de développement de cette dernière. Le
fait de faire jouer des musiciens poitevins dans des pays européens
s'est certainement inscrit dans ces perspectives, qui ont sûrement
poussé Les Petits Fiers à jouer à Budapest
dès 1989 sous l'impulsion de Fazette Bordage, en profitant du
démantèlement du rideau de fer hongrois pour ouvrir les pays de
l'Est à de nouveaux horizons culturels. Le centre culturel s'inscrit
donc toujours et de plus en plus profondément dans des dynamiques
internationales, et européennes notamment.
De plus, on remarque également durant le début
des années 1990 un attachement privilégié du lieu avec la
scène alternative américaine, s'expliquant par la vitalité
de celle-ci, qui « persistait, et ne se trouvait pas prisonnier du
business apparemment comme chez nous »247 et
guidée par des personnages meneurs importants (Jello Biafra, leader
du groupe Dead Kennedys, fonda par la suite le label «
Alternative Tentacles », très reconnu et produisant des artistes
dont quelques-uns sont passés par le Confort Moderne). Très
liée au genre punk hardcore, très radical, cette
scène a
246 ACM : « Press Book de L'oreille est hardie
» (septembre 1988-juillet 1989), La Nouvelle République du
28 avril 1989.
247 Entretien avec Luc Bonet du label musical «
On a faim ! », propos recueillis le 14 janvier 2011.
trouvé écho à Poitiers, notamment chez
certains membres de l'AMP et de « la Nuit Noire », qui
fondèrent par la suite l'association « Nahda », vouée
à la programmation de ce style musical dont les artistes majeurs
étaient américains. Cet ensemble d'amateurs a ainsi influé
sur la programmation du Confort Moderne, qui, plus qu'en se contentant de
donner une réponse à ces aspirations, a tissé de
réels liens avec la scène alternative radicale américaine,
en faisant venir à Poitiers des groupes comme
Fugazi248 (qui reste comme un événement
majeur de la vie du Confort Moderne) ou le très influent Henry Rollins,
malmené par la presse locale qui n'avait pas compris sa musique, ni
d'ailleurs son nom, orthographié « Henry Rolling
».249 Ces liens perdurent encore aujourd'hui encore et le
concert de NoMeansNo #177; groupe qui effectue des passages
réguliers à Poitiers depuis 1989 #177; du 20 novembre 2010 a
attiré un public nombreux mais aussi remarquable par la moyenne d'cge
relativement élevée, inhabituelle au Confort Moderne,
témoignant de l'attachement du public poitevin à cette
scène américaine.
Enfin, en complément de cette activité musicale
déjà extrêmement riche, la fin des années 1980 a vu
le développement important des arts plastiques au sein du Confort
Moderne. Déjà prévue par l'aménagement d'une grande
galerie d'exposition et d'une mezzanine permettant de petites expositions
temporaires, la partie art contemporain du centre culturel poitevin prend
réellement de l'envergure en 1989 avec l'exposition « Jardin
Théâtre Bestiarum a». Il s'agit en effet de la
première manifestation d'art contemporain de cette ampleur au Confort
Moderne, en témoigne le subventionnement important dont elle a
fait l'objet, qui atteint la somme de 320 000 F. provenant
majoritairement du Centre National des Arts.250 La renommée
de cette exposition est également une première pour le pôle
poitevin, puisque l'oeuvre a été exposée à New York
et à Séville avant d'Itre montrée à Poitiers, puis
rachetée par l'État en 1990.251 Ce succès a
donc poussé l'équipe du Confort Moderne à
développer l'activité de galerie d'art, qui nous le verrons, joua
un rôle important dans la continuation du lieu.
248 ACM : « Press Book de L'oreille est hardie »
(septembre 1990-juillet 1991), La Nouvelle République du 31
août 1990.
249 ACM : « Press Book de L'oreille est hardie
» (septembre 1988-juillet 1989), Centre Presse du 22 septembre
1989.
250 ACM : « Subventions », Dossier de
subventions de l'exposition Jardin Théâtre Bestiarum,
1989.
251 Centre National des Arts Plastiques, Jardin
Théâtre Bestiarum,
http://www.cnap.culture.gouv.fr/index.php?page=presentation&rep=listeAnnuaire&type=detail&idIns
titution=1464&idEvenement=20400&evenement=jardin-thtre-bestiarium,
consulté le 23 mais 2011.
Le Confort Moderne semble donc continuer à cristalliser
des activités dont elle développe la qualité et des
relations de plus en plus étroites avec la scène alternative
W241MIRWD, EFeTIOi lOi FRCRTHIP E.1I G'On S{OIFOOOrIl G'FIveL.1OrIT
E&eAWIP E.1E paraît difficilement dissociable des pouvoirs publics,
qui y voient de réels enjeux lRFaOx, MYR1IIIKPIRnaO[
I&'HNSROrqORWROs aERns OtOdier dans cette dernière partie la
position du Confort Moderne face à ces institutions.
C/ Une institutionnalisation à deux vitesses : des
premières compromissions non sans accrocs
Comme nous venons de le constater, le Confort Moderne
débute la dernière décennie du XXe
siècle en ayant fait du 185, Faubourg du Pont-Neuf un centre FOltOM]
[SIAM-1t41, 1G11ERIGESEINACSIRSERTIFWW P ElAiaOMESEr FIER qOIE
héberge. Or, malgré son attachement à la scène
alternative, dont le lieu reste tout de même OTEMISIMlé.1IP ]
n3FIKeMEGe la FMnFe, EGeM31AaGe SlOs en SlOs ré.1Oliers avec les
institutions ont du être développés. Ceux-ci semblent avoir
été InGIASeIsaEMESROaRGRQWRGeB!aP SOeOrIIOI&RQRLIM) RGeIQ-1
18 QUEIP SOOMOi semble toutefois se démarquer des aspirations des
créateurs de la scène poitevine. En effet, si le Confort Moderne
continue de programmer des artistes reconnus et des talents émergents,
honorant ainsi son rôle de diffusion culturelle, les groupes locaux, par
voie de presse,252 se plaignent des manques de moyens mis à
leur disposition, comme notamment les lieux de répétitions
jugés trop onéreux. Par ailleurs, des aménagements comme
la création de la salle de 800 places effectuée en 1988
grâce au soutien important des pouvoirs publics semblent inutiles pour
les jeunes artistes, qui reprochent au Confort Moderne de voir trop grand.
Cette salle de moyenne FESEFiWIESHP BraOffiiO G'EFFOeIQKNGeAEELIMAWSlOs IP
SRLWA 114.110P 11tAGeE IFItaEMIARn aFWIQUI lROEQ ] 1G4aOtriA
associations ; mais elle a aussi exclu les S1tites fRIP IIiRns lRFLOA,
EqOIMpiXIt SlOsTaOGi11FH néFHATITESROr SRONRTL remplir le Confort
Moderne. Celles-ci préféraient donc la disposition initiale de
('1ASEFI GI TFRnFILINIOiNPAIaIMIO AHQP rP e GO bar, se rapprochant ainsi de
leurs aspirations, allant vers un système de pub rock
anglo-saxon. Elles tirent donc un constat amer : « Quand on veut
jouer, on est obligés d'organiser nous-mêmes les
252 ACM : « 31HALP/ARNIGH LIRIlieltAalIKEIGie
» (septembre 1989-juillet 1990), La Nouvelle République du
17octobre 1989.
concerts. »253 LOH, qui reste malgré
tout attachée à la scène alternative, semble toutefois
orienter sa programmation vers des groupes de plus grande envergure, en
laissant de coté les formations amatrices qu'elle était
censée défendre. L'association semble en effet privilégier
des artistes expérimentés #177; bien qu'en dehors des cadres
traditionnels #177; en se démarquant des groupes toujours au stade des
méthodes Do It Yourself les plus basiques. Pour illustrer ce
changement de nature du Confort Moderne, en lien avec un partenariat avec les
institutions, on peut prendre les « Fiches moi l'Rock » pour exemple.
Ces fiches pratiques éditées en 1990 par la municipalité,
la préfecture, la Société des auteurs, compositeurs et
éditeurs de musiques (la SACEM) et le Confort Moderne254
avaient pour but d'expliquer aux jeunes musiciens comment monter et faire durer
un groupe de musique. Outre le fait que ce genre de fiches donne des cadres
à la conduite d'une formation musicale, ce qui va à l'encontre
des préceptes Do It Yourself et à l'autogestion des
groupes, le type de partenaires avec lesquels elles sont éditées
laisse à penser que ces indications vont être très rigides
et institutionnelles, sans laisser entrevoir les possibilités hors des
sentiers battus s'offrant aux musiciens. La participation de la SACEM, organe
appliquant des règles très strictes concernant la
propriété intellectuelle, laisse présager le
caractère très conventionnel du contenu de ce petit guide. Cette
institution contrôlée par l'État a été
vivement critiquée par une large partie de la scène alternative,
estimant qu'elle « rackette les jeunes groupes plus qu'elle ne les aide
»255 en les obligeant à payer des droits pour diffuser leur
musique, voire même en leur retirant la propriété de leurs
propres oeuvres.
Le Confort Moderne semble donc s'éloigner des petits
groupes débutants pour devenir « une écurie de course
»256 et se rapproche nécessairement pour cela des
institutions. Ce rapprochement se matérialise à travers une
intensification du partenariat entre le Confort Moderne et les pouvoirs
publics, s'expliquant par le fait que « le ministère de la Culture,
de la Communication, des Grands Travaux et du Bicentenaire, compte-tenu des
orientations de la politique gouvernementale, entend instaurer de nouvelles
relations avec les associations qui oeuvrent dans son secteur
253 Ibidem.
254 ACM : « Press Book de L'oreille est hardie
» (septembre 1989-juillet 1990), La Nouvelle République du
15 septembre 1990.
255 AFP, On a faim !, novembre 1990 (n°
15), p. 25.
256 ACM : « Press Book de L'oreille est hardie
» (septembre 1988-juillet 1989), Le Nouvel Observateur du 30
novembre 1988.
d'activité. »257 Ce revirement de la
politique culturelle se traduit à l'échelle municipale comme
gouvernementale par une augmentation conséquente des subventions, «
non pour assurer une sécurité à l'association, mais pour
constituer le substrat indispensable »258, comme en
témoigne le graphique suivant, réalisé à partie de
plusieurs documents (dossier de subventions, correspondance entre la DRAC et le
Confort Moderne, conventions) :
900 000 800 000 700 000 600 000 500 000 400
000 300 000 200 000 100 000 0
|
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|
|
|
|
|
Ville de Poitiers Etat
|
Montant 1987 1988 1989 1990 Année
en Francs
Evolution des subventions municiDales et
gouvernementales accordées à L'oreille est hardie (1987-1988)
La rupture en 1989 est donc significative et marque un
engagement soudain des partenaires financiers dans le subventionnement du
Confort Moderne. Ce rapprochement entre le centre culturel et le
ministère de la Culture se traduit également en 1989 par la
formalisation de leurs relations à travers la signature d'une convention
entre les deux parties. Ce document, faisant office de contrat entre les deux
parties et tenant chacune d'entre elles à des obligations mutuelles
(versement de subvention, transparence des comptes) est significatif du
tournant opéré par la politique culturelle française dans
les derniers temps des années 1980, qui voit s'intensifier la
collaboration des institutions avec les structures nées de l'essor du
mouvement alternatif français. Un protocole d'accord datant de 1990,
émanant
257 ACM : « Conventions », Convention
au titre de l'année 1989 entre le ministere de la Culture, de la
Communication, des Grands Travaux et du Bicentenaire et l'association «
L'oreille est hardie », 11 mai 1989.
258 ADV : 1256 W 127- 1988-1989 #177; DRAC #177;
Musique et Danse #177; Note de présentation de L'oreille est hardie
#177; 12 septembre 1989.
conjointement des ministères de la Justice et de la
Culture régit juridiquement les cadres de la rédaction de ces
conventions et en fixe les buts. Or, il est intéressant de voir que
ceux-ci rendent officiels des aspects que nous avons déjà
rencontrés à travers l'étude de l'histoire de LOH : ce
document émanant directement des deux ministres Jack Lang et Pierre
Arpaillange259 vise à « territorialiser » les
partenariats entre les structures et les institutions gouvernementales,
à « professionnaliser » les personnels gérant ces
structures afin de garantir leur insertion sociale mais aussi des
détenus en voie de réinsertion et à « programmer
» une action culturelle en lien avec d'autres structures locales de mrme
type.260 Ce protocole d'accord, applicable à l'ensemble des
structures aidées par l'État, semble donc arriver tardivement
pour formaliser des caractéristiques ayant déjà cours au
Confort Moderne, et rend ce type de structures prisonnières de
celles-ci, substituant presque la fonction sociale à la fonction
culturelle initiale de ce type de lieux.
Un autre point important soulevé par le protocole
d'accord est la nécessité d'évaluer ces structures
subventionnées. C'est-à-dire qu'en plus de les confiner à
des fonctions strictes dont elles semblent ne plus pouvoir se détacher,
les pouvoirs publics souhaitent désormais avoir un droit de regard sur
leurs comptes et leurs finances. C'est précisément ce point qui a
dégradé les relations entre le Confort Moderne et ses
partenaires, dont les membres ont de plus en plus de mal à gérer
des subventions devenues conséquentes. Cette clause est présente
dans la convention de 1989 (il est prévu, notamment, que l'association
doive « faciliter le contrôle par le Ministère [...] de la
réalisation des objectifs, notamment l'accès aux documents
administratifs et comptables »261) et les premiers doutes
concernant la gestion de l'établissement se font sentir. Des audits
financiers sont alors réalisés dès 1989 sous l'impulsion
des deux parties et traduisent plusieurs disfonctionnements dans la
comptabilité du Confort Moderne, dont le principal consiste en « un
déficit d'exploitation cumulé de 550 000 francs au 31
décembre 1989. »262 Ces rapports
259 Garde des Sceaux de 1988 à 1990, Pierre
Arpaillange fut également Premier président de la Cour des
Comptes de 1990 à 1993.
260 ADV : 1666 W 19- 1977-1992 #177; DRAC #177;
Manifestations culturelles f Protocole d'accord entre le ministère de la
Culture, de la Communication, des Grands Travaux et du Bicentenaire et le
ministère de la Justice #177; 1990.
261 ACM : « Conventions », Convention
au titre de l'année 1989 entre le ministere de la Culture, de la
Communication, des Grands Travaux et du Bicentenaire et l'association «
L'oreille est hardie », 11 mai 1989.
262 ACM : « Subventions », Proposition
de mission effectuée par l'ARSEC, octobre 1989, p. 3.
comptables mettent en lumière le décalage
existant entre le fonctionnement administratif de l'établissement que
nous avons auparavant étudié (basé sur une rotation des
postes salariés, sur la mobilité des employés, provoquant
leur manque de formation) qui, sans paraître approprié à la
gestion du lieu, peut créer des carences comptables pouvant «
être corrigées par un plan de formation et de qualification
»263 du personnel, étant donné les objectifs
traditionnels du Confort Moderne. Seulement, les ambitions grandissantes de la
structure pourraient ne plus correspondre à ce type de
fonctionnement.
Le Confort Moderne semble donc se démarquer de sa ligne
de conduite originelle en se rapprochant des institutions tout en
s'éloignant des petits artistes qu'il était censé
promouvoir, afin d'envisager des actions de plus grande envergure.
Vraisemblablement engluée dans le jeu des subventions et des rapports
trop étroits avec les institutions #177; à une époque oil
celles-ci prennent les devants pour institutionnaliser le milieu alternatif en
crise profonde #177; la structure semble viser trop haut et ~tre prise au
piège d'un fonctionnement qui n'est adapté ni à ses
ambitions, ni aux attentes des pouvoirs publics à qui elle doit
désormais rendre des comptes : en témoigne ces mots du maire,
Jacques Santrot :
« Je souhaiterais que des procédures de suivi et
de conseil soient élaborées entre vousmrme, la Direction des
Affaires Culturelles, et les services financiers afin d'éviter, d'une
part que des bruits et des rumeurs viennent interférer dans notre
relation contractuelle, et afin que d'éventuels dérapages
financiers ne mettent en péril l'existence mrme de votre
établissement. »264
Nous avons donc pu voir que la scène alternative
poitevine n'avait pas été touchée par l'essoufflement de
la scène alternative nationale, et que paradoxalement, l'année
1989 marquait même un réel renouveau des structures
indépendantes de Poitiers. Des structures qui se font très vite
une place dans le paysage culturel national et contribue à la
réputation de place forte de la culture alternative hexagonale acquise
par la capitale régionale. Néanmoins, on remarque que ce milieu
local reste hétérogène et que les structures ne forment
pas un réseau de solidarité à l'échelle de
Poitiers, mais s'inscrivent dans des dynamiques extérieures : la
Fanzinothèque, bien que située
263 ADV : 1256 W 127 - 1988-1989- DRAC - Musique et
Danse - LOH Poitiers #177; Audit financier et comptable de l'entreprise «
Le Confort Moderne », « L'Oreille est Hardie »
réalisé par Argos, février 1989, p. 55.
264 ADV : 1666 W 19- 1977-1992 #177; DRAC #177;
Manifestations culturelles #177; Lettre de Jacques Santrot à la
directrice du Confort Moderne #177; 8 Janvier 1990.
dans l'enceinte du Confort Moderne reste très
indépendante du centre culturel et cherche en s'en décloisonner
pour publiciser son action ; le label OAF ! est implanté dans la frange
la plus politisée de la scène alternative et intègre les
réseaux qui y correspondent, malgré la participation de quelques
groupes poitevins fréquemment programmés au Confort Moderne
(comme Les Petits Fiers) pour ses compilations.
On remarque également que les pouvoirs publics se font
de plus en plus présents dans cette scène : ce sont eux qui sont
à l'origine de la création de la Fanzinothèque ~ qui
parvient tout de même à rester totalement indépendante de
leurs directives #177; et le Confort Moderne, de plus en plus gourmand en
subventions, semble ne plus pouvoir les emprcher de s'immiscer dans son
fonctionnement, ce qui compromet fortement son indépendance. La salle de
concert se trouve pour débuter les années 1990 dans une situation
financière plutôt critique, qui interpelle les institutions et
pourrait bien constituer pour elles une façon d'aseptiser ce centre
culturel atypique.
Troisième Partie #177; 1992-1994 : mise au pas
et continuité, mise à
ItoFEUILFIIESSIRFILmLnt
La scène alternative de Poitiers semble donc active
malgré la crise que subit le mouvement dans sa globalité. Elle
parvient à rester en dehors des tentatives de séduction des
majors tout en évitant une collaboration trop forte avec les pouvoirs
publics, qui pourraient nuire à son indépendance et à son
identité, en tentant d'aseptiser ces structures afin d'en faire des
lieux plus en accord avec le paysage culturel mis en place par la
municipalité. Cependant, nous l'avons vu, le Confort Moderne parvient de
moins en moins à maîtriser les interventions des institutions dans
son fonctionnement interne. Jusqu'en 1992, nous avons constaté
que ce droit de regard des partenaires n'avait eu pour seule
conséquence que de remettre en cause la comptabilité du centre
culturel, sans porter de regard sur son projet artistique. Des audits
financiers avaient donc été effectués et devaient
constituer une solution à ces disfonctionnement. Comment cet
interventionnisme institutionnel devait-il évoluer ? Etait-il
dénué de toute intention récupératrice ? Le Confort
Moderne a-t-il pu continuer à compter sur ses partenaires tout en
gardant la même ligne de conduite ? La situation en 1992 semble bien nous
montrer le contraire.
I- L'avenir du Confort Moderne en suspens
L'année 1992 commence en effet de la façon la
pire qui soit pour le Confort Moderne. La nouvelle qui fait les titres de la
presse locale le 17 janvier est sans appel : « L'État et la ville
suspendent le financement. »265 Par un communiqué commun
adressé à la presse la veille au soir, les institutions semblent
largement compromettre l'avenir du Confort Moderne. Une analyse approfondie de
ce seul mois de janvier 1992 nous permettra de dégager les tenants et
les aboutissants de cette crise aigüe, qui met en lumière des
enjeux bien plus complexes que l'analyse qu'en fait la presse locale.
265 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1991-juillet 1992), Centre Presse du 17 janvier
1992.
A/ La rentrée de 1992 : stupeur médiatique et
bras de fer en coulisses
Ce que nous allons tenter de montrer dans cette
première partie, c'est le décalage existant entre la
présentation de la crise telle qu'elle apparaît dans la presse au
moment oil elle éclate #177; la partie publique,
médiatisée #177; et la façon dont celle-ci se met en place
en coulisses, à travers les archives des acteurs concernés.
À travers cette méthodologie, nous espérons pouvoir
montrer au mieux ce qui s'est réellement joué pendant cette
crise, dont les issues n'étaient pas aussi évidentes que celles
que l'on peut imaginer.
Déclaration commune de l'État et la
ville de Poitiers relative au Confort Moderne et à
l'association L'oreille est hardie266
Même si dans leur communiqué, les institutions
prennent bien la précaution de mettre en évidence le fait que
cette décision ne doit avoir qu'un effet temporaire sur
266 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1991-juillet 1992), La Nouvelle République du
17 janvier 1992.
l'arrGt de l'action du Confort Moderne, la presse est plus
alarmiste et dresse un tableau des plus noirs : « la nouvelle est
tombée hier en soirée. Brutale. L'annonce de la suspension du
financement de la part de la ville et de l'État [...] signifie quasiment
la fermeture du lieu. »267 Cette phrase résumant
à elle seule l'analyse qui pourrait ~tre faite de cette situation, va
nous servir de point de départ pour montrer que justement, cette crise
naissante est bien plus complexe qu'il n'y paraît.
Le premier constat qui transparaît est la
brutalité de l'annonce. Si la presse se « doutait que quelque chose
se tramait » elle se demandait également : « mais quoi au
juste ? »268 Ainsi, même si la stupéfaction
demeure, ce qui est légitime, il faut également comprendre que le
conflit couvait depuis quelque temps en coulisses. Nous l'avons vu, dès
1989, les pouvoirs publics commencent à intervenir dans le
fonctionnement du Confort Moderne et se font de plus en plus pressants afin
qu'il soigne sa gestion, bien que la situation ne soit pas encore critique. Le
problème a finalement été que durant deux ans, les deux
parties se sont accordées pour constater que le fonctionnement du
Confort Moderne ne convenait plus à son budget. Un constat permis par la
rédaction des audits financiers que nous avons déjà
évoqués. La situation diffère en 1991 et la parution d'un
nouvel audit comptable se veut plus alarmiste. Alors qu'en 1989, c'est le
fonctionnement administratif qui était mis en cause #177; notamment le
manque de formation de l'équipe gestionnaire, et la mauvaise utilisation
des subventions, avec lesquelles les membres jonglaient pour essayer de combler
les déficits, alors que ce n'était pas leur destination ~ l'audit
financier réalisé en septembre 1991 par l'Exco-Poitiers met en
lumière d'autres facteurs expliquant un déficit grandissant,
atteignant 600 000 francs.269 C'est ce rapport indiquant que «
la situation financière est catastrophique »270 qui met
en doute, au-delà du fonctionnement administratif du lieu, son projet
artistique, en incriminant une manifestation majeure ayant eu lieu au Confort
Moderne : l'exposition « Heavy Water » de James Turrell. Nous
l'avions annoncé, l'art contemporain allait jouer un rôle
important dans l'histoire du Confort Moderne et il semblerait bien que ce soit
ce
267 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1991-juillet 1992), Centre Presse du 17 janvier
1992.
268 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie »
(septembre 1991-juillet 1992), La Nouvelle République du 17
janvier 1992.
269 ADV : 1666 W 19 - 1977-1992 #177; DRAC #177;
Manifestations culturelles #177; Analyse de situation du Confort Moderne
demandé par la Ville de Poitiers réalisé par la SARL
Exco-Poitiers#177; Septembre 1991.
270 Ibidem.
projet qui ait mis le centre culturel dans une mauvaise
posture. Cette oeuvre d'une grande renommée semble donc ~tre responsable
d'une perte de 500 000 F. dans l'audit réalisé par
l'Exco-Poitiers, ce qui n'est pas acceptable dans une comptabilité
déjà déficitaire. Pourtant, les élus annoncent dans
la presse que cette « opération a été
équilibrée »271 #177; certainement par le rachat
de l'oeuvre par l'État 272, ce qui témoigne de son
« succès national, qui a fait briller la ville et la région
tout un été »273 #177; et qu'elle n'est donc pas
responsable de l'arr~t des subventions. Or, s'il est vrai que le coût
l'oeuvre a été amorti, le déficit de la structure n'est
plus que de 100 000 F. et peut facilement être comblé.
Ainsi, pour comprendre les raisons qui ont conduit à la
décision radicale des pouvoirs publics, il faut se plonger encore plus
profondément dans les mécanismes relationnels qui se sont mis en
place durant l'année 1991. Ce retour aux sources nous conduit au mois de
mai de la même année. Un audit financier, encore un,
réalisé par l'agence Premier'Acte à la demande de la
Délégation au développement et aux
formations274 ou DDF (organe rattaché au ministère de
la Culture qui « gère des programmes d'intervention relatifs
à la dimension culturelle de politique ville »275)
diagnostiquait un déficit de 1,3 millions de francs dans les caisses du
Confort Moderne. Il semble que ce soit ce rapport qui ait réellement
déclenché un conflit entre le centre culturel et ses partenaires,
qu'on ne limite d'ailleurs plus à la municipalité et à la
DRAC puisqu'il faut noter l'apparition de la DDF #177; un organe d'État
centralisé #177; à la table des négociations. Les deux
camps sont alors clairement définis, puisque les institutions commencent
désormais à prendre leurs décisions sans concertation avec
le Confort Moderne, qu'elles soumettent à un contrôle financier de
plus en plus étroit. Le rapport de l'agence Premier'Acte et les signaux
alarmants qu'il émet semblent faire sortir le Confort Moderne de sa
réserve. La directrice du
271 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie »
(septembre 1991-juillet 1992), La Nouvelle République du 17
janvier 1992.
272 Ibidem.
273 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1991-juillet 1992), Centre Presse du 18 janvier
1992.
274 ADV : 1666 W 19 - 1977-1992 #177; DRAC #177;
Manifestations culturelles #177; Lettre de Dominique Chavigny pour la DRAC au
député-maire de Poitiers #177; 13 mars 1991.
275 France Diplomatie, Délégation au
développement et aux formations,
http://www.diplomatie.gouv.fr/fr/actions-france_830/documentaire_1045/diffusion-non-commerciale_5378/collections-video_5374/societe_8874/ville_10302/partenaires_11156/delegation-au-developpement-aux-formations_21023.html,
consulté le 25 mai 2011.
Confort Moderne, Fazette Bordage demande un « vrai
dialogue »276 à la DDF dans une lettre enflammée,
tout en demandant si c'est réellement la gestion du lieu qui pose
problème, ou l'intérIt qu'il représente. Une
réunion réunissant l'ensemble des acteurs de ce conflit (Confort
Moderne, DRAC, Ville de Poitiers, DDF) est donc organisee le 26 juin 1991
à Paris pour donner reponse à cette demande de dialogue. De cette
entrevue debouchent plusieurs points importants pour le Confort Moderne :
« Le gel des toutes ses activites de septembre à
decembre 1991 [pour] assainir la situation financière, mettre en oeuvre
une comptabilité analytique mieux adaptée, et définir des
modalités de gestion qui associent l'innovation et la rigueur. »
277
Etant donne le deficit important accumule par la structure, cette
première decision semble legitime. Neanmoins, un second point attire un
peu plus notre attention :
« La relance du « Confort Moderne a» en janvier
1992 se fera [...] sur la base d'un projet renove qui associera la recherche de
nouveaux publics, la valorisation optimale des activites et un equilibre
budgetaire strictement respecte. » 278
Ce point est significatif et montre explicitement les
nouvelles prerogatives que s'octroient les pouvoirs publics dans le cadre de
l'assainissement financier du Confort Moderne. Alors que les reproches faits
à la structure jusque là ne concernaient que le fonctionnement
administratif juge trop precaire pour gerer les subventions obtenues, celles-ci
se portent desormais sur le projet artistique et sur les publics touchés
par le centre culturel. Le type d'action culturelle propose par LOH,
initialement fondé sur la découverte et l'anticonformisme, qui ne
peut en cela n'tre développé que de manière
indépendante, est donc sur le point d'rtre remodelé par les
institutions, ce qui constitue une des conditions à la reouverture du
lieu. Dans un langage oil le public est considere comme un consommateur et oil
la programmation culturelle devient une valeur marchande, les pouvoirs publics
semblent vouloir reprendre le projet artistique du Confort Moderne à
leur compte pour le faire entrer dans une logique de rentabilite, alors que
seul son fonctionnement administratif etait concerne par cette volonte ; tout
cela dans le but d'éponger les dettes accumulées.
Or, si nous revenons à la fin de l'année 1991,
le déficit du Confort Moderne n'est plus que de 600 000 F. selon le
rapport Argos, et de 100 000 F. si l'exposition de
276 ADV : 1666 W 19 - 1977-1992 #177; DRAC #177;
Manifestations culturelles #177; Lettre de Fazette Bordage à la DDF
#177; 21 mai 1991.
277 ADV : 1666 W 19 - 1977-1992 #177; DRAC #177;
Manifestations culturelles #177; Lettre de Raymond Lachat au président
de L'oreille est hardie 1 26 juillet 1991.
278 Ibidet.
James Turrell a été équilibrée,
donc « la situation est considérablement assainie.
»279 De plus, cette sévérité concernant la
comptabilité du Confort Moderne semble réellement soudaine et
crée une rupture dans les rapports entre le centre culturel et ses
partenaires. En effet, si les institutions semblent accorder une importance
capitale à la viabilité financière du Confort Moderne, il
semble que cela n'ait pas toujours été le cas, comme l'explique
la directrice du lieu :
« Dès le départ, encouragements,
compliments, voire émerveillement des partenaires publics ont fait que
les années 88/89 ont été décisives et expliquent
beaucoup de choses puisque nous avons alors choisi de continuer sans en
avoir les moyens financiers. [...] Fin 87, non seulement nous n'avions pas les
moyens de continuer, mais en plus nous avons continué à
développer les activités du Confort Moderne pour
démontrer, le plus loin possible, la force de son concept et sa raison
d'tre... [...] Tout le monde était au courant de ces aléas
dès le départ. » 280
Le Confort Moderne s'est donc toujours appuyé sur le
soutien des pouvoirs publics qui ont toujours encouragé
financièrement l'aventure culturelle que le lieu représentait.
Comment interpréter ce revirement #177; d'autant plus que la situation
comptable était en voie d'assainissement ? L'hypothèse selon
laquelle les institutions ont pu gagner la confiance de LOH en faisant preuve
d'un subventionnement a priori aveugle #177; dont l'association se
rendait elle-même prisonnière #177; afin de pouvoir au moment
opportun couper les vivres pour alors exercer une véritable emprise sur
le centre culturel ne nous semble pas inappropriée pour expliquer le
coup de théâtre de janvier 1992. Les correspondances entre la
municipalité, la DRAC et la DDF à la fin de l'année 1991
semblent d'ailleurs aller dans ce sens. Une lettre de l'adjoint à la
Culture de la ville de Poitiers, Jean-Marie Bordier, adressée à
la DRAC envisage ainsi dès le mois de novembre et sans concertation avec
LOH les différentes directions à donner au Confort Moderne, qui
vont de quelques modifications structurelles avec la mise en place d'un conseil
de tutelle, à l' « urbanisation du site »281 en
passant par le dépôt de bilan et le placement de la structure sous
le contrôle du centre culturel de Beaulieu, ou du Théâtre
national. Le sort du Confort Moderne se joue donc en coulisses, dans son dos,
et les pouvoirs publics travaillent une position commune en donnant « aux
courriers [qu'ils échangent] la discrétion
279 ADV : 1666 W 19 - 1977-1992 #177; DRAC #177;
Manifestations culturelles #177; Lettre de Fazette Bordage au Directeur
régional des affaires culturelles, Raymond Lachat #177; 26 novembre
1991.
280 Ibidem.
281 ADV : 1666 W 19 - 1977-1992 #177; DRAC #177;
Manifestations culturelles #177; Lettre de Jean-Marie Bordier à la DRAC
#177; 28 novembre 1991.
que la situation actuelle de l'établissement impose.
»282 Ces pourparlers préliminaires incluent
également une lettre adressée à la DDF de la part de la
DRAC où l'expéditeur souligne le fait que « la ville et
l'État doivent parler de concert dans cette affaire.
»283 Ces cinq pages marquent le règlement discret du
sort du Confort Moderne. Motivé par la situation financière de
l'établissement et par l'avis de l'expert-comptable qui «
préconise un dépôt de bilan »284, celui-ci
s'explique aussi selon les pouvoirs locaux par les « positions
maximalistes »285 de l'équipe dirigeante qui ne
bénéficie plus de la confiance des institutions, et encore une
fois par le fait qu'elles « s'[interrogent] sur le projet artistique, les
publics et l'articulation des activités musicales/arts plastiques qui
ont transformé l'image et le projet initial du Confort Moderne.
»286 Le projet artistique est une fois de plus
réapproprié par les institutions qui ne respectent donc plus le
principe d'indépendance du centre culturel et le font analyser par leurs
propres services. Quels que soient leurs statuts, les partenaires semblent donc
avoir pris l'avenir du Confort Moderne en mains pour en faire un lieu culturel
aseptisé et plus conforme aux structures institutionnelles, en faisant
fi du fait qu'ils n'ont pas participé à sa création et
à son déroulement, mais s'adjugent un droit d'influence en
légitimant ce fait par leur participation financière. Les
financeurs auraient effectivement tout à fait pu interrompre leur
subventionnement et condamner la structure à la dissolution, mais leur
décision, appuyée par des études et des
négociations réfléchies, est une pure et simple
récupération du lieu.
Pris au piège d'une dépendance financière
et de volontés récupératrices institutionnelles, voyons la
réaction du Confort Moderne face à ce coup de
théâtre bien prévisible.
282 Ibidet&
283 ADV : 1666 W 19 - 1977-1992 #177; DRAC #177;
Manifestations culturelles #177; Lettre du Directeur régional des
affaires culturelles à la DDF #177; 5 décembre 1991.
284 Ibidet&
285 Ibidet&
286 Ibidet&
B/ La réaction du Confort Moderne : du dépit
à la radicalité
Le communiqué de l'État et de la Ville de
Poitiers publié dans la presse locale le 17 janvier 1991
déclenche un véritable feuilleton dans Centre Presse et
La Nouvelle République. Témoignant de la
difficulté de dialogue entre le Confort Moderne et ses partenaires, les
réponses se font par voie de presse. Dès le lendemain, les
journalistes se tournent donc naturellement vers le centre culturel
menacé et les articles relatent la situation de crise faisant
naturellement suite à la fin du financement par les institutions. C'est
la consternation qui prime chez les gestionnaires du lieu : «
l'équipe de L'OH est en état de choc. [...] L'annonce de l'arr~t
des subventions a été brutale et a fait très mal.
»287 Visiblement, s'il est évident qu'une
décision devait ~tre prise par ses partenaires dès le
début de l'année 1992 tant les conflits étaient latents en
coulisses, les membres du Confort Moderne ne s'attendaient pas à une
telle radicalité. Il faut d'ailleurs voir que si la presse apprend la
nouvelle le 16 janvier, la direction du Confort Moderne en a été
informée de façon bien plus brutale : quatre jours plus
tôt, le Confort Moderne était en effet invité à
présenter son budget à ses partenaires au siège de la
DRAC. Sans avoir eu le temps de parler, c'est à cette occasion que
l'équipe a été informée de la décision de
leurs financeurs. Faisant écho jà la supposée
période de réflexion lancée par la Ville et l'État
dans leur communiqué, le Confort Moderne continue tant bien que mal ses
activités en envisageant également son avenir, mais avec crainte,
étant donné que seuls les pouvoirs publics pourront
décider de l'éventuelle renaissance du lieu. Une renaissance
quasi-assurée puisque « la Ville de Poitiers (adjoint à la
culture) est réticente à un dépôt de bilan pour des
raisons politiques »288 #177; qui nuiraient à son image
de ville jeune et dynamique #177; mais sous quelle forme ? « La gestion,
nullement mise en cause, pas plus que la programmation »289 ne
semblent poser de problème à l'adjoint de la Culture, alors que
ces deux aspects du Confort Moderne sont largement incriminés dans les
correspondances entre les financeurs. Cette apparente stratégie
d'apaisement ne rassure pas les membres de LOH, qui sont « d'accord pour
la réflexion, à condition que l'on ne touche pas au concept du
projet. Sinon c'en sera fini du
287 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1991-juillet 1992), La Nouvelle République du
18 janvier 1992.
288 ADV : 1666 W 19 - 1977-1992 #177; DRAC #177;
Manifestations culturelles f Lettre du Directeur régional des affaires
culturelles à la DDF f 5 décembre 1991.
289 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1991-juillet 1992), La Nouvelle République du
18 janvier 1992.
Confort Moderne. »290 A travers cette
position, l'association revendique l'indépendance de son action
culturelle et préfère y mettre un terme plutôt que de la
voir appropriée et dénaturée par l'intervention des
pouvoirs publics. Ce principe fondamental avait d'ailleurs déjà
été annoncé dans les correspondances ayant
préalablement mis en place le conflit. Le Confort Moderne
annonçait ainsi : « Surtout, n'oubliez pas que nous sommes une
association indépendante, et que vous ne serez pas en charge de nos
galères financières si vous ne le souhaitez pas.
»291 Le centre culturel, en conformité avec ses valeurs
indépendantes, ne compte donc pas faire de concessions sur le plan
artistique. On retrouve donc ici le même esprit intransigeant qui avait
conduit LOH à se saborder en 1983 suite à un manque
évident de concertation. À la différence près
qu'à cette époque, il ne s'agissait pas de la disparition d'un
centre culturel de renommée internationale, mais de celle d'une simple
association organisatrice de concerts.
Cependant, la situation est bien différente en 1992,
puisque ce manque de communication entre LOH et les institutions n'est pas
désintéressé comme en 1983 mais est marqué par une
volonté de réappropriation de la part des partenaires, qui
souhaitent inscrire le Confort Moderne dans le réseau formé par
les autres structures culturelles municipales de Poitiers. Finalement, trois
jours après la parution du communiqué de la Ville et de
l'État, la réponse du centre culturel paraît dans la presse
locale. Le conflit continue de se répandre dans les journaux pictaviens
qui ne passent pas un jour sans publier un article sur la crise. Le 20 janvier
1992, les résultats des premiers pourparlers engageant la période
de réflexion voulue par les institutions sont clairs : « le Confort
Moderne ferme ses portes. »292
« Désolé, mais le Confort Moderne a
décidé de fermer ses portes le 27 janviers 1992. L'État et
la Ville de Poitiers ont suspendu leurs financements. Leurs propositions de
restructuration du Confort Moderne sont inacceptables. Elles conduiraient
à banaliser le lieu et le concept que nous avons inventés. D'oL
la perte de notre confiance envers nos financeurs publics
Que tous les artistes, publics et partenaires qui ont cru en
cette belle aventure et participé à son développement
sachent que l'équipe du Confort Moderne préfère,
sereinement, mettre un terme à son action culturelle
indépendante. Hors de question pour nous de brader les acquis d'une
telle expérience, de la large reconnaissance et du
290 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1991-juillet 1992), Centre Presse du 18 janvier
1992.
291 ADV : 1666 W 19 - 1977-1992 #177; DRAC #177;
Manifestations culturelles #177; Lettre de Fazette Bordage au Directeur
régional des affaires culturelles, Raymond Lachat #177; 26 novembre
1991.
292 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1991-juillet 1992), Centre Presse du 20 janvier
1992.
capital artistique constitués de 1977 à 1992. Au
regard de ces acquis, la remise en cause de nos compétences et de nos
projets nous semble déplacée.
Rappelons que le Confort Moderne s'est créé en
1985 et développé dans des conditions précaires qui n'ont
guère ému les pouvoirs publics. Nous ne voulons pas perdre notre
âme.
Pour l'honneur et pour finir en beauté, place aux
artistes. Le Confort Moderne prépare un bouquet final, en musique.
»293
C'est donc par ce communiqué que le centre culturel
annonce la fin de ses activités, suite à la crise ayant
éclaté le 17 janvier 1992, mais couvant réellement depuis
environ une année. Ce texte met clairement l'accent sur le
caractère artistique indépendant de l'action de LOH et montre la
volonté de la structure de garder sa trajectoire éthique pour ne
pas devenir un espace culturel comme un autre. Les membres du Confort Moderne
semblent donc avoir pris la mesure des volontés institutionnelles, qui
tentent d'inclure le centre alternatif dans leur ensemble d'infrastructures
culturelles et donc d'en faire un lieu beaucoup plus aseptisé tant sur
le fond, avec une programmation beaucoup plus conventionnelle, que sur la
forme, avec une équipe dirigeante que les partenaires n'excluent pas de
renouveler. Il est donc peu étonnant que l'équipe de 1992 se
sente trahie par des partenaires qui souhaitent les destituer de la gestion du
centre culturel qu'ils ont, pour certains, fondé et fait vivre pour les
autres. Ne souhaitant donc pas voir leur échapper un concept artistique
qu'ils ont porté, au profit d'intér~ts politiques, les membres du
Confort Moderne préfèrent donc cesser leurs activités.
Le centre culturel est donc allé au bout de la
difficile conciliation entre une programmation culturelle indépendante
et un fonctionnement subventionné, et n'a pas su trouver
l'équilibre « entre la nécessaire rigueur de gestion et le
tout aussi nécessaire « décalage » de ces lieux,
décalage qui en fait la raison d'rtre, la force et l'attrait.
»294 Les membres de l'association deux-sévrienne «
Diff'Art » #177; liée au Confort Moderne par la présence
d'anciens Poitevins dans ses effectifs et par l'organisation de concerts
communs ~ l'ont bien compris et le font savoir dans le fanzine qu'ils
rédigent : « quand on dépend à ce point des
subventions des élus, on dépend aussi, ne soyons pas naïfs,
des aléas de la politique, fut-elle politicienne. »295
Or, ces aléas en 1992 à Poitiers, semblent aller dans le sens
d'une volonté de reprise
293 Ibidem.
294 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1991-juillet 1992), Carnets, de févriermars
1992 (n° 5).
295 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1991-juillet 1992), Bebopalula Or Not de janvier
1992 (n° 9).
en main de la structure, notamment par la municipalité.
Dès l'annonce de la fin des subventions, la presse envisageait cette
décision comme un moyen qui « permettrait de ramener le calme dans
le quartier... Et cela permettrait peut-être au maire de
récupérer 300 voix pour les élections.
»296 Ce que l'on constate à l'annonce de la fin des
activités du Confort Moderne, c'est que la Ville de Poitiers tente le
coup double électoral : le conseil municipal suivant cette
décision annonce effectivement « qu'il verrait bien le transfert du
« Confort Moderne » dans la future Maison de l'Etudiant, sur le
campus. »297 ,Il s'agit là d'une stratégie
avantageuse pour la municipalité poitevine en place, qui pouvait ainsi
du même coup contenter les riverains du quartier du Pont-Neuf
ligués contre le centre culturel trop bruyant, mais aussi conserver en
partie l'image de ville jeune, active et créatrice en matière de
culture, que le Confort Moderne lui avait donné. On voit donc bien ici
comment cette crise s'est inscrite dans des enjeux clairement politiques : la
Ville de Poitiers en concertation avec l'État, tout en
réussissant à évincer les gestionnaires du lieu, a
réussi à reprendre l'image de marque du Confort Moderne à
son compte pour satisfaire un électorat relativement kgé tout en
ne se mettant pas l'intégralité de la jeunesse à dos.
Néanmoins, ces enjeux politiques n'ont pas été
réduits à cette simple stratégie électorale, et la
prochaine partie va nous permettre de voir l'importance de la nature et de la
provenance des soutiens au Confort Moderne dans le déroulement de la
crise de ce mois de janvier 1992.
C/ La mise en place des soutiens : entre militantisme
culturel et enjeux électoraux
L'annonce de la fin des activités du Confort Moderne et
celle de la municipalité d'envisager l'action du lieu à travers
d'autres modalités ne semble pas du tout entériner sa situation
future. Bien loin de clore la crise, la succession
d'événements ayant conduit à l'apparente mainmise
des institutions sur le devenir du centre culturel alternatif a permis aux
réseaux ayant un intérêt à lui manifester leur
soutien de se déclarer.
296 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1991-juillet 1992), Centre Presse du 18 janvier
1992.
297 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1991-juillet 1992), La Nouvelle République du
20 janvier 1992.
L'équipe du Confort Moderne déjà, tout en
annonçant la fin de ses activités, a largement encouragé
ses usagers, ses sympathisants à protester contre l'attitude des
pouvoirs publics. Ainsi, en même temps que la structure publiait son
ultime communiqué, elle demandait également à son public
à manifester son indignation par le biais d'une lettre ouverte
destinée au ministère de la Culture et à la Ville de
Poitiers. Cette lettre, mettant en avant le fait que les financeurs «
condamnent l'action artistique et culturelle indépendante du Confort
Moderne »298 s'inscrit donc dans le tournant politique pris au
cours de la crise et installe un rapport de force entre les décisions
institutionnelles et les positions du milieu alternatif. Elle diffère
également des habitudes du Confort Moderne qui, tout en ayant
déjà organisé des événements culturels en
lien avec des organismes impliqués dans le domaine social et donc en
lien avec les thèmes de société de fait politiques, ne
s'est jamais positionné dans le champ politique, à la
différence de beaucoup d'autres structures ~ y compris à Poitiers
#177; impliquées sur ce terrain. Ainsi, de nombreuses lettres et
fax parviennent à Poitiers de toute la France et mrme de
l'Europe entière. Parallèlement, ces mêmes soutiens
internationaux envoient « plus de mille lettres de soutien [qui] sont
venues submerger la mezzanine du Confort »299, qui donnent la
mesure de l'aura acquise par delà les frontières. Par
ailleurs, le centre culturel souhaite fêter dignement sa fermeture en
offrant des spectacles de qualité à ses habitués qui le
suivent et le soutiennent dans ces temps difficiles. La programmation
annoncée pour ces derniers événements donne
également une idée du caractère international des liens
tissés par le Confort Moderne, puisque de nombreux artistes
européens se sont montrés disponibles et motivés pour
venir défendre le lieu face à l'attitude des institutions. Le
groupe hollandais d'envergure internationale Urban Dance Squad, qui,
« la veille sur Canal+ avait dédié l'une de ses
chansons au Confort, lieu de ses premières armes »300
donne ainsi un concert pour la soirée d'adieu du lieu le 26 janvier. Le
Confort Moderne, tout en annonçant sa fin, mobilise donc ses
réseaux dans un premier temps, qui sont les premiers à se
manifester.
298 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1991-juillet 1992), La Nouvelle République du
21 janvier 1992.
299 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1991-juillet 1992), La Nouvelle République du
1er février 1992.
300 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1991-juillet 1992), Centre Presse du 28 janvier
1992.
En second lieu, ce sont les politiques locaux qui affichent
leur soutien au centre culturel, et notamment l'opposition à la
majorité socialiste menée par le maire Jacques Santrot. Les Verts
sont les premiers à monter au créneau et déplorent le fait
que « le budget de fonctionnement du Confort Moderne est très
faible si on le compare à certaines structures culturelles municipales
ou régionales de Poitiers ou d'ailleurs, qui n'offrent pas la mme
richesse de création. »301 Vient ensuite la position
d'Union Pour Poitiers ~ groupe politique mené par le conseiller
régional et municipal Jean-Pierre Raffarin302 #177; qui
réunit l'opposition poitevine de droite. Celleci se traduit par de vives
critiques adressées à la majorité socialiste en place.
Insistant sur l'« échec culturel pour Poitiers »303
que représente la décision conjointe de la Ville et de
l'État, le communiqué tente de trouver des solutions à la
crise avec en toile de fond et de manière récurrente la
volonté de donner « à Poitiers une réputation d'une
capitale régionale et universitaire. »304 Ce
communiqué semble contradictoire avec la position habituelle de la
droite locale qui a souvent critiqué le soutien apporté au centre
culturel par la Ville et « [ose] se lamenter sur l'avenir de ce lieu.
»305 Le débat concernant le Confort Moderne prend donc
une tournure très politique et permet à l'opposition de fustiger
la majorité. La municipalité se doit de répondre à
ces attaques : l'adjoint à la culture fait donc savoir par voie de
presse qu'il n'accepte pas « le mauvais procès qui est fait
à l'État et à la Ville de vouloir intervenir dans le
projet et de porter atteinte à la liberté de l'action artistique.
»306 Ce débat se prolonge en séance du conseil
municipal et est l'occasion pour les élus de s'escrimer sur la question
du Confort Moderne, débattue lors des questions diverses. On voit donc
bien que l'avenir du centre culturel se joue au coeur de ces
rapports de force politiques et que celui-ci ne saurait être dissociable
des décisions émanant du conseil municipal.
301 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie »
(septembre 1991-juillet 1992), Centre Presse du 18 janvier 1992.
302 Ancien Premier ministre, Jean-Pierre Raffarin fut
également Président du Conseil régional du
Poitou-Charentes de 1988 à 2002 et conseiller municipal de Poitiers de
1977 à 1995, sous l'étiquette Parti Républicain, puis
UMP.
303 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie »
(septembre 1991-juillet 1992), Centre Presse du 22 janvier 1992.
304 Ibidem.
305 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1991-juillet 1992), La Nouvelle République du
25 janvier 1992.
306 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie »
(septembre 1991-juillet 1992), La Nouvelle République du 21
janvier 1992.
Si l'État et son porte-voix, la DRAC, semblent pour le
moment absent de ce rapport de force et gardent le silence depuis la
publication du communiqué commun avec la Ville de Poitiers, de nouveaux
acteurs y prennent part quelques jours après l'annonce de la fin des
activités du Confort Moderne. En effet, le 23 janvier 1992, des concerts
sauvages spontanés ont lieu dans la rue Gambetta, principale voie de
passage de Poitiers, dans le but de soutenir le Confort Moderne face à
la décision des institutions. Le message ornant la banderole servant de
fond à la scène improvisée est sans ambigüité
: « Poitiers, numéro un au Top 50 de la misère culturelle !
En fermant le Confort Moderne, vous nous envoyez dans la rue. Merci M. Santrot,
merci M. Lang. »307 Ce « baroud d'honneur des
rockeurs avant qu'ils perdent ce qui les réunissait
»308 est significatif de la place occupée par le Confort
Moderne en terme d'action culturelle mais aussi sociale. C'est aussi
révélateur de l'attachement de la scène alternative au
centre culturel, malgré les critiques émises par les acteurs
locaux du mouvement indépendant que nous avons évoquées au
chapitre précédent. Les groupes poitevins représentatifs
de la scène comme Les Petits Fiers ou Tambour'Yeah qui
collaborent parallèlement avec le label On a faim ! investissent donc
spontanément la rue pour afficher leur soutien au Confort Moderne,
dénoncer les institutions et essayer de faire que ces dernières
changent d'avis.
On voit donc que différents composants s'impliquent
pour afficher leur soutien au Confort Moderne, qu'ils soient acteurs,
spectateurs ou politiques. Quoi qu'il en soit, ce qu'il faut voir, c'est que la
crise prend un tournant oE seules les institutions peuvent décider du
renouveau à donner au centre culturel. Découlant de ce fait, les
soutiens prennent forcément une coloration très politique, et on
voit que la municipalité de Poitiers n'est pas ménagée.
Nous avons montré que la crise qui apparaît
médiatiquement au mois de janvier 1992 a débuté bien
avant, en 1991, et correspond à un lent processus institutionnel visant
à inclure le Confort Moderne dans le réseau culturel municipal.
Prétextant une gestion inappropriée du lieu, les pouvoirs publics
lui ont coupé les vivres et pouvaient ainsi définir les
conditions à un nouveau subventionnement, incluant la
307 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1991-juillet 1992), La Nouvelle République du
21 janvier 1992.
308 Ibidem.
perte d'indépendance artistique du projet.
Prisonnière de ce financement, l'équipe du Confort Moderne n'a eu
d'autre choix que de démissionner devant la menace de
dénaturation du centre culturel, alors qu'elle était
pourtant largement soutenue.
II- Résolution et sortie de crise : à
quel prix ?
Nous l'avons vu, le Confort Moderne aborde l'année 1992
de la pire manière. La fin des subventions et les conditions pour y
avoir à nouveau droit ont conduit le lieu à fermer ses portes.
Alors que le centre culture semble vivre ses derniers instants en fanfare, la
situation semble prendre un nouveau virage.
A/ Réveil de la DRAC et reprise du dialogue
« L'État ne s'était pas exprimé sur
la situation du Confort Moderne depuis la parution du communiqué
écrit conjointement avec la ville, et annonçant la suspension des
financements. »309 Finalement, une semaine après
l'éclatement de la crise du Confort Moderne et juste avant le dernier
concert du Confort Moderne, la DRAC, lors d'une conférence de presse
largement suivie par les journalistes locaux, lance un vif appel dans le but de
relancer un dialogue vraisemblablement définitivement rompu entre les
financeurs et le centre culturel. Les quotidiens locaux semblent une nouvelle
fois être les seuls canaux de communications entre les deux parties. La
seule chose qui diffère avec la position de la Ville de Poitiers, c'est
justement l'appel au dialogue. Alors que la décision des dirigeants du
Confort Moderne annonçant la fin de leur action culturelle n'avait pas
ému la municipalité qui s'était tout de suite mise
à « la recherche d'une nouvelle équipe capable de mener un
projet authentique »310, la DRAC souhaite plutôt renouer
le dialogue avec l'équipe en place afin de repartir sur des bases
saines. Tandis que la municipalité semblait adopter une position de
fermeté et comptait maintenir le cap, quoiqu'il arrive, la DRAC insuffle
un peu de souplesse dans ce conflit. Néanmoins, on retrouve dans les
propos de l'État les mêmes raisons qui ont conduit à la
suspension des subventions (la situation financière apparemment
désastreuse) et les mêmes conditions qui
309 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie »
(septembre 1991-juillet 1992), Centre Presse du 25 janvier 1992.
310 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1991-juillet 1992), La Nouvelle République du
21 janvier 1992.
permettraient leur retour. Les pouvoirs publics reussissent
donc dans cette affaire à parler, conformément à leurs
objectifs, d'une voix unie, sans se contredire. Les contradictions se trouvent
plutôt à l'intérieur mrme de ce discours commun : une fois
de plus, on retrouve le dedouanement des institutions concernant la
modification du projet artistique du Confort Moderne. C'est mrme l'un des
premiers points abordes lors de la conference. À nouveau pourtant, l'une
des conditions sine qua non pour retoucher les subventions, c'est
« evaluer le projet musical [et] le rapport entre le contenu artistique
d'un projet et les publics concernés. »311
Par ailleurs, l'Etat souhaite formaliser le fonctionnement du
Confort Moderne et « professionnaliser l'équipe.
»312 Cette formalisation passe par une « direction
clairement identifiee avec un administrateur qui ne soit pas seulement
comptable des depenses. »313 Les conditions posees par les
institutions pour rouvrir le lieu s'inscrivent donc dans une logique
d'aseptisation de la programmation mais aussi du fonctionnement. Alors que la
gestion du Confort Moderne etait effectuee de manière précaire,
avec une forte rotation des postes salariés entre les membres de
l'équipe, la DRAC aurait pu donner les moyens necessaires à LOH
afin de stabiliser une equipe, reduire la mobilite des salaries et leur
permettre de se former eux-mêmes. Or, si la proposition de la DRAC semble
aller dans le sens de la formation, le fait que celle-ci soit assurée
sous l'impulsion de l'Etat, conjugué avec la volonté d'aseptiser
la programmation laisse presager une professionnalisation qui conduirait
à formater l'équipe de façon à ce que ses pratiques
soient en accord avec le fonctionnement d'une structure
institutionnalisée. Alors que les postes étaient fluctuants au
sein du Confort Moderne, les pouvoirs publics semblent vouloir fixer une equipe
et confiner chaque membre à un poste défini, comme dans n'importe
quelle entreprise. Cette opération conduirait à dénaturer
une fois de plus l'essence mme du Confort Moderne dont l'action artistique
dépendait pour une bonne part de l'engagement et le ressenti de
l'équipe envers certaines formations musicales qu'elle souhaitait
défendre et diffuser. Or, la professionnalisation de l'équipe par
l'Etat deboucherait logiquement sur une programmation fondee sur la rentabilite
avant tout #177; surtout
311 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1991-juillet 1992), La Nouvelle République du
25 janvier 1992.
312 Ibidem.
313 Ibidem.
lorsqu'on voit la situation financière du lieu E et non
plus sur la decouverte et l'innovation artistique.
Finalement, on peut envisager l'intervention tardive de
l'État et sa vision des choses comme ayant un caractère
relativement paternaliste. La DRAC laisse en effet le conflit s'envenimer
pendant une semaine en laissant le mauvais rôle à la Ville de
Poitiers, qui assume seule les nombreuses critiques emanant des differents
acteurs précédemment cités. L'instance d'État
arrive alors tardivement et revt l'image d'un organe superieur qui intervient
pour calmer les tensions et retablir le dialogue entre les parties en conflit,
tout en tenant fermement la position institutionnelle et les conditions qui
vont avec. Celles-ci vont d'ailleurs dans ce sens et la volonte de
rationnaliser le fonctionnement du Confort Moderne apparaît comme la
reprise en main d'une jeunesse qui s'égare et prend trop de
libertés. L'intervention des pouvoirs publics et la fermete de celle-ci
semble sonner la fin de la recreation et de « la crise de maturite
»314 dans laquelle le Confort Moderne s'était
engluée. Des termes qui sont tout de mrme très infantilisants
pour qualifier la menace de fermeture d'un lieu culturel alternatif ayant
obtenu une reconnaissance mondiale.
B/ Le revirement du Confort Moderne
Alors que la situation semblait desesperee pour le Confort
Moderne, un dialogue s'ouvre sous l'impulsion de la DRAC et estompe quelque peu
les positions arr~tées des acteurs de la crise. Il faut toutefois noter
que c'est essentiellement du coté du centre culturel que les concessions
les plus importantes sont faites et permettent de maintenir le lieu ouvert ;
mais à quel prix ? L'accord signé entre la Ville et la DRAC et le
Confort Moderne le 27 janvier 1992 #177; soit le lendemain du suppose concert
d'adieu d'Urban Dance Squad #177; donne un large echo aux exigences
enoncees par les pouvoirs publics afin d'à nouveau verser les
subventions :
« Cinq directions de travail ont ete acceptees :
expertise precise de la situation financière, evaluation prospective du
projet dans toutes ses dimensions, reflexion sur la reformes des structures
(association ou SARL par exemple), dispositions transitoires pour la
preservation du lieu, la recherche de financements au demarrage des activites,
en particulier dans le cadre d'un partenariat public si possible élargi.
»315
314 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1991-juillet 1992), Centre Presse du 28 janvier
1992.
315 Ibidem.
On voit donc bien que les clauses de ce contrat laissent la
part belle aux conditions posées par la municipalité et
l'État. Que ce soit le redressement financier ~ mutuellement consenti
#177; l'évaluation du projet, la réforme des structures et
l'intensification du partenariat public, toutes ces dispositions entrent dans
le cadre d'une institutionnalisation du fonctionnement du Confort Moderne. La
seule garantie réclamée et obtenue par le Confort Moderne est
donc le maintien du centre culturel au 185, Faubourg du Pont-Neuf, et
uniquement grâce à des modifications de la structure qui ne sont
pas explicitées dans l'article. Outre cette petite victoire pour
l'équipe du centre culturel, les pouvoirs publics ont réussi
à obtenir l'ensemble de ce qu'ils demandaient et bien plus encore. Ils
obtiennent un droit de regard sur la programmation artistique #177; qui devient
désormais complètement soumise aux logiques de rentabilité
#177; qui est évaluée par une personne rattachée au
ministère de la Culture, André Cayot, chargé de mission
par le Département de la musique et de la danse (DMD). Quant à
l'évaluation et au redressement financier et structurel, c'est une
nouvelle fois une personne très liée à la culture
institutionnalisée qui est mandatée, puisque que c'est
Jean-Claude Sénéchal, administrateur de la Cité
internationale de la bande dessinée et de l'image (CNBDI) située
à Angoul3me qui est chargé de donner au Confort Moderne l'exemple
d'une structure culturelle réellement viable économiquement. On
ne peut que s'interroger sur la pertinence de ce choix étant
donnée la différence existant entre un lieu comme la CNBDI #177;
qui abrite un musée, une médiathèque, et un centre
d'imagerie numérique ~ créée sous l'impulsion de
l'État dans le cadre des grands travaux du premier septennat de
François Mitterrand et le Confort Moderne qui est né de l'essor
du milieu associatif alternatif poitevin. Le fait de voir le rapprochement
entre ces deux structures de natures très éloignées motive
l'idée selon laquelle les institutions tentent fortement de faire
adopter au Confort Moderne un fonctionnement conforme aux infrastructures
culturelles d'État. Cette hypothèse est d'ailleurs appuyée
par le fait qu'une réforme structurelle, qui n'avait pas
été évoquée jusque là, est envisagée
par cet accord. En voulant faire du Confort Moderne une SARL, et non plus une
association, on crée une véritable entreprise culturelle soumise
à des impératifs juridiques stricts, bien plus restrictifs qu'une
simple association. Cette réforme, certainement envisagée dans le
cadre d'une meilleure formation de l'équipe et d'une gestion plus
rigoureuse, dépasse la simple idée d'une professionnalisation et
tend à
modifier l'essence mrme du Confort Moderne, afin de le faire
rentrer dans un cadre juridique beaucoup plus exigeant et professionnel.
Finalement, c'est l'assimilation du pôle culturel poitevin au sein de
l'ensemble des structures culturelles d'État qui est envisagée
par ces mesures. La volonté d'accentuer le partenariat public dans le
financement du lieu montre bien ce souhait de lier de plus en plus
étroitement le Confort Moderne aux pouvoirs publics.
Dans la lignée de cet accord, l'équipe du centre
culturel rédige un communiqué envoyé en réponse
à tous ceux qui leur ont envoyé des messages de soutien durant la
courte, mais très médiatique crise. La teneur de ce texte
censé définir ce qu'est vraiment « le Confort Moderne dans
sa globalité, tel qu'il devra demeurer en cas de réouverture, et
ce, en accord avec la Ville de Poitiers et l'État »316
est significative du tournant que le lieu est en train de vivre. D'une part, le
fait que l'accord des pouvoirs publics soit nécessaire pour que le
centre culturel puisse rouvrir est le signal d'une grosse perte
d'indépendance. D'autre part, certains points abordés dans cette
définition du Confort Moderne semblent différer de l'essence
originelle du lieu. Dès les premières lignes, le
communiqué insiste sur une action culturelle dirigée vers les
15-25 ans en priorité et ce depuis l'ouverture du lieu en 1985. Le
Confort Moderne ne se définissait-il pourtant pas comme un lieu de
brassage, tant sur le plan des classes sociales que sur celui des
générations ? Ce ciblage d'une tranche d'cge en particulier #177;
énoncé par une équipe dont la plupart des membres
n'étaient pas présent aux origines du centre culturel #177;
traduit bien le développement d'une politique de programmation
confinée à un type de public spécifique, largement
différente de la simple volonté d'offrir de nouvelles
expériences artistiques à un auditoire varié. Par
ailleurs, le texte explique l'intention de professionnaliser les artistes
défendus par le Confort Moderne, alors que la priorité a toujours
été d'offrir un lieu de représentation et de
répétition à des formations exclues des canaux de
diffusion traditionnels, et non de sélectionner des groupes parmi un
vivier dans le but de leur ouvrir les portes du marché du disque.
Consécutivement à ces deux caractéristiques, l'exemple de
la perte d'indépendance du Confort Moderne s'exprime le plus clairement
dans les dernières lignes du communiqué :
316 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1991-juillet 1992), Centre Presse du 30 janvier
1992.
« Cela implique pour l'ensemble de l'équipe : de
conserver un vrai rôle d'intermédiaire entre les publics et les
artistes ; une totale liberte artistique ; une totale liberte d'organisation,
de mise en oeuvre du projet global et de recrutement après accord avec
ses partenaires. »317
Cette phrase qui semble revendiquer le caractère
independant immuable du Confort Moderne est lourde de contradiction. Comment
revendiquer une liberte complète #177; que ce soit sur le plan
artistique ou organisationnel #177; alors que chaque decision depend du bon
vouloir des pouvoirs publics ? Malgré la réaffirmation d'un
principe cher à l'histoire du Confort Moderne, ce communiqué
semble acter definitivement du tournant pris par le centre culturel à
l'issue de la crise l'ayant oppose aux institutions.
Ces dernières semblent donc avoir réussi
à reprendre l'action du lieu à leur compte en exerçant une
emprise forte non seulement sur la gestion financière #177; qui devait
initialement 1tre le seul terrain d'intervention des pouvoirs publics ~ mais
sur l'ensemble du projet, comme peut en témoigner la convention
signée pour l'année 1992, qui diffère largement des
precedentes.318 Tout d'abord on peut remarquer que celle-ci compte
deux pages de plus qu'habituellement, pour atteindre une longueur de cinq pages
bien remplies. Le contenu est lui aussi different. Les signataires sont ainsi
plus nombreux qu'à l'accoutumée : alors que les conventions
precedentes liaient la Ville, l'État et l'association L'oreille est
hardie, l'exemplaire de 1992 inclut, en plus de cette dernière, la SARL
L'oreille est hardie et la SARL Confort Moderne. Par ailleurs, alors que les
objectifs du centre culturel etaient auparavant proposes par l'équipe et
validés par les partenaires, en 1992, c'est la
convention qui les fixe, et on voit une fois de plus la marque de
l'intervention des pouvoirs publics à travers les domaines
d'intervention stricts et les termes qui les désignent : « Le
Confort Moderne est un lieu professionnel consacre prioritairement aux musiques
« actuelles a» et à l'art contemporain. »319
De nouveau, on retrouve la contradiction récurrente liée à
la revendication de la liberté d'action du lieu,
résumée en une phrase : « Le projet Confort Moderne est
defini et mene par son equipe en toute independance tant dans ses choix
artistiques que dans ses modes de fonctionnement, sauf à observer les
modalites contenues dans les autres articles de cette
317 Ibidem.
318 ACM : « Conventions », Convention de
développement culturel, 11 août 1992.
319 Ibidem.
convention. »320 Ces modalités portent
évidemment la marque des volontés institutionnelles
énoncées lors de la crise, et le projet du centre culturel,
malgré la liberté de mise en oeuvre qui le caractérise,
est régi par des cadres stricts et doit répondre à une
cohérence financière empiétant sur l'audace culturelle
dont LOH a fait preuve dès ses débuts : cibler les publics,
professionnaliser les artistes pour les intégrer au milieu du disques et
collaborer de manière obligatoire avec les autres infrastructures
culturelles de la Ville et de la région. Ce dernier point est
énormément souligné dans cette convention, qui « fait
constamment référence à la nécessité
d'ouverture et de partenariats exigés du CM [Confort Moderne nda]
»321, ce qui montre bien que les institutions souhaitent
réellement reprendre le lieu à leur compte et s'en servir comme
n'importe quelle autre structure culturelle officielle : « Le Confort
Moderne fait partie du réseau des établissements culturels
municipaux. [...] Le Confort Moderne travaillera, autant que faire se peut, en
partenariat avec les établissements culturels et les équipements
socio-culturels de Poitiers. »322 Enfin, les modalités
de contrôle font l'objet d'une partie très
détaillée, et concernent la gestion et le projet du centre
culturel. D'une part, les comptes doivent être présentés
chaque trimestre aux partenaires (un expert comptable l'Exco-Poitou est
même chargé de « s'assurer de la sincérité de
ces documents »323), d'autre part, le projet est soumis
à l'évaluation et l'acceptation d'un groupe permanent
d'évaluation comprenant ~ comme l'exigeaient les pouvoirs publics #177;
des membres issus des institutions culturelles officielles comme André
Cayot (DMD) et Jean-Claude Sénéchal (CNBDI). C'est donc un
contrôle étroit de la gestion et du projet qui est mis en place,
et qui oblige le Confort Moderne à adopter un fonctionnement très
institutionnel, calqué sur une programmation orientée vers des
styles musicaux cloisonnés aux musiques dites « actuelles
».
On voit donc bien que le centre culturel, après avoir
repris le dialogue avec ses partenaires, semble adopter une position qui se
démarque largement de l'éthique dont il a pu faire preuve depuis
ses débuts. Cédant aux volontés institutionnelles, on
remarque que le déficit dans lequel le Confort Moderne était
plongé l'a condamné à
320 Ibidem.
321 RAFFIN Fabrice, op. cit., p. 229.
322 ACM : « Conventions », Convention de
développement culturel, 11 août 1992.
323 Ibidem.
sacrifier son indépendance pour pouvoir continuer à
exister, sous une forme beaucoup plus conventionnelle.
C/ Le Confort Moderne, deuxième acte : la mise en
place du nouveau fonctionnement
Alors que nous venons de voir à quelles conditions le
Confort Moderne avait pu subsister, il va désormais nous falloir
analyser concrètement comment les nouvelles caractéristiques du
lieu #177; qui s'éloignent de plus en plus d'un fonctionnement et d'un
esprit alternatif #177; furent exploitées. Tout d'abord, et
malgré l'acceptation des exigences institutionnelles, le centre culturel
ne rouvre que six mois après la fin de la crise. Un temps
nécessaire pour réaliser la restructuration demandée par
les partenaires financiers. Parallèlement, l'équipe du Confort
Moderne reste active sur le terrain culturel et continue d'organiser des
événements sur différentes scènes poitevines. Le
mois de juin voit par exemple le succès d'un concert important à
la Blaiserie, réunissant Dirty District (une formation
parisienne impliquée dans le mouvement alternatif français) et
surtout Fugazi, groupe américain moteur de la scène
indépendante, dont le leader Ian MacKaye, à la
tête de son label « Dischord » fait perdurer une éthique
Do It Yourself irréprochable.324 Une soirée
placée sous le signe de l'alternatif qui montre certainement
l'attachement de LOH à cette scène, malgré les changements
structurels du lieu qu'elle gère. Les premiers concerts marquant la
réouverture du Confort Moderne sont pour leur part organisés le
17 septembre 1992, avec l'accord des partenaires financiers, et notamment du
comité d'évaluation, pour qui « les deux saisons 1992-1993
seront difficiles. »325 Les pouvoirs publics prennent tout de
même le risque de relancer le centre culturel qui, de l'aveu mrme de la
presse, « repart sur de nouvelles bases, avec malgré tout une
épée de Damoclès suspendue au dessus de sa tête.
À la fin de l'année, on lui demandera des comptes.
»326 La menace est donc bien présente, et c'est à
ce prix que les institutions contraignent le Confort Moderne à employer
des méthodes de gestion rigoureuses et une programmation soumise aux
lois de la rentabilité.
324 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1991-juillet 1992), Centre Presse du 4 juin 1992.
325 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1991-juillet 1992), La Nouvelle République du
24 juillet 1992.
326 Ibidem.
Pourtant, lors de cette réouverture, l'équipe
fait tout pour revendiquer à nouveau le fait que « le Confort
Moderne conserve la même éthique: le mélange des gens et
des genres, l'accès à la culture pour tous les jeunes
»327, malgré une fermeture de six mois pour
restructuration. Cette déclaration de la nouvelle directrice Isabelle
Chaigne ne parvient pas à masquer les nouvelles méthodes de
ciblage du public. À l'image d'une entreprise qui emploie des
stratégies de marketing, « les dirigeants ont
travaillé l'approche et la clientèle estudiantine.
»328 Ces objectifs visant à rentabiliser le projet du
Confort Moderne prennent donc le pas sur la spontanéité qui a
toujours été la marque de fabrique du centre culturel poitevin,
et lui a permis #177; tout en n'étant pas forcément regardant sur
les retombées financières #177; de découvrir de jeunes
talents devenus célèbres. Plus que dans le texte, le ciblage d'un
public cohérent avec la programmation devient réellement une
priorité durant toute l'année 1992. Alors que dès le mois
de mars, une membre de l'équipe, Fabienne, s'inscrit auprès de la
DRAC pour un « stage de communication sur l'élargissement des
publics »329, une enquête de public est
réalisée gracieusement par des étudiants de l'école
de commerce330 et celle-ci établit des statistiques
concernant la popularité du lieu. Une autre enquête est
réalisée la même année et établit le profil
du spectateur type venant au Confort Moderne,331 conformément
aux volontés du comité d'évaluation permanent : « le
public fréquentant le Confort Moderne devra faire l'objet d'enqu~te par
sondage afin de préciser quel est ce public. Le questionnaire et les
modalités d'enqu~te seront mis au point entre le Confort Moderne et la
Direction des Affaires Culturelles. »332 Par ailleurs, le
Confort Moderne commence à développer une publicité qui se
rapproche des méthodes promotionnelles traditionnelles, et ne s'appuie
plus sur le réseau propre au milieu alternatif, à savoir les
fanzines et radios associatives. L'équipe du Confort Moderne
prévoit ainsi de produire des casquettes à l'effigie du nom du
lieu333 et d'aller faire sa promotion sur des lieux ciblés,
comme par exemple le salon de
327 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1992-juillet 1993), La Nouvelle République du
11septembre 1992.
328 Ibidem.
329 ACM : « Comptes-rendus de réunions
», Réunion du 10 mars 1992.
330 ACM : « Comptes-rendus de réunions »,
Réunion du 14 avril 1992.
331 ACM : « Bilans, projets, évaluations
» (1992), Enquête de public réalisée par S.
Debiais, N. Deschamps, L. Durand, I. Farge, C. Marchand et C. Robert.
332 ACM : « Bilans, projets, évaluations
» (1992), Groupe permanent d'évaluation -- Réunion du 17
septembre 1992 à la DRAC, 17 septembre 1992.
333 ACM : « Comptes-rendus de réunions
», Réunion du 4 mai 1992.
l'étudiant.334 On voit donc bien que la
recherche et l'élargissement d'un public ciblé en lien avec la
programmation du Confort Moderne devient une priorité et prend le pas
sur l'innovation artistique qui a fait la réputation du lieu.
Cependant, on peut tout de même remarquer que la
diffusion proposée par le centre culturel poitevin conserve certains
aspects que l'on a déjà pu aborder précédemment.
L'attachement à la scène alternative hexagonale reste ainsi fort,
et le Confort Moderne reste un lieu privilégié de cette frange de
la musique populaire française. Dès la réouverture en
septembre 1992, certains noms ayant marqué le mouvement #177; n'ayant
alors plus la reconnaissance médiatique qui a fait ses beaux jours
durant les années 1980 #177; sont à l'affiche comme les VRP.
Néanmoins, on remarque que les groupes issus de cette scène
programmés dans la salle poitevine sont ceux qui ont obtenu une large
reconnaissance : les VRP ont ainsi rempli l'Olympia de Paris quelques
mois avant de revenir jouer à Poitiers.335 La diffusion de
cette scène auparavant très structurée ne se fait donc
plus lors de grandes manifestations comme le festival « Rock Hexagonal
Tendancieux » qui voyaient des formations reconnues côtoyer des
petits groupes émergents ou par des soirées consacrées
à des labels. Les réseaux semblent s'rtre effrités et la
programmation prend la forme de soirées concerts isolées. Une
large part de celle-ci reste consacrée à des artistes peu
reconnus, développant des styles musicaux nouveaux, conformément
à tout ce qu'a toujours fait LOH. On remarque toutefois que dans le
cadre de la rentabilisation financière des locaux du Confort Moderne,
une stratégie nouvelle est adoptée concernant
l'utilisation de la salle de concert de 800 places
ouverte en 1988. Celle-ci est louée à des associations, qui
peuvent ainsi organiser des concerts sans avoir de locaux leur appartenant.
Seulement, alors que les gérants auraient pu se tourner vers de petites
associations sans moyens relayant des petits groupes méconnus, c'est une
association niortaise, Aloha Productions, qui occupe le plus souvent l'espace
de concerts du Confort Moderne. Or, la nature des artistes programmés
par cette association tranche nettement avec celle de ceux habituellement
diffusés par LOH. Ceux-ci « collectionnent les disques d'or
»336, leurs
334 ACM : « Comptes-rendus de réunions
», Réunion du 10 mars 1992.
335 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1992-juillet 1993), La Nouvelle République du
6 novembre 1992.
336 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1992-juillet 1993), Centre Presse du 24 novembre
1992.
titres sont « fredonnée[s] sur toutes les ondes
[et sont] 44e au Top 50. »337 Aloha Productions met
ainsi à l'affiche des artistes issus de l'industrie du
disque comme Keziah Jones, ou Jean-Louis Aubert, beaucoup
plus reconnus et conventionnels que les groupes programmés
habituellement. Cette diffusion beaucoup plus grand public influe
forcément sur les prix des places qui, une fois encore tranchent
largement avec la politique d'accès à la culture mise en place
depuis le départ par le Confort Moderne. Alors que les tarifs des
manifestations proposées par LOH gravitent autour de trente-cinq ou
cinquante francs, les concerts d'Aloha Productions atteignent quatre-vingt,
cent, voire cent-vingt francs. Même si ces prix ne correspondent pas
à l'éthique habituelle du centre culturel poitevin, il faut
comprendre que ces concerts et l'argent que « rapportent les locations
à Aloha [sont] déterminant pour [le] bon fonctionnement
»338 du Confort Moderne. Paradoxalement, ils sacrifient le
rôle initial de défricheur culturel du lieu et d'espace culturel
accessible, tout en permettant de combler les pertes financières
liées à ces concerts faiblement fréquentés.
Si la dimension culturelle atypique du Confort Moderne a
quelque peu été écornée par les nouvelles clauses
de la convention, on peut remarquer que le rôle social du lieu a
été conservé, et ce pour une raison précise : les
pouvoirs publics ont en effet vu dans ce centre culturel un moyen
d'intégrer socialement des catégories de population qu'eux mrme
n'arrivaient pas à atteindre. La convention signée en 1992
assigne donc un rôle social fort au Confort Moderne qui est obligé
de « traiter, avec les moyens spécifiques d'un établissement
culturel accueillant un public jeune, les problèmes posés par la
marginalisation et l'exclusion sociale. »339 Dans cette
lignée, une soirée gay est organisée en octobre 1992 ;
elle accueille parallèlement aux concerts des associations de
prévention du VIH et milite contre les discriminations.340
C'est peut-être même cette dimension qui a le plus
intéressé les partenaires, voyant plus dans ce lieu un espace de
socialisation de populations jugées difficiles, qu'un espace culturel.
Cependant, cette socialisation ne se fait pas librement et le Confort Moderne,
dans le cadre de son aseptisation, est obligée de faire appel aux
services d'une entreprise de sécurité, qui est habilitée
à employer des
337 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1992-juillet 1993), Centre Presse du 19 septembre
1992.
338 ACM : « Comptes-rendus de réunions
», Réunion du 10 février 1993.
339 ACM : « Conventions », Convention de
développement culturel, 11 août 1992.
340 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie »
(septembre 1992-juillet 1993), Centre Presse du 13 octobre 1992.
méthodes inhabituelles pour le lieu : « le
personnel décide de l'opportunité d'user de la force si cela est
nécessaire »341, et peut interdire l'accès
à « tout client présentant des troubles de comportement
laissant à penser qu'il est manifestement ivre », ce qui
contrevient à l'esprit du Confort Moderne oE « la
préoccupation festive devient secondaire. »342 Il
convient néanmoins de noter que la Ville de Poitiers a su
également trouver un intérest dans certains services artistiques
proposés par le Confort Moderne : « jeunes créateurs,
artistes, musiciens ne manquent pas à Poitiers. Pour les aider, la Ville
met à disposition des locaux de répétition.
»343 On constate donc que le centre culturel,
conformément à ce qu'on a pu voir dans les débats qui
animaient les conseils municipaux pendant la crise du Confort Moderne, devient
un véritable enjeu politique pour la municipalité, qui y voit une
façon de se donner une image jeune et dynamique. La teneur de cet
article est significative de ce fait, puisqu'on a l'impression que la Ville a
fait un effort pour dégager des locaux permettant aux groupes locaux de
créer, alors que ceux-ci ont été aménagés
par le Confort Moderne dès son ouverture, et son nom n'apparaît
mrme pas lors de l'évocation des boxes de répétition.
Cela est donc révélateur du changement de nature
du Confort Moderne qui est réellement intégré au
réseau des structures culturelles publiques de la Ville de Poitiers,
mais aussi de l'État. En conséquence, le centre culturel a
dû obéir aux exigences institutionnelles, ce qui a provoqué
de larges changements au sein de la structure, que ce soit sur le plan de la
gestion, ou du projet. Finalement, l'action du Confort Moderne s'est
apparentée dès sa réouverture à une mission de
service public, ce qui l'a conduit à proposer une programmation beaucoup
plus consensuelle et à revestir un rôle social important et
préétabli #177; alors qu'auparavant, cette dimension était
entretenue de fait plus que par convention.
Cette seconde partie nous a donc permis d'analyser l'issue de
la crise débutée le 17 janvier 1992, à l'annonce de la fin
du subventionnement du Confort Moderne par les pouvoirs publics. Sous
l'impulsion de la DRAC, le dialogue ayant repris a conduit l'équipe du
lieu à capituler devant les clauses fixées par ses partenaires,
et à
341 ACM : « Conventions », Convention
entre le Confort Moderne et la société A.R. IFNIKI, 3
novembre 1992.
342 BAFFIN Fabrice, op. cit., p. 230.
343 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1992-juillet 1993), Poitiers Magazine d'août
1992.
signer un accord dix jours après le début du
conflit. Ces dix jours ont été capitaux dans l'histoire du
Confort Moderne et ont montré à quel point la structure
était soumise aux volontés de ses financeurs, à partir du
moment oil ceux-ci manifestaient un désaccord. En théorie, le
rachat des bâtiments par la Ville en 1988 avait signé la
réelle fin de l'indépendance du lieu. De fait, celle-ci arrive en
1992, avec l'énonciation des exigences institutionnelles, contre
lesquelles le Confort Moderne n'a rien pu faire, et a
hésité un temps entre la fermeture définitive et les
concessions avant de choisir cette dernière option. Nous avons donc
tenté ici de dégager les aspects originels que la deuxième
formule du Confort Moderne avait tenté de conserver tout en montrant
comment ceux-ci étaient néanmoins sous le contrôle total
des partenaires publics. De la gestion au projet, le centre culturel poitevin
semble être totalement sorti du circuit alternatif, pour intégrer
le réseau des structures culturelles publiques.
III- L'évolution de la scène alternative
de Poitiers : des changements dans des trajectoires diverses
Nous venons de le voir, le Confort Moderne, dès la
rentrée de 1992 a connu une crise l'ayant conduit à adopter de
nombreux changements concernant son fonctionnement et son projet artistique,
marqueurs d'une institutionnalisation forte. Si cette structure semble
être sortie de la scène alternative pour devenir un espace
culturel officiel dédié aux musiques dites actuelles et notamment
au rock (indépendant ou non), il convient de voir comment les
autres membres de cette scène évoluent jusqu'en 1994. Nous
commencerons donc par envisager la suite de l'institutionnalisation du Confort
Moderne jusqu'à cette date, puis reviendrons sur la Fanzinothèque
de Poitiers et le label On a faim !.
A/ Le Confort Moderne en voie d'institutionnalisation
définitive
Alors que nous avons déjà vu que le centre
culturel poitevin avait dû se plier aux exigences des pouvoirs publics
afin de pouvoir rouvrir en septembre 1992, nous allons désormais pouvoir
essayer d'envisager le déroulement de l'histoire du Confort Moderne
après la stabilisation de sa situation durant la fin de cette
année. Cette partie va donc nous permettre de nous demander si le
Confort Moderne a choisi
d'entretenir malgré tout les relations existant avant
le conflit, ou si au contraire, il s'est orienté vers des directions
plus institutionnelles. La première chose que nous allons pouvoir
constater, c'est que les liens avec le réseau Trans Europe
Halles, qui faisaient du Confort Moderne un centre culturel
réputé à l'échelle européenne sont
conservés. La structure envoie ainsi des groupes jouer dans
différentes villes d'Europe en 1993 et reçoit le festival TEH les
11, 12, 13 et 14 novembre de la mrme année, qui obtient un succès
mitigé.344 Une fois encore, on voit l'intrusion
d'artistes issus de l'industrie du disque comme le belge Arno dans une
programmation oL l'on trouve aussi des groupes indépendants comme
Lofofora. On constate donc d'une part que le Confort Moderne,
malgré sa perte d'indépendance vis-à-vis des institutions
reste au sein du réseau TEH qui rejette pourtant l'influence des
institutions sur le fonctionnement des lieux qu'il labellise, et d'autre part
que la programmation du festival organisé par cette association commence
à inclure des artistes liés au monde du show-business.
On retrouve de nouveau ce type d'artistes grand public dans le projet du
Confort Moderne à travers, comme nous l'avons vu
précédemment, la location de la salle à des associations
comme Aloha Productions. Cependant, on remarque également que LOH
commence à louer l'espace de concert à des associations plus
confidentielles et alternatives, qui proposent des concerts en cohérence
avec la programmation habituelle du Confort Moderne. L'une de celle-ci ~
jà laquelle nous avons déjà fait référence
précédemment puisqu'il s'agit de Nahda ~ diffuse ainsi des
groupes liés au milieu du hardcore, dans lequel le centre
culturel s'est déjà impliqué en faisant par exemple passer
des artistes gravitant autour du label Alternative Tentacles345.
Cette association s'est donc plus fondue dans le projet du Confort Moderne,
mrme si l'entente entre les deux structures était relative :
« On doit rien au modèle de développement
du CM [Confort Moderne, nda]. Rien : un peu de soutien et beaucoup de coups
bas. Là encore et comme pour l'AMP et la Fédération, le CM
avait rien compris et voulait surtout pas que quelque chose arrive de
différent. [...] Dans leur ensemble, les gens du CM ont vraiment pas
été sympas. »346
On voit donc à travers ce témoignage que le
Confort Moderne entretenait des rapports difficiles avec le milieu associatif
local, et notamment indépendant. On
344 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1993-juillet 1994), Centre Presse du 15 novembre
1993.
345 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie »
(septembre 1992-juillet 1993), Centre Presse du 1er décembre
1992.
346 TIGAN Fabrice, « Poitiers Über Alles », sur le
Forum Poitiers Bruits,
http://poitiersbruits.bbconcept.net/t34-poitou-uber-alles-par-fab-tigan,
consulté le 28 avril 2011.
remarque toutefois à travers les sources que ces
rapports tendus ne concernent pas seulement Nahda. Concernant Aloha
Productions, une partie de l'équipe « a peur qu'ils [leur] «
volent » du public ».347 Que ce soit pour une petite
association diffusant des groupes relativement méconnus telle Nahda ou
pour une plus grosse comme Aloha Productions, on voit donc bien que le Confort
Moderne, tout en essayant de se positionner sur les deux tableaux #177;
alternatif et show-business #177; a du mal à accepter que
d'autres structures viennent empiéter dans leur champ d'action. On
remarque que c'est sur ce problème récurrent du public que le
bât blesse, puisque l'équipe craint finalement de voir des
spectateurs potentiels leur faire défaut au profit d'autres
structures.
Par ailleurs, la dissociation du Confort Moderne avec le
milieu associatif s'explique également par la nature de ce qu'il est
devenu, c'est-à-dire un lieu institutionnel aux objectifs bien plus
stricts et ambitieux qu'une simple association. Le lieu connaissait
déjà, nous l'avons vu, quelques divergences avec ce milieu avant
la crise, mais le nouveau fonctionnement a certainement dû mettre encore
plus de distance entre le centre culturel et les associations alternatives de
Poitiers. Ainsi, le premier marqueur que l'on peut hypothétiquement
imputer au tournant pris par le Confort Moderne (mais qui tient aussi de
facteurs économiques) est la fermeture de la boutique de disques «
la Nuit Noire » dans la cour du 185, Faubourg du PontNeuf, qui baisse son
rideau de fer à la rentrée de septembre 1992.348 Par
ailleurs, alors que l'équipe essaie de développer des liens avec
une association relativement jeune #177; la Pont'Ach Rock,
montée entre autres par Gilles Benèche349, «
excédé par le manque de disponibilités offertes sur la
scène poitevine »350 #177; elle se rend compte que son
fondateur « n'a pas l'air plus motivé que ça. En fait,
ça n'avance pas du tout. »351 Ce
désintér~t traduit finalement l'inadaptation du Confort Moderne
à ce type d'associations qui recherchent des petits lieux permettant
à des groupes relativement modestes de se produire devant un public
forcément restreint #177; Gilles
347 ACM : « Comptes-rendus de réunions
», Réunion du 10 février 1993.
348 ACM : « Comptes-rendus de réunions
», Réunion du 4 mai 1992.
349 Salarié à la Fanzinothèque de
Poitiers, Gilles Benèche, est co-fondateur de l'association la Pont'Ach
Rock et joue au sein du groupe Un Dolor.
350 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie »
(septembre 1992-juillet 1993), La Nouvelle République du 16
décembre 1992.
351 ACM : « Comptes-rendus de réunions »,
Réunion du 30 mars 1992.
Benèche se plaint ainsi « qu'à Poitiers, il
manque un vrai bar rock352. La volonté émise
par l'équipe du Confort Moderne de développer cette association
n'est en plus pas intéressante pour la Pont'Ach Rock qui
souhaite rester à une échelle modeste, peut-rtre pour ne pas
justement tomber dans les travers qu'a connus le centre culturel
largement institutionnalisé.
Or, justement, cette institutionnalisation et les rapports
étroits avec les pouvoirs publics qu'elle implique, ont posé un
certain nombre de contraintes au Confort Moderne, et notamment sur le plan de
la gestion. Ainsi, alors que la mobilité des personnels était
l'une des caractéristiques notoires de la première version de la
structure poitevine, des organigrammes sont régulièrement
édités et font un recensement précis des postes
occupés, et assignent chaque personne à une tâche
spécifique : en 1994, l'équipe comptait alors trente-sept emplois
dont six salariés à plein temps, dix-neuf intermittents et
quelques contrats aidés et objecteurs de conscience353, ce
qui en fait une entreprise relativement importante. Les comptes de la structure
sont constamment contrôlés et un bilan est présenté
aux partenaires à chaque trimestre, ce qui exige une gestion et un
travail très lourds pour l'équipe, constamment sous pression :
l'épée de Damoclès évoquée par la presse
locale lors de la réouverture du centre culturel est toujours au dessus
de la tête de la structure. En effet, mrme s'il a adopté un
fonctionnement rigoureux, « la situation du Confort est critique
»354, mrme quelques mois après sa réouverture, et
ce n'est pas la seule structure de ce type en France à connaître
ces difficultés. En effet, dès janvier 1994, la presse locale
fait état de l'entrée du Confort Moderne dans un réseau de
salles répondant aux mêmes caractéristiques : les Clubs
Rock.355 Si les objectifs de ce réseau restent flous, la
suite est éclairante : en mars de la même année, le
réseau Fédurok est créé et intègre le centre
culturel poitevin. Cette association a « pour but l'étude et la
défense des intérêts matériels et moraux des
membres, la réalisation de spectacles de qualité à des
prix abordables, ainsi que la défense du patrimoine et de
352 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1992-juillet 1993), La Nouvelle République du
16 décembre 1992.
353 ADV : 1681 W 13- 1993-1997 #177; DRAC #177;
Association le Confort Moderne : évaluations, rapports, comptes, bilans,
conventions #177; Organigramme de l'association le Confort Moderne I 25 mai
1994.
354 ACM : « Comptes-rendus de réunions
», Réunion du 10 février 1993.
355 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1993-juillet 1994), La Nouvelle République du
10 janvier 1994.
la culture rock. »356 «
Initialement fondée par des structures essentiellement centrées
sur l'activité de diffusion, elle s'est progressivement
développée autour d'objectifs partagés de structuration du
secteur et de reconnaissance institutionnelle. »357
Réunissant des salles de toute la France, qui ont été de
hauts lieux du mouvement alternatif, comme l'Ubu de Rennes, ou l'Aéronef
de Lille, ce réseau a donc pour objectif de structurer un ensemble de
salles de concerts de musiques dites actuelles en professionnalisant un peu
plus leurs personnels et en établissant des liens toujours plus
étroits avec les institutions. Ce qu'il convient de remarquer, c'est que
ce type d'initiatives s'inscrit dans la lignée d'un organe
institutionnel que nous avons déjà évoqué : le
Centre d'information rock (CIR) créé à l'initiative de
l'État en 1985, qui tentait pour sa part de regrouper l'ensemble des
composantes du circuit musical. La Fédurok concrétise donc
à petite échelle ce qui a pu se passer à Poitiers lors de
la crise du Confort Moderne et cherche à établir des partenariats
forts entre les structures et les institutions. Le centre culturel a donc
été une fois de plus précurseur sur la situation de 1994
et l'issue du conflit, qui a pu Ytre perçue à Poitiers comme un
constat d'échec, a été vue ailleurs comme une chance :
« l'idée pourrait faire tkche d'huile : l'Ubu à Rennes est
demandeur de ce type d'état des lieux. »358 On voit donc
que le milieu des années 1990 est marqué par la volonté
des structures elles-mêmes de se professionnaliser et d'entrer dans le
champ d'influence des pouvoirs publics, ne pouvant plus continuer à
fonctionner de façon indépendante.
Nous avons donc pu voir que mrme s'il continuait tant bien que
mal à réactiver certains de ses vieux réseaux alternatifs
(notamment américains), le Confort Moderne tendait inexorablement
à adopter un fonctionnement de plus en plus institutionnalisé,
sous le contrôle toujours étroit des pouvoirs publics, ayant
réussi à faire d'un des pôles du mouvement alternatif
hexagonal, un lieu relativement aseptisé avec une programmation
spécifique lui étant assignée. Cette dynamique, nous
l'avons vu, n'est pas propre à Poitiers et rejoint un courant national,
qui se structure en réseau de salles dédiées aux musique
dites actuelles, et correspond finalement à un cloisonnement du projet
artistique, ce qui avait été largement combattu par la
356 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1993-juillet 1994), L'Inédit, mensuel de la
scène Rock de mars 1994.
357 Fédurok : Historique,
http://www.la-
fedurok.org/rubrique.php?id_rubrique=106&id_sous_rubrique=169,
consulté le 5 juin 2011.
358 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1993-juillet 1994), Show Magazine de décembre
1993.
première version du Confort Moderne, qui souhaitait ouvrir
sa programmation à n'importe quel style musical, pourvu que celui-ci
soit novateur et atypique.
B/ On a faim ! : des changements dans la
continuité
Alors que nous venons de voir que le Confort Moderne prenait
le chemin d'une institutionnalisation forte, nous allons pouvoir constater que
le label OAF !, qui avait adopté une éthique beaucoup plus
politique et radicale, va tout en gardant cette voie, opérer divers
changements. Le Confort Moderne intègre donc en 1994 le réseau
Fédurok, qui s'inscrit dans la continuité des
initiatives étatiques comme le CIR, qui voulaient professionnaliser et
institutionnaliser le milieu rock. Or, le positionnement du
réseau OAF ! vis-à-vis de ces deux organes a été
très clair. Dans notre chapitre précédent, nous avons
déjà mis en lumière les critiques que celui-ci portait
à l'égard du CIR. Dans les années 1990, on peut remarquer
que cette hostilité se dirige contre le réseau Fédurok et
reste manifeste. Elle se traduit par des articles incendiaires dans le fanzine
OAF ! : un article intitulé « Fédurok : magicienne ou
sorcière ? » paraît au premier trimestre de l'année
1998 et, à la différence de ce qui a été fait dans
les années 1980, ne remet « pas en cause l'essence de l'action
étatique mais la bureaucratisation des institutions, la perte de contact
avec la base, notamment du point de vue des salles de spectacles.
»359 Ainsi l'article met l'accent sur le changement de nature
des lieux comme le Confort Moderne, qui « sont devenus PROFESSIONNELS,
voyez, ils sont même gérés par des « professionnels de
la profession a» [...] Ces gens-là DECIDENT en fonction des modes,
des médias. [...] Ce qui est triste, c'est de voir que ces
salles, qui sont à l'origine des « acquis » des
rockers, qui n'existent que parce qu'il y'a des groupes, puissent les
traiter ainsi. »360 On remarque donc que si le label poitevin OAF ! se
trouvait déjà en marge des structures alternatives
préexistantes à Poitiers, le tournant pris par la plus importante
de celles-ci n'a fait que maintenir voire amplifier cette distance.
Pourtant, le changement d'équipe opéré
aux alentours de l'année 1992, qui a vu Luc Bonet céder sa place
à Gil Delisse notamment, a fait d'OAF ! #177; Label, nous l'avons
déjà souligné, une structure moins politisée, avec
d'autres ambitions, car
359 GUIBERT Gérôme, op. cit.,
p. 276.
360
AFP, On a faim !, mai 1998 p. 4.
« Gil etait un dessinateur, donc il avait certaines
exigences esthetiques. »361 Ce petit tournant, a fait du label
poitevin une structure moins isolee, et plus integree au milieu culturel
poitevin. Par ailleurs, la profession de dessinateur de Gil Delisse et son
implication dans le fanzine auquel était rattaché le label, l'a
naturellement conduit à tisser des liens avec la Fanzinothèque
de Poitiers, qui etait evidemment impliquee dans le milieu des arts graphiques.
Or, c'est à partir de ce type de relations affinitaires que des
productions OAF ! ont pu voir le jour. Si le groupe très lie au Confort
Moderne Les Petits Fiers figure sur la compilation « Pogo avec
les loups », produite lorsque Luc Bonet faisait encore partie du label, La
collaboration d'OAF ! ~ Label avec le groupe Un Dolor est la
première avec un groupe poitevin. « Il y' a eu l'album d'Un
Dolor qui a ete coproduit avec Weird, parce que bon justement
c'étaient de bons potes. »362 Ce type de rapport entre
le label et les formations qu'il produit est representatif des conditions qui
permettaient à un groupe de collaborer avec OAF ! #177; Label : «
ce n'était que de l'affinitaire. [Ils n'ont] quasiment jamais
selectionne un groupe a partir d'une démo. , part sur les compilations,
mais c'étaient des groupes [qu'ils ont] croisés sur plein
d'autres choses que la musique. » Alors que nous avons vu que Luc Bonet
s'appuyait beaucoup sur l'influence du fanzine et les cassettes qu'il recevait
pour sélectionner les groupes labellises, on peut constater que la
seconde equipe se fonde beaucoup plus sur les affinites personnelles pour
produire des artistes. L'exemple de l'album d'Un Dolor, « Muddy
Brains » est particulièrement significatif de ce fait, puisqu'il
résulte des contacts entre Gil Delisse d'OAF ! #177; Label et Gilles
Benèche #177; salarie de la Fanzinothèque de Poitiers et bassiste
du groupe #177; qui a certainement influe pour que le disque soit coproduit par
Weird Records, avec qui il entretenait des rapports facilites etant donne que
le siège de cet autre label poitevin se situait dans le garage qui
abritait auparavant la boutique « la Nuit Noire », soit dans la cour
du Confort Moderne. On voit donc que les productions effectuees par la
deuxième equipe sont plus nes de rapports affinitaires rapprochés
qui l'ont connectée à d'autres structures locales, que la
première qui s'appuyait sur les réseaux nationaux. Cependant,
mrme s'il est devenu moins central après le départ de Luc Bonet,
le discours politique n'en restait pas moins present dans les productions OAF
!, et les compilations revêtaient toujours les avatars du
361 Entretien avec Luc Bonet du label musical « On a faim !
», propos recueillis le 14 janvier 2011.
362 Entretien avec Gil Delisse du label musical « On a faim
! », propos recueillis le 7 mars 2011.
mouvement libertaire, en témoigne celle
intitulée « Ni Jah Ni Maître ». Cette compilation
témoigne d'ailleurs des évolutions du label, qui semble se
décloisonner du genre punk ou hardcore : « La
nouvelle équipe du label, a choisi un positionnement moins militant, qui
était aussi un positionnement musical spécifique (plus
dub/reggae que rock). »363
Pourtant, même si le discours politique est moins
évident, il n'en reste pas
moins que le label continue à s'inscrire dans la frange
la plus alternative du milieu rock français. Pour exemple, la
nouvelle équipe est confrontée à un problème de
taille peu de temps après son arrivée : « [Ils
étaient] distribué[s] par New Rose, au début. Et puis un
jour ils ont dit « Bon ! On arrête de distribuer des petits labels
» parce que ce n'est pas rentable du tout, quand ils ont commencé
à avoir des problématiques de rentabilité. [...] Donc ils
[les] ont virés et [ils se sont] retrouvé[s] sans distributeur.
»364 Cet événement marque une fois de plus la
crise des structures ayant grossi avec le mouvement alternatif et se trouvant
dans l'impasse au début des années 1990. « Là-dessus,
il y'a Mélodie oI Duduche bossait, et il [leur] a dit : « moi je
peux m'en occuper. » »365 OAF ! #177; Label ne tarde donc
pas à retrouver un distributeur indépendant par le biais d'une
connaissance appartenant au milieu musical, mais aussi politique.
L'identité de cette personne est en effet révélatrice du
fait que la structure ne change pas d'éthique malgré la crise du
mouvement alternatif : nous l'avons dit, l'année 1985 voit la
création CIR, dans le but de structurer sous l'égide de
l'État la nébuleuse d'organes constituant les scènes
locales autoproclamées. Or, voyant d'un mauvais oeil cette intrusion
institutionnelle, « Duduche » crée en réaction et en
accord avec les acteurs du mouvement euxmrmes, donc par la base, le Centre
autonome du rock (CAR). C'est « une initiative underground qui
provient de militants qui animent aussi une émission sur Radio
Libertaire. »366 « Le CAR se veut avant tout proche
des acteurs du rock, convivial, et si ses moyens sont limités,
ses actions et sa présence sur le terrain ne sont plus à
démontrer (tables de fanzines dans les concerts, organisation de
rencontres, débats,
363 Entretien avec Luc Bonet du label musical «
On a faim ! », propos recueillis le 14 janvier 2011.
364 Entretien avec Gil Delisse du label musical « On a
faim ! », propos recueillis le 7 mars 2011.
365 Ibidem.
366 GUIBERT Gérôme, op. cit., p.
275.
festivals, video, travail commun avec la Fanzinothèque.
»367 On remarque donc qu'OAF ! #177; Label reste dans des
reseaux qui perpetuent les pratiques developpees par le mouvement alternatif.
Ainsi, même si Melodie est un distributeur plus important que New Rose et
distribue les productions OAF ! dans des structures faisant partie des canaux
de l'industrie du disque comme la FNAC ou Virgin, le fait que ce soit «
Duduche » qui gère la partie rock du distributeur a permis
de conserver une ethique propre au milieu independant :
« Il a cree le departement rock à
l'intérieur de Mélodie et puis en fait, il gérait sa
petite cuisine, ce qui nous a permis même de faire des disques assez
improbables en distribution nationale.[...] Duduche passait son temps à
jongler pour se battre à la fois avec sa boite, parce que quand tu vends
des disques il faut quand même que ça rapporte, et puis de l'autre
coté justement faire en sorte que ça rapporte le moins possible
à sa boite pour que les prix restent le plus bas possible.
»368
Malgre la disparition des organes independants qui
structuraient le mouvement alternatif, OAF ! #177; Label parvient neanmoins,
par ses contacts, à preserver des pratiques fidèles à leur
politique d'accès à la culture pour tous.
Finalement, dans tous les domaines #177; de la selection des
groupes à la diffusion des disques en passant par le regard critique
porte sur le monde du show-business #177; le label OAF ! a su garder
sa ligne directrice malgré un changement d'équipe qui n'eut pour
effet que quelques changements minimes sur le plan de l'esthétique et de
la prédominance du discours politique, qui n'ont en rien modifié
les pratiques politiques de la structure. La crise nationale connue par le
mouvement alternatif a mrme eu l'effet de rapprocher le label des structures
locales presentes à Poitiers, ce qui montre bien le fait que ce type de
fonctionnement alternatif ne peut exister que par l'existence de réseaux
de solidarités, d'affinités, quels qu'en soient l'échelle.
L Fanzinothèque, fait partie integrante de ceux-ci, et reste proche
d'organes comm OAF ! ou le CAR.
367 WELL Max et POULAIN François,
Scènes de rock en France, Paris, Syros Alternatives, 1993, p.
138.
368 Entretien avec Gil Delisse du label musical «
On a faim ! », propos recueillis le 7 mars 2011.
C/ La Fanzinothèque : une ligne directrice
immuable
L'année 1994 est l'occasion pour la
Fanzinothèque de frter ces cinq années d'existence, et pour la
presse locale de revenir sur l'histoire de cet établissement hors du
commun et d'envisager ses perspectives. Avant tout, il convient tout d'abord de
replacer la Fanzinothèque dans un contexte bien particulier. Nous nous
trouvons presque au milieu des annees 1990, et comme nous l'avons vu, le
mouvement alternatif qui avait connu son essor dans la deuxième moitie
des annees 1980 est retourné à l'anonymat. Il n'existe plus du
solide réseau que celui-ci avait contribue à construire que
quelques bribes, relies par de forts liens affinitaires et militants. Le
mouvement rock, qui avait impulse une dynamique puissante dans le
fanzinat français et européen semble s'essouffler et la jeunesse
qui en était à l'origine commence à s'orienter vers les
styles musicaux émergents, nés des technologies numeriques,
c'est-à-dire le rap et le hip-hop ainsi que les
musiques electroniques. Si l'on ajoute à ce facteur l'arrivée
d'internet qui permet aux rédacteurs de fanzines de publier
eux-mêmes leurs creations sans passer par la partie edition #177; qui
comprend la création de l'objet, avec les moyens du bord (ciseaux,
colles etc.) et les photocopies ~ on pourrait penser la Fanzinothèque en
danger, à court de fanzines à recolter. Pourtant, il n'en est
rien : « le fanzinat se porte bien. »369 Comme l'explique
Didier Bourgoin, la structure reçoit toujours une soixantaine de
productions par mois, ce qui assure une quantite suffisante de travail au
personnel qui gère le petit etablissement. Les premières annees
ont permis à la Fanzinothèque de se faire un nom à travers
la France et de creer des contacts supplementaires, en plus de ceux qui
existaient avant son ouverture. Comme l'explique le directeur, « ce
premier quinquennat represente pour les responsables de l'endroit une
première phase, celle « de la mise en place, du lancement, ou de la
decouverte » »370, et force est de constater que « la
reconnaissance est acquise, et pas seulement auprès des inities.
»371 Cette première phase dépassée, le
public étant familiarisé avec ce lieu insolite qu'est la
Fanzinothèque, son personnel a ainsi pu se consacrer à d'autres
activites, qui mettent l'accent sur la valeur patrimoniale que
représentent les fanzines. Cette deuxième phase pour
l'équipe de fanzinothécaires consiste à remplir l'objectif
« de referencer,
369 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1994-juillet 1995), Centre Presse du 4 novembre
1994.
370 Ibidem.
371 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1994-juillet 1995), Centre Presse du 5 novembre
1994.
et de recenser toutes les informations contenues dans les
fanzines et d'informatiser le tout pour créer une banque de
données sur la musique. »372 Comme nous l'avions entrevu
dans notre précédente partie concernant la Fanzinothèque,
on voit donc que le rôle du lieu ne se limite pas à un lieu de
stockage ou de simple communication des productions reçues. En partant
du principe que les fanzines ont joué un rôle moteur dans
l'autostructuration du mouvement alternatif, on voit que la
Fanzinothèque dépasse la perception habituelle qu'on peut se
faire de ce type de revues, c'est-à-dire l'objet-même, pour aller
au contenu précis de ces dernières et créer un outil
donnant accès à des ressources permettant de se documenter sur
les acteurs qui ont contribué à faire de la scène
alternative un mouvement culturel créatif à plusieurs niveaux
(musique mais aussi graphisme, vidéo etc.) de grande envergure.
La Fanzinothèque se dote donc en 1994 d'un outil de
recherche documentaire et ne se cantonne pas au classement et à la
communication des fanzines. Si l'on ajoute à cela la politique de mise
en valeur de la presse alternative en tant qu'objet unique, aux codes
esthétiques aussi particuliers que multiples qui fait du lieu un
véritable musée, et les manifestations organisées par
l'équipe a que ce soient des rencontres, des concerts etc. #177; on
prend aisément conscience de la vivacité d'une telle
structure, qui revêt une utilité culturelle
énorme. Particulièrement impliquée dans le milieu musical,
comme nous venons de le souligner, la Fanzinothèque développe, en
plus des fanzines qu'elle publie ~ Arsenal Sommaire Poitiers, initialement
édité par l'AMP, est repris en charge dès 1992 par la
Fanzinothèque, et continue d'annoncer toutes les manifestations rock
rayonnant autour de Poitiers #177; un espace dédié à
la création, ce qui lui permet d'ajouter une corde à son arc, qui
en compté déjà beaucoup : le laboratoire de
sérigraphie. Cette nouvelle composante de la Fanzinothèque, qui
voit le jour en 1994, met réellement l'accent sur les intérIts
artistiques défendus par la structure, et s'implique une fois de plus,
et de façon différente, dans le milieu musical, encore plus
près des artistes eux-mêmes. En effet, l'atelier de
sérigraphie « réalise des travaux d'impression,
d'édition et de création, comme par exemple des pochettes de
disques pour des groupes. »373 La
372 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie »
(septembre 1994-juillet 1995), Centre Presse du 4 novembre 1994.
373 La Fanzinothèque de Poitiers, Le labo,
http://www.fanzino.org/serigraphie/labo.html,
consulté le 4 juin 2011.
)aQ iQRtICqqX41P RQtrITIYIFIFINEGIYHNifiFDIRQ
Ge1NINTFtiYitpNEqXIFlle IN'aQF111Ge1 plus en plus dans le monde des arts
graphiques et dans le milieu musical.
1 RXNFIYRQN GRQFESX7YRTIFIXeElRIQÜGyrItHIP
IQaFplESELEl'eNNRXfflDP IQt GXC mouvement alternatif qui avait permis sa
création, la Fanzinothèque de Poitiers continuait son chemin sans
être inquiétée et restait active sur différents
tableaux. Loin de restée cloisonnée dans le petit local du 185,
Faubourg du Pont-Neuf, la structure diversifiait de plus en plus ses
activités pour devenir un véritable pôle documentaire,
artistique et créatif lié au monde du rock et des arts
graphiques. Elle fête donc son cinquième anniversaire sereinement
en 1994 et montre une fois de plus 1X11llN E lELTIP eQt GpSINNp
NDIRnction initiale, qui était, rappelons-le, de répertorier la
petite presse issue des lycées de Poitiers.
On a donc pu voir dans cette dernière partie que la
scène alternative de Poitiers GeY1Q11ViSlXN ICptprRgqQeEqXIaXSEEaYIQt :
alors que le Confort Moderne achève son IQNtItXtiRQQalLNatARQCHANI1GpP
ELqXEGeNEIXtIIN NtrXFtXreNESRBIYIQeN SRXr NIiQNpERE dans des dynamiques
nationales qui tendent vers un partenariat étroit avec les pouvoirs
publics, le label OAF ! et la Fanzinothèque conservent leurs lignes
directrices. La fin de la structuration nationale des réseaux
indépendants entraine néanmoins la focalisation des relations
entre composantes sur des espaces plus locaux. Il est ainsi plaisant de
constater que la Fanzinothèque de Poitiers fête ses cinq EQQpIN
G'exiNAeQFIESEE XQe1NR1rpe1FRQFIIVOGEQN lEFNalleEGXC&RQfRLWO RGErQe, I
réunissant des groupes produits par Weird Records et OAF ! #177; Label,
dont Un Dolor.374
Ce dernier chapitre nous a donc montré que la
scène alternative de Poitiers avait FRQQX GqN leN SIFP BrN P RiN GIIKEEE
XQ IRXrQaQtAP INXrE 2Q ICSX FRQNtFAIIqX'FQ GK jours, le Confort Moderne avait
montré les limites que constituait un fonctionnement ItRS EESSX p NXC
lIEiGI11IQaKFiqrF GeNESRXYRENESXblIFN,FIXiEIYIHQt SIRIDp GeN problèmes
de gestion du centre culturel pour intervenir sur son fonctionnement aGP
IQiNt6111[1P IiNEEXNNi NXIENRQSrRjet, EIIIQ GeEl11ntégrer
dans un réseau
374 ACM : « 311NNMARN1G11l'2111lle11NtM-ErGiL
» (septembre 1994-juillet 1995), Centre Presse du 2 novembre
1994.
d'infrastructures culturelles institutionnelles en leur
assignant un rôle de service public qui incluait un cahier des charges
strict dans le domaine du social et de la culture. Une fois de plus, le Confort
Moderne a montré son caractère novateur puisque #177; même
si celui-ci est né d'une crise oE les rapports entre l'équipe et
ses partenaires se sont tendus #177; son nouveau fonctionnement a servi de
modèle aux salles de spectacles de même type : Poitiers fut encore
une fois le laboratoire qui a permis à l'État et aux
collectivités d'expérimenter sur une échelle plus large
une nouvelle forme de gestion de ces espaces culturels, oil ceux-ci auraient
plus de prise, de contrôle. Or, c'est finalement ce tournant et ce
partenariat étroit avec les pouvoirs publics qui ont de fait mis le
Confort Moderne à l'écart de la scène alternative, n'ayant
plus l'indépendance qui le caractérisait à ses
débuts, et qui lui permettait d'rtre en lien direct avec la scène
underground. La scène alternative se morcèle donc, et on
peut remarquer que les structures qui subsistent se mettent alors à
coopérer plus facilement qu'auparavant ~ oC les réseaux
s'étendaient à l'échelle hexagonale #177; tout en gardant
une éthique indépendante forte.
Conclusion
« On presente toujours le truc comme : tu as eu le
mouvement alternatif, et puis l'apogée ce serait en 1989 avec la fin des
Bérurier Noir, et après il n'y aurait plus rien. Mais
c'est complètement faux. Regarde le nombre de groupes qui existaient, le
nombre de fanzines qui existaient, et qui continuaient d'ailleurs,
surtout ici, ça s'est pas arrité comme ça, à
date fixe [...] ça continuait, ça n'arritait pas. En
sous-terrain, ça n'a jamais arrête. »375
Ce constat etabli par un des membres du label OAF ! semble
bien resumer la situation de la scène alternative de Poitiers. On a pu
montrer au cours de notre etude de la scène indépendante
poitevine que l'année 1989 avait certes marqué l'apogée
des structures locales issues ou intégrées au mouvement
alternatif, mais qu'elle constituait aussi le point de départ d'une
structuration durable de certaines de ses composantes. Nous avons
pu découvrir que l'association L'oreille est hardie #177; qui
s'est créée en 1977 ~ avait place Poitiers au centre de
dynamiques internationales, et avait installé dans la capitale
régionale un cadre propice à l'expansion de nouvelles composantes
se greffant sur cette structure preexistante. Prenant acte de l'inadaptation
des infrastructures mises à disposition par la municipalité pour
organiser des concerts de musiques amplifiees et du desinterêt des
pouvoirs publics vis-à-vis de l'action culturelle
développée par LOH, l'association ouvre d'elle-même en 1985
le centre culturel du Confort Moderne dans de vieux entrepôts desaffectes
et diversifie ses activites pour prendre une place reellement importante dans
la vie culturelle de Poitiers et interpeller les institutions, tout en federant
une jeunesse impliquee dans un large mouvement se deroulant en dehors des
rouages traditionnels de l'industrie musicale. Renforçant son rôle
de terreau favorable au developpement d'une scène musicale
complète à Poitiers, le Confort Moderne a permis de voir
apparaître dans les annees 1980 de multiples entites creatives
interessantes à soutenir. Pour exemple, on a pu mettre en lumière
le foisonnement de la presse alternative et lyceenne poitevine, ayant conduit
à la creation de la Fanzinothèque, qui tout en dépassant
les volontés municipales a su s'implanter au coeur du fanzinat national.
Par ailleurs, on a egalement pu voir que la formation de nombreux groupes
à Poitiers et ailleurs avait pu encourager à fonder des labels
destines à produire ces artistes et à les aider à diffuser
leur musique.
375 Entretien avec Gil Delisse du label musical « On a faim
! », propos recueillis le 7 mars 2011.
Le mouvement alternatif entre ombre et lumière : un
enterrement médiatique
Ce qu'il est important de voir dans les composantes que nous
avons analysées, c'est l'inscription de celles-ci dans des
réseaux à différentes échelles, et ce quel que soit
le type de relations (affinitaires, politiques, artistiques). L'idée de
réseaux de solidarité prédomine dans le mouvement
alternatif et dans le mouvement Do It Yourself en
général : il s'agit de structures diversifiées
indépendantes mais aussi interdépendantes, reliées par des
intérêts multiples, qui se soutiennent les unes les autres, pour
créer un mouvement structuré. Nous l'avons vu au cours de notre
étude, la scène poitevine s'est toujours impliquée dans ce
type de fonctionnement, et loin de se refermer sur elle-mrme, elle a su
très tôt s'inscrire dans des sphères plus larges qui lui
ont rapidement apporté une reconnaissance indéniable. Dès
lors, comment envisager le positionnement de la scène poitevine face
à la crise qui touche ce mouvement organisé, au moment même
oil les structures qui y sont liées se créent paradoxalement
à Poitiers ? Pour répondre à cette question, nous
reprendrons simplement la citation de Gil Delisse placée au tout
début de cette conclusion, en y apportant quelques
éléments complémentaires. Ce qu'il nous semble important
de noter dans un premier temps, c'est l'audience médiatique qu'avait
pris ce mouvement, et notamment les groupes moteurs de cette scène, qui
l'ont amené à la reconnaissance des médias de masse (pour
exemple, on peut citer une émission-débat « Ciel mon mardi !
» diffusée en septembre 1989 à une heure de grande
écoute sur TF1, portant sur le rock alternatif, avec
la présence de responsables de majors et, entre autres, des
Bérurier Noir). Dès l'instant oI ces groupes moteurs ont
disparu ou ont intégré l'industrie du disque a qui s'était
entre-temps adaptée à ces nouveaux marchés #177; la mort
du mouvement dans son ensemble a été actée, sans se
soucier du fait qu'une intense activité culturelle
alternative existait encore hors du champ des caméras. S'il est vrai que
le mouvement s'est scindé en deux conceptions différentes des
composantes créées de façon alternative dans les
années 1980 #177; d'une part ceux qui ont pu l'envisager comme un
tremplin permettant d'atteindre les sphères les plus commerciales du
milieu musical et d'autre part ceux qui y virent le moyen de créer,
diffuser, promouvoir la musique en dehors des systèmes institutionnels
et/ou marchands traditionnels #177; il serait inexact de penser que ce
mouvement culturel et les structures qui l'ont fait vivre aient toutes disparu
en quelques mois. Ce qu'il faut comprendre c'est que cette activité est
sortie de la lumière, est retournée à
l'underground d'oi elle était issue, mais
perdurait, mrme si les médias et l'historiographie n'en font pas
mention. Nous ne nierons pas le fait que certaines structures alternatives
aient périclité oE aient été
récupérées par l'industrie du disque ou les institutions,
mais il faut nuancer ce fait en expliquant que la culture alternative a
toujours su se maintenir en s'appuyant sur de nouvelles structures
émergentes (on a pu le constater pour le label On a faim ! lorsque son
distributeur indépendant New Rose s'est séparé de lui).
Le Confort Moderne comme prototype culturel : mise en
parallèle avec l'Aéronef de Lille
Il ne faut en effet pas négliger le rôle de
l'industrie du disque et des institutions qui en
donnant une audience à la frange la plus tournée vers la
professionnalisation et la reconnaissance du grand public, a du même coup
fermé la porte à la partie la plus authentique du mouvement,
souhaitant continuer à exister indépendamment, hors du champ
d'influence des pouvoirs publics ou du show-business. Nous l'avons
clairement vu pour le cas du Confort Moderne, seule structure de nos trois
objets d'étude à avoir eu des contacts étroits et suivis
avec les institutions, dont le fonctionnement s'est largement vu modifié
par l'intervention de ses partenaires publics. L'exemple de cette structure
novatrice, qui a souvent été en avance sur son temps, nous a
permis d'étudier un véritable laboratoire de la politique
culturelle française des années 1980 et du début des
années 1990. À travers les caractéristiques propres au
Confort Moderne, nous avons en effet pu entrevoir les priorités
données par les pouvoirs publics dans leur partenariat avec les
structures liées à ce qu'ils désignèrent par la
suite par « musiques actuelles. » Nous avons par exemple pu mettre en
lumière la dimension sociale du lieu, qui a permis dès le
départ d'intégrer des personnes victimes d'exclusion par son
action culturelle, or c'est justement un des points essentiels de « «
la politique du rock » [qui] forme d'abord le prolongement d'une
politique sociale destinée à la jeunesse. »376
Par ailleurs, on a constaté que le fonctionnement adopté par le
Confort Moderne après la restructuration découlant de la crise
ayant opposé les gestionnaires du lieu et les pouvoirs publics avait
inspiré les salles de spectacles ayant soutenu le mouvement
376 DE WARESQUIEL Emmanuel (dir.), op. cit., p. 556.
alternatif, désireuses de professionnaliser leurs
équipes et d'intensifier leur partenariat avec les institutions.
Nous le voyons donc, le Confort Moderne demeure finalement
comme un terrain d'expérimentation pour les pouvoirs publics, et si nous
envisageons son histoire avec du recul, nous pouvons y voir l'annonce de
certaines situations similaires dans d'autres centres culturels
français. L'étude du cas de l'Aéronef de Lille par
exemple, nous montre à quel point la situation du Confort Moderne a pu
se repeter, avec des similarités presque troublantes. Sophie Patrice
nous relate ainsi l'évolution de cette salle lilloise à travers
les crises qu'elle a pu connaître.377 La methode employee par
cette consultante en marketing (la profession exercee par cette
specialiste des politiques locales en matière de musique populaire
laisse deviner les champs d'intervention auxquels est de nos jours soumis le
monde de la musique) pour envisager ces crises diffère quelque peu de
celle que nous avons mise en place pour le cas du Confort Moderne, puisqu'elle
s'est uniquement appuyée sur la revue de presse concernant la salle de
concert nordiste. Alors que nous avons largement utilise celle du Confort
Moderne pour ce même travail, nous nous sommes egalement servi des
archives de la DRAC et de la municipalite, qui nous donnaient un point de vue
plus interne pour traiter de la crise du Confort Moderne. Avant d'entrer dans
les détails, il est d'abord nécessaire de signaler que
l'Aéronef se distingue du Confort Moderne dans le sens oil ce sont les
pouvoirs publics qui ont impulse sa creation en 1989, et non comme à
Poitiers une association qui s'est d'elle-même engagee pour ouvrir un
lieu dedie aux musiques amplifiees, et bien plus encore. Ce fait est
intéressant dans le sens o les institutions se sont
impliquées avant mrme l'ouverture du lieu dans son fonctionnement,
puisque ce sont elles qui en sont à l'origine.
Dès lors, il va être interessant de voir que rien
de ce qui a pu se passer au Confort Moderne n'a été
anticipé, et que les mrmes erreurs ont semblé se renouveler. Tout
d'abord, le lieu choisi, mrme s'il ne s'agit pas d'une friche industrielle,
témoigne de la volonté, à l'image du Confort Moderne, de
réhabiliter des batiments inoccupés afin de leur redonner vie. Un
vieux théltre à l'italienne est donc investi et loué au
collège lillois qui en est propriétaire pour héberger les
concerts de l'Aéronef. Si
377 PATRICE Sophie, « l'Aéronef et la
presse : mise en pages d'une salle à Lille », in Les
Collectivités locales et la culture, les formes de
l'institutionnalisation, XIXe-XXe siècle,
sous la dir. de Philippe Poirrier, Paris, Comité d'Histoire du
ministère de la Culture ~ Fondation Maison des sciences de l'Homme,
2002.
l'idée de réinvestir des lieux inoccupés
comme celui-ci est importante pour les pouvoirs publics locaux, car ils
permettent de « réanimer des espaces locaux dont la
dégradation progressive nuit à la qualité du milieu
»378, il est étonnant de voir que les institutions n'ont
pas pris la mesure des inconvénients que l'occupation de tels lieux
occasionne : alors qu'à Poitiers, le Confort Moderne et la
municipalité qui le soutient doivent faire face à la
colère des riverains se plaignant du bruit des concerts euxmêmes
et des sorties trop bruyantes du public depuis 1987, les institutions lilloises
n'ont pas songé, deux ans plus tard, à insonoriser les locaux et
doivent elles aussi affronter les critiques du voisinage ainsi que du
collège qui menace de ne pas renouveler le bail locatif. Alors qu'on
assiste en réaction à ces critiques à Poitiers à
des travaux d'insonorisation puis au rachat des locaux financés par la
Ville, la salle lilloise opte pour l'activation de ses réseaux en
lançant une contre-pétition et en organisant un concert de
soutien (auquel participent les partenaires), qui se solde par le financement
des travaux d'insonorisation par les pouvoirs publics et la prolongation du
bail. À Poitiers comme à Lille, c'est donc l'attachement des
politiques qui permet aux salles de concert de subsister, même si des
reproches similaires sont adressés à ces derniers, accusés
d'afficher un soutien de façade destiné à se donner une
image propice à l'obtention de voix supplémentaires pour les
élections. Cependant, à la différence de Poitiers, les
institutions lilloises n'hésitent pas dès 1995 à reloger
le centre culturel au coeur d'Euralille ~ énorme quartier d'affaire de
la capitale nordiste ~ au détriment de l'identité acquise par le
lieu dans le vieux thé~tre. Le déplacement de la salle de concert
d'un vieux théltre abandonné au coeur vers un quartier
économique futuriste est significatif de l'intégration du milieu
culturel dans le monde économique. Comme on a pu le voir en 1992 au
Confort Moderne, la culture se voit envisagée comme une valeur marchande
qui se consomme comme n'importe quel autre produit. Le replacement de
l'Aéronef dans Euralille trois ans plus tard marque donc bien cette
évolution et suit la direction prise par la politique culturelle
française qu'on avait déjà observée à
Poitiers. Ce déménagement s'inscrit tellement bien dans ces
logiques de rationnalisation que les nouveaux locaux comptent deux salles de
concert de différentes jauges, qui permettent de faire venir de plus ou
moins grosses formations musicales. Si le Confort Moderne ne compte qu'une
seule salle, on a également pu voir qu'après
378 SAEZ Guy (dir.), Institutions et vie
culturelles, Paris, Documentation Française, 2004, p. 60.
1992, le centre culturel poitevin avait adopté cette
politique d'équilibrage du budget par la diffusion de concerts plus
rentables que d'autres, qu'on ne retrouve à Lille que trois ans
plus tard. On observe par ailleurs dans cette nouvelle salle des
caractéristiques que l'on a déjà rencontrées au
Confort Moderne, qu'elles soient positives, ou négative. Ainsi, un bar
est ouvert toute la journée afin que l'Aéronef soit plus
seulement un simple lieu de diffusion culturelle, mais un véritable
espace de socialisation, de rencontres entre les publics brassés. Quant
à la gestion du lieu, on retrouve à Lille une situation quasiment
similaire à celle de Poitiers, avec six ans de décalage. Alors
que la salle de concert semble entretenir des rapports plus que cordiaux avec
les pouvoirs publics, qui ont jusque là largement soutenu le lieu,
l'année 1998 voit naître une crise semblable à celle qu'a
connue le Confort Moderne en 1992. La gestion de l'Aéronef, qui
connaît un déficit de 1.5 millions de francs, est en effet remise
en cause et les pouvoirs publics proposent à l'équipe
gestionnaire une restructuration et une rationalisation du projet artistique
qui se rapprochent de ce qu'on a pu observer à Poitiers ~ on observe
notamment la volonté de louer les locaux à des tourneurs
privés, à l'image d'Aloha Productions dans le cas du Confort
Moderne, et de réduire les concerts peu rentables qui ont pourtant
l'avantage de faire connaître des artistes de l'ombre. On note toutefois
qu'à la différence de Poitiers, le directeur en place n'accepte
pas ces modalités et préfère quitter l'équipe.
L'histoire de l'Aéronef, nous venons de le voir, s'est
donc calquée de façon fidèle et assez troublante sur celle
du Confort Moderne de Poitiers, avec quelques années de décalage
pour chaque événement. Pourtant, nous avons pu constater que ce
centre culturel, ce qui se démarque du cas du Confort Moderne,
était né des volontés institutionnelles. Dès lors,
comment expliquer que la salle lilloise ait connu les mêmes travers que
le lieu poitevin, alors que les pouvoirs publics, qui avaient dès le
départ la mainmise sur son fonctionnement, disposaient d'un exemple
concret permettant d'éviter les écarts de gestion liées
à une aventure culturelle de ce genre ? Alors que l'on a pu voir que les
hautes sphères de l'État avaient publiquement affiché leur
soutien au Confort Moderne dans les années 1980 par le biais de certains
ministres, on remarque que les représentants directs de l'État
s'en écartent dès les premières crises aux alentours de
1990, pour déléguer l'image du soutien public à la DRAC.
Finalement, on retrouve le mrme schéma pour l'Aéronef : si les
personnalités politiques s'impliquent ostensiblement dans le soutien de
la salle dès le
debut, on remarque que les crises et les modifications
structurelles qui en resultent font s'effacer ces personnages publics au profit
de fonctionnaires moins médiatiques. On peut à partir de cela se
demander si les pouvoirs publics ne cherchent finalement pas à travers
ces mises en scène pompeuses, à trouver des vitrines culturelles
qui donneraient l'image d'un soutien étatique en direction d'aventures
culturelles originales, jusqu'à ce que celles-ci connaissent de reelles
difficultes conduisant à l'adoption de fonctionnements beaucoup plus
stricts et tournés vers la culture plus marchande. Alors que les
institutions savaient pertinemment que le fonctionnement mis en place à
l'Aéronef était difficilement compatible avec leur vision d'une
structure viable economiquement #177; ils en avaient déjà
l'exemple avec ce qu'avait connu le Confort Moderne quelques annees auparavant
#177; elles n'en ont pas tenu compte et ont opte pour un subventionnement qui
sert à combler les deficits, plutôt que de directement imposer un
programmation rentable en direction de publics cibles et non plus tous azimuts.
On peut dès lors se demander si la permission et le soutien apparent de
tels lieux, avec une telle gestion ne sont pas des vitrines pour l'image de
marque de la politique culturelle française, dont les
représentants s'éloignent lorsque leur situation atteint un seuil
d'instabilité trop critique. C'est l'hypothèse qui pourrait selon
nous expliquer l'attachement successif de l'État à des structures
comme le Confort Moderne ou l'Aéronef, qui ont pourtant adopté
des fonctionnements ayant mene à des crises semblables les opposant
justement aux pouvoirs publics.
Le rôle de la décentralisation dans les
évolutions successives de la scène alternative
On a donc pu voir que le Confort Moderne avait servi de
terrain d'expérimentation pour les institutions, qui avaient quasiment
entièrement reproduit jà l'identique ~ pour l'exemple de
l'Aéronef ~ ce que LOH puis les pouvoirs locaux avaient fait du centre
culturel poitevin entre 1985 et 1992. Nous avons vu que le rôle des
municipalites avaient ete important dans le processus evolutif de ces
structures, et l'action de celle de Poitiers a donc évidemment
été importante dans cette experimentation de la politique
culturelle. On peut remarquer que si celle-ci a reussi, avec la DRAC à
intervenir largement dans le fonctionnement du Confort Moderne, pratique
largement reprise à l'échelle nationale, elle a aussi
adopté des méthodes
allant plus dans le sens de l'indépendance
revendiquée par les structures liées à la scène
alternative. Ainsi, une initiative intéressante mise en place par la
Ville de Poitiers a permis à un lieu atypique en Europe comme la
Fanzinothèque de se créer et de perdurer avec une réelle
indépendance, qui peut sembler paradoxale. Le Conseil communal des
jeunes a ainsi permis aux volontés de certains Poitevins de s'exprimer
et de trouver des fonds pour réaliser des projets, qui ailleurs ont
échoué, faute de moyens. On voit donc que la Ville de Poitiers
s'est impliquée à différents niveaux pour soutenir la
scène alternative, puisqu'elle a permis à la Fanzinothèque
d'exister sans intervenir dans son fonctionnement, tandis que sa participation
financière au Confort Moderne a irrémédiablement tendu
vers une institutionnalisation croissante de sa gestion, de son projet, bref du
lieu dans son ensemble.
Ce genre de mutations des structures alternatives tient donc
beaucoup à l'orientation choisie par les instances locales de
décision issues de la décentralisation, qui
s'accélère largement avec les lois de 1982 et 1983 et
l'arrivée de Jack Lang au ministère de la Culture en 1981. Dans
le cas de la scène de Poitiers, on a vu que les structures qui la
formaient avaient essentiellement eu affaire à la municipalité
ainsi qu'à la DRAC (mrme si d'autres organes décentralisés
comme la Direction Régionale de la Jeunesse et des Sports ont
participé au financement de certaines d'entre elles, ils n'ont pas eu de
pouvoir de décision). Nous avons vu à travers nos trois
études de cas qu'outre le label OAF !, le déroulement de
l'histoire du Confort Moderne et de la Fanzinothèque avait
été influencé par les directions données par les
pouvoirs locaux. Ainsi, nous avons pu constater que la Fanzinothèque
était née du choix de la municipalité de donner
écho aux aspirations de la jeunesse poitevine par le biais du CCJ. Or,
la création de cet organe local est la marque de cette politique de
décentralisation, qui permet de déléguer des pouvoirs aux
instances locales, ce qui a pour effet d'aller au plus près des
volontés de la population. On voit que pour le cas du CCJ, la
préoccupation culturelle est importante, puisque l'une des
premières décisions de cet organe dépendant de la Ville de
Poitiers est la création d'un lieu dédié à la
presse alternative. Pour le cas du Confort Moderne, nous avons pu remarquer que
son histoire a été marquée par des rapports
déterminants avec les organes décentralisés. Alors que le
centre culturel aurait pu s'éteindre en 1988 après seulement
trois ans d'activité, c'est l'intervention de la DRAC et de la
municipalité qui a permis au lieu de subsister, grâce au rachat
des locaux et à leur mise à disposition de LOH.
A l'inverse, la crise de 1992 qui a vu la suspension des subventions par les
pouvoirs publics est le témoin d'une position beaucoup plus
sévère. Car s'il est vrai que la décentralisation permet
des contacts plus étroits entre les partenaires publics et les
structures qu'ils soutiennent ~ en témoigne l'attachement personnel du
Directeur régional des affaires culturelles Raymond Lachat au Confort
Moderne #177; les organes décentralisés n'en restent pas moins
les relais de la politique culturelle gouvernementale. Or, si l'on assiste dans
les annees 1980 à une politique musicale relativement laxiste, qui
encourage la pratique musicale sous toutes ses formes, la musique est envisagee
dès la decennie suivante comme un objet economique important, qui
oriente les directives gouvernementales vers des logiques de
professionnalisation et d'institutionnalisation tournées vers le
marché du disque. On voit donc que l'évolution et parfois la
survie de certaines structures des scènes locales dependent à la
fois des rapports entretenus humainement avec certains decideurs locaux #177;
Raymond Lachat avec le Confort Moderne, mais on peut en dire autant de l'action
de Mireille Barriet qui a permis la fondation de la Fanzinothèque #177;
mais aussi de la politique culturelle nationale qui sert de toile de fond aux
organes decentralises.
Nous avons egalement pu voir dans notre introduction que le
mouvement alternatif avait largement ete rattache ~ que ce soit dans
l'historiographie ou dans la perception des medias et des institutions #177; au
rock. Notre analyse des composantes de la scène de Poitiers
nous a permis de contester fermement cet aspect du mouvement, bien plus ouvert
que ce qu'on a pu laisser croire. Ainsi, on a pu demontrer que la
Fanzinothèque s'était impliquée dans des milieux autres
que celui de la musique, et notamment dans la bande dessinee, et que le Confort
Moderne, et plus generalement LOH avaient pour objectif de developper une
diffusion de musiques traditionnelles et experimentales en plus du
rock. C'est d'ailleurs ce qui a fait de Poitiers et du 185, Faubourg
du Pont-Neuf un veritable lieu de brassage des genres, mettant en contact des
gens dont il aurait été difficile d'imaginer la rencontre. Par
ailleurs, nous avons egalement pu constater que l'apparition de courants
musicaux nouveaux issus des nouvelles technologies numériques n'avait en
rien affecte et mis en peril les structures poitevines nees du mouvement
alternatif : le Confort Moderne, tout en restant très eclectique, a
progressivement devie vers les musiques electroniques #177; pour rester dans ce
ciblage de la jeunesse qui n'avait plus
les mêmes exigences esthétiques que dans les
années 1980 #177; la Fanzinothèque restait impliquée dans
le milieu de la presse parallèle qui a continué à
évoluer bien après la prétendue mort du mouvement
alternatif, et le label OAF ! a continué dans la même logique
qu'à ses débuts, jusqu'à arr~ter ses activités en
1998 alors que ses membres se dirigeaient vers leurs activités
artistiques respectives, qui les poussent aujourd'hui ià se retrouver
régulièrement, sans exclure de reprendre leur activité
d'édition musicale un jour si l'envie leur en prend. La scène
poitevine nous a donc montré qu'elle ne s'est pas confinée
à une identité esthétique stricte, et a
privilégié l'éclectisme et la multiformité comme
vecteur de durabilité, conformément aux envies et à la
passion des acteurs qui l'ont, et la font vivre.
La scène alternative poitevine : entre persistance et
désillusions perpétuelles
Et même si certaines de ses composantes ont pu muter
pour s'institutionnaliser ou ont disparu, jamais la scène alternative de
Poitiers ne s'est éteinte ; elle a toujours été
portée par des acteurs de différentes natures : les groupes
poitevins n'ont jamais cessé de jouer, et d'rtre reconnus nationalement
~ Seven Hate et Un Dolor pour ne citer qu'eux ~
diffusés par des locaux de différentes natures : le Confort
Moderne bien silr, mais aussi le Garage à Vélo (situé sur
le campus) ou même la salle de concert du Centre d'animation de Poitiers
Sud (CAPSUD) dont le programmateur a été très
attaché au milieu rock poitevin. Les années 2000 ont
également vu l'émergence de nouvelles composantes formant cette
scène alternative, sans forcément éclipser les anciennes :
du côté des groupes diffusant leur musique par le biais de labels
indépendants, on peut citer Klone qui s'illustre
particulièrement sur la scène métal nationale voire
internationale en ayant même longtemps été autoproduits.
Quant aux lieux d'expression offerts à ces groupes, ils restent
relativement nombreux à Poitiers, mais sont aussi menacés.
À l'image du Confort Moderne, largement aseptisé depuis 1992, les
pouvoirs locaux semblent vouloir faire taire les lieux de concert diffusant des
formations amatrices. Les bars se trouvent ainsi sous le coup de nombreuses
restrictions #177; allant mrme jusqu'à des fermetures temporaires #177;
et ne peuvent parfois plus programmer de musiques amplifiées. Même
si ce n'est par leur rôle initial, ces établissements permettaient
de faire se produire régulièrement des petits groupes, en dehors
des circuits culturels à proprement parler,
et parallèlement de créer des moments festifs et
vivants au sein d'espaces conviviaux ~ comme c'était finalement le cas
dans les premières années du Confort Moderne, avant
l'aménagement de la grande salle de concert qui lui donnait
déjà un caractère plus professionnel. Quant aux
etablissements culturels eux-mêmes alternatifs, on ne peut que se pencher
sur le cas du Numero 23, qui rejoint à de nombreux egards ce que fut le
Confort Moderne. Situe dans une ancienne usine reamenagee en salle de concert,
salle d'exposition, studio vidéo, local de répétition,
bar, disposés sur trois etages, le Numero 23 est gere par quatre
associations (le Collectif 23, Aux arts etc., Studio Grenouille et les
Theatros) qui organisent depuis 2007 diverses manifestations culturelles
dans la friche industrielle qu'elles louent à un
particulier. Véritable relais de nombreux groupes et d'artistes amateurs
de la France entière, le Numéro 23 représente,
malgré les rapports qu'il entretient avec d'autres structures
associatives de Poitiers (la Maison des trois quartiers, ou encore #177; et
est-ce vraiment un hasard ? ~ avec la Fanzinothèque) une place
culturelle à part, eloignee des codes relativement aseptises des autres
structures poitevines. Le Numero 23 remet finalement au goût du jour le
caractère festif et spontané que le Confort Moderne a perdu au
profit d'une institutionnalisation qui lui a en contrepartie offert une
stabilité qu'il n'avait pas. Or, c'est aujourd'hui la stabilité
du Numéro 23 qui est menacée, car l'avenir du lieu est
aujourd'hui mrme sérieusement compromis. Reprenant le schéma
habituel de l'attitude adoptée face aux structures alternatives, les
pouvoirs publics, et notamment la municipalité, semblent vouloir se
pencher un peu plus sur l'électron libre que represente le centre
culturel alternatif. Alors que la structure semblait evoluer sous l'oeil
à la fois bienveillant et indifférent de la municipalité,
qu'il ne semble pas y avoir de campagne de riverains contre le
lieu, et que les occupants ont d'eux-mêmes entrepris des
travaux visant à sécuriser de plus en plus les locaux qui
n'étaient pas destinés à recevoir du public, la Ville de
Poitiers commence au début de l'année 2011 à faire
entendre sa voix, et la commission du conseil municipal deleguee à
l'accessibilité, au handicap et à la sécurité des
établissements recevant du public met en avant le fait que le lieu ne
respecte pas les normes de securite mais aussi la legislation : il est permis
de fumer à l'intérieur des locaux, l'établissement vend de
l'alcool sans avoir de licence etc. La municipalité a donc
proposé au Numéro 23 de financer les travaux de mise aux normes
afin d'éviter la fermeture du lieu et de lui permettre de continuer son
activite en toute legalite. Seulement, à la difference du
Confort Moderne, qui s'est toujours montré ouvert
à des interventions de ce type de la part de la municipalité
#177; ce qui a contribué à le faire prisonnier en quelque sorte
de son champ d'influence a l'équipe du Numéro 23 se pose
aujourd'hui la question d'accepter ou non cette offre. Alors que la Ville, de
façon astucieuse une fois de plus, sanctionne le lieu pour son manque de
rigueur juridique mais lui propose d'y remédier elle-même #177;
ce qui revient à poser un ultimatum au centre culturel #177;
les membres de la structure ne semblent pas vouloir accepter une mesure qui
d'une part remettrait en cause le réel espace de liberté
développé sans incident depuis maintenant quatre ans dans cette
friche culturelle, et d'autre part commencerait à placer le lieu sous
la coupe de la municipalité, à qui ils devraient rendre des
comptes. Il n'y a plus eu de manifestations culturelles dans l'enceinte du
Numéro 23 depuis le 27 mai dernier, et il semblerait que cette date
marque la fin de l'ouverture du lieu au public, et la concentration de son
équipe sur un travail exclusif de création artistique et non plus
de diffusion.
Le contraste existant entre ce qui a pu se passer au Confort
Moderne et au Numéro 23 montre donc bien les différentes
conceptions qui peuvent exister vis-à-vis des rapports entre des
structures culturelles alternatives et les pouvoirs publics, dans le but de
garantir l'indépendance qui les caractérise. Alors que le Confort
Moderne a finalement gagné en stabilité pour perdre en
liberté artistique et en spontanéité, les acteurs du
Numéro 23 ont conservé leur indépendance en sacrifiant
leur rôle de diffuseur culturel. On voit donc que la
pérennité de structures alternatives réellement
indépendantes ne sera permise que lorsqu'elles pourront
bénéficier d'un soutien financier institutionnel sans
arrière-pensées (si demande d'aide financière publique il
y a), ou lorsque les pouvoirs publics laisseront s'épanouir les
initiatives qui souhaitent volontairement rester en marge des espaces culturels
subventionnés. Finalement, une structure hybride adoptant
l'intransigeante indépendance du Numéro 23 et
bénéficiant du soutien apporté par les institutions
à un lieu comme le Confort Moderne pourrait constituer la recette d'un
véritable espace alternatif viable. Seulement, les impératifs
économiques liés à de tels lieux #177; surtout à
une époque où la politique culturelle, notamment en
matière de musique, est énormément orientée vers la
protection du marché du disque et de la culture de masse comme peuvent
en témoigner les lois comme Hadopi #177; ne semblent pas jouer en la
faveur d'espaces culturels indépendants des financeurs. Les
programmateurs souhaitant réellement
rester alternatifs semblent donc condamnés plus que
jamais à se débrouiller par euxmêmes dans les marges de la
légalité, remettant peut-être même plus encore
qu'auparavant les vieux préceptes Do It Yourself au goût
du jour. A la différence de l'enregistrement, de la production et de la
promotion musicale qui sont des pans de la production musicale qui ont
trouvé sur internet un véritable espace de liberté pour
partager de la musique sans passer par les rouages traditionnels du
show-business, l'ouverture et la gestion de lieux comme des salles de
concert indépendantes se fonderont de plus en plus sur la passion et le
militantisme culturel des acteurs qui les feront vivre.
Annexes
Entretien avec Gilles Benèche et Marie
Bourgoin #177; La Fanzinothèque de Poitiers #177; 31 janvier 2011
Pour commencer, est-ce que vous pourriez me donner votre
définition d'un fanzine ?
Marie Bourgoin: Un fanzine, c'est une revue amateur. Ca n'a
pas changé, le sens n'a pas changé, mrme si maintenant c'est plus
classe, parce qu'il y'a plus de facilité pour accéder à
une imprimante, la couleur et tout, mais ça reste et ça restera
toujours une revue amateur, faite par des amateurs pour des amateurs. C'est
vraiment la définition de fan. C'est pour ça qu'on n'appelle pas
un fanzine un truc qui est très généraliste, qui va parler
de je ne sais pas moi... de la société en général.
Normalement, il y'a quand mrme dans la notion de fanzine, la notion de fan. On
est fan de musique, classiquement de musique, de BD... Principalement, parce
que notre fond c'est quand mrme musique/BD, en gros. Donc voilà, la
définition, je ne pense pas qu'elle ait évolué.
Donc il y a quand mme une différence notoire entre
ce qu'on appelle la presse alternative et la presse traditionnelle
?
MB : La différence, c'est évidemment que la
presse traditionnelle, c'est quelque chose de commercial, avec des
salariés... Ca peut aussi parler de choses très
intéressantes, hein, ça n'empêche pas, « Auto-Moto
Magazine », (sourire) ce genre de brtises... Mais voilà, le truc
c'est que les amateurs, enfin un fanzine, c'est fait par des amateurs qui ne
sont pas payés pour ça, ce qui te donne une grande liberté
de ton, parce que tu n'es pas soumis aux impératifs commerciaux etc.
Gilles Benèche: Et puis ça reste des petits
tirages, ce qui n'est pas possible dans la presse nationale.
Comment est-on passé concrètement de la
décision du Conseil Communal des Jeunes de créer un lieu pour
stocker la presse lycéenne de l'époque, à la
création effective de la Fanzinothèque ?
MB : Effectivement la Fanzino avait été
conçue par le CCJ. Ça aurait du être un truc de presse
lycéenne : ça correspondait avec le festival < Scoop En Stock
». Leur idée à eux, c'était de
récupérer plutôt ce genre de journaux lycéens. Et en
fait, comme Didier était déjà disquaire, il avait
déjà des fanzines dans la cour, là-bas ou il y'a Lionel
[à l'emplacement de l'actuelle boutique < Transat »,
anciennement < la Nuit Noire », nda], on a dévié assez
facilement sur les rockzines, et puis c'était en pleine
explosion, il y'en avait plein, c'était vraiment la période d'or.
Et puis, il se trouve que la ville n'a pas tiqué plus que ça,
enfin elle n'est pas venue voir non plus ce qui se passait dans les contenus,
donc liberté quoi. On a dévié un peu sur le
rock.
Alors justement, quels ont été les rapports
entretenus avec les institutions telles que la Mairie ou la DRAC ?
MB : La DRAC, dans les premières années, je
pense qu'on n'était pas trop... Je pense qu'on était beaucoup,
beaucoup plus alternatifs, dans le sens o on se débrouillait tous seuls,
je pense. Voilà, dans le Do It Yourself, avec des petits
concerts, donc on se débrouillait tous seuls. Je ne pense pas, enfin,
dès le début de toute façon, il y'a eu un salarié,
embauché par la ville donc le directeur, il rendait compte a la ville de
ses activités. Bon il y'a eu une seule personne pendant quatre ans,
après il y'a Gilou qui est arrivé. Je crois qu'on ne demandait
pas trop trop de sous, et puis on n'était pas trop embrtant.
C'était un peu la politique de Didier.
Et donc quel est le fonctionnement de la
Fanzinothèque ? Il y a une association qui gère et des
employés ? Quels sont les rapports qu'ils entretiennent ?
GB : Il y'a une association avec un C.A., avec des
adhérents qui viennent emprunter. Le C.A. a un bureau et après il
y'a cinq salariés.
Que pensez-vous de la place que Poitiers a prise dans le
monde du fanzine (avec l'organisation de Scoop En Stock, la Fanzino...)
?
GB : Il y'a la Fanzino qui est a Poitiers, donc... oui elle a une
place. Après je pense qu'il y a eu « Scoop en stock » quoi,
toute la presse jeune.
MB : Oui et puis il y a eu des fanzines depuis vachement
longtemps sur Poitiers. Tant Qu'Il Y Aura Du Rock, des gens qui ont
commencé à 13 ans... Et puis il y'avait le Confort Moderne qui a
vachement boosté aussi quand mrme, c'était cool d'avoir un truc
culturel, alors ça te donne envie de faire un fanzine, de raconter des
trucs etc. Après il y'avait un peu la radio : en 81/82, ça
commençait plus par la radio, et puis, je ne sais pas, il y'avait des
gens qui écrivaient depuis super longtemps. Pourquoi ? Ça je ne
saurais pas te dire.
Comment expliquer qu'il n'y a qu'à Poitiers
qu'une telle structure existe, et que ce ne soit pas le cas dans certaines
villes ayant été motrices dans le mouvement alternatif comme
Paris, mais aussi Rouen, Le Havre, Montpellier... ?
MB : C'est simplement une volonté municipale. Parce
qu'il y'a eu des tas de gens qui ont créé des
Fanzinothèques, des coins... des choses... Seulement, ça a
toujours fonctionné sur du bénévolat. Forcément au
bout d'un moment, les gens ils s'épuisent, ils cherchent du travail, ils
s'en vont et puis voilà, les choses se plantent quoi. Et ici, c'est
pourquoi ça dure depuis vingt ans, c'est parce qu'il y'a des
salariés. Avec une subvention assez importante pour faire des actions.
Sinon, sinon malheureusement, ça ne peut pas tenir. Enfin le
bénévolat, si tu n'as pas une volonté derrière,
politique, et des moyens, c'est pas du tout facile, hein. Ça s'explique
par ça moi je pense. Simplement que la ville euh... je sais que Mireille
Barriet avait défendu la culture crade contre la culture
clean. C'est une prise de position assez courageuse et pas si
fréquente que ça. On a une ville de gauche... Ça joue.
La Fanzinothèque vient donc contrecarrer le
caractère éphémère du fanzine.
MB : Alors, Didier sur le coup, ce n'est pas lui qui a
créé le mot « Fanzinothèque », ça doit
venir du CCJ. Ca semblait totalement une hérésie de
mettre ce mot « fanzino » et « thèque
a». Oui, c'est paradoxal quoi. Et, oui pour des trucs
éphémères, underground, cachés, d'un seul coup les
révéler comme ça au grand jour, bref c'était un peu
bizarre. Mais bon, on s'y est habitué.
Alors justement, Didier Bourgoin indique lors de la
création de la Fanzinothèque vouloir « faire connaître
la culture zine » : comment la définiriez-vous ?
MB : Effectivement, on appellerait ça, moi
j'appellerais ça « culture populaire ». Parce que vraiment
c'est des gens de la base, ce ne sont pas des professionnels, qui s'expriment,
qui veulent soutenir une scène. Parce que je pense que le fanzinat,
c'est quelque chose de local. Même si tu parles de concerts qui se
passent partout en France, ou New York et tout, c'est souvent le désir
de soutenir une scène, ou des artistes de proximité, qui sont
dessinateurs, ou des implications politiques sur le terrain. C'est souvent
assez comme ça, tu vois ? Ça part d'un groupe de copains,
ça part vraiment du terrain. Donc moi j'appellerais plus ça des
cultures populaires. C'est underground et puis effectivement si,
maintenant, si tu veux chercher les prémices d'un groupe de
rock, les premières interviews du truc, ce sera dans
les fanzines. C'est moins vrai maintenant avec internet, qui permet a tout le
monde de diffuser à toute vitesse n'importe quoi : un groupe qui a fait
un morceau : hop ! on le retrouve sur internet. Mais il y'a 20 ans, il y'avait
que les fanzines qui parlaient... je sais pas les Thugs, des tas de
groupes... Les fanzines en parlent, les fanzines en parlent et puis
après la grande presse s'en empare, mais après. C'est vraiment un
travail de défricheurs quoi.
On a vu certains fanzines approchés par des
labels, voyant en eux un moyen peu onéreux de promouvoir leurs artistes,
ou par des magazines spécialisés, d'autant plus que les
rédacteurs avaient parfois besoin d'argent pour pérenniser leur
rédaction. Est-ce que la Fanzinothèque a été
approchée par l'industrie du disque ou des médias plus importants
à des fins lucratives ?
MB : Il y'a eu plein de newsletters qu'ont fait les labels. Il
y'avait le label News, il y'avait Tripsichord, je ne sais plus quoi. Enfin en
plus, c'était la mode, déjà parce
que oui, il n'y avait pas internet, c'est toujours pareil, si
tu voulais communiquer, il n'y avait pas mieux que la newsletter.
Ça coute pas cher, tu en mets partout, tu en envoies... Et voilà
on a eu plein de labels qui nous ont appelé, nous appelaient pour avoir
des listes de fanzines pour faire leur promo. Nous on faisait des
listings avec le genre musical : « c'est un label de ska ? »
Hé bien comme ça, paf ! On a fait ça vachement longtemps.
Maintenant, ça n'existe plus, puisque tout se fait par internet. Mais
oui, on avait vachement...D'ailleurs, les labels étaient assez souvent
désagréables, parce qu'ils disaient « ouais il faut les
listes tout de suite », enfin comme si on était à leurs
ordres, comme ça peut fonctionner. Enfin nous, on a toujours filé
les infos qu'ils voulaient, parce que c'est aussi une manière de
favoriser, malgré tout, la reconnaissance du fanzinat, peu importent les
moyens.
Alors que ce soit label type petits indépendants
ou mme des gros... ?
MB : Oui, enfin, on est toujours resté dans les labels
euh... de rock quand même. Tripsichord, c'était quand
mrme des petits labels hein... Et puis rock, hardcore, machin... On
n'a jamais bossé avec Virgin euh... enfin ce n'est pas qu'ils nous
demandaient pas des trucs, mais... Qu'est ce qu'il y'a d'autre comme gros label
? Sony etc. ils ont d'autres ... Eux ils sont à un autre niveau,
hein.
Alors au niveau de la sélection de ce que vous
diffusez, est ce que vous consultez de manière un peu draconienne les
contenus pour pouvoir sélectionner, ou est-ce que ce que vous choisissez
de diffuser doit avoir une ligne éditoriale spécifique
?
MB : On ne peut pas. Parce que si tu veux, les fanzines,
déjà c'est une presse des débuts et des fois, tu as des
trucs qui ne sont vraiment pas biens du tout. Et puis tu vas retrouver cinq ou
dix ans après, je te jure qu'il y'a des dessinateurs, ils ont la honte.
Ils veulent surtout pas retrouver leurs premiers trucs, donc voilà... On
ne peut pas faire ce tri là, sinon on enlève 80% de ce qu'il y'a
ici quoi. On m'a déjà posé cette question en parlant des
prozines et tout ça. J'ai dit « mais attends il faut bien
qu'ils commencent les fanzines a». Au début tu
reconnais, ça n'est pas terrible. Donc
nous on accepte tout, sauf les trucs fachos, voilà. C'est
le seul truc, on n'est pas dans ce réseau là, quoi. En mrme
temps, on n'est pas tellement contactés (sourire).
Avez-vous, avant ou pendant la Fanzinothèque, mais
indépendamment de votre activité en son sein, tenu votre propre
fanzine ?
MB : Oui...
Est-ce que ça a influé sur votre
façon de tenir la Fanzino ?
MB : Oui, parce qu'on faisait des fanzines avant que la
Fanzino existe, on avait déjà tout un réseau : on
correspondait, par courrier a l'époque, on se baladait dans la France,
on connaissait déjà le réseau des fanzines... Donc
après, on a fonctionné exactement de la mrme manière.
C'est quand un réseau, un petit réseau d'amis en
général, donc des gens qui ont des affinités, on a
continué tout pareil quoi. C'est pour ça que c'est bien
passé d'ailleurs auprès des fanzines. Parce que ça pouvait
~tre, ça aurait pu être perçu comme un truc institutionnel,
et puis non pas du tout.
L'idée qui prédomine au niveau national,
c'est celle d'un vrai réseau, d'une toile qui constitue le mouvement
alternatif. À l'échelle de Poitiers, est-ce qu'on retrouve un
réseau qui lie les différentes structures alternatives
?
MB : Oui, et puis c'est un peu... Dans toutes les villes, il
y'a le fanzine, l'émission de radio, l'association de
concerts, les groupes... Qu'est ce qu'il y'a d'autres ? Les dessinateurs.
Enfin dans toutes les villes, je pense que dans toutes les villes, ça a
été le mrme truc. Et puis c'est une culture de
génération. Les gens entre seize et vingt-deux/vingt-trois ans
qui se retrouvaient ensemble à faire la fête, enfin, voilà,
surtout dans des villes moyennes comme Poitiers, c'était assez
soudé quand mrme. Après sur les vingt ans, il y'a des
périodes différentes mais... C'est vrai que c'est un
réseau quoi.
Pensez-vous que l'Oreille est Hardie et le Confort
Moderne, qui ont été précurseurs dans la promotion et la
diffusion de la culture alternative aient provoqué une certaine
émulation à Poitiers qui a poussé des gens à
créer des groupes, des associations, ou cela venait-il d'ailleurs
(contexte, relations avec la mairie comme vous l'avez dit...) ?
MB : Euh, je ne sais pas, parce que le Confort Moderne
c'était quand mrme, enfin le Confort, L'oreille est hardie,
c'était quand mrme des trucs plus jazz, expérimental, et
ce n'était pas du tout un truc de punks. Et nous on faisait des
concerts à part, parce que ce qu'ils faisaient ce n'était pas ce
qu'on voulait voir. C'était bien, mais ce n'était pas
suffisant.
GB : Oh il y'en avait quand mrme, on participait, mrme si ce
n'était pas le mouvement alternatif, indépendant...
MB : Ce n'était pas trop leur trip ça. Mais bon
Sonic Youth... ils ont été précurseurs c'est
vrai. Il y'a plein de gens à Poitiers qui ont fait des groupes, ou des
fanzines «... à cause de ça, qui se sont
pris des super claques ici. Plein de concerts, ça a vachement
porté, parce que, ça on l'a toujours dit, mais les fanzines, ils
arrivent après la musique. C'est dans cet ordre là hein, ce ne
sont pas les fanzines qui sont précurseurs. Et il y'a des gens qui ont
pris, qui se sont mangés des super claques ici en concert, ça les
a « boum », vachement motivés quoi.
Est-ce que la Fanzino a eu ce même impact, qui a
poussé des gens à créer leur fanzine ?
MB : Non je n'ai pas connaissance que la Fanzino ait... Je
crois que ça existait déjà les fanzines à Poitiers,
il y'en avait. Mais est ce que la Fanzino était directement euh... ?
GB : Oh oui. Oui ça arrivait oui. C'est arrivé
qu'ils fassent un fanzine à Angoulême après avoir fait un
atelier, une initiation à la sérigraphie. Après ils
avaient fait la raclette... Après sur Poitiers, oui, ça a pu
contribuer à certains fanzines. Forcément ils sont passés
par là. Pour une aide quelconque, des fanzines qui sont venus ici, faire
leurs photocopies ici.
Vous venez de dire que le fanzine suivait la musique,
et justement en 1989, l'idée est que le mouvement s'essouffle : est-ce
que cette soi-disant fin a eu une incidence sur le monde du fanzine, qui
n'avait plus vocation à relayer d'infos sur cette scène
?
MB : Peut être que les fanzines rock indépendant
se sont arr~tés. Et puis il y'a eu d'autres mouvement musicaux qui sont
arrivés, plus excitants, comme la techno, je ne sais pas moi, le
rap, tout ça. Et donc ils se sont tournés vers autre
chose. C'est vrai que le rock indépendant en 1989, c'est
presqu'une insulte. (sourire).
GB : Oui il n'y en a plus tant eu, autant. Enfin moins de
musicaux, parce que ça s'est calmé avec l'arrivée
d'internet, sinon il y'en avait autant.
Mais le fanzinat a plus été rattaché
au mouvement dit « rock », que « rap »
par exemple ?
GB : Ah oui ! Parce que c'est arrivé avec ça. En
fait avant, c'est avant ça qu'il y'en avait pas beaucoup. Donc c'est
arrivé avec ça, mais après, il en est resté
autant...
MB : Oui et puis, classiquement, la culture
hip-hop et la culture techno, ce n'est pas du tout du papier
hein. C'est forcément... c'est numérique, donc très peu...
Il y'en a eu un petit peu au début des fanzines techno, ou hip
hop, mais très peu, quoi.
Pour parler de la nature même du fanzine, est ce
que la Fanzinothèque serait plus une bibliothèque ou un
musée, si on devait la mettre dans une case ?
MB : Bibliothèque normalement... une
bibliothèque, c'est quelque chose d'encyclopédique. Voilà,
donc on n'est pas une bibliothèque, c'est clair. Si tu veux venir
chercher quelque chose sur les sciences humaines, ou sur l'histoire, ou si tu
cherches un bouquin sur Clemenceau, il ne sera pas là quoi. C'est un
centre de documentation. Ça veut dire que c'est un truc
spécialisé. Alors on fait fonction de bibliothèque parce
que les adhérents peuvent emprunter, cet aspect là comptera, mais
c'est plutôt un centre de documentation quoi, qu'une
bibliothèque.
Pour la dimension de musée, j'entendais le
caractère unique d'un fanzine. GB : Oui tu as des pièces
uniques, oui.
Le caractère esthétique joue
beaucoup.
MB : Mais on ne peut pas dire musée, parce que
ça veut dire quelque chose qui est figé, qui est fini. Mais c'est
un peu l'idée quand mrme. Enfin c'est un fonds d'archives, on essaie de
conserver des documents qui auraient complètement disparu, d'en avoir un
maximum ici.
Le fait de recevoir des productions de toute la France et
même d'ailleurs vous a-t-il permis d'être associés à
des manifestations à l'extérieur de Poitiers ?
GB : Oh oui, régulièrement.
MB : Des festivals de musique, des festivals de BD, on a fait
des stands, voilà. Surtout au début oil la Fanzino n'était
pas connue, oil il fallait absolument bouger de là, sinon... enfin :
« qu'est ce que c'est que ce truc ? » C'est vrai qu'au début
on a pas mal bougé.
Le mouvement alternatif mêlait largement politique
et culture, j'imagine qu'on le retrouve beaucoup au sein des fanzines
également ?
MB : Les fanzines sont classiquement de gauche, voire d'extr~me
gauche.
GB : Pas forcément dans la BD, mais bon tout ce qui touche
à la musique, oui.
MB : C'est quand mrme ce qu'on appelle une contre-culture
hein, c'est quand mrme l'idée. Un petit peu anarchiste, etc...
Après c'est aussi beaucoup de choses qui sont des naïvetés
parce que c'est aussi des gens qui écrivent, qui ont dix-huit ans, qui
sont dans le genre « aaah ! A bas le capitalisme, tatata », des
trucs, un peu caricaturaux quoi. Donc c'est bien, ils s'expriment !
Et vis-à-vis de cela, vous n'avez jamais eu de
problèmes avec la mairie, ou d'autres partenaires, quant à des
propos qui auraient pu être tenus dans certains fanzines ?
MB : Il y'a bien l'histoire de « Canicule a» mais
c'est bien le seul truc ... Et puis d'abord la mairie ne venait pas ici, voir
ce qu'il y'avait dans les fanzines. Mais bon ils savaient ce que
c'était. Ils savaient bien que dedans, il y'avait des tas de gros mots,
et des filles nues et bon, ils savaient quand même grosso modo
ce que c'était. S'ils avaient du venir lire les
contenus, euh je crois que la Fanzinothèque aurait du
fermer direct. Ça c'est clair. Après oui, il y'a eu cette
histoire de Canicule, bon, une censure établie par le maire, enfin le
maire a porté plainte contre euh ?
GB : Contre le journal qui a dû arr~ter après, parce
qu'il pouvait plus...
MB : Interdit de publicité dans les kiosques, et donc
c'est vrai que, parce qu'il y'avait dedans euh « jeune maastrichien...
»
GB : Non c'était un numéro « spécial
drogue ».
MB : Spécial drogue. Et ça, c'est quand on
était à l'extérieur, on était au Local, et
c'était un truc du CCJ d'ailleurs...
GB : Oui.
MB : Oui, et donc il y'avait plein d'élus qui sont
venus feuilleter et puis là... Sinon ici, ils ne sont pas venus
éplucher nos trucs. Après je vois, quand je propose des trucs
à la médiathèque, je regarde bien qu'il y ait pas une
paire de seins qui se balade ou des propos trop...
Oui donc c'est quand mme...
MB : Oui mais la médiathèque, c'est pour tout
public alors bon. Sinon ils nous embrtent pas ici, dans nos murs, on n'est pas
emb~tés sur les contenus, c'est sûr.
GB : Ca pourrait arriver hein, on reçoit
régulièrement des visites d'écoles, ou quoi...
MB : En général, on interdit aux gamins d'aller
là-bas, parce que c'est toujours làbas qu'ils se
précipitent évidemment, mais ce n'est pas trop pour les
enfants.
Entretien avec Gil Delisse - On a faim ! - 7 mars
2011
Alors pour commencer, explique-moi d'où vient le
label On a faim !
Gil Delisse : Alors, le label On a faim ! vient du fanzine On
a faim !, qui est né en 1984 à Rouen. Pour situer l'année
de naissance du fanzine, ça remonte à la grande grève des
mineurs britanniques qui a duré un an a peu près, donc il y avait
plein d'actions, de concerts, de trucs, et sur la
région rouennaise justement, Jean-Pierre Levaray, comme il
était vraiment investi là-dedans, du même coup il est parti
sur un fanzine. Qu'il a arr~té en 2001 ou 2002 je crois.
Donc le label a débuté en 1989, et comment
es-tu arrivé dedans ?
GD : Moi j'ai quitté la Région Parisienne, donc
je suis arrivé ici en 1990. Moi j'étais déjà
investi dans le fanzine depuis le début et puis dans les prémices
du label, puisque la toute première compilation qui avait
été faite, c'était si je me souviens bien « Cette
machine sert à tuer tous les fascistes a», ou non c'est « A
bas toutes les armées », qui remonte encore avant, quand on
était avec VISA. Ça, ça se faisait à moitié
à Paris, à moitié à Poitiers, donc j'étais
déjà dans le truc. Donc tout naturellement, j'ai rejoint
l'équipe qu'il y avait.
Justement, avec cette idée de coopération
avec VISA, est-ce qu'il y'en a eu d'autres et comment ça se passait
?
GD : Après oui il y'en a eu beaucoup. Il y'en a eu avec
REFLEXes, forcément, avec le réseau No Pasaran, avec la
Réplik (on a coproduit leur disque), avec le comité de
soutien aux indiens d'Amérique. Si tu veux, le principe, c'était
que pour les compilations à thèmes militants, il y'ait une partie
des rentrées qui soient reversées à des associations.
A l'échelle de Poitiers, y'a-t-il eu des
coopérations avec des structures locales ?
GD : Sur Poitiers, il y'a eu l'album de Un Dolor qui
a été coproduit avec Weird parce que bon justement
c'étaient de bons potes. Mais sinon localement je ne m'en rappelle pas.
Non parce que c'était surtout au niveau national. Localement, pas de
disques etc., non.
Avez-vous pu rencontrer des difficultés
particulières au développement du label ?
GD : Non parce que, si tu veux le principe c'était :
tout le monde étant bénévole, on n'était pas tenu
à produire des trucs qui étaient rentables ou quoi, donc on
jonglait en produisant des compilations qui assumeraient suffisamment de
rentrées, pour prendre le risque ensuite de sortir des
trucs qu'on avait envie de sortir en sachant que commercialement,
ça ne marcherait pas forcément. Mais on s'en fichait parce que
ça impliquait pas de problèmes ou autre de salaires pour les uns
et les autres. Donc quand il y'avait des sous on faisait des choses, et quand
il n'y en avait pas, on faisait rien.
En termes de ventes, On a faim!, c'est un label qu'on
retrouve facilement en s'intéressant au mouvement alternatif
français, et paradoxalement, ces ventes ne correspondent pas
forcément à l'audience du label.
GD : Ce n'était pas lié, si tu veux On a faim !,
c'est une réputation que... On a tout le temps été,
comment expliquer ? Moi c'était une autre conception de l'équipe
qui s'est constitué après Luc et les autres. Il faut revenir
à l'origine du truc : au départ c'était un label qui a
été monté entièrement par des gens qui
étaient à la Fédération anarchiste, dont moi j'ai
fait partie il y'a une vingtaine d'années aussi. Et tout, que ce soit le
fanzine ou le label ensuite, c'était vraiment... Ensuite, moi je
n'étais pas du tout pour rattacher un label de disques à une
organisation politique, connaissant en plus le milieu libertaire qui est quand
même assez compliqué, on voulait faire un truc bien plus simple
que ça. C'était à la limite pas tant le discours politique
des groupes qui nous intéressait, mais leurs pratiques. Ce qui fait
qu'on a
produit et des compilations de fait politiques avec des
groupes très militants et engagés, et puis des albums de groupes
qui ne sont pas du tout des militants, mais qui par contre au niveau de leurs
pratiques, du business, par rapport au public, étaient dix fois
plus alternatifs que des gens qui ont des grandes gueules avec marqué
« anarchiste a» dessus. C'est plus la démarche des gens qui
nous intéressait, ce qui fait qu'On a faim ! au départ produisait
essentiellement du punk rock. Après c'est parti tous azimuts,
dans le reggae, dans le ska, le blues, le hip
hop, tu trouvais des groupes qui avaient des pratiques qui nous
convenaient parfaitement, et c'était plus un courant musical,
voilà, c'était des gens.
C'est donc comme ça que se faisait le choix des
groupes ?
GD : Ce n'est que de l'affinitaire. On n'a quasiment jamais
sélectionné un groupe a partir d'une démo. t part sur les
compilations, mais c'étaient des groupes qu'on a croisés sur
plein d'autres choses que la musique. Le seul groupe qu'on a pris à
partir d'une démo, c'était les Kargols. On avait
reçu une démo au moment ou on faisait une compil « Ni Jah Ni
Maître », mais avant même de mettre le truc on a voulu les
rencontrer, et puis là c'était parti.
En termes de pratiques justement, comment ça se
passe à Poitiers pour faire un disque, avec la production
etc.
GD : Nous, au départ c'était fait à
Poitiers. Le master était fait à Poitiers. Surtout les
compilations. Il y'avait un studio, je ne sais pas si ça existe encore,
et puis après ça s'est fait... Le matériel a
évolué aussi, donc les dernières années, tu
recevais un truc quasiment terminé. Nous on s'occupait de la pochette,
c'était notre graphisme, mais le disque lui-même arrivait, les
groupes étaient de Toulouse, ou de Perpignan, ils avaient un studio
à
Perpignan, donc on recevait le truc c'était fini quoi.
Localement, il y'a eu quelques compilations qui ont été
fabriquées vraiment à Poitiers, mais pas tant que ça en
fait. Suivant ou étaient les groupes, le disque était fait sur
place.
Que penses-tu de la période où tu es
arrivé dans le label, c'est à dire au début des
années 1990, où l'idée qui prévaut aujourd'hui,
c'est que le mouvement est en train de mourir ?
GD : Nous, on ne s'est jamais situé dans le mouvement
alternatif. Nous on s'en fichait. Même avant les Bérurier
Noir, avant tout ça, parce que mouvement alternatif ça ne
veut pas dire grand-chose, c'est une étiquette, concrètement,
vendre de la musique dans des petites boites en plastique, si c'est ça
l'alternatif, par rapport à d'autres c'est... Nous on n'était
pas trop dans ce truc-là, on n'a pas une image d'avoir défendu un
truc, on faisait ce qu'on avait envie de faire. Maintenant les
critères alternatifs, vu qu'ils étaient posés
essentiellement sur Paris, le mouvement alternatif c'est une histoire
parisienne beaucoup. On n'était pas trop là-dedans, ce
n'était pas une problématique qui nous intéressait de
trop. Compte tenu de ce que c'est devenu quoi. Aujourd'hui rock
alternatif c'est juste une étiquette de plus dans les bacs a disques
à la FNAC.
Au niveau de ce qui était en train de se passer,
il y avait quand une autre façon d'envisager la musique, sa diffusion,
sa production etc...
GD : On présente toujours le truc comme : tu as eu le
mouvement alternatif et puis l'apogée ce serait en 1989 avec la fin des
Bérurier Noir, et après il n'y aurait plus rien. Mais
c'est complètement faux. Regarde le nombre de groupes qui existaient, le
nombre de fanzines qui existaient, et qui continuaient d'ailleurs,
surtout ici, ça ne s'est pas arrIté comme ça,
à date fixe, je sais plus quand, en novembre 1989, quand Loran
[guitariste des Bérurier Noir, nda] a posé sa guitare.
Il y a eu plein d'autres trucs après, ça a continué. Alors
si tu veux, les Bérurier Noir ont été le moteur,
c'est évident. On n'aurait peut-être pas fondé On a faim !
s'il n'y avait pas eu tout ça avant. Mais le fanzine est né plus
de la grève des mineurs que du mouvement alternatif musical.
Et est-ce que vous avez justement ressenti la fin d'un
moteur, qui aurait influé ?
GD : Moi non en tout cas. Parce que ça continuait,
ça n'arr~tait pas. En sous-terrain, ça n'a jamais arrYté.
Et ça a mrme été plus vite parce que il y'avait du
matériel de plus en plus pratique. Pour un fanzine c'est plus simple
aujourd'hui que de le faire à la photocopieuse et a l'agrafeuse.
En parlant de ça, on remarque sur le fanzine le
caractère sommaire de l'objet (des feuilles agrafées) du
début, alors qu'à la fin, le résultat était
beaucoup plus professionnel
GD : C'est justement gr~ce à des logiciels de mise en
page.
Et est-ce que ces améliorations se sont
retrouvées dans le label ?
GD : Oui. On a appris à s'en servir aussi. Les
premières lettres d'information qu'on faisait, c'était à
la va-vite forcément, mais oui on avait du matériel beaucoup
mieux c'est tout.
A Paris, le mouvement alternatif a beaucoup
été lié aux squats, est-ce qu'on retrouve ça
à Poitiers ?
GD : C'est plus compliqué que ça. Si tu veux, tu
as eu le mouvement autonome dans les années 1970 qui a ouvert les
squats. Et dans ces squats, tu as eu les prémices de concerts qui ont
commencé à se faire. Et le temps est passé, et vingt ans
après, on demandait à des groupes comme les Bérurier
Noir de porter, à la limite d'rtre moteur d'un mouvement, alors
qu'au départ ce rock venait du mouvement des squats.
Après on a fait l'inverse : on demandait à des musiciens de
lancer un mouvement social, alors que vingt ans avant, tu avais un mouvement
social et des musiciens en sortaient. Il y'a une espèce de boucle et si
on compte sur des artistes pour changer le monde t'es pas rendu là
(rires). C'est que des haut-parleurs c'est tout.
Quel regard portiez-vous sur les subventions
?
GD : On n'en a jamais demandé. On n'en voulait pas. Le
principe c'était : On a faim ! existe parce que les gens y trouvent leur
compte, ils achètent des disques, ils achètent des fanzines, et
si les gens n'achètent pas, c'est que le truc n'a pas lieu d'itre.
C'était ça le principe.
Quelle était la finalité du label : amener
les groupes à la reconnaissance ou... ?
GD : La finalité c'était Anarchie et Musique,
c'était vraiment ce qui était marqué. Alors anarchie au
sens plus large après. J'ai fait partie d'un truc monté par des
militants de la Fédération anarchiste, à la fin, il
y'avait des copains qui étaient militants au Parti Communiste, il y'en
avait qui étaient au Nouveau Parti Anticapitaliste, il y'avait des
libertaires ; c'était plus aussi homogène qu'avant. Mais le
principe était toujours le même : c'était relier les luttes
sociales à la ou les musiques qu'on aime bien, de lier ça sans
arr~t. Sans faire du prchi-prêcha non plus, sans, justement, au
départ il y'avait un coté un peu #177; même si ce
n'était pas voulu ~ c'était quand mrme le truc de la
Fédération Anarchiste. C'était un peu ramener des jeunes
à la Fédération Anarchiste. Mais nous, après,
c'était : « on a des opinions, on les exprime et puis si les gens
ne sont pas contents tant pis, si ça leur plait tant mieux », mais
voilà c'est tout.
On remarque qu'à Poitiers, on retrouve les
composantes d'une scène locale active (labels, fanzines, salle de
concerts, disquaire). Est-ce que vous vous êtes servis de tout ça
dans le cadre de votre activité ?
GD : Les liens avec la Fanzinothèque allaient de soi.
On a faim! c'est un fanzine au départ. Après, la salle, oui, on a
fait une fois ou deux fois des concerts en commun avec Weird, parce que Weird
avait son local qui était juste en face sur le parking. Donc
des groupes des deux labels ont joué deux fois ici puisque il n'y a pas
eu de... Sur Poitiers on n'a pas fait... On a fait plus de trucs à Cap
Sud, il y'a eu au Local, il y'a eu des concerts la bas, des Kargols
par exemple, ça se faisait plus là-bas.
Et les liens avec ces structures, ils étaient
affinitaires ? Musicaux ?
GD : Affinitaires, donc ça englobe le reste. Vraiment
la base du truc c'est ça. C'est plutôt le fruit de rencontres, de
hasards qui ont engendré ou un disque ou un article dans le fanzine.
Ce que je peux te dire d'autre c'est donc que le label a
arr~té en mrme temps que le fanzine quasiment, aux alentours de 2000, de
la mrme façon que ce qu'on a toujours fait, c'est-à-dire, sans
l'annoncer, sur la pointe des pieds. Et rien ne dit qu'un jour ou l'autre
quelque chose ne redémarre d'ailleurs. On a arr~té parce qu'on
avait tous d'autres activités donc à un moment donné, on a
été bouffé par ça. Tous les gens qui étaient
dans le truc ont tous maintenant des activités qui font qu'on se voit
tout le temps. Il n'y a pas beaucoup de différences entre le moment oil
on le faisait et le moment oil on ne le fait pas. Il y'en a qui sont dans la
vidéo, dans le dessin, il y'en a un qui continue dans la musique,
Jean-Pierre Levaray écrit, Fernando peint... Tout le monde est parti sur
d'autres trucs, mais personne n'est parti bosser chez Darty si tu veux.
Ah oui, on n'a pas parlé du distributeur aussi. Donc,
avant on était distribué par New Rose, au début. Et puis
un jour ils ont dit : « Bon. On arrête de distribuer des petits
labels » parce que ce n'est pas rentable du tout, quand ils ont
commencé à avoir des problématiques de rentabilité.
Un truc ou tu vends 400 disques, ce n'est pas intéressant du tout. Donc
ils nous ont virés et on s'est retrouvé sans distributeur.
Làdessus, il y'a Mélodie oE Duduche bossait, et il nous a dit :
« moi je peux m'en occuper. » Lui il était dans le mileu
rock, actuellement il fait un énorme site internet qui
s'appelle « vidéorock » je crois. Il met des archives de
concerts de 1980 à 1990, entre autres tous les concerts qu'il y'a eu au
Fahrenheit à Paris. Donc il a créé le département
rock jà l'intérieur de Mélodie et puis en fait,
il gérait sa petite cuisine, ce qui nous a permis même de faire
des disques assez improbables en distribution nationale. Donc il nous
distribuait, Weird, Esan Ozenki (le label de Negu Gorriak) ; et sans
vraiment avoir de contrat parce que lui c'est un vrai militant de la musique ce
mec là. Donc là, on a eu une distribution beaucoup plus large. Et
donc on a pu avoir une distribution nationale, parce qu'il y'avait Duduche qui
bossait chez Mélodie.
Sinon, on se serait retrouvé sans distributeur. Du
coup, on aurait touché moins de monde aussi. Encore que le gros des
ventes, c'est quand mrme ce qui se vendait en vente par correspondance,
c'était vraiment énorme. C'est pour ça que j'ai
arr~té, parce que tu bosses huit heures par jour et tu n'es pas
payé. Tous les jours tu devais emmener des cagettes à la Poste.
Ça tournait vraiment bien. C'est pareil, il fallait batailler pour que
ce ne soit pas venu trop cher. À l'époque c'était
quatre-vingt-dix francs, maximum. Dès que tu pars en
distribution, tout le monde fait sa marge, donc tu arrives à 120/130
francs, à l'époque. Alors ce n'est pas possible. Donc Duduche
passait son temps à jongler pour se battre a la fois avec sa boite,
parce que quand tu vends des disques il faut quand mrme que ça rapporte,
et puis de l'autre coté justement faire en sorte que ça rapporte
le moins possible à sa boite pour que les prix restent le plus bas
possible. On s'amusait bien à cette époque. Et dans l'ensemble
ça a été respecté, parce que les disques n'ont
jamais été vendus trop chers, même en FNAC etc. on
surveillait ça de près.
Ah, vous étiez mame distribués en FNAC
?
GD : Ah oui, en FNAC, dans les Virgin etc. C'est ça qui
devenait énorme aussi, c'était un boulot à plein temps, et
nous on avait quand mrme d'autres choses à faire. C'est ce qui a permis
de faire des compil qui se sont vendues, surtout « Ni Jah Ni Maître
a». Là par contre, c'est plus parti sur le fait que ce soit en
magasin, ça assurait des rentrées d'argent qui permettaient de
financer des disques oE tu savais d'avance que tu allais droit dans le mur.
Entretien avec Luc Bonet #177; On a faim ! #177;
14 janvier 2011
Explique-moi d'où vient le label On a
faim!.
Luc Bonet : Alors le label On a faim! c'est la fin des
années 80, et il vient du fanzine On a faim!, qui était donc
assez connu dans le milieu rock alternatif, et puis dans le milieu
anar. Moi j'étais militant anarchiste, j'étais en relation avec
Jean-Pierre Levaray, qui était donc l'animateur principal du fanzine et
l'idée à cette période là, c'est « tout
partait un peu en sucette, donc compliqué, donc l'idée
générale, c'était de dire, à la limite comme une
maison d'édition, « pourquoi on ne ferait pas un label ? »
Pour préserver un certain nombre de choses qui nous semblaient
importantes dans le rock alternatif, et puis il y avait une
opportunité à Poitiers, c'est qu'on avait des sous, et
donc j'ai contacté Jean-Pierre pour lui proposer de faire un label.
Il y avait une activité régulière du fanzine, des articles
sur la production de la scène mais aussi des cassettes et des disques.
Je crois que la compilation « Cette machine sert à tuer tous les
fascistes » était déjà sortie. Et puis il y'avait des
groupes qui étaient un peu soutenus par le fanzine donc il y'avait un
vivier. L'idée c'était de faire quelque chose de très
modeste mais continuer à faire des compilations de manière un peu
régulière. La compilation sur des sujets politiques avaient deux
aspects intéressants : c'était que d'un coté on parlait
politique, donc d'un certain milieu, et d'autre part, une compilation ça
voulait dire qu'on contactait les groupes et donc qu'on mouillait un peu les
groupes dans une démarche politique. Et puis ensuite, il y'a des groupes
qui font des choses intéressantes, qui ne trouvent pas... donc encore
une fois, c'était une période de crise, donc pourquoi on ne les
produirait pas ?
Et donc justement, au niveau des groupes, comment se
faisait la sélection ?
LB : Alors la sélection, c'était en fait par des
cassettes. De fait, le fanzine recevait donc des cassettes de groupes. Il faut
rappeler que dans cette période, il faut se remettre on va dire fin des
années 1980, le CD émerge à peine et c'est un
problème commercial. Et donc ce qui marchait très bien, on est
avant internet, c'est la distribution de cassettes et voilà. Donc
voilà, le fanzine recevait des choses
intéressantes dedans, le fanzine en parlait et donc
nous on avait des groupes pour les compilations On a faim!. Donc nous, quand on
a commencé, alors je vais employer le « je », parce que c'est
quand mrme essentiellement moi au début du label, ce qui m'a paru
important c'est que le label soit déconnecté du fanzine. C'est
à dire qu'on avait le mrme titre, mais chaque structure était
autonome. Donc la sélection c'était ce que j'aimais (rire), donc
très subjectif quoi. Donc évidemment c'était la
qualité musicale et puis la qualité des textes quoi.
D'accord. Pour partir complètement ailleurs,
est-ce qu'il y'avait à Poitiers des rapports entre les structures dites
« alternatives » ?
LB : Non, enfin, nous on ne faisait pas partie du milieu on va
dire musical poitevin. Moi je n'y connais rien en musique. Voilà, je ne
suis pas musicien, j'ai une oreille disons mais je suis militant politique
avant tout. J'allais au Confort Moderne, il y avait la boutique de disques, les
concerts et un milieu oil les gens se lookaient différemment,
etc. Mais non, on ne peut pas parler de liens ayant donné lieu à
des projets etc. C'était vraiment une démarche
complètement autonome, à coté.
Et donc, comme tu viens de le dire, on peut parler selon
toi d'un mouvement vraiment politique pour le rock alternatif,
à l'échelle nationale et à Poitiers ?
LB : Oui, alors c'est un peu, enfin, oui complètement
politique, on va dire que les groupes qui étaient écoutés
à ce moment là avaient tous une démarche politique. Mais
enfin il y'a deux aspects, il y'a le message politique, on va dire plus ou
moins clair avec, bon on peut le critiquer, ce n'est pas forcément
terrible, mais après il y'avait une forme de démarche qui, elle,
est politique. Il y avait une démarche qui était vers quelque
chose qui se déroule en dehors du système, pas forcément
contre le système, mais toujours en dehors. Et donc ça, moi,
comme militant libertaire, c'est ce qui m'intéresse. Pas que les gens
soient tous anars, mais qu'ils construisent des choses sur leurs propres
capacités. Et ça c'était quand mrme l'aspect global qui
était quand même intéressant là-dedans. Et à
chaque fois qu'il y a eu des ruptures, avec le phénomène des
Garçons Bouchers, ou Mano Negra, ou d'autres, la
rupture, elle se faisait là-dessus. C'est à dire des groupes qui
allaient spontanément vers le business,
et puis les groupes qui restaient sur une
volonté de construire quelque chose d'autre. Donc ça,
c'était vraiment le point important.
Souvent, le mouvement alternatif est souvent lié,
et notamment à Paris, au mouvement squat. Est-ce que c'était le
cas à Poitiers ?
LB : Non je n'ai pas connaissance de squats à cette
période-là.
Quelles difficultés (s'il y'en a eu) ont pu se
poser à la création et au développement du label
?
LB : Les difficultés, c'est d'abord que moi, je n'y
connaissais rien (rires). C'est quand même assez gonflé de faire
venir un groupe du Jura comme Désert Culturel, leur proposer un
studio,
etc. et d'ailleurs le
studio et le producteur n'étaient pas adapté au son
qu'ils voulaient.... En fait si on sortait du circuit simplement cassettes,
donc distribué par le fanzine, il fallait une distribution à
l'extérieur, donc « qui contacter pour la distribution ?
a» En fait, voilà c'étaient des questions
comme ça, donc j'ai eu des contacts avec New Rose et donc New Rose a
été notre distributeur. Démarche super volontariste
basée sur rien. Après les difficultés en fait,
c'étaient finalement, les mrmes que pour d'autres structures.
C'est-à-dire à quel moment on faisait la part entre
démarche militante et puis une démarche finalement oil les
groupes voulaient quand même être reconnus. Par exemple pour les
discussions avec New Rose, ils s'en foutaient un petit peu de ce qu'on voulait
~tre, par contre ils ne voulaient pas passer à côté d'une
opportunité. Donc il y'avait un travail qui était pas très
sérieux au niveau de la distribution, mais ils le faisaient parce
que...voilà. C'était vraiment une période charnière
: « qu'est ce qui allait se passer ? » etc. Moi je me rappelle d'une
discussion avec les mecs de New Rose oil ils se posaient la question «
est-ce que le rap allait bouffer le rock ? », ils
naviguaient à vue, business.
Est-ce qu'à Poitiers, comme au niveau national, on
peut parler d'un réseau qui se serait tissé ?
LB : Oui alors, enfin à Poitiers encore une fois, moi
j'étais un peu en dehors. Le réseau c'était certaines
salles, et certains libraires, libraires et disquaires indépendants,
c'étaient les radios hein, ce qu'on appelait les radios libres, avec la
création de Radio Béton à Tours. Mais c'est vrai
qu'à Poitiers, moi, les rapports que j'avais, c'était vraiment
d'aller voir des choses de moi-même au Confort Moderne. Le Confort
Moderne était quand même important parce que tu te retrouvais dans
une ville moyenne, assez peu active enfin voilà, et quelque chose
d'assez connu comme le Confort Moderne c'était quand mrme assez
extraordinaire.
Tu en as déjà un peu parlé, mais
qu'est ce que tu penses de la période où s'est créé
le label ?
LB : C'était une période de crise. Je ne me
souviens pas très bien si les Bérurier Noir
étaient déjà en procès avec Bondage, etc. Il
y'avait le phénomène aussi de la scène alternative plus ou
moins récupérée, on en a parlé : Garçons
Bouchers, Mano Negra... Donc c'était une période de
crise au sens ou quelque chose était monté et puis là,
visiblement redescendait, sur des problèmes que le mouvement, je parle
de manière très très générale, mais que le
mouvement n'était pas capable de résoudre. Problèmes
essentiellement économiques, c'est parce qu'il y'avait crise qu'il y'a
eu l'idée de créer le label. Voilà on ne voulait pas
bouleverser la donne, mais on se disait : « quelque chose est
monté, qui concerne beaucoup de gens, donc ce serait trop bête que
tout retombe a». Parce qu'effectivement, on savait bien ce que ça
voulait dire que tout retombait : c'est que tout retombait aux mains du
business. Donc après tout, comme souvent dans le milieu
libertaire, créer un peu d'ilots de résistance et d'autonomie,
c'était un minimum. Donc c'était vraiment une
période de crise.
Quel regard portiez-vous sur les subventions publiques ou
privées ?
LB : A ce moment là, on ne se posait même pas la
question. On ne se posait même pas la question parce qu'on avait cette
autonomie financière de départ. Après voilà, il y'a
vingt ans, je sais très bien dans quel état d'esprit
j'étais à ce moment là, l'état
d'esprit aujourd'hui, ce serait « on peut y mettre un peu
les doigts, il faut garantir notre autonomie a». Aujourd'hui j'ai un
certain nombre d'expériences qui font que je pense que manoeuvrer avec
ces choses là, en étant prudent, on peut manoeuvrer. On ne s'est
pas posé la question vraiment, la question qui taraudait à ce
moment là tout ce milieu, c'était la question du
business pur quoi, c'est-à-dire : il y'avait des groupes qui
avaient de l'audience, cette audience ça voulait dire des gens qui
viennent aux concerts, des gens qui achètent des disques,
derrière des radios qui diffusaient des morceaux. Toute cette audience,
elle a forcément un caractère économique, et, à
partir de cette audience, est ce qu'on peut faire vivre une scène de
manière autonome ? Donc voilà, on n'était pas dans le
cadre de subventions quoi. Il est évident que par exemple, le Confort
Moderne, quand il s'est créé, nous on était très
critiques, parce qu'il y'avait une armée de ce qu'on appelle aujourd'hui
des contrats aidés (c'étaient des TUC à l'époque il
me semble), et donc nous on était très critiques
là-dessus. Objectivement, le Confort Moderne n'aurait certainement pas
pu se monter sans ça, et c'est quand mrme bien que le Confort existe...
Mais nous, ce n'était pas notre préoccupation. Notre
préoccupation c'était comment faire par rapport au
business, vraiment les subventions, c'est quelque chose qui est quand
même très lié à toute production qui demande pas mal
de capital. Le Confort Moderne c'est quand mrme une salle, c'est énorme
hein, donc on btit, il y'a des personnes derrière. C'est un lieu
artistique et pas commercial, comme peut l'tre un distributeur de disques, ou
un organisateur de concerts, donc forcément la gestion économique
et l'autonomie financière va rtre compliquée, il faut des
recettes extérieures au lieu lui-mrme, après on n'était
pas dupe sur l'avenir mais on n'avait pas de réponse par rapport
à ça. On n'était pas dupe des efforts de Jack Lang pour
organiser, pour créer des festivals à droite à gauche,
c'était une manière de se positionner positivement par rapport
à la jeunesse. C'est comme ce que tu disais par rapport aux squats : en
quoi ils étaient importants ? C'étaient des lieux oE il se
passait des choses, et sans que personne ne puisse avoir un regard dessus.
Après les squats avaient leurs propres limites, y compris
financières... Pour le label, les problèmes qui étaient
importants, c'était l'organisation de concerts, le tournage, la
distribution des skeuds [disques, nda] ce qui pouvait se faire autour
de la publicité au bon sens du terme, de rendre public, de faire
connaitre, tout cela était hors du champ des subventions.
De manière pragmatique, comment ça se passe
à Poitiers en 1989 pour produire un disque du début à la
fin ?
LB : Euh, le problème, c'est l'enregistrement,
c'est-à-dire la production de manière générale. Et
ensuite c'étaient les circuits qui étaient assez connus
déjà, puisque, le fanzine avait lui même produit
déjà des disques. On travaillait avec New Rose, donc les
skeuds [disques, nda] étaient un petit peu dans les bacs des
disquaires. On était déjà dans le réseau fanzine,
on se posait des questions par rapport aux radios (comment les contacter, se
faire connaitre). Toutes ces questions là, on était quand
même très novices là-dedans quoi.
La finalité du label, n'était pas comme
celle d'un label traditionnel, de promouvoir des groupes et de les amener
jusqu'à...
LB : Non ce n'était pas ça, c'était
vraiment établir une espèce de, comment dire, encore une fois un
peu de résistance, permettre à des groupes qui, quand la machine
business se met en place, n'auront pas leur place. Et ensuite
voilà, le contrat moral entre guillemet, était : on vous permet
de faire un album, on essaie de le faire un peu connaitre, et après pour
les concerts on avait quelques contacts, on pouvait évidemment filer
quelques tuyaux, mais le groupe se débrouillait, et puis on
n'était pas dupe, si les groupes marchent et ont une certaines audience,
ils auraient continué sans nous. Donc c'était plus vraiment parce
qu'on sentait que la scène était coupée entre les gens, on
va dire à la base qui jouaient dans leur garage, qui faisaient leur
truc, et puis l'audience qu'avait permis le rock alternatif et
entrainait vers du formatage.
Tu l'as dit tout à l'heure, quand tu as
débuté dans le label, tu étais complètement novice.
On voit au niveau du fanzine que tant au niveau du contenu que de la forme,
qu'au fil du temps et des numéros, on a une production
quasi-professionnelle. Est-ce qu'on a retrouvé ça au niveau du
label ?
LB : Euh, enfin moi, je n'ai pas eu le temps de voir cette
progression, parce que j'ai quitté le label assez vite. Mais le label On
A Faim! a continué après avec une
nouvelle équipe mais il y'avait cette volonté
là. C'est-à-dire qu'en fait, par exemple dans la nouvelle
équipe, est arrivé un couple parisien. Gil était un
dessinateur, donc il avait certaines exigences esthétiques, Martine
était plus au fait des choses administratives, donc quelque chose d'un
peu plus pro qui se mettait en place. Donc après, il faudrait voir la
suite du label lui-même quoi. Mais, enfin, il n'y avait pas de raison
pour qu'on ne fasse pas quelque chose qui ne soit pas agréable ou un peu
pro. Ça veut pas dire grand-chose agréable et un peu pro, mais tu
peux avoir des choses qui soient faites de manière foutraque, parce que
c'est comme ça et il y'a des choses qui sont faites de manières
foutraque parce que c'est une esthétique voulue. Nous on a fait un petit
fanzine, il y'avait un coté foutraque, mais il était voulu, donc
voilà, c'est une question esthétique. Je pense que la
démarche du zine (au départ je rappelle que c'est avant les
ordinateurs etc,) donc on tape à la machine, on fait des
découpages aux ciseaux, on colle, donc voilà, il faut imaginer
l'esthétique punk, elle correspond aussi à certains
état d'esprit imaginatif. Entre le zine de Poitiers, vu par 30 personnes
et le zine national vu par 500 ou 1000, il y a une différence ! Il y'a
une logique interne et donc encore une fois, même chose pour le
rock alternatif. Industriel au bon sens du terme, c'est-à-dire
qu' il y'a des métiers qui se mettent en place.
Et toi quand tu fondes le label, est ce que tu as dans
l'optique d'en faire ton métier, en quelque sorte de travailler pour
ça ?
LB : Pas du tout, c'est-à-dire pour moi c'est un acte
politique. Comme je militais jà ce moment là à la
Fédération Anarchiste. Donc c'est du militantisme avec un
coté un peu artistique, voilà, parce que j'aimais la musique que
j'écoutais, quelque chose qui n'était pas strictement militant.
Alors plus tard dans le label, je ne sais pas très bien, ce n'est pas
toujours très clair comme ça, mais bon je pense que les copains
qui après ont repris le label n'étaient quand même pas dans
cette démarche là, mais ils y pensaient peut-~tre en se rasant le
matin....
Penses-tu que ce qui s'est passé en termes de
mouvement alternatif aux EtatsUnis puisse être mis en lien avec ce que
vous avez fait chez On a faim! , y'a-t-il eu des passerelles ?
LB : Des passerelles non. Je ne pense pas qu'il y ait eu des
passerelles. D'abord avec les États-Unis c'est compliqué,
c'est-à-dire que, dans un milieu militant, les passerelles, elles se
font par des connaissances un peu plus précises. Donc notre contexte, il
restait européen, alors c'est vrai qu'en Europe c'était quand
mrme l'exemple italien, avec les centres sociaux qui commençaient
à émerger, s'organiser Aussi, je me souviens avoir visité
des squats berlinois très organisés, ça, ça nous
inspirait. Mais les États-Unis, pas directement, je crois qu'il y a des
différences de culture, et puis de taille. Un groupe connu aux
States c'est en nombre de « fans » quelque chose
d'énorme par rapport à l'Europe. Ce qu'on voyait c'était
que ce milieu persistait, et ne se trouvait pas prisonnier du business
apparemment comme chez nous. Une vraie scène alternative, c'est quand
mrme ce qui manquait particulièrement en France. Et c'est ce que des
groupes comme les Bérurier Noir n'ont pas réussi
à faire, ce n'est pas une critique, mais on peut voir que ce n'est pas
une fatalité. Des groupes comme The Ex, NoMeansNo,
existent encore dans une démarche alternative.
Alors justement, en terme de vente, est-ce que les
productions On a faim! ont trouvé un écho auprès du public
?
LB : Les compilations se vendaient relativement bien, alors
moi les chiffres... je te disais, je ne sais pas, alors relativement bien
ça va être autour des 1000, quoi. En fait, de mon temps, on a
assez fait peu de choses à part les compilations, donc c'était
Désert Culturel, des choses comme ça, et là
c'était quand mrme beaucoup plus modeste, quoi, c'était quelques
centaines.
La politique de prix des disques, j'imagine qu'elle
était en adéquation avec vos idées politiques
?
LB : Oui, on essayait de faire les choses le moins cher possible.
Alors après c'est toute la difficulté d'édition. La
distribution prend sa marge, etc. Et puis on devait
éditer sur plusieurs supports (cassettes, vinyles, CD),
c'était quand mrm compliqué...
Et dans le cadre de cette crise, est-ce qu'il a pu
exister des coopérations entre le label On a faim! et d'autres labels
?
LB : Des coopérations, ce serait un grand mot, disons
qu'il y'avait deux types de réseaux : il y'avait le réseau
lui-même, qui lui était donc en crise forte et puis après,
il y'avait le réseau anar. Dans le réseau anar, y'avait un autre
label qui est arrivé à survivre, qui était un label
historique qui s'appelait VISA. Donc la coopération, ça passait
surtout par Jean-Pierre et par le fanzine, et ça se situait plutôt
en termes de publicité encore une fois au bon sens du terme.
C'est-à-dire, on croisait entre les productions VISA et les productions
On a faim!, et puis quelques plans on va dire techniques etc.
Et donc ce réseau de publicité (fanzines,
radios libres etc.), est ce qu'il a été efficace pour
l'activité d'On a faim! ?
LB : Hum, oui... oui et non. Enfin, parce que ce réseau
là, si tu veux, il y'avait la partie très pratique, donc lui
était efficace. Mais en termes de pub, c'était quand mrme
très limité. C'était une période un peu
charnière, on sentait bien qu'on était à la queue de la
comète. C'était moins le problème de notre réseau
qu'en fait, derrière, un réseau qui était
déjà orienté vers quelque chose qui était beaucoup
plus commercial. La nouvelle équipe du label, a choisi un positionnement
moins militant, qui était aussi un positionnement musical
spécifique (plus dub/reggae que rock).
Le label était un outil de propagande : donc
a-t-il réussi à rallier des gens à la cause libertaire
?
LB : Ce n'était pas le but, on voulait participer
à maintenir une scène alternative, et à l'intérieur
de cette scène une référence anar. On a
échoué me semble-t-il mais parce que la scène alternative,
du moins telle qu'on l'imaginait alors, a échoué.
Quel bilan tires-tu de ton action au sein de On a faim
!?
LB : Je me suis bien amusé et j'ai vécu beaucoup
d'angoisse, voilà. Non c'est vrai que le label sur cette période
là (encore une fois, le label a continué après moi, c'est
quand même en grande partie on va dire une aventure personnelle, beaucoup
d'angoisse). Je pense qu'après, j'ai aussi eu une ouverture sur du
réel, c'est-à-dire pas seulement être dans la propagande
anar par exemple, participer a des manifs, faire des communiqués de
presse, ces choses quoi, le goût de construire on dira...
Historique de L'oreille est hardie
ADV : 1256 W 175 - 1987 - DRAC - Musique et Danse -
LOH Poitiers - Dossier promotionnel du Confort Moderne - saison 1986-1987
Article de presse concernant l'ouverture du Confort
Moderne
ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1985-juillet 1986) Liberation du 18 novembre
1985.
Récapitulatif des productions On a faim !
AFP : On a faim I, mai 1990 (n°
14).
Article de presse concernant la Fanzinothèque
ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1990-juillet 1991) Calades de mai 1991.
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1256 W 175 #177; 1987 #177; DRAC #177; Musique et Danse #177; LOH
Poitiers.
1256 W 127 #177; 1988-1989 #177; DRAC #177; Musique et Danse
#177; LOH Poitiers. 1666 W 1 #177; 1976-1984 #177; DRAC #177; Manifestations
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1666 W 19 #177; 1977-1992 #177; DRAC #177; Manifestations
culturelles. 1880 W 1 #177; DRAC #177; 1993 #177; Services du livre et de la
lecture.
- Archives municipales de Poitiers :
Liasse 4588 #177; 1983-1988 #177; L'oreille est hardie. Liasse
12246 #177; 1991-1996 #177; Le Confort Moderne.
- Archives du Confort Moderne (liste des cartons et des
classeurs exploités) : Subventions
Baux
Conventions
Comptes-rendus de réunions
Divers (1986)
Bilans, projets, évaluations (1992)
Bilans, projets, évaluations (1993)
Bilans, projets, évaluations (1994)
Press Book de L'oreille est hardie I 1977-1978
Press Book de L'oreille est hardie I septembre 1978-juillet
1979 Press Book de L'oreille est hardie I septembre 1979-juillet
1980 Press Book de L'oreille est hardie I septembre 1980-juillet 1981
Press Book de L'oreille est hardie I septembre 1981-juillet
1982 Press Book de L'oreille est hardie I septembre 1982-juillet 1983 Press
Book de L'oreille est hardie I septembre 1985-juillet 1986 Press Book de
L'oreille est hardie I septembre 1986-juillet 1987 Press Book de L'oreille est
hardie I septembre 1987-juillet 1988 Press Book de L'oreille est hardie I
septembre 1988-juillet 1989 Press Book de L'oreille est hardie I septembre
1989-juillet 1990 Press Book de L'oreille est hardie 1 septembre 1990-juillet
1991 Press Book de L'oreille est hardie l septembre 1991-juillet 1992 Press
Book de L'oreille est hardie l septembre 1992-juillet 1993 Press Book de
L'oreille est hardie I septembre 1993-juillet 1994 Press Book de L'oreille est
hardie I septembre 1994-juillet 1995
- Sources audio et audio-visuelles :
Radio Libertaire, « Le Fanzine », dans
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MOUILLE Thierry : Le Confort Moderne, 1985-2005,
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consulté le 15 mai 2011.
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Revue de presse de l'AMP
On a faim ! #177; Fanzine, 1984 (n° 1)
On a faim ! #177; Fanzine, 1985 (n° 2) On a
faim ! #177; Fanzine, 1985 (n° 3) On a faim ! #177; Fanzine,
1986 (n° 4) On a faim ! #177; Fanzine, septembre 1986 (n°
5)
On a faim ! #177; Fanzine, janvier 1987 (n° 6)
On a faim ! #177; Fanzine, mai 1987 (n° 7)
On a faim ! #177; Fanzine, octobre 1987 (n° 8)
On a faim ! #177; Fanzine, mars 1988 (n° 9/10)
On a faim ! #177; Fanzine, octobre 1988 (n° 11)
On a faim ! #177; Fanzine, avril 1989 (n° 12)
On a faim ! #177; Fanzine, octobre 1989 (n° 13)
On a faim ! #177; Fanzine, mai 1990 (n° 14)
On a faim ! #177; Fanzine, novembre 1990 (n° 15)
On a faim ! #177; Fanzine, septembre 1991 (n°
16)
On a faim ! #177; Fanzine, septembre 1992 (n°
17)
On a faim ! #177; Fanzine, hiver 1994 (n° 18)
On a faim ! #177; Newsletter du label, 1992 #177;
1994
Positive Rage, 1995 (n° 5)
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www.confort-moderne.fr :
site du Confort Moderne
www.fanzino.org : site de la
Fanzinothèque
www.ina.fr
www.la-fedurok.org : site de la
Fédurok
www.poitiersbruits.bbconcept.net
: forum dédié aux musiques amplifiées à
Poitiers
www.diplomatie.gouv.fr :
site de France Diplomatie, relatif à la DDF
www.cnap.culture.gouv.fr :
site du Centre national des arts plastiques
www.halles.be : site des Halles de
Schaerbeek
www.priceminister.com : site
de vente en ligne relatif aux prix actuels des productions On a faim !.
www.euthanasie.records.free.fr
: site répertoriant les productions liées au rock
français, dont celles du label On a faim ! et d'autres labels poitevins
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