Possibilités conceptuelles
Figure 2 : opposition-exclusion
C'est avec ces observations en tête que je propose
à présent de tenter de déterminer quelles partitions
conceptuelles adopter pour considérer « la guerre » dans la
Heimskringla. La première possibilité, la plus
intuitive, celle que suggèrent les passages que nous avons cités
plus haut, est celle d'une opposition entre « la guerre » et «
la paix », ou « le commerce », ou encore « la diplomatie
» - possibilités rassemblées ici (figure 2) dans l'ensemble
« paix ». Entre ces deux ensembles, il y aurait opposition et
exclusion mutuelles - la guerre est la non-paix, la paix est la non-guerre.
Figure 3 : opposition- inclusion réciproque
Une deuxième possibilité qui correspond
également à l'idée d'une bipartition, mais d'une
bipartition moins nette, reviendrait à figurer « la guerre
» et « la paix » comme deux ensembles encore unifiés,
encore s'opposant, mais s'entrecroisant néanmoins en partie (figure
3). L'existence de cette zone frontalière serait justifiée par
divers cas difficilement classables : ainsi, si nous adoptons une
bipartition entre « guerre » et « diplomatie », où
ranger, par exemple, l'acte de Hálfdan le Noir, qui, après la
mort du père de sa femme Ragnhild, le roi Harald, puis de Harald,
fils de Hálfdan et de Ragnhild, que le roi Harald avait nommé
son successeur, « fit route vers le nord jusqu'à Sogn avec une
grande troupe [ferð sína með miklu liði]. Il y
fut bien reçu. Il réclama le royaume en tant qu'héritier
de son fils, et aucune résistance ne fut faite à cela »
1. Hálfdan en appelle à son droit... mais avec
« une grande troupe » à ses côtés, ce qui
ressemble fortement à ce que l'on aurait appelé,
au XIXè siècle, la « diplomatie de la canonnière
» 2. Quant à opposer « guerre » et «
commerce », la Heimskringla offre un magnifique exemple
d'expédition commerciale vers le Jamtaland (la Permie) qui se
transforme, une fois la trêve conclue avec les habitants expirée,
en expédition de pillage 3. Nous pourrions certes
considérer qu'il s'agit là de deux moments distincts, et y voir
un exemple de l'« évolution commerce-guerre » dont parle R.
Boyer ; mais il faut également considérer qu'à la fin
de l'expédition, Þórir le Chien, qui en est partie
prenante, tue l'un de ses associés, Karli, homme du
roi Óláf le Gros et l'une des personnes impliquées dans
la mort d'Ásbjorn Selsbani, que Þórir, comme nous le
savons, avait reçu pour mission de venger. Et Snorri suggère,
dès le début, que Þórir, sous prétexte de
participer à l'expédition aux côtés de Karli, compte
bien trouver par là un moyen de lui nuire, et fait d'ailleurs en
sorte d'avoir une force nettement plus importante que celle de ses
associés 4. L'expédition entre ainsi dans
l'histoire de la longue hostilité entre le roi Óláf le
Gros et certains des plus grands magnats norvégiens - ce qui explique
d'ailleurs qu'elle soit autant détaillée par Snorri. Autres
éléments qui brouillent la frontière entre « guerre
» et « commerce » : la pratique assez répandue, que
nous avons déjà évoquée, de collecter des
renseignements auprès des marchands de passage, et la
stratégie qui en découle, mise en place par Erling Skakki, qui
interdit tout départ de navire marchand du port de Bergen, où
il se trouve avec son armée, dans le double but d'éviter
la diffusion d'informations et de faire en sorte que l'ennemi ne puisse
avoir accès aux marchandises transportées par les navires ;
puis, plus tard, il lève son interdiction, causant un départ en
masse de navires, mais non sans avoir fait en sorte qu'ils répandront
à leur insu de fausses rumeurs et tromperont ainsi son adversaire
5. Grâce à cette stratégie, Erling prend la
flotte de Hákon aux Larges
1 Ibid, p. 53 (HS ch.3).
2 Pour un exemple de réflexion conceptuelle sur la
diplomatie de la cannonière, l'on peut consulter ROBERT
MANDEL, «The Effectiveness of Gunboat Diplomacy»,
International Studies Quarterly, vol. 30, 1, 1986 (accessible via
JSTOR).
3 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., pp. 403-408 (OH ch.133).
4 Ibid, p. 403 (OH ch.133).
5 Ibid, p. 793 (ME ch.5).
Épaules par surprise, vainc Hákon et le tue
1. Exemple remarquable où la guerre joue contre le commerce,
mais se sert - et donc intègre - également ce même
commerce.
Figure 4 : opposition-inclusion unidirectionnelle
Une troisième possibilité serait de
considérer que « la paix », et avec elle des relations entre
individus telles que « le commerce », « la diplomatie », ou
encore « l'amour », est l'état normal d'une
société, que la guerre vient perturber, mais sans jamais
l'oblitérer entièrement, car elle intégrerait des
éléments qui lui seraient extérieurs et appartiendrait
à l'état « normal » de la société. Ce
serait une manière de concilier ce que nous avons vu sur l'intervention
de structures qui ne sont pas exclusivement « guerrières »
dans « la guerre », avec cette idée que peut sembler contenir
le terme d'ófriðr, la « non-paix », les troubles.
D'où un schéma d'opposition, toujours, entre deux entités,
mais où l'une inclut une partie de l'autre (figure 4). Une telle
idée permettrait également d'expliquer pourquoi les guerres
scandinaves altimédiévales ne sont jamais des « guerres
totales », mais intègrent, comme nous le verrons bientôt, un
certain nombre d'éléments modérateurs. Cependant, cette
idée a plusieurs défauts : d'une part, je l'ai dit, le terme
d'ófriðr me semble trop peu présent chez Snorri - et
trop polysémique - pour que l'on puisse se fonder beaucoup sur lui ;
d'autre part, c'est oublier ce que nous avons vu sur les deux faces que semble
posséder la sollicitation du lien social par la guerre - remise en cause
ou renforcement.
Figure 5 : combinaison-subordination
Chacune de ces trois possibilités a ses
qualités, mais toutes restent, à mon sens, insatisfaisantes ; et,
pour aller plus loin, la réponse réside, je pense, dans le
fractionnement de chaque entité, et surtout de « la guerre »,
en plusieurs parties constitutives qui ne sont pas unies de manière fixe
et nette au sein d'un même concept, et ceci, afin de rejoindre nos
précédentes observations sur le vocabulaire de la « guerre
» chez Snorri. La première solution en ce sens est de s'appuyer sur
l'observation de S. Bagge : « Le succès militaire est donc
principalement un moyen d'acquérir du soutien politique. Quelle
importance a- t-il par rapport aux autres moyens ? » 2 Nous avons nous-
même beaucoup insisté sur la notion de « démonstration
» au cours de notre étude, et avons plusieurs fois
suggéré que la guerre n'est pas faite « pour elle-même
» dans la Heimskringla - ce qui serait d'ailleurs bien surprenant
- mais est bien, comme le dit S. Bagge, un « moyen de succès »
parmi d'autres, succès qui passe, selon moi, le plus souvent par la
démonstration. Si, donc, nous nous plaçons dans la perspective
d'un locuteur-acteur, de quelqu'un qui met en place une stratégie pour
acquérir du pouvoir, nous avons à notre disposition une
série de « moyens de succès » fort divers, comme par
exemple la générosité, le pillage d'une région, la
mise en valeur d'exploits guerriers personnels, la mise
1 Ibid, pp. 795-796 (ME ch.7).
2 Ibid, p. 97.
en valeur d'une oeuvre de bâtisseur, etc. Ces moyens
pourraient certes se ranger, grâce à une étude globale de
la Heimskringla et à l'établissement de tendances
générales, en groupes : « moyens de paix » et «
moyens de guerre », ou plutôt, pour reprendre la bipartition que S.
Bagge fonde sur les miroirs princiers, « moyens de se faire aimer »
et « moyens de se faire craindre ». Il est cependant bien entendu que
c'est nous qui construisons ces ensembles à partir de notre lecture et
de notre interprétation de Snorri, et non Snorri qui les explicite ; je
pense, de plus, que nous serons toujours confrontés à certains
cas, limites certes, mais importants à considérer, où il
est fort difficile de décider de l'appartenance à un groupe ou
à l'autre - par exemple l'« expédition diplomatique »
de Hálfdan le Noir 1, par laquelle il semble se faire
craindre et aimer à la fois, quoique l'amour y joue peut-être un
rôle plus important que la crainte. Le point important de ce
schéma, cependant, est que de telles distinctions sont finalement
secondaires par rapport au facteur explicatif principal qu'est l'objectif des
diverses stratégies construites : la démonstration, et
au-delà, comme le dit S. Bagge, le succès. Il y a donc
combinaison et subordination (figure 5).
Figure 6 : combinaison-perception
Mais, justement, en procédant ainsi, nous
interprétons, nous créons une grille de lecture, nous
établissons des tendances générales, ce qui est à
la fois nécessaire et problématique. C'est pourquoi je pense
qu'il est nécessaire d'envisager une dernière possibilité
afin de tenter de prendre en compte le point de vue d'un individu se trouvant
dans une situation particulière à un moment précis. Il se
trouve face à un certain nombre d'éléments perçus,
qui appartiennent, plus ou moins nettement, au domaine de la « paix »
ou à celui de la « guerre ». De ce point de vue, la
Heimskringla semble faire, le plus souvent, une étrange
dichotomie : lorsque certains se plaignent de troubles ou de problèmes,
comme nous avons vu Þorgný le logsogumaðr
2 ou les boendr de Vík le faire 3,
ce n'est souvent pas en référence à un acte ou une
expérience précise ; par contre, lorsque Snorri rapporte, par
exemple, le ravage d'une région, il est rare que ceux qui l'ont subi
s'expriment par la suite sur le fait. L'important est qu'il s'agit, en tout
cas, de perceptions : ce qui est « vraiment » arrivé est
secondaire. Certes, certains éléments paraissent fort peu
équivoques, comme d'incendier les habitations d'une région ; mais
par ailleurs, nous avons vu quels enjeux peuvent peser sur la perception - et
la description - d'un élément. Et ceci, soit après coup,
comme dans le cas de la bataille de Stiklestad, entre défense contre un
meneur de brigands dans le discours de l'évêque Sigurð, et
rébellion contre un roi juste et saint dans la position adoptée
par Magnús le Bon ; soit même, et c'est peut-être le plus
important, sur le moment. C'est pourquoi, dans le schéma ci-contre, j'ai
jugé utile d'utiliser non plus deux ou trois types de figurés,
mais une palette plus large, figurant une palette plus large encore de nuances
entre les éléments que les individus, les locuteurs-acteurs qui
sont en même temps spectateurs, peuvent tenter de tirer vers divers
extrêmes du nuancier, avec plus ou moins de facilité et de
possibilités, selon les éléments qui sont à leur
disposition. L'exemple à considérer, pour comprendre
l'utilité de ce modèle à nuances de gris, est le dialogue
entre Óláf le Gros et Erling Skjálgsson lorsque ce dernier
vient, avec une importante troupe, libérer Ásbjorn Selsbani
4. Óláf, dès le début, tire assez
clairement la description de la situation du côté de la «
guerre » en parlant d'« armée [her] », de «
troupe [lið] », d'« intimider », et plus
généralement en suggérant qu'Erling est
1 Ibid, p. 53 (HS ch.3).
2 Ibid, p. 299 (OH ch.68).
3 Ibid, pp. 320-321 (OH ch.80).
4 Ibid, pp. 385-386 (OH ch.120).
de toute façon venu imposer sa volonté par la
force, et que c'est hypocrisie de sa part que de prétendre vouloir
trouver un accord avec lui, Óláf. Discours qui est
cohérent avec la position d'un roi voyant l'un des plus puissants
magnats de son royaume agir contre lui. Erling, lui, dans un premier temps,
refuse cette interprétation, insiste sur sa volonté d'être
réconcilié avec le roi Óláf, et prétend s'en
remettre à sa décision. Par contre, dans un second temps, face
à l'hostilité que lui montre toujours Óláf, Erling
en vient lui aussi à des paroles menaçantes et à un
registre d'affrontement entre lui et Óláf. Ici nous voyons toute
la complexité de la tâche : décider de ce qui est «
guerre » et de ce qui est « paix » - ou « diplomatie »
- signifie défendre son point de vue d'une situation contre d'autres ;
c'est un enjeu, non seulement personnel et conceptuel, mais aussi politique.
Un dernier mot, cependant : aucune des possibilités
envisagées n'est, je pense, fondamentalement incorrecte, et aucune
d'entre elles n'apporte de solution complète et définitive.
Là aussi, tout est question de point de vue : le degré de
pertinence de l'un ou l'autre de ces modèles dépend, d'une part
du passage étudié, d'autre part de ce que nous cherchons, nous,
lecteurs de la Heimskringla. Du point de vue du sens
général de l'oeuvre, la figure 5, bâtie principalement
autour des observations de S. Bagge, est sans doute la plus satisfaisante ;
mais elle peut ne pas convenir à l'analyse de certains cas, qu'il me
semble trop aisé de classer simplement comme « hors-norme ».
De même, si la figure 6 correspond fort bien au dialogue entre
Óláf le Gros et Erling Skakki, ou aux « enjeux de
mémoire » autour de la bataille de Stiklestad, situations où
plusieurs points de vue se font concurrence, d'autres modèles, y compris
la figure 2, peuvent convenir à la lecture d'autres discours, par
exemple les Bersoglivísur, qui se rapprochent assez d'un miroir
princier, et disent en substance à Magnús le Bon : « tu
causes des dommages et pratiques la violence dans ton propre pays, ce qui est
mal ; un roi devrait plutôt maintenir les lois, assurer la paix et la
prospérité » 1. Mais les
Bersoglivísur, comme tout discours, sont elles-mêmes
issues d'une situation particulière, et d'un individu.
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