LA GUERRE
DANS LA
HEIMSKRINGLA
DE SNORRI STURLUSON
Simon Galli
sous la direction de
Dominique Barthélémy
Professeur à l'université de
Paris-Sorbonne
Mémoire de master 1 Master
cohabilité ENS-LSH - Lyon II - Lyon III - EHESS Année 2008
-2009
Mention légale
Cet ouvrage est mis à disposition en tant qu'oeuvre en
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La reproduction, la diffusion, et la communication de cet
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Le nom de l'auteur original doit être cité de la
manière indiquée par l'auteur de l'ouvrage ; Si cet ouvrage
est modifié, transformé ou adapté, la création qui
en résulte ne peut être distribuée que sous un contrat
identique à celui-ci.
Ne sont pas concernés par ces dispositions les textes
cités dans cette oeuvre, dont les droits reviennent à leurs
auteurs respectifs.
Je tiens à remercier ceux qui ont rendu ce travail
possible,
en premier lieu desquels, chronologiquement, Snorri Sturluson,
personnage captivant à fréquenter même à huit
siècles de distance,
mon directeur, M. Dominique Barthélémy, pour ses
conseils et son amabilité qui ont grandement contribué
à mon travail,
M. Sylvain Gouguenheim, pour le soin et l'attention qu'il
manifeste à ses étudiants,
M. Paddy Griffith, pour les encourageantes réponses
qu'il eut la bonté de m'adresser, et pour sa gentillesse,
M. Laurent Henninger, pour avoir eu l'obligeance de me donner,
par téléphone, nombre de conseils,
M. Pierre Ardaillou, mon professeur d'histoire en classe
préparatoire, pour m'avoir donné l'envie de pratiquer cette
discipline, et pour ses excellents cours,
mes parents, pour leurs diligentes
relectures, et Thérèse Bru, pour sa conversation
éclairante, ses avis, et nombre d'autres choses.
Illustration de couverture :
vignette de Gerhard Munthe,
pour l'édition de 1899 de l'Ynglinga Saga par
J.M. Stenersen & Co.
Domaine public.
Sommaire
Sommaire 2
Notes sur les éditions utilisées 3
Lexique et notes linguistiques 4
Introduction : des bandits aux rois 8
Chapitre 1. Conduire la guerre, entre idéal et pratique
15
La guerre des discours 15
Beauté physique et habileté aux armes : un
idéal aristocratique 15
Le pain, la paix 19
Fins et moyens : la générosité du prince
25
Chef de guerre ou chef guerrier ? 29
Les rois parmi la presse 29
Les chefs au combat 30
Le chef, centre nerveux et enjeu stratégique 34
Rusé, chanceux, aux oreilles nombreuses 36
Un commandement complexe 40
La mobilisation 42
Chapitre 2. Le spectacle de la violence 51
Les formes de la guerre 51
Les circonstances 51
Agir et vaincre 55
Sorciers, monstres et saints 61
Violence, terreur, pouvoir 66
La violence comme manifestation du pouvoir 66
Jeunesses de grands : une préparation au pouvoir ? 69
Visions et jugements sur la violence 72
Justifier la violence 72
Spectatrices et spectateurs 76
Rejeter la violence 81
Chapitre 3. Intégration de la violence et frontière
de la guerre 86
Une guerre multiforme 86
Problèmes conceptuels et lexicaux 91
Les « mots de guerre » de Snorri 91
Possibilités conceptuelles 96
Limiter la guerre ? 99
Épargner l'ennemi 99
Faire la paix 104
L'intégration culturelle des pratiques violentes 108
Conclusion 112
Notes sur les éditions utilisées
Pour des raisons combinées de compétences
linguistiques, de volume de la source, et de temps disponible, je ne me suis
pas basé principalement sur la version en vieil-islandais de la
Heimskringla, et ai fait appel, étant donné qu'aucune
traduction complète en français n'est pour l'instant diponible,
à la traduction en anglais la plus récente, celle de Lee M.
Hollander. C'est à partir de ce texte qu'ont été faites
les traductions françaises citées dans ce mémoire, pour
lesquelles je me suis également appuyé, à l'occasion et
lorsque la possibilité existait, sur la première partie de la
traduction de la Heimskringla entreprise par François- Xavier
Dillmann. Néanmoins, pour ne pas dépendre entièrement de
traductions, je me suis référé, pour certains termes-clefs
et certains passages me paraissant poser une difficulté
particulière, au texte vieil- islandais, tel qu'édité par
Finnur Jónsson ; d'où les termes vieil-islandais signalés
entre crochets, et parfois discutés en note.
Les pages associées aux citations correspondent, dans
leur écrasante majorité, à la pagination de
l'édition de Lee M. Hollander ; néanmoins, pour faciliter
l'utilisation d'autres éditions, j'ai également signalé de
quelle saga, et de quel chapitre de chaque saga, chaque citation était
tirée, utilisant à cet effet les abréviations en usage
dans le domaine des études scandinaves, et faisant
référence aux titres vieil-islandais des sagas. La table suivante
permettra au lecteur de comprendre ces abréviations :
Abréviation Position Titre complet en vieil-islandais
Traduction du titre en français
HG 4ème Hákonar saga Góða
ou Hákonar saga Saga de Hákon le Bon ou Saga de
Hákon fils
Aðalsteinsfóstra adoptif d'thelstân
HGráf. 5ème Haralds saga
Gráfeldar Saga de Harald à la Pelisse Grise
HHarð. 9ème Haralds saga
Harðráða ou Haralds saga Saga de Harald le
Sévère ou Saga de Harald
Sigurðarsonar Sigurtharson
HHárf. 3ème Haralds saga
Hárfagra Saga de Harald à la Belle Chevelure
HHerð. 15ème Hákonar saga
Herðibreiðs Saga de Hákon aux Larges Épaules
HS 2 ème Hálfdanar saga Svarta Saga de
Hálfdan le Noir
Ingi 14ème Saga Inga Haraldssonar ok
broeðra hans Saga d'Ingi Haraldsson et de ses frères ou
Saga
ou Haraldssona saga des fils d'Harald
MB 11ème Magnúss saga Berfoetts Saga
de Magnús aux Jambes Nues
MB.HG 13ème Magnúss saga Blinda ok
Harald Gilla Saga de Magnús l'Aveugle et de Harald Gilli
ME 16ème Magnúss saga Erlingssonar
Saga de Magnús Erlingsson
MG 8ème Magnúss saga ins
Góða Saga de Magnús le Bon
Msyn. 12ème Magnússona saga Saga des
fils de Magnús
Prol. Hkr. Prologue Prologue de la Heimskringla
OH 7ème Óláfs saga Helga Saga
de saint Óláf
OK 10ème Óláfs saga Kyrra
Saga d'Óláf le Calme
OT 6ème Óláfs saga
Tryggvasonar Saga d'Óláf Tryggvason
Lexique et notes linguistiques
Pour des raisons d'uniformité des
références, et considérant la grande diversité des
pratiques quant à l'orthographe des noms scandinaves, j'ai choisi de
rester aussi proche que possible de la langue originale. J'ai fait une
exception à cela pour ce qui est des surnoms, dont j'ai adopté
les traductions admises lorsqu'elles existent, tout en signalant à la
première occurrence le nom scandinave ; ceci, afin de laisser le lecteur
profiter de la signification de ces surnoms, souvent parlante, comme dans le
cas du roi Sigurð dit « le Croisé »
(Jórsalafari en norrois, c'est-à-dire « qui est
allé à Jérusalem »). Je n'ai pas non plus, pour les
noms propres, conservé la terminaison en -r qui marque le nominatif en
vieux norrois.
En conséquence, le guide de prononciation suivant,
établi à partir des manuels de vieux norrois cités en
bibliographie, indique les éléments les plus difficiles, pour
nous, de la phonétique norroise :
a a court [? dans l'alphabet phonétique
international], comme dans le français gare
á a long [??], comme dans l'anglais
father
æ voyelle pré-ouverte antérieure non
arrondie longue [æ?], comme dans l'anglais cat, mais plus
longue
au [a?], comme dans l'anglais now
Ð, ð consonne fricative dentale voisée
[ð], comme dans l'anglais this. Le caractère est
appelé « eth ».
e comme notre é [e], comme dans le
français été
é comme notre é, mais long [e?]
ei [e?], comme dans l'anglais bay
ey [ey]
i i court [i], comme dans le français
livre
í i long [i?], comme dans l'anglais
eat
j [j], comme dans l'anglais year
o o court [o], comme dans le français
eau
ó o long [o?]
ø « eu » court [ø], comme dans
le français feu
o voyelle ouverte postérieure arrondie [?], comme
dans l'anglais hot
oe « eu » long [ø?]
r r roulé (consonne roulée
alvéolaire voisée, [r]), comme en italien
u « ou » court [u], comme dans le
français bouche
ú « ou » long [u?]
y u court [y], comme dans le français
rue
ý u long [y?]
Þ, þ consonne fricative dentale sourde
[è], comme dans l'anglais thin. Le caractère est
appelé « thorn ».
Par ailleurs, un certain nombre de substantifs n'ont pas
été traduits, et ce, principalement pour des raisons de tradition
; la plupart sont censés faire référence à des
statuts sociaux particuliers, et d'éventuelles traductions pourraient
sembler excessivement approximatives. En conséquence, le lexique suivant
a été établi, principalement à partir de l'ouvrage
général de P. Foote et D. M. Wilson, The Viking
Achievement, ainsi que de l'encyclopédie dirigée par P.
Pulsiano, Medieval Scandinavia : An Encyclopedia (cf. bibliographie).
Il pourra être consulté, en sus des notes en bas de page qui
donnent une explication de ces mots à leur première occurrence
:
Ármaðr, pl. ármenn :
régisseur d'un domaine royal, souvent d'origine non-libre, au moins au
début - sous Óláf le Gros (début du XIe
siècle) c'est encore clairement le cas. Pour cela, ils étaient
méprisés et haïs par les membres de l'aristocratie, d'autant
plus qu'ils disposaient d'un certain pouvoir, notamment pour ce qui est de la
police et de la perception des impôts. Ils étaient, en ce sens,
assez similaires aux ministériaux de l'empire germanique. Avec le temps
et l'affirmation de la monarchie, leur statut s'améliora, et vers 1200
il s'agissait d'hommes libres, dont le rang approchait celui des lendir
menn. Cependant, être ármaðr est dans tous les
cas une fonction non héréditaire, obtenue par la faveur du
roi,
et les ármenn sont des agents beaucoup plus
directs du pouvoir royal que ne peuvent l'être les lendir menn,
quoique la Heimskringla évoque au moins un cas, sous Harald le
Sévère, où il y a possibilité de rébellion
des ármenn contre le roi (
HHarð. ch.44).
Berserkr, pl. berserkir :
l'étymologie est discutée, mais le mot signifie sans doute «
peau d'ours », et désignerait donc la tenue de ces
guerriers-fauves. Ils sont censément rendus furieux par le dieu
Óðinn, et cette rage du berserkr (berserksgangr)
au cours de laquelle ils hurlaient, bavaient, et mordaient leur bouclier, leur
donne certaines capacités magiques, notamment une forme
d'invincibilité. Ils apparaissent au début de la
Heimskringla, mais semblent ensuite s'effacer avec les pratiques
païennes, sans être transformés, comme ils le sont dans les
sagas dites islandaises, en brutes stupides destinées à
être vaincues par de jeunes héros.
Bóndi, pl. boendr :
le terme désigne quelqu'un qui possède sa propre ferme. Il est
donc juridiquement libre, et n'est pas un ouvrier agricole employé par
quelqu'un d'autre. En théorie l'óðalsbóndi
(ou hauldr en Norvège) est distingué, car il
possède sa terre en patrimoine (óðal), tandis que
les autres peuvent être locataires, avoir reçu une terre en
prêt, ou l'avoir récemment achetée (une terre devant
être possédée sans interruption pendant trois
générations, ou trente années, pour devenir un
óðal). Cependant, cette distinction n'existait pas en
Islande, d'où Snorri Sturluson est originaire, et il faut noter que le
terme a également une certaine universalité : il peut être
utilisé pour désigner ce qui est perçu comme l'habitant
moyen des régions rurales (ce qui ne signifie pas que tous soient
juridiquement des boendr, loin de là) et ne recouvre pas
forcément un statut aussi bien défini. Cette observation
s'applique tout à fait à Snorri, qui peut utiliser le terme pour
désigner un fermier irlandais, bien loin, donc, des statuts
légaux scandinaves. Aussi peut-on garder à l'esprit, sans grand
risque, l'idée de « fermier indépendant », « libre
propriétaire », ou « franc-tenancier ».
Fylki, pl. fylki : il s'agit de la
principale, mais non de l'unique, division administrative utilisée en
Norvège, et ce dès avant son unification en un seul royaume. Le
terme peut se traduire par « district ». Selon les cas, la taille de
ces districts et leur subdivision ou non peut varier.
Gestr, pl. gestir : littéralement,
« hôte ». Les gestir étaient des suivants du
roi, mais étaient distingués des hirðmenn (q.v.),
qui étaient d'un rang supérieur. Ils remplissaient des fonctions
de police, de collecte d'impôts, et servaient plus
généralement d'agents du roi. Ils n'étaient, apparemment,
guère populaires.
Hersir, pl. hersar : ce rang est celui de
certains chefs locaux. Le mot est dérivé de herr («
foule, troupe, armée... »), aussi le hersir
était-il sans doute celui qui prenait la tête des troupes locales
en temps de guerre. Selon P. Foote et D.M. Wilson, « aux environs de 1200
les historiens islandais faisaient s'équivaloir le rang de
hersir avec celui de lendr maðr (q.v.) [...] et les
détenteurs de ce titre, qui existaient dans toutes les régions de
la Norvège, semblent avoir remplacé les hersar bien
avant cette époque » (The Viking Achievement, p.129).
Cependant, ils apparaissent encore dans la Heimskringla sous le
règne d'Óláf le Gros, au début du XIe
siècle.
Hirð et hirðsmaðr, pl.
hirðsmenn : la hirð, également
désignée plus anciennement drótt, est la suite,
la cour, la garde rapprochée d'un grand, notamment d'un roi. Petit
à petit, le terme se restreignit et désigna la suite d'un
jarl (q.v.) ou d'un souverain, cette dernière devenant
particulièrement structurée. Cette restriction semble s'appliquer
à la Heimskringla, encore que d'autres grands puissent disposer
de clientèles assez proches, finalement, d'une hirð. Il
semble que la hirð avait au départ surtout des fonctions
guerrières, avant de se transformer peu à peu en cour. Le
rôle principal des hirðsmenn est d'accompagner partout leur
maître, lui servant à la fois de garde du corps, de garde
d'honneur, et de troupe d'élite. La hirð avait ses propres
officiers, dont les plus anciens et importants étaient le porte-
étendard (merkismaðr) et le
maréchal (stallari), qui renvoient bien à la fonction
guerrière du groupe. Il ne faut cependant pas perdre de vue le
rôle social de la hirð en tant que place d'honneur : dans la
Heimskringla, plusieurs personnages demandent comme une faveur
l'entrée dans la hirð du roi. Il est aussi un cas dans la
Heimskringla où l'incorporation dans la hirð
royale sert à restreindre les libertés de quelqu'un et à
le garder à l'oeil (
HHarð. ch.49).
Húskarl, pl. húskarlar :
littéralement, « homme de la maisonnée », ce qui peut
signifier aussi bien un serviteur qu'un membre de la hirð (q.v.)
d'un grand, notamment d'un roi. Avec le temps, le second sens a pris le pas sur
le premier, et c'est ainsi qu'il faut l'entendre dans la Heimskringla,
où il apparaît souvent dans un contexte guerrier, car les
huúskarlar ont une fonction de « garde du corps » ou
de « troupe d'élite » d'un grand, même si le mot
désigne aussi, et peut-être surtout, un lien entre un homme et son
patron, celui qu'il sert.
Jarl, pl. jarlar : Le titre de jarl
(pluriel : jarlar) est le plus haut, en-dehors de celui de roi,
aussi pourrait- on traduire le mot par « duc » ou « comte »
(earl en anglais, qui en est directement dérivé),
quoique la traduction norroise de dux soit non pas jarl mais
hertogi. Leurs fonctions et surtout leur nombre semble mal
défini. Il pouvait s'agir aussi bien du détenteur d'un titre
héréditaire que d'un personnage élevé à ce
rang par un roi. En Norvège, les Hlaðajarlar
(jarlar de Hlaðir, aujourd'hui Lade, près de Trondheim)
constituaient ainsi un puissant lignage, qui avait une forte emprise dans le
nord du pays ; le jarl Hákon Sigurðarson, qui
gouverna toute la Norvège d'abord en tant que vassal du roi de Danemark
(971 à 975) puis indépendamment (975 à 995) était
un Hlaðajarl. Snorri rapporte, dans la Heimskringla, que
lorsqu'il organisa le pays nouvellement unifié, le roi Harald à
la Belle Chevelure nomma un jarl dans chaque fylki, avec au
moins quatre hersar sous lui. Le poème Vellekla,
composé vers 990, affirme que le jarl Hákon
Sigurðarson précité régnait sur le pays des seize
jarlar. Cependant, par la suite, Harald le Sévère
affirme que « aussi bien le roi Óláf [le Gros], mon
frère, et le roi Magnús, son fils, n'ont permis pendant leur
règne qu'il n'y ait qu'un seul jarl à la fois dans le
pays » (
HHarð. ch.48). P.
Foote et D.M. Wilson évoquent également que, au titre des lois et
du wergild (prix du sang) à payer en cas de meurtre, les
jarlar se situaient entre les lendir menn et les rois
(The Viking Achievement, p.136).
Lendr maðr, pl. lendir menn :
littéralement, « hommes possessionnés ». En
théorie, il s'agit d'un titre conféré par un roi, qui
donne une terre à l'un de ces hommes, en fief en quelque sorte. En
théorie toujours, il s'agissait en même temps du rang le plus
élevé dans la hirð (q.v.) du roi. En fait, le
contrôle des rois sur les lendir menn est très variable :
à certains moments, et notamment pendant les périodes de troubles
et de faiblesse de la royauté qui les a en théorie nommés,
les lendir menn peuvent manifester une forte indépendance, et
faire fonction de « faiseurs de rois ». Il existe également
dans la Heimskringla des exemples de lendir menn qui,
quoiqu'en conflit avec le roi dont ils dépendent en théorie,
conserve le contrôle de leurs domaines, sans avoir aucunement besoin de
l'approbation royale, tout simplement parce qu'ils possèdent une emprise
personnelle sur ces domaines. Le titre n'est pas tout à fait
héréditaire, mais un fils de lendr maðr dispose des
privilèges du titre tant qu'il peut espérer être fait
lendr maðr à part entière par le roi. À noter
que Snorri Sturluson a été lendr maðr du roi
Hákon IV de Norvège.
Logsogumaðr : littéralement, « diseur
de loi ». En Islande, il était chargé de présider
l'assemblée publique (le þing) et de réciter une
partie des lois à l'ouverture de chacune de ces assemblées.
Snorri a occupé par deux fois ce poste en Islande.
þræll, pl. þrælar :
il s'agit d'un non-libre de sexe masculin. Il y a débat pour savoir si
l'on peut ou non traduire le mot par « esclave », ou s'il faut
choisir un autre terme, par exemple « serf ». Leur statut est
complexe. Ils pouvaient hériter des tâches les
plus dures, et étaient clairement méprisés ; mais d'un
autre côté, ils n'étaient pas tout à fait
dépourvus de droits, et pouvaient être affranchis, après
quoi ils pouvaient entrer dans la clientèle de leur ancien maître.
Un homme d'origine servile pouvait devenir ármaðr ; tandis
qu'une femme non-libre (ambátt) pouvait être la concubine
d'un grand, même d'un roi.
L'on aura retenu de ce bref lexique que le système de
titres et de rangs est fort complexe, et loin d'être nettement
défini. Par ailleurs, Snorri Sturluson lui-même ne se prive pas
d'utiliser, dans la Heimskringla, des termes beaucoup plus vagues, par
exemple ríkismenn, littéralement « hommes puissants
». En fait, il faut se garder de trop se focaliser sur les titres et les
rangs : il semble parfaitement possible, dans la Heimskringla,
d'être un ríkismaðr tout en étant un
bóndi, même si, bien sûr, la possession du titre de
jarl suppose que l'on est un ríkismaðr. Mais,
parce que les situations individuelles sont en fait extrêmement
variées, j'ai utilisé le plus souvent le terme assez large de
« grands » pour désigner ces « hommes puissants »,
ces membres d'une élite assez large, et le terme de « princes
» pour désigner les plus hauts placés et les plus puissants
d'entre eux, notamment les rois et les jarlar.
Un dernier mot sur un choix qui surprendra peut-être :
j'écris « viking » sans majuscule, car j'utilise le mot pour
désigner, non pas un peuple, mais bien une activité, une
occupation.
Introduction : des bandits aux rois
Il y avait deux hommes, l'un s'appelant
Gauka-Þórir, l'autre Afra-Fasti. C'étaient des bandits de
grand chemin notoires, et ils avaient avec eux trente hommes de la même
sorte qu'eux. Ces deux frères étaient plus grands et plus forts
que les autres, et ils ne manquaient ni d'audace ni de courage. Ils entendirent
parler de cette armée qui traversait le pays, et se dirent l'un à
l'autre qu'ils seraient bien inspirés de se joindre au roi, de le suivre
jusqu'à son royaume, et là d'aller au combat à ses
côtés, et d'ainsi éprouver leur [capacité de]
victoire [reyna sig svo], car ils n'avaient jamais encore
participé à une bataille rangée. Ils étaient fort
curieux de voir se déployer les rangs du roi. Ce projet plut beaucoup
à leurs camarades, et ils firent route jusqu'au lieu où se
trouvait le roi. Et lorsqu'ils arrivèrent là, toute leur troupe
se présenta devant le roi, armés de pied en cap. Ils le
saluèrent, et il demanda qui ils étaient. Ils donnèrent
leurs noms et dirent qu'ils venaient de cette partie-ci du pays. Puis ils lui
dirent pour quoi ils étaient venus, et offrirent de se joindre au
roi.
Le roi dit qu'il lui semblait que ce pourrait être une
bonne chose d'avoir avec soi de pareils hommes. « Je suis enclin, dit-il,
à accepter de tels hommes. Mais êtes-vous chrétiens ?
»
Gauka-Þórir répondit, disant qu'il
n'était ni chrétien ni païen. « Nous autres n'avons de
foi qu'en nous-mêmes, en notre force [afl : vertu, puissance] et
en nos chances de victoire ; et il s'avère que cela nous est suffisant
».
Le roi répondit : « C'est grande pitié que des
hommes si adroits [liðmannlegir] ne croient pas au Christ, leur
créateur. »
Þórir répondit : « Y a-t-il dans ta
troupe, roi, un seul chrétien qui se soit élevé plus haut
que mon frère et moi ? »
Le roi leur demanda de se laisser baptiser et d'accepter la
vraie foi, « et alors vous pourrez me suivre », dit-il. « En ce
cas, je ferai de vous des hommes de haut rang [virðingamenn] ;
mais, si vous ne voulez pas, alors retournez à vos
précédentes affaires. »
Afra-Fasti répondit, disant qu'il ne se convertirait
pas au christianisme, et s'éloigna alors. Puis Gauka-Þórir
dit : « C'est une grande honte que le roi rejette nos services. Il ne
m'est jamais arrivé de ne pas être accepté comme
égal parmi d'autres hommes. Je ne m'en irai pas avec cette honte. »
Après quoi ils rejoignirent d'autres hommes de la forêt et
suivirent les troupes. 1
Ce passage de la Saga de saint Óláf,
extrait de la Heimskringla de Snorri Sturluson, est intéressant
à plus d'un titre ; mais je soulignerai surtout ici comment deux chefs
brigands et leurs compagnons se définissent ou cherchent à se
définir par des termes appartenant principalement à un champ
lexical guerrier, la « force » et les « chances de victoire
». Et, si Óláf, conforme à son personnage de roi
évangélisateur, leur impose de se faire baptiser, il ne semble
par ailleurs aucunement troublé par leur caractère de «
bandits de grand chemin notoires », et leur promet de faire d'eux «
des hommes de haut rang ». Au surplus, ces deux brigands, avec leur
titulature, auraient pu participer à ce « concours » que l'on
entrevoit dans un passage antérieur de la Heimskringla, et
auquel semblent participer deux prédécesseurs de saint
Óláf et rois évangélisateurs comme lui,
Hákon le Bon et Óláf Tryggvason :
Il y avait un homme appelé Grankel ou Granketil, un
riche bóndi 2, alors assez avancé en
âge. Lorsqu'il était jeune, il était parti en
expéditions vikings, et avait été un grand guerrier
[hermaður]. C'était un homme aux nombreux exploits dans le
domaine des exercices virils. Son fils était nommé Ásmund,
et il était en tout point semblable à son père, voire se
distinguait encore plus. Selon l'opinion de beaucoup, en termes de
beauté, de force, et d'exercices virils, il était le
troisième homme le plus exceptionnel de Norvège, Hákon, le
fils adoptif d'Æthelstân, étant le premier, et
Óláf Tryggvason le deuxième. 3
Les termes en semblent clairs : la « grandeur »
(guerrière), les « exploits » (virils), « se distinguer
», l'« exception » - et « l'opinion de beaucoup » ;
mais quel est au juste l'aboutissement de ce
1 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, Published for the American-Scandinavian Foundation by the
University of Texas Press, Austin, 1964, pp. 490-491 (OH ch.201).
2 Au pluriel boendr : homme libre et propriétaire
de sa terre, franc-tenancier. Voir lexique.
3 Ibid, p. 364 (OH ch.106).
« concours », et que recherchent
Gauka-Þórir et Afra-Fasti ? La réponse est peut-être
dans ces deux strophes fameuses d'un texte beaucoup plus ancien, les
Hávamál :
Le bétail meurt, et les parents meurent,
Et pareillement l'on meurt soi-même ;
Mais un noble nom ne mourra jamais,
Si bon renom l'on s'acquiert.
Le bétail meurt, et les parents meurent, Et pareillement
l'on meurt soi-même ;
Je connais une chose qui ne périt jamais, Le prestige
des exploits d'un homme mort. 1
Le but de ce choix fort réduit de textes n'est pas de
réaffirmer que les Scandinaves du haut Moyen- Âge, ceux que l'on
appelle souvent « vikings » par une sorte de métonymie,
étaient des « superguerriers », des « invincibles enfants
du Nord », ou autres rejetons d'une race supérieure et redoutable.
Il s'agit seulement de dire que les Scandinaves, comme beaucoup d'autres
peuples, ont connu et pratiqué la guerre ; qu'ils l'ont décrite,
chantée, entourée de représentations,
intégrée à leur culture - ce qui ne signifie pas du tout
que leur culture était « guerrière » de manière
exclusive, fondamentale ou essentielle. D'ailleurs, les problèmes
historiographiques entourant les vikings en tant que tels (c'est-à-dire
les Scandinaves prenant part, pour le dire vite, à des
expéditions de négoce et de pillage, hors de Scandinavie mais
aussi à l'intérieur de l'espace scandinave) et la période
dite viking (pendant laquelle ce phénomène fut observé, du
IXe au XIe siècle) ne nous concernent ici
qu'indirectement, car notre étude ne concerne pas les seuls vikings, et
dépasse le cadre de cette période établi a
posteriori par les historiens contemporains. Cette catégorie mal
comprise de « vikings », cette échelle qu'il est aisé
de mal manipuler, est d'ailleurs sans doute un des principaux obstacles
à l'analyse ; aussi parlerai-je de « Scandinaves
altimédiévaux ».
Comme l'ont rappelé de nombreux auteurs, les
expéditions vikings, qui laissèrent des traces si douloureuses
(et si exacerbées) dans les témoignages, essentiellement
monastiques, d'Europe de l'Ouest, devaient surtout leur succès à
la surprise. Mais que le raid se transforme en bataille contre des
défenseurs bien préparés, et l'issue en était le
plus souvent une déroute pour les vikings... Ce fait, à lui seul,
rend fort douteuse la force véritable de la furor
normannorum.
Cette nécessaire rectification historiographique
doit-elle cependant nous obliger à nous arrêter sur l'idée
que les Scandinaves étaient de piètres combattants, qui ne
pratiquaient la guerre qu'à l'occasion, de manière limitée
; qu'ils étaient fondamentalement des marchands et qu'ils ne faisaient
pas la guerre « pour la guerre », mais en attendaient du profit et,
secondairement, du renom ? Assurément, ce n'était pas un «
peuple guerrier » au sens exclusif du terme - en a-t-il jamais
existé ? Quelle guerre peut-on citer qui ait été
recherchée « pour elle-même » ? - mais la guerre faisait
partie, dans des formes diverses et à des niveaux divers, de leur
univers culturel, de leur expériences et de leurs
représentations. Les seuls textes cités plus haut suffisent
à le prouver, et ils sont loin d'être isolés. Donc, cette
pratique de la guerre et ces représentations de la guerre
méritent d'être étudiées pour elles- mêmes,
sans plus se soucier de l'« efficacité » des guerriers
scandinaves qu'un ethnologue ne se soucierait de savoir si les Balinais sont de
« bons danseurs », ou s'ils passent l'essentiel de leur vie à
la danse, et à la danse « pour la danse ».
Arriver à une définition de la guerre qui soit
propre au cadre de notre étude, et non une catégorie
imposée a priori sur la lecture d'un récit, sera l'un de
nos objectifs. Ceci, dans une perspective d'histoire dite « des
mentalités » ou « culturelle », ethnologique presque,
mais aussi parce qu'il me semble que, lorsque l'on formule des jugements sur le
peu de portée de la guerre chez les Scandinaves, ou, par exemple, leur
manque d'organisation militaire, cela est dû au moins en partie au fait
que nous
1 HENRY ADAMS BELLOWS (TRAN.), The Poetic Edda, The
American-Scandinavian foundation, New York, 1968, p. 44.
avons, culturellement, une idée de la guerre
héritée de celles qui sont les plus proches de nous - les guerres
mondiales, les conflits entre armées professionnelles ou les guerres
ethniques... Finalement - et l'on retrouve longtemps cette tendance dans
l'histoire militaire - la « petite guerre », la faide, faites
d'escarmouches et de petites troupes, ce ne serait pas vraiment de la guerre.
Mais il faut abandonner ce présupposé, tout
particulièrement dans le contexte de la Scandinavie
altimédiévale.
En attendant, donc, de définir a posteriori ce qu'est
la guerre, ce qui est compris comme « guerre », dans ce contexte
particulier, je propose comme point de départ une définition
extrêmement large, s'approchant de celle du Trésor de la
Langue Française Informatisé 1 : « Situation
conflictuelle entre deux ou plusieurs pays, états, groupes sociaux,
individus, avec ou sans lutte armée ». J'y ajouterai aussi, pour
essayer de considérer toutes les perceptions possibles, la perspective
de la guerre, la menace de la guerre, les attitudes et réactions
à la guerre.
Cette définition peut sembler trop large, mais elle
nous permet, seule, d'envisager notre sujet sans trop de risques
d'ethnocentrisme, de parvenir à une définition pertinente de la
guerre qui puisse prétendre s'approcher de celle (ou celles) de nos
Scandinaves disant ou pensant la chose et les mots associés. Ainsi, nous
pourrons envisager la guerre (ou la « paix », le « commerce
»...) non comme un pré carré bien délimité (et
délimité a priori) mais comme un concept aux
frontières éventuellement poreuses ou vagues, et qui en tout cas
entre en contact réciproque avec d'autres concepts, dans le cadre d'un
système de représentations, d'une Weltanschauung dont il
n'est qu'une composante. Ainsi, dans le texte des
Hávamál cité ci-dessus, on ne peut pas faire
s'équivaloir la « réputation » et les exploits
guerriers ; mais l'on ne peut pas non plus distinguer clairement les deux
termes, en faire deux domaines mutuellement exclusifs. D'ailleurs, l'histoire
de la rencontre entre saint Óláf et les deux brigands nous
suggère bien une relation assez complexe entre les capacités
guerrières (que saint Óláf recherche de toute
évidence, et qui font l'identité et la réputation des deux
bandits), le renom (utilisé par les bandits comme argument) et un enjeu,
non exclusivement guerrier, de « rang » (que les bandits
recherchent). Mon approche se basera donc, non sur une partition claire, triple
ou non, entre différents objets dont on voit finalement mal ce qui
permet de les séparer avec certitude, mais sur l'idée d'un
système où tout est lié d'une manière ou d'une
autre, ce qu'il ne faut jamais oublier, même lorsque nous choisissons
d'étudier un élément précis de ce système et
de tenter de délimiter, autant que faire se peut, son domaine, son aire
et son étendue culturelles.
Voilà donc notre problème : « qu'est-ce que
la guerre pour les Scandinaves ? ». Mais, quoique les sources ne soient
pas aussi nombreuses qu'on le souhaiterait, le sujet est trop vaste pour
être ne serait- ce que synthétisé dans le cadre d'un
mémoire, sans parler même du temps qu'il requerrait. Aussi le
choix fait ici, celui de l'étude de la Heimskringla de Snorri
Sturluson, est-il celui d'une des fenêtres possibles donnant sur ce
problème. La période balayée par la Heimskringla
- du IXe au XIIe siècle, sans parler des origines
mythologiques de la dynastie régnante de Norvège - est vaste, et
les faits relatés nombreux, tout en restant circonscrits dans une oeuvre
cohérente (un livre, un auteur) ce qui permet, d'un seul coup d'oeil, un
équilibre entre synthèse et analyse, entre largeur de vue et
point focal. Évidemment, il y a à cela un prix : celui d'en
passer par la mise au point d'un photographe, ou, ici, par la synthèse
et l'analyse d'un auteur particulier, Snorri Sturluson.
La similitude entre Snorri Sturluson, Islandais des
XIIe-XIIIe siècles (1178/79 - 1241), et Thucydide,
le célèbre historien de la guerre du Péloponnèse, a
déjà été relevée 2. Et l'on
pourrait appeler Snorri « le Thucydide du Nord », non pas par
lyrisme, mais avec de solides justifications et usages méthodologiques.
Comme celle de Thucydide, exilé d'Athènes, la fenêtre de
Snorri est éloignée de ce qu'il relate : il n'est pas partie
prenante dans ses propres récits. La Heimskringla est donc ce
qu'il est convenu d'appeler une source secondaire. Comme Thucydide, Snorri est
de toute évidence un esprit de
1 UMR ANALYSE ET TRAITEMENT INFORMATIQUE DE LA LANGUE
FRANÇAISE, «Trésor de la Langue Française
Informatisé», consulté le 28 avril 2009, à l'adresse
http://cnrtl.fr/definition/guerre.
2 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., p. ix.
grande envergure, fort cultivé, et décidé
ici non seulement à compiler, ordonner, trier et coordonner les sources
diverses dont il disposait, mais aussi à en dégager une histoire
cohérente sur le plan événementiel certes, mais aussi et
peut-être surtout sur le plan conceptuel. Thucydide, comme un
médecin de son temps, s'intéressait à la vie des
cités et aux effets d'une pathologie particulière, la guerre ;
Snorri, lui, apparaît comme un historien du politique, des comportements
politiques et, lui aussi, des conflits qui y sont liés 1.
Comme pour Thucydide, les sources de Snorri ont disparu : l'on devine ou l'on
sait qu'il utilisa un grand nombre de textes antérieurs, mais ceux-ci
ont été entre-temps perdus, à quelques exceptions
près. Dans les deux cas, donc, nous sommes amenés à lire
une histoire racontée par des auteurs brillants, dans une perspective
bien précise ; nous devons nous fonder sur des personnes qui, sous leurs
dehors de simples rapporteurs, écrivent l'histoire2, et nous
n'avons guère d'autres recours. Tout comme il est bien difficile de
faire l'histoire de la guerre du Péloponnèse sans Thucydide,
ignorer Snorri serait se priver d'une des sources écrites les plus
importantes parmi celles qui nous sont conservées sur la Scandinavie
altimédiévale.
Par ailleurs, les liens de Snorri avec son sujet sont
complexes. Il était certes islandais, mais l'Islande avait, à son
époque comme précédemment, de forts liens avec la
Norvège. Snorri lui-même en est une excellente illustration. Son
père adoptif, Jón Loptsson, était le personnage le plus
puissant d'Islande en son temps, dont le père avait épousé
une fille de l'un des rois de Norvège présents dans la
Heimskringla, Magnús aux Jambes Nues (berfoettr).
Snorri lui-même alla à deux reprises en Norvège, où
il passa plusieurs années au service du roi Hákon IV. Quoique
disposant d'un haut rang en Islande, puisqu'il était chef local
(goði), il chercha tôt, semble-t-il, à se concilier
les bonnes grâces de la dynastie régnante de Norvège. Mais,
quoique membre de la suite royale dans laquelle il fut élevé
à la plus haute dignité pour ses services, son attitude resta
ambiguë : il dissuada le roi de Norvège de tenter d'envahir
l'Islande, et promit de la lui livrer par la diplomatie et les discours, ce
à quoi il ne s'employa aucunement une fois rentré chez lui, pour
des raisons inconnues. Le roi Hákon finit par le faire assassiner par
l'un de ses fidèles sur place ; Snorri mourut le 23 septembre 1241
3.
La date, ou plutôt la période de composition de
la Heimskringla n'est pas connue - nous n'avons d'ailleurs qu'une
quasi-certitude que son auteur est bien Snorri Sturluson. C'est, en tout cas,
une oeuvre écrite plus de trois siècles, dans certains cas,
après ce qu'elle relate ; chronologiquement et spatialement
éloignée, donc, de ce qu'elle prétend rapporter. Ce fait
est certes à prendre en compte, mais ne doit pas, me semble-t-il,
être considéré comme rédhibitoire. Pour ce qui est
de l'histoire militaire, justement, l'on peut se souvenir de la fameuse
intuition de Stendhal décrivant, dans La Chartreuse de Parme,
l'expérience de Fabrice del Dongo à Waterloo : placé aussi
près que possible, dans l'action elle-même, Fabrice « n'y
comprenait rien du tout »4. Ce même sentiment
apparaît également dans les témoignages de soldats ayant
pris part à la bataille, recueillis par William Siborne dans les
années 1830 5. Être dans l'événement et
le décrire avec ce regard, à un peu moins de deux mètres
du sol, n'assure donc ni « exactitude », ni «
véracité » : la proximité n'est pas
nécessairement un avantage. Pour autant, la « vue aérienne
» extrêmement synthétique souvent utilisée en histoire
militaire, et dans les états-majors, n'est pas sans défauts :
s'élever, c'est avoir une meilleure vue d'ensemble, mais perdre bien des
détails 6. Pourtant, de ces deux types de récits, il
n'en est pas un « faux », et l'autre « vrai » ; les divers
points de vue coexistent, mais l'un ne peut annuler les autres.
1 SVERRE H. BAGGE, Society and Politics in Snorri Sturluson's
Heimskringla, University of California Press, Berkeley, 1991, p. 6.
2 Pour une discussion excellente et fondamentale du rôle et
des méthodes de Snorri Sturluson entre « auteur » et «
compilateur », cf. Ibid, pp. 23
ff. et notamment pp. 31-32.
3 Je résume ici la biographie fournie en introduction par
Lee M. Hollander : SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., pp. ix-xv.
4 Voir le troisième chapitre de la première partie
de La Chartreuse de Parme.
5 Voir les remarques à ce sujet dans JOHN KEEGAN, The
Face of Battle, Pimlico, London, 1992, p. 129 ff.
6 Je renvoie à nouveau aux excellentes remarques de J.
Keegan sur l'historiographie de l'histoire militaire : Ibid, p. 31
ff.
C'est à l'historien de considérer ces
problèmes d'échelle et de distance - et non pas de chercher
à les éliminer - en prenant au sérieux les textes, dans
tous les cas. De même, la distance temporelle ne doit pas être
oubliée, mais il serait assez étrange de lui attribuer un effet
automatiquement négatif - à moins de considérer
également que les meilleurs écrits sur la bataille de Waterloo
ont été produits immédiatement après 1815.
Nombre de personnes ont pourtant avancé des raisons de
se défier de Snorri en particulier1 et des sagas en
général, ces oeuvres à la littérarité si
apparemment évidente et qui traitent, bien souvent, d'une époque
depuis longtemps révolue au moment où elles sont écrites.
Comme le fait remarquer avec ironie William Ian Miller, « les « vrais
» historiens consultent des rôles de plaid et autres registres de
cour, des données de recensements, des cartulaires, des registres
administratifs, etc. La littérature, c'est ce que l'on lit pendant les
vacances » 2. Mais, poursuit fort justement W. Miller, c'est
oublier que tous ces documents-là, y compris la source administrative
d'apparence la plus austère, sont aussi des constructions. Il n'y a pas
de raison a priori de les soupçonner d'être moins « fictifs
» : ils ne sont ni plus ni moins « menteurs » que les sagas.
Mais dans tous les cas, « fictions » et « mensonges » sont
dignes d'études. Voici une raison positive - et une manière -
d'étudier la Heimskringla : cet intérêt porté,
depuis le linguistic turn, au récit même, sans en rejeter
certains, pour délit de « mensonge », dans la catégorie
de « littérature », en considérant parallèlement
qu'il n'est pas de « réalité » extérieure aux
mots et aux discours.
Comme l'a souligné - entre autres - Peter Meulengracht
Sørensen 3, les sagas ne sont pas des textes issus « de
l'imagination de leurs auteurs ou d'idées aléatoires sur le temps
jadis » 4. Elles étaient destinées à
être lues et appréciées ; elles se devaient d'être
cohérentes et de correspondre à l'idée que l'auditoire se
faisait du monde dans lesquelles les sagas se déroulaient. Cela ne
signifie pas que le monde des sagas soit effectivement celui de la Scandinavie
autour de l'an mille ou auparavant. Mais le monde des sagas n'est pas non plus
inventé ex nihilo, il se doit d'être socialement,
culturellement, et historiquement cohérent, autant que faire se peut.
Cette approche des textes ne concerne d'ailleurs pas uniquement les sagas ;
c'est un problème méthodologique bien plus large.
Considérons, par exemple, ces remarques de Dominique
Barthélémy sur les Quatre livres d'histoire de Richer de
Reims : « Mais comment ne pas prendre au sérieux ses conceptions de
l'honneur, qui structurent ses intrigues et peuplent les discours de dialogues
qu'il reconstitue à sa façon ? Car enfin, Richer pourrait-il
imaginer n'importe quoi, sans relation avec le monde auquel il appartient tout
de même que son héros ? Ne connaissait-il pas mieux que Robert
Latouche, son traducteur et détracteur de 1937, les attentes de son
lectorat ? » 5.
Nécessité de « prendre au sérieux
», impossibilité d'« imaginer n'importe quoi »,
importance des « attentes du lectorat » : voilà les points
principaux de la question bien résumés. Pour revenir à la
Scandinavie, une illustration remarquable en est un aspect particulier des
sagas dites « islandaises » : elles sont écrites vers la fin
du XIIe siècle et ensuite, donc bien après la
christianisation de l'Islande, mais les actions qui y sont relatées se
déroulent avant la christianisation. Et les auteurs de sagas, qui, comme
leur public, sont de toute évidence conscients de cette
différence, tentent de reconstruire un monde sans christianisme. On ne
peut que difficilement savoir si cette reconstruction est « juste » ;
mais du moins elle est cohérente. En ce sens, leur oeuvre ne
diffère guère de l'histoire telle que nous la comprenons et
pratiquons aujourd'hui : nous ne pouvons prétendre reconstituer
exactement,
1 Cf. le résumé de l'historiographie de la
Heimskringla chez SVERRE H. BAGGE, Society and Politics in Snorri
Sturluson's Heimskringla, cit., pp. 10-11.
2 WILLIAM IAN MILLER, Bloodtaking and Peacemaking : Feud, Law
and Society in Saga Iceland, The University of Chicago Press, Chicago ;
London, 1996, p. 45.
3 PETER MEULENGRACHT SØRENSEN, «Some
methodological considerations in connection with the study of the sagas»,
in GISLI PÁLSSON (ED.), From Sagas to Society : Comparative
Approaches to Early Iceland , Hisarlik press, Enfield Lock, 1992, pp.
27-41, notamment pp. 28 et 34.
4 Ibid, p. 34.
5 DOMINIQUE BARTHÉLEMY, Chevaliers et miracles : la
violence et le sacré dans la société féodale,
A. Colin, Paris, 2004, p. 26.
seulement approcher, en recherchant, nous aussi, la
cohérence, entre autres choses, mais certainement point la
vérité ou la réalité, si tant est que celles-ci
aient jamais existé.
Cette approche, fondée sur le contexte
d'écriture et de lecture des sagas, semble d'autant plus
appropriée à l'étude de la Heimskringla que,
déjà, Snorri Sturluson en a eu l'idée. C'est du moins ce
que laisse soupçonner son prologue, avec ce passage sur les
poèmes scaldiques :
À la cour du roi Harald se trouvaient des scaldes, et
les hommes se souviennent encore de leurs poèmes, ainsi que des
poèmes au sujet de tous les roi qui ont, depuis ce temps,
régné sur la Norvège ; et nous avons collecté la
majeure partie de nos informations à partir de ce qui est dit dans ces
poèmes qui furent récités devant les princes
[höfðingjunum : chefs, commandants, grands] eux-mêmes
ou leurs fils. Nous tenons pour vrai tout ce qui est dit dans ces poèmes
sur leurs expéditions et batailles. C'est l'habitude des scaldes
d'adresser les plus grandes louanges aux princes en la présence desquels
ils sont ; mais nul n'aurait osé leur attribuer en face des exploits que
toute l'assistance, et le prince lui-même, auraient reconnu comme des
faussetés et des inventions. Cela aurait été moquerie, et
non louange.1
Snorri se base donc sur des conditions de production et de
lecture d'un texte pour estimer sa valeur historique. Bien sûr,
l'idée de ceux qui appliquent aux sagas le linguistic turn dans
une optique ethnologique2 est différente : il s'agit de voir
pourquoi elles disent ce qu'elles disent, sur quelles bases, dans quels cadres,
et dans quels buts ; il ne s'agit pas de croire, encore une fois, que les sagas
« disent la vérité », ce dont ne peut se targuer nulle
source, d'ailleurs. Mais l'on peut en tout cas en retirer quelque chose, car,
si elles sont littérature, tout est littérature, et elles sont de
toute façon document, car tout est document. Ce que l'on en retire
d'important n'est pas une connaissance classique, événementielle,
des faits, mais plutôt une description ethnologique, source remarquable
sur l'époque de ceux qui écrivirent et lurent ces sagas, sur leur
société et leur culture, et non sans intérêt pour
l'époque dont elles traitent, celle-ci ne pouvant que difficilement
être connue autrement.
Demeure cependant un problème irréductible : le
sujet de ce mémoire est « la guerre dans la Heimskringla
», avec un « dans » au sens fort ; il n'est pas et ne peut
pas être « la guerre à l'époque relatée par la
Heimskringla ». Il s'agit bien de l'étude de la parole, de
la vision, du système d'un auteur - comme toujours en histoire. Et, si
la précaution rhétorique ne sera pas toujours prise, pour des
raisons de fluidité, il est bien entendu que tout ce qui sera dit par la
suite de la guerre est basé, sauf mention contraire, sur le récit
de Snorri. Nous ne chercherons pas à « valider » ou «
invalider » son récit, comme cela a été fait par le
passé, dans la tradition positiviste 3, pour savoir si telle
ou telle bataille a bien pu se dérouler à tel ou tel endroit de
la manière dont Snorri le dit ; cela est plus ou moins possible pour des
événements, et intéressant dans une perspective
événementielle, mais on ne peut guère le faire pour ce qui
nous intéresse fondamentalement ici, la pratique de la guerre, les
expériences de la guerre, les représentations de la guerre,
éléments fondamentaux mais difficilement saisissables. Nous
relativiserons, interrogerons, avancerons avec prudence ; mais l'on ne peut
sans doute guère faire autrement. Il n'y a pas, d'ailleurs, à se
désespérer de cette situation, qui est de toute façon
celle de l'historien, et qui, dans le cas particulier des sagas et des conflits
qu'elles relatent, n'a pas empêché l'entreprise d'études
telles que celles de William Miller4 ou Jesse Byock5,
sans parler de la somme From Sagas to Society6, ou, pour ce
qui est de la Heimskringla, du travail incontournable de Sverre
Bagge7, sur lequel je m'appuierai beaucoup pour approcher l'oeuvre
de Snorri Sturluson.
En conclusion, il n'est sans doute pas de meilleure phrase
à citer, à plus d'un titre et dans plus d'un
1 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., p. 4 (Prol. Hkr.).
2 Pour une compilation d'articles de ce type et une excellente
introduction méthodologique, cf. GISLI PÁLSSON (ED.), From
sagas to society, cit.
3 SVERRE H. BAGGE, Society and Politics in Snorri Sturluson's
Heimskringla, cit., p. 5.
4 WILLIAM IAN MILLER, Bloodtaking and peacemaking,
cit.
5 JESSE L BYOCK, Feud in the Icelandic Saga, University
of California press, Berkeley, Calif. ; London, 1982.
6 GISLI PÁLSSON (ED.), From sagas to society,
cit.
7 SVERRE H. BAGGE, Society and Politics in Snorri Sturluson's
Heimskringla, cit.
sens, que celle de Snorri Sturluson lui-même, dans son
introduction : « Et bien que nous ne sachions pas de manière
sûre si ces récits [sur lesquels je me base] sont vrais, nous
savons cependant que d'anciens et savants personnages les ont tenus pour tels.
» 1
1 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., p. 3 (Prol. Hkr.).
Chapitre 1.
Conduire la guerre, entre idéal et
pratique
Comme l'a remarqué S. Bagge, la narration de la
Heimskringla est essentiellement centrée sur les rois
1, et plus globalement sur les grands, les membres d'une
artistocratie 2. Il me semble opportun d'adopter, pour commencer, la
même approche, afin de plonger immédiatement dans un
problème qui ne peut nous quitter : celui du point de vue de Snorri par
rapport à notre sujet - son altitude, sa distance, son angle d'approche.
Les rois étant les principaux protagonistes de Snorri, étudier
leurs actes, leurs expériences, leur place par rapport au
problème et à la pratique de la guerre, c'est exploiter la veine
la plus riche.
La guerre des discours
Beauté physique et habileté aux armes : un
idéal aristocratique
Mais, si l'on suit le récit de Snorri, cette
stratégie a aussi ceci d'avantageux que les rois ne sont pas des
êtres à part, malgré leur place particulière dans le
récit. À la lecture des portraits de grands qui émaillent
la Heimskringla, un élément ressort très
fortement : l'omniprésence des qualificatifs ayant trait à la
beauté, à la force, et à la prouesse 3.
Prenons, pour nous en convaincre, les descriptions de trois rois fort
importants dans la Heimskringla, d'abord Óláf Tryggvason
:
Le roi Óláf était, en Norvège, le
plus excellent des hommes accomplis dans toutes les disciplines
[íþróttamaður 4] que nous
connaissons. Il était plus fort et plus agile que tout autre, et de
nombreux récits existent à ce sujet. Selon l'un d'eux, il
escalada le Smalsarhorn et accrocha son bouclier au sommet de la montagne ;
selon un autre, il aida l'un de ses hommes, qui avait auparavant
escaladé la montagne, et ne pouvait à présent plus ni
monter ni descendre. Le roi alla à lui, le prit sous son bras, et le
ramena en bas. Lorsque ses hommes souquaient à bord du Serpent, le roi
Óláf pouvait marcher sur les rames tout au long du navire. Il
pouvait jongler avec trois dagues, de telle manière que l'une des trois
était toujours en l'air, et il les rattrapait toujours par le manche. Il
maniait l'épée d'une main aussi bien que de l'autre, et pouvait
jeter deux lances à la fois. Le roi Óláf était de
caractère très joyeux et était plein d'entrain. Il
était amical et affable, impétueux en tout,
particulièrement généreux, et s'habillait fort
élégamment. Il était plus brave que tout autre dans les
batailles. Lorsqu'il était en colère, il était fort cruel,
infligeant des tortures à ses ennemis. 5
Ensuite, Óláf le Gros (digre ; il s'agit
de saint Óláf) jeune :
En grandissant, Óláf Haraldsson n'acquit pas une
haute taille, mais fut moyen, bien bâti, et posséda une grande
force. Ses cheveux étaient châtain clair, et son visage large,
avec un teint clair et vermeil. Ses yeux étaient extraordinairement
beaux, clairs et perçants, de telle sorte que de les regarder lorsqu'il
était furieux inspirait la terreur. Óláf était un
homme fort accompli [íþróttamaður,
1 SVERRE H. BAGGE, Society and Politics in Snorri Sturluson's
Heimskringla, cit., pp. 50-60.
2 Pour plus de détails sur cet élément, cf.
Ibid, p. 123 ff.
3 S. Bagge a déjà procédé à
une analyse du « roi idéal » selon Snorri Sturluson ;
cependant, cette analyse étant faite dans une optique d'étude de
la politique et de la société en général, j'ai
jugé bon de procéder ici à une nouvelle analyse avec le
couple guerre/paix comme élément directeur ; pour
compléter ce tableau, cf. Ibid, p. 146 ff.
4 Le terme íþrótt à partir
duquel est composé íþrótta-maðr
(maðr : homme) est ambigu : selon R. Cleasby et G. Vigfusson, il
désigne « [un] accomplissement, [un] art, [un] talent, dans les
temps anciens not. les exercices physiques, mais également le talent
littéraire ». L'on voit déjà ici toute la
complexité des termes ; cependant, la suite du passage cité ici
insiste nettement sur les exercices physiques. Cf. RICHARD CLEASBY; GUDBRAND
VIGFÚSSON, An Icelandic-English Dictionary, Clarendon Press,
Oxford, 1874, p. 320.
5 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., p. 218 (OT ch.85).
à nouveau]. Il tirait fort bien, excellait à la
nage, et nul n'était meilleur que lui au jet de la lance. Il
était talentueux et avait un coup d'oeil sûr pour toutes sortes de
travaux manuels, qu'il fabrique quelque chose pour lui ou pour d'autres. Il
était surnommé Óláf le Gros. Il était, en
paroles, audacieux et éloquent, tôt mature en tous domaines, aussi
bien en force physique qu'en ruse ; et il se rendait sympathique à tous
ses parents et connaissances. Il concourait avec tous dans les jeux, et voulait
toujours être le premier en tout, comme il convenait à son rang et
à sa naissance. 1
Enfin, Harald le Sévère
(harðráði) :
Selon l'opinion de tous, le roi Harald avait
dépassé les autres hommes en ruse et en ressources, qu'il doive
agir dans le feu de l'action ou faire des plans à long terme, pour
lui-même ou pour d'autres. Il était particulièrement adroit
aux armes, et victorieux dans ses entreprises, comme cela fut rapporté
précédemment. Comme le dit Þjóðólf :
Ses téméraires exploits emplirent de terreur
Souvent les habitants du Seeland.
L'audace amène la victoire - comme
Harald en est témoin - à la guerre.
Le roi Harald était un bel homme, d'apparence
princière. Ses cheveux étaient blond clair ; il avait une barbe
blonde, de longues moustaches, et l'un de ses sourcils était plus haut
que l'autre. Ses mains et pieds étaient grands, et dans les deux cas,
bien proportionnés. Il était haut de cinq alnir
2 . Il n'avait pas de pitié pour ses ennemis, et
était enclin à punir durement tous ceux qui s'opposaient à
lui. [...]
Le roi Harald était exceptionnellement avide de pouvoir et
de possessions matérielles de toutes sortes. Il offrait des
présents de prix à ses amis et à ceux qu'il estimait.
3
Ces portraits se combinent et se complètent bien. L'on
en retire toute une série d'éléments tenant aux exploits
physiques et guerriers : l'habileté aux armes est commune aux trois,
mais l'on relève aussi la natation ou l'escalade. Néanmoins,
notons tout de suite que ces traits cohabitent avec d'autres, tout aussi
saillants : la belle apparence, l'intelligence, la cruauté.
Mais une phrase en particulier doit attirer notre attention :
celle mentionnant que le jeune Óláf Haraldsson « voulait
toujours être le premier en tout, comme il convenait à son rang et
à sa naissance ». Elle indique un étalon essentiel auquel
les princes se mesurent, la naissance, mais suggère surtout qu'il y a
compétition. Et en effet, à la lecture de portraits d'autres
grands qui, eux, ne sont pas rois, on ne trouve pas de différence
fondamentale d'avec l'idéal exprimé plus haut. Qu'on se rappelle
du deuxième texte cité en introduction, parlant de Grankel et de
son fils Ásmund Grankelsson : Asmund est « un riche
bóndi », « homme aux nombreux exploits dans le
domaine des exercices virils », quant à son fils, « selon
l'opinion de beaucoup, en termes de beauté, de force, et d'exercices
virils, il était le troisième homme le plus exceptionnel de
Norvège, Hákon, le fils adoptif d'Æthelstân,
étant le premier, et Óláf Tryggvason le deuxième.
» 4 Ainsi, un simple fils de « riche bóndi »,
donc d'un libre propriétaire sans titre autre, est classé
troisième juste derrière deux rois de Norvège, et non des
moindres, semblant par la même occasion surpasser d'autres souverains,
notamment Harald à la Belle Chevelure (hárfagri). Cela
donne l'image d'une élite, certes, mais d'une élite fort
élargie ; notons au passage l'étalon adopté ici, « la
beauté, la force, et les exercices virils » !
Et Ásmund Grankelsson n'est certes pas le seul à
entrer ainsi en compétition avec des rois. Un autre bel exemple en
est le jarl 5 Hákon Sigurðarson, qui
régna un temps en Norvège après la mort de
1 Ibid, pp. 245-246 (OH ch.3).
2 Une alin correspond à une longueur de bras,
soit (et selon les cas) environ 40 ou 45cm, ce qui donnerait à peu
près 2 mètres à Harald le Sévère.
3 Ibid, pp. 660-661 (HHarð ch.99).
4 Ibid, p. 364 (OH ch.106).
5 Le titre de jarl (pluriel : jarlar) est le
plus haut, en-dehors de celui de roi, aussi pourrait-on traduire le mot par
« duc » ou « comte » (earl en anglais, qui en est
directement dérivé), quoique la traduction norroise de
dux soit non pas jarl mais hertogi. Leurs fonctions
autant que leur nombre ne sont pas clairement définies et semblent
varier. Cf. lexique.
Hákon le Bon :
Il y avait une haine si féroce pour le jarl
Hákon parmi les habitants du Trøndelag que nul n'avait le droit
de l'appeler autrement que : « le mauvais jarl ». Et ce nom
lui resta pendant longtemps. Mais la vérité est qu'il avait de
nombreuses qualités propres au commandement : tout d'abord, un glorieux
lignage, ensuite la ruse et la sagacité dans l'exercice du pouvoir, la
vivacité de réaction [röskleik : adroit, habile,
rusé, vif] dans la bataille, ainsi qu'une bonne fortune lui permettant
de remporter la victoire et de tuer ses ennemis. Comme le dit Þorleif
Rauðfeldarson :
Hákon, nous n'avons entendu parler sous
le ciel d'aucun jarl plus vaillant que
toi - mais plus haut parvint ta
gloire par les guerres - pour gouverner.
Neuf princes à Óðinn -
le corbeau se nourrit sur la chair des
hommes abattus - au loin s'étend ton
renom, en vérité - tu envoyas.
Le jarl Hákon surpassait tout le monde en
générosité, et ce fut une grande infortune qu'un prince
tel que lui doive mourir comme il le fit. Mais la raison en était
principalement que le temps était venu où le culte païen et
les idolâtres furent rejetés, et où le christianisme prit
leur place. 1
L'on peut encore citer Ívar le Blanc, contemporain de
Harald le Sévère, et son fils :
Il y avait un homme du nom d'Ívar le Blanc, un
excellent lendr maðr 2 du roi. [...] C'était un
homme exceptionnellement beau. Son fils était nommé Hákon.
De lui, il est dit qu'il était supérieur à tous ses
contemporains en Norvège pour ce qui est de la vaillance
[fræknleik], de la force [afli], et de tous les
accomplissements [atgervi]. Déjà dans sa jeunesse il se
joignait à des expéditions guerrières et acquit beaucoup
de gloire, portant haut son renom. 3
Immédiatement après lui, Snorri nous parle d'Einar
Þambarskelfir (littéralement, « secoue-panse ») et de
son fils Eindriði :
Eindriði avait l'agréable apparence et la
beauté des parents de sa mère, le jarl Hákon et
ses fils, et la stature et la force de son père, Einar, ainsi que les
accomplissements [atgervi] dans lesquels Einar surpassait tous les
autres. Il était le favori de tous. 4
Pour « exceller » et « surpasser tous les
autres » dans ces « accomplissements »
(íþrótt, atgervi, termes dont on a
déjà signalé la polysémie) sans cesse
évoqués, la compétition est donc rude ! L'on pourrait
penser qu'elle n'a lieu que parmi les grands, les lendir menn, et
notamment ceux qui peuvent se targuer d'une ascendance comparable à
celle des rois, ce qui est le cas du jarl Hákon et de ses
descendants, censés remonter, via Harald à la Belle Chevelure et
les Ynglingar, à Óðinn lui-même. Cependant, dans le cas
de Grankel, l'ascendance n'est pas évoquée, alors qu'il est
explicitement comparé à des rois ; et, si l'on se souvient des
deux bandits avec lesquels j'ai levé le rideau, eux non plus ne
semblaient avoir besoin de nulle ascendance glorieuse pour se mesurer
avantageusement à la suite d'Óláf le Gros, ni pour
recevoir de ce dernier la promesse d'un « haut rang ».
Les rois de Norvège apparaissent ainsi dans l'ensemble
du récit de Snorri, qui traite pourtant de leurs vies, comme des
primi inter pares - les pairs en question étant nombreux, et
les rois ayant parfois du mal à maintenir leur première place,
même s'ils ont un avantage ; encore celui-ci varie-t-il selon la
clarté de la succession, le nombre et la force de prétendants
possibles... 5 Notons qu'ils ne disposent pas, par contre, du statut
de monarque sacré dont peut se prévaloir un roi de France ou un
empereur germanique à la même époque : dans la
Heimskringla, le premier roi à être sacré et
couronné par un archevêque en présence de tous les autres
évêques de Norvège et d'un légat pontifical, est
justement le
1 Ibid, pp. 192-193 (OT ch.50).
2 Au pluriel, lendir menn : littéralement «
hommes possessionnés », propriétaires terriens jouissant
d'un statut social assimilable à celui d'une aristocratie ; voir
lexique.
3 Ibid, p. 609 (HHarð ch.39).
4 Ibid, p. 609 (HHarð ch.40).
5 Voir également à ce sujet : SVERRE H. BAGGE,
Society and Politics in Snorri Sturluson's Heimskringla, cit., p.
135.
dernier du recueil, Magnús Erlingsson. Cela
n'empêche d'ailleurs pas, six ans plus tard (1170) un prétendant
au trône de lever une armée, les « Jambes de Bouleau »
(birkibeinar), qui le nomme roi ; il n'est vaincu par Magnús
que sept ans plus tard.
Cette caractéristique institutionnelle est importante,
car elle explique que les rois de Norvège soient sans cesse sous
pression, contraints d'affirmer et de démontrer leur pouvoir royal, y
compris en matière de capacité guerrière. Ce qui explique
que la poésie scaldique, outil de propagande pour les grands
1, mette en avant de tels traits, comme on peut le voir dans les
quelques strophes citées ci- dessus ; et, les poèmes scaldiques
étant l'une des sources de Snorri, ces descriptions se retrouvent dans
la Heimskringla, sous forme de citations ou non. Savoir si Óláf
Tryggvason, Óláf le Gros ou Harald le Sévère
étaient véritablement grands, beaux et accomplis au maniement des
armes n'est guère possible, ni d'ailleurs véritablement
intéressant ; plus important est le fait que c'est ainsi que ces rois
choisissent d'apparaître, ou sont décrits par ceux qui les louent
ou les admirent. Seulement, les souverains ne sont pas les seuls à
être le sujet des poèmes des scaldes - on l'a vu avec le
jarl Hákon - et surtout, ces textes les placent sur un terrain
où ils doivent faire face à la concurrence, plus ou moins
sérieuse, de nombreux autres personnages.
D'ailleurs, posséder les traits qui correspondent
à cet idéal aristocratique n'est pas suffisant à
l'exercice réussi de l'autorité royale. Un exemple, celui des
fils d'Eirík à la Hache Sanglante, résume bien le
problème :
Eirík était un homme grand et beau, fort et
très vaillant [hreystimaður], un guerrier éminent et
victorieux, de disposition violente, cruelle, fruste, et taciturne. Gunnhild,
sa femme, était très belle, rusée et adroite en magie,
amicale en paroles, mais pleine de tromperie et de cruauté. Ceux qui
suivent étaient les enfants d'Eirík et de Gunnhild. Gamli
était l'aîné, ensuite venaient Guthorm, Harald,
Ragnfröð, Ragnhild, Erling, Guðröð, Sigurð Slefa.
Tous les enfants d'Eirík étaient beaux et prometteurs.
2
Ces derniers traits ressemblent décidément
à des topoï... Mais Eirík, malgré ses
qualités, ne parvient pas à obtenir la couronne contre son
frère Hákon le Bon ; quant à ses fils, quoiqu'ils
réussissent à l'obtenir, ils ne la gardent pas longtemps. Plus
loin, il est dit d'eux :
Les fils de Gunnhild avaient été baptisés
en Angleterre, comme cela a été dit. Mais lorsqu'ils
accédèrent au gouvernement de la Norvège, ils ne
réussirent pas à en convertir les habitants, et tout ce qu'ils
firent fut de détruire les temples païens et de faire cesser les
sacrifices ; et cela leur attira beaucoup de rancoeur. Il y eut de mauvaises
récoltes pendant leur règne, car il y avait de nombreux rois,
chacun ayant sa suite autour de lui. Ils demandaient beaucoup pour leur
entretien, ils étaient fort voraces et ne respectaient pas les lois
qu'avait établies le roi Hákon, sauf lorsque cela était
à leur avantage. C'étaient tous des hommes très beaux,
forts et de haute stature, et accomplis dans tous les domaines
[íþróttamenn]. Comme le dit Glúm Geirason
dans la drápa qu'il composa au sujet de Harald, le fils de
Gunnhild :
Le bâton d'effroi
Des dents de Hallinskidi 3,
Lui qui souvent surpassait les rois
Pratiquait douze disciplines.
Souvent les frères étaient ensemble, mais parfois
ils allaient chacun de leur côté. Ils étaient cruels
1 « La poésie panégyrique est propagandiste
en ce sens que, à de rares exceptions près, elle met en avant une
idéologie militaire, glorifie le dédicataire et ses hommes, et,
parfois, appuie des revendications territoriales. » DIANA WHALEY, «
Skaldic Poetry », in RORY MCTURK (ED.), A Companion to Old
Norse-Icelandic literature and culture, Blackwell Publishing, Malden,
2007, p. 482.
2 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., p. 95 (HHárf ch.43).
3 Les dents de Hallinskidi étaient en or ; le prince
est leur « bâton d'effroi » car il distribue
généreusement l'or. Pour cette strophe, je cite la traduction et
reprends les explications de François-Xavier Dillmann dans SNORRI
STURLUSON, Histoire des rois de Norvège : Heimskringla.
Première partie, Des origines mythiques de la dynastie à la
bataille de Svold, Gallimard, Paris, 2000, p. 207.
et courageux, de grands guerriers, et souvent victorieux.
1
Le pain, la paix...
Régis Boyer a affirmé que le rôle
principal des rois scandinaves était d'assurer « le bonheur
matériel et moral de son peuple », et notamment les bonnes
récoltes 2. Il s'appuie en cela sur leur rôle de
sacrificateurs, et, à défaut de réussir dans ce dernier,
de sacrifiés. Presqu'à l'image d'un des fils d'Eirí k que
nous venons d'évoquer, Erling, tué par des boendr
3 excédés par des taxes trop lourdes,
combinées aux mauvaises récoltes mentionnées ci-dessus.
4
Dans la première saga de la Heimskringla, la
Ynglinga saga, nous voyons bien apparaître le modèle du
roi-nourricier avec les successeurs du roi-dieu Óðinn,
Njörð et Frey :
Après lui, Njörð de Nóatún prit
le pouvoir sur les Suédois et continua les sacrifices. Alors les
Suédois l'appelèrent leur roi, et il reçut leur tribut.
Sous son règne, une bonne paix [friður allgóður]
prévalut et toutes sortes de récoltes donnèrent de si bons
résultats que les Suédois crurent que Njörð avait tout
pouvoir sur les récoltes et la prospérité des hommes.
[...] Njörð mourut dans son lit. Il se fit marquer du signe
d'Óðinn [une lance] avant de mourir. Les Suédois
brûlèrent son corps et se lamentèrent amèrement sur
sa tombe.
Après Njörð, Frey accéda au pouvoir. Il
fut appelé roi par les Suédois et reçut tribut de leur
part. Il était grandement aimé et béni par l'abondance
[ársæll], comme son père. [...] Sous son
règne apparut ce que l'on appelle la Paix de Fróði. Il y
avait de bonnes récoltes dans tous les pays en ce temps-là. Les
Suédois attribuèrent cela à Frey. Et il fut
vénéré plus que tout autre dieu car sous son règne,
grâce à la paix et aux bonnes récoltes, la vie des
habitants du pays fut meilleure qu'auparavant. 5
Particulièrement intéressant pour nous est le
lien qui est fait entre la paix et les bonnes récoltes ; le
roi-nourricier serait donc également un roi de paix, modèle
apparemment en contradiction avec les portraits cités plus haut,
où les rois - et les princes - étaient décrits comme non
seulement habiles à la guerre, mais également comme «
victorieux ». L'on pourrait tenter de résoudre le problème
en proposant que le prince idéal est celui qui maintient la paix, mais
est capable si nécessaire d'affronter victorieusement ses ennemis ;
cependant, cela ne correspond guère plus avec nos portraits de grands,
où la participation des princes à la guerre ne semble pas du tout
vue comme un « mal nécessaire ». Surtout, cela ne correspond
pas avec les actes de ces rois tels que décrits par la
Heimskringla : la plupart multiplient les expéditions
guerrières, notamment ceux que nous avons cités. Pour ne parler
que de lui, il est bien connu que Harald le Sévère est mort
à la bataille de Stamford Bridge, en 1066, alors qu'il tentait d'envahir
l'Angleterre.
L'impression d'une contradiction, et plus
précisément d'une tension, se renforce si nous étudions
plusieurs passages qui évoquent des désirs de paix et des
réclamations en ce sens, parfois fortes, adressées à des
rois :
Les boendr de Vík assemblés
déclarèrent qu'il n'y avait qu'un moyen de résoudre leur
problème, et c'était que les rois [de Norvège et de
Suède] parviennent à un arrangement et fassent la paix entre eux.
Ils dirent qu'il leur était dommageable que les rois s'affrontent l'un
l'autre. Mais nul n'osait porter hautement cette requête devant le roi.
Ils prièrent donc Bjorn le Maréchal [stallari] de parler
pour eux au roi et de lui demander d'envoyer des messagers rencontrer le roi
suédois pour lui offrir de parvenir à quelque sorte
d'arrangement. Bjorn était réticent et demanda qu'on l'en
dispense, mais nombre de ses amis l'implorèrent à ce sujet. Enfin
il promit d'aborder la question devant le roi, mais dit qu'il
soupçonnait que le roi n'apprécierait pas d'avoir à
céder face au roi
1 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., p. 131 (HGráf ch.2).
2 RÉGIS BOYER, La religion des anciens
Scandinaves, Payot, Paris, 1981, p. 106 ff.
3 Au singulier bóndi : homme libre et
propriétaire de sa terre, franc-tenancier. Voir lexique.
4 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., p. 142 (HGráf ch.16).
5 Ibid, pp. 13-14 (YS ch.9-10).
suédois, même sur un seul point. 1
Bjorn le Maréchal formule bien, ici, un avis selon
lequel ce désir de paix de la part des boendr de Ví k
(qui en situation frontalière entre la Norvège et la
Suède) est en contradiction avec la politique du roi, en l'occurrence
d'Óláf le Gros. Mais le roi de Suède dont il est question
doit faire face à une opposition bien plus sérieuse encore, lors
d'une assemblée à Uppsala où Bjorn le Maréchal,
soutenu par un magnat local, est venu présenter les offres de paix du
roi de Norvège. Le roi de Suède les rejette violemment ; alors
Þorgný, le logsogumaðr 2, se lève
et tient, selon Snorri, le discours suivant :
« Différente est à présent la
disposition des rois suédois, par rapport à ce qu'elle fut par le
passé. Þorgný, le père de mon père, se
souvenait d'Eirík Emundarson, roi à Uppsala, et rapportait de lui
que, dans ses meilleures années, il faisait une levée
[leiðangur] chaque été et menait des
expéditions vers diverses régions, se soumettant la Finlande et
le Kirjálaland [la Carélie], l'Eistland [l'Estonie] et le Kurland
[la Courlande], et de vastes étendues d'autres terres orientales. Et
l'on peut encore voir les fortifications et autres grands ouvrages qu'il fit
[là-bas] ; et il n'était pas si hautain qu'il refuse
d'écouter des hommes qui avaient d'importantes questions à
discuter avec lui. Þorgný, mon père, suivit longtemps le
roi Bjorn, et il connaissait sa manière de faire avec les hommes. Et
tant que Bjorn vécut, son domaine fut florissant et jamais ne fut
réduit. Ses amis trouvaient qu'il était aisé de traiter
avec lui. Moi-même, je puis me souvenir du roi Eirík le
Victorieux, car je fus avec lui dans de nombreuses expéditions
guerrières. Il augmenta le domaine des Suédois et le
défendit vaillamment. Il était aisé de lui adresser des
conseils. Mais le roi que nous avons à présent ne permet à
personne d'oser lui parler, sauf au sujet de ce que lui-même veut que
l'on fasse ; et de cela seul il se préoccupe, mais laisse des pays qui
lui doivent tribut faire défection, par son manque d'énergie et
d'initiative. Il a pour ambition de conserver le gouvernement de la
Norvège sous son pouvoir, ce qu'aucun roi suédois n'a jamais
convoité auparavant, et cela cause des problèmes à
beaucoup. À présent, c'est la volonté de nous autres
boendr que tu fasses la paix avec Óláf le Gros, le roi
de Norvège, et que tu lui donnes ta fille en mariage. Et si tu veux
conquérir à nouveau les régions de l'est que tes parents
et ancêtres ont possédées avant toi là-bas, alors
nous te suivrons dans cette entreprise. Mais si tu ne fais pas comme nous te le
disons, nous nous lèverons contre toi et te tuerons, et ne
tolérerons pas ton hostilité et ton irrespect des lois. »
Alors les gens de l'assemblée frappèrent leurs
armes l'une contre l'autre et firent un grand vacarme [d'approbation]. Alors le
roi se leva et dit qu'il suivrait la volonté des boendr en
toute affaire, comme tous les rois suédois l'avaient fait, laissant les
boendr tenir conseil avec eux sur les sujets qu'ils désiraient.
Alors les murmures parmi les boendr cessèrent. 3
L'on retrouve dans la bouche de Þorgný les
motivations des boendr de Ví k : la guerre du roi de
Suède « cause des problèmes à beaucoup ». Mais
en même temps, nous pouvons voir tout ce qu'il y a de complexe dans cette
réclamation pour la paix : l'argument essentiel de Þorgný
est que cette guerre est déraisonnable, non conforme aux coutumes et aux
habitudes. Par contre, Þorgný loue les expéditions des
précédents rois promet le soutien des boendr dans le cas
où le roi de Suède accepterait de se tourner vers « ces
terres à l'est que [ses] parents et ancêtres ont
possédées ». Traverser la Baltique pour attaquer les Finnois
ou les Slaves ne paraît pourtant pas être une petite gêne
pour ceux qui pratiquent l'agriculture ! Cette dernière n'est d'ailleurs
pas la seule à être éventuellement perturbée par la
guerre, comme l'évoque le récit de cette discussion entre
Óláf le Gros et le jarl Rognvald, magnat suédois
du Götaland ou Gautland, région frontalière :
Là ils abordèrent de nombreuses questions,
notamment les relations hostiles entre le roi de Norvège et le roi de
Suède ; et tous deux déclarèrent, conformément
à la vérité, qu'il était ruineux aussi bien pour
les habitants de Vík que pour ceux du Gautland qu'il n'y ait aucune
occasion de négoce pacifique entre les deux pays. Et à cet effet,
ils conclurent une paix entre eux jusqu'au prochain été.
4
1 Ibid, p. 299 (OH ch.68).
2 Littéralement « diseur de loi ». En Islande,
son rôle était de présider l'assemblée
(þing) et de réciter une partie des lois à
l'ouverture de celle-ci. Voir lexique.
3 Ibid, pp. 320-321 (OH ch.80).
4 Ibid, p. 298 (OH ch.67).
Que conclure, alors, sur les attentes quant à
l'attitude des rois par rapport à la guerre ? Quel est l'idéal-
type - et en existe-t-il un seul ? Est-ce la figure mythologique, religieuse,
divine même du roi- nourricier, du roi propitiatoire ? Est-ce le
personnage du roi respectueux des coutumes et des traditions, pour ainsi dire
d'un mos maiorum ? Est-ce la personne plus prosaïque du roi dont
la politique a le bon goût de ne pas (trop) perturber l'agriculture et le
commerce ? Ou est-ce autre chose encore, une image plus réceptrice
à ce que nous avions observé précédemment : la mise
en scène d'un idéal aristocratique nettement, quoique non
exclusivement, guerrier ?
Dans The Viking Achievement, Peter Foote et David
Wilson se basent non plus sur le contenu des sources, mais sur leur
quantité pour émettre le jugement suivant : « La paix et la
prospérité étaient appréciées - et il y a
des légendes sur les grands et bons rois sous les justes règnes
desquels le pays était prospère. Cependant, il est parlant que,
de tous les rois de Norvège, on a retenu le moins de choses du
règne d'Óláf le Calme, qui régna en paix de 1066
à 1093, tandis qu'on a retenu, ou inventé, le plus de choses sur
les règnes des deux puissants vikings missionnaires, Óláf
Tryggvason et saint Óláf, qui régnèrent pendant
moins de vingt ans à eux deux » 1. Cela concerne
directement la Heimskringla : Óláf le Calme fait l'objet
de huit chapitres plutôt courts, tandis qu'Óláf Tryggvason
est gratifié de 113 chapitres ; quant à la Saga de saint
Óláf, morceau de bravoure de la Heimskringla, elle
compte 251 chapitres. Il est quasiment incontestable qu'il y a un « effet
de sources » en faveur des deux Óláf « agités
», si j'ose dire, et au détriment d'Óláf le Calme.
Certains passages de la Heimskringla permettent de
donner à cet effet de sources une signification, presque une
idéologie - en apparence du moins. En voici un exemple magnifique, le
chapitre 76 de la Saga de saint Óláf, dans lequel ce
dernier rencontre et évalue, pourrait-on dire, ses demi-frères,
les jeunes fils de sa mère :
L'on nous rapporte qu'alors que le roi Óláf
était à ce banquet, sa mère, Ásta, lui amena ses
enfants pour les lui montrer. Le roi mit sur l'un de ses genoux son
[demi-]frère Guthorm, et sur l'autre genou, son autre
[demi-]frère, Hálfdan. Le roi regarda les jeunes garçons
en fronçant les sourcils et en montrant une expression de colère.
Alors les garçons gémirent. Ensuite Ásta lui amena son
plus jeune fils, nommé Harald. Il avait alors trois ans. Le roi le
regarda en fronçant les sourcils. Mais il lui fit face. Alors le roi
prit le garçon par les cheveux et les tira. Le garçon attrapa la
moustache du roi et la tordit. Alors le roi dit : « Tu seras sans doute
vindicatif lorsque tu seras adulte, parent. »
Un autre jour le roi, accompagné de sa mère, se
promenait dans la propriété. Ils s'approchèrent d'une
quelconque mare, et là étaient les jeunes Guthorm et
Hálfdan, les fils [d'Ásta], en train de jouer. Ils avaient
fabriqué de grosses fermes et granges, avec nombre de bétail et
de moutons, et jouaient avec. Non loin de là, dans une anse boueuse de
la mare, était assis Harald qui jouait avec des morceaux de bois, et en
faisait flotter une multitude sur l'eau. Le roi lui demanda ce qu'ils
étaient. Il répondit que c'étaient ses vaisseaux de
guerre. Alors le roi rit et dit : « Il se peut fort bien, parent, que le
temps viendra où tu commanderas des vaisseaux. »
Alors le roi appela Hálfdan et Guthorm, leur disant de
venir à lui. Il demanda à Guthorm : « Que
désirerais-tu le plus avoir, parent ?
« Des champs », répondit-il.
Le roi dit : « De quelle taille voudrais-tu que ce champ
soit ? »
Il répondit : « Je voudrais faire ensemencer toute
cette péninsule chaque été. » Il y avait là
dix fermes.
Le roi répondit : « Cela donnerait beaucoup de grain.
» Puis il demanda à Hálfdan ce qu'il désirerait le
plus avoir.
« Des vaches », répondit-il.
Le roi demanda : « Combien de vaches voudrais-tu
posséder ? »
Hálfdan répondit : « Tellement que, lorsqu'on
les mènerait boire, elles se tiendraient en rangs serrés tout
autour de cette mare. »
Le roi répondit : « Vous voulez tous les deux avoir
de grandes fermes, comme votre père. » Puis le roi demanda à
Harald : « Et que désirerais-tu le plus avoir ? »
« Des húskarlar 1 »,
répondit-il.
Le roi demanda : « Et combien ? »
« Tellement qu'ils mangeraient toutes les vaches de mon
frère Hálfdan en un seul repas. »
Le roi rit et dit à Ásta : « De lui, tu feras
sûrement un roi, mère. » L'on ne nous dit pas ce qu'ils se
dirent d'autre. 2
Il faut savoir que ces trois fils, Ásta les as eus avec
Sigurð Sýr, roi ou plutôt « roitelet »
d'Hringaríki, « un fermier très efficace »
3. Lorsque la Heimskringla décrit Óláf
revenant chez sa mère et son père adoptif après une
jeunesse passée en expéditions vikings, et dévoilant son
intention de devenir roi de Norvège, Sigurð Sýr l'exhorte
à la prudence dans une entreprise qu'il décrit comme dangereuse.
Mais sa mère Ásta, elle, tient ce discours :
« Pour ce qui me concerne, mon fils, je te dirai que je
ressens de la joie pour toi, et d'autant plus que tu prospères
davantage. Je n'épargnerai rien de ce que je possède pour t'aider
dans ton entreprise, quoique mes conseils ne soient pas d'une grande aide. Mais
si le choix m'était donné, je préférerais te voir
devenir roi suprême de la Norvège, même si tu ne vivais pas
davantage qu'Óláf Tryggvason pour la gouverner, plutôt que
tu ne sois pas un roi plus grand que Sigurð Sýr et que tu meures de
vieillesse. » 4
Les paroles attribuées à la mère et au
fils semblent se bien combiner pour former une idée cohérente :
ce n'est pas vraiment être roi que n'être « pas un roi plus
grand que Sigurð Sýr », en possédant, comme le fait le
père et comme le veulent ses fils Hálfdan et Guthorm, de grands
champs et troupeaux, et en ayant un caractère prudent,
réservé, de « fermier très efficace ».
Être roi, c'est, comme Óláf le Gros et comme son
demi-frère Harald, avoir un caractère « vindicatif » et
ambitieux, ne rien vouloir de moins que d'être « roi suprême
de la Norvège », et posséder nombre de vaisseaux de guerre
et de húskarlar - qui, notons-le au passage, dévorent
les troupeaux des agriculteurs !
Le moment est sans doute bien choisi pour se remémorer
les strophes des Hávamál citées en introduction,
où meurent bétail et parents, mais non point le renom acquis par
des exploits fameux 5. L'on pourrait appliquer ces strophes comme
une prophétie à ces rois et fils de roi, Óláf le
Gros, Guthorm Sigurðarson, Hálfdan Sigurðarson, et Harald
Sigurðarson : de Guthorm et Hálfdan, ceux qui désiraient des
champs et... du bétail, la Heimskringla ne parle plus ; tandis
qu'Óláf connaît une apothéose - d'un point de vue
chrétien au moins - en étant tué à la bataille de
Stiklestad (Stiklarstaðir) et en devenant le « roi
éternel » de la Norvège ; et le Harald que nous venons de
voir rêver à des navires de guerre et à des
húskarlar est le futur roi Harald le Sévère.
Il suffirait alors de laisser à Magnús aux Jambes
Nues (berfoetts) le soin de conclure : tué au combat à
environ trente ans, alors qu'il menait une expédition en Irlande, il
avait, selon Snorri, cette habitude :
Il est rapporté que lorsque ses amis lui dirent qu'il se
comportait souvent imprudemment lors de
ses expéditions à l'étranger, il
répondit : « Un roi est fait pour les exploits glorieux, non pour
une
longue vie. » 6
Tableau lapidaire, vigoureux, convoquant aisément, sans
doute, nombre d'images épiques... Trop aisément peut-être.
Revenons au cas d'Óláf le Calme et à ses huit courts
chapitres. Voici le portrait avec lequel Snorri ouvre cette très courte
saga :
Óláf était un homme imposant sous tout
rapport, et bien proportionné. Tous sont d'accord
pour dire que nul ne vit jamais un plus bel homme, ni une
apparence plus princière. Il avait des
1 Au singulier húskarl ; littéralement,
« homme de la maisonnée », ce qui peut signifier aussi bien un
serviteur qu'un membre de la hirð (q.v.) d'un grand, notamment
d'un roi. Voir lexique.
2 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., pp. 314-315 (OH ch.76).
3 Ibid, p. 245 (OT ch.1).
4 Ibid, p. 271 (OH ch.35).
5 HENRY ADAMS BELLOWS (TRAN.), The Poetic Edda, cit., p.
44.
6 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., p. 687 (MB ch.26).
cheveux blonds et soyeux, d'une grande beauté, et une
belle peau. Ses yeux étaient exceptionnellement beaux, et ses membres
bien formés. En règle générale, il était peu
loquace, et parlait peu aux assemblées. Mais il était joyeux et
buvait beaucoup, discutait volontiers et agréablement, et, pendant son
règne, fut enclin à la tranquillité. Comme le dit Stein
Herdísarson :
Ses terres, le seigneur des habitants du Trøndelag
- ses hommes apprécient cela -
fort capable de prouesse -
volontairement, laisse en paix.
Hautement ils le louaient d'apaiser
les querelles dans son propre pays
tandis qu'il effraie les Anglais.
- Óláf sous le ciel. 1
Remarquons d'abord qu'Óláf le Calme est
décrit comme possédant tous les traits de l'idéal-type
aristocratique : beau, grand, bien proportionné... La nouveauté
étant qu'il est dit « enclin à la tranquillité
». Mais la strophe qui suit, et fait partie d'un poème
intitulé Óláfs drápá, complique ce
commentaire. En effet, elle précise qu'Óláf le Calme est
« fort capable de prouesse » ; mais « volontairement, il laisse
ses terres en paix », « ce qu'aiment bien ceux de sa suite ».
Nous aurions ainsi une illustration du cas hypothétique
évoqué plus haut : l'idéal du prince capable de combattre
et de remporter la victoire, mais qui préfère maintenir la paix
autant que possible. Óláf le Calme en serait néanmoins le
seul représentant dans toute la Heimskringla. Par ailleurs,
l'on pourrait expliquer le déséquilibre quantitatif entre la
Saga d'Óláf le Calme et la Saga de saint
Óláf ou la Saga d'Óláf Tryggvason par
un effet de source de la part de Snorri lui-même : comme il se concentre
essentiellement sur les conflits, les enjeux de pouvoir, le règne
d'Óláf le Calme, s'il a véritablement laissé un
souvenir de « calme », ne présente guère
d'intérêt comme cas d'étude. D'ailleurs, la phrase par
laquelle Snorri conclut sa Saga d'Óláf le Calme ne
simplifie pas les choses : « En tant que roi, il était très
aimé, et durant son règne la Norvège crût grandement
en richesse et en honneur » 2. Il semble alors qu'il soit
inutile d'être belliqueux pour acquérir ce « renom »
dont parlent les Hávamál... L'on se souvient pourtant du
jugement d'Óláf le Gros sur ses deux demi-frères «
enclins à la tranquillité » ! Comment démêler
cet écheveau d'attitudes idéales du souverain par rapport
à la guerre, qui semblent à la fois se croiser et se heurter ?
L'épisode qui suggère le mieux la solution est,
à mon avis, la compétition orale (mannjafnaðr) entre
les rois Sigurð le Croisé (jórsalafari ;
littéralement « qui est allé à Jérusalem
») et son frère Eystein. Après avoir échangé
des répliques touchant à des éléments qui nous sont
familiers désormais - les exploits physiques d'abord, puis l'apparence,
puis la ruse et la connaissance des lois - ils en viennent à leurs hauts
faits :
Le roi Sigurð dit : « C'est l'opinion des hommes que
l'expédition au loin que j'ai entreprise a été assez digne
d'un prince. Pendant ce temps, tu restais à la maison, comme si tu
étais la fille de ton père. »
Le roi Eystein répondit : « Tu en viens maintenant
au fait. Je n'aurais pas lancé cette controverse si je n'avais pas une
réponse à cela. Il me semble plutôt que c'est moi qui t'ai
doté, comme si tu étais ma soeur, avant que tu puisses lancer
cette expédition. »
Le roi Sigurð dit : « Tu as probablement entendu dire
que j'ai livré de très nombreuses batailles en Serkland
[littéralement « pays des Sarrasins », Afrique], comme tu le
sais probablement, et que je remportai la victoire dans chacune d'entre elles,
et acquis toutes sortes d'objets de valeur, comme nul n'en a jamais vu dans
notre pays. J'ai été tenu en la plus haute estime où que
j'aille, chaque fois que je rencontrai les hommes du plus haut rang ; tandis
que toi, je pense que tu n'as jamais été qu'un casanier.
Le roi Eystein répondit : « J'ai entendu dire que tu
avais livré quelques combats au loin ; mais
plus utile pour notre pays a été ce que j'ai fait
pendant ce temps. J'ai bâti cinq églises à partir des
1 Ibid, p. 664 (OK ch.1).
2 Ibid, p. 667 (OK ch.8).
fondations [jusqu'au clocher], et j'ai construit un port dans
l'Agðanes, là où auparavant la côte était
dépourvue de port, et à un endroit où chacun doit passer
s'il fait voile vers le nord ou le sud en suivant la côte. De plus, j'ai
érigé le phare dans le détroit de Sinholm et la salle
[royale] de Bergen, tandis que tu passais des Maures par le fil de
l'épée en Serkland et les envoyais au diable. Je considère
cela peu profitable à notre pays. »
Le roi Sigurð dit : « Au cours de cette
expédition, à son apogée, j'ai fait route jusqu'au
Jourdain et l'ai traversé à la nage. Et au-delà, sur la
rive, il y a un buisson, et là j'ai fait un noeud sur lequel j'ai dit
des mots, de telle sorte que tu devais le dénouer, frère, ou bien
subir les mots que j'ai dits dessus 1 . »
Le roi Eystein dit : « Ce noeud que tu as noué
pour moi, je ne le déferai pas ; mais j'aurais pu nouer ce même
noeud pour toi, et tu aurais été plus incapable encore de le
défaire : à savoir, lorsqu'avec un seul vaisseau tu as
rencontré ma flotte, au moment où tu es revenu au pays. »
Après quoi ils cessèrent de parler, et tous deux
étaient furieux. Plusieurs choses advinrent dans leurs relations
mutuelles qui montraient que chacun se mettait en avant, lui-même et ses
prétentions, et que chacun voulait être le premier ; cependant la
paix fut maintenue entre eux deux tant qu'ils vécurent. 2
Snorri nous livre bien l'enjeu de la joute verbale : «
chacun voulait être le premier ». L'on voit comment chacun des deux
« combattants » procèdent à cet effet : Sigurð
ouvre le feu en se situant dans un registre tout à fait conforme
à un idéal aristocratique marqué par un fort
élément guerrier, ce qu'il avait d'ailleurs déjà
suggéré auparavant dans le dialogue. C'est l'occasion pour lui de
traiter son adversaire avec un mépris marqué : il se serait
comporté « comme [s'il] avait été la fille de son
père ». Mais Eystein n'en est pas démonté pour autant
; il trouve le moyen de mettre à son tour en doute la virilité de
son contradicteur 3, grâce au fait que c'était lui,
Eystein, qui avait fourni à Sigurð les navires nécessaires
à son expédition vers Jérusalem. Ensuite, vient
véritablement la comparaison de ce qui a été accompli par
l'un et l'autre. Sigurð reste dans un domaine guerrier, avec ses «
très nombreuses batailles », mais il brandit également le
prestige qu'il a récolté au cours de son expédition, ainsi
que les richesses qu'il en a rapportées : la guerre et les fruits de la
guerre. Eystein riposte par un discours fondé sur l'utilité de
son oeuvre de bâtisseur, comparée à l'utilité qu'il
y a pour la Norvège à avoir « envoyé [des Maures] au
diable » : c'est, sinon l'idéal de paix, du moins celui de
modération et de raison utilisé contre ce que Sigurð
présente comme une quête réussie de gloire, mais qui sonne
dans la bouche d'Eystein comme de l'aventurisme. Mais la fin de la joute est
tout aussi intéressante. Sigurð utilise contre Eystein le fait qu'il
est allé bien plus loin que lui, au-delà du Jourdain ; alors,
Eystein répond au ruban de Sigurð - son gage, pourrait-on dire en
termes chevaleresques - par une menace de violence à peine
voilée, quoiqu'elle soit rétrospective : lui, Eystein, aurait pu
faire un sort à Sigurð lorsqu'il est revenu de son expédition
avec un seul vaisseau et a rencontré la flotte d'Eystein. Ainsi Eystein
finit-il tout de même par invoquer sa puissance, sa capacité
à la violence pour avoir raison contre Sigurð.
La solution recherchée n'est-elle pas là, dans
la perspective du discours, donc de la situation dans laquelle se trouve celui
qui est à la fois locuteur (auteur d'un discours a priori ou
a posteriori) et acteur (en ce sens qu'il met en scène un
discours, mais également agit, les deux actions se confondant) ? Une
série, assez large d'ailleurs, de champs lexicaux sont donnés -
parmi lesquels le registre guerrier - mais l'on peut les articuler de diverses
façons pour se présenter comme prince idéal, ou
présenter son adversaire comme anti-idéal. Dans le discours de
Sigurð le Croisé, le fonctionnement articulatoire est bien visible :
un moteur, l'expédition guerrière ; deux engrenages
entraînés par ce dernier, le prestige et
1 Le texte dit : fórmala, soit «
préambule, prière, stipulation » ; L. M. Hollander
interprète cela comme « un défi », tandis que Samuel
Laing, dans sa traduction de 1844, traduit par « une malédiction,
un sort ».
2 Ibid, pp. 703-704 (Msyn ch.21).
3 C'est un élément classique d'un autre genre de
dialogue fort proche : la senna ou échange d'insultes. Voir
notamment, à titre d'exemples, le
Hárbarðsljóð (HENRY ADAMS BELLOWS (TRAN.),
The Poetic Edda, cit., pp. 121-137) et la Lokasenna
(Ibid, pp. 151-173). Au sujet de ces genres, cf. ERIC CHRISTIANSEN,
article « Senna-Mannjafnaðr », in PHILLIP PULSIANO (ED.),
Medieval Scandinavia : an encyclopedia, Garland, New York, 1993, pp.
567-569.
le butin. Il ne serait donc pas possible de
démêler l'écheveau, tout simplement parce que chaque
acteur-locuteur l'emmêle et le tisse de manière à ce qu'il
soit cohérent dans et à sa situation. Ici se pose, à
nouveau, la question de l'effet de source : n'est-ce pas Snorri qui, avec ses
discours et ses paroles fabriquées 1 - comme chez Thucydide - nous donne
cette image d'une éloquence capable de jongler avec les idéaux,
qu'en fait ses personnages n'auraient pas possédée ? Question
insoluble... Cette dernière possibilité doit bien demeurer
à l'esprit. Mais il me semble néanmoins que l'alternative - des
locuteurs-acteurs capables, au moins dans une certaine mesure, de manipuler ces
articulations, de faire de l'idéal-type un jeu de Meccano 2 - n'est pas
si improbable qu'on doive la rejeter.
Fins et moyens : la générosité du
prince
Si nous trouvons, comme dans le discours de Sigurð le
Croisé, des éléments d'articulation, il n'est que logique
de les chercher non pas seulement dans les paroles, mais aussi dans les actes
et les systèmes touchant à notre sujet, à savoir au fait
guerrier ; et surtout de rechercher si ces articulations ne peuvent pas en
venir, d'engrenage en poulie, à refermer la coupure que semblent
supposer aussi bien Régis Boyer que Peter Foote et David Wilson entre le
roi de paix et de prospérité, et le roi viking, le roi de
guerre.
Laissons à nouveau Sigurð le Croisé nous
suggérer une voie de recherche : le prestige, et, surtout, le butin.
Dans le cas de Sigurð le Croisé, le butin est un
élément de jonction à plus d'un titre. D'une part, comme
on l'a dit déjà, il découle de l'expédition
guerrière, mais permet de la relier à un résultat
matériel. D'autre part, justement, nous pouvons dire, ou du moins poser
l'hypothèse, que c'est le butin qui fait le lien entre Jérusalem
et la Norvège. Sigurð commence son offensive contre Eystein en
disant : « c'est l'opinion des hommes [mál manna,
littéralement : « parole des hommes »] que l'expédition
au loin que j'ai entreprise a été assez digne d'un prince
[höfðingleg, « princière, noble »]. »
Cette « opinion » est un élément essentiel ; on la
trouvait déjà au sujet d'Ásmund Grankelsson, qui
était « selon l'opinion de beaucoup [...] le troisième homme
le plus exceptionnel de Norvège... » 3. Or, dans le cas
de Sigurð le Croisé, comment peut être apportée la
preuve de ses combats bien loin de la Norvège, sur le chemin de
Jérusalem ? Qu'est-ce qui peut les manifester aux yeux de ces «
hommes », sinon ces « nombreuses choses de valeur, comme l'on n'en a
jamais vu en nos contrées » ?
Mais peut-être Sigurð le Croisé est-il un cas
quelque peu particulier, et mes suppositions sur les fonctions de son riche
arroi, encore trop liées aux discours et aux symboles. Voyons, alors, si
nous pouvons trouver au butin de guerre d'autres usages. Snorri décrit
notamment la très impressionnante arrivée de Sigurð à
Constantinople, au cours de laquelle il manifeste son opulence 4 ; et à
plusieurs reprises, la mise d'un personnage est évoquée comme un
trait princier. Une autre anecdote le suggère bien : au début de
la Saga d'Óláf Tryggvason, Óláf, qui n'est pas
encore roi de Norvège et mène des expéditions vikings par
le monde, entend parler d'un ermite que l'on dit capable de prédire
l'avenir. Désireux de tester les capacités de ce dernier,
Óláf lui envoie un de ses hommes, « l'un de ses plus beaux
et de ses plus grands, l'habillant de façon splendide
»5, en disant à cet homme de se présenter comme
étant Óláf Tryggvason. Voici donc comment tenter de faire
passer quelqu'un pour un prince : le choisir beau, grand, et le bien habiller.
Ce n'est d'ailleurs guère surprenant. Mais ajoutons qu'au
1 SVERRE H. BAGGE, Society and Politics in Snorri Sturluson's
Heimskringla, cit., pp. 61-62.
2 D'ailleurs, l'idéal-type étant une
construction sociologique, et non un élément trouvé tel
quel, pourquoi ne pas imaginer que les locuteurs-acteurs eux-mêmes sont
capables d'un processus comparable à celui décrit par Max Weber :
« Un idéal-type est formé par l'accentuation
unidirectionnelle d'un ou plusieurs points de vue et par la synthèse de
très nombreux phénomènes individuels, diffus, discrets,
plus ou moins présents et parfois absents, qui sont arrangés en
fonction de ces points de vue accentués de manière
unidirectionnelle pour former un construit analystique. » MAX WEBER,
The Methodology of the Social Sciences, Free Press, New York, 1997, p.
88.
3 SNORRI STURLUSON, Heimskringla, cit., p. 364 (OH
ch.106).
4 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., pp. 697-698 (Msyn. ch.11-12).
5 Ibid, p. 170 (OT ch.31).
cours du mannjafnaðr entre Sigurð le
Croisé et Eystein, ce dernier invoque l'apparence, à la fois
physique et vestimentaire, comme qualité princière, voire comme
devoir : « il n'est pas moins caractéristique qu'un homme soit
beau. Et alors il est non moins facilement reconnu parmi la multitude. Cela
aussi me semble princier, car des vêtements de prix s'accordent mieux
avec un bel extérieur. » 1
Ce qui relie - très concrètement - cet
impératif d'opulence, ou du moins cet objectif, à la pratique de
la guerre, c'est la fréquence à laquelle nous voyons, dans la
Heimskringla, des princes, des rois jeunes mais aussi plus
âgés, et surtout des prétendants au trône partir en
expédition viking - notamment pour acquérir des richesses.
Óláf Tryggvason et Óláf le Gros, pour ne citer
qu'eux, sont dans ce dernier cas. Le lien entre expéditions
guerrières et train de vie princier est fait explicitement par Snorri,
non pas dans le cas d'un roi certes, mais à propos d'un de ces grands
princes que nous avons déjà cités nommément, Erling
Skjálgsson :
Il se déplaçait toujours avec une grande foule
[fjölmenni], tout à fait comme s'il s'agissait de la garde
d'un roi [konungshirð]. Pendant l'été, Erling menait
souvent des expéditions de pillage et amassait des biens, car il
conservait le magnifique train de vie auquel il était habitué,
quoiqu'il eût alors moins de sources de revenus, et de moindre
qualité, que du temps du roi Óláf [Tryggvason], son
beau-frère. 2
Mais, comme cet extrait le suggère justement, il ne
s'agit pas seulement de se bien habiller soi-même ; il faut aussi, et
peut-être surtout, entretenir sa hirð, corps à la
fonction nettement - quoique, là encore, non exclusivement -
guerrière. Óláf Tryggvason, alors qu'il est encore jeune
et réside dans le royaume de Hólmgarð (Novgorod), donne un
bon exemple de cette fonction du chef : « il entretenait lui-même
une compagnie de guerriers, à lui donnés par le roi, à ses
propres frais. Óláf était fort généreux avec
ses hommes, et ainsi devint populaire. » 3
Il y a mieux encore que d'entretenir sa hirð :
c'est de l'augmenter. Or, dans la Heimskringla, chaque fois qu'il y a
un symbole matériel, un rituel qui intervient lorsque quelqu'un devient
« l'homme » d'un roi, c'est d'un don qu'il s'agit 4. Il
peut s'agir d'un bijou, généralement en or, ce qui renvoie aux
nombreuses kenningar 5 qui désignent le roi comme
« le libéral donateur du feu-des rivières » 6 (c'est-
à-dire de l'or), ou « le jeune homme qui donne les anneaux d'or au
rouge brillant » 7, entre autres. Les rois, en titre ou futurs,
n'en ont d'ailleurs pas l'exclusivité : le jarl Eirí k
Hakonarson est désigné comme « le dispendeur de
trésors » 8 et comme « celui qui donne des bracelets »
9.
Surtout, il est important de noter que toutes les
kenningar cités ci-dessus interviennent dans des strophes qui
portent, exclusivement ou fortement, sur des activités
guerrières, expéditions ou batailles. Certes, c'est là un
des sujets majeurs de la poésie scaldique, ce qui doit nuancer la
portée de ce fait. Reste que, dans un des poèmes les plus longs
qui sont cités dans leur intégralité par Snorri,
l'Austrfaravísur (« Strophes sur un voyage vers l'est
») du scalde Sigvat, l'on ne trouve, sur vingt- quatre strophes, aucune
kenning similaire aux précédentes, et peu qui ont trait
à la guerre, à part pour Bjorn le Maréchal, ami de Sigvat,
qualifié de « rougisseur d'épées ». Mais dans ce
poème qui relate l'ambassade en Suède entreprise par Bjorn et
Sigvat sur ordre d'Óláf le Gros, ce dernier est
désigné
1 Ibid, p. 703 (Msyn ch.21).
2 Ibid, p. 260 (OH ch.22).
3 Ibid, p. 161 (OT ch.21).
4 Pour une analyse de cette forme d'allégeance, cf. SVERRE
H. BAGGE, Society and Politics in Snorri Sturluson's Heimskringla,
cit.
5 Une kenning est une métaphore fixée, une
paraphrase poétique, élément essentiel de la poésie
scaldique.
6 Pour le roi Harald à la Pelisse Grise (Gráfeldar)
; SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of Norway,
cit., p. 153 (OT ch.14).
7 Pour le jeune Harald le Sévère ; Ibid,
p. 581 (HHarð ch.5).
8 Ibid, p. 160 (OT ch.20).
9 Ibid, p. 262 (OH ch.25).
comme « le gardien du peuple », « fléau
des brigands », « détenteur du pouvoir de la Norvège
»1... Par contre, lorsqu'il s'agit de relater la bataille de
Stiklestad, Sigvat désigne les guerriers comme « les
dépenseurs du trésor du dragon » 2. La
règle n'est certes pas absolue, ce qui n'est d'ailleurs guère
étonnant : dans une strophe qui sonne comme un éloge
funèbre, Sigvat dit d'Óláf le Gros : « Quel plus
grand donneur d'anneaux a / gouverné les terres du peuple du nord ?
» 3
La corrélation n'est donc pas totale, mais elle existe.
Rattachons-y un autre élément qui permet en quelque sorte de
boucler la boucle, du fait guerrier au don et du don au fait guerrier : la
Heimskringla évoque souvent des dons d'épées de
la part des princes. Il s'agit le plus souvent, là encore, soit d'un don
signifiant l'entrée de quelqu'un dans la hirð d'un prince,
soit de récompenser les services rendus par un membre de la
hirð.
Nous pouvons donc ajouter aux traits qui composent le portrait
du prince idéal, à ces pièces à partir desquelles
différents puzzles peuvent être constitués, celles du
prince pourvoyeur d'épées 4 et surtout du prince
pourvoyeur d'or. Parler d'un « idéal princier du pillage »
serait sans doute excessif, mais l'idéal du prince libéral
distributeur de richesses est bien présent, et nous avons bien vu, avec
le cas d'Erling Skjálgsson, que l'expédition guerrière est
un moyen - point l'unique, certes - de permettre au prince d'exercer cette
générosité. Ce moyen semble, sinon légitime, du
moins tout à fait courant, même pour les rois en titre ; par
exemple, il est dit des rois Harald et Guðröð, deux des fils
d'Eirík à la Hache Sanglante, que « lorsque le printemps fut
venu, [ils] firent savoir qu'ils comptaient partir en expédition viking
à l'été, soit vers l'ouest soit vers l'est, comme ils en
avaient l'habitude » 5. Nous voyons aussi très souvent
le pillage pratiqué au cours d'opérations qui ne semblaient point
l'avoir comme but premier. En voici un exemple éloquent, concernant
Harald à la Belle Chevelure, parti en expédition dans les «
Îles Occidentales » pour les purger des vikings qui les utilisent
comme bases :
À partir [des Orcades] il fit voile jusqu'aux
Hébrides et y mena des raids. Il tua nombre de
vikings qui auparavant avait avec eux hommes et vaisseux. Il
livra là bien des batailles. Mais lorsqu'il
arriva à l'île de Man, à l'ouest [au sud],
la population qui s'y trouvait avait entendu parler des
déprédations qu'il avait faites dans ces
contrées [des Orcades], et tout le peuple fuit en Écosse, de
telle sorte que le pays tout entier fut vidé de ses
habitants, et tout le bétail en avait été
évacué
également. De telle sorte que lorsque Harald et ses
hommes allèrent à terre, ils ne trouvèrent nul
butin. 6
Le glissement d'un objectif à l'autre, ou plutôt
leur entremêlement, est remarquable. Pourtant, si l'on raisonne en termes
binaires, faire la chasse aux vikings est l'acte d'un roi d'ordre, sinon de
paix ; mais l'on ne peut guère en dire autant du fait de piller et de
dérober le bétail de la population. Cela montre bien, à
mon sens, la difficulté qu'il y a à raisonner en termes
essentialistes, même lorsque l'on traite des buts que se donne et surtout
devrait se donner un prince scandinave. Certes, Snorri y invite en quelque
sorte, car il explique bien souvent le comportement et les politiques des
souverains en termes de tempérament. L'on se souvient
d'Óláf le Calme, « enclin à la tranquillité
» 7 ; à l'opposé, les paroles suivantes sont mises dans la
bouche d'un certain Halldór, qui compare les caractères
d'Óláf le Gros et de Harald le Sévère : « Tous
deux étaient particulièrement sagaces et adroits aux armes,
avides de richesses et de pouvoir, de comportement impérieux, pas
très affables, jaloux de leur autorité, et portés à
infliger des peines sévères » 8 . Suivent les illustrations
de cette affirmation : Óláf a converti le
1 Ibid, pp. 303-304 et 335-341 (OH ch.71 et 91).
2 Ibid, p. 512 (OH ch.226).
3 Ibid, p. 533 (OH ch.246).
4 La seconde n'est pas aussi bien attestée que la
première ; cependant, à défaut de kenningar
correspondantes, nous pouvons y rattacher le récit assez étonnant
selon lequel, durant la bataille de Svolð, Óláf Tryggvason
sortit du compartiment situé sous son trône des
épées neuves qu'il distribua à ses hommes pour remplacer
les leurs, émoussées par le combat ; Ibid, p. 238 (OT
ch.109).
5 Ibid, p. 137 (HGráf ch.9).
6 Ibid, p. 77 (Hhárf. ch.22).
7 Ibid, p. 664 (OK ch.1).
8 Ibid, p. 662 (Hharð. ch.100).
pays par la force, Harald a mené de lointaines
expéditions pour acquérir richesses et pouvoir. Si l'on
considère cette explication par les tempéraments, alors la
coupure opérée par certains auteurs modernes entre « roi de
guerre » et « roi de paix » se justifie ; elle correspondrait
assez, en apparence du moins, à la logique de Snorri...
Mais par ailleurs, lorsque Snorri sort de ces portraits, et
même si nous demeurons dans le domaine des propositions d'idéaux -
ou de contre-idéaux - princiers, il semble que la séparation, la
cristallisation des éléments qui les composent est
opérée par des locuteurs placés dans une situation bien
particulière, grâce à une alchimie du discours, comme nous
l'avons vu déjà avec le mannjafnaðr de Sigurð le
Croisé et d'Eystein. Autre bel exemple, le discours prononcé
contre Óláf le Gros par l'évêque Sigurð avant la
bataille de Stiklestad : « Déjà dans sa jeunesse, il
s'habitua à voler et tuer des hommes, et en faisant ainsi voyagea loin
et longtemps » 1, déclare-t-il avant de poursuivre par
une description des déprédations commises en Norvège
même. Nous avons pourtant bien vu que nombre de futurs rois ou fils de
grands cités dans la Heimskringla passent leur jeunesse de
cette exacte façon, sans que cela semble choquer, ou dévier de ce
que l'on attend d'eux ; au contraire, si nous avons des traces de jugements
portés sur ces actions, ils sont plutôt positifs. Mais qu'il
s'agisse de jeter l'opprobre sur un adversaire, et tout soudain l'argument est
retourné, la jeunesse guerrière et aventureuse, de preuve
d'excellence, devient la marque d'un brigand et d'un scélérat.
Je ne crois pas qu'il faille invoquer ici, plus que dans la
France de l'an mil 2, l'idée d'un idéal
clérical qui se heurterait à un idéal aristocratique.
Globalement, si une chose telle qu'une « idéologie cléricale
» existe, elle est fort peu représentée dans la
Heimskringla ; et l'évêque Sigurð, en particulier,
n'y a rien d'un homme de paix, d'une figure exemplaire représentant un
quelconque idéal de « paix de Dieu » ; n'oublions pas qu'il
s'oppose ici à un futur saint, et que, dans son discours, il fait
référence à Knút le Puissant, mais jamais à
Dieu. D'ailleurs le mannjafnaðr de Sigurð et d'Eystein nous a
bien montré qu'un roi pouvait très bien faire lui-même une
critique de l'aventurisme, si cela peut lui permettre de damer le pion à
son adversaire. S'agirait-il, là encore, d'un effet dû à
l'écriture de Snorri, membre de premier rang de l'oligarchie islandaise,
et sans doute, au vu de sa biographie, rompu aux manoeuvres politiques et
surtout à l'argumentation dans le cadre du complexe système
légal islandais ? La question est encore et toujours insoluble et doit
certainement jeter un doute sur nos conclusions. Mais là encore,
pourquoi croire que Snorri est exceptionnel, et que ces magnats et gens de
pouvoir qu'il dépeint dans la Heimskringla étaient,
« en réalité », parfaitement obtus et incapables de
brandir, si besoin, l'argumentum ad personam ? Pour ne citer que lui,
le mannjafnaðr, dont Snorri nous donne un si bel exemple, et qui
implique l'usage de ce type de rhétorique, n'a rien de spécifique
à Snorri, ni à l'Islande, ni même, si on la replace dans la
perspective plus vaste de la pratique du flyting ou joute verbale,
à la Scandinavie 3. Il est probable que, « en
réalité », les mots cités par la
Heimskringla n'ont pas été prononcés tels quels,
et même que les personnes que l'on y voit jouter verbalement entre elles
n'étaient pas aussi habiles - ou aussi malhabiles, selon les cas -
à cet exercice.
Mais tout cela ne nous permet aucunement de balayer la
constatation de fond, à savoir celle de la présence d'un enjeu
discursif, d'un enjeu social, qui pèse au moins sur les membres d'une
élite relativement large, et qui les fait concourir, par ce que nous
appellerions aujourd'hui la « communication », pour la
première place au classement de l'excellence. Cela implique de forger,
fondre, et reforger les idéaux, et la guerre, dans ce processus, n'est
finalement ni essentiellement un idéal, ni essentiellement un
élément secondaire ou négatif ; elle peut être
utilisée comme argument ou contre-argument, dépeinte comme
quantité négligeable ou comme preuve fondamentale, aussi bien,
d'ailleurs, de l'excellence que de la scélératesse... Ce
mécanisme démonstratif ne concerne pas
1 Ibid, p. 505 (OH ch.218).
2 Cf. les travaux de Dominique Barthélémy sur la
paix de Dieu, notamment DOMINIQUE BARTHÉLEMY, L'an mil et la paix de
Dieu : la France chrétienne et féodale, 980-1060, Fayard,
Paris, 1999.
3 ERIC CHRISTIANSEN, article « Senna-Mannjafnaðr »,
in PHILLIP PULSIANO (ED.), Medieval Scandinavia : an encyclopedia,
cit., pp. 567-569.
uniquement les aspects ayant à voir, de près ou
de loin, avec la guerre. Si l'on reprend les traits saillants de l'idéal
aristocratique, l'on voit bien qu'ils permettent tous une démonstration
de l'excellence : la beauté physique, les beaux atours, la
générosité... Le lien est d'ailleurs directement fait par
Sigurð et Eystein au cours de leur mannjafnaðr 1.
Ce qui distingue peut-être la pratique guerrière, ou du moins la
pratique de la violence en général, c'est que cet argument semble
particulièrement propre à être retourné, tordu,
recomposé, comme le suggèrent bien les divers discours
cités ci-dessus - ceux de Sigurð et Eystein, de
l'évêque Sigurð, et ceux qui interviennent dans les portraits
de rois et de fils de rois. En ce sens, l'on pourrait dire que l'image du
prince guerrier est le pivot de la joute, l'endroit stratégique,
potentiellement décisif mais également dangereux à tenir ;
une arme puissante, mais périlleuse à manier...
Chef de guerre ou chef guerrier ?
Les rois parmi la presse
De même qu'ils sont, ou du moins peuvent être, au
coude-à-coude avec d'autres dans le domaine des idéaux et des
joutes discursives, la place des rois dans la guerre elle-même
apparaît complexe et composite. Ainsi, si l'on s'intéresse,
suivant le mot et la méthode de John Keegan, aux « battle
pieces » 2 ou « récits de batailles » de Snorri -
par exemple à ceux des batailles de Hafrsfjord, Svolð, ou Stiklestad
- on retrouve certes les souverains comme acteurs majeurs, à plus d'un
titre, mais l'on voit aussi ces mêmes rois pris dans la masse des
combattants. Les rois font donc eux aussi, dans une certaine mesure,
l'expérience de la bataille comme le commun des combattants.
Précisons tout de suite que ces rois, quoiqu'ils soient parfois
protégés derrière un mur de boucliers, sont
généralement montrés à la tête de leurs
troupes, et sont en tout cas toujours très proches des premières
lignes, très impliqués dans la bataille - ce qui n'a rien
d'incohérent avec les pratiques médiévales en
général 3. Ils en subissent donc les
conséquences.
Un épisode résume bien ces observations
générales : celui de la blessure mortelle reçue par le roi
Hákon le Bon à la bataille de Fitjar (961).
Mais le roi Hákon était à la tête
de ses hommes, poursuivant de près les ennemis en fuite et faisant
pleuvoir les coups d'épée. Alors une flèche vola [...] et
elle frappa le roi Hákon au bras, dans le muscle en-dessous de
l'épaule. Et beaucoup disent que le page de Gunnhild, dont le nom
était Kisping, courut en avant dans la cohue, criant : « faites
place au tueur du roi », et tira la flèche sur le roi Hákon.
Certains disent, cependant, que nul ne sait qui tira la flèche. Et cela
est fort possible, car flèches et javelots et toutes sortes de
projectiles tombaient aussi dru que neige. 4
Ainsi, après avoir rapporté la version bien
« digne de saga » (söguligr), Snorri donne sa
préférence à une version beaucoup plus prosaïque de
la blessure reçue par Hákon le Bon. S'arrêter sur la
première version eût donné une coloration beaucoup plus
épique et dramatique à la bataille de Fitjar : Hákon, le
bon roi de Norvège, frappé à mort par la flèche
envoyée sur lui par le page de Gunnhild, épouse du frère
ennemi de Hákon, Eirí k à la Hache Sanglante
(blóðøx), une femme « astucieuse et habile en
magie, amicale en paroles, mais pleine de tromperie et de cruauté »
5. De cette manière, la bataille aurait été
plus encore centrée sur le roi, elle serait devenue une sorte de duel
homérique, avec le roi pour héros. Mais il semble bien que, pour
Snorri, Kisping ne soit pas Pâris, ni Hákon, Achille. Il
1 Ibid, pp. 703-704 (Msyn ch.21).
2 JOHN KEEGAN, The Face of Battle, cit., p. 36 ff.
3 Pour une discussion nuancée de la présence des
rois et commandants en première ligne, cf. PHILIPPE CONTAMINE, La
Guerre au Moyen-Âge, Presses universitaires de France, Paris, 2003,
p. 379 ff. ; MICHAEL PRESTWICH, Armies and Warfare in the Middle Ages : the
English Experience, Yale University Press, New Haven, 1996, pp. 181-183
donne plusieurs exemples.
4 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., p. 123 (HG ch.31).
5 Ibid, p. 95 (HHárf ch.43).
préfère s'en tenir à une observation qui
nous ramène bien dans le fracas d'une bataille confuse, où
flèches, javelots et pierres volent en tous sens - ce qu'évoque
d'ailleurs déjà la kenning fort courante pour «
bataille » qu'est « la tempête des flèches » - et
où n'importe qui, fût-il roi, peut avoir la malchance de recevoir
un trait. Cette idée même est d'ailleurs mise, beaucoup plus tard,
dans la bouche de Grégóríús conseillant au roi Ingi
de ne pas participer à une bataille (1160) : « nul ne sait
où peut frapper une flèche perdue » 1.
Les chefs au combat
Pourquoi alors cette présence si courante du souverain
sur le champ de bataille, et, plus généralement, des princes,
c'est-à-dire des chefs de faction et de leurs principaux lieutenants
?
Un premier élément de réponse
intéressant est qu'à lire nombre de récits de bataille, il
semblerait que, si les rois et autres grands combattent en première
ligne, parmi la presse, les vertus guerrières si présentes dans
leurs portraits ne sont pas possédées en vain, et bien souvent
les princes apparaissent comme des combattants particulièrement
redoutables. En voici un bel exemple, que nous donne le roi Harald à la
Belle Chevelure à la bataille de Sólskel (vers 870) :
Le roi Harald porta son vaisseau à côté de
celui du roi Arnvið. La bataille fit rage, et nombre d'hommes
tombèrent des deux côtés. Finalement, le roi Harald fut
empli d'une telle colère et d'une telle fureur qu'il se porta à
l'avant de son vaisseau et se battit si vaillamment que tous les hommes
situés à la proue du vaisseau du roi Arnvið reculèrent
jusqu'au mât, et certains tombèrent. Alors le roi Harald monta
à l'abordage du vaisseau du roi Arnvið. Alors les hommes du roi
Arnvið prirent la fuite, et lui-même tomba à bord de son
vaisseau. 2
Voilà un comportement impressionnant, qui rappelle
celui des fameux berserkir 3, dont Snorri parle d'ailleurs
dans la Ynglinga Saga :
Ses propres hommes [d'Óðinn] allaient au combat
sans cottes de maille et se comportaient comme des chiens ou des loups
enragés. Ils mordaient leurs boucliers et étaient forts comme des
ours ou des taureaux. Ils tuaient des hommes, et ni feu ni fer ne les
affectaient. L'on appelle cela la rage du berserkr
[berserksgangur]. 4
L'on aurait d'ailleurs tort de croire qu'il s'agit là
d'un motif réservé à un âge héroïque et
païen. Bien plus tard, en 1043, alors que la Norvège est
censée être bien chrétienne, nous voyons Magnús le
Bon charger l'ennemi - des païens, justement - furieusement, en
brandissant à deux mains sa hache, après avoir jeté sa
cotte de mailles, justement :
Il s'avança alors pour la bataille, le roi de la mer au
coeur robuste, avec sa large hache brandie, et rejeta sa cotte de mailles,
impatient de combattre.
De ses deux mains le manche de Hel il serra ; et des Cieux le
Gardien - indemne dans les échauffourées,
les crânes il fendit - donna la victoire.
[...]
Parmi l'armée, le neveu de Harald vaillant - fut du
corbeau
la plus forte faim longtemps insatisfaite
repue - premier de tous était.
Jusqu'au loin, les Wendes gisent éparpillés.
Et fut, où Magnús combattit,
1 Ibid, p. 774 (HHerð ch.9).
2 Ibid, pp. 67-68 (
HHárf. ch.11).
3 Signifie sans doute « peau d'ours » ; guerriers
censés être rendus furieux par Óðinn. Voir lexique.
4 Ibid, p. 10 (Yngl. ch.6).
la plage cachée sous les cadavres abattus, sur plusieurs
miles. 1
Redoutables exploits royaux, que nous chantent ici les scaldes
Arnór Jarlaskáld et Þjóðólf ! Quant
à Snorri, qui reprend ces récits, à peine mentionne-t-il
en sus « les hommes du roi » qui « combattirent très
férocement ». Étrange mélange alors entre «
réalisme » et « récit épique » que celui
que nous livre Snorri, à nos yeux du moins, compte tenu du récit
où nous avons vu le roi Hákon le Bon tué par une
flèche perdue... Mais ce n'est pas sans rappeler les sagas dites
islandaises, où des hauts faits parfois fort spectaculaires
côtoient des éléments beaucoup plus prosaïques,
à nos yeux, s'entend.
Une pratique sévère de la critique textuelle
nous amènerait sans doute à rejeter tous ces récits comme
affabulations. Mais il est un élément qu'à mon sens nous
pouvons retenir comme véritable clef de voûte de ces mêmes
récits, qu'il s'agisse ou non de « fables ». En effet,
Þjóðólf, dans sa strophe, introduit quelque chose qui
doit désormais attirer immédiatement notre attention : le roi
« premier de tous était [framast manna] ».
Manière de souligner sa position en première ligne, bien
sûr, mais n'est-ce pas également un moyen pour le scalde de
souligner, alors qu'il chante un événement aussi dramatique,
l'excellence et la primauté de son prince ? Il y aurait ainsi un
parallèle entre position spatiale et position sociale, qui fournirait un
élément d'explication à ces passages. En voici une belle
corroboration :
Þórir le Cerf [hjortr] s'enfuit vers la
côte, où lui [et ses équipages] abandonnèrent leurs
vaisseaux et furent poursuivis par le roi Óláf [Tryggvason] et
ses hommes, qui quittèrent également leurs vaisseaux, et les
suivirent de près en les tuant. Le roi, là aussi, était
premier de tous, comme toujours lorsqu'il fallait accomplir de tels exploits.
2
Voilà qui nous rappelle bien tous ces rois,
d'Óláf le Gros à Sigurð le Croisé, qui «
toujours veu[len]t être premier[s] en tout, comme il convient à
leur rang et à leur naissance » 3 ! La «
véracité » de ces exploits princiers est impossible à
déterminer, comme nous devons à présent en avoir
l'habitude. Sans doute le topos doit-il appeler la méfiance ;
mais il est aussi un fait en soi, qui nous suggère que dans la bataille
aussi, et peut-être dans la bataille surtout, il faut démontrer.
Que cette démonstration ait « véritablement » lieu dans
la bataille elle-même, ou dans le récit, la mémoire, la
propagande de la bataille : voilà qui est presqu'impossible à
déterminer, mais c'est une distinction dont nous pouvons, finalement,
nous passer pour une étude des mentalités et des
représentations, même si la distinction doit être
gardée à l'esprit.
Il est certain que la Heimskringla est
héritière d'un tel point de vue, et qu'il y a là un effet
de source net : le récit se concentre sur les grands, notamment sur les
rois 4, et cette perspective narrative est particulièrement
saillante dans les « battle pieces », qui peuvent se
réduire presqu'entièrement aux actions d'un roi, comme nous
venons de le voir avec Harald à la Belle Chevelure et Magnús le
Bon, ou, dans d'autres cas, nous présenter une suite de combats
singuliers ou presque, comme c'est le cas pour le récit des combats
à Stiklestad 5. Ces duels sont plusieurs fois l'occasion de
bons mots faits au détriment de l'ennemi que l'on va abattre
6, ce qui renforce leur aspect personnel et épique.
Mais faut-il voir là uniquement la marque d'une
historiographie royale, princière, et plus globalement
1 Ibid, p. 562 (MG ch.28).
2 Ibid, p. 212 (OT ch.78).
3 Ibid, pp. 45-246 (OH ch.3).
4 Notons qu'un tel point de vue n'a rien d'exceptionnel, et peut
être comparé, par exemple, à celui d'un Froissart (STEPHEN
MORILLO, What Is Military History?, Polity, Cambridge, 2006, p.
23).
5 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., pp. 510-516 (OH ch.225-229).
6 Voir par exemple Ibid, p. 213 (OT ch.78) ou
Ibid, p. 515 (OH ch.228). L'on pourrait voir dans ces jeux de mots une
continuation des joutes verbales et autres concours d'insultes, ou proposer que
le procédé apparemment typique consistant à
désigner l'adversaire comme un animal à partir de son nom ou
surnom fait référence au motif mythologique du changeur de forme,
ou à un lien entre pratique de la chasse et pratique de la guerre. Mais
le danger de sur-interpréter ces quelques exemples me semble grand,
quoiqu'une comparaison avec d'autres sources pourrait peut-être
l'atténuer.
aristocratique ? Et même si nous assumons un jugement
aussi sévère, pourquoi penser que cette même
historiographie met les princes au premier rang des batailles sans s'appuyer
sur des explications plus ou moins logiques, ou du moins recevables, sans
lesquelles elle courrait le risque d'être considérée
absurde, ou comme « moquerie, et non éloge » 1.
Ainsi :
Alors Grégóríús et ses hommes
souquèrent vers les embarcadères et immédiatement
déployèrent les rampes de débarquement juste devant les
hommes de Hákon. Alors l'homme qui portait son étendard tomba,
alors même qu'il se préparait à monter [la rampe] pour
aller à terre. Alors Grégóríús appela Hall,
fils d'Auðun Hallson, pour porter l'étendard. Il le fit et le porta
sur le quai, et Grégóríús monta juste
derrière lui, tenant son bouclier au-dessus de la tête de Hall.
Mais aussitôt que Grégóríús monta sur le quai
et fut reconnu par les hommes de Hákon, ceux-ci reculèrent,
faisant place des deux côtés. Et lorsque davantage d'hommes venus
des vaisseaux furent parvenus à terre, eux et
Grégóríús avancèrent, et les hommes de
Hákon firent d'abord retraite, puis coururent vers la ville, tandis que
Grégóríús les poursuivait, les expulsant deux fois
de la ville et en tuant un grand nombre. 2
Ce passage montre bien toute la difficulté de la
question. Tout d'abord, il ne s'agit pas ici d'un roi, même si
Grégóríús est assurément un important
personnage, et non pas le premier venu. Sans doute, nous pouvons
également distinguer encore des possibles traces d'embellissement de ses
actions, quoique ce récit soit plus sobre que celui des exploits de
Magnús le Bon... Mais par ailleurs, nous pouvons également en
faire une lecture très prosaïque. Les troupes de
Grégóríús doivent débarquer pour attaquer
les troupes ennemies qui tiennent le front de mer, opération
périlleuse donc. Alors que leur navire a touché terre, le
porte-étendard est tué. Grégóríús
fait alors reprendre l'étendard, et, avec son nouveau porteur,
mène l'assaut de ses hommes, ce qui lui permet d'établir une
tête de pont. Certes, si nous tenons à la critique impitoyable,
nous pouvons mettre en doute la peur que Grégóríús
semble inspirer à l'ennemi, et froncer le sourcil lorsque Snorri nous
dit : « Il est dit que jamais un exploit plus courageux que celui-ci par
Grégóríús ne fut accompli, car Hákon avait
plus de quatre mille [4800] hommes, tandis que
Grégóríús en avait à peine quatre cents [480
3] » 4. Il est cependant intéressant de noter
que, contrairement à Magnús le Bon qui semblait vaincre l'ennemi
en tuant personnellement un nombre assez inhumain d'adversaires, la victoire de
Grégóríús repose plus sur le moral, celui de ses
troupes et surtout celui de l'adversaire. Apparemment, lui et son
porte-étendard - qu'il complimente d'ailleurs après la bataille -
partagent le mérite d'avoir mené un vigoureux assaut à un
moment décisif, entraînant ainsi ses hommes et surtout faisant
hésiter l'adversaire au moins assez longtemps pour établir une
tête de pont. Notons d'ailleurs que, d'après ce récit, ce
n'est qu'après qu'un certain nombre de ses hommes ont
débarqué que Grégóríús poursuit son
assaut. Comme Snorri le dit, l'anecdote est tout à la gloire de
Grégóríús, et l'on peut sans doute l'inscrire dans
cette même historiographie aristocratique dont nous parlions
précédemment. Mais en même temps, elle nous présente
une scène à nos yeux plus « réaliste », et qui
pourrait avoir lieu dans des temps moins éloignés de nous, au
cours des guerres napoléoniennes ou de la guerre de Sécession :
celle de l'officier menant la charge de ses hommes, le drapeau à ses
côtés. Quant à savoir si Snorri, ou ses lecteurs, faisaient
la même différence que nous, qui peut le dire ?
Ce que nous pouvons dire, néanmoins, c'est que
plusieurs indices pointent vers une compréhension de l'importance qu'a
pour le moral la présence visible du commandant en chef sur le champ de
bataille, et donc de ce qu'il y a de problématique à vouloir le
mettre à l'abri des traits ennemis. Cela avait été
tenté peu avant que Hákon le Bon soit mortellement touché
:
1 Ibid, p. 4 (Prol. Hkr.).
2 Ibid, p. 769 (
HHerð. ch.3).
3 J'ai repris à Lee M. Hollander la conversion entre
crochets des centaines scadinaves, qui étaient duodécimales avant
la christianisation, et le sont restées dans la majorité des
usages même après l'introduction de la centaine décimale ;
« cent » (hundrað) dont donc être entendu comme
« 120 ». Cf. RICHARD CLEASBY; GUDBRAND VIGFÚSSON, An
Icelandic-English dictionary, cit., p. 292.
4 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., p. 769 (
HHerð. ch.3).
Le roi Hákon était aisément
reconnaissable - plus que tout autre homme. Son heaume brillait au soleil. Il
était pris pour cible par tous. Alors Eyvind Finnsson prit une capuche
et la mit sur le heaume du roi.
Alors Eyvind Skreya appela, disant : « Le roi des
Norvégiens se cache-t-il à présent, ou s'est-il enfui -
sinon, où se trouve son heaume d'or ? » [...]
Le roi Hákon répondit, criant à Eyvind :
« Continue dans cette direction, si tu veux trouver le roi des
Norvégiens. » 1
La remarque d'Eyvind Skreya a ceci d'intéressant que,
faite par un adversaire, elle a pour but de provoquer ; mais elle pourrait
aussi bien être faite par les hommes de Hákon, qui, ne voyant plus
de heaume doré auquel se rallier, pourraient, eux aussi, croire à
la fuite ou à la mort de leur chef. L'on voit en tout cas bien, ici,
comment un élément à dominante stratégique -
protéger le chef - et un élément à dominante
culturelle - sa nécessaire visibilité pour prouver sa
présence - s'entremêlent et se contredisent. De même pour la
nécessité d'être grand et beau pour être visible au
sein de la mêlée, mise en avant lors du mannjafnaðr
de Sigurð et d'Eystein 2 : comment distinguer entre l'aspect symbolique -
lié à l'excellence - et l'aspect pratique, à savoir la
nécessité, pour les troupes, de savoir vers qui se tourner pour
recevoir des ordres, qui suivre.
Voici un autre exemple qui, pour être unique en son genre
dans la Heimskringla, n'en illustre pas
moins les effets potentiellement désastreux de l'absence
d'un chef - en l'occurrence non pas du roi lui-
même, qui est présent, mais de l'un de ses
principaux favoris et lieutenants, le jarl Sigurð :
Les hommes de Hákon les exhortèrent à
tenir bon, mais Onund Símunarson, qui commandait alors la majeure partie
des troupes, dit : « Je ne me battrai pas pour aider le jarl
Sigurð à augmenter son pouvoir, puisqu'il n'est pas présent
lui-même ». Alors Onund prit la fuite, comme le fit toute
l'armée, et le roi [Hákon] avec elle : tous se
dispersèrent dans la campagne. Un très grand nombre d'hommes de
Hákon tombèrent là. À propos de ces
événements, la strophe suivante fut composée :
Jamais pour le jarl, dit
Onund, ne se battrait-il
avant que Sigurð du sud
fasse voile avec tous ses huskarlar. 3
Sans doute, l'on peut voir dans cette défection une
rancoeur personnelle, ou de la rivalité politique ; mais c'est bien
l'absence d'un grand qui sert d'argument à un autre pour retirer tout
soutien. Ce passage est intéressant, car il établit un lien entre
la présence dans la bataille et des enjeux politiques plus larges.
Incontestablement, la présence personnelle des chefs est rendue
mécaniquement plus importante dans un système militaire qui ne
possède pas de chaîne de commandement fermement établie, et
où le chef est difficilement remplaçable. Dans un tel
système, rien n'empêche non plus un Onund Símunarson de
faire ainsi défection. L'absence des chefs met en danger le maintien du
consentement à soutenir leur cause, enjeu essentiel sur lequel nous
reviendrons abondamment. Mais par ailleurs, il s'agit véritablement
d'une question d'image, non pas seulement aux yeux de ceux qui sont
engagés dans la bataille, mais aussi par rapport à ceux qui
considèrent a posteriori la bataille. Cette extension de
l'enjeu est bien illustré par le bilan que fait Snorri de la bataille de
Ré, la dernière de la Heimskringla (1177) :
Le roi Magnús retourna alors à Túnsberg,
et sa renommée devint fort grande à cause de cette victoire, car
[auparavant] tout le monde disait que, entre eux deux, le jarl Erling
[Skakki] était le bouclier et le chef. Mais après que le roi
Magnús eut remporté la victoire contre une armée si forte
et si nombreuse avec une troupe plus petite, chacun pensa qu'il surpasserait
tous les autres et qu'il deviendrait un guerrier d'autant plus grand que le
jarl qu'il était plus jeune. 4
1 Ibid, pp. 121-122 (HG ch.30-31).
2 Ibid, p. 703 (Msyn. ch.21).
3 Ibid, pp. 791-792 (ME ch.3).
4 Ibid, p. 821 (ME ch.44).
Pour tuer, dans le regard des autres, le père que lui
est Erling Skakki aussi bien au propre qu'au figuré, puisqu'il lui
devait largement son trône, Magnús Erlingsson a donc besoin
d'être présent sur le champ de bataille, tandis que son
père en est pour une fois absent. C'est bien toujours le même
impératif : il faut occuper l'espace, le devant de la scène, et y
démontrer sa primauté. La présence sur le champ de
bataille est physiquement dangereuse, comme Hákon le Bon peut en
témoigner ; mais en être absent est politiquement
périlleux. Très peu des grands évoqués dans la
Heimskringla semblent vouloir, ou même pouvoir, prendre ce
risque.
Le chef, centre nerveux et enjeu stratégique
L'on pourrait pourtant penser, en raisonnant en termes
actuels, que la présence des chefs sur le champ de bataille est
dangereuse, non seulement pour eux-mêmes, mais aussi en raison de
l'objectif de valeur qu'ils peuvent représenter. Or, cet
élément est tout à fait présent dans la
Heimskringla : les chefs, les princes, sont une cible
privilégiée.
Le premier jour du banquet [funéraire], avant que le
roi Svein [à la Barbe Fourchue (Tjúguskegg), roi de
Danemark] accède au trône de son père, il but à sa
mémoire et fit voeu d'avoir, avant que trois années soient
passés, envahi l'Angleterre avec son armée et tué le roi
Æthelred, ou de l'avoir expulsé du pays. Tous ceux qui
étaient au banquet funéraire devaient boire à ce toast
d'hommage. Aux chefs des Jómsvíkings, l'on servit les plus
grandes cornes [à boire] emplies de la boisson la plus forte qui soit.
Lorsque cette corne à la mémoire [du roi défunt] eut
été bue, ensuite tous devaient boire au Christ, et aux
Jómsvíkings l'on servait toujours les cornes les plus pleines et
le breuvage le plus fort. Le troisième toast fut porté à
[l'archange] Michel, et tous le burent. Puis le jarl Sigvaldi [des
Jómsvíkings] but une corne à la mémoire de son
père, faisant voeu d'avoir, avant que trois années soient
passées, envahi la Norvège et tué le roi Hákon, ou
de l'avoir expulsé du pays. Alors Þorkell le Haut, son
frère, jura qu'il suivrait Sigvaldi en Norvège et ne fuirait
aucune bataille tant que Sigvaldi combattrait. Alors Búi le Gros jura
qu'il ferait voile vers la Norvège avec eux, et qu'il ne fuirait aucune
bataille contre le jarl Hákon. Alors son frère
Sigurð jura qu'il irait en Norvège et qu'il ne fuirait pas tant que
la majeure partie des Jómsvíkings combattrait encore. Alors Vagn
Ákason jura qu'il les suivrait en Norvège et qu'il n'en
reviendrait pas avant d'avoir tué Þorkell Leira et couché
avec Ingibjorg, sa fille. Nombre d'autres chefs firent des voeux de diverses
sortes. 1
Nous voyons donc bien quelles sont les cibles, dont nous
avons, à chaque fois, un représentant : les rois
(Æthelred), les princes (Hákon, qui règne de facto
sur la Norvège bien qu'il n'y ait pas de roi en titre), et les grands
(Þorkell Leira). Mais ce sont surtout les chefs suprêmes, ici
Æthelred et Hákon, qui semblent représenter des objectifs.
Bien sûr, nous ne devons pas voir dans ce banquet et cette suite de voeux
une simple réunion d'état-major ; la dimension personnelle, qu'il
faudrait là encore rattacher à ce qui apparaîtrait comme
une idéologie aristocratique, est forte dans ce concours de gageures, et
le voeu de Vagn Ákason, qui compte coucher avec la fille de son
adversaire, souligne bien que les considérations stratégiques
sont loin d'être le seul élément pris en
considération, voire même la principale préoccupation. Il y
a, bien sûr, un fort aspect symbolique dans le choix d'adversaires
personnels, et d'adversaires haut placés.
Malgré cela, Snorri lui-même prend à
plusieurs reprises la parole pour nous signaler l'importance stratégique
du chef ; les interventions à visage découvert du narrateur
étant rares dans la Heimskringla, et dans les sagas en
général, cela n'en prend que plus de force. En voici un bel
exemple, qui intervient après qu'Erling Skjálgsson, l'un des
principaux magnats en rébellion contre Óláf le Gros, a
été tué lors d'un combat d'avant-garde ; sa flotte, celle
dite « des boendr », est cependant encore intacte, ce qui
amène Óláf à ordonner la retraite...
Alors les hommes embarquèrent sur leurs navires et se
préparèrent à partir aussi vite qu'ils le
pouvaient. Mais alors même qu'ils étaient
prêts à se mettre en mouvement, les vaisseaux de la
1 Ibid, pp. 175-176 (OT ch.35).
flotte des boendr arriva dans le fjord, venue du sud.
Alors il advint ce qui se produit souvent lorsque des hommes sont
frappés d'un rude coup et perdent leurs chefs : ils perdent
également l'initiative, n'ayant personne pour les commander. Aucun des
fils d'Erling n'était là. Rien ne ressortit de l'attaque des
boendr, et le roi fit voile vers le nord, comme il l'avait
prévu. 1
L'intérêt de supprimer le ou les chefs est donc
très clair, et la stratégie d'Óláf le Gros prend
tout son sens : il avait délibérément tendu une embuscade
à Erling Skjálgsson, ce dernier étant à sa
poursuite avec sa flotte qu'il avait imprudemment distancée. Notons au
passage que, pour rendre cette suppression effective, la mort ne semble pas
toujours nécessaire ; en l'occurrence, Óláf souhaitait
épargner Erling pour tenter de le rallier à sa cause après
l'avoir capturé, mais cette partie de son plan échoue.
Mais ce type de stratégie peut prendre des formes plus
radicales encore, comme Harald le Sévère, en dispute avec Einar
Þambarskelfir, magnat très important et meneur des boendr
de la région de Trondheim, nous le montre :
Après quoi des amis communs du roi et d'Einar firent
médiation entre eux et cherchèrent à les
réconcilier. Il en résulta qu'une entrevue fut fixée au
cours de laquelle ils devaient se rencontrer. Le lieu de rendez-vous
était dans la résidence du roi, près de la rivière,
vers l'aval. Le roi entra dans la salle avec quelques hommes seulement ; le
reste demeura à l'extérieur. Le roi fit recouvrir la
cheminée centrale, de manière à ne laisser qu'une petite
ouverture. Puis Einar arriva dans la cour avec ses hommes. Il dit à
Eindriði, son fils : « Reste ici, dehors, avec les hommes ; ainsi je
ne courrai aucun risque ». Eindriði resta dehors, près de la
porte d'entrée. Lorsqu'Einar entra dans la pièce il dit : «
Il fait sombre dans la salle de conseil du roi ». Immédiatement, on
l'assaillit, certains estoquant, d'autres frappant. Mais lorsqu'Eindriði
entendit cela, il tira son épée et fit irruption dans la
pièce. Il fut rapidement abattu, de même que son père.
Alors les hommes du roi [restés à l'extérieur] coururent
vers le bâtiment et se tinrent autour de la porte. Mais les
boendr [venus avec Erling] ne savaient vers où se tourner,
à présent qu'ils n'avaient plus de chef. L'un poussait l'autre
à agir, disant que ce serait une honte s'ils ne vengeaient pas leur
chef. Mais rien ne ressortit de leur attaque [atgöngunni ; sans
doute à comprendre plutôt comme « agitation », au vu de
la phrase suivante]. Le roi sortit parmi ses troupes et les disposa en ordre de
bataille, dressant son étendard, mais nulle attaque ne fut faite par les
boendr [engi varð atganga búandanna].
Alors le roi embarqua sur son navire avec toute sa troupe. Ils
ramèrent vers l'aval, puis atteignirent le fjord. 2
Cet épisode nous donne quelques détails
intéressants : apparemment, ce n'est pas l'envie qui manque parmi les
troupes d'Einar, ou du moins une partie d'entre elles, de réagir
vigoureusement à l'embuscade tendue par Harald le Sévère
et de venger la mort de leur chef et de son fils ; mais, les ayant perdus, ils
ne sont apparemment pas assez bien organisés pour contre-attaquer,
tandis que Harald a de toute évidence prémédité et
préparé son opération. Ici aussi l'analyse de Snorri
s'appliquerait bien : il y a perte d'initiative.
Nous trouvons, dans la Heimskringla, plusieurs cas
où le chef, et lui seul, semble être la cible d'une action
guerrière, comme ici de la part du jarl Einar, magnat des
Orcades :
Un été, alors que le jarl Einar menait
des raids en Irlande, il livra bataille dans l'Úlfreksfjord avec
Konofogor, un roi d'Irlande, comme cela a été dit
précédemment, et là il subit une grande défaite,
perdant nombre d'hommes. L'été suivant, Eyvind Úrarhorn
partit d'Irlande et fit voile vers l'est, comptant atteindre la Norvège,
mais il rencontra des tempêtes et des courants contraires, de telle sorte
qu'il jeta l'ancre dans l'Ásmundarvág et y resta un certain
temps, bloqué par le mauvais temps. Lorsque le jarl Einar
apprit cela, il se rendit là-bas avec une grande flotte, captura Eyvind
et le fit exécuter, mais fit quartier à la plupart de ses hommes.
3
Cependant, dans ce cas, comme dans d'autres, il est bien
difficile de faire la part - là encore - entre les
1 Ibid, pp. 467-468 (OH ch.176).
2 Ibid, pp. 611-612 (
HHarð. ch.44).
3 Ibid, p. 354 (OH ch.98).
objectifs stratégiques et la dimension très
personnelle apparente de nombre de conflits dans la Heimskringla
1, et donc, notamment, le rôle des rancunes personnelles.
Snorri le suggère lui-même ici : en effet, il fait
référence à son récit précédent de
l'expédition du jarl Einar en Irlande, où il a
été défait par le roi Konofogor, aidé par Eyvind
Úrarhorn et sa troupe de Norvégiens, au sujet de quoi Snorri dit
que « le jarl fut considérablement fâché du
résultat de son expédition et attribua sa défaite aux
Norvégiens qui avaient pris part à la bataille aux
côtés du roi irlandais » 2. L'on peut
néanmoins remarquer que, pour avoir censément attribué sa
défaite « aux Norvégiens » sans autre précision,
le jarl Einar semble ensuite faire tomber l'essentiel de son ire sur
la tête de leur chef Eyvind. D'ailleurs les deux aspects -
stratégique et personnel - que j'ai suggérés ci-dessus ne
sont en rien mutuellement exclusifs ; l'on peut proposer, par exemple, que
c'est en raison de l'importance du chef dans la conduite d'une troupe qu'il est
ainsi tenu responsable des agissements de la troupe entière - y compris
de la constitution même d'une troupe - et focalise ainsi
l'hostilité et la rancune de ses adversaires 3. En fait, la
distinction entre ces deux éléments semble trop abstraite pour
être opérante. Snorri opère certes, de manière
explicite, cette abstraction en généralisant les effets de la
disparition du chef, mais présente également d'autres points de
vue, d'autres cas de figure, nous amenant - ce qui est chez lui une habitude -
à une vision nuancée de la question.
Rusé, chanceux, aux oreilles nombreuses
Un certain nombre d'éléments transparaissent
dans la Heimskringla qui renforcent encore le rôle des chefs, et
permettent d'entrevoir un sens à ces multiples concentrations qui
s'opèrent sur eux - de l'attention du narrateur, de la pugnacité
de leurs troupes, de la violence adverse. Nous les pouvons percevoir dans les
portraits de princes que nous avons déjà cités, si nous
mettons désormais de côté les qualités qui font de
ces princes des combattants, excellents certes, mais qui ne semblent pas
qualitativement différents des autres - cette distinction parmi les
traits princiers étant, sans doute, fort abstraite et anachronique,
mais, à mon avis, éclairante.
Ainsi, nous voyons que, dans le portrait de Harald le
Sévère, avant même que ce dernier soit qualifié de
« particulièrement adroit aux armes », il est dit que «
selon l'opinion de tous, le roi Harald était, plus que tout autre,
rusé (að speki) et plein de ressources ([að]
ráðsnild), qu'il doive agir dans le feu de l'action ou faire
des plans à long terme, aussi bien pour lui-même que pour les
autres » 4. Voilà une description concise de
qualités tactiques et stratégiques qui ne laisse rien ou presque
de côté... L'attribution de qualités intellectuelles au
chef est assez courante chez Snorri ; nous la retrouvons dans le portrait
d'Óláf le Gros jeune 5 et celui du jarl
Hákon 6, déjà cités. Mais globalement,
ces qualités semblent moins répandues que la beauté ou la
grande taille, et, si certains grands qui ne sont pas rois - comme Hákon
- s'en voient pourvus, nous touchons peut-être là à une
qualité plus exclusivement princière, qui marque un personnage
apte au commandement et promis à de beaux succès, pour Snorri du
moins.
De plus, les diverses sagas qui composent la
Heimskringla donnent de nombreux exemples de ruses brillantes mises
en place par leurs héros. Par exemple, toute une partie de la Saga
de Harald
1 Pour une discussion bien plus détaillée de la
nature personnelle des conflits dans la Heimskringla, en-dehors des
seules considérations stratégiques sur le leadership,
cf. SVERRE H. BAGGE, Society and Politics in Snorri Sturluson's
Heimskringla, cit., p. 64
ff. et surtout SVERRE H. BAGGE, «The
Structure of the Political Factions in the Internal Struggles of the
Scandinavian Countries During the High Middle Ages», Scandinavian
Journal of History, 24, 1999. (accessible via
http://hdl.handle.net/1956/660).
2 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., p. 330 (OH ch.86).
3 Un exemple quelque peu particulier semble confirmer cette
analyse : lorsqu'Ásbjorn est tué par un homme du roi
Óláf le Gros sans qu'il y ait intervention de ce dernier dans le
meurtre, sa mère Sigríth exige de Þórir le Chien
(hund) qu'il venge Ásbjorn en tuant Óláf, et non
pas l'auteur du meurtre lui-même. Ibid, p. 393 (OH ch.123).
4 Ibid, pp. 660-661 (
HHarð. ch.99).
5 Ibid, pp. 245-246 (OH ch.3).
6 Ibid, pp. 192-193 (OT ch.50).
Sigurðarson (ou Harald le Sévère)
relate comment, dans sa jeunesse, il prit toute une série de villes en
Afrique grâce à de multiples stratagèmes de natures
diverses 1, avant de s'échapper de Constantinople avec le
trésor de l'empereur, franchissant avec son navire la chaîne qui
ferme la Corne d'Or grâce à un mouvement de balancier obtenu en
faisant courir ses hommes à la poupe, puis à la proue de son
navire 2. Certaines de ces ruses ne sont guère
étonnantes, comme lorsque Harald fait creuser une sape pour passer avec
sa troupe sous les murs d'une cité ; d'autres sont plus exotiques et
semblent se rattacher à des topoï, comme l'emploi
d'oiseaux auxquels l'on attache des matières inflammables pour bouter le
feu aux toits d'une ville 3, ou feindre la mort et exploiter
l'avidité du clergé local pour entrer aisément dans la
ville à l'occasion d'une procession funéraire 4. Il
est également l'auteur d'une ruse fort grossière, grâce
à laquelle il parvient pourtant à tromper un officier byzantin
5. Óláf le Gros est également l'auteur de
stratagèmes comparables ; lorsqu'il cherche à prendre le pouvoir
en Norvège, il réussit notamment à éliminer l'un de
ses principaux adversaires, le jarl Hákon Eiríksson,
qu'il capture après avoir fait chavirer son navire, grâce
à... une chaîne dissimulée sous les flots et tendue au bon
moment6. Ces deux rois, Harald et Óláf, sont à
l'origine de l'essentiel des stratagèmes qui sont rapportés en
détail par Snorri ; mais nous en relevons également quelques-uns
qui ne sont pas attribués à un prince ou même à un
personnage particulier, comme lorsque les forces de Hákon aux Larges
Épaules (herðibreiðr) tendent un piège à
Grégóríús en perçant, dans la glace
recouvrant une rivière, des trous qu'ils dissimulent ensuite grâce
à de la neige 7. Ce dernier exemple nous amène
à considérer que, si l'attribution de stratagèmes parfois
fort exotiques - mais aussi, parfois, d'une simplicité confondante -
à un personnage principal apparaît comme un motif commun dans les
sagas et bien présent dans la Heimskringla, il ne faut pas non
plus en faire le seul facteur explicatif de la présence de ces
mêmes stratagèmes, qui ne seraient donc pas là uniquement
pour rehausser l'image d'un personnage.
Par ailleurs, et cela est cohérent avec les personnages
à qui les stratagèmes sont généralement
attribués, la ruse n'apparaît jamais comme traîtrise,
déloyauté ou fausseté dans la Heimskringla, y
compris dans la bouche de ceux qui en sont victimes. En voici un bel exemple,
dans les paroles qu'échangent Óláf le Gros et le
jarl Hákon Eiríksson après la capture du second
par le premier :
Alors le roi Óláf dit : « Cela est
certainement vrai, ce que l'on dit de ta famille, que vous avez belle
apparence. Mais la chance t'a maintenant abandonné. »
Hákon répondit : « Ce n'est pas que la
chance nous ait abandonnés. Cela a longtemps été le cas
que tantôt l'un, tantôt l'autre de deux partis a eu le dessous.
Ainsi il en est entre ta famille et la mienne : la victoire a été
tantôt à vous, tantôt à nous. Je suis à peine
sorti des années de l'enfance. Nous n'étions pas non plus
prêts à nous défendre, nous n'avons jamais
soupçonné qu'une attaque
1 Ibid, pp. 582-585 (
HHarð. ch.6-10).
2 Ibid, p. 589 (
HHarð. ch.15).
3 Employé dans SNORRI STURLUSON, Heimskringla.
History of the Kings of Norway, cit., p. 582 (
HHarð. ch.6). Pour une mise en
contexte de cette ruse précise, l'on peut se référer
à IAN MCDOUGALL, «Discretion and deceit: a re-examination of a
military stratagem in Egils saga», in TOM SCOTT; PAT STARKEY
(EDS.), The Middle Ages in the North-West: Papers Presented at an
International Conference Sponsored Jointly by the Centres of Medieval Studies
of the Universities of Liverpool and Toronto, Leopard's Head Press in
conjunction with the Liverpool Centre for Medieval Studies, Oxford, 1995, p.
131.
4 Cf. INGER M. BOBERG, Motif-Index of Early Icelandic
Literature, Munksgaard, Hafniae, 1966, pp. 174, entrée K911, et
plus généralement la partie «K. Deceptions». La
même ruse est décrite dans DUDON DE SAINT-QUENTIN, De moribus
et actis primorum Normanniæ ducum, Typ. F. Le Blanc-Hardel, Caen,
1865, pp. 133-135.
5 Il s'agit en l'occurrence d'un tirage au sort, impliquant
deux jetons, chacun porteur d'une marque. Harald demande à voir
préalablement quelle marque choisit son adversaire, « afin que nous
n'utilisions pas la même ». Puis, Harald tire le premier, jette
aussitôt le jeton dans la mer, et prétend qu'il s'agissait du
sien. Alors que l'officier, Gyrgir, lui demande pourquoi il ne l'a pas
montré à tout le monde, Harald répond : « Prends
celui qui reste [...] et tu reconnaîtras ta marque ». SNORRI
STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of Norway, cit., p. 580 (
HHarð. ch.4).
6 Ibid, p. 265 (OH ch.30).
7 Ibid, p. 781 (
HHerð. ch.14).
puisse être dirigée contre nous. Il est possible que
nous ayons plus de succès une prochaine fois. » 1
Certes, Hákon se dit non préparé à
se défendre, et argue également de son jeune âge ; mais
ici, comme ailleurs, aucun jugement n'est porté sur la nature de
l'attaque entreprise par Óláf, et les derniers mots de
Hákon semblent presque dire : « c'était de bonne guerre
».
Ce texte présente également
l'intérêt d'introduire un autre élément essentiel :
la notion de chance (hamingja) 2. Sans nous attarder sur
son rôle général dans la Heimskringla et les
conceptions de Snorri, notons que la chance est un trait important pour un
prince ; nous l'avons déjà rencontrée dans le portrait du
jarl Hákon Sigurðarson, ci-dessus 3, dans lequel
elle était, là encore, associée directement à la
capacité de victoire. Contrairement à ce que l'on pourrait
croire, cette chance n'est pas personnelle ; et ce, en premier lieu parce que
les grands qui en sont - ou non - dotés représentent des
factions, des partis, qui peuvent se résumer ou non à des «
familles », comme dans l'échange entre Óláf le Gros
et Hákon. Le reproche d'un père, chef d'une insurrection contre
Óláf le Gros, à son fils qu'il avait envoyé avec
une armée contre Óláf et qui revient vaincu, le montre
bien : « Avec peu de chance tu es parti, et cela te sera longtemps
reproché » 4. De plus, cette chance n'est pas un trait
statique, comme l'affirmation d'Óláf à Hákon le
suggère bien ; elle est donc un élément dynamique dans les
conflits entre les grands et entre leurs factions, où elle va de pair
avec l'intelligence, le courage 5... Mais surtout, la chance d'un
grand peut rejaillir sur ses hommes, et en cela elle apparaît
véritablement comme une qualité de chef, efficace non seulement
pour lui mais aussi pour ses subordonnés, dans l'accomplissement des
actions entreprises par eux. Voici le passage qui affirme ceci le plus
explicitement, quoiqu'il s'agisse ici, non pas d'une mission proprement
militaire, mais d'une entreprise diplomatique risquée :
Le jour suivant, Hjalti dit à Bjorn : « Pourquoi
as-tu l'air si abattu, ami ? Es-tu malade, ou es-tu en colère contre
quelqu'un ? » Alors Bjorn lui rapporta ce qu'il avait dit, et ce qu'avait
dit le roi, et déclara que c'était une mission dangereuse. Hjalti
dit : « Les rois devraient être servis de telle manière que
les hommes [qui accomplissent leurs missions] en retirent un grand honneur et
sont tenus en plus haute estime que les autres. Mais leurs vies sont souvent en
danger, et ils doivent être sereins face aux deux perspectives. Mais la
bonne fortune du roi pourrait faire des merveilles. Et si tout se passe bien,
tu pourrais retirer un grand honneur de cette entreprise. »
[...]
Hjalti alla devant le roi et le salua : « à
présent, nous te demandons instamment de nous donner ta chance au long
de ce voyage », et il fit ses adieux au roi. Le roi lui demanda où
il allait. « Avec Bjorn », répondit-il.
Le roi dit : « Cela sera bon pour le succès de ce
voyage que tu en fasses partie, car ta chance a été maintes fois
éprouvée. Sois certain que mes voeux vous accompagneront, si cela
peut vous aider, et que j'enverrai ma chance sur toi et sur vous tous. »
6
Au sujet de ce passage, Lee M. Hollander signale en note :
« L'on croyait que la « chance » d'un roi était puissante
et pouvait être conférée par lui à quelqu'un partant
pour une mission dangereuse ». Mais, s'il y a effectivement une certaine
insistance sur la chance royale, la chance, ou le manque de chance, peuvent,
comme on l'a vu, aussi intervenir chez des princes, comme les deux
jarlar Hákon susdits (Sigurðarson et Eiríksson), et
même chez le fils d'un hersir 7 en rébellion
contre son roi ; notons également qu'Óláf le Gros dit de
la chance de Hjalti, l'un de ses scaldes, qu'elle a été «
maintes
1 Ibid, pp. 265-266 (OH ch.30).
2 La place de la hamingja chez Snorri est
discutée in extenso par SVERRE H. BAGGE, Society and
Politics in Snorri Sturluson's Heimskringla, cit., p. 218 ff.
3 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., pp. 192-193 (OT ch.50).
4 Ibid, p. 371 (OH ch.112).
5 SVERRE H. BAGGE, Society and Politics in Snorri Sturluson's
Heimskringla, cit., p. 221.
6 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., pp. 300-301 (OH ch.68-69).
7 Hersir est un titre qui suggère sans doute,
à l'origine, un pouvoir de nature militaire, et en tout cas locale ;
cependant, sa signification au moment où écrit Snorri n'est pas
assurée. L'on a pu traduire ce mot par « baron ». Voir
lexique.
fois éprouvée », et semble en faire plus de
cas que de la sienne propre 1. La bataille, notamment, est par
excellence un moment où la chance est éprouvée, comme le
suggèrent bien les cas de Hákon Sigurðarson, Hákon
Eiríksson, et du fils de hersir susdit. Il me semble donc
qu'à nouveau, il n'y a pas de différence qualitative clairement
établie entre la chance du roi et la chance de n'importe qui ou presque,
quoiqu'il y ait très certainement, pour certains du moins, une
différence quantitative.
Mais plus présentes et importantes chez Snorri,
à mon avis, que la chance royale, sont les oreilles royales. Un
proverbe, en effet, est fréquemment cité : « nombreuses sont
les oreilles du roi » 2. L'on pourrait y voir un trait
renvoyant aux capacités magiques d'Óðinn, qui, comme le
rappelle la Ynglinga saga, disposait de la tête de Mí mir
et de deux corbeaux pour lui rapporter toutes sortes de nouvelles 3.
Il est vrai que Snorri précise assez rarement comment, exactement, telle
ou telle nouvelle parvient au roi. Mais les quelques indices qu'il en donne
pointent beaucoup plus vers un réseau d'informateurs que vers
d'hypothétiques capacités mystiques du roi. Ainsi, un passage
fort intéressant nous apprend que ce presque-roi qu'est le jarl
Hákon Sigurðarson a à son service un certain Skopti, qui est
d'ailleurs son beau-fils et qu'il estime « plus que tous les autres
parents [de sa femme Þóra] » 4, voire même,
semble-t-il, plus que son propre fils. « Lorsque [lui et le jarl]
se rencontraient, Skopti devait informer le jarl de tout
événement, et le jarl lui disait s'il en avait eu vent
avant lui. Il était appellé Skopti le Messager [ou : «
Skopti aux Nouvelles »] » 5. Voilà un homme de
confiance du prince qui semble être un véritable chef-espion,
quoiqu'aucune précision ne soit donnée sur la nature de ses
renseignements, ni sur la manière dont il les obtient. Ce personnage -
le seul, cependant, à être ainsi décrit dans la
Heimskringla - nous amènerait donc à supposer
l'existence, suivant le mot de Jean Deuve6, d'un « service
secret scandinave », en tout cas d'un « service secret » royal,
bien que les « oreilles » du roi ne soient assurément pas
organisées de manière aussi formelle que le terme de «
service secret » le suggère.
D'autres passages nous fournissent d'ailleurs des
détails supplémentaires sur ces « oreilles » ; ainsi,
lorsqu'il veut avoir des détails sur la christianisation du Veradalr,
Óláf le Gros fait appel à l'un de ses
ármaðr 7 :
« Il y avait un homme appelé Þoraldi qui
était ármaðr du domaine royal de Haug [dans le
Veradalr]. Le roi lui fit dire de le rejoindre en toute hâte. [...] Le
roi le convoqua en privé et lui demanda si ce qu'il avait entendu
était vrai. « On me parle des moeurs des gens sur les terres
à l'intérieur du Trondheimfjord, et est-ce vrai qu'ils font des
sacrifices ? Je veux que tu me dises les faits », dit le roi, « comme
tu les connais. Tu me dois cela, car tu es mon homme. »
Þóraldi répondit : « Sire, laisse-moi
tout d'abord te dire que j'ai amené avec moi à la ville mes deux
fils et ma femme, et tous les biens meubles que je pouvais emporter. À
présent, si tu veux que je te dise la vérité sur cela, je
suis à tes ordres. Mais si je te dis comment sont les choses, tu devras
me protéger. » 8
Comme Óláf le Gros le lui promet,
Þóraldi lui rapporte alors ce qu'il sait des sacrifices, qui y
assiste, qui les organise, et où ils auront prochainement lieu.
Disposant de ces renseignements, Óláf peut
1 Dans un autre passage fort intéressant, mais qui ne
concerne guère l'activité guerrière, Óláf le
Gros loue la chance d'un autre de ses scaldes, Sigvat, et remarque : « Il
n'est pas étonnant que la chance favorable aille de paire avec la
sagesse ». Ibid, p. 390 (OH ch.122).
2 Évoqué dans les passages suivants :
Ibid, p. 216 (OT ch.82) ; p. 450 (OH ch.160) ; p. 633 (
HHarð. ch.69).
3 Ibid, p. 11 (Yngl. ch.7).
4 Ibid, p. 159 (OT ch.19).
5 Ibid, p. 160 (OT ch.20).
6 Cf. JEAN DEUVE, Les Services secrets normands : la
guerre secrète au Moyen âge, 900-1135, C. Corlet,
Condé-sur-Noireau, 1990, pt. , et notamment la partie introductive
traitant de « La tradition et la pratique du « renseignement »
chez les Vikings ».
7 Intendant d'un domaine royal, souvent d'origine non-libre,
ayant également des fonctions de police et de collecte d'impôts ;
voir lexique. Þórir le Phoque (Sel-Þórir) en
offre un bel exemple : SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings
of Norway, cit., pp. 377 (OH ch.116) et 378-380 (OH ch.117).
8 Ibid, pp. 366-367 (OH ch.109).
immédiatement rassembler ses hommes, lancer une
expédition, prendre les sacrificateurs par surprise, tuer les
organisateurs et capturer de nombreux autres personnages, ce qui lui permet
ensuite d'imposer sa volonté aux gens du Veradalr. Cet exemple nous
montre combien l'apport d'un membre de la clientèle royale, bien
introduit sur le terrain, peut être précieux à l'exercice
du pouvoir - et de la violence - royal ; il rappelle également que
Þóraldi n'a rien d'un espion professionnel, puisqu'il a besoin de
réclamer, lorsqu'on lui demande d'en faire fonction, la protection du
roi pour lui-même, sa famille, et ses biens.
En fait, qu'il s'agisse de parents, comme dans le cas de
Skopti, de subordonnés, comme dans le cas de Þóraldi, ou
encore de clients plus ponctuels acquis grâce à la
générosité princière, comme dans le cas des
préparations faites par Knút le Grand (inn ríki)
pour prendre la Norvège à Óláf le Gros
1, il s'agit d'obtenir un réseau de relations pouvant
éventuellement, mais non exclusivement, faire fonction de « service
secret ». Celui-ci permet au prince de se protéger, d'identifier
les menaces, de planifier, et généralement d'agir
préventivement, comme dans le cas des renseignements apportés par
Þóraldi. Mais, à nouveau, il ne s'agit en rien d'un
privilège royal ou princier. L'anecdote suivante, qui se déroule
après la bataille de la rivière Níz entre Harald le
Sévère et le roi Svein de Danemark, le suggère bien ; les
Norvégiens sont en train de débattre des mérites de ceux
qui ont combattu dans la bataille, notamment de ceux du jarl
Hákon Ívarsson :
Les hommes dirent qu'il [Hákon] avait surtout
été chanceux en ceci qu'il avait mis en fuite nombre de Danois.
Le même homme répliqua : « C'était une fortune
meilleure encore que de sauver la vie du roi Svein. »
L'un des hommes répondit : « Tu n'es probablement pas
sûr de cela. »
Il répliqua : « Je le sais pour certain, car c'est
l'un des hommes qui a amené le roi à terre qui me l'a dit.
»
Alors le dicton s'avéra exact, selon lequel «
nombreuses sont les oreilles du roi » : cela fut rapporté au roi,
et aussitôt il fit seller de nombreux chevaux, et partit
immédiatement dans la nuit avec deux centaines [240] d'hommes.
Ils rencontrèrent des hommes qui allaient à la
ville avec de la farine et du malt. Un homme du nom de Gamal était dans
la troupe du roi. Il alla jusqu'à l'un des fermiers qui était une
de ses connaissances. Ils eurent une conversation à part. Gamal dit :
« Je te donnerai de l'argent si tu vas trouver le jarl
Hákon en chevauchant le plus vite que tu le peux par des chemins secrets
et par la route la plus courte que tu connaisses, pour lui dire que le roi
compte le tuer. Car le roi sait maintenant que le jarl a aidé
le roi Svein à gagner la terre près de la rivière
Níz. » 2
Ici et en d'autres endroits, nous voyons les grands disposer
eux aussi de réseaux, même au-delà des supposées
frontières, qui leur permettent éventuellement de prendre une
longueur d'avance sur les rois, comme c'est le cas pour Hákon
Ívarsson, qui réussit à échapper à la
vindicte de Harald.
Un commandement complexe
Chanceux, rusé, aux oreilles nombreuses : voilà
un portrait royal qui, dans ses deux derniers termes surtout, semble entrer en
contradiction avec celui du roi comme combattant redoutable, se ruant en avant
dans la bataille sans armure, brandissant à deux mains sa hache, «
impatient de combattre ». En effet, des stratagèmes et
opérations de renseignements royaux, ressort plutôt l'image d'un
roi froid planificateur. La contradiction apparente renvoie à celle
déjà perçue, notamment dans le mannjafnaðr de
Sigurð et Eystein, entre l'idéal d'une politique guerrière,
audacieuse, ambitieuse, et celle d'une politique raisonnable, « encline
à la tranquillité », favorable à l'agriculture, au
commerce et à la prospérité du pays. Mais cette fois,
Snorri n'explique en rien, ni par le tempérament ni autrement,
l'apparente différence entre les diverses pratiques royales de la
guerre.
Soulignons cependant les constantes rencontrées dans
notre étude des rois guerriers et des rois de
1 Ibid, p. 451 (OH ch.161).
2 Ibid, p. 633 (
HHarð. ch.69).
guerre chez Snorri. Incontestablement, la plus nette est
l'absence globale de distinction fondamentale entre les rois et les autres
grands pour ce qui est des rapports à la guerre. Si différence il
y a, elle est quantitative, et même alors, n'est pas toujours à
l'avantage du roi, surtout lorsqu'il doit faire face à plusieurs grands
ligués contre lui, comme Óláf le Gros. En fait, il semble
que, pour Snorri, la différence entre pratiques royales et pratiques
princières en général soit surtout une question
d'échelle. Nous voyons un magnat tel qu'Erling Skjálgsson se
comporter comme un roi sur ses propres terres, ayant avec lui une troupe
d'hommes « comme s'il s'agissait d'une garde du corps royale »
1, et ce même Erling ne recourt pas, pour entretenir ses
troupes, à des moyens différents de ceux employés par un
futur roi, ou même par un roi en titre. Lorsque le jarl
Hákon Sigurðarson, magnat exceptionnellement puissant, règne
sur l'ensemble de la Norvège, Snorri traite son règne presque
comme il traite le règne des rois en titre 2, et le portrait
qu'il en fait, ou les actes qu'il rapporte, pourraient être ceux d'un
roi. Ce qui amène à dire qu'il y a, chez Snorri, un modèle
général de la pratique de la guerre qui n'est en rien exclusif
aux rois 3. Par contre, les chefs, et notamment les chefs
suprêmes, revêtent une importance particulière.
Autre élément essentiel, l'existence
simultanée de différenciations fortes construites dans et par les
discours, et de liens aussi bien symboliques que concrets, entre divers
éléments qui exercent des forces et des réactions les uns
sur les autres, comme dans le cas du système guerre-butin-prestige
sollicité par Sigurð le Croisé 4. Ce qui doit nous
amener à penser que l'apparente contradiction entre le roi froid
planificateur et le roi bouillant guerrier n'est pas si complète que
cela. Reprenons les exploits martiaux et furieux de Harald à la Belle
Chevelure à la bataille de Sólskel 5. Quoique dignes
d'un berserkr, ils ne l'empêchent pas, par la suite, de
réagir d'une manière bien différente à une
provocation d'Æthelstân, roi d'Angleterre, lorsque celui-ci lui
fait parvenir une épée afin de signifier que Harald est son homme
lige : « le roi Harald comprit alors que cela avait été fait
pour le railler [...]. Cependant, il avait l'habitude de prendre soin de
contrôler ses émotions lorsque la rage ou la furie
menaçaient d'en prendre le dessus, et ainsi de laisser sa colère
passer, afin de pouvoir traiter les problèmes sans passion. » 6
À Sólskel, il était pourtant « enragé et
furieux » !
La comparaison de ces deux passages m'avait, au premier abord,
semblé montrer une réelle contradiction. En fait, je pense qu'il
ne faut pas exagérer celle-ci. Tout d'abord, l'enjeu de
démonstration que nous avons déjà relevé doit nous
rappeler que la fureur comme le calme peuvent être feints 7,
soit par les acteurs eux-mêmes, soit par ceux qui rapportent leurs actes.
Incontestablement, la bataille se prête particulièrement bien
à une telle amplification, étant, comme on l'a vu, un sujet
dominant de la poésie scaldique, et renvoyant à de nombreux
motifs plus ou moins mythologiques, notamment celui des berserkir.
Mais l'apparente contradiction peut aussi être
expliquée de manière fort prosaïque, en proposant que, s'il
faut froidement planifier et contrôler ses émotions avant la
bataille, une fois celle-ci engagée il n'est plus guère utile de
demeurer posément en arrière pour « traiter les
problèmes sans passion », étant donné les
capacités de communication, et donc de contrôle, fort
limitées d'un chef dans une bataille médiévale - ou
antique - typique, le cas scandinave ne faisant ici en rien exception. Mieux
vaut alors que le chef soit en première ligne et y inspire ses hommes
par une démonstration de bravoure et
1 Ibid, p. 260 (OH ch.22).
2 À une différence notoire près :
Hákon Sigurðarson ne dispose pas de sa propre saga, et son
règne est décrit au début de la saga
d'Óláf Tryggvason.
3 Ceci rejoint les observations de S. Bagge sur la nature du
pouvoir royal en général dans la Heimskringla : «
la différence [entre le roi et les magnats] est plutôt une
différence de degré qu'une différence de nature »
(SVERRE H. BAGGE, Society and Politics in Snorri Sturluson's
Heimskringla, cit., p. 137). Cf. Ibid, pp. 129 ff., notamment pp.
135-137.
4 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., pp. 703-704 (Msyn ch.21).
5 Ibid, pp. 67-68 (
HHárf. ch.11).
6 Ibid, p. 92 (
HHárf. ch.38 ;
HHárf. ch.39 dans l'édition
de Finnur Jónsson).
7 L'on peut trouver ce qui est peut-être un exemple de cela
dans Ibid, p. 138 (
HGráf. ch.9), où la querelle
entre deux personnes peut sembler feinte, et servir à attirer une tierce
personne dans un piège.
d'excellence, malgré le risque très réel
de s'y faire tuer. C'est là une explication assez logique, fondée
sur la technologie disponible dans le contexte de la Scandinavie
altimédiévale, et qui fournit un point d'ancrage permettant
d'envisager la cohérence revêtue par les traitements
littéraires et poétiques de la bataille et du rôle qu'y
tiennent les grands aux yeux de quelqu'un vivant dans ce même contexte.
Mais il ne s'agit pas non plus d'exagérer la portée de cette pure
spéculation au point de penser qu'il existe deux temps bien distincts
dans les conflits de la Heimskringla, le temps de la planification et
le temps de l'action. Il n'y a pas, chez Snorri, de dialectique claire et
générale entre intention et exécution ; son récit
donne plutôt l'impression que les plans et les stratagèmes sont
établis ad hoc, pour répondre à un
problème particulier ou à une situation bien précise. Que
l'on se souvienne de la description des capacités de Harald le
Sévère : « rusé et plein de ressources, qu'il doive
agir dans le feu de l'action ou faire des plans à long terme, aussi bien
pour lui-même que pour les autres » 1. Là encore,
nous ne pouvons distinguer, chez les chefs de guerre et les chefs guerriers de
Snorri, ni une parfaite unité autour d'un idéal bien
établi, ni une frontière nette séparant deux
modèles contradictoires ; mais bien plutôt des pôles, des
moyeux, entre lesquels se mettent en place, selon les situations, des
mécanismes et des combinaisons complexes plus ou moins soumises aux
influences des divers pôles.
La mobilisation
Il est une notion que nous avons déjà plusieurs
fois rencontrée, et qui est essentielle pour caractériser ce
système complexe : celle de démonstration, et donc de spectacle.
Mais nous savons aussi, à présent, que dans ce spectacle les
rôles et les archétypes ne sont pas fixes ; ils sont sans cesse
redéfinis par les acteurs eux-mêmes, à l'occasion de
rivalités ou de collaborations ponctuelles, et pour répondre
à des situations bien précises. C'est donc, si l'on veut, un
spectacle dynamique, dès le dramatis personae et l'argument. Le
roi en est incontestablement le personnage principal ; c'est la place que lui
donne le récit de Snorri. Mais ce rôle reste flou, et d'autres
personnages, appartenant à l'élite élargie des «
hommes puissants » ou des « hommes accomplis », peuvent en
partager des aspects, au point parfois de partager avec le roi le premier plan.
Surtout, le roi ne peut agir seul, malgré certains passages où il
semble gagner une bataille à la seule force de son bras ; et, en raison
même de la nature dynamique et compétitive du spectacle - ou, si
l'on préfère, du système - dans lequel il évolue,
il ne peut pas non plus compter sur le soutien stable, permanent ou
inconditionnel des autres entités impliquées. C'est ce qui
explique toute l'importance de la mobilisation, comme moment et comme
mécanisme, tout à la fois raison d'être des
démonstrations de pouvoir, et condition obligatoire de celles-ci.
L'impératif de la mobilisation est bien
différent des éléments que nous avons
étudiés précédemment, en ceci qu'il
n'apparaît aucunement dans la poésie scaldique, les portraits
princiers, et autres éléments que l'on puisse clairement
rapprocher d'une propagande princière - positive ou négative.
Aucun dicton ne la met en exergue. Pourtant, il est très clair que les
moments de mobilisation ont une importance essentielle dans le récit de
Snorri. Nous avons déjà vu un tel moment dans le discours de
Þorgný le logsogumaðr, par lequel le roi
Óláf de Suède se voyait retirer tout support de la part
des boendr pour sa guerre contre Óláf le Gros - et
menacer de mort s'il ne fait pas « comme nous [les boendr] disons
» 2. Exemple radical d'un soutien pleinement conditionnel et
instable ! Il n'en est pas d'autre qui soit aussi explicite et aussi
détaillé dans la Heimskringla ; par contre,
Óláf de Suède n'y est certes pas le seul à
rencontrer un tel problème. Son adversaire lui-même n'est
guère mieux loti par la suite, car voici ce que Snorri décrit
parmi les difficultés d'Óláf le Gros à la fin de
son règne :
Lorsque le roi Óláf arriva à Tunsberg il
envoya des messagers dans tous les fylki 3, pour demander
des troupes et une levée [leiðangr] pour le roi. Il n'avait
alors que peu de vaisseaux, et ceux-ci n'étaient que de petits navires
appartenant à des boendr [búandaför]. Des
troupes arrivèrent
1 Ibid, pp. 660-661 (
HHarð. ch.99).
2 Ibid, pp. 320-321 (OH ch.80).
3 Fylki (pl. fylki) : division du territoire
utilisée en Norvège, que l'on peut traduire par « district
». Voir lexique.
en bon nombre des fylki [voisins] et se
rallièrent à ses couleurs, mais peu vinrent de loin ; et il fut
vite évident que les gens du pays [landsfólkið]
avaient abandonné leur loyauté envers le roi. 1
Pour Snorri, la cause est claire : il a commis de nombreuses
erreurs politiques - il vient notamment de faire exécuter
Þórir Olvirsson, un magnat fort populaire 2 - en
conséquence de quoi, il se trouve globalement privé de toute
capacité militaire, incapable qu'il est de mobiliser efficacement. Je
suivrai ici S. Bagge, en pensant que l'expression « avaient
abandonné leur loyauté envers le roi » ne doit pas tromper
et faire penser que Snorri s'indigne de ce qui serait pour lui un manquement
à l'obéissance due au souverain ; il s'agit plutôt d'un
effort de Snorri, conscient ou non, pour se conformer à l'image bien
établie d'Óláf le Gros, devenu entre-temps saint
Óláf, comme un rex iustus injustement trahi et mourant
en martyr 3. Mais les mobilisations, et les échecs à
mobiliser, interviennent à de nombreux autres endroits de la
Heimskringla sans qu'il soit aucunement question de loyauté. Le
mécanisme peut d'ailleurs jouer avant même qu'un quelconque
principe de loyauté soit établi envers quelqu'un, c'est-à-
dire dans les querelles et guerres de succession, qui, à lire Snorri,
peuvent se régler dès l'étape de la mobilisation, comme
dans le cas du conflit entre Hákon le Bon et Eirí k à la
Hache Sanglante :
Le roi Hákon rassembla une grande armée dans le
fylki de Trondheim durant le printemps, se
procurant des vaisseaux. Les gens de Vik constituaient
également une force importante et voulaient
rejoindre Hákon. Eirík leva également des
troupes dans le centre du pays, mais avec peu de succès,
car de nombreux chefs importants lui firent défaut,
rejoignant Hákon. Et lorsqu'il vit qu'il ne
pouvait résister à l'armée de
Hákon, il partit à l'ouest, au-delà de la mer, avec ceux
qui voulaient
bien le suivre. 4
Ici apparaît un élément essentiel : le
rôle des grands, ici simplement désignés comme « chefs
» (rikismenn, littéralement « hommes puissants
»), et sur lesquels repose, dans ce passage, tout le succès ou
l'échec de la mobilisation. Aucune institution n'intervient, donc, qui
puisse être utilisée aisément et de manière
infaillible pour permettre la mobilisation ; dans le contexte d'une querelle de
succession, son application eût d'ailleurs été
problématique. En fait, une telle institution est évoquée
ailleurs dans la Heimskringla, notamment dans le passage de la
saga de saint Óláf que nous venons de citer : le
leiðangr (traduit par le terme de « levée »).
Mais comme ce passage le montre justement, cette institution ne garantit en
rien une mobilisation réussie, et peut être rendue quasiment
inefficace par ce que l'on pourrait qualifier comme un retrait de
consentement5. Beaucoup plus prégnante, quoiqu'informelle,
semble être une véritable « chaîne de mobilisation
» - par analogie avec le concept de chaîne de commandement - dont
nous avons un meilleur détail dans ce passage où Snorri
décrit comment le jarl Svein, dernier opposant à
l'accession au trône du jeune Óláf le Gros, mobilise juste
avant la bataille de Nesjar (1015) :
Le jarl Svein rassembla des troupes dans tout le
fylki de Trondheim juste après Yule, appelant une levée
[leiðangri], et fit également préparer des navires.
En ce temps-là, il y avait en Norvège un grand nombre de
lendir menn. Beaucoup d'entre eux étaient puissants et de si
haute naissance qu'ils descendaient directement de familles royales ou ducales,
et ils étaient aussi très riches. Quiconque gouvernait le pays,
qu'il soit roi ou jarl, dépendait d'eux, car dans chaque
fylki c'étaient ces lendir menn qui avaient la plus
grande influence sur les boendr. Le jarl Svein était
fort ami avec ces lendir menn, il lui était donc aisé de
rassembler des troupes. Einar Þambarskelfir, son beau-frère,
était dans sa troupe, ainsi que nombre d'autres lendir menn, et
aussi beaucoup qui avaient
1 Ibid, p. 457 (OH ch.167).
2 Ibid, p. 456 (OH ch.165).
3 Pour une analyse complète de la vision du règne
du futur saint Óláf par Snorri, cf. SVERRE H. BAGGE, Society
and Politics in Snorri Sturluson's Heimskringla, cit., pp. 15 8-160.
4 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., p. 98 (HG ch.3).
5 Par ailleurs, la date d'établissement de cette
institution est discutée, ainsi que son évolution. Pour un rapide
résumé des débats historiographiques et une bonne mise en
perspective du leiðangr, l'on peut consulter NIELS LUND, « Is
leidang a Nordic or a European phenomenon? », in ANNE NØRGA°RD
JØRGENSEN; BIRTHE L. CLAUSEN (EDS.), Military Aspects of
Scandinavian Society in a European Perspective, AD 1-1300: Papers from an
International Research Seminar at the Danish National Museum, Copenhagen, 2-4
May 1996, National Museum, Copenhagen, 1997, pp. 195-199.
auparavant juré fidélité au roi
Óláf, lendir menn aussi bien que boendr.
1
Un jarl, qui auparavant partageait le pouvoir avec
d'autres dans un pays sans roi, peut donc utiliser le leiðangr
contre un prétendant au trône, allant jusqu'à entamer la
légitimité déjà acquise par ce dernier, puisque le
rejoignent « beaucoup qui avaient auparavant juré
fidélité au roi Óláf ». Mais surtout, Snorri
souligne bien le rôle des grands, à nouveau, quoiqu'ils soient ici
désignés plus précisément : ce sont les lendir
menn que nous avons déjà évoqués. À
travers eux, l'on peut mobiliser les boendr. Encore la chaîne de
la mobilisation ne s'arrête-t-elle pas là ; elle peut atteindre
les agriculteurs non- propriétaires, voire les esclaves
(þrælar) 2. Snorri décrit ainsi
l'armée qui combat contre Óláf le Gros à Stiklestad
: « comme l'on peut s'y attendre dans une aussi grande armée,
toutes sortes de gens s'y trouvaient. Il y avait un bon nombre de lendir
menn et une grande multitude de boendr, mais la masse la plus
importante était composée de métayers 3 et de
laboureurs 4 ». Un peu plus haut, Snorri rapporte que ceux qui
la dirigent « rassemblèrent là [dans le Trondheimfjord] tout
le monde, de l'homme libre [þegn] à l'esclave
[þræl], puis partirent pour le Veradalr »
5. L'on pourrait être, là encore, tenté d'y voir
une manière de déprécier les adversaires du roi
Óláf le Gros. Mais les esclaves interviennent comme guerriers
ailleurs dans la Heimskringla 6 ; des personnes d'origine servile
peuvent même remplir la fonction d'ármaðr,
amenés éventuellement à commander des troupes, d'une
manière qui n'est pas sans rappeller les ministériaux
allemands.
De plus, la chaîne est multidimensionnelle : non pas
seulement verticale (roi - jarl - lendir menn - boendr -
agriculteurs non-propriétaires - esclaves), mais également
horizontale, faisant appel à la famille et aux familiers, au sens large.
La mobilisation entreprise par le jarl Svein contre Óláf
le Gros le montre déjà : présent à ses
côtés est Einar Þambarskelfir, son beau-frère - qui
a, il est vrai, ses propres raisons d'affronter Óláf. Le
débat entre les roitelets de l'Uppland pour décider s'ils doivent
soutenir ou non le même Óláf le Gros dans sa lutte pour le
trône montre bien l'importance de l'argument de la parenté - mais
montre aussi qu'il ne fonctionne pas automatiquement et infailliblement, lui
non plus 7. Un autre lien apparaît, tout aussi important :
celui de proximité, bien suggéré par Snorri dans la phrase
« dans chaque fylki c'étaient ces lendir menn qui
avaient la plus grande influence sur les boendr », qui, me
semble-t-il, met l'emprise géographique au même rang que la
richesse et le rang social ; le tout forge l'influence, les maillons de la
chaîne de mobilisation.
À suivre le récit de Snorri, le
leiðangr serait également à mettre dans cette
catégorie de liens potentiels, avec l'autre institution ayant trait
à la mobilisation, celle de la flèche de guerre
(herör), flèche marquée de manière
particulière que l'on fait circuler pour appeler à prendre les
armes. Il s'agit, en fait, plus d'un signal d'alarme - et au sens
étymologique du terme - que d'un ordre de mobilisation 8 ; et, dans la
Heimskringla, nous la voyons utilisée plus aisément
encore que le leiðangr, aussi bien par des magnats projetant de
s'opposer au roi9 que par les boendr eux-mêmes
10.
1 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., p. 279 (OH ch.46).
2 Au singulier þræll. Certains, par
exemple MICHAEL IRLENBUSCH-REYNARD, «Killing to qualify: The
underprivileged assassins of Eyrbyggja saga», Nordica Bergensia,
33, 2005, (appendix), affirment qu'« esclave » est une traduction
pertinente ; mais d'autres termes, comme « serf », ont pu être
proposés. Voir lexique.
3 þorparar, singulier þorpari,
péj. : membre de la basse paysannerie, métayer, rustre. RICHARD
CLEASBY; GUDBRAND VIGFÚSSON, An Icelandic-English dictionary,
cit., p. 742.
4 verkmenn, singulier verkmaðr : ouvrier
agricole, laboureur, travailleur. Ibid, p. 697.
5 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., p. 505 (OH ch.216).
6 Cf. Ibid, p. 147 (OT ch.5) et p. 274 (OH ch.39).
7 Ibid, pp. 271-273 (OH ch.36). Pour un traitement
détaillé des liens de parenté dans la
Heimskringla, cf. également SVERRE H. BAGGE, Society and
Politics in Snorri Sturluson's Heimskringla, cit., p. 112 ff.
8 La flèche de guerre est rapprochée de la pratique
écossaise, et également suédoise, de la croix ardente
(fiery cross ou Crann Tara) dans RICHARD CLEASBY; GUDBRAND
VIGFÚSSON, An Icelandic-English dictionary, cit., p. 545.
9 Ce que fait, par exemple, le hersir Dala-Guthbrand
pour convoquer une assemblée des habitants du voisinage, qu'il incite
ensuite à la résistance contre l'entreprise de conversion
forcée d'Óláf le Gros ; SNORRI STURLUSON,
Heimskringla. History of the Kings of Norway, cit., p. 369 (OH ch.
112).
10 Évoqué deux fois au sujet de la
résistance de ces derniers aux efforts missionnaires
d'Óláf Tryggvason ; Ibid, p. 199
Le processus de mobilisation apparaît donc comme un
agrégat de liens de diverses natures : obligations familiales,
obligations personnelles, obligations institutionnelles, mais dans tous les cas
obligations toutes théoriques qui peuvent, en fait, amener des
résultats fort variables lorsqu'elles se heurtent à la
volonté de soutenir ou de ne pas soutenir celui - ou ceux - qui
cherchent à obtenir ce même soutien. Le mécanisme est
compliqué par le fait que les acteurs qui y interviennent peuvent,
chacun à leur niveau, solliciter ces divers liens horizontaux ou
verticaux, qui ne sont jamais exclusifs à un seul personnage, qu'il soit
roi ou non, quoique l'accès à ces moyens de mobilisation ne soit
pas non plus indiscriminé : l'on peut voir un bóndi
utiliser la flèche de guerre ou les liens de parenté, mais non
pas ordonner un leiðangr.
Cependant, ce tableau ne doit pas non plus nous faire dire que
la mobilisation est, chez Snorri, un mécanisme complètement
hasardeux, aléatoire et incontrôlable, comme un jet de dé
en début de partie. À plusieurs reprises, nous voyons dans la
Heimskringla des exemples de mobilisations ciblées,
limitées. Elles peuvent l'être quantitativement : ainsi, il est
dit que Harald le Sévère mobilise, pour une expédition au
Danemark et par le moyen du leiðangr, « à travers tout
le pays, la moitié des hommes et des vaisseaux pour sa flotte »
(bauð hann leiðangri út af öllu landi, hálfum
almenningi að liði og skipum) 1 tandis que par la
suite, pour une autre expédition au Danemark, il « convoqua par le
leiðangr tous les hommes de Norvège » (bauð
Haraldur konungur út leiðangri, almenning úr Noregi)
2. Cela est directement lié à une limitation
qualitative : plusieurs fois, quoiqu'assez rarement, est fait le choix de se
séparer, dès le début d'une opération ou au cours
de celle-ci, des moins bons éléments de la force
rassemblée, comme le fait Óláf le Gros, toujours pour une
expédition contre le Danemark, lorsqu'il décide de n'emmener avec
lui que « ces éléments qu'il considérait comme les
plus aguerris et les mieux équipés », laissant le reste de
ses navires et équipages, obtenus par leiðangr, retourner
chez eux 3.
Il y a, dans la Heimskringla, quelques passages qui
décrivent ce que nous appellerions des désertions ou mutineries,
mais qui correspondent plutôt, là encore, à un retrait -
plus ou moins total - de consentement, à une démobilisation
volontaire pourrait-on dire si le terme ne renvoyait pas à un processus
complètement étranger à la Scandinavie
altimédiévale. Les raisons de ces réticences à
maintenir la mobilisation vont de la longueur excessive d'une expédition
lointaine 4 à la trahison caractérisée
5, en passant par une réserve inexpliquée 6 - nous
aurons par la suite l'occasion de voir que les motifs ne manquent pas pour
prendre, ou ne pas prendre, part à des opérations
guerrières. Mais dans l'ensemble, la Heimskringla donne
plutôt l'impression qu'une fois passé le moment critique de la
mobilisation initiale, la force - ou la faiblesse - qui en découle est
un fait accompli, qui, sauf exception, varie peu, du moins en dehors de ce qui
résulte du contact avec l'ennemi. Cela est, sans doute, à relier
au fait que, souvent, ces mobilisations sont à court terme : l'on
mobilise plutôt pour une opération ponctuelle ou pour une
bataille, quoiqu'il ne soit pas rare de mobiliser pour une expédition
plus longue et plus lointaine - mais, nous l'avons vu, ce sont parmi ces
mobilisations à long terme que l'on trouve des exemples de limites
volontairement données à la mobilisation.
(OT ch.59) et p. 204 (OT ch.65).
1 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. Nóregs konunga
sögur, G.E.C. Gads Forlag, Copenhague, 1911, p. 422 (
HHarð. ch.32). Ce que Lee M. Hollander
traduit par « une demi-levée » ; SNORRI STURLUSON,
Heimskringla. History of the Kings of Norway, cit., p. 601.
2 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. Nóregs konunga
sögur, cit., p. 484 (
HHarð. ch.60). Ce que Lee M. Hollander
traduit par « une levée complète » ; SNORRI STURLUSON,
Heimskringla. History of the Kings of Norway, cit., p. 623.
3 Ibid, p. 434 (OH ch.34).
4 Par exemple, il est dit des Suédois prenant part avec
Óláf le Gros à une expédition contre le Danemark
qu'ils « étaient impatients de rentrer chez eux » ;
Ibid, p. 443 (OH ch.51).
5 À la bataille d'Ósló (1161),
Guðröð, roi des Hébrides, fait en sorte que ses troupes
fuient avant même que le combat ne commence ; Ibid, p. 784 (
HHerð. ch.17).
6 Comme dans ce cas où «
Grégóríús voulait marcher vers le nord contre
Hákon, mais beaucoup ralentirent [ces efforts], de sorte que rien ne fut
fait à ce propos cet hiver-là. » Ibid, p. 770 (
HHerð. ch.4).
Cette qualité critique du moment de la mobilisation,
tremplin pour une campagne militaire ou obstacle sur lequel l'on
trébuche et qui fait avorter toute possibilité d'action, permet
de bien comprendre tout l'enjeu des discours, des représentations et
démonstrations par lesquels un locuteur- acteur se montre aux autres.
Et, dans le cas de la querelle de succession entre Hákon le Bon et
Eirík à la Hache Sanglante que nous avons utilisé plus
haut pour illustrer, justement, à quel point la mobilisation pouvait
faire la différence entre deux adversaires, il est très clair que
les traits guerriers, et plus généralement violents, de leurs
portraits respectifs apparaissent comme l'une des pierres d'achoppement. Durant
sa jeunesse qui, à l'instar de celle de tant d'autres jeunes princes,
est décrite comme fort aventureuse, Eirí k s'est bâti une
forte réputation guerrière, bien renvoyée par son
portrait, que nous avons déjà cité 1, et par
son surnom. Mais il est, sans doute, allé trop loin, tuant notamment
l'un de ses frères, Bjorn dit « le Marchand »
(kaupmann) à cause d'une querelle entre eux, ce pourquoi les
gens de Ví k prirent Eirí k en haine 2.
D'où, sans doute, ce qui explique l'échec
d'Eirí k à rassembler des partisans : si l'on suit ce que
rapporte Snorri, l'on a dû voir en lui un probable continuateur de ce qui
était - d'après Snorri toujours - reproché à son
père, Harald à la Belle Chevelure : vouloir « rendre
esclaves tous les hommes du pays et les oppresser » 3.
Hákon le Bon, lui, confirme dès son premier discours les droits
(óðal 4) des boendr sur leurs
propriétés ; d'après Snorri, Hákon apparaît
alors comme « un roi qui en tout était semblable à Harald
à la Belle Chevelure, à cette différence près que
[...] cet Hákon voulait le bien de tous et avait offert de rendre aux
boendr les propriétés que le roi Harald leur avaient
confisquées » 5. La différenciation entre
Hákon et Eirí k - qui était l'héritier
préféré de Harald à la Belle Chevelure 6 - ne se
base donc certes pas uniquement sur des éléments guerriers ; mais
il me semble que c'est assez bien la résumer que de dire que
Hákon apparaît comme un roi de justice face à Eirí
k, dont les traits guerriers - et violents, et oppresseurs - paraissent trop
prononcés.
Cependant, ces mêmes traits guerriers ne sont pas
absents de l'image de Hákon ; ce sont, à mon sens, eux qu'il faut
- entre autres - voir dans l'idée qu'à l'exception de sa
bienveillance envers les boendr, Hákon était « en
tout semblable à Harald à la Belle Chevelure ». C'est
d'ailleurs par la force que Hákon le Bon l'emporte sur Eirík
à la Hache Sanglante : force acquise grâce à la
mobilisation, mobilisation réussie grâce à
l'élection par diverses assemblées populaires, élection
obtenue grâce à un programme de respect des droits des
boendr et de clémence. Là encore, rien d'aussi simple
qu'une bipartition entre le roi de paix et de justice d'une part, le roi de
violence et de guerre d'autre part ; Hákon aussi brandit la violence
royale. Mais il peut le faire justement parce qu'il s'agit d'une violence
limitée, bâtie par le consentement des boendr et des
« hommes puissants », une violence pour ainsi dire contractuelle.
Eirík à la Hache Sanglante, de son côté, semble
privé d'une capacité à la violence suffisante pour avoir
trop pratiqué cette même violence, et s'être ainsi
aliéné trop de « contractants », qui choisissent de
prendre contre lui le parti de Hákon. La situation entre ces deux hommes
rappelle assez bien le problème rencontré par le roi
Óláf de Suède face à Þorgný le
logsogumaðr et à l'assemblée des boendr 7 :
celui, là encore, d'une capacité royale à la violence qui
semble, dans ce cas, être obligatoirement contractuelle - et
contrôlée de près.
Il y a pourtant, dans la Heimskringla, un fort lien
entre le pouvoir royal et la mobilisation, à tel point que, dans
certains cas, il semble que le roi fasse l'armée, comme lorsque Snorri
rapporte l'accession au trône de Harald Gilli à qui le
Haugaþing 8 vient de donner la moitié de la
Norvège : « Harald
1 Ibid, p. 95 (Hhárf. ch.43 ;
HHárf. ch.44 dans l'édition
de Finnur Jónsson).
2 Ibid, p. 89 (
HHárf. ch.35 ;
HHárf. ch.36 dans l'édition
de Finnur Jónsson).
3 Ibid, p. 96 (HG ch.1).
4 Un óðal est une terre détenue en
patrimoine par quelqu'un, comparable à l'alleu. Cf. RICHARD CLEASBY;
GUDBRAND VIGFÚSSON, An Icelandic-English dictionary, cit., p.
470.
5 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., pp. 96-9 7 (HG ch.1).
6 Ibid, p. 88 (
HHárf. ch.33 ;
HHárf. ch.34 dans l'édition
de Finnur Jónsson).
7 Ibid, pp. 320-321 (OH ch.80).
8 Þing désigne ici une assemblée
publique, mais le mot peut aussi désigner « une rencontre, une
entrevue », voire
s'entoura d'une garde du corps et de lendir menn
nommés [par lui]. Bientôt une troupe se rallia à lui qui
n'était pas moins grande que celle du roi Magnús »
1. Ou bien c'est l'armée qui fait le roi, cas illustré
par l'apparition des « Jambes de Bouleau » (birkibeinar)
:
Il y avait un homme appellé Eystein qui était
considéré comme [étant] le fils du roi Eystein Haraldsson.
L'on raconte qu'il était encore un jeune homme qui n'avait pas atteint
l'âge adulte lorsqu'un été, il apparut à l'est, en
Suède, et se mit à la recherche de Birgir Brosa, qui était
marié à Brígiða, l'une des filles de Harald Gilli et
la tante paternelle d'Eystein. [Le jeune] Eystein leur révéla ses
ambitions, et requit à cet effet leur assistance. Le jarl et
son épouse eurent bonne opinion de l'affaire et lui promirent leur aide.
Il demeura là un certain temps. Le jarl Birgir procura à
Eystein une petite troupe, lui donna une somme généreuse pour sa
subsistance et de beaux présents lorsqu'il s'en alla. Tous deux lui
promirent leur amitié. Après quoi Eystein marcha vers le nord
[l'ouest] sur la Norvège et arriva finalement à Vík.
Là, les hommes affluèrent pour se joindre à lui, et sa
bande crût. Ils firent Eystein roi, et restèrent à
Vík cet hiver. 2
Le roi n'est certes pas le seul à mobiliser, mais
globalement, c'est lui qui est censé mobiliser le mieux. Si d'autres
personnages en théorie en-dessous du roi mobilisent contre ce dernier,
alors le pouvoir royal fait face à une difficulté réelle,
éventuellement dangereuse, mais non insurmontable ; par contre, si le
roi ne peut plus mobiliser suffisamment, c'est le signe certain d'une crise
profonde qui oblige soit à fuir, comme le font Eirí k à la
Hache Sanglante en tant que prétendant débouté et
Óláf le Gros en tant que roi contesté, soit à
composer, comme Magnús l'Aveugle (blinda) face à Harald
Gilli : « mais, parce que Magnús pouvait rassembler
considérablement moins d'hommes [que Harald Gilli], il n'eut pas d'autre
choix que de partager le royaume avec Harald » 3.
Cela peut surprendre, étant donné que les rois,
comme tous les grands, disposent d'une troupe permanente autour d'eux, cette
hirð que nous avons déjà évoquée et
qui semble gagner en importance et en organisation au fil du temps. Mais,
quoique son rôle soit important et parfois essentiel, elle n'est pas
toujours suffisante, surtout s'il s'agit de faire face à une
mobilisation quelque peu massive de l'adversaire. De plus, nous l'avons vu,
l'existence de la hirð n'est pas, elle non plus, inconditionnelle
; elle requiert, notamment, un entretien financier 4. Snorri
évoque également à plusieurs reprises le fait que
plusieurs grands rivalisent entre eux pour attirer les meilleurs hommes dans
leur hirð 5. Il s'agit donc, là aussi, en
quelque sorte d'une mobilisation, et en tout cas d'un enjeu de
démonstration de la part des grands, quoique les modalités en
soient différentes par rapport, par exemple, à l'appel au
leiðangr. Notons, par contre, qu'il est un cas dans la
Heimskringla où l'on se propose d'utiliser les gestir
6 pour mobiliser de force des hommes, à la
manière des press-gangs des XVIIe -
XVIIIe siècles 7. L'exemple est tardif, ce qui
peut faire penser à un renforcement relatif du pouvoir royal ; mais il
est sans doute surtout lié au contexte de guerre civile qui
prévaut alors en Norvège.
Dernière précision importante : dans la
Heimskringla, les chances de réussir à mobiliser ne
semblent pas être les mêmes partout. Il y a, semble-t-il, une
idée politique, mais aussi stratégique, de « base de pouvoir
» (power base) dont la localisation est liée notamment au
degré de soutien que tel ou tel personnage peut espérer dans
telle ou telle région. Cet avis des habitants du Gautland de l'ouest,
essayant de décider qui suivre, du roi de Norvège ou du roi de
Suède, est un fort bel exemple de raisonnement stratégique :
« Mais le roi de Norvège est trop éloigné,
dirent-ils, car l'essentiel de son
(au pluriel) « des choses, objets de valeur ».
1 Ibid, p. 715 (MB.HG ch.1).
2 Ibid, p. 815 (ME ch.36).
3 Ibid, p. 715 (MB.HG ch.1).
4 Bien mis en relief, par exemple, par la façon dont
les rois Eystein et Sigurð Haraldsson comptent réduire à
presque rien le pouvoir de leur frère Ingi : « et ils
tombèrent aussi d'accord sur le fait que le roi Ingi devrait n'avoir que
deux ou trois domaines et en tout assez de propriétés pour
pouvoir avoir autour de lui trente hommes ». Ibid, pp. 760-761
(Ingi ch.26).
5 Ainsi du roi et de la reine de Hólmgarð ;
Ibid, p. 162 (OT ch.21).
6 Les gestir (« hôtes ») sont des hommes
du roi, mais d'un rang inférieur aux hirðsmenn. Cf.
lexique.
7 Ibid, pp. 720-721 (MB.HG ch.5).
domaine [landsmegin] est à une grande distance
de nous. Il sera plus sage d'envoyer des hommes au roi de Suède et
d'essayer de conclure quelqu'arrangement avec lui. Mais si nous n'y parvenons
pas, alors nous aurons le recours de rechercher le soutien du roi de
Norvège. » 1 L'espace et sa maîtrise jouent ainsi un
rôle important dans les conflits de la Heimskringla, non parce
que ces conflits ont lieu entre régions 2, mais parce qu'il
est essentiel pour un locuteur-acteur de conserver sa base de pouvoir - qui est
aussi, souvent, son point de repli en cas d'échec - et de ne pas s'en
trouver coupé. Ce problème est particulièrement bien
illustré par les invasions en terre étrangère : il
s'avère souvent difficile de mobiliser, et plus globalement de recevoir
du soutien, dans quelque région outre-mer où l'on vient de
débarquer avec son armée 3. Notons enfin qu'il est au
moins un cas, dans la Heimskringla, où une mobilisation
échoue, non seulement à cause d'une certaine mauvaise
volonté de la population, mais surtout en raison d'une « famine
d'hommes combattants [aleyða að vígjum mönnum]
» 4.
Le schéma suivant (Fig. 1 ; cf. p. 50) est
donc à considérer comme une tentative de résumer le
fonctionnement global et moyen de ce que l'on pourrait appeler le « cycle
du succès » chez Snorri, à partir des divers idéaux
princiers, point de départ qui n'est pas le seul possible mais
correspond à ce que nous avons étudié jusqu'ici. Capitale
pour le fonctionnement de ce schéma est la règle d'or de Snorri,
telle que l'a relevée et formulée S. Bagge : « le
succès engendre le succès » (« nothing succeeds like
success » 5). Elle appuie l'idée d'un cycle, et rappelle
que l'essentiel est ici le succès, la victoire.
Dans ce schéma, nous partons, pour les besoins de la
démonstration, des divers traits idéaux étudiés
ci-dessus, au rapport plus ou moins lointain à l'activité
guerrière et à l'image - trop monolithique - du « roi de
guerre » : rusé, généraux, chanceux... La liste n'est
pas exhaustive. À partir de ces traits, combinés en fonction de
sa situation, un locuteur-acteur possède une image, terme qui permet de
recouper les concepts de posture, de démonstration, de discours ; une
image construite par lui-même, mais aussi par les autres. Cette image -
qui est, retenons-le, autant discours qu'actes, les deux éléments
étant indissociables - peut remporter le succès, étant
pertinente à la situation. Le succès permet alors un premier
mécanisme cyclique, en apportant la preuve des vertus : l'image se
nourrit ainsi elle-même. Mais il apporte aussi - là encore, tant
par le discours que par les actes - un certain nombre de ressources, qui
permettent, jointes au succès lui-même, d'entretenir le
consentement, la capacité à commander, donc à mobiliser.
Ceci permet au locuteur-acteur de continuer à agir - et à mettre
en paroles et en spectacle ses actes : ainsi, le cycle reprend, et c'est un
cycle ascendant.
Au contraire, si l'image est non pertinente par rapport
à la situation (comme dans le cas d'Eirí k à la Hache
Sanglante), ou est rendue incohérente par l'évolution des
événements ou par un adversaire qui parvient à la
déprécier, il y a échec. Comme dans le cas du
succès, cet échec a une première conséquence, que
l'on pourrait qualifier de discursive - mais tout à fait lourde - en
permettant à un adversaire de bâtir un « anti-idéal
» du locuteur-acteur, qu'il pourra alors utiliser pour mettre en
lumière sa propre image. De plus, de la même manière que le
succès renforce les ressources du locuteur-acteur, l'échec les
vide, jusqu'à le mener au retrait de consentement qui risque fort de le
priver de tout moyen de mettre en place de nouvelles actions ou de nouveaux
discours pour rattraper son précédent échec, remonter la
pente - car il y a bien une idée de « pente » chez Snorri,
comme il y a une idée de cycle ascendant, et la meilleure illustration
en est le règne d'Óláf le Gros 6 . Au bout
de
1 Ibid, p. 343 (OH ch.94).
2 SVERRE H. BAGGE, «The Structure of the Political Factions
in the Internal Struggles of the Scandinavian Countries During the High Middle
Ages», cit., pp. 309-3 10.
3 Il y a cependant, comme souvent, des exceptions : ainsi,
Ragnfröth parvient à mobiliser fort bien au cours de son invasion
de la Norvège contre le duc Hákon Sigurtharson, mais il faut
aussi considérer que Ragnfröth est l'un des fils d'Eirík
à la Hache Sanglante ; il est donc possible qu'il ait des relations sur
place, encore que cela ne soit pas précisé. SNORRI STURLUSON,
Heimskringla. History of the Kings of Norway, cit., p. 157 (OT
ch.17).
4 Ibid, p. 495 (OH ch.205).
5 Règle que S. Bagge établit pour la
première fois au sujet de la guerre en tant que moyen de succès ;
SVERRE H. BAGGE, Society and Politics in Snorri Sturluson's
Heimskringla, cit., p. 96.
6 Ibid, pp. 37-38.
cette pente, une rupture qui équivaut, souvent, à
la mort.
Ce qui rend le thème de la guerre intéressant,
dans la perspective de ce schéma, est qu'elle intervient comme un pivot
majeur, quoiqu'elle ne soit sans doute pas la seule. D'abord parce que, comme
on l'a dit, les traits ayant le rapport le plus direct à la guerre
(aventureux, victorieux, impétueux...) sont, à mon avis, ceux qui
sont les plus susceptibles d'être retournés par un adversaire, du
moins ils apparaissent tels dans les discours rapportés par Snorri ;
compte tenu du fait que toute image est toujours en concurrence avec une ou
plusieurs images adverses, l'on pourrait dire que la guerre est le principal
champ de bataille. De plus, la guerre est une pierre de touche, quoique non la
seule : elle permet de mettre à l'épreuve la chance,
l'habileté aux armes, la ruse... et c'est, bien sûr, l'un des
lieux où se décide le succès (la victoire) ou
l'échec (la défaite), quoiqu'une victoire guerrière ne
mène pas automatiquement au succès, ni une défaite,
à l'échec.
50
Chapitre 2.
Le spectacle de la violence
Parler, comme nous l'avons beaucoup fait jusqu'alors, de la
guerre comme d'un spectacle, d'une démonstration, en étudier les
discours et les images, ne doit pas nous amener à penser que la guerre
scandinave altimédiévale n'est que symboles. Chez Snorri en tout
cas, elle revêt incontestablement un aspect très concret - non que
symboles et discours ne soient pas concrets, mais comprenons par là que
la guerre ne se déroule pas que dans les poésies des scaldes et
les mannjafnaðir. Ici, l'on pourrait faire une objection
méthodologique : ce que la Heimskringla contient, ce n'est pas
la guerre, mais uniquement des discours sur la guerre - et il faut nous
défier autant du style en apparence très factuel et sec des
sagas, que de l'idée de « pure littérarité » de
celles-ci. Mais cette difficulté, quoique réelle, est
contournée - non pas certes oblitérée - en
considérant, nous inspirant là encore du linguistic
turn, que le discours n'est pas un spectre éthéré
détaché de la « réalité », ni la «
réalité », une vérité absolue que l'on
pourrait déterminer en en retranchant les discours. Les discours sont
indissociables des actes, et les actes, des discours ; les locuteurs sont
simultanément acteurs, et les acteurs, locuteurs.
C'est dans cette idée que je pense à
présent opportun de nous tourner vers une étude que l'on pourrait
- peu adéquatement - qualifier de « concrète » ou
« technique » de la guerre dans la Heimskringla, mais qui
doit plutôt répondre à cette question : s'il y a spectacle,
qu'y montre-t-on, qui le voit, et comment ? Ou, inversement - et les deux
directions sont justes : à partir de quoi construit-on un spectacle et
des discours ?
Les formes de la guerre
Il me paraît important, avant que de commencer une telle
étude, de renvoyer aux résumés qu'a réalisés
Paddy Griffith de la guerre et de la bataille scandinaves
altimédiévales, excellents car remarquablement
synthétiques et raisonnés 1. Je ne rappellerai pas ici
les remarques globales - et fondamentales - sur les armées scandinaves
altimédiévales et leurs opérations faites dans de nombreux
ouvrages généraux 2, et que la Heimskringla
n'amène guère à remettre en cause. Mais je propose
plutôt de voir comment, chez Snorri, la guerre prend forme - ou formes -
et visage - ou visages.
Les circonstances
Étant considérées comme acquises les
remarques susdites, nous pouvons donc tenter de débuter cette
étude de l'anatomie de la guerre par les circonstances, autrement dit
les conditions dans lesquelles ceux qui pratiquent la guerre doivent
évoluer, et avec lesquelles ils doivent composer. Il s'agit, pour ainsi
dire, d'os dans notre étude anatomique, car ces circonstances
constituent un cadre, un milieu, mais aussi, si j'ose dire, parce que ce sont
parfois sur ces os que les acteurs tombent.
Les conditions dans lesquelles se déroulent les
opérations guerrières ne sont certainement pas le sujet principal
de Snorri ; elles le préoccupent incontestablement moins que, par
exemple, le problème de la mobilisation, dont le poids ne cesse de se
faire sentir dans la Heimskringla. Mais ici et là, des
circonstances sont évoquées, qui, mises bout à bout et
rassemblées, donnent un tableau assez complet, quoique brossé
à traits rapides et dispersés.
Le terrain est peut-être l'élément le moins
présent, en tout cas pour ce qui est de ce que l'on dénomme en
géographie « le milieu physique ». Un élément,
cependant, tout à fait élémentaire mais fondamental,
intervient à plusieurs reprises : la hauteur, le fait de dominer - en
altitude - l'ennemi,
1 PADDY GRIFFITH, The Viking Art of War, Greenhill
books, London, 1995.
2 Pour une sélection de ceux-ci, se reporter à la
bibliographie.
autrement dit, en termes techniques, le commandement.
Plusieurs batailles navales sont l'occasion de rappeler cet avantage, qui
apparaît comme l'une des principales « supériorités
technologiques » dont puisse disposer, grâce à ses navires
plus hauts, un belligérant sur un autre. Le danger
représenté par des ennemis placés en hauteur est ainsi
fort présent lors de la bataille entre les forces du roi Ingi Haraldsson
et celles de Hákon aux Larges Épaules sur la rivière
Göta älv. Hákon y dispose de « deux vaisseaux marchands,
comme on en voit souvent sur la Baltique [...]. En haut des mâts de ces
vaisseaux marchands se trouvaient des nids de corbeau fortifiés, et de
même à leurs proues. » 1 L'avantage qui en résulte en
termes de puissance de feu n'échappe pas à
Grégóríús, qui, conseillant au roi Ingi de demeurer
à l'écart de l'engagement, remarque : « depuis les nids de
corbeau fortifiés des vaisseaux marchands, ils peuvent lancer pierres et
traits. Ceux qui restent à distance courent donc un peu moins de
risques. » 2 Être plus haut placé est également un
avantage en combat rapproché, comme le suggère bien cette belle
synthèse par laquelle Snorri qualifie les derniers moments de la
bataille de Svolð : « À bord du Serpent [le vaisseau
d'Óláf Tryggvason] la plus tenace défense, et la plus
meurtrière, fut le fait des hommes placés dans le compartiment
avant et par ceux du gaillard d'avant. Là étaient à la
fois les meilleurs hommes et les plus hauts plats-bords. » 3
Le problème de la distance-temps, et donc de la
vitesse, intervient lui aussi dans plusieurs batailles navales ; Snorri
souligne souvent le problème que pose le fait d'avoir, au sein d'une
flotte, un large éventail de vaisseaux fort dissemblables, dont les
vitesses sont tout aussi diverses, ce qui amène le dilemme classique :
réduire la vitesse de toute la flotte à celle des
éléments les plus lents, ou permettre à chaque navire
d'aller à son maximum, ce qui, bien sûr, disperse
inévitablement la flotte. C'est pour avoir fait ce second choix que nous
avons vu Erling Skjálgsson, poursuivant Óláf le Gros, se
trouver isolé du gros de sa flotte et tomber dans une embuscade qui lui
est fatale 4. L'on a souvent souligné que les succès
remportés par les expéditions vikings ne découlaient pas
d'un avantage technologique significatif, du moins en termes d'armement
5, ni d'une totale absence de connaissances maritimes adverses
6, mais cela ne doit pas faire évacuer tout
intérêt pour les questions techniques et technologiques, peu
présentes, certes, chez Snorri 7, mais qui interviennent
néanmoins, y compris voire notamment à l'intérieur de la
Scandinavie même. Pareillement, si de nombreuses batailles navales soient
décrites où les vaisseaux sont enchaînés entre eux
et où l'on semble se battre presque comme à terre, cela ne doit
pas faire oublier que la Heimskringla relate aussi de nombreuses
actions beaucoup plus manoeuvrières d'interception et de poursuite
8, une guerre de course en somme, où les navires ne sont pas
de simples plate-formes flottantes 9. Mais la question de la
coordination entre les divers éléments d'une force n'est pas
exclusive aux opérations navales : à Stiklestad,
Óláf le Gros ayant préalablement adopté une
division en trois colonnes pour son armée en marche, la colonne
commandée par Dag Hringsson arrive avec retard, ainsi que certains
éléments de l'armée adverse, forçant à
retarder l'assaut « pour la raison que leurs troupes n'avaient aucunement
avancé à la même allure, ils attendirent donc les
détachements retardataires » 10.
1 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., p. 770 (
HHerð. ch.5).
2 Ibid, p. 774 (
HHerð. ch.9).
3 Ibid, p. 239 (OT ch.110).
4 Ibid, pp. 464-468 (OH ch.175-176).
5 À nuancer selon les cas : cf. PETER GODFREY FOOTE; DAVID
M WILSON, The Viking Achievement, cit., p. 280.
6 Révision historiographique amenée par le
désormais classique ouvrage de JOHN HAYWOOD, Dark Age Naval Power: a
Reassessment of Frankish and Anglo-Saxon Seafaring Activity, Routledge,
London, 1991.
7 Il est cependant assez révélateur que, lorsque
Snorri décrit un élément de matériel, il s'agit
souvent soit d'une épée, soit d'un vaisseau, ce qui renvoie
certes à la fonction de prestige de ces objets, mais tend aussi à
souligner leur importance et leur nécessité.
8 Voir par exemple : SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History
of the Kings of Norway, cit., pp. 407-408 (OH ch.133) ; pp. 567-575 (MG
ch.31-35) ; pp. 605-606 (
HHarð. ch.35) ; pp. 739-740 (Ingi
ch.4) ; p. 811 (ME ch.28).
9 Et même dans le cas contraire, la nature des vaisseaux
rassemblés n'est pas indifférente ; cf. Ibid, pp.
626-627 (
HHarð. ch.62).
10 Ibid, p. 510 (OH ch.224).
Les conditions climatiques sont également parfois
évoquées : la question du vent, bien sûr, est fort
importante pour toute opération navale - guerrière ou non,
d'ailleurs - et il est souvent question d'attendre un vent favorable, les vents
rythmant donc les mouvements et actions 1. La nuit, quoiqu'elle se
prête fort bien à certaines attaques surprise, n'est pas sans
poser des difficultés : Óláf le Malchanceux échoue
justement à tuer Erling Skakki au cours d'un raid nocturne entrepris
contre ce dernier, car Erling, alerté, se retire vers ses vaisseaux :
« ce qui les aida le plus fut que les hommes d'Óláf ne
pouvaient les distinguer, car il faisait très sombre »
2. Le rythme des saisons n'est pas non plus indifférent aux
opérations guerrières, d'abord en raison de leur lien avec celui
des vents, comme lorsque Snorri relate les efforts d'Óláf le Gros
pour reconquérir la Norvège sur Knút le Grand : « Il
alla là où les vents le lui permettaient. C'était alors le
début de l'hiver, et ils durent attendre longtemps des vents favorables.
Longtemps ils mouillèrent dans les [îles] Sóley, et
là ils apprirent de marchands arrivant du nord qu'Erling
Skjálgsson avait rassemblé une troupe nombreuse à
Jaðar. » 3 Plus généralement, les grandes
opérations sont souvent lancées au printemps 4, tandis
que de petites forces « pirates » profitent volontiers de l'hiver
pour mener des raids 5. Comme l'on peut l'imaginer, l'hiver en
Scandinavie pose de nombreux problèmes aussi bien à des forces
navales qu'à des forces terrestres, et marque souvent un temps de pause,
voire de retraite. C'est par exemple ce que réclament les Suédois
du roi Onund, alliés à Óláf le Gros pour attaquer
le Danemark :
Alors les Suédois prirent la parole et dirent qu'il
n'était pas judicieux d'attendre là que l'hiver et le gel
arrivent - « quoique les Norvégiens veuillent que nous le fassions.
Ils ne savent pas comment la glace va se former ici, et souvent la mer
[Baltique] gèle pendant l'hiver. Nous voulons rentrer chez nous et ne
pas rester ici plus longtemps. » Et il y eut des murmures parmi les
Suédois, et tous parlaient en même temps. Ils en arrivèrent
à décider que le roi Onund partirait avec toute sa flotte,
laissant le roi Óláf en arrière. 6
Outre ses dangers climatiques, l'hiver pose des
problèmes d'approvisionnement, qui, quoique rarement
évoqués, sont eux aussi présents. Mais ces
problèmes peuvent être contrés : il est parfois question de
flottes capables de rester en haute mer pendant tout l'hiver, sans que l'on
sache comment cela est possible : Óláf le Gros, au cours de la
même expédition contre le Danemark, affirme que « nous avons
de si bons vaisseaux que nous pouvons rester en mer tout l'hiver, comme les
rois l'ont fait par le passé » 7. Cela est sans doute
rendu possible par des vaisseaux faisant la liaison avec la terre 8,
et en rapportent du ravitaillement acquis d'une façon ou d'une autre,
notamment par cette pratique viking fort courante du coup de main côtier
destiné à vivre sur le pays, désignée par le mot de
strandhögg 9.
Mais, plus que les conditions climatiques ou le milieu
physique, c'est la condition humaine qui reçoit les attentions de
Snorri. Nous avons déjà vu comment il décrit les effets de
la mort d'un chef sur ses subordonnés. Ce n'est pas la seule observation
faite par Snorri ; globalement, lors de ses - rares - interventions directes,
il souligne un élément ayant trait soit à ce que nous
pourrions
1 Voir, entre autres nombreux exemples, Ibid, p. 115
(HG ch.24) où les fils d'Eirík à la Hache Sanglante se
mettent en mouvement « dès qu'ils eurent un vent favorable » ;
ou p. 381 (OH ch.118) où Ásbjorn Sigurtharson est retardé
dans une expédition de vengeance car « il eut à attendre
assez longtemps des vents favorables ».
2 Ibid, pp. Ibid, pp. 814 (ME ch.33). Voir
également les problèmes posés au déroulement des
opérations par l'éclipse qui a lieu durant la bataille de
Stiklestad, Ibid, p. 514 (OH ch.227).
3 Ibid, p. 464 (OH ch.174).
4 Voir par exemple le rythme adopté par Óláf
le Gros et son adversaire le duc Svein : Ibid, pp. 279 (OH ch.45-46) ;
ou celui du duc Eirík Hakonarson, p. 224 (OH ch.90).
5 C'est par exemple ce qui semble ressortir des
opérations vikings dans les Orcades ; Ibid, pp. 82 (
HHárf. ch.27). La différence
entre ces deux tendances est bien illustrée par celle entre les rythmes
d'Harald à la Belle Chevelure et de Solvi Klofi, cf. p. 67 (
HHárf. ch.11).
6 Ibid, p. 446 (OH ch.154).
7 Ibid, p. 444 (OH ch.151).
8 Voir par exemple la manière dont Sigurð
Slembidjákn, caché sur une île avec une petite troupe, est
approvisionné pendant l'hiver : Ibid, pp. 741-742 (Ingi
ch.6).
9 Cf. PADDY GRIFFITH, The Viking Art of War, cit., pp.
113-114.
approximativement dénommer « le politique »,
comme avec le dicton « nombreuses sont les oreilles du roi », soit
à ce que l'on peut appeler, tout aussi approximativement et
anachroniquement, « la psychologie collective », notamment en
situation de crise. « Alors il advint, comme c'est souvent le cas, que
lorsque des hommes, aussi braves et adroits aux armes soient-ils, sont vaincus
et mis en fuite, ils peuvent rarement être amenés à faire
demi-tour [et à revenir] » 1, remarque par exemple
Snorri dans son récit de la bataille de Ré.
L'élément psychologique, le moral, apparaît comme important
dans les actions guerrières rapportés par Snorri ; nous avons
déjà eu l'occasion de le rencontrer lors du débarquement
mené par Grégóríús et son
porte-étendard 2, ou dans le discours des Suédois
impatients de rentrer chez eux 3. Certaines batailles sont
décidées entièrement par cet élément,
lorsque tout ou partie d'une armée fuit avant même d'engager le
combat : c'est à une telle avanie qu'Eystein Haraldsson doit la mort,
lorsque ses hommes, pourtant nombreux - 1440, selon Snorri - «
considérèrent qu'ils n'étaient pas assez nombreux [pour
affronter la flotte du roi Ingi] et fuirent dans la forêt, se dispersant
en tous sens, de telle sorte qu'il ne resta au roi [Eystein] qu'un seul homme
» 4. Lors de la bataille de la plaine de Rastarkálf, Snorri offre
une description brève, mais éloquente de la manière dont
la panique peut se répandre parmi les rangs :
Ceux qui, parmi les hommes d'Eirík, étaient
situés le plus en altitude observèrent que de nombreux
étendards s'avançaient rapidement et recouvraient la colline, et
pensèrent qu'une grande armée suivrait [les étendards]
pour les attaquer par-derrière et les couper de leurs vaisseaux. Alors,
il y eut nombre de cris, l'un disant à l'autre ce qui se passait, et
bientôt leurs rangs se brisèrent et ils prirent la fuite. Lorsque
les fils d'Eirík [à la Hache Sanglante] virent cela, ils fuirent,
eux aussi. Le roi Hákon [le Bon] les poursuivit vigoureusement, et il y
eut un grand massacre. 5
Enfin, Snorri ne manque pas, ça et là, de donner
des détails qui font de ses batailles et de ses troupes combattantes non
pas des mécaniques manoeuvrant sans anicroche, mais des
éléments complexes et problématiques comportant, pour
parler en termes clausewitziens, une dose certaine de « friction » 6.
Voici certaines des frictions évoquées par la
Heimskringla, souvent par des détails brefs et isolés,
mais non moins présents : qu'un engagement peut débuter
indépendamment du contrôle des deux belligérants, par un
accrochage entre une avant-garde et une arrière-garde qui se transforme
ensuite en bataille rangée 7 ; une grande flotte requiert de grands
ports 8 et est difficile à rassembler pour une bataille 9 ;
une armée importante se présente sous la forme de nombreux
détachements de taille variable, dispersés, et qui «
encombrent les chemins » 10 ; l'un de ces détachements peut se
perdre et entrer par inadvertance en contact avec l'ennemi 11 ; dans la
confusion d'une bataille, des éléments appartenant au même
camp peuvent s'attaquer par erreur 12 ; les combattants peuvent souffrir
d'épuisement suite à de trop longs efforts, ce qui réduit
considérablement leur combativité 13 ; une
1 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., p. 819 (ME ch.42).
2 Ibid, p. 769 (
HHerð. ch.3).
3 Ibid, p. 446 (OH ch.154).
4 Ibid, p. 765 (Ingi ch.32).
5 Ibid, p. 116 (HG ch.24). Voir également la
façon dont la déroute se répand parmi l'armée du
roi Ingi à la bataille d'Ósló, Ibid, p. 785 (
HHerð. ch.18).
6 Clausewitz désigne par ce terme les divers obstacles
et difficultés que l'on peut rencontrer, et qu'il compare aux avanies
subies par un voyageur (qui ne trouve pas de chevaux à l'étape,
tombe sur de mauvais chemins, est surpris par la nuit dans les montagnes...).
« Dans la guerre, tout est très simple, mais la chose la plus
simple est difficile. Les difficultés s'accumulent et entraînent
une friction que personne ne se représente correctement s'il n'a pas vu
la guerre. » CARL VON CLAUSEWITZ, De la guerre, les E'd. de
Minuit, Paris, 1998, p. 109.
7 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., p. 795 (ME ch.7). Snorri dit : « les deux camps
livrèrent bataille selon les opportunités qui s'offraient
».
8 Ibid, p. 444 (OH ch.151).
9 Ibid, p. 441 (OH ch.150).
10 Ibid, p. 500 (OH ch.209).
11 Ibid.
12 C'est le quiproquo que déclenche l'utilisation mal
coordonnée de divers cris de guerre à la bataille de Stiklestad ;
Ibid, p. 511 (OH ch.226).
13 À la bataille de Stamford Bridge, le contingent
d'Eystein Orri « avait débarqué des vaisseaux et
marché avec tant
armée, quoique très imposante, peut se disperser
fort rapidement après une bataille, rendant problématique la
poursuite de l'ennemi 1... Snorri nous donne également des
exemples de la façon dont « la grande incertitude des
données constitue une difficulté particulière de la guerre
» 2 : l'ouverture de la bataille sur la rivière Göta älv
entre Ingi Haraldsson et Hákon aux Larges Épaules est
éloquente de ce point de vue 3.
Et lorsque la flottille d'esquifs et navires légers
souqua vers l'aval de la rivière, les hommes de Hákon les
aperçurent. Auparavant ils avaient tenu conseil et débattu de
leurs plans. Certains supposaient que le roi Ingi allait les attaquer, mais
beaucoup considéraient qu'il n'oserait pas le faire, puisque l'assaut
semblait tarder à venir, et parce qu'ils avaient confiance en leur
propre préparation et en leurs forces. [...]
Lorsqu'ils virent que les hommes d'Ingi avec de nombreux
vaisseaux ramaient vers l'aval, les hommes de Hákon pensèrent
qu'Ingi et sa flotte voulaient fuir, et ils coupèrent donc les amarres,
prirent leurs rames, et souquèrent après eux, comptant les
poursuivre. Les vaisseaux furent emportés par le fort courant qui les
amena à passer la pointe de terre qui avait précédemment
caché chaque flotte à la vue de l'autre ; alors ils virent que la
majeure partie de la flotte d'Ingi était ancrée près de
l'île d'Hísing. Les hommes d'Ingi à présent [de leur
côté] aperçurent les vaisseaux de Hákon et
pensèrent qu'ils étaient sur le point d'attaquer.
Alors s'éleva un grand tumulte d'armes
entrechoquées et de cris d'encouragement, et ils lancèrent le cri
de guerre. 4
Agir et vaincre
Tous ces éléments de friction peuvent sembler
bien peu exceptionnels, et quantitativement peu présents dans l'oeuvre
de Snorri ; cependant, il me semble qu'ils ont leur importance, et ce, d'abord
parce qu'ils sont l'indice d'une certaine compréhension de la question
de la guerre par Snorri, alors que, suivant Clausewitz, « personne ne se
représente [la friction] correctement s'il n'a pas vu la guerre ».
J'ai beaucoup insisté, précédemment, sur la question de la
démonstration et du spectacle, pensant que là se situe un des
éléments-clefs pour comprendre la guerre chez Snorri. Mais la
présence dans la Heimskringla de la friction, aussi diffuse
puisse-t-elle sembler, rappelle que les opérations guerrières de
Snorri ne sont pas seulement des spectacles et des discours. Quoique Snorri
descende rarement à l'échelle du combattant individuel - sauf
dans le cas des grands - ou du petit groupe d'hommes, quoique sur le sujet de
la guerre comme en tout il soit généralement assez
synthétique, cependant ses combats, ses récits de batailles, ses
battle pieces évoquent la possibilité de tomber
d'épuisement, de recevoir une flèche perdue, comme nous l'avons
déjà vu, ou encore le long processus de nettoyage d'un champ de
bataille 5, l'éventualité qu'au cours d'un combat - en
l'occurrence urbain - « certains tombent qui n'étaient ni dans un
camp ni dans l'autre » 6... De la lecture de nombreux passages
de la Heimskringla, dont certains de ceux que nous avons cités,
ressort également l'impression qu'une bonne partie, sinon l'essentiel,
des pertes subies dans un combat le sont au cours de la déroute. La
Heimskringla nous offre encore de rares et brefs, mais
intéressants aperçus de la vie d'un homme en campagne lorsqu'elle
décrit, par exemple, les troupes d'Óláf le Gros dormant
à la belle étoile avant Stiklestad 7, ou la
manière dont les rangs peuvent être formés à
plusieurs reprises avant
de hâte qu'ils étaient très fatigués
dès le début, et déjà presque abattus » ;
Snorri affirme même que « certains moururent sans être
blessés, de pur épuisement ». Ibid, p. 656 (
HHarð. ch.93).
1 Snorri souligne le caractère remarquable de la
dispersion de l'armée boendr après la bataille de
Stiklestad ; Ibid, p. 517 (OH ch.231).
2 CARL VON CLAUSEWITZ, De la guerre, cit., p. 133.
3 L'échec du système de feux d'alertes mis en
place par Hákon le Bon est également un cas assez éloquent
d'incertitude des données et de difficultés de prévision ;
SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of Norway, cit.,
p. 114 (HG ch.22).
4 Ibid, pp. 772-773 (
HHerð. ch.7).
5 Après Stiklestad, au moins cinq jours y sont
nécessaires ; Ibid, p. 523 (OH ch.327).
6 Ibid, p. 763 (Ingi ch.28).
7 Ibid, pp. 498-499 (OH ch.207-208).
que l'armée se mette enfin en marche 1, ou
encore le bagage des troupes 2.
Par ailleurs, ces mêmes éléments de
friction méritent étude, et sont peut-être plus
présents qu'ils le semblent au premier abord, pour la raison que c'est
au moins en partie autour d'eux, à partir d'eux, contre eux que sont
bâtis des subterfuges et des ruses, des stratégies et des
tactiques. Harald le Sévère en offre un bel exemple lorsque,
acculé avec un seul vaisseau sur une île par de nombreuses forces
hostiles, il se sert tout d'abord d'un serpent pour trouver une source d'eau
potable, puis s'échappe avec son navire et ses hommes à la faveur
de la nuit 3. De même, les étendards qui, à la
bataille de la plaine de Rastarkálf, déclenchent un mouvement de
panique parmi les troupes des fils d'Eirík à la Hache Sanglante
sont un stratagème d'Egil Ullserk, l'un des conseillers de Hákon
le Bon : « alors Egil fit dresser dix étendards, et conféra
avec les hommes qui les portaient, à l'effet qu'ils s'avancent aussi
près que possible du sommet de la colline, mais avec de grands
intervalles entre chacun d'entre eux. Ils firent ainsi et s'avancèrent
aussi près que possible du sommet de la colline, comme s'ils comptaient
attaquer les fils d'Eirí k par-derrière » 4.
L'on pourrait penser, face au large éventail de ruses
utilisées dans la Heimskringla - que ce soit celle- ci,
classique, du leurre, ou les divers usages que fait Harald le
Sévère de plusieurs animaux 5 - que Snorri n'évoque des
éléments de friction, comme par exemple la diffusion de la
panique parmi les rangs des fils d'Eirí k, que lorsque cela permet de
faire fonctionner une ruse ; en somme, ces éléments de friction
ne seraient qu'un artifice narratif. L'idée a son mérite,
quoiqu'elle repose encore trop sur celle que les sagas ne sont que
littérature, et donc indignes de confiance. Mais il ne s'agit pas de
confiance ou de méfiance ; de nombreux contre-exemples peuvent
être avancés qui relativisent, sinon rejettent, cet argument.
Ainsi, la flottille de vaisseaux légers aperçus descendant la
rivière Göta älv et qui fait croire à une retraite du
roi Ingi n'avait pas pour but de tromper les hommes de Hákon ; leur
mission, telle que définie par Erling Skakki, conseiller et
beau-frère d'Ingi, était « de fondre sur eux et d'essayer de
les détacher des poteaux [auxquels ils sont amarrés] »
6. Si le résultat obtenu est équivalent, nous n'avons
pourtant pas ici la description d'une ruse géniale réussie, mais
plutôt d'un enchaînement de circonstances incontrôlées
et de mauvaises interprétations, qui joue plutôt en faveur des
hommes d'Ingi, même s'ils se trouvent eux aussi surpris par le
déroulement des événements et doivent rectifier leurs
plans sur le moment : « lorsqu'ils virent que les troupes de Hákon
étaient prêtes au combat - entre eux il n'y avait que la
rivière - ils envoyèrent un esquif rapide après cette
partie de leur flotte qui descendait vers l'aval, pour leur dire de faire
demi-tour » 7.
Ici s'illustre bien la nécessité de pouvoir,
comme Harald le Sévère, ruser « dans le feu de l'action
» 8 : dans la Heimskringla, des plans succombent au contact de
l'ennemi, d'autres sont improvisés, même si les ruses
évoquées ont tendance à réussir, ce que l'on peut
expliquer comme un effet littéraire, un effet de sources - les ruses
réussies ayant peut-être plus de chances d'être retenues et
rapportées que celles qui avortent - ou encore comme une manière,
pour Snorri, de suggérer une règle générale que ne
renierait pas Sun Tzu : le camp le mieux préparé, qui
possède un plan d'action, gagne, le moins bien préparé et
organisé perd. Rien ne permet de décider entre ces
hypothèses, et peut-être interviennent- elles toutes. Mais il est
à peu près certain, comme nous l'avons d'ailleurs
déjà vu dans notre étude de la ruse et de l'intelligence
chez les princes, que pour Snorri ce sont là des qualités de
premier plan dans l'exercice du pouvoir et du commandement, guerrier ou non.
La capacité à agir sur la psychologie collective
surtout, autrement dit sur le moral et les impressions
1 Ibid, p. 798 (ME ch.12).
2 Ibid, p. 799 (ME ch.12).
3 Ibid, pp. 621-622 (
HHarð. ch.58).
4 Ibid, p. 116 (HG ch.24).
5 Voir, outre l'anecdote du serpent-sourcier, celle des
oiseaux-boutefeux, déjà évoquée : Ibid, p.
582 (
HHarð. ch.6).
6 Ibid, p. 772 (
HHerð. ch.7).
7 Ibid, p. 774 (
HHerð. ch.9).
8 Ibid, pp. 660-661 (
HHarð. ch.99).
de l'adversaire, est un élément important des
stratégies utilisées dans la Heimskringla. Celle
proposée par Finn Árnason à Óláf le Gros
alors qu'il revient dans une Norvège qui s'est rebellée contre
lui, est éloquente :
« Je vais te dire, dit-il, ce qui serait fait si j'en
décidais. Nous ferions des déprédations dans tous les
fylki avec la torche et l'épée à la main,
prendrions aux boendr toutes leurs possessions, et brûlerions
tous les villages si complètement qu'il ne resterait pas une hutte
debout ; et ainsi nous récompenserions les boendr de leur
trahison envers leur roi. Il me semble que nombre d'entre eux quitteraient
leurs rangs s'ils voyaient de la fumée et des flammes s'élever de
leurs maisons au loin, sans savoir ce qu'il advient de leurs enfants et femmes
et anciens, de leurs pères, mères et autres parents. Je
m'attends, ajouta-t-il, à ce que si l'un d'entre eux rompt les rangs,
leur armée sera bientôt fort amaigrie ; car il en est ainsi des
boendr qu'ils préfèrent la plus nouvelle façon de
faire [Finn veut dire par là qu'ils sont inconstants]. » 1
Il est bien, à nouveau, question d'un spectacle, mais
le projet de Finn Árnason est loin de se limiter à un discours,
à des menaces sans fondement ; au contraire, son plan suggère
que, pour que le spectacle fonctionne, il lui faut une dimension fortement
concrète - et concrètement violente : d'où l'idée
d'incendier. En l'occurrence, Óláf le Gros ne suit pas le conseil
de Finn Árnason, mais il avait lui- même procédé de
cette exacte façon pour vaincre la rébellion des boendr
de Valdres, s'aidant d'un lac qui lui permettait de conduire en toute
impunité des raids navals rapides et mobiles 2.
Influencer l'ennemi, par le simulacre ou par la terreur, est
ainsi une ligne d'action bien présente dans la Heimskringla ;
dans les deux cas, il y a jeu sur les apparences. Un autre modus
operandi fort présent, et en quelque sorte antérieur dans la
chronologie des possibilités, est celui de l'attaque surprise, qui passe
idéalement par un contrôle aussi bon que possible des
renseignements et informations : il s'agit d'en avoir soi-même
suffisamment, tout en laissant l'ennemi dans l'ignorance. En voici un exemple
éloquent :
Peu de temps après, le roi Eystein partit en
expédition à l'ouest au-delà de la mer, naviguant jusqu'au
Caithness. Il apprit que le jarl Harald Maddaðarson était
à Thurso. Il approcha de l'île avec trois petits esquifs et les
prit par surprise. Le jarl avait un vaisseau avec trente bancs de rame
et un équipage de quatre-vingts hommes. Cependant, comme ils
n'étaient pas préparés [contre l'attaque], le roi Eystein
et ses hommes prirent le navire à l'abordage, capturèrent le
jarl, et l'emportèrent. Il paya sa propre rançon avec
trois marcs d'or, et ils se séparèrent. 3
Ici, le procédé - mener une expédition,
apprendre la localisation d'une cible de valeur, la prendre par surprise, en
retirer profit - rappelle fortement un raid viking, et correspond bien aux
remarques nombreuses qui ont été faites sur la rapidité de
mouvement et d'exécution, sur terre comme sur mer, comme clef - pas
toujours suffisante - du succès de ces raids 4. Mais il ne
s'utilise pas uniquement pour rançonner ou piller ; il peut aussi avoir
des effets plus radicaux :
Alors le roi Harald [à la Belle Chevelure] prit
possession du Moer du Sud. Vémund, le frère du roi Auðbjorn
[que Harald venait de tuer], tenait le fylki du Fjord
[Firðafylki] et se fit couronner roi de ce territoire. Cela eut
lieu tard dans l'automne, et le roi Harald tomba d'accord avec ses hommes qu'il
ne doublerait pas le promontoire de Stað [célèbre pour ses
tempêtes] pour aller vers le sud si tard dans la saison. Alors le roi
Harald mit le jarl Rognvald à la tête du Moer du Nord, du
Moer du Sud, et du Raumsdalr. Le jarl avait de nombreux hommes dans sa
suite. Le roi Harald, pour sa part, retourna dans le nord, à
Trondheim.
Le même hiver, le jarl Rognvald traversa par
voie de terre la péninsule d'Eið et, de là, alla vers le sud
jusqu'au fylki du Fjord. Il apprit de ses éclaireurs que le roi
Vémund était en un endroit appelé Naustdalr, et il y
parvint pendant la nuit. Vémund y faisait une visite. Le jarl
Rognvald encercla la maison et brûla le roi à l'intérieur,
où il périt avec quatre-vingt-dix hommes. Après quoi
Berðlu-Kári
1 Ibid, p. 495 (OH ch.205).
2 Ibid, pp. 388-389 (OH ch.121).
3 Ibid, pp. 753-754 (Ingi ch.20).
4 Cf. par exemple PADDY GRIFFITH, The Viking Art of War,
cit., p. 109
ff. et ANGELO FORTE; RICHARD D. ORAM;
FREDERIK PEDERSEN, Viking Empires, Cambridge University Press,
Cambridge, 2005, p. 55 ff.
rejoignit le jarl avec un vaisseau de guerre dont
l'équipage était au complet, et ils firent voile vers le nord,
jusqu'au Moer. Le jarl Rognvald s'appropria les navires qui avaient
appartenu au roi Vémund, ainsi que tous les troupeaux sur lesquels il
put mettre la main. [...]
Au printemps suivant, le roi Harald fit voile vers le sud,
longeant la côte avec sa flotte, et il soumit le fylki du Fjord.
1
Ce passage comprend plusieurs éléments
remarquables : la manière dont l'expédition du jarl
Rognvald, avec une petite troupe et par la terre, remplace une invasion
plus massive par mer qui ne peut avoir lieu en raison de la saison ;
l'utilisation d'éclaireurs pour localiser la cible ; la coordination de
l'action terrestre avec un élément naval, en l'occurrence le
vaisseau de Berðlu-Kári ; le profit immédiat - là
encore - retiré du raid ; enfin son résultat à plus long
terme, à savoir une conquête apparemment aisée du
fylki du Fjord par Harald à la Belle Chevelure. Plusieurs
exemples de ce type d'opération, que je suis tenté malgré
l'anachronisme d'appeler « raid commando », se trouvent dans la
Heimskringla 2. L'objectif en est presque toujours de tuer
un chef adverse, si possible le principal ; si, dans le récit du raid du
jarl Rognvald, le gain matériel est très présent,
cet aspect est globalement très mineur. Nous avons déjà eu
un aperçu de l'explication de cet objectif principal, à travers
l'idée que « lorsque des hommes [...] perdent leurs chefs, ils
perdent aussi l'initiative » 3.
À plus long terme - au-delà de l'effet
paralysant d'une telle perte au cours d'une bataille - supprimer un chef permet
bien souvent, dans la Heimskringla, de disperser du même coup
une faction, l'unité de celles-ci apparaissant
généralement fondée autour d'un grand. Comme le
suggèrent bien les voeux des Jómsvíkings 4, ou
les effets du raid du jarl Rognvald, supprimer un chef permet de
créer un « vide de pouvoir » (power vaccuum), que
l'on peut ensuite venir occuper, ou, dans le cas où il ne s'agit pas de
conquérir, qui permet de neutraliser un adversaire. Mais de tels raids
ne frappent pas toujours la tête ; ils peuvent aussi cibler les
principaux subordonnés ou partisans d'un adversaire, ce qui ne manque
pas d'être déstabilisant ; c'est notamment ce que font les hommes
du roi Hákon aux Larges Épaules, alors que ce dernier a le
dessous dans sa lutte contre le roi Ingi 5. Dans tous les cas,
l'arme essentielle de ces raids est l'incendie, et la cible se trouve souvent
soit brûlée à l'intérieur d'un bâtiment en
flammes, soit tuée en tentant d'en sortir ; modus operandi qui
paraîtra tout à fait familier aux lecteurs des sagas dites
islandaises, comme par exemple de la célèbre saga de
Njáll le Brûlé.
Tout comme les ruses évoquées par Snorri, ces
raids réussissent généralement. Il y a, cependant,
quelques exceptions : nous avons déjà vu comment, grâce au
manque de lumière, Erling Skakki échappe - mais de justesse -
à l'attaque menée contre lui par Óláf le
Malchanceux, qui gagne à l'occasion son surnom, ce qui laisserait
supposer qu'un tel échec est assez exceptionnel 6. Cependant,
Óláf le Malchanceux n'est pas le seul à le connaître
; peu de temps auparavant, Grégóríús, pourtant chef
de guerre renommé, avait échoué à tuer le roi
Hákon aux Larges Épaules par un raid :
Peu de temps après,
Grégóríús apprit que Hákon et ses hommes
étaient dans un lieu appelé Saurbýir. Cela se trouve en
haut, vers les forêts. Il alla là-bas, arriva la nuit, et, pensant
que Hákon et Sigurð [Sigurð de Reyr, l'un des plus importants
partisans de Hákon] se trouvaient dans la plus grande des [deux] maisons
qui se trouvaient là, il y mit le feu. Cependant, Hákon et
Sigurð étaient dans la plus petite des maisons, et lorsqu'ils virent
l'incendie, ils se portèrent en hâte à l'aide des autres.
Là tombèrent Munán, fils d'Áli le
Dépourvu-de-bouclier [óskeynds], qui était
frère [adoptif] du roi Sigurð, le père du roi Hákon.
Grégóríús et ses hommes le tuèrent alors
qu'il allait aider ceux qui brûlaient dans la maison. Ils
réussirent à sortir, mais beaucoup furent tués là.
[...]
Hákon et Sigurð réussirent à
s'échapper, mais nombre de leurs hommes furent tués. Alors
1 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., pp. 68-69 (
HHárf. ch.12).
2 Voir par exemple : Ibid, pp. 134 (
HGráf. ch.5) ; p. 213-214 (OT
ch.80) ; p. 219 (OT ch.87) ; p. 457 (OH ch.166) ; p. 778 (
HHerð. ch.11).
3 Ibid, p. 468 (OH ch.176).
4 Ibid, pp. 175-176 (OT ch.35).
5 Ibid, p. 778 (
HHerð. ch.11).
6 Ibid, p. 814 (ME ch.33).
Grégóríús retourna vers l'est [le
sud] à Konungahella. Peu de temps après, Hákon et
Sigurð vinrent au domaine d'Halldór Brynjólfsson à
Vettaland, mit le feu aux bâtiments et les incendia entièrement.
Halldór sortit [du bâtiment en feu] et fut immédiatement
abattu, ainsi que ses húskarlar. En tout, presque vingt hommes
furent tués. Ils laissèrent s'échapper dans la forêt
Sigríð, sa femme, soeur de Grégóríús,
qui n'avait que sa chemise de nuit. Ils capturèrent Ámundi, fils
de Gyrð Ámundason et de Gýrið fille de Dag, et neveu de
Grégóríús, et l'emmenèrent avec eux. Il
avait alors cinq ans. 1
Il est intéressant de noter que le raid entrepris par
Hákon et Sigurð est de toute évidence un raid de riposte et
de vengeance ; cela est à mettre en lien avec ce que nous avons
déjà dit sur les chefs et grands en tant que cibles
privilégiées.
Mais surtout, il me semble essentiel de noter, dans tous les
raids que nous venons de citer, le rôle du renseignement : il faut, pour
réussir, savoir où se trouve la cible, puis agir rapidement de
manière à ce qu'elle ne puisse s'échapper. Le
jarl Rognvald y parvient, grâce à des éclaireurs.
Óláf le Malchanceux, lui, reçoit des renseignements du
prêtre du village où Erling Skakki fait étape, mais Erling
dort mal - troublé qu'il est par de nombreux rêves - et se
lêve fort tôt, allant avec ses hommes à l'église
2. En conséquence, Óláf attaque une maison
presque vide, et les hommes d'Erling, entendant le cri de guerre des
assaillants, s'échappent aussitôt vers leurs vaisseaux. C'est
à peu près le même phénomène qui affecte le
raid manqué de Grégóríús : ce dernier
obtient un renseignement - le lieu dans lequel se trouve Hákon - qui lui
permet de lancer un raid, mais il lui manque une précision - dans quelle
maison Hákon se trouve. En raison de quoi, il se trompe, attaque un
bâtiment où sa cible ne se trouve pas, et Hákon,
alerté par cette première attaque, peut s'échapper.
L'élément de surprise s'avère donc potentiellement
redoutable, mais aussi très fragile, et dépendant de la
détention de renseignements précis.
Le renseignement - à entendre, donc, au sens du «
renseignement militaire » - est globalement un aspect notablement
présent dans la Heimskringla. Nous avons déjà vu
à quel point il est important, pour un roi, d'avoir « des oreilles
nombreuses », et l'usage qui peut en être fait militairement et
politiquement, comme lorsqu'Óláf le Gros apprend l'existence
d'une insurrection - ou de ce qu'il perçoit comme tel - et
l'étouffe promptement grâce aux informations fournies par
Þoraldi, son régisseur 3. Plus
généralement, dans la Heimskringla, le renseignement
permet d'être au fait des actions adverses, notamment de ses
mobilisations, de ses départs en expédition, de ses invasions. Si
nous reprenons, par exemple, l'expédition des Jómsvíkings
contre la Norvège dont nous avons vu le lancement et le projet par les
voeux qui l'ouvrent 4, nous constatons que le renseignement
intervient à plusieurs reprises. Tout d'abord, immédiatement
après avoir rapporté les voeux des Jómsvíkings,
Snorri dit :
Tout cela fut su de tous à travers le pays. Le
jarl Eirík, le fils de Hákon [le jarl
Hákon Sigurðarson, cible des Jómsvíkings] eut vent de
cela. [...] Il rassembla immédiatement des troupes et se mit en route
[...], arrivant à Trondheim où il rencontra son père, le
jarl Hákon. [...] Le jarl Hákon et le
jarl Eirík firent envoyer les flèches de guerre dans
tous les fylki de Trondheim, et envoyèrent des messagers vers
les Moer [du Nord et du Sud], le Raumsdalr, et aussi vers le nord vers le
Naumudalr et le Hálogaland, pour en appeler tous les hommes et vaisseaux
à l'armée [stefna út öllum almenning að
liði 5 og skipum]. 6
1 Ibid, p. 780 (
HHerð. ch.13).
2 Ibid, p. 813 (ME ch.32).
3 Ibid, pp. 366-367 (OH ch.109).
4 Ibid, pp. 175-176 (OT ch.35).
5 Liði est à rattacher à
lið, mot très polysémique pouvant désigner un
troupeau, une famille, une troupe, une armée, une flotte... R. Cleasby
et G. Vigfusson notent dans l'entrée Lið : « II. not.
un terme milit. : troupe, armée, terrestre ou maritime, originellement
la troupe de la maison du roi [la hirð] par opposition à la
levée ou leiðangr. Ce mot et liði [« III.
Au sens d'un lieu : un district, par rapport à la levée »]
rappellent le comitatus dans la Germanie de Tacite [...].
» RICHARD CLEASBY; GUDBRAND VIGFÚSSON, An Icelandic-English
dictionary, cit., p. 387.
6 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., pp. 176-177 (OT ch.35-37).
Peu après, alors que les Jómsvíkings ont
commencé leur invasion et pillent sur les côtes de Norvège,
le jarl Hákon reçoit de nouveaux renseignements :
Il y avait un homme appellé Geirmund qui, avec quelques
hommes, faisait voile dans un esquif rapide. Il mit pied à terre dans le
Moer où il trouva le jarl Hákon. Il entra et se
présenta devant le jarl, alors assis à table, et
l'informa qu'une flotte était arrivée au sud de cet endroit
[où ils se trouvaient], venue du Danemark. Le jarl demanda s'il
pouvait produire une preuve que cela était vrai. Geirmund leva son bras
sur lequel la main avait été coupée au niveau du poignet,
et dit que c'était là sa preuve qu'une troupe hostile avait
envahi le pays. Alors le jarl s'enquit plus précisément
de cette armée. Geirmund dit qu'il s'agissait des
Jómsvíkings, et qu'ils avaient tué de nombreuses personnes
et pillé de vastes régions. « Et ils voguent rapidement et
vont de l'avant avec grande hâte. Je pense qu'il n'y aura pas long avant
qu'ils arrivent ici. » Alors le jarl souqua dans et en dehors de
tous les fjords, voyageant nuit et jour, et faisant des reconnaissances dans
l'intérieur des terres à partir de la péninsule d'Eið,
et à partir de là vers le sud dans le fylki du Fjord, et
également vers le nord où Eirík [son fils] était
avec sa flotte [...].
Le jarl Eirík alla vers le sud avec sa flotte
aussi vite qu'il le put.1
De leur côté, les Jómsvíkings
souffrent de désinformation : un vieux bóndi les
provoque - « vous n'agissez guère comme des guerriers, emmenant des
vaches et des veaux vers la plage, quand vous pourriez faire une meilleure
prise, et tuer l'ours, puisque vous êtes si proches de sa tanière
» - et leur affirme que « hier [le jarl Hákon] est
entré dans le Horundarfjord avec un vaisseau ou deux, il n'y en avait
pas plus de quatre en tout cas, et il ne savait rien de vous ». Les
Jómsvíkings mordent à l'hameçon :
Búi et ses hommes coururent immédiatement vers
les vaisseaux, laissant là tout leur butin. Búi dit : «
faisons bon usage de ce que nous venons d'entendre, et soyons les premiers dans
la victoire ». Et aussitôt à bord des navires, ils
souquèrent vers la mer. Alors le jarl Sigvaldi les héla
et leur demanda ce qu'ils avaient appris. Ils dirent que le jarl
Hákon était dans le fjord. Alors le jarl largua les
amarres de ses vaisseaux et ils souquèrent vers le nord, autour de
l'île de Höð, puis à l'intérieur du fjord
au-delà de l'île.2
L'on voit que le mensonge du vieux bóndi a
pour ce dernier un intérêt immédiat, car les
Jómsvíkings abandonnent leur pillage. De son côté,
le jarl Hákon et son fils Eirí k « avaient appris
que les Jómsvíkings avaient jeté l'ancre au large de
l'île de Höð. Alors les jarlar souquèrent vers
le nord pour les rencontrer, et lorsqu'ils arrivèrent à l'endroit
appelé baie de Hjorunga [Hjörungavogur] ils les
trouvèrent. » La bataille s'engage alors près du lieu
indiqué par le vieux bóndi, à ceci près
que le jarl Hákon dispose - selon Snorri - de 180 navires, et
en tout cas d'une force nettement plus conséquente que quatre
vaisseaux3. Hákon remporte la victoire, non sans mal
d'ailleurs, et Snorri ne précise pas à quel point la
désinformation du vieux bóndi est préjudiciable
aux Jómsvíkings. Il est cependant clair qu'elle les a
empêchés de prendre Hákon isolé et par surprise - ce
qui est l'idéal, comme les « raids commandos » le
suggèrent bien - et a permis à Hákon de contrôler,
en partie, le lieu et le moment de la bataille, en tout cas de choisir
l'engagement au lieu de le subir. Il conserve ainsi l'initiative, ce qui lui
est plus généralement permis par les renseignements qu'il
reçoit à plusieurs reprises sur les dernières actions de
l'adversaire. Il est aussi très intéressant de noter que Snorri
raconte que Hákon demande à Geirmund « une preuve »
(sannindi) de ce qu'il avance, ce que les Jómsvíkings
auraient été bien inspirés de faire par rapport aux
renseignements du vieux bóndi. Mais abondent surtout dans la
Heimskringla des mentions sans précision du type « il
apprit que... », « il eut vent que... », comme lorsque Snorri
dit que Hákon et Eirí k « avaient appris que les
Jómsvíkings avaient jeté l'ancre au large de l'île
de Höð ».
Demander une preuve, ou recourir à une source fiable,
comme le fait Óláf le Gros avec Þoraldi qui est
1 Ibid, pp. 178-179 (OT ch.38).
2 Ibid, p. 179 (OT ch.39).
3 Ibid, pp. 179-180 (OT ch.40).
« son homme »1, permet de tenter de
contrôler l'information dans un sens, en s'assurant que les
renseignements dont l'on dispose sont précis ; mais l'autre aspect de ce
contrôle, à savoir laisser l'ennemi dans l'ignorance, est
également présent dans la Heimskringla. Ainsi,
Þórir Klakka conseille à Óláf Tryggvason,
lorsque ce dernier veut prendre la Norvège au jarl Hákon
Sigurðarson et en devenir roi, « de ne laisser personne savoir qui il
était et de ne laisser aucune nouvelle se répandre à
propos de sa position, mais de faire mouvement contre le jarl aussi
vite que possible pour le prendre au dépourvu. Le roi Óláf
fit ainsi, voyageant nuit et jour à chaque vent favorable, et sans que
les habitants du pays apprennent où il était. » 2 Cela ne
laisse d'ailleurs pas d'étonner, car Þórir Klakka est, en
fait, un espion du jarl Hákon envoyé auprès
d'Óláf Tryggvason 3. Mais son conseil s'avère
bon, à sa propre surprise, car contrairement à ce qu'il pensait,
Óláf arrive en Norvège à un moment où le
pouvoir du jarl est fortement ébranlé : devant faire
face à une révolte de boendr, il se cache dans une
porcherie. Peut-être le but initial du conseil de Þórir
était-il d'éviter qu'Óláf apprenne, en prenant
contact avec des habitants du pays, qu'il avait contre lui un jarl
puissant et incontesté, comme Þórir pensait que
c'était le cas. L'exemple en est d'autant plus intéressant, car
il montre qu'avancer sans faire de bruit, c'est aussi avancer sans prendre de
contacts, ce qui est potentiellement dangereux ; en l'occurrence, si l'on suit
Snorri, Óláf Tryggvason doit son succès à un
heureux hasard qui le fait arriver en pleine crise politique, alors que
personne ne l'attend.
Le conseil n'est pourtant pas dépourvu
d'intérêts, si l'on songe aux exemples nombreux de ceux qui -
comme Eyvind Úrarhorn revenant d'Irlande ou les
Jómsvíkings tentant d'envahir la Norvège - sont
interceptés et tués par un adversaire qui a eu vent de leur
itinéraire. La manière de procéder d'Óláf
Tryggvason n'est pas exceptionnelle ; Eirí k à la Hache Sanglante
parvient à tuer ses frères Óláf et Sigröð
en les prenant par surprise, et ceci, d'une manière qui rappelle fort
celle d'Óláf Tryggvason : « Eirí k eut [pour lui] des
vents si forts et si favorables qu'il vogua nuit et jour, et qu'aucune nouvelle
de sa venue ne le précéda » 4. Le fait de «
voguer nuit et jour » est encore évoqué pour une attaque des
fils d'Eirí k à la Hache Sanglante contre Hákon le Bon ;
mais ici, elle reste longtemps dissumulée car le système de feux
d'alarme, établi par Hákon le Bon justement pour parer à
cette éventualité, fait défaut 5. La vitesse
n'est cependant pas le seul remède au phénomène de
diffusion rapide et incontrôlée d'une nouvelle, ou d'une rumeur,
qui semble affecter toute action ou presque dans la Heimskringla
6. Einar Þambarskelfir, conférant avec le
jarl Svein pour attaquer Óláf le Gros, suggère :
« Avançons précautionneusement et découvrons, par le
moyen d'espions, quels sont les plans du roi Óláf. Qu'il ne sache
rien de nous, sinon que nous nous tenons tranquilles » 7.
Sorciers, monstres et saints
Dans notre esquisse - partielle - des formes de la guerre dans la
Heimskringla, il est un élément qu'il
1 Une autre source de renseignements a priori
fiables, et souvent mobilisée dans la Heimskringla, sont les
parents et les amis, en somme la familia ; l'on peut noter que c'est
de son fils Eirík que Hákon a pour la première fois vent
des intentions hostiles des Jómsvíkings. Voir aussi, pour
d'autres exemples, Ibid, p. 355 (OH ch.98) ou Ibid, p. 393
(OH ch.123) où Snorri cite un autre proverbe éloquent pour
évoquer la diffusion d'une information : « chacun a un ami parmi
ses ennemis ». Ce qui peut être aussi bien commode que
problématique...
2 Ibid, p. 189 (OT ch.47).
3 Óláf lui-même semble avoir mis en place
des mesures assez comparables, car, avant que Þórir ne vienne le
trouver, il utilisait un faux nom, quoique son identité ne soit pas
très bien masquée : Ibid, pp. 187-188 (OT ch.46) Ici, il
n'est sans doute pas inutile de rappeler les nombreuses fausses
identités utilisées par Óðinn dans diverses histoires
mythologiques.
4 Ibid, p. 95 (
HHárf. ch.43 ;
HHárf. ch.44 dans l'édition
de Finnur Jónsson).
5 Ibid, p. 114 (HG ch.22).
6 Par exemple, pour expliquer l'interception d'un navire
marchand, Snorri mentionne que « il arriva alors, comme c'est souvent le
cas, que tout le monde [parmi l'équipage] ne tint pas sa langue, et
ainsi les habitants de la région apprirent que sur le navire se trouvait
le partenaire d'Óláf le Gros ». L'intercepteur, ennemi
d'Óláf, apprend cela et d'autres détails sur
l'expédition en la faisant épier. Ibid, p. 297 (OH
ch.66).
7 Ibid, p. 276 (OH ch.42).
me semble tout aussi intéressant à signaler que
l'utilisation de la ruse, du raid et du renseignement, non pas parce que son
importance est similaire, mais parce qu'il est généralement
laissé de côté par l'histoire militaire : je veux parler de
ce que nous désignerions comme le « fantastique », ou le
« magique », les interventions de sorciers, de monstres, et de
miracles de saints hommes. Snorri a, par rapport à de tels
éléments, une attitude ambiguë. Le scepticisme de Snorri se
manifeste clairement en un endroit : « Il est dit que Gunnhild [...]
ordonna à une sorcière de s'asseoir à un croisement et de
conjurer des esprits pour donner la victoire à Hákon, et il fut
prédit qu'ils devaient combattre Ingi la nuit, mais jamais pendant le
jour, et qu'alors ils pourraient remporter du succès.
Þórdí s Skeggja était le nom de la femme dont on dit
qu'elle a pratiqué la sorcellerie pour donner la victoire à
Hákon, mais je ne peux me porter garant de cela » 1.
Mais, à plusieurs reprises, la magie intervient dans la
Heimskringla sans que Snorri marque aussi clairement une distance par
rapport à ces récits - quoiqu'ils demeurent assurément un
élément secondaire de la Heimskringla, autant
quantitativement que qualitativement 2.
L'anecdote de la sorcière Þórdí s
Skeggja suggère néanmoins bien l'intérêt que de tels
récits ont pour notre sujet : les esprits n'apportent pas d'aide
magique, mais un conseil tactique, puisqu'ils auraient conseillé de
« combattre Ingi la nuit, et jamais pendant le jour ». Cela ne doit
pas être interprêté comme excessivement sulfureux : la
Heimskringla décrit de nombreuses attaques nocturnes
lancées par des personnages qui n'ont nul besoin de conjurer des esprits
pour en avoir l'idée ; le même Hákon aux Larges
Épaules dont il est ici question a été victime, comme nous
l'avons déjà vu, d'un raid nocturne mené par
Grégóríús, l'un des principaux partisans et
officiers d'Ingi 3. C'est pourquoi il me semble que, chez Snorri
tout particulièrement mais aussi plus généralement, il est
insatisfaisant d'établir une coupure entre ce que nous percevons comme
des questions bien « rationnelles » de stratégie et de
tactique, à traiter par l'histoire militaire, et les « histoires de
sorcières », à traiter par la mythographie. J'inclus
également ici l'intervention, dans la Heimskringla, des
miracles, notamment ceux de saint Óláf ; cela me paraît
notamment justifié par le fait que sorcellerie et thaumaturgie sont mis
directement en compétition par Snorri, notamment dans son récit
de la manière dont l'évêque Sigurð triomphe, par des
rituels sacrés, de la magie du sorcier Rauð, permettant à
Óláf Tryggvason de le capturer, puis de le tuer de manière
peu agréable 4. Et il ne faudrait pas oublier non plus de
considérer les nombreux rêves prémonitoires qui
apparaissent dans la Heimskringla, et sont un topos des sagas
5 ; mais, dans la Heimskringla, ils semblent intervenir tout
particulièrement avant les combats, de sorte que l'on peut se demander
s'il s'agit là d'un élément de psychologie des personnages
concernés, d'un ressort dramatique, d'une « superstition », ou
d'une forme quelque peu particulière de renseignement...
Nombre de sorts et de miracles rapportés dans la
Heimskringla font remarquablement écho aux frictions que nous
avons détaillées précédemment, et font, en quelque
sorte, pendant aux ruses plus matérielles pour contourner ces
mêmes frictions. Ainsi, si Harald le Sévère utilise un
serpent pour trouver de l'eau potable, saint Óláf compte au
nombre des miracles accomplis de son vivant la découverte d'une «
surabondance de nourriture » dans un chalet pourtant réputé
pour être hanté « par des trolls et des esprits malins »
6 . Le miracle n'est bien sûr pas sans rappeler un motif biblique bien
connu 7, mais il renvoie aussi aux difficultés
d'approvisionnement d'une troupe en marche - car c'est
1 Ibid, p. 784 (
HHerð. ch.16).
2 Pour une discussion de l'attitude de Snorri par rapport
à la magie, cf. SVERRE H. BAGGE, Society and Politics in Snorri
Sturluson's Heimskringla, cit., pp. 215-218.
3 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., p. 780 (
HHerð. ch.13).
4 Ibid, pp. 213-214 (OT ch.79-80). Voir également
l'étrange épisode au cours duquel « Óðinn, le
dieu que les païens avaient longtemps vénéré »,
rend visite à Óláf Tryggvason : Ibid, pp. 203-204
(OT ch.64).
5 Cf. notamment les entrées D1812.3.3 et D1812.5.1.2,
ainsi que D1813.1 et J157 dans INGER M. BOBERG, Motif-Index of Early
Icelandic Literature, cit., pp. 84-86 et 163.
6 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., p. 472 (OH ch.179).
7 Cf., dans La Bible, Exode 16 et Marc 6:30-44.
d'une troupe qu'il s'agit, même si elle revêt
aussi l'aspect d'une suite de fidèles. Saint Óláf permet
également, par un autre miracle, à cette troupe de passer un col
de montagne en dégageant un éboulis réputé
impraticable 1. Là encore, l'aspect logistique du miracle est
notable, quoiqu'il ne faille pas non plus l'exagérer. Snorri attribue
surtout à saint Óláf, aussi bien de son vivant
qu'après sa mort, des guérisons miraculeuses, topos de
l'hagiographie dont Snorri tire d'ailleurs ces récits 2.
Mais, si nous choisissons de placer certains des miracles de saint
Óláf dans un contexte large d'actes magiques et thaumaturgiques,
et que nous les comparons également à certaines ruses qui ne sont
pas explicitement magiques, la dimension « pratique » (ou «
logistique », ou « stratégique ») de ces mêmes
actes est notable.
Nous avons déjà, par exemple, parlé de
l'importance des vents pour les opérations maritimes, qui
n'échappe pas à Snorri ; or, le sorcier Rauð utilise la magie
pour créer « des rafales et une houle » qui empêchent
Óláf Tryggvason de pénétrer, avec ses navires, dans
le Sálptifjord où Rauð a sa demeure. L'intervention de
l'évêque Sigurð permet aux navires du roi d'avancer dans le
fjord tout en étant épargnés par la tempête
3. En forçant le trait, nous pourrions dire que Rauð met
en place une mesure de défense côtière, et que
l'évêque Sigurð riposte par une contre-mesure. Altérer
le temps, et notamment créer du brouillard pour empêcher
l'approche d'un adversaire, est une ressource apparemment assez couramment
utilisée par les sorciers 4.
En matière de défense côtière par
des moyens magiques, la Heimskringla contient un passage
extrêmement intéressant, le plus détaillé
peut-être de tous ceux qui évoquent des monstres et des sorciers
:
Le roi Harald [Gormsson, roi du Danemark] ordonna à un
sorcier d'aller jusqu'en Islande et d'y voir ce qu'il y avait à en
rapporter. Il s'y rendit, prenant la forme d'une baleine. Et lorsqu'il arriva
en Islande il la contourna par l'ouest et le nord. Il vit que toutes les
montagnes et collines étaient emplies de fantômes gardiens
[landvættum 5], certains grands, certains petits. Et
lorsqu'il arriva au Vápnafjord, il nagea vers l'intérieur du
fjord, comptant aller à terre. Alors un grand dragon descendit de la
vallée, suivi par de nombreux serpents, crapauds, et araignées
qui crachèrent du poison sur lui. Il s'éloigna à la nage,
se dirigeant vers l'ouest le long de la côte, jusqu'à arriver
à l'Eyjafjord, et il entra dedans ce fjord. Alors plongea sur lui un
oiseau si large que ses ailes touchaient les montagnes de chaque
côté du fjord, et une multitude d'oiseaux [allaient] avec lui,
grands et petits. Il fit retraite et s'éloigna de cet endroit, nageant
vers l'ouest le long de la côte, puis vers le sud jusqu'au
Breiðafjord, dans lequel il entra. Alors vint contre lui un grand taureau,
qui galopa jusqu'à l'eau et meuglait de manière effroyable. Une
multitude de fantômes gardiens le suivait. Il fit retraite et
s'éloigna de cet endroit, nageant autour du Reykjanes, et comptant
toucher terre à Víkarsskeið. Alors vint contre lui un
géant des montagnes avec une barre de fer à la main, et sa
tête était plus haute que les montagnes, et nombre d'autres
géants étaient avec lui. De là, il nagea vers l'est le
long de la côte, « et là, il n'y avait rien d'autre que du
sable et une côte sans ports, dit-il, avec un terrible ressac poussant
vers la haute mer ; et la mer entre les contrées est si large qu'il
n'est pas possible d'y naviguer avec des vaisseaux de guerre. » 6
Notons tout d'abord que Harald Gormsson fait appel à un
sorcier, alors qu'il vient de se convertir au christianisme, sous la
pression de l'empereur de Germanie Otton II. Mais surtout, c'est la seule
fois dans la Heimskringla que Snorri rapporte un récit aussi
gigantesque, aussi empli de monstres divers -
1 Ibid, pp. 471-472 (OH ch.178-179).
2 Pour une analyse du traitement par Snorri de son corpus
hagiographique, cf. SVERRE H. BAGGE, Society and Politics in Snorri
Sturluson's Heimskringla, cit., p. 210 ff.
3 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., pp. 213 (OT ch.79-80).
4 Voir, par exemple, le chapitre 12 de la saga de
Njáll le Brûlé ; RÉGIS BOYER (TRAN.), Sagas
islandaises, Gallimard, Paris, 1987, p. 1223. Plus
généralement, voir les entrées D1540 (notamment D1540.1)
et D2140 (notamment D2143.3) dans INGER M. BOBERG, Motif-Index of Early
Icelandic Literature, cit., p. 79 et p. 92.
5 « land-vættr, f. esprits gardiens d'un pays,
demeurant dans les montagnes, les rivières, etc. sous forme de
géants, de fées, d'animaux ». RICHARD CLEASBY; GUDBRAND
VIGFÚSSON, An Icelandic-English dictionary, cit., p. 372.
6 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., pp. 173-174 (OT ch.33).
et sans donner aucun signe qu'il le met en doute. Ce passage
peut donc sembler être lui-même un monstre, une exception bizarre
et passagère, à peine justifiée par l'évocation,
qui la précède, des vers moqueurs composés par les
Islandais sur le roi Harald Gormsson, en réponse à la saisie d'un
navire islandais par ce dernier. Mais il me semble que le sens de ce passage
est plus profond, et explique l'apparente exception faite ici par Snorri
à ses habitudes : en effet, la Heimskringla évoque
à d'autres endroits le thème de l'indépendance de
l'Islande, notamment sa colonisation par des Norvégiens - pour
échapper au pouvoir de Harald à la Belle Chevelure, selon Snorri
1 - et son refus de payer tribut à Óláf le Gros - refus
motivé par un discours qui est un véritable éloge de
l'indépendance 2. Cela n'a d'ailleurs rien de très
étonnant, étant donné que Snorri est islandais et, tout en
traitant de la Norvège, accorde une place à part dans son
récit à l'Islande et aux Islandais 3. Or, ce passage
traitant de l'expédition du sorcier du roi Harald Gormsson est le seul
où est décrite une défense de l'Islande - et c'est, on le
voit, une défense formidable, constituée de nombreux esprits et
monstres, mais aussi de la nature de la côte, « sans ports »,
et de celle de la mer, « si large qu'il n'est pas possible d'y naviguer
avec des vaisseaux de guerre ». Il me semble clair que nous sommes ici en
présence d'un « processus de terrorisation » par la
tératologie et la description géographique, tout à fait
similaire à celui décrit par Luigi de Anna par rapport aux voies
commerciales médiévales 4.
Si nous considérons le fait que Snorri a, semble-t-il,
dissuadé un temps le roi Hákon IV de Norvège de tenter une
annexion de l'Islande par la force 5, la complexité de la
Heimskringla - et potentiellement de toute source - apparaît,
sous la forme de multiples couches et matériaux mieux mêlés
que dans les plus complexes des coupes géologiques. Ici, de
manière assez évidente - et sans aucun doute en d'autres endroits
- la Heimskringla devient elle-même arme, instrument de guerre,
faite non pas de fer, mais prenant la forme d'une campagne de propagande et de
désinformation.
Cette entreprise est d'autant plus intéressante que les
mesures de défense à long terme, et plus globalement les
opérations de longue durée, sont rares dans la
Heimskringla, et semblent rarement efficaces. Nous avons
déjà plusieurs fois évoqué les feux d'alarmes mis
en place par Hákon le Bon, et leur échec 6 ; de même, c'est
Hákon le Bon qui mit en place, d'après la Heimskringla,
le système du leiðangr dont nous avons parlé, et
dons nous avons vu l'efficacité irrégulière. Nombre des
mesures préventives prises dans la Heimskringla le sont
à court terme, comme la mobilisation opérée par le
jarl Hákon Sigurðarson en réaction aux nouvelles
d'une attaque prochaine des Jómsvíkings. L'absence de dispositifs
statiques et permanents de défense, et tout particulièrement de
fortifications, est criant dans la Heimskringla : seuls deux
sièges en Norvège même sont évoqués, qui se
terminent tous deux par une défaite des défenseurs 7.
Il en va de même pour les plus nombreux sièges se déroulant
à l'étranger, où les Norvégiens sont toujours dans
le rôle des assiégeants, et parviennent toujours à prendre
les fortifications adverses, le plus souvent par quelque ruse 8. La
seule exception à cette règle est la défense du
Danavirki, ligne défensive fermant la péninsule du
Jutland, contre l'armée de l'empereur Otton II ; défense à
laquelle participe, aux côtés du roi de Danemark, le jarl
Hákon Sigurðarson. Mais là encore, après avoir
résisté à un assaut frontal, les fortifications sont
rendues
1 Ibid, p. 76 (
HHárf. ch.19).
2 Ibid, pp. 394-395 (OH ch.125) et pp. 412-413 (OH
ch.136).
3 Cf. par exemple Ibid, pp. 215-216 (OT ch.80-82) et
p.769 (
HHerð. ch.3).
4 « En réalité, [le monstre] sert non pas
à épouvanter celui qui, le premier, s'aventure dans son
territoire, et qui précisément le décrit, mais celui qui,
après lui, essaiera d'en faire autant. [...] Les véritables
dangers d'un voyage extraméditerranéen [...] sont donc les
reflets d'un imaginaire tératologique, mais aussi les menaces, une sorte
de malédiction [...] que le détenteur d'un monopole ou celui qui
entend conserver le secret d'un itinéraire a justement voulu
personnifier par le monstre. » LUIGI DE ANNA, « Le Griffon et le
Marchand : un aspect de la colonisation sibérienne », in MICHEL
BALARD; ALAIN DUCELLIER (EDS.), Coloniser au Moyen Âge, A.
Colin, Paris, 1995, p. 324.
5 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., pp. xiii-xiv.
6 Ibid, p. 276 (OH ch.42).
7 Ibid, pp. 678-679 (MB ch.12-13) ; pp. 725-730 (MB.HG
ch.10-11).
8 Ibid, pp. 251-254 (OH ch.12-13) ; pp. 582-585 (
HHarð. ch.6-10).
inefficaces par Otton, qui les contourne par la mer
1. Les ouvrages défensifs ne semblent donc guère
efficaces, à lire la Heimskringla. De même, une fois sa
création mentionnée, et son échec presqu'immédiat,
aucun usage du système de feux d'alarmes du roi Hákon le Bon
n'est plus évoqué.
Qu'il s'agisse de mesures défensives ou de l'obtention
de renseignements, ce sont les éléments fluides et intermittents
qui sont très nettement les plus utilisés dans la
Heimskringla. C'est à savoir, soit les opérations
ponctuelles telles que l'envoi d'éclaireurs ou le déclenchement
d'un raid, d'une offensive, d'une contre-offensive ; soit l'utilisation
à des fins guerrières de structures permanentes, mais qui ne sont
pas exclusivement, ni même sans doute fondamentalement,
guerrières, notamment les réseaux de parents et d'amis, mais
aussi, par exemple, l'obtention de renseignements auprès de marchands de
passage, processus déjà évoqué 2 et qui
semble assez courant. Il ne faut cependant pas oublier l'utilisation, elle
aussi bien présente, de mesures défensives ou réactives
à court terme, tout spécialement les mobilisations, bien
sûr, mais aussi certaines mesures parfois évoquées et qui
correspondent assez à ce que nous appellerions des « fortifications
de campagne », par exemple la mise en place de pieux dans une
rivière pour en interdire l'accès à des vaisseaux adverses
3.
Magie et miracles, pour en revenir à ce thème,
participent aussi de ces éléments fluides, que l'on pourrait
qualifier de « temporellement concentrés » : intenses, mais
employés sur le moment, face à une situation précise, et
à très court terme. Dès le début de la
Heimskringla sont évoqués les pouvoirs magiques
d'Óðinn, que nous avons déjà entrevus à travers
les berserkir :
Il était si beau et noble à voir que lorsqu'il
était assis parmi ses amis il emplissait de joie le coeur de tous. Mais,
lorsqu'il était dans une armée, il montrait à ses ennemis
un aspect terrible. Les raisons de cela étaient qu'il connaissait les
arts par lesquels il pouvait transformer son corps et son apparence comme il le
désirait. D'autre part, il parlait si bien et si agréablement que
tous ceux qui l'entendaient tenaient tout ce qu'il disait pour vrai. Il ne
parlait qu'en vers, comme c'est à présent le cas dans ce que l'on
appelle l'art des scaldes. [...] Óðinn pouvait faire que ses ennemis
soient aveugles, ou sourds, ou terrifiés pendant la bataille, et il
pouvait faire que leurs épées ne coupent pas davantage que des
baguettes. [Suit le passage sur les berserkir]. 4
Suivent encore plusieurs des pouvoirs d'Óðinn :
prendre la forme de divers animaux, éteindre les incendies, calmer les
flots, maîtriser les vents, recevoir de la tête de Mí mir et
de ses deux corbeaux des renseignements venus de terres lointaines et
même « d'autres mondes » 5... Nous voyons bien ici
comment, encore et toujours, tout s'entremêle : changer d'apparence ne
sert pas uniquement dans la bataille, mais cette dimension guerrière est
explicitement présente. Nous pouvons subodorer qu'il en est de
même de la capacité de maîtriser le temps, dont nous avons
déjà vu les usages guerriers. Particulièrement
intéressante est, à mon sens, la capacité
d'Óðinn à « montrer à ses ennemis un aspect
terrible » et à « faire qu'[ils] soient [...] terrifiés
pendant la bataille ». Non seulement elle renvoie à une
stratégie fort efficace, que nous avons déjà
rencontrée - effrayer l'ennemi - mais elle permet de faire un lien
étonnant avec l'un des miracles attribués à saint
Óláf :
Ce qui suit arriva en Grèce, au temps où le roi
Kirjalax [l'empereur de Constantinople Alexis Ier Comnène]
régnait là-bas et était en expédition contre le
Blokumannaland [la Valachie]. Lorsqu'il arriva dans les plaines de la
Pézína, un roi païen s'avança contre lui avec une
armée invincible. Ils avaient avec eux une compagnie de cavaliers, et de
grands chariots avec des embrasures en haut. [...] Le roi païen
était aveugle. Et lorsque que le roi grec arriva, les païens se
mirent en ordre de bataille dans la plaine, devant le rempart de chariots, et
les Grecs se déployèrent devant eux, face à face. Ils
chevauchèrent les uns contre les autres et combattirent, et le
résultat en fut défavorable pour les Grecs. Ils fuirent,
après avoir perdu beaucoup d'hommes, et les païens
remportèrent la victoire.
1 Ibid, pp. 163-166 (OT ch.24-27).
2 Dans le cas d'Óláf le Gros : Ibid, p.
464 (OH ch.174), mais il en est d'autres exemples.
3 Ibid, p. 72 (
HHárf. ch.16).
4 Ibid, p. 10 (Yngl. ch.6).
5 Ibid, pp. 10-11 (Yngl. ch.7).
Alors le roi déploya une troupe de Francs et de
Flamands, et ils chargèrent les païens et les combattirent, et le
résultat fut le même qu'auparavant, nombre d'hommes furent
tués, et ils s'échappèrent de la bataille en fuyant. Alors
le roi des Grecs fut en colère contre ses guerriers, mais ils lui
répondirent en lui disant d'utiliser les Varègues, ses
éponges à vin [vínbelgja]. Le roi répondit
qu'il ne voulait pas gaspiller ses troupes les plus précieuses en
lançant quelques hommes, aussi braves soient-ils, contre une
armée aussi grande.
Alors Þórir Helsing, qui à cette
époque commandait les Varègues, fit cette réponse au roi :
« Même si nous avions devant nous une fournaise ardente, moi et mes
hommes nous précipiterions dedans si j'étais assuré que
cela t'apporterait la paix, sire roi. »
Le roi répondit : « Priez alors saint
Óláf, votre roi, de vous assister et de vous donner la victoire.
»
Les Varègues étaient quatre-cent-cinquante
[540]. Ils firent un voeu solennel, promettant d'ériger une
église à Miklagarð [Constantinople] à leurs propres
frais et avec l'aide d'hommes bienveillants, et de consacrer cette
église à l'honneur et à la gloire du saint roi
Óláf.
Alors les Varègues chargèrent dans la plaine, et
lorsque les païens virent cela, ils dirent à leur roi qu'à
nouveau une nouvelle troupe du roi grec s'avançait ; « et,
dirent-ils, il ne s'agit que d'une poignée d'hommes ».
Alors leur roi dit : « Qui est cet homme à l'aspect
princier, chevauchant au-devant de leur troupe sur un cheval blanc ? »
« Nous ne le voyons pas », dirent-ils.
Il y avait une si grande différence de nombre entre les
deux armées que soixante païens faisaient face à chaque
chrétien, mais néanmoins les Varègues s'avancèrent
très courageusement pour livrer bataille. Mais dès qu'ils se
rencontrèrent, la peur et la terreur s'emparèrent de
l'armée païenne, de telle sorte qu'ils prirent immédiatement
la fuite, et les Varègues les poursuivirent, en tuant rapidement une
grande multitude. 1
Certes, il n'est plus question ici de pouvoirs magiques, de
cette seið sulfureuse que maîtrise Óðinn ; mais,
quoiqu'entre le début et la fin de la Heimskringla, nous soyons
passés du roi-dieu changeur de forme au roi saint chevauchant à
la tête d'une armée pour frapper - comme le dieu Arès
accompagné de Phobos et de Deimos ? - de « peur » et de «
terreur » l'adversaire, l'idée d'effrayer l'adversaire est toujours
bien présente. De plus, dans les portraits royaux est souvent
souligné le fait que tel ou tel roi savait inspirer la crainte à
ses ennemis - comme c'est le cas pour Óláf Tryggvason
2, ou Óláf le Gros dans sa jeunesse 3.
Violence, terreur, pouvoir
La violence comme manifestation du pouvoir
Comme cela a été nombre de fois souligné,
Óðinn n'est pas ce que l'on pourrait appeler un dieu de la guerre :
sa figure, et nous venons d'en avoir un aperçu, est bien plus complexe
que cela. Cependant, dans la Heimskringla, l'aspect guerrier est le
premier aspect d'Óðinn qui soit mentionné, et lorsque Snorri
mentionne explicitement pourquoi Óðinn est suivi, en tant que roi
puis en tant que dieu, c'est l'aspect guerrier qui intervient. « Il
était si victorieux qu'il avait le dessus dans toute bataille ; en
conséquence de quoi, ses hommes croyaient qu'il lui avait
été donné d'être victorieux dans toute bataille.
[...] Il fut également remarqué que lorsque ses hommes
étaient en mauvaise posture, sur mer ou sur terre, ils pouvaient appeler
son nom, et ils en obtiendraient de l'aide. Ils mettaient toute leur confiance
en lui. » 4 Plus tard, ce rôle propitiatoire semble être
assumé par saint Óláf 5. Bien sûr,
aussi
1 Ibid, pp. 787-788 (
HHerð. ch.21).
2 Ibid, p. 218 (OT ch.85).
3 Ibid, p. 245 (OH ch.3).
4 Ibid, p. 7 (Yngl. ch.2) ; voir également p. 13
(Yngl. ch.9).
5 Ibid, pp. 619 (
HHarð. ch.55) ; pp. 787-788 (
HHerð. ch.21).
bien que saint Óláf font, avant ou après
leur mort, bien d'autres choses que de gagner des batailles. Mais la
Heimskringla laisse, à mon sens, l'impression que cette
capacité à la violence, et à assurer la victoire de
leurs fidèles, est essentielle dans leur aspect public, dans leur
légitimité, dans leur charisme.
Disant cela, je ne remets pas pour autant en cause ce que nous
avons vu plus haut, à savoir que l'aspect guerrier d'un prince n'est que
l'une des possibilités dont il dispose pour se mettre en avant. Mais je
propose de nous concentrer ici non plus sur les idéaux princiers et
aristocratiques, mais sur l'exercice du pouvoir - quoique la distinction soit
certes très difficile à faire, puisqu'il n'y a rien d'aussi net
qu'une coupure entre « théorie » et « pratique »,
entre « idéal » et « réalité ». Il
s'agirait, en fait, de nous focaliser non plus sur les discours, mais sur les
règles du jeu, pour ainsi dire, qui ressortent explicitement et
implicitement dans la Heimskringla. Certes, la distinction entre les
discours et le récit est extrêmement problématique.
Mais, de notre question précédente : « Quelles images
propose-t-on du prince idéal, et comment se comporte-t-il par rapport
à la guerre ? », il s'agirait de passer à la question :
« Sur quoi se bâtit le pouvoir dans la Heimskringla ?
»
Un exemple particulièrement intéressant
expliquera peut-être mieux mon propos : la manière dont Snorri
décrit la campagne de Harald à la Belle Chevelure pour devenir
roi de toute la Norvège. Cette entreprise débute presque comme un
roman courtois, car il est relaté que Harald l'entreprend suite aux
moqueries et reproches d'une femme, Gyða, qu'il souhaitait épouser,
mais qui « ne comptait pas sacrifier sa chasteté pour
épouser un roi qui ne disposait de rien d'autre que de quelques
fylki » 1. Harald fait alors voeu de conquérir toute la
Norvège, et de ne pas peigner ses cheveux avant d'avoir atteint cet
objectif. Mais la première action entreprise par Harald n'a plus rien de
courtois ou de chevaleresque :
Alors, lui et ses parents rassemblèrent une grande
armée et firent route jusqu'en Uppland, puis vers le nord à
travers les Vals [Dali] [du Gudbrandsdal], et de là vers le
nord à travers le [massif montagneux du] Dofrafjall [aujourd'hui
Dovrefjell]. Et lorsqu'il arriva dans le fylki habité, il fit
tuer tout le monde et brûler leurs maisons. Mais lorsque les habitants
apprirent cela, ils s'enfuirent, tous ceux qui le pouvaient, certains vers
l'Orkadalr, certains vers le Gaulardalr, certains dans les forêts.
Certains supplièrent qu'on les épargne, et cela fut
accordé à tous ceux qui vinrent devant le roi et lui
jurèrent allégeance. Le roi ne rencontra aucune résistance
avant d'arriver dans l'Orkadalr. Là, une armée s'était
rassemblée, et un homme appelé Grýðing livra la
première bataille contre le roi. Harald fut victorieux.
Grýðing fut fait prisonnier et nombre de ses hommes furent
tués. Il fit soumission à Harald, lui jurant allégeance.
Après quoi, tous les habitants du fylki de l'Orkadalr se
soumirent au roi Harald et devinrent ses suivants [littéralement :
« devinrent ses hommes », gerðust hans menn].
2
Le premier pas de Harald vers ce qui est, à suivre la
Heimskringla, la fondation du trône de Norvège,
l'unification du pays, est donc un acte de violence, et même de terreur ;
non pas même, à suivre le récit qu'en fait Snorri, une
punition face à une résistance ou une rébellion, comme
nombre de rois le font par la suite dans la Heimskringla, comme nous
avons vu Óláf le Gros le faire, mais en quelque sorte une
violence préventive. Snorri ne mentionne pas même que Harald ait
préalablement demandé aux habitants de se soumettre. Il me semble
que nous pouvons vraiment parler, ici, de démonstration :
démonstration de sa capacité à la violence par quelqu'un
qui aspire au pouvoir. Et cette démonstration a, semble-t-il, des effets
immédiats : certains lui prêtent allégeance, et Harald
obtient les premières pièces de son futur royaume. Or il est non
seulement décrit comme l'unificateur de la Norvège, mais comme le
fondateur d'une dynastie :
Et quant au grand arbre que sa mère vit avant sa
naissance, l'on interprète cela en disant que cela le
représentait [lui, Harald]. La partie inférieure du tronc
était rouge comme le sang, mais ensuite, plus haut, il était beau
et vert, et cela annonçait la prospérité de son royaume.
Et au-dessus encore l'arbre était blanc, ce qui signifiait qu'il
deviendrait vieux et vénérable. Les branches et bourgeons de
l'arbre annonçaient sa descendance, qui se répandrait par tout le
pays ; et tous les
1 Ibid, p. 61 (
HHárf. ch.3).
2 Ibid, pp. 62-63 (
HHárf. ch.5).
rois de Norvège, depuis son temps, descendent de lui.
1
L'on pourrait donc dire que l'acte fondateur de toute la
dynastie que décrit la Heimskringla est un massacre - origine
que la base rouge sang du tronc vu en rêve par la mère de Harald
à la Belle Chevelure semble souligner.
Il est vrai que Harald à la Belle Chevelure est
décrit par Snorri comme un roi certes grand, mais
particulièrement dur, tyrannique même, à qui il attribue
l'exil de certains Norvégiens et le peuplement subséquent de
l'Islande. Et certes, si l'on se souvient de la querelle de succession entre
Hákon le Bon et Eirí k à la Hache Sanglante, les deux fils
de Harald, Hákon semble avoir bien soin de procéder de
manière toute différente, se faisant élire par les
assemblées populaires, pour se distinguer de son frère et aussi
de son père, qui laisse un souvenir mitigé. Néanmoins,
l'acte de Harald à la Belle Chevelure, cette démonstration de
violence afin d'obtenir la soumission des habitants d'une région, n'est
certainement pas un acte isolé dans la Heimskringla. Snorri
l'érige même en règle :
Le roi Ragnfröð, l'un des fils de Gunnhild, et
Guðröð, un autre des fils, étaient eux seuls encore
vivants, de tous les fils d'Eirík [à la Hache Sanglante] et de
Gunnhild. [...] Après avoir passé un hiver dans les Orcades,
Ragnfröð prépara une expédition et fit voile vers l'est,
jusqu'en Norvège, où il apprit que le jarl Hákon
[Sigurðarson] était à Trondheim. Alors Ragnfröð fit
voile vers le nord, dépassant le cap Stað, et pilla dans le Moer du
Sud, et certains habitants lui firent allégeance, comme cela arrive
souvent lorque des troupes de guerriers traversent un pays, et que ceux qui
sont exposés au danger recherchent de l'aide, chacun là où
il pense qu'il est plus probable [de l'obtenir]. 2
De même, le roi Magnús aux Jambes Nues utilise
exactement la technique de Harald à la Belle Chevelure au cours d'une
expédition dans les Hébrides : « Alors [il] fit voile
jusqu'aux Hébrides, et immédiatement après son
arrivée là-bas, commença et piller et à incendier
la campagne, tuant les habitants et les spoliant partout où passaient
les troupes. Les habitants du pays fuirent et s'éparpillèrent
dans toutes les directions. [...] Certains furent épargnés et lui
jurèrent allégeance » 3. Les campagnes
d'Óláf le Gros, puis de Magnús le Bon, pour soumette le
Danemark font également appel à la même méthode
4. Et il faudrait encore ajouter à cette liste les
méthodes des deux principaux rois évangélisateurs de la
Norvège, Óláf Tryggvason et Óláf le Gros,
qui consistent bien souvent à étouffer par la force les
réticences des habitants d'une région, à faire
démonstration de leur capacité de violence pour les convaincre,
bon gré mal gré, de se convertir 5.
Cependant, une fois le pouvoir acquis, ou assuré,
grâce à de telles actions - qui ne sont, soulignons-le, que l'un
des moyens possibles, mais un moyen fort présent - il s'agit
également d'empêcher un autre de faire appel à la violence
; en d'autres termes, il faut s'en assurer le monopole. Là encore,
Harald à la Belle Chevelure en donne un exemple parfait :
immédiatement après l'accomplissement de son voeu - bien
symbolisé par le fait qu'il se fait couper et peigner les cheveux 6 - il
est rapporté que Harald bannit Hrólf Marche-à-Pieds (ou
« Hrólf le Marcheur », Göngu-Hrólf), le
futur premier duc de Normandie, pour avoir mené des raids dans la
région de Ví k alors que Harald « avait interdit très
strictement toute déprédation à l'intérieur du pays
[innanlands] » 7. Pourtant, comme on l'a vu, Harald
lui-même ne s'était certes pas privé de piller, et de faire
bien pire encore, à l'intérieur comme à l'extérieur
du « pays ». Il ne semble pas non plus intervenir, par la suite, face
aux déprédations de son fils Eirík à la Hache
Sanglante, selon Snorri le favori de Harald.
1 Ibid, pp. 94-95 (
HHárf. ch.42 ;
HHárf. ch.43 dans l'édition
de Finnur Jónsson).
2 Ibid, p. 156 (OT ch.17).
3 Ibid, p. 675 (MB ch.8).
4 Ibid, pp. 434-435 (OH ch.145) ; 567-575 (MG
ch.31-35).
5 Voir par exemple Ibid, pp. 206-207 (OT ch.67),
où Óláf Tryggvason se propose, avec une ironie très
noire, de « sacrifier des hommes », « disant qu'il les
sacrifierait pour obtenir de bonnes récoltes et la paix ; et alors, il
ordonna immédiatement à ses hommes de les attaquer ».
6 Ibid, p. 78 (
HHárf. ch.23).
7 Ibid, p. 79 (
HHárf. ch.24).
Jeunesses de grands : une préparation au pouvoir
?
Cette exception en faveur d'Eirí k à la Hache
Sanglante peut paraître correspondre à du simple népotisme,
mais je pense qu'elle nous révèle aussi un mécanisme de la
Heimskringla, un élément qui n'est pas explicite - comme
pouvait l'être la mise en avant de tel ou tel trait dans un portrait
princier - mais qui se répète, comme un passage obligé, de
la même façon, certes, que la beauté du prince - par
exemple - mais de manière plus subtile, plus diffuse. Pour ces
mêmes raisons, l'idée qu'un tel mécanisme existe dans la
Heimskringla est également plus contestable ; mais elle est
tout à fait cohérente avec ce que nous avons vu
précédemment. Ce mécanisme serait celui d'une
préparation au pouvoir sous forme de formation à la violence.
Comme nous l'avons déjà vu, il est fort courant
de voir, dans la Heimskringla, de jeunes princes partir en
expédition viking. Certains des souverains qui, dans la
Heimskringla, paraissent les plus illustres - Óláf
Tryggvason, Óláf le Gros, Harald le Sévère -
passent ainsi leur jeunesse. Mais ce qui m'intéresse ici est
désormais moins de décider s'il y a ou non un idéal du
jeune prince guerrier et aventureux, ce que nous avons déjà
discuté, que d'observer un processus comprenant plusieurs
éléments - un processus de formation au pouvoir, mais aussi de
formation du pouvoir.
Le meilleur exemple d'un tel processus nous est, à mon
sens, donné - une fois encore - par Sigurð le Croisé. Son
expédition vers Jérusalem semble entreprise en raison du retour
en Norvège d'hommes partis, les uns en Palestine, les autres, à
Miklagarð (Constantinople) ; cette expédition leur fait «
acquérir une grande renommée », et les récits qu'ils
rapportent « aiguisa le désir de nombreuses personnes en
Norvège d'entreprendre un voyage similaire » 1. La
première opération guerrière de l'expédition de
Sigurð dont la Heimskringla fasse mention n'a pourtant rien de
très épique : confronté à un potentat galicien qui
avait trahi sa promesse d'établir un marché durant tout l'hiver
afin que les Norvégiens puissent s'y ravitailler, Sigurð marche sur
le château du comte, met en fuite son armée, qui est bien plus
petite, sans combattre, prend la forteresse et s'y approvisionne largement en
nourriture et butin, avant de repartir 2. Suit cependant une
série de batailles plus impressionnantes : il affronte les « hommes
païens » sur mer, leur prend plusieurs châteaux et villes
fortifiées, et démontre sa capacité à la ruse en
prenant d'assaut un repaire de pirates 3. Après avoir
livré en tout huit batailles, il est reçu avec « une
hospitalité splendide » par le duc 4 Roger de Sicile,
qui « le sert » à table. « Et au septième jour du
banquet [...] le roi Sigurð prit le duc par la main, le mena jusqu'au
trône, et lui conféra le titre de roi et le droit d'être roi
du royaume de Sicile ; mais avant ce temps-là, des ducs avaient
gouverné ce pays » 5. Arrivant à
Jérusalem, il est reçu par le roi Baudoin 6, qui lui
remet un fragment de la Vraie- Croix ; après quoi, les deux rois
mènent une expédition contre la « ville païenne »
de Sidon 7. Vient ensuite le véritable triomphe, au sens
propre du terme, de Sigurð, lorsqu'il arrive à Constantinople avec
sa flotte splendidement décorée, puis entre dans la ville par la
Porte d'Or, « cette porte [que] l'empereur passe lorsqu'il a
été longtemps absent de Miklagarð et revient victorieux
» 8. Retournant vers la Norvège par voie de terre,
Sigurð est encore fort bien reçu par l'empereur Lothaire III de
Supplinburg et par le roi Níkolás (ou Niels) de Danemark
9. « Ainsi le roi Sigurð revint dans son propre royaume, et
fut bien reçu. L'on pensa que jamais expédition plus honorable
que celle-ci n'était partie de la Norvège » 10.
1 Ibid, p. 688 (Msyn. ch.1).
2 Ibid, p. 690 (Msyn. ch.4).
3 Ibid, pp. 690-694 (Msyn. ch. 4-7).
4 Le texte islandais dit hertogi, qui est la traduction
norroise de dux (utilisée également pour désigner
les ducs de Normandie). En Scandinavie, le premier hertogi n'est
nommé qu'en 1237.
5 Ibid, p. 694 (Msyn. ch.8).
6 Ibid, pp. 695-696 (Msyn. ch.10).
7 Ibid, pp. 696-697 (Msyn. ch.11).
8 Ibid, pp. 697-698 (Msyn. ch.12).
9 Ibid, pp. 698-699 (Msyn. ch.13).
10 Ibid, p. 699 (Msyn. ch.13).
Le sens de cette gradation me semble clair : d'aventurier dont
un potentat local croit - à tort, certes - pouvoir se moquer, Sigurð
le Croisé est devenu l'égal de l'empereur de Constantinople, et
ses batailles sont autant de rites de passage, qui eux aussi suivent une forme
de gradation. Bien sûr, il y a dans ce récit un fort aspect de
propagande princière : il est entrecoupé de nombreuses strophes
de poésie scaldique, et nous avons déjà vu quel usage
Sigurð le Croisé fait de cet épisode par la suite
1. Cependant, il me semble qu'il y a une distinction à
opérer dans le fait que, lorsque l'expédition de Sigurð est
évoquée par lui-même ou par les scaldes, elle l'est comme
un bloc uniforme, sans diachronie, sans gradation, sans processus. Tandis
qu'à mon sens, Snorri, dans le récit qu'il en fait,
suggère cette gradation ; subtilement, certes, mais n'est-il pas
révélateur que, lorsque Snorri rapporte l'étape de
Sigurð en Angleterre au tout début de son voyage, il n'évoque
aucun honneur reçu, aucune réception grandiose 2, en
contraste total, donc, avec le triomphe final à Constantinople ? Bien
sûr, les strophes de poésie scaldique entrelacées dans la
narration, et le discours attribué à Sigurð lors de sa
mannjafnaðr avec son frère, font tout autant partie du
récit de Snorri, et je pense qu'il serait tout à fait faux de les
dire « subjectives » tandis que les parties d'apparence plus
narrative seraient « objectives ». Il est plus probable que Snorri
nous présente ici deux points de vue également valables, deux
éléments différents mais indissociables : d'une part, la
memoria de l'expédition, qui tend à la présenter
comme cohérente, monolithique, avec des strophes de poésie
scaldique dont le style ne varie guère ; d'autre part,
l'interprétation qui semble plutôt être celle de Snorri -
donc tout aussi subjective - à savoir que par son expédition, par
cette alternance montante de batailles et d'hommages reçus, Sigurð
le Croisé fonde une image, sinon un pouvoir, royal.
D'autres passages de la Heimskringla laissent
entrevoir le même processus, ou presque, notamment cette évocation
de la jeunesse d'Eirí k à la Hache Sanglante :
Eirík fut élevé dans le fylki du
Fjord par le hersir Þórir, fils de Hróald. Le roi
Harald [à la Belle Chevelure] l'aimait plus que ses autres fils et le
tenait en la plus haute estime. Lorsqu'Eirík eut douze ans, le roi
Harald lui donna cinq vaisseaux de guerre, et il partit faire des raids,
d'abord dans la Baltique, puis vers le sud autour du Danemark et à
travers le Frísland [la Frise] et le Saxland [la Saxe], et il avait
[alors] été en expédition depuis quatre ans. Après
cela, il fit voile vers l'ouest, de l'autre côté de la mer, et
pilla en Écosse, en Bretland [Pays de Galles], en Irlande, et en Valland
[France], et passa là quatre autres années. Il fit alors voile
vers le nord, jusqu'en Finnmark [Laponie] et poussa jusqu'en Bjarmaland
[Permie], où il livra une grande bataille et fut victorieux.
3
Cette liste assez improbablement longue de contrées me
semble bien évoquer une sorte de « grand tour », un parcours
à travers toutes les régions dans lesquelles un viking est
susceptible de piller - ou un prince norvégien, de mener des
expéditions, encore qu'il y manque les « îles occidentales
» (Orcades, Shetland, Hébrides). Il est surtout significatif que ce
« grand tour » soit évoqué immédiatement
après la « haute estime » en laquelle le roi Harald à
la Belle Chevelure tenait son fils ; et nous voyons bien, par le don qu'il lui
fait de cinq vaisseaux de guerre, que Harald donne à Eirík les
moyens de cette « éducation ». Est-ce à dire qu'un
prince scandinave se forme dans le sang et le pillage, conformément
à une certaine image populaire ? Je pense plutôt que, par la
violence certes, c'est bien un « empire viking » qui prend ici corps
4, et que, dans cette éducation royale, voire
impériale, que se fait Eirí k à la Hache Sanglante, il est
question au moins autant du pouvoir que de la violence, deux thèmes
inextricablement liés chez Snorri, comme nous l'avons vu plus haut.
Il est vrai que cette éducation ne réussit
finalement guère à Eirík à la Hache Sanglante, dont
la violence finit, comme nous l'avons vu, par être perçue comme
excessive par les Norvégiens. Mais il en advient autrement d'autres
personnages : ainsi, Óláf Tryggvason semble dans sa jeunesse
suivre d'assez
1 Ibid, pp. 703-704 (Msyn. ch.21).
2 Ibid, p. 689 (Msyn. ch.3).
3 Ibid, p. 86 (
HHárf. ch.32 ;
HHárf. ch.33 dans l'édition
de Finnur Jónsson).
4 Je reprends ici l'expression qui donne son titre à la
récente somme sur les Vikings par ANGELO FORTE ET AL., Viking
Empires, cit.
près les pas d'Eirík à la Hache Sanglante
- et de tant d'autres - en pillant, d'abord dans la Baltique1,
après quoi il fait une brève pause, mais continue ensuite sa vie
de viking en Angleterre, en Northumbrie, en Écosse, dans les
Hébrides, dans l'île de Man, en Irlande, au Pays de Galles, dans
le Cumberland, et en France, le tout pendant - à nouveau ! - quatre ans
2.
La jeunesse aventureuse de Harald le Sévère,
elle, est moins riche en lieux - elle a lieu surtout en Afrique et, ce qui est
très important, à Constantinople 3 - mais elle nous montre en
quoi de telles aventures participent à la construction d'un pouvoir
royal : par l'aspect éducatif et initiatique, certes, mais aussi parce
qu'elles permettent d'amasser des richesses ; la très grande fortune de
Harald est soulignée à plusieurs reprises 4, et,
quoique Snorri ne le dise pas explicitement, il est assez clair que cette
richesse est un atout essentiel pour Harald, qui lui permet - associée
à l'amitié du roi de Suède Óláf Soenski - de
manoeuvrer pour obtenir un partage du royaume de Norvège avec le
souverain en titre, Magnús le Bon 5. Cet accord se conclut
d'ailleurs par un échange lourd de symboles, que Harald lui-même
résume ainsi :
« Hier, tu nous as donné un grand royaume, que tu
as précédemment conquis sur ceux qui sont tes ennemis et les
miens, et tu m'as accordé de le posséder en commun avec toi. Cela
était généreux, car tu as oeuvré durement pour le
gagner. Quant à moi, pour ma part, je suis allé en des terres
étrangères, et ai en vérité été dans
certaines dangereuses situations avant d'acquérir l'or que tu vois
à présent ici. Cela, je le mets en partenariat avec toi.
Possédons ces biens à parts égales tout comme nous avons,
chacun de notre côté, la moitié du royaume de
Norvège. » 6
À nouveau, les richesses font le lien entre les
expéditions à l'étranger et le retour au pays, mais il ne
s'agit plus ici uniquement d'une question d'image, de spectacle, quoique cette
dimension ne disparaisse jamais ; nous voyons aussi que Snorri suggère
bien, par de tels récits, un mécanisme de construction du pouvoir
qui mêle inextricablement discours et actes, paroles et objets, et
mêle aussi plusieurs points de vue possibles, tous également
valables car tous opérants. De même, nous pouvons
interpréter ces jeunesses de grands de diverses manières, qui
toutes ont leur mérite : en tant que « jeunesses de héros
» ; en tant qu'éducation, formation et initiation à la
violence, par la violence ; en tant que reflet de la nécessité,
pour un prétendant au pouvoir voire même un jeune prince en titre,
d'acquérir du prestige, de plaire à ses partisans en leur
fournissant l'occasion d'une activité lucrative, et enfin de rassembler
des richesses - celles-ci permettant d'obtenir davantage de prestige et de
partisans.
C'est également par la notion de mécanisme que
nous obtenons, à mon sens, la seconde partie de la réponse
à la question posée précédemment sur le prince
idéal, et désormais élargie à la nature du pouvoir
dans la Heimskringla. Nous avons vu que, plutôt qu'à un
idéal fixe, nous avions affaire à des idéaux variables et
maniables, des armes du discours parmi lesquelles la question de la violence
est un pivot essentiel. Il me semble que les rapports entre violence et
pouvoir, et surtout entre violence et construction du pouvoir, que nous venons
d'étudier révèlent la leçon qu'entend,
peut-être, donner Snorri : il ne s'agit pas de savoir si le prince doit
user ou ne doit pas user de la violence et des activités
guerrières ; mais il doit pouvoir en user, il doit avoir une
capacité à la violence, et démontrer cette
capacité, sans pour autant en abuser. Nous pourrions dire - en
forçant volontairement le trait - que Snorri a, finalement, une vision
très évolutionniste de la violence 7.
Certes, il y a bien des princes dans la Heimskringla
qui ne construisent pas leur pouvoir de manière aussi nettement
violente que Harald à la Belle Chevelure, ou dont la jeunesse n'est pas
aussi aventureuse que celles d'Eirík à la Hache Sanglante et
d'Óláf Tryggvason. Mais cela ne fait que
1 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., p. 162 (OT ch.21) ; p. 164 (OT ch.25).
2 Ibid, p. 169 (OT ch.30).
3 Ibid, pp. 579 (
HHarð. ch.3) et pp. 587-589 (
HHarð. ch.13-15).
4 Ibid, pp. 590 (
HHarð. ch.16) et pp. 595-596 (
HHarð. ch.24).
5 Ibid, p. 593 (
HHarð. ch.21).
6 Ibid, pp. 595-596 (
HHarð. ch.24).
7 Cf. dans l'excellent ouvrage par AZAR GAT, War in Human
Civilization, Oxford University Press, Oxford, 2006, pp. 36-55, le
chapitre : « Why Fighting? The Evolutionary Perspective ».
confirmer ce que nous venons d'observer. À nouveau, je
pense que, toute courte qu'elle soit, la saga d'Óláf le
Calme mérite beaucoup d'attention, notamment par la manière
dont le scalde Stein Herdísarson accole l'idée
qu'Óláf est « fort capable de prouesse », et «
effraie les Anglais », à celle que « volontairement, il laisse
[ses terres] en paix »1. La capacité à la
violence côtoie l'inclination à la paix, comme si, tout «
calme » que soit Óláf, cette capacité ne devait
jamais quitter l'image du prince, ni la nature de son pouvoir.
Une anecdote impressionnante de l'Ynglinga saga, qui
nous permet également de revenir dans le domaine des enfances de
princes, renforce cette impression et met côte-à-côte, de
manière remarquable, l'obligation à la capacité de
violence, la cruauté, et le revers de la médaille qui accompagne
de telles dispositions :
Álf, le fils du roi Yngvar, et Ingjald, le fils du roi
Onund, organisèrent un jeu de jeunes garçons dans lequel chacun
devait commander son propre camp. Et lorsqu'ils jouèrent à ce jeu
l'un contre l'autre, Ingjald s'avéra plus faible qu'Álf, et en
fut si fâché qu'il pleura amèrement. Alors Gautvið, son
frère adoptif, vint à lui et le mena devant Svipdag l'Aveugle,
son père adoptif, et lui dit qu'il [Ingjald] avait le dessous parce
qu'il était plus faible qu'Álf, le fils du roi Yngvar et
n'était pas à sa hauteur. Alors Svipdag dit que c'était
une grande honte.
Le jour suivant, Svipdag fit découper le coeur d'un
loup et le fit griller sur une broche, puis le donna à Ingjald, le fils
du roi, pour qu'il le mange. Et à partir de ce moment il devint le plus
cruel et le plus mal disposé [grimmastur og verst
skaplundaður] des hommes. 2
Visions et jugements sur la violence
Justifier la violence
L'activité guerrière, la violence, la
cruauté - éléments non synonymes, mais souvent
concomitants - ne vont justement pas de soi dans la Heimskringla :
elles s'accompagnent de motifs et de justifications, dont l'étude est
essentielle à la réflexion sur les raisons de ces actions, mais
aussi à la définition, aussi approximative soit-elle, de leurs
limites.
Quiconque a jamais eu l'occasion de lire un passage d'une saga
dite islandaise ne sera pas étonné d'apprendre que la vengeance
est un motif fort présent dans la Heimskringla. En voici un
exemple criant, qui se déroule alors que les hommes de Magnús,
fils de Harald le Sévère, sont occupés à briser la
glace d'un lac pour dégager leurs navires :
Alors quelqu'un dit : « À présent vous
pouvez voir que, comme toujours, nul n'apporte une meilleure aide dans toute
chose nécessaire que Hall, le Tueur de Koðrán
[Koðránsbani]. Regardez comme il brise la glace. »
À présent, il y avait un homme sur le vaisseau
de Magnús qui s'appelait Þormóð Eindriðason, et
lorsqu'il entendit le nom de Hall, le Tueur de Koðrán, il courut sur
Hall et lui porta un coup mortel. Koðrán était fils de
Guðmund, fils d'Eyólf ; et Valgreð, la soeur de Guðmund,
était la mère de Jórunn, la mère de
Þormóð. Þormóð avait un an lorsque
Kóðran fut tué, et n'avait jamais vu Hall Ótryggson
auparavant.
[...] Hall avait été suivant du roi [Harald le
Sévère] et l'un de ses grands favoris, et le roi fut donc
extrêmement furieux. La journée était déjà
bien avancée lorsqu'il arriva au mouillage, et entre- temps
Magnús [son fils] avait aidé le tueur à s'échapper
dans les bois, et à présent offrit une compensation en son nom.
Mais le roi en vint presque aux coups avec Magnús et ses hommes avant
que des amis communs arrangent une réconciliation. 3
Suffisamment d'études ont été faites sur
la vengeance et la faide dans les sagas 4 pour que nous ne
1 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., p. 664 (OK ch.1).
2 Ibid, pp. 36-37 (Yngl. ch.34).
3 Ibid, pp. 638-639 (
HHarð. ch.72).
4 Je pense ici aux deux études classiques de WILLIAM IAN
MILLER, Bloodtaking and peacemaking, cit., et de JESSE L. BYOCK,
détaillons pas cet aspect qui, de toute manière,
est loin d'être aussi central dans la Heimskringla que dans une
saga telle que la saga de Njáll le Brûlé.
L'exemple que nous venons de citer met bien en lumière l'essentiel du
phénomène : le rôle des liens de parenté, celui des
relations avec les grands, le risque que, par ces deux liens, le conflit
s'étende, et la possibilité d'éviter cette extension par
la médiation et le paiement d'une compensation. La grande
différence entre les sagas dites islandaises et la Heimskringla
est sans doute l'absence, dans cette dernière, des batailles
légales qui font inextricablement pendant, dans les sagas dites
islandaises, aux combats physiques. Plus présente, par contre, que dans
les sagas dites islandaises est la propension d'une faide à
s'étendre verticalement, par les liens des personnes impliquées
avec des personnages plus hauts placés, comme, dans notre exemple, la
querelle entre Hall et la famille de Þormóð menace de causer
une dispute tout aussi grave entre le roi Harald le Sévère et son
fils Magnús - prenant ainsi le pas sur le lien de parenté entre
ces deux derniers personnages 1.
L'argumentaire légal est néanmoins
présent dans la Heimskringla, mais il est moins
détaillé que dans une saga dite islandaise ; il prend surtout la
forme de la référence, par un locuteur-acteur se proposant
d'utiliser la violence, à ses « droits », c'est-à-dire,
le plus souvent, à son héritage. Par exemple, Harald le
Doré (Gull-Haraldr), potentat danois et neveu du roi Harald de
Danemark qui « se considérait en droit de succéder [à
Harald] sur le trône du Danemark » 2, déclare au
jarl Hákon Sigurðarson : « Je compte soutenir ma
réclamation de telle manière que je n'hésiterai pas
à tuer le roi [Harald] de mes propres mains, si l'occasion s'en
présente, car il entend me refuser le pouvoir qui de droit est mien
» 3. Mais, en dehors de la défense de ce qui est
considéré comme sien, la « juste cause » peut
être fondée sur l'iniquité de l'ennemi : un fort bel
exemple, où les deux arguments se mêlent, nous en est donné
par le discours de Sigurð de Reyr, l'un des lieutenants de Hákon aux
Larges Épaules alors en lutte contre le roi Ingi, son oncle, qui
déclare :
« Le meilleur espoir que nous ayons pour [le
succès de] notre cause est que Dieu sait que nous avons le droit pour
nous. Ingi a déjà abattu ses deux frères, et nul n'est
assez aveugle pour ne pas savoir quelle compensation est réservée
au roi Hákon pour la mort de son père, c'est à savoir
d'être abattu comme ses autres parents [...].
Dès le début, Hákon n'a pas
demandé pour lui-même plus d'un tiers de la Norvège, comme
son père, et cela lui fut refusé. Mais à mon avis,
Hákon a plus de droits à l'héritage d'Eystein, son oncle,
qu'Ingi ou Símun Skálp ou les autres hommes qui ont tué le
roi Eystein. À nombre de personnes inquiètes pour le salut de
leur âme et qui auraient commis des crimes aussi monstrueux que ceux
d'Ingi, il semblerait outrecuidant de se dire rois devant Dieu ; et je
m'étonne que Dieu tolère son audace, et il se pourrait que Dieu
l'abatte par notre intermédiaire. » 4
Notons qu'un tel argumentaire est presque toujours
utilisé dans le cadre de ce que nous appellerions une « guerre
civile », ou plutôt, pour utiliser des qualificatifs plus
adéquats à la Heimskringla, lorsqu'il est question de se
rebeller 5 ou de lutter pour la succession 6 ; quoiqu'aucune
distinction explicite ne soit jamais faite dans la Heimskringla, aucun
appel au droit n'apparaît lorsqu'il s'agit de mener une expédition
contre une région lointaine. Par contre, ce registre peut jouer à
l'intérieur de la Scandinavie, plus particulièrement à
l'intérieur de ce qu'un souverain peut considérer comme sa
sphère d'influence, comme lorsque l'évêque Sigurð,
lui-même danois, met en avant dans son discours la
légitimité de Knút le Grand, roi de Danemark, à
régner sur la Norvège 7. Une autre
particularité fort intéressante est que ces discours sont faits
devant les troupes du locuteur-acteur, devant ceux qui le soutiennent, ou
devant un allié potentiel ; ils précèdent l'usage de la
violence, le justifient a priori et en
Feud in the Icelandic Saga, University of California
press, Berkeley ; London, 1982.
1 Voir également SNORRI STURLUSON, Heimskringla.
History of the Kings of Norway, cit., pp. 778-780 (
HHerð. ch.12).
2 Ibid, p. 142 (
HGráf. ch. 15).
3 Ibid, p. 150 (OT ch.10).
4 Ibid, pp. 773-774 (
HHerð. ch.8).
5 Ibid, p. 347 (OH ch.94) ; pp. 187 et 190 (OT ch.45 et
48).
6 Ibid, p. 357 (OH ch.100).
7 Ibid, pp. 505-506 (OH ch.218).
donnent le programme, au lieu de le justifier a
posteriori devant une assemblée, au cours d'un procès. La
distinction est bien sûr problématique car, la
Heimskringla étant un récit a posteriori, il
peut fort bien s'agir, en fait, de tentatives de la part de Snorri pour
justifier et expliquer les actions de ses personnages, conformément
à l'habitude des sagas de donner la parole aux diverses parties
impliquées 1. Cet aspect est sans doute présent. Mais
le cadre dans lequel ces discours sont rapportés - durant une lutte
intestine, et devant un public acquis ou favorable - me ferait dire que Snorri
leur donne aussi un lourd sens politique et social : ils soulignent d'une part
le problème que pose une guerre entre parents, entre alliés,
entre membres d'une même société, et d'autre part
l'impératif de la recherche de soutien, que nous avons vu à
travers la question de la mobilisation, cette dernière étant,
sans doute, d'autant plus problématique dans un contexte aussi ambigu et
générateur de divisions qu'une guerre de succession.
L'un des actes d'Eirík à la Hache Sanglante
fournit, à mon sens, un bon exemple de ce besoin de justification
d'autant plus pressant que la violence a lieu entre proches :
Eirík à la Hache Sanglante avait l'intention
d'en imposer à tous ses frères, et le roi Harald [à la
Belle Chevelure] y était favorable. Lui et Eirík furent ensemble
pendant longtemps. Rognvald Rettilbeini [frère d'Eirík]
était en possession du Haðaland. Il apprit la magie et devint un
sorcier. Le roi Harald n'aimait pas les sorciers. [Harald envoie alors à
un sorcier, Vitgeir, l'ordre de cesser de pratiquer la magie, mais celui-ci
répond qu'il le peut bien, puisque Rognvald, fils de Harald, le fait].
Mais lorsque le roi Harald entendit dire cela, Eirík à la Hache
Sanglante, avec son consentement, fit route jusqu'au fylki de
l'Uppland et au Haðaland. Il brûla son frère Rognvald dans sa
demeure, lui et quatre-vingts sorciers, et on loua grandement cet acte.
2
Certes, le roi Harald n'est pas le seul souverain à
faire la chasse aux sorciers - encore que cette entreprise soit moins centrale
chez lui, et lui corresponde moins, qu'elle ne l'est dans une saga de roi
évangélisateur, comme Óláf Tryggvason ou
Óláf le Gros. Et ce motif diffère de ceux que nous avons
étudiés précédemment, en ceci qu'il n'est pas
formulé au discours direct, mais suggéré par le narrateur,
Snorri, lui-même. Cependant, ce même Snorri fait
précéder cet épisode par cette observation, qui ouvre en
même temps le chapitre 34 : « Eirí k à la Hache
Sanglante avait l'intention d'en imposer à tous ses frères, et le
roi Harald [à la Belle Chevelure] y était favorable ». Il me
semble difficile de croire que cette observation est fortuite. Je pense
plutôt que Snorri fait ici montre de sa subtilité : d'un
côté, exterminer les sorciers - et du même coup, affirmer
l'autorité royale - est un acte qui n'est pas dépourvu de
légitimité ; d'un autre côté, ce motif, cette
légitimité, tombent à point nommé pour servir les
ambitions d'Eirí k, avec la bénédiction du roi Harald, et
pour justifier le meurtre d'un frère, acte loin d'être anodin. Il
est également un cas où Snorri, au sujet d'une même
opération, semble l'associer une fois à une opération de
défense 3, et une autre fois la qualifie d'expédition
de pillage 4. L'on peut certes penser à une distraction de la
part de Snorri, mais je n'exclurais pas, pour ma part, la possibilité
que cette confusion soit volontaire...
À l'opposé, semble-t-il, des motifs touchant
à la justice d'une cause, ou à l'iniquité d'un ennemi,
Snorri évoque souvent pour motif le gain de richesses et de terres,
notamment, ce qui ne nous surprendra point, au sujet d'expéditions
entreprises par de jeunes princes 5. De tels motifs ne sont en rien
étrangers aux rois en titre, cependant, et peuvent même être
évoqués par la poésie scaldique, ainsi au sujet de la
conquête du Gautland par le roi Harald à la Belle Chevelure :
Au sud de la mer, celui
qui-rassasie-les-corbeaux conquit terres et hommes liges,
combattant,
1 SVERRE H. BAGGE, Society and Politics in Snorri Sturluson's
Heimskringla, cit., p. 67.
2 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., pp. 89-90 (
HHárf. ch.34 ;
HHárf. ch.35 dans l'édition
de Finnur Jónsson).
3 Ibid, p. 85 (
HHárf. ch.32 ;
HHárf. ch.33 dans l'édition
de Finnur Jónsson).
4 Ibid, p. 88 (
HHárf. ch.33 ;
HHárf. ch.34 dans l'édition
de Finnur Jónsson).
5 Ibid, p. 103 (HG ch.10) ; p. 185 (OT ch.43).
aimé et protégé par les dieux ;
et le héros ancra,
vêtu de son heaume, dans la rivière
à côté des poteaux ses destriers-de-tilleul
ballottés par la tempête, à l'abri. 1
La question est alors de savoir s'il est possible de
réconcilier ces champs apparemment dissemblables : celui du droit, celui
du gain matériel, ou encore celui, qui semble apparaître dans
d'autres passages encore, de l'honneur personnel. Ainsi, menacé par le
roi de Dublin Margath Eachmargach, censé pourtant être son
allié, mais qui lui refuse sa part de butin et entend lui prendre ses
vaisseaux, Guðorm Ketilsson prend, selon Snorri, la décision
suivante : « Alors Guðorm choisit de mourir en homme courageux
[deyja með drengskap 2], ou de remporter la victoire,
plutôt que de souffrir la honte et le déshonneur, et l'accusation
de couardise, pour avoir perdu autant » 3. Il livre alors
bataille la veille de la Saint-Óláf, et « avec l'aide de
Dieu et de saint Óláf » - qui est aussi son oncle - il
remporte la victoire contre les forces supérieures en nombre du roi
Margath. Exemple remarquable, en ceci que, tout en comprenant cette phrase qui
ravirait celui qui veut voir en les Scandinaves un « peuple guerrier
», il la situe dans un contexte qui fait le lien avec les autres motifs
que nous avons évoqués : « mourir en homme », certes,
mais mourir aussi pour défendre son droit, ce droit portant sur des
vaisseaux et une partie d'une « importante quantité d'argent »
4. La même impression ressort de cette exhortation par
laquelle Ástrið, veuve d'Óláf le Gros, tente d'amener
les Suédois - qui avaient soutenu Óláf le Gros dans sa
tentative de reconquête de la Norvège - à soutenir à
présent Magnús, le fils d'Óláf :
« Présent ici avec nous est le fils du saint roi
Óláf, dont le nom est Magnús. Il compte à
présent faire route vers la Norvège pour recouvrer son
patrimoine. J'ai de grandes et bonnes raisons de le soutenir dans cette
entreprise, car il est mon beau-fils, comme tous le savent, Suédois
autant que Norvégiens. [...] Ainsi tous peuvent voir que je
n'épargnerai pour le soutenir aucune chose que je puisse lui fournir.
» Et elle continua à parler ainsi éloquemment et
longtemps.
Mais lorsqu'elle se tut, beaucoup répondirent en disant
que pour les Suédois qui avaient suivi le roi Óláf, son
père, jusqu'en Norvège, cela n'avait guère
été une expédition glorieuse [litla
tírarför 5] ; « et l'on ne peut guère
attendre un meilleur succès avec ce roi », dirent-ils. « Et
pour cette raison les hommes ne sont guère volontaires pour participer
à cette expédition. »
Astríð fit cette réponse : « Tous ceux
qui entendent être appelés hommes vaillants [hreystimenn]
ne s'arrêteront pas à de telles considérations. Cependant,
si quiconque a perdu un parent dans l'expédition du saint roi
Óláf, ou y a été lui-même blessé,
alors c'est montrer le courage d'un homme [drengskapur 6]
que de marcher à présent sur la Norvège et de venger cela
». 7
1 Ibid, pp. 72-73 (
HHárf. ch.16).
2 Le terme de drengr (dont drengskapr, qui
désigne l'état du drengr, le fait d'être un
drengr, est dérivé) est extrêmement complexe. R.
Cleasby et G. Vigfusson recensent les sens suivants : I. (à l'origine,
probablement) rocher ou pilier ; II. un jeune homme ; III. (sens usuel) un
homme brave, vaillant, de valeur ; cf. RICHARD CLEASBY; GUDBRAND
VIGFÚSSON, An Icelandic-English dictionary, cit., p. 105. R.
Boyer a discuté le sens de ce terme et tenu à souligner qu'il
n'est pas fondamentalement martial, notant que « il pourra arriver que
l'on fasse du Christ le type même du drengr goðr [donc du
« bon drengr »] » : RÉGIS BOYER, Les Vikings
: histoire et civilisation, Perrin, Paris, 2004, p. 98. Observation
importante mais qui, à mon sens, n'épuise pas la question :
n'a-t-on pas également fait du Christ le modèle du chevalier ?
3 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., pp. 618-619 (
HHarð. ch.55).
4 Corrélation également relevée par S.
Bagge : « Cela semble être généralement le cas chez
Snorri : l'honneur entre en relation avec d'autres intérêts,
notamment matériels. » SVERRE H. BAGGE, Society and Politics in
Snorri Sturluson's Heimskringla, cit., p. 165.
5 Tírarför est composé à
partir de tirr, « gloire, renom », et de ferð,
« voyage ». Cf. RICHARD CLEASBY; GUDBRAND VIGFÚSSON, An
Icelandic-English dictionary, cit., p. 634.
6 Ici, les paroles d'Ástrith ne laissent guère
douter qu'elle entend que la drengskapr sera montrée, le cas
échéant, par l'usage des armes, même s'il s'agit
globalement de soutenir Magnús par tous les moyens, comme
elle-même se le propose de le faire - et Magnús accède
d'ailleurs au trône sans avoir à livrer bataille.
7 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., p. 539 (MG ch.1).
En fait, plutôt que par l'existence de registres
nettement distincts et opposés, il semble que la question se doive
résoudre de la même manière que celle de l'existence ou non
d'un idéal guerrier : il existe bel et bien plusieurs registres de
justification et d'explication de la violence, qui peuvent être
utilisés pour fonder ce qui apparaît souvent comme un programme ;
mais ces registres ne sont pas sans liens entre eux, ils peuvent être
combinés - toujours le jeu de Meccano - et maniés selon la
situation. Cette maniabilité, et son utilité, sont bien
démontrées par ce cas, que nous avons déjà
rencontré, d'une expédition de lutte contre des vikings qui se
fait également expédition de pillage, expédition viking
donc 1. Tel est également le cas d'un registre que nous avons
déjà entrevu, le registre religieux - chasse aux sorciers,
conversion d'une région, croisade - qui se combine admirablement, dans
le récit de Snorri, avec d'autres motifs, qui sont en même temps
des objectifs : affirmation de l'autorité royale, gain de prestige,
élimination d'un adversaire 2... L'exemple suivant,
ajouté aux cas que nous avons déjà étudiés,
le suggère bien :
Le roi Níkolás [Sveinsson de Danemark] envoya
des messagers au roi Sigurð le Croisé, lui demandant de le soutenir
avec des troupes et toute la force de son royaume, et de faire route avec le
roi Níkolás vers l'est, le long des côtes de la
Suède, jusqu'au Smáland, afin d'en convertir les habitants. [...]
Le roi Sigurð promit de venir, et les rois s'accordèrent sur une
rencontre dans le détroit d'Eyrar.
Alors le roi Sigurð fit faire une levée de tous les
hommes de toute la Norvège, les appelant à l'armée et aux
vaisseaux [bauð Sigurður konungur almenningi út af
öllum Noregi, bæði að liði og að skipum]. Et
lorsque cette force fut assemblée il eut trois centaines
complètes [360] de vaisseaux. Le roi Níkolás vint au lieu
du rendez-vous très en avance, et attendit là pendant longtemps.
Alors les Danois commencèrent à grommeler et à se
plaindre, disant que les Norvégiens ne viendraient probablement pas, et
se dispersèrent ensuite. Le roi et la flotte entière s'en
allèrent. Plus tard, le roi Sigurð arriva pourtant, et fut
mécontent. Ils firent voile vers l'est jusqu'à Simrarós et
y tinrent conseil. Le roi Sigurð dit que le roi Níkolás
n'avait pas tenu sa parole, et ils décidèrent de faire quelque
pillage en son pays en réponse à cela.
Ils s'emparèrent du village de Tumaðorp [en Scanie
occidentale 3] qui se trouve à proximité de Lund, puis
firent voile vers l'est, jusqu'à la ville marchande qui est
appelée Kalmar. Ils pillèrent là et également dans
le fylki de Smáland, réquisitionnant des contributions
en nourriture, d'un montant de quinze cents [1800] têtes de bétail
; et les habitants du Smáland acceptèrent le christianisme.
Alors le roi Sigurð prit avec son armée le chemin
du retour et arriva dans son royaume avec du butin et des biens nombreux et
précieux qu'il s'était gagnés au cours de cette
expédition. [...] Ce fut la seule expédition guerrière
entreprise par Sigurð pendant son règne. 4
L'on notera l'aisance et la rapidité avec lesquelles,
dans le récit de Snorri, le roi Sigurð ajoute à une
entreprise de croisade celle d'un pillage sur les terres d'un ex-allié
pour le punir d'un manquement à sa parole ; et, dans le domaine des
résultats, la manière dont conversion et butin se combinent. La
guerre, la violence, n'apparaissent jamais dans la Heimskringla comme
fin en soi ; de leur mise en branle à leur résultat, ce sont
d'autres motifs qui les animent et leur donnent sens - du moins dans le
récit qu'en fait Snorri. Reste cependant à savoir si,
derrière ces divers motifs qui se combinent au gré des
circonstances, il y a ou non une loi générale qui apporterait aux
entreprises guerrières ce que l'on pourrait appeler un
méta-motif.
Spectatrices et spectateurs
La réponse à cette question peut être
décelée de manière intéressante, me semble-t-il, en
étudiant le rôle des femmes dans la Heimskringla, ou
plutôt l'un des rôles des femmes. Elles sont peu
évoquées
1 Ibid, p. 77 (Hhárf. ch.22) ; cf.
également p. 102 (HG ch.8).
2 Voir à ce sujet SVERRE H. BAGGE, Society and
Politics in Snorri Sturluson's Heimskringla, cit., p. 105 ff.
3 Tumathorp, ainsi que Lund et Kalmar, sont donc situées
en ce qui est aujourd'hui la Suède, mais sont à ce moment (1123)
sous contrôle danois, la Scanie n'étant rattachée à
la Suède que progressivement, aux XVIe et XVIIe
siècles.
4 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., pp. 705-706 (Msyn. ch.24).
par Snorri, mais, lorsque c'est le cas, leur rôle
concerne souvent les activités guerrières, de près ou de
loin. Elles ont, par exemple, un rôle diplomatique notable, sur lequel
nous aurons l'occasion de revenir ; mais la Heimskringla comporte
également plusieurs exemples de femmes luttant pour recouvrer ce
qu'elles perçoivent comme l'héritage de leur descendance, comme
nous venons de le voir avec Ástrið, mère de Magnús le
Bon 1, et comme le démontrent également fort bien
Gunnhild, épouse d'Eirí k à la Hache Sanglante, ou
Ásta, mère d'Óláf le Gros. En ce sens, nous
pourrions dire que certaines femmes apparaissent comme des « chefs de
guerre » - indirectement certes, et de manière toute autre qu'un
prince, car alors leur rôle n'est pas du tout mis en avant, mis en
scène, comme l'est celui d'un homme. Ces femmes sont cependant
incontestablement actrices dans la Heimskringla 2.
Elles y ont également un rôle de spectatrices,
qui est évoqué dans certaines strophes de poésie scaldique
; ainsi de celle-ci, composée par Hárek de Þjótta
alors que, faisant partie de la flotte d'Óláf le Gros, mais
étant secrètement ami de son ennemi Knút le Grand, roi de
Danemark, il traverse avec son vaisseau la flotte danoise sans être
inquiété :
Les dames de Lund ne
riront pas ni ne penseront que je n'ose -
ni les demoiselles danoises ne se moqueront
de moi - nous voguons autour de cette île ! -
naviguer vers le large, et
rechercher ma demeure, cet automne, au-delà
des lieues du plat pays de Fróði [la mer]
naviguant, dans les terres du nord. 3
Certes, la guerre n'est pas la seule chose en jeu ici, car
pour « rechercher sa demeure », Hárek doit tout autant
traverser « les lieues du plat pays de Fróði » que la
flotte danoise, ce dernier obstacle ne présentant guère de
difficultés, comme je l'ai dit. Mais il est bien question de courage, et
d'oser, de même que dans la strophe qui suit, composée par un
certain Jokul à qui échoit, par tirage au sort, le
Bison, navire d'Óláf le Gros, suite à la capture
de la flotte de ce dernier par le jarl Hákon Eiríksson
:
Je ne suis pas réticent, quoique ce soit le sort du tirage
- guère les femmes ne m'entendront
gémir - le robuste destrier des mers je,
malgré les tempêtes qui s'annoncent, gouvernerai,
qu'Óláf possédait, lui que
tous appellaient le Gros, et qui
lui-même cet été
connut la défaite, bonnes dames. 4
Comme le remarque en note Lee M. Hollander, le courage de
Jokul tient aussi à ce que « quelque chose de l'esprit du
précédent propriétaire légitime était
censé résider dans tout bien chéri par lui, et prendre sa
revanche sur le propriétaire illégitime » - d'où les
« tempêtes qui s'annoncent ». Mais les conséquences de
cette appropriation n'ont en fait rien de surnaturel : capturé «
bien plus tard » par Óláf le Gros, Jokul est condamné
à mort et reçoit une grave blessure à la tête, qui
cause son décès ; mais avant de mourir, il déclame une
nouvelle strophe, dont voici la fin :
Meurtri d'une blessure mortelle, cependant
je me comporterai avec courage [við þrek venjast
5].
Sa colère sur moi déchaîne le
1 Ibid, pp. 538-539 (MG ch.1).
2 Pour une discussion plus détaillée et
nuancée de cet aspect, cf. SVERRE H. BAGGE, Society and Politics in
Snorri Sturluson's Heimskringla, cit., pp. 116-117 et p. 168.
3 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., p. 449 (OH ch.158).
4 Ibid, p. 477 (OH ch.182).
5 Þrekr désigne « la vigueur, la
force, le courage, la ténacité » ; RICHARD CLEASBY; GUDBRAND
VIGFÚSSON, An Icelandic-English dictionary, cit., p. 744.
souverain vêtu d'un heaume de la Norvège.
6
La Heimskringla comporte plusieurs exemples où
les femmes se moquent, et ces exemples ont toujours un rapport plus ou moins
direct avec l'activité guerrière. Nous avons déjà
vu comment, par son refus dédaigneux, Gyða, convoitée par
Harald à la Belle Chevelure, est censée avoir
déclenché la campagne de ce dernier pour unifier la
Norvège sous son règne 2. Voici un autre exemple de
rire féminin, qui a des conséquences graves pour ses auteurs ; la
scène se déroule au cours d'une expédition contre le
Danemark entreprise par Harald le Sévère :
Puis ils incendièrent la ferme de Þorkell Geysa.
C'était un grand chef. Alors ses filles furent conduites,
attachées, jusqu'aux navires. L'hiver précédent, elles
s'étaient beaucoup moquées de l'intention du roi Harald de faire
voile jusqu'au Danemark avec sa flotte. Elles avaient façonné des
ancres en fromage, et dit que de telles ancres pourraient bien être
capables de retenir les navires du roi de Norvège. Alors cette strophe
fut déclamée :
Firent les demoiselles danoises -
grandement cela fâcha Harald -
des ancres et autres
amarres en mou fromage de petit-lait.
Ce matin, cependant, les demoiselles voient
nombreux - point sujet de rire
ce n'est ! - de durs liens de fer
tenir les navires du souverain.
L'on raconte que l'homme de vigie qui avait aperçu la
flotte du roi Harald dit aux filles de Þorkell Geysa : « Vous,
filles de Geysa, aviez dit qu'Harald ne viendrait pas au Danemark ».
Dótta répondit : « Cela, c'était hier
».
Þorkell racheta ses filles pour une immense somme d'argent.
3
Certes, en termes d'occurrences, de tels épisodes sont
loin d'être majoritaires dans la Heimskringla. Nous pourrions
même leur opposer un exemple où la figure de la femme sert de
repoussoir à celle du guerrier : il est dit du roi Harald à la
Belle Chevelure, dans une strophe scaldique, que « Même à
moitié adulte, déjà il haïssait / le confort
auprès du feu, / la chaude pièce des femmes, / et les gros gants
doublés » 4. Mais l'exemple est isolé, et plus
globalement, l'existence d'une opposition, dans la culture scandinave
altimédiévale, entre un idéal viril et un idéal
féminin irréconciliables est problématique. 5
Ce passage serait surtout, en fait, à rattacher au motif du
kolbítr, le jeune homme incapable et casanier 6.
Nous pouvons donc nous interroger sur la raison de cette
importance accordée au rire des femmes.
6 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., p. 477 (OH ch.182).
2 Ibid, p. 61 (
HHárf. ch.3).
3 Ibid, pp. 601-602 (
HHarð. ch.32).
4 Ibid, p. 72 (
HHárf. ch.15).
5 L'on peut notamment consulter à ce sujet CAROL J.
CLOVER, «Regardless of Sex: Men, Women, and Power in Early Northern
Europe», Speculum, vol. 68, 2, 1993, qui défend la
thèse d'une barrière finalement poreuse entre les genres,
remarquant notamment que des femmes peuvent être qualifiées de
drengr. La Heimskringla comporte un exemple extrêmement
intéressant, lui aussi isolé, de femme à laquelle l'on
attribue une vertu d'homme : lorsque Kristín, fille de Sigurð le
Croisé et femme d'Erling Skakki, aide
Grégóríús à échapper à ses
ennemis, son mari étant absent, Grégóríús
lui déclare qu'elle s'est comportée stórmannlega,
c'est-à-dire littéralement : « comme un grand homme » ;
cf. RICHARD CLEASBY; GUDBRAND VIGFÚSSON, An Icelandic-English
dictionary, cit., pp. 596 et pp. 407-408. Ce que l'on pourrait traduire
par « de manière munificente », mais le mot
stórmannligr comprend bien maðr, qui, comme «
homme » en français, peut aussi bien avoir un sens
général (« habitants, humanité ») qu'un sens
touchant à la virilité, comme par exemple dans le composé
manns-mót (littéralement : « marque d'un homme
» : comportement d'homme virilité) ou dans une expression telle que
hreystimenn, « hommes vaillants », que nous avons
déjà rencontrée. Aussi la traduction de Lee M. Hollander :
« lui disant qu'elle s'était comportée comme il convenait
à une grande dame », me semble-t-elle problématique : SNORRI
STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of Norway, cit., pp.
763-7 64 (Ingi ch.29).
6 Cf. RÉGIS BOYER, «Du "kolbítr" au
héros : enfances romanesques dans les sagas islandaises»,
PRIS-MA, vol. XII, 23, 1996.
Nous inspirant des sagas dites islandaises, nous pouvons
penser au rôle des femmes comme gardiennes de l'honneur familial et
élément moteur des faides entre familles1. Cet aspect
est incontestablement présent dans la Heimskringla :
Sigríð, femme de Sigurð Þórisson, en offre un fort
bel exemple lorsqu'elle exige de son beau-frère, Þórir le
Chien, qu'il venge le meurtre de son fils Ásbjorn en tuant le suzerain
du meurtrier - à savoir Óláf le Gros lui-même
2. Néanmoins, cet aspect est moins central dans la
Heimskringla qu'il peut l'être dans une saga dite islandaise ;
les cas dans lesquels nous avons vu intervenir le rire des femmes n'ont rien
à voir avec les vengeances familiales, et, lorsque dans la
Heimskringla des femmes agissent pour ce dernier motif, leurs actions
n'ont rien à voir avec la moquerie 3.
Pourquoi, alors, accorde-t-on de l'importance au jugement des
femmes quant au courage en général et aux activités
guerrières en particulier, alors qu'elles n'y prennent pas part
directement ? La Heimskringla n'en offre pas de motif explicite. Je
suis donc tenté de reprendre l'épisode de la réponse de
Gyða aux messagers d'Harald à la Belle Chevelure 4, dont
le mécanisme semble se rapprocher, comme je l'ai déjà fait
remarquer, de celui de l'amour courtois 5, avec cette exigence de la
part de la dame : exigence de pouvoir, de prestige, d'ambition, comme Gyða
le dit elle-même, de prouesse également ; exigence qui n'est
certes pas de nature guerrière en soi, mais qui amène
immédiatement, comme nous l'avons vu, des actes de guerre. C'est donc
par son bras et son épée - et ceux de ses hommes - que Harald
conquiert Gyða, à l'image d'un héros de roman courtois ;
à ceci près que Harald est un roi, qui guerroie en tant que tel,
encore qu'il ne manque pas d'accomplir des exploits personnels ici et
là. Il est cependant tentant, au vu de cette similitude partielle, de
reprendre l'explication proposée par D. Barthélémy au
rôle des femmes comme demandeuses de prouesse dans les chansons de geste
: « En pratique, n'est-ce pas surtout le prince qui veut avoir des
chevaliers performants ? Pour être belle, la fiction prête cette
exigence aux jeunes femmes surtout, qu'il leur remet en récompense
» 6 . Thèse détaillée plus loin : « la dame doit
paraître souhaiter elle-même ce que la société des
chevaliers, roi en tête, veut qu'elle souhaite » 7. Bien
sûr, la transposition de ces idées à la
Heimskringla demande une certaine adaptation ; la
société dont il s'agit ici n'est pas une société de
chevaliers, mais une société aristocratique - c'est du moins la
perspective présentée par la Heimskringla - au sein de
laquelle l'habileté et la prouesse guerrières sont, comme nous
l'avons vu, des éléments qui peuvent permettre de se mettre en
avant, dans une recherche générale et perpétuelle de
prestige et de primauté. Dans ce contexte, le rôle du roi est,
à mon sens, moins déterminant qu'il ne peut l'être dans le
contexte des chansons de geste : comme nous l'avons suffisamment dit, et comme
l'exemple même du défi de Gyða le montre, les rois
eux-mêmes n'échappent pas à la pression, à
l'exigence d'une démonstration de leur pouvoir et de leurs
capacités.
Comment expliquer, cependant, cette pression subie par tous
les membres de cette société aristocratique ? Car c'est une chose
que de lutter, avec une concurrence plus ou moins acharnée, pour la
place, ou les places, d'honneur, ce qui cause ce que l'on pourrait appeler une
pression objective - beaucoup de candidats, peu de places ; c'est une autre
chose que de postuler l'existence d'une pression en quelque sorte subjective,
par laquelle tous exigeraient que leurs concurrents potentiels soient, pour
reprendre le mot de D. Barthélémy, performants. La
présence simultanée de ces deux types de pression peut même
sembler contradictoire. Mais elle se peut expliquer cependant, et de diverses
manières. Tout d'abord par l'idée d'un contrôle social par
le bas de la part de ceux qui, dans cette compétition aristocratique,
savent qu'ils ne pourront tout de même pas accéder au plus haut
rang,
1 Là encore, la saga de Njáll le
Brûlé en offre un excellent exemple.
2 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., pp. 392-393 (OH ch.123).
3 Ibid, p. 22 (Yngl. ch.19).
4 Ibid, p. 61 (
HHárf. ch.3).
5 À noter que, comme le remarque S. Bagge, cette «
légende romantique » est une « histoire traditionnelle, et
n'est pas inventée par Snorri. » SVERRE H. BAGGE, Society and
Politics in Snorri Sturluson's Heimskringla, cit., p. 87.
6 DOMINIQUE BARTHÉLEMY, La chevalerie : De la Germanie
antique à la France du XIIe siècle, Fayard, Paris, 2007, p.
412.
7 Ibid, p. 429.
celui de roi, ni devenir, à l'image d'un Erling
Skjálgsson, un prince de facto indépendant ou presque
1, mais devront entrer dans la clientèle d'un autre grand,
celui du souverain, de préférence. Forcés ainsi de se
soumettre, en partie du moins, il est assez logique que ces aristocrates, ces
lendir menn et hirðsmenn 2, tout en continuant
à vouloir paraître « l'homme le plus exceptionnel »,
exigent de celui qui est devenu leur patron qu'il soit justement à une
hauteur suffisamment grande pour dominer même les « hommes les plus
exceptionnels » du pays. Ainsi, à ceux qui décrient
l'entrée dans la clientèle d'un prince, celui qui a adopté
une telle stratégie peut répliquer qu'elle n'a rien de
déshonorable, bien au contraire 3. Mais pour cela, il faut
sans doute que, comme le dit Gyða, le prince en question règne sur
plus « de quelques fylki ». Gyða serait ainsi l'image
idéalisée et indirecte du hirðsmaðr. Elle peut
aussi représenter, plus directement, un semblable « contrôle
par le bas », cette fois par les femmes, qui menacent de leur rire les
hommes incapables de se placer suffisamment haut pour les dominer vraiment -
phénomène présent, par exemple, chez les anciens Germains
tels que décrits par Tacite 4. Cette possible analogie
offrirait une explication supplémentaire au fait a priori
étonnant, comme le note S. Bagge, que Snorri n'ait pas
retranché ici les éléments d'apparence légendaire,
comme il a pu le faire ailleurs dans la Heimskringla 5.
Mais, pour revenir plus près de notre sujet, l'on peut
également expliquer cette pression subjective de manière
stratégique. Il y a assurément compétition entre les
grands dans la Heimskringla, simultanément symbolique et
concrète - si ces mots signifient quelque chose. Mais dans les conflits
« concrets », tout comme d'ailleurs dans les rivalités «
symboliques », l'on n'est jamais seul - ou, si on l'est, c'est que l'on
est vaincu. Chacun a autour de lui un réseau : de parents, de clients,
de patrons, d'alliés par mariage, ou encore d'alliés de
circonstance. Les femmes étant l'un des principaux moyens de conclure
une alliance 6, il suffirait de changer quelques mots de la phrase
de D. Barthélémy pour décrire le mécanisme qui sans
doute joue ici : en pratique, est-ce que ce ne sont pas surtout les grands qui
veulent avoir des alliés performants ? Pour être belle, la fiction
prête cette exigence aux jeunes femmes surtout, qu'ils leur remettent en
gage d'alliance, et parfois en récompense.
Bien sûr, dans les exigences liées à une
alliance, il y a - comme dans celle de Gyða - d'autres choses que la seule
capacité à la violence ; mais cette exigence est présente.
C'est peut-être une femme, là encore, qui l'exprime le mieux ;
seulement, il ne s'agit plus d'une demoiselle rieuse, mais de la mère du
jeune roi Ingi. Elle réagit ainsi au meurtre de Sigurð
Skrúðhyrna, l'un des hirðsmenn du roi Ingi, par deux
hommes du frère de ce dernier, le roi Sigurð : « elle alla tout
droit trouver le roi Ingi et lui dit qu'il serait longtemps tenu pour un petit
roi, s'il ne réagissait pas même lorsque ses
hirðsmenn étaient tués, l'un après l'autre,
comme des porcs. Le roi fut furieux de ses reproches ; et tandis qu'ils se
querellaient, Grégóríús entra, portant son heaume
et sa cotte de mailles. Il demanda au roi de ne pas se fâcher, ajoutant
qu'elle disait la vérité. » 7 On le voit, l'exigence de
capacité à la violence, et d'actes
1 Voir la description que fait Óláf le Gros du
pouvoir d'Erling : SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., p. 376 (OH ch.116), et l'évidente capacité
d'Erling à en remontrer à Óláf le Gros, à
l'occasion.
2 Un hirðsmaðr, « homme de la hirð
», est simplement un membre de la hirð d'un grand -
voir, dans le lexique, le mot hirð.
3 Un exemple quelque peu particulier nous en est donné
par un émissaire du roi Knút le Puissant, qui tente de convaincre
Bjorn le Maréchal de se joindre à Knút, alors même
que son précédent suzerain, Óláf le Gros, a fui le
pays : « les hommes comme toi sont faits pour servir les rois ». Il
est vrai que l'émissaire accompagne cette observation d'une forte somme
d'argent, tandis que l'alternative qu'il offre à Bjorn n'est
guère plaisante : fuir le pays, comme son précédent
maître ; Ibid, pp. 480-481 (OH ch.185). L'on peut
également se référer au débat parmi les trois
frères Árnason, Þorberg, Kálf et Finn, pour
décider s'ils doivent ou non prêter serment d'allégeance
à Óláf le Gros ; Ibid, p. 419 (OH ch.138).
4 DOMINIQUE BARTHÉLEMY, La chevalerie, cit., p.
409.
5 SVERRE H. BAGGE, Society and Politics in Snorri Sturluson's
Heimskringla, cit., p. 87.
6 Ce qui est bien exprimé par ces vers au sujet du
mariage entre Harald le Sévère et la fille du roi Jarizleif de
Hólmgarð : « Parenté il acquit, le roi / au regard
perçant, qu'il avait désirée, / de l'or en abondance comme
récompense / il reçut, et aussi la princesse. » SNORRI
STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of Norway, cit., p. 590 (
HHarð. ch.17).
7 Ibid, pp. 761-762 (Ingi ch.27).
violents si nécessaire, est aussi formulée par
les hommes eux-mêmes. Ici, nous pouvons faire un lien avec ces
idées d'honneur, de « mourir en homme courageux »
1, que nous avons vues précédemment : elles
apparaissent parfois dans les discours, et il est alors clair que de tels
concepts traduisent, sans doute, certaines valeurs partagées, et servent
à encourager, mais aussi à assurer la cohésion d'un
groupe, à empêcher les parties qui le constituent de fuir - risque
toujours présent, nous l'avons vu - en suggérant, en creux, que
qui ne se bat pas sera méprisé. Ainsi, Sigurð de Reyr, dans
cette exhortation aux troupes du roi Hákon que nous avons
déjà rencontrée, déclare, avant que de faire appel
aux registres du droit et de la religion : « le fait est, comme tous l'ont
entendu dire, que très souvent nous nous en sommes mal tirés dans
nos rencontres avec eux [vér höfum mjög oft
svaðilförum farið fyrir þeim]. Néanmoins, il
convient que nous leur fassions face de la manière la plus digne
d'hommes [mannlegast] et que nous tenions bon ; car c'est la seule
façon pour nous d'être victorieux. » 2
Rejeter la violence
Ce que nous venons de voir ne doit cependant pas laisser
croire que, dans la Heimskringla, la pratique de la violence va de soi
et qu'elle est universellement acceptée et réclamée. Le
portrait d'Óláf le Gros comme roi-brigand par
l'évêque Sigurð, que nous avons déjà
évoqué, doit déjà nous en faire douter. Le voici
dans son intégralité :
« Une grande multitude est maintenant assemblée
ici, si grande qu'il n'y a guère de chances de jamais voir une plus
grande troupe d'hommes nés ici, dans ce pauvre pays. Et cette grande
troupe devrait vous [le « conseil » auquel Sigurð s'adresse]
soutenir fermement. Il y en aura suffisamment besoin, si cet Óláf
persiste à vouloir vous affronter. Déjà dans sa jeunesse,
il s'habitua à voler et tuer des hommes, et en faisant ainsi voyagea
loin et longtemps. Puis, finalement, il se tourna vers ce pays et
commença par s'attirer l'inimitié des meilleurs et plus puissants
des hommes, [dont] le roi Knút [le Grand], que tous sont par devoir
tenus de servir. Il prit possession de ce pays qui lui est tributaire, et se
comporta de même avec Óláf de Suède ; et il chassa
le jarl Svein et le jarl Hákon de leurs
propriétés patrimoniales. Mais le traitement le plus cruel fut
celui que reçut sa propre parenté, lorsqu'il chassa tous les rois
des provinces de l'Uppland ; quoique cela était sans doute
justifié dans une certaine mesure, puisqu'ils avaient auparavant
renoncé à leur fidélité envers le roi Knút
et abandonné leur allégeance envers lui, tout en soutenant cet
Óláf dans tous ses mauvais desseins. Après quoi leur
amitié prit fin, comme l'on pouvait s'y attendre. Il les mutila, et
s'appropria leurs terres, et détruit ainsi toutes les races
princières du pays. Et vous savez probablement comment, par la suite, il
traita les lendir menn : les plus éminents furent tués,
tandis que beaucoup devaient fuir le pays à cause de lui. De plus, il
alla partout, jusqu'aux recoins de ce pays, avec des hordes de brigands,
incendia la campagne, et tua et vola les habitants. Qui, en
vérité, parmi les hommes de marque présents ici, n'a pas
une vengeance à tirer de lui pour les grandes pertes qu'il lui a
infligées ? À présent, il vient avec une armée
d'étrangers, dont beaucoup sont des gens de la forêt, des bandits
de grand chemin, ou autres brigands. Pensez-vous qu'il sera enclin à
vous bien traiter à présent, alors qu'il vient avec cette
racaille, tandis que [auparavant] il a commis de telles
déprédations alors que tous ceux qui l'accompagnaient le lui
déconseillaient ? Je considère qu'il est sage de vous souvenir
des mots du roi Knút, de ce qu'il vous a conseillé de faire si
Óláf tentait de reconquérir le pays, de comment vous
devriez maintenir la liberté que le roi Knút vous a promise : il
vous a demandé de résister et de chasser de telles bandes de
brigands. À présent, il est temps pour vous de leur tenir
tête et d'abattre les mécréants pour l'aigle et le loup
[afin qu'ils s'en nourrissent], laissant chaque homme là où il
est tué, à moins que vous préfériez traîner
leurs corps dans les bois ou les amas de cailloux. Que nul ne soit assez hardi
pour les amener dans les églises, car ils ne sont qu'un ramassis de
vikings et de malfaiteurs. » 3
Il apparaît immédiatement que ce n'est pas la
violence en général qui est rejetée et condamnée,
mais celle de l'autre, dépeinte comme monstrueuse, tandis qu'est
simultanément justifiée la violence que l'on
1 Ibid, pp. 618-619 (
HHarð. ch.55).
2 Ibid, p. 773 (
HHerð. ch.8).
3 Ibid, p. 505 (OH ch.218).
va faire subir à l'autre, et qui est pourtant
extrême - allant jusqu'à refuser une sépulture aux
cadavres. De telles ambivalences ne quittent jamais la Heimskringla,
comme, là encore, ce que nous avons dit précédemment sur
l'idéal de paix l'avait suggéré. Fondamentalement, elles
se résument, à mon sens, à ceci : la violence est
promptement proposée et couramment utilisée dans tout conflit
1, et cependant elle reste lourde de sens, elle ne se banalise pas
pleinement, ni lorsqu'elle est proposée, ni surtout lorsqu'elle est,
d'une manière ou d'une autre, condamnée. Voici un autre
récit qui, je pense, en donnera un exemple éclatant ; il fait en
quelque sorte pendant au discours de l'évêque Sigurð, car il a
lieu après la bataille de Stiklestad, et a pour acteurs le roi
Magnús le Bon, fils d'Óláf le Gros, le vaincu de
Stiklestad, et Kálf Árnason, l'un des principaux opposants
à Óláf, qui faisait partie de ses adversaires lors de la
bataille, mais qui, ensuite, a participé à un retournement des
principaux lendir menn en faveur de Magnús, qui est ainsi
amené au pouvoir. Malgré cette nouvelle alliance entre le fils du
vaincu et les vainqueurs, la mémoire de la bataille est encore vivace
:
Peu de temps après, le roi Magnús se trouvait
à un banquet à Haug, dans le Veradalr. [...] À cette
époque, les choses avaient évolué de telle sorte que le
roi se comportait froidement avec Kálf et honorait Einar
[Þambarskelfir] le plus. Le roi dit à Einar : « Nous irons,
tous les deux, à Stiklestad aujourd'hui. Je veux voir les vestiges de ce
qui s'y passa. »
Einar répondit : « Ce n'est pas moi qui peux te le
raconter. Que Kálf, ton père adoptif, aille avec toi. Il sera
capable de te dire ce qui s'est passé là-bas. »
Ensuite, une fois les tables enlevées, le roi se
prépara à partir. Il dit à Kálf : « Je
désire que tu ailles avec moi à Stiklestad. » Kálf
répondit qu'il n'y était pas obligé. Alors le roi se leva
et dit d'un ton où pointait la colère : « Tu iras,
Kálf ! ». Alors il quitta la salle.
Kálf s'habilla rapidement et dit à son serviteur :
« Tu vas aller à Egg et dire à mes huskarlar
d'apporter tous mes biens à bord du navire avant le coucher du
soleil. »
Le roi chevaucha jusqu'à Stiklestad, et Kálf avec
lui. Ils mirent pied à terre et allèrent au lieu où
la bataille avait été livrée. Alors le roi
dit à Kálf : « Où est l'endroit auquel tomba le roi ?
»
Kálf répondit, montrant l'endroit avec la hampe de
sa lance. « Ici il était lorsqu'il tomba », dit-il. Le roi dit
: « Et où étais-tu alors, Kálf ? »
Il répondit : « Ici, où je me tiens à
présent. »
Le roi dit, et son visage était rouge sang : « En ce
cas, ta hache a pu l'atteindre. »
Kálf répondit : « Ma hache ne l'atteignit pas.
» 2
Après cet échange dramatique, Kálf,
sentant bien le vent tourner, fuit la Norvège, tandis que Magnús
« infligea de dures punitions à ceux qui avaient combattu contre le
roi Óláf dans cette bataille. Il en exila certains, à
certains il prit de grandes sommes d'argent, et pour d'autres encore, il fit
abattre leur bétail » 3. Ces actions brisent le
consensus par lequel les vainqueurs de Stiklestad avaient amené
Magnús au pouvoir, et la rébellion menace d'éclater dans
certaines parties du pays, de telle sorte que « les amis du roi »
choisissent Sigvat le scalde, l'un des principaux fidèles
d'Óláf le Gros, pour prévenir Magnús du danger
qu'il court à procéder ainsi. Sigvat s'acquitte de sa tâche
par un poème, les Bersoglivísur, qui exhorte
Magnús à respecter les lois et à maintenir la paix
4. Snorri affirme alors que Magnús, écoutant ces
conseils et consultant « les plus sages des hommes », établit
un recueil de lois dit Grágás (« oie grise »).
Intéressante suite de réactions et de contre-réactions
à la violence, pour en arriver enfin au rétablissement d'une
certaine stabilité... Il n'empêche qu'entre-temps, Magnús
le Bon a pu venger Stiklestad. Et de son côté, Einar
Þambarskelfir, qui n'avait pas, lui, participé à la
bataille de Stiklestad, semble avoir fort bien manoeuvré pour
éliminer, grâce au sang de saint Óláf, son
concurrent, Kálf.
Pourquoi cet affrontement de passions - et de stratégies
- autour des actes de violence ? Chez les boendr, qui
déclarent que « il [Magnús] risque bien de connaître
le même sort que son père et d'autres chefs, que nous avons
tués lorsque nous nous sommes lassés de leurs excès et de
leur irrespect des
1 SVERRE H. BAGGE, Society and Politics in Snorri Sturluson's
Heimskringla, cit., p. 92.
2 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., pp. 550-551 (MG ch.14).
3 Ibid, p. 552 (MG ch.15).
4 Ibid, pp. 552-554 (MG ch.16).
lois », l'on retrouve l'argument légal, joint
intimement à la perspective de violence, que nous avons
déjà discuté ; mais les punitions infligées par
Magnús, de même que certains vers des
Bersoglivísur - « jamais l'on ne vit un héros /
piller en son propre pays » - font aussi bien voir qu'il s'agit, en
même temps que de droit, de bétail et d'argent. Mais quelles
peuvent être les raisons de Magnús, premier à rompre
l'équilibre ? Venger son père, peut-être, mais en agissant
contre quelqu'un qui est tout de même son père adoptif ; ou encore
affirmer son autorité, après avoir été porté
sur le trône par les anciens ennemis d'Óláf le Gros - tuer
les pères politiques, en quelque sorte, en vengeant le père
biologique ?
Je ne désire pas m'aventurer trop loin dans de telles
conjectures ; elle me fournit cependant une bonne occasion de souligner que
l'étude de la Heimskringla, comme d'ailleurs, serais-je
tenté de dire, toute étude historique, requiert une certaine dose
de casuistique et une certaine défiance envers les tendances
essentialistes ; comme le suggèrent bien les exemples de
l'évêque Sigurð et de Magnús le Bon, et d'autres encore
que nous avons cités précédemment, le point de vue, la
situation d'un locuteur- acteur sont déterminants. Si l'on tient
à sortir de ce particularisme - qui est pourtant, en soi, un trait
caractéristique notable - nous en sommes réduits à des
observations fort générales ; et en premier lieu, à
l'idée qu'à nouveau, la violence est un point d'équilibre
précaire, un pivot, une pierre d'achoppement, comme elle l'est dans les
discours sur le prince idéal, ce qui n'est d'ailleurs guère
surprenant. À nouveau, la distinction entre « idéal »
et « réalité » se trouve réduite, ce qui
s'explique autant par le fait que les « réalités »
décrites par un auteur ne peuvent en aucun cas échapper
entièrement à ses valeurs, et plus largement à celles du
groupe auquel il appartient, que par le fait que les « idéaux
» ne sont pas des concepts éthérés, flottant à
des lieues au-dessus des basses « réalités », mais
qu'il s'agit de deux éléments qui se répondent sans cesse
et se construisent l'un avec l'autre, ou l'un contre l'autre. La
Heimskringla illustre fort bien cela, à mon sens, au vu de la
manière dont elle entremêle sans cesse divers motifs, «
concrets » et « symboliques », de manière
inextricable.
Quant à expliquer, en termes généraux du
moins, pourquoi la violence est un pivot dans les débats et les actes -
ces deux éléments étant tout aussi liés - il me
semble que les Bersoglivísur de Sigvat, justement,
suggèrent bien la réponse : la violence est un
élément de déséquilibre, en ceci qu'elle remet
potentiellement en cause un certain nombre de liens sociaux. Il peut s'agir de
liens entre les personnes : entre le roi et les boendr, comme le
soulignent les Bersoglivísur, mais aussi entre parents, comme
le montre la querelle entre Kálf Árnason et son fils adoptif,
Magnús le Bon, ou l'épisode au cours duquel Harald le
Sévère et son fils Magnús « en vinrent presque aux
mains » 1. Il me semble inutile d'accumuler les exemples : il
n'est pas, dans la Heimskringla, de lien qui ne puisse potentiellement
être défait en raison de la violence, ni de relation qui rende la
violence impensable. Mais outre les liens entre personnes, ce sont les droits,
et notamment la propriété, que la violence menace, comme le
montre là encore la querelle entre Magnús le Bon et les
boendr, et les Bersoglivísur.
À ces observations, qui peuvent sembler excessivement
banales, il faut apporter quelques précisions. Premièrement, il
n'y a pas, à mon sens, de différence fondamentale, de ce point de
vue, entre une guerre que nous appellerions « civile » et une
expédition lointaine. Bien sûr, piller en Afrique, comme le fait
Harald le Sévère, risque peu d'amener des querelles en
Norvège. Mais notre définition d'une guerre civile est fortement
liée au concept de nation, d'entité nationale unifiée ;
or, l'existence d'une telle entité apparaît problématique
dans la Heimskringla. Certes, Snorri parle sans cesse de « la
Norvège » et des « Norvégiens ». Mais il est
clair, si l'on suit son récit, que « la Norvège » est
loin d'être une entité infailliblement définie : le
meilleur exemple en est Harald à la Belle Chevelure, qui pille et
massacre en « Norvège » justement pour unifier celle-ci -
selon Snorri - puis, une fois cette Norvège construite, interdit tout
pillage à l'intérieur de ce nouveau territoire. Pourtant,
à ce sujet, Snorri, lorsqu'il résume le règne
d'Óláf le Gros et ses actions les plus notables, dit : « Il
avait été coutumier en Norvège que les fils des lendir
menn ou les puissants boendr s'embarquent sur un
1 Ibid, pp. 638-639 (
HHarð. ch.72).
vaisseau de guerre et acquièrent des biens par le
pillage, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur du
pays [utanlands og innanlands]. Mais Óláf, après
être devenu roi, apporta la paix en abolissant tout pillage à
l'intérieur du pays. » 1 À mon avis, s'il y a un sens
à donner à ces interdictions répétées, c'est
qu'il n'y a rien d'universellement défini comme «
l'intérieur du pays » ; il n'y a pas de relations nationales
significatives dans les conflits de la Heimskringla, seulement des
relations personnelles 2, et avec elles, des définitions
personnelles - et concurrentes - de ce qui peut être «
l'intérieur » et « l'extérieur ». Ainsi,
Óláf le Gros ne ferait que défendre son propre domaine,
face aux pratiques d'autres grands qui n'ont pas la même conception des
territoires. Ce n'est pas ce que décrit Snorri, qui présente
plutôt l'action d'Óláf le Gros comme celle d'un roi de paix
et de justice - encore que l'on peut douter qu'il croie lui-même à
cette image 3 - mais il me semble que la saga de Harald à la Belle
Chevelure, elle, le suggère bien.
Plus globalement, un certain nombre de catégories en
apparence bien définies - comme par exemple la parenté - sont
d'un usage irrégulier : parfois elles sont invoquées, parfois
non, et le contexte précis semble alors jouer un grand rôle. En
voici un bon exemple, dans ce passage où Svein Úlfsson accuse son
allié Harald le Sévère de vouloir rompre l'accord
passé entre eux pour s'opposer au roi Magnús le Bon :
Alors Svein dit : « Je croirai que ta bannière a
cette vertu [d'apporter la victoire à celui qui la porte] si tu livres
trois batailles contre le roi Magnús, ton parent, et remportes à
chaque fois la victoire. »
Harald répondit assez vivement : « Je suis
conscient de la parenté que nous partageons, Magnús et moi, sans
que tu aies besoin de me la rappeler ; et je dirais qu'il serait plus
convenable que nous [Magnús et moi] nous rencontrions autrement qu'en
tant qu'ennemis. »
Svein changea de couleur et dit : « Certains disent, Harald,
que tu es connu pour ne suivre, dans un accord, que la partie qui convient le
mieux à tes intérêts. » 4
L'accusation de Svein ne semble pas tout à fait
infondée : la déclaration de Harald vient immédiatement
après l'évocation d'un accord de partage du pouvoir entre Harald
et Magnús, tandis qu'auparavant, la parenté entre Magnús
et Harald ne semblait avoir aucunement gêné ce dernier dans ses
campagnes contre son parent.
Si ce sont les relations personnelles - manipulées dans
un sens ou dans l'autre - qui comptent avant tout, il y a, bien entendu, peu de
chances d'endommager un quelconque lien social en pillant des cités en
Afrique du Nord ; mais il ne faut pas pour autant croire que les relations
entre personnes s'arrêtent aux frontières de la Norvège.
Ainsi, si une guerre entre le roi de Norvège et le roi de Danemark a
potentiellement moins de chances de rompre des liens sociaux qu'une guerre
intra-norvégienne, cette possibilité est loin d'être nulle,
et ces dommages peuvent être profonds, qu'ils soient directs
5, ou indirects, comme lorsque Knút le Grand fomente des
troubles intérieurs en Norvège dans le cadre de sa lutte avec
Óláf le Gros 6, ou lorsque Þorgný le
logsogumaðr menace son roi de violences, au nom des
boendr, s'il refuse de faire la paix avec Óláf le Gros
et de s'allier personnellement à lui par un mariage 7.
N'oublions pas non plus la rhétorique de l'évêque
Sigurð, qui, aussi spécieuse puisse-t-elle sembler, fait bien le
lien entre les lointaines expéditions de pillage faites par
Óláf le Gros dans sa
1 Ibid, p. 475 (OH ch.181).
2 SVERRE H. BAGGE, Society and Politics in Snorri Sturluson's
Heimskringla, cit., p. 75.
3 Ibid, p. 145.
4 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., p. 593 (
HHarð. ch.21).
5 L'on peut par exemple considérer la manière
dont le duc Rognvald du Gautland, magnat suédois se trouvant en position
frontalière au cous du conflit entre Óláf le Gros de
Norvège et le roi Óláf de Suède, tente constamment
de maintenir de bonnes relations avec Óláf le Gros, qui est aussi
le parent de sa femme, et lui sert même d'allié intérieur :
Ibid, pp. 298 (OH ch.67) ; pp. 301-302 (OH ch.69-70) ; pp. 316-318 (OH
ch.78-79).
6 Ibid, p. 451 (OH ch.161).
7 Intervention liée aussi aux manoeuvres du duc Rognvald
et de Bjorn le Maréchal, envoyé par Óláf le Gros
pour amener une paix avec le roi de Suède. Ibid, pp. 319-321
(OH ch.80).
jeunesse, et ses déprédations à «
l'intérieur du pays » après qu'il fut devenu roi
1.
Enfin, la pratique de la violence a ceci de notable que, tout
en étant potentiellement destructrice de liens sociaux, elle sollicite
ces derniers. Je veux dire par là que, s'il est possible de faire la
guerre contre un parent, il est également possible - et sans doute plus
courant - de faire la guerre aux côtés d'un parent 2.
La pratique de la violence est donc, par excellence peut-être, un moment
où le lien social est mis en actes, où il se manifeste, et,
potentiellement, s'entretient. En voici un exemple fort parlant, extrait de la
lettre que le roi Ingi Haraldsson est censé avoir envoyée,
à trois ans, à son frère Sigurð, âgé de
cinq ans, pour lui demander de participer avec lui à la lutte contre
Sigurð Slembidjakn et Magnús l'Aveugle :
« À présent, nous considérons que
moi et mes amis sommes plus proches que toi et tes amis des difficultés
et dangers qui nous menacent tous les deux. À présent, sois donc
assez bon pour me rejoindre aussi vite, et avec une armée aussi grande,
que tu le peux ; et restons ensemble quoi qu'il arrive. À
présent, il est notre excellent ami à tous deux, celui qui
exprime l'avis que nous deux devrions toujours être en bon accord et nous
tenir côte-à-côte en toute affaire. Mais si tu tardes
à faire cela et refuses encore de venir malgré mon message
pressant, comme tu l'as fait jusqu'ici, alors prépare-toi à me
voir marcher contre toi avec une armée, et Dieu décidera entre
nous ; car nous ne supporterons pas plus longtemps d'avoir à supporter
de si grandes dépenses pour entretenir une armée, ce qui est ici
nécessaire en raison des incursions adverses, tandis que tu
reçois la moitié de toutes les taxes et autres revenus de
Norvège. Que la paix de Dieu soit avec toi ! » 3
Là encore, l'on remarquera que la question
financière n'est jamais loin ; mais cela ne retire rien à ce que
nous disions sur le lien social, car, là encore, il n'y a aucune raison
pour que celui-ci soit un principe éthéré, distinct des
« basses » considérations d'argent. Cela ne change rien non
plus à l'idée générale de la missive : « si tu
es mon allié et mon frère, prouve-le en me soutenant
militairement ! Et si tu refuses, c'est moi qui marcherai contre toi ! ».
Admirable exemple de la manière dont la guerre peut solliciter le lien
social : face à cette sollicitation, soit le lien cède, soit il
tient et est confirmé, pour un temps du moins, comme c'est le cas entre
Ingi et Sigurð.
1 Ibid, pp. 505-507 (OH ch.218).
2 Pour une discussion nuancée de cet aspect, cf. SVERRE H.
BAGGE, Society and Politics in Snorri Sturluson's Heimskringla, cit.,
pp. 115-116.
3 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., p. 744 (Ingi ch.8).
Chapitre 3.
Intégration de la violence et frontière
de la
guerre
Ni contre une société et ce qui l'unit, ni
en-dehors de cette société, mais bien en son coeur, quoique
n'allant jamais tout à fait de soi : c'est ainsi que nous pouvons
résumer l'image de la place de la pratique guerrière que nous
avons, jusqu'ici, retirée de la Heimskringla. Je propose d'en
venir à présent à l'étude plus
détaillée des frontières de la guerre - donc à la
fois des lignes de faille et des dynamiques d'intégration - et ceci, sur
plusieurs plans : formel, lexical, socio-culturel.
Une guerre multiforme
Tout ce que nous avons dit jusqu'ici laisse l'image d'une
guerre extrêmement fluide, difficile à définir par des
traits formels stables. Ainsi, elle ne peut être définie par
l'identité des combattants, puisqu'il peut arriver à tous, du roi
au þræll - avec des fréquences bien sûr
différentes - d'y prendre part. Elle ne peut être définie
par l'utilisation de structures particulières, puisque, si par exemple
la hirð y joue un rôle important, elle ne peut se
résumer à une institution guerrière, ou que, si l'on peut
à l'occasion utiliser quelqu'un comme espion, il est plus courant encore
d'obtenir des renseignements grâce à des marchands de passage.
Elle ne peut guère être définie par la nature des
opérations, assez large, du raid incendiaire visant à assassiner
à la bataille rangée, en passant par les raids de pillage. Ni
encore vraiment par la nature des stratagèmes mis en oeuvre, qui peuvent
jouer sur l'espace (positions avantageuses, embuscades...), sur le temps
(interceptions, promptitude à frapper...), sur le renseignement, mais
aussi sur les opérations d'infiltration et de sabotage, sur l'assassinat
de personnages-clefs, sur la psychologie, sur divers autres
éléments de « friction », voire encore parfois sur la
technique et la technologie...
Il n'est guère plus heureux de tenter de la
définir par l'ampleur, et notamment par l'ampleur numérique,
comme nous aurions aisément le réflexe de le faire. La question
de la taille des armées scandinaves altimédiévales, et des
armées médiévales en général, a
été l'objet de débats importants, qui dans les deux cas
tendent à conclure que ce sont à de « petites armées
» que nous avons affaire - petites de notre point de vue, en tout cas
1. Plusieurs passages de la Heimskringla confirment cette
idée de manière nette. Ainsi, lorsque les roitelets de l'Uppland,
parents du roi Óláf le Gros, débattent pour décider
s'il faut ou non se soulever contre lui en réaction à ses
campagnes de conversion forcée, Hroerek, « considéré
comme le plus sage des rois qui régnaient là [en Uppland] »,
déclare : « Même s'il a avec lui près de trois ou
quatre cents hommes, cela n'est pas une force si grande que nous ne puissions
l'affronter si nous nous mettons tous d'accord sur un plan [d'action] ».
Telle est donc l'armée d'un roi de Norvège : trois cents à
quatre cents hommes, et encore Hroerek semble-t-il suggérer que c'est
là beaucoup. Snorri lui-même estime la force d'Óláf
le Gros à environ trois cents (c'est-à-dire 360) hommes ; et au
sujet de cette troupe, l'un des partisans de l'insurrection contre
Óláf lui fait reproche de « traverser le pays avec une
armée, et non pas avec la troupe qui lui est permise par la loi »
2.
L'autre extrémité nous est donnée par le
même Óláf le Gros, avant Stiklestad : « lorsqu'il eut
rassemblé et compté ses troupes, il détermina qu'il avait
plus de trente centaines [3600] d'hommes, ce qui était
considéré comme une grande armée » 3.
À ces 3600 hommes, il faudrait ajouter ceux de la colonne de Dag
Hringsson, allié d'Óláf le Gros, qui marche
séparément et n'entre que tardivement
1 Cf. la discussion de la question dans PADDY GRIFFITH, The
Viking Art of War, cit., pp. 122-126.
2 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., pp. 310-311 (OH ch.73-74).
3 Ibid, p. 494 (OH ch.205).
dans la bataille : douze cents [1440] hommes 1.
L'armée ennemie est cependant plus nombreuse encore 2. Mais
nous sommes là dans un cas particulier, la bataille de Stiklestad
étant la plus dramatique de la Heimskringla, le combat le plus
paroxystique ; les nombres sont donc peut-être exagérés. Il
faut également considérer que dans ces chiffres sont très
probablement comptés une certaine proportion de personnes qui suivent
une armée, mais ne sont pas véritablement des combattants,
proportion d'autant plus importante que le chiffre est élevé.
Snorri lui-même le signale, parlant de la facilité avec laquelle
un certain Finn le Petit s'infiltre parmi les troupes d'Óláf le
Gros : « nulle attention n'y était prêtée, car il y
avait de nombreux vagabonds [umrenningar] parmi les troupes »
3.
Une chose paraît claire : au vu du peu d'hommes requis
pour former « une armée », il peut être assez
aisé et rapide d'en constituer une, même dans un pays aussi peu
densément peuplé que la Norvège
altimédiévale, pour peu que les circonstances s'y prêtent
et que l'on ait l'influence nécessaire. Ainsi, lorsqu'à l'appel
de Ragnhild Árnason les Árnason et Erling Skjálgsson,
père de Ragnhild, rassemblent une force pour obliger Óláf
le Gros à pardonner le meurtre de l'un de ses ármaðr
à Stein Skaptason, les deux fils d'Erling apportent « chacun un
vaisseau de vingt bancs de rame et un équipage de quatre- vingt-dix
hommes », Þorberg Árnason, mari de Ragnhild, ajoute un
vaisseau de vingt bancs de rame, et de même pour ses frères Finn
et Árni ; enfin se joint à eux Kálf Árnason, avec
« un vaisseau de vingt bancs de rame et un bon équipage ». En
tout, ont été rassemblés contre Óláf le Gros
six vaisseaux de vingt bancs de rame, et, si l'on considère qu'ils
portent chacun quatre-vingt-dix hommes - ce qui est une estimation haute 4 -
540 hommes d'équipage. Snorri écrit ensuite : « À ce
moment, le roi avait été prévenu de la multitude
[fjölmenni] qu'ils avaient avec eux » 5.
Si nous recherchons une marque rituelle de l'état de
guerre, nous ne sommes guère plus heureux : il ne se peut
déceler, dans la Heimskringla, aucun équivalent aux
portes du temple de Janus 6 . On n'y trouvera pas davantage de
marque théorique, au sens d'une définition claire, venant de
Snorri ou de l'un de ses personnages, de ce qui constitue la guerre, ou un acte
de guerre ; pas plus ne trouverons- nous de Jus ad bellum nettement
apparent qui définisse qui peut légitimement faire la guerre, et
pour quelles raisons. Nous avons d'ailleurs vu que l'utilisation de la violence
organisée est accessible à un nombre assez important de
personnes, une élite sans doute, mais une élite relativement
large ; quoique certains rois tentent d'établir un contrôle
monopolistique sur la violence, comme par exemple Harald à la Belle
Chevelure une fois sa conquête achevée, ce monopole n'est jamais
acquis tout à fait, ni surtout de manière permanente, et il
semble tenir bien plus d'une stratégie de circonstance pour renforcer le
pouvoir d'un individu, que d'une idée théorique qui
réserverait au souverain le droit de faire la guerre. Enfin, comme notre
étude nous le laisse attendre, les actes de violence organisée de
la Heimskringla, extrêmement fluides, ne s'accompagnent pas
d'une quelconque déclaration de guerre ; aussi est-il fort
malaisé de distinguer, comme nous aurions tendance à vouloir le
faire, entre une guerre « internationale », entre deux souverains,
une guerre « civile », une faide... Certaines provocations
diplomatiques, dont le plus bel exemple est l'envoi par le roi thelstân
d'une épée à Harald à la Belle Chevelure en signe
de suzeraineté 7, peuvent faire penser à un
défi, sinon à une déclaration de guerre ; mais elles
n'aboutissent pas toujours à un affrontement armé, comme le
montre justement l'affrontement entre thelstân et Harald, qui reste une
lutte - une guerre ? - symbolique, Harald trouvant le moyen d'humilier à
son tour Æthelstân 8.
1 Ibid, p. 490 (OH ch.199).
2 Ibid, p. 494 (OH ch.205).
3 Ibid, p. 324 (OH ch.82).
4 Cf. PADDY GRIFFITH, The Viking Art of War, cit., pp.
125-126.
5 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., pp. 417-418 (OH ch.138).
6 Situé sur le forum romanum, ses portes
étaient fermées en temps de guerre, et ouvertes en temps de paix,
ce qui n'arrivait cependant que fort rarement, d'après Plutarque. Cf.
PLUTARQUE, Vies parallèles, Vie de Numa, XX.
7 Ibid, p. 92 (
HHárf. ch.38 ;
HHárf. ch.39 dans l'édition
de Finnur Jónsson).
8 La description par Snorri de l'enjeu de cette lutte symbolique
est à noter : « Par de telles relations entre les rois,
Définir la guerre par la mise en jeu de certaines
institutions est tout aussi insatisfaisant. Même le
leiðangr, même la flèche de guerre
(herör) malgré son nom, ne correspondent que très
imparfaitement à l'activité guerrière. Nous avons vu
combien leur efficacité est irrégulière ; et surtout, que
toute une série d'actions guerrières ne requièrent
aucunement l'utilisation de ces institutions, mais passent par l'appel aux
hirðsmenn, aux parents, aux alliés, ou encore, ce qui est
courant dans la Heimskringla, à des troupes dont l'origine
n'est pas spécifiée et qui sont sans doute un mélange de
tout cela, auxquels il faudrait encore ajouter des « soldats de fortune
», à l'image de la bande de brigands de Gauka-Þórir et
Afra-Fasti 1. De plus, nous l'avons vu, la flèche de guerre
est surtout un moyen d'ameuter le voisinage, et ce, pour toute une série
de motifs ; par exemple, Orm Lyrgja, « un bóndi qui
possédait une grande influence », utilise la flèche de
guerre pour appeler ses voisins à l'aide contre le jarl
Hákon Sigurðarson, qui veut apparemment forcer la femme d'Orm
à coucher avec lui 2.
Peut-on penser que des marqueurs clairs de ce qu'est une
guerre, de l'existence ou non d'un état de guerre, existaient, mais ont
été omis par Snorri dans son récit ? Qu'il les ait omis
par ignorance ou incompréhension semble fort peu probable : certes,
Snorri est islandais, et donc originaire d'une société aux
institutions bien différentes de celles de la Norvège, qui ne
connaît, par exemple, ni royauté, ni leiðangr. Mais
il ne faut pas oublier que l'Islande possédait cependant un
système légal de codification de la violence fort complexe, que
Snorri, en tant que goði (chef et magistrat local) et
logsogumaðr, connaissait immanquablement ; de plus, Snorri a sans
doute également eu l'occasion de se familiariser avec les institutions
norvégiennes au cours de son service auprès du roi Hákon
IV. Au vu de l'intérêt de Snorri pour les questions de pouvoir et
de conflits, il est peu probable qu'il ait omis de tels aspects par
désintérêt, même s'il est vrai que la
Heimskringla est relativement pauvre du point de vue de l'histoire
institutionnelle - encore qu'elle ne soit pas non plus dénuée de
toute indication sur le sujet. La dernière hypothèse possible est
celle que Snorri, dans une entreprise de « réalisme politique
», a laissé de côté tout marqueur théorique ou
institutionnel de la guerre, pour souligner la primauté des rapports de
force et la dimension conflictuelle des relations entre les acteurs politiques.
Ce n'est pas tout à fait impossible, mais je pense néanmoins que
c'est exagérer, ou plutôt mal percevoir, l'intervention de Snorri
dans son récit et ses conceptions. Il est plus probable que sa
description est globalement juste ; elle n'a en tout cas rien
d'incohérent ou d'impossible.
Un exemple montrera et résumera bien, à mon
sens, ce que nous venons de dire : celui de l'expédition
d'Ásbjorn Selsbani (« Tueur du Phoque »). La cause de ladite
expédition semble assez innocente, et loin de toute idée de
guerre : Ásbjorn, héritier de Sigurð Þórisson,
homme riche et magnat local, entend maintenir le train de vie tenu par son
père et continuer à organiser, comme lui, trois banquets par an ;
mais il doit faire face à une série de mauvaises récoltes
et à une pénurie de grain 3. Il décide donc de
partir, à bord d'un navire qu'il possède, chercher du grain vers
le sud, malgré l'interdiction faite par le roi Óláf le
Gros de tout transport de grain entre la partie nord et la partie sud du pays ;
Ásbjorn emmène avec lui vingt hommes. Il fait d'abord halte sur
l'île de Kormt, où se trouve un domaine royal, dirigé par
Þórir le Phoque (selr). Ásbjorn demande à
ce dernier de lui vendre du grain ; Þórir lui répond qu'il
va l'aider, en lui disant de faire demi-tour et d'abandonner sa quête de
grain, puisque le roi en a interdit le commerce. Ásbjorn rétorque
qu'il va cependant continuer, afin de rendre visite à son parent Erling
Skjálgsson. Apprenant qu'Ásbjorn a un si puissant parent,
Þórir semble devenir plus amène et invite Ásbjorn
à lui rendre à nouveau visite sur le chemin du retour.
Ásbjorn arrive ensuite chez Erling, et le trouve réticent
à contrevenir aux ordres du roi ; mais Erling trouve cependant une ruse
légale, et fait vendre du grain à Ásbjorn par ses
þrælar, qui « ne sont pas
l'on peut voir que chacun d'entre eux voulait être
supérieur à l'autre. Mais ni l'un ni l'autre ne perdirent en
dignité à cause de cela, chacun demeurant le souverain
suprême de ses propres domaines jusqu'au jour de sa mort. » ;
Ibid, p. 93 (
HHárf. ch.39 ;
HHárf. ch.40 dans l'édition
de Finnur Jónsson).
1 Ibid, pp. 490-491 (OH ch.201).
2 Ibid, pp. 18 9-190 (OT ch.48).
3 Ibid, pp. 377-378 (OH ch.117).
tenus par nos lois et statuts comme nous le sommes »
1. Ásbjorn charge ainsi son navire de grain et se met en
route pour revenir à son domaine. Il fait étape pour une nuit
dans le détroit de Kormt, près du domaine dirigé par
Þórir le Phoque. Celui-ci a vent de son retour, et apprend
également que son vaisseau est lourdement chargé ; il rassemble
aussitôt ses hommes, pendant la nuit, « de telle sorte qu'au matin,
il avait avec lui soixante hommes », avec lesquels il va aussitôt
aborder le navire d'Ásbjorn. Il accuse Erling et Ásbjorn de
contrevenir aux édits du roi, et, alors qu'Ásbjorn lui fait
remarquer qu'il a acheté ce grain à des
þrælar, Þórir réplique « qu'il ne
serait pas abusé par leurs tours, à lui et à Erling
». « Et à présent, Ásbjorn, [ajoute-t-il], tu
vas devoir descendre à terre, ou sinon nous devrons te jeter par-dessus
bord, car nous ne voulons pas être encombrés de toi pendant que
nous vidons ton navire ». Ásbjorn, « voyant qu'il n'avait pas
assez d'hommes pour affronter Þórir », s'exécute ;
Þórir lui prend donc tout son grain, et ajoute encore une insulte
: « Que ces gens du Hálogaland ont de magnifiques voiles ! Prenez
la vieille voile de notre navire de transport et donnez- leur cela ! Elle sera
assez bonne pour eux, puisqu'ils voyageront à vide. »
Ásbjorn rentre ainsi chez lui, et, son expédition devenant
connue, l'on se moque de lui, ce qui le fâche grandement 2.
Ásbjorn décide donc de se venger. Il prend un
vaisseau de guerre qu'il possède, et « convoque ses amis, de telle
sorte qu'il eut quatre-vingt-dix hommes, tous bien armés ». Il se
met en route vers le sud, et avance lentement, car il évite autant que
possible de s'approcher de la côte, et navigue donc au large, dans des
conditions moins favorables. Il arrive ainsi à Kormt par le large,
côté de l'île qui n'est quasiment pas peuplé.
Ásbjorn et ses hommes jettent l'ancre ; puis, Ásbjorn ordonne
à ses hommes de l'attendre tandis qu'il descend à terre en
reconnaissance pour savoir comment sont les choses sur l'île, « car
nous ne savons rien de cela » 3. Déguisé, portant
une épée sous son manteau, il arrive en pleine visite royale de
l'île de Kormt, et s'introduit dans la maison où se déroule
le banquet. Entendant Þórir raconter, devant tous, comment il l'a
humilié, il tire son épée, charge, et tranche la
tête de Þórir, qui roule aux pieds du roi.
Óláf le Gros, fort en colère, fait aussitôt saisir
Ásbjorn et entend le faire exécuter 4. Skjálg,
le fils d'Erling Skjálgsson, tente d'obtenir sa grâce contre
compensation, sans succès ; ce que voyant, il part aussi vite qu'il le
peut prévenir son père, auquel il déclare : «
Ásbjorn, ton parent [...] est à Ogvaldsnes chargé de fers.
Et il est plus digne d'un homme [mannlega] de courir à son
aide. » 5 Tandis que Þórarin Nefjófsson fait en sorte
de retarder l'exécution d'Ásbjorn, ainsi que Skjálg l'en a
enjoint « si [il] veut conserver [son] amitié », Erling
Skjálgsson rassemble ses forces et envoie des flèches de guerre,
de telle sorte qu'il a bientôt avec lui quinze cents (1800) hommes. Il
fait voile vers Kormt, débarque, et va immédiatement au
bâtiment où Ásbjorn est enfermé pour le
libérer. Le roi Óláf et ses hommes assistent alors
à la messe ; lorsqu'il en sort, il doit passer entre les rangs des
hommes d'Erling, qui se sont rangés de part et d'autre de la porte de
l'église. Il marche ainsi à la rencontre d'Erling :
Alors Erling parla comme suit : « L'on me dit que mon
parent Ásbjorn a commis une grave offense, et il est fort dommageable,
à présent que cela est fait, que toi, sire, en sois
fâché. À présent, je suis venu avec l'intention de
te proposer une réconciliation et une compensation en son nom, selon les
termes que tu détermineras toi-même, contre la permission pour lui
de conserver vie et membres, et de rester dans le pays. »
Le roi répondit : « Il me semble, Erling, que tu
penses probablement que tu as maintenant tout pouvoir pour décider ce
qu'il adviendra d'Ásbjorn. Je ne vois pas pourquoi tu te comportes
à présent comme si tu prétendais offrir compensation en
son nom. Je suppose que tu es venu avec
1 Ibid, p. 380 (OH ch.117).
2 Ibid, pp. 380-381 (OH ch.117).
3 Ibid, p. 381 (OH ch.118).
4 Ibid, p. 382 (OH ch.118).
5 Ibid, p. 383 (OH ch.118).
une armée [hafa dregið saman her manns
1] dans le but de décider [ráða
2] entre nous. »
Erling répondit : « C'est toi qui as à
décider, et à décider de telle manière que nous
nous séparions réconciliés. »
Le roi dit : « Entends-tu m'intimider [hraeða
mig], Erling ? Est-ce pour cela que tu as une si grande troupe
[lið 3] [avec toi] ? »
« Non », répondit-il.
Le roi dit : « Mais si tout cela cache autre chose,
n'espère pas que je m'enfuie. »
Erling dit : « Il n'est nul besoin de me rappeler que
jusqu'ici, chaque fois que nous nous sommes rencontrés, je n'avais [avec
moi] qu'une maigre troupe pour te faire face. À présent, je ne te
cacherai pas mes intentions : à savoir, que nous nous séparions
réconciliés, et si ce n'est pas le cas, je ne pense pas que je
prendrai le risque de te rencontrer à nouveau. »
À ce moment, le visage d'Erling était rouge comme
le sang. 4
Grâce à l'intervention de l'évêque
Sigurð, le roi Óláf cède, et Ásbjorn est
pardonné, à condition de prêter allégeance au roi et
de remplacer l'homme qu'il a tué en tant qu'intendant du domaine royal
d'Ogvaldsnes, ce qu'Ásbjorn accepte. Cependant, sur les conseils de
Þórir le Chien, qui est également son parent,
Ásbjorn refuse finalement de devenir « le
þræll du roi » 5. Mais, peu de temps
après, Ásbjorn Selsbani croise la route d'Ásmund
Grankelsson, l'un des hommes du roi Óláf, qui le tue d'un jet de
lance. Après quoi, comme nous l'avons déjà
évoqué, Sigríð, mère d'Ásbjorn, exige de
Þórir le Chien qu'il venge la mort d'Ásbjorn en tuant
Óláf le Gros 6.
L'expédition d'Ásbjorn Selsbani est ainsi une
étape essentielle dans l'inimitié croissante entre
Óláf le Gros, d'une part, et Erling Skjálgsson et
Þórir le Chien, d'autre part. Quoiqu'il serait extrêmement
exagéré d'en faire la seule cause de la chute finale
d'Óláf, il est clair que Snorri considère qu'elle y
contribue, ce qui explique le détail avec lequel il la relate. Erling et
Þórir sont ensuite des personnages-clefs de la rébellion
contre Óláf le Gros, soutenue par Knút le Grand, roi de
Danemark. Erling, comme nous l'avons déjà évoqué,
est capturé par Óláf le Gros au cours d'une escarmouche,
et Óláf tente à nouveau de se réconcilier avec lui,
mais l'un de ses hommes, Áslák, tue Erling, ce
qu'Óláf lui reproche amèrement : « Malheureux que tu
es, pour l'avoir abattu ! Par ce coup tu m'as enlevé la Norvège.
» Quant à Þórir le Chien, il fait partie de ceux qui
commandent l'armée des boendr à Stiklestad, et de ceux
qui portent à Óláf le Gros trois coups mortels
7.
Si je suis resté aussi longtemps sur le récit de
l'expédition d'Ásbjorn Selsbani, c'est pour souligner combien il
est difficile, dans certains cas - et même en règle
générale - de déterminer où et comment commence la
« guerre ». En termes d'actions hostiles, c'est Þórir le
Phoque qui agit le premier, en rassemblant d'urgence une troupe, avec laquelle
il aborde le vaisseau d'Ásbjorn pour faire respecter les édits du
roi Óláf - et humilier Ásbjorn par la même occasion.
Ou bien, nous pourrions placer la rupture au moment où Ásbjorn
part, avec un vaisseau de guerre et quatre-vingt-dix hommes, dans l'intention
de tuer Þórir le Phoque, procédant de manière tout
à fait comparable - sauf sur la fin - à ces « raids commando
» que nous avons évoqués, et qui, nous l'avons vu, sont
volontiers utilisés par des rois au cours d'une guerre pour
éliminer un chef adverse - quoique l'objectif d'Ásbjorn soit
1 Le verbe draga, dans le sens utilisé ici,
désigne le rassemblement, le déploiement, ou le mouvement,
notamment d'une troupe ; mais il peut également signifier, entre autres,
« dessiner », ou « tirer » ; c'est l'équivalent
lexical, et le cousin étymologique, du verbe anglais to draw,
qui est, comme draga, très polysémique ; RICHARD
CLEASBY; GUDBRAND VIGFÚSSON, An Icelandic-English dictionary,
cit., pp. 102-103. Herr désigne « une foule, un peuple
» ou « une armée » ; Ibid, p. 258.
2 Ráða est également très
polysémique, et ne suppose pas forcément un affrontement, loin de
là : il peut signifier « conseiller », « résoudre
», « régner », « prévaloir », «
expliquer », « entreprendre »... Ibid, pp. 485-487.
3 Mot lui aussi polysémique, comme observé plus
haut : « foule », « gent », « maisonnée »,
« troupeau », « troupe », « flotte »...
Ibid, p. 387.
4 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., pp. 385-386 (OH ch.120).
5 Ibid, p. 387 (OH ch.120).
6 Ibid, pp. 392-393 (OH ch.123).
7 Ibid, p. 515 (OH ch.228).
davantage de se venger que de causer la paralysie de
l'adversaire en tuant l'un de ses meneurs. La mobilisation entreprise par
Erling Skjálgsson pour aller libérer Ásbjorn, comprenant
l'usage de la flèche de guerre, pourrait être une autre
possibilité encore, dont la validité peut également
s'appuyer sur la manière dont le fait est décrit par
Óláf le Gros - « tu es venu avec une armée » -
et sur l'échange clairement tendu entre Óláf et Erling,
qui menace à mots couverts de se débarrasser
d'Óláf. Ou faut-il attendre, pour déclarer qu'il y a
guerre, la rébellion qui marque la fin du règne
d'Óláf le Gros, au cours de laquelle les coups sont pour de bon
échangés entre lui, Erling, et Þórir le Chien ?
Problèmes conceptuels et lexicaux
Les « mots de guerre » de Snorri
L'un des éléments déterminants de toute
étude historique, qu'elle porte ou non sur la guerre, est de
décider du vocabulaire que l'on utilisera, des concepts avec lesquels
l'on traitera la question que l'on pose, et surtout des limites que l'on
établira entre eux ; en bref, de savoir comment l'on découpera sa
réflexion, comment on l'organisera. Pour ce qui est de la guerre dans la
Scandinavie altimédiévale, une étude, même courte et
fort partielle, de l'historiographie montre à quel point ces questions
sont importantes.
Ainsi, il n'est pas inintéressant de scruter de plus
près les termes utilisés par Régis Boyer, qui a
joué en France un rôle important dans cette réaction
historiographique que j'évoquais en introduction, réaction aux
vues romantiques, ou apparentées au mouvement Völkish, des
Scandinaves comme surhommes et guerriers invincibles. Il parle de «
dilemme [:] guerriers ou commerçants », qui « reprend vigueur,
ici, en fonction de certaines opinions autorisées. Celle de G.
Dumézil, par exemple, qui était convaincu qu'à partir du
module indo-européen, les sociétés germaniques avaient
évolué dans le sens militaire ». Idée qu'il met en
question, ou plutôt renverse : « Si les Scandinaves semblent
particulièrement doués pour l'organisation, faut-il en situer la
raison dans le domaine militaire, social (les notions de service et de
fraternité-camaraderie jurée) ou commercial ? J'ai
déjà répondu [...] que l'évolution allait dans le
sens commerce-guerre, et non l'inverse. » 1 Guerre ou commerce, donc :
deux mondes séparés...
Plus près de notre sujet, S. Bagge, dans son ouvrage
Society and Politics in Snorri Sturluson 's Heimskringla, dont j'ai
déjà dit combien il était remarquable et
intéressant pour l'étude de la Heimskringla, parle,
à la fin de son chapitre sur les conflits, de deux « moyens de
succès » (« means to success ») : « la
guerre » et « la diplomatie ». « Le succès militaire
est donc principalement un moyen d'acquérir du soutien politique »,
écrit-il. « Quelle importance a-t-il par rapport aux autres moyens
? La question peut être posée ainsi, dans les termes traditionnels
des miroirs princiers contemporains : est-il plus important pour le prince
d'être craint, ou d'être aimé ? » 2 Là encore,
une bipartition.
Il y a enfin la solution évidente, traditionnelle en
quelque sorte : s'en tenir, lorsque l'on prétend étudier la
guerre, au champ habituel de l'histoire militaire, c'est-à-dire aux
batailles, et éventuellement à l'organisation des troupes, aux
vestiges d'ouvrages défensifs, aux doctrines stratégiques... Mais
justement, et c'est heureux pour l'histoire militaire, elle a tendu, ces
derniers temps, à s'ouvrir de plus en plus, à intégrer des
éléments de plus en plus éloignés, en apparence du
moins, de ce lieu évident, trop évident, de la guerre qu'est le
champ de bataille. La contrepartie étant, pour reprendre l'expression de
François Dosse, une histoire (militaire) en miettes. Mais, pour cette
raison, il me semble nécessaire de manifester une certaine
méfiance envers toute partition trop nette. Bien sûr, cette
méfiance a ses limites, étant donné que l'on ne peut
guère parler, ou écrire, sans faire appel à des
1 RÉGIS BOYER, Les Vikings : histoire et
civilisation, cit., p. 93.
2 SVERRE H. BAGGE, Society and Politics in Snorri Sturluson's
Heimskringla, cit., p. 97.
concepts, à des catégories, donc à des
distinctions sémantiques qui sont toujours, presque fatalement, plus ou
moins inadéquates. Et, si nous prenons une étude telle que celle
de S. Bagge, que l'extrait que j'en ai cité ne laisse surtout pas croire
qu'elle tombe dans un essentialisme primaire ; loin de là. S. Bagge nous
suggère d'ailleurs une clef par laquelle il est toujours, ce me semble,
opportun de passer pour tenter de résoudre ces problèmes
conceptuels : le vocabulaire contemporain.
L'on aura remarqué que je me suis refusé, depuis
le début de cette étude, à définir exactement ce
que j'entendais par « guerre », et que j'ai employé des termes
aussi vagues que « pratique de la violence », « actes guerriers
»... Ce qui est une manière facile de contourner le
problème. Mais je propose d'essayer à présent de le
résoudre ; et, s'il peut paraître étrange de justifier une
méthode à la fin d'un raisonnement, je procède ainsi parce
qu'il me semble que la solution à ce problème conceptuel - que
désigner par le mot de « guerre » - est un point
d'arrivée, non un point de départ, comme je l'ai dit en
introduction.
Nous avons longuement parlé, ci-dessus, de toutes
sortes d'actes, de pratiques, de concepts liés de manière plus ou
moins claire à la violence. Mais quels sont les mots que Snorri
lui-même utilise pour parler de violence, pour parler de guerre ?
Voilà la question à laquelle il faut apporter une réponse
si nous voulons avoir quelqu'idée de ce qu'est la guerre pour Snorri, et
de quoi il faudrait la distinguer - du commerce, de la diplomatie, de la paix ?
Or la réponse à cette question, à mon sens, est toujours
traversée du même paradigme : ce ne sont pas à des
éléments isolés que nous avons affaire, mais à des
mécanismes complexes, multiples, variables et fluides.
Le vieil-islandais, que l'on désigne couramment sous le
nom de « vieux norrois », n'est pourtant qu'un sous-ensemble de cette
langue norroise qui, elle-même, appartient à la famille des
langues germaniques. Comme l'allemand d'aujourd'hui, le vieil-islandais est une
langue agglutinante, qui forme une partie importante de son vocabulaire par
combinaison de mots existants. Dans cette langue, l'un des mots qui pourrait se
rapprocher de notre concept de « guerre », et qui est utilisé
assez couramment par Snorri, est celui d'ófriðr,
littéralement « non-paix » 1. Le terme peut entrer
dans divers mots composés qui en détaillent le sens et surtout le
concrétisent, ainsi de celui, également utilisé par
Snorri, d'ófriðarmönnum (littéralement : «
hommes de la non-paix » ; ennemis). Mais le terme
d'ófriðr n'est utilisé que trente-huit fois dans le
texte de la Heimskringla, ce qui est peu dans un ouvrage d'environ 260
000 mots et qui comprend autant de récits de combats.
Plus encore que sa fréquence, il est important de noter
son usage : celui-ci est très variable, et s'éloigne parfois
nettement de ce que nous avons l'habitude d'appeler « guerre ». Il
lui arrive certes d'en être proche ; par exemple, les habitants de
Konungahella, voyant une flotte faire voile vers la ville, croient d'abord
qu'il s'agit du roi de Danemark, et qu'il n'a pas d'intentions hostiles, mais
comprennent ensuite qu'il s'agit de pirates wendes : « alors ils virent
immédiatement que cela signifiait qu'il y aurait ófriðr
[sáu þá þegar að ófriður
var] » 2. Snorri dit aussi d'Erling Skakki qu'il «
était un excellent homme de guerre en cas d'ófriðr
[hermaður hinn mesti ef ófriður var] »
3. Cependant, le terme apparaît également dans la
bouche d'Harald le Sévère, au cours de son invasion de
l'Angleterre aux côtés du jarl Tostig ; alors qu'il a
déjà mené bien des actions hostiles, vaincu les
jarlar Morkere et Wæltheow, pris la ville de York, Harald
aperçoit au loin une grande armée qui approche. Il déclare
alors : « Décidons à présent d'un bon et habile plan,
car nous ne pouvons nous cacher [à nous-mêmes] qu'il y aura
ófriðr, car il s'agit sans doute du roi [d'Angleterre]
lui-même » 4. Snorri utilise toujours le même terme
pour mentionner que les troubles causés par le meurtre d'Einar
Þambarskelfir par Harald le Sévère 5 se calment
: « alors l'ófriðr et l'agitation diminuèrent
là-bas [dans le Trøndelag] [Settist þá niður
þessi
1 RICHARD CLEASBY; GUDBRAND VIGFÚSSON, An
Icelandic-English dictionary, cit., p. 659.
2 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., p. 726 (MB.HG ch.10).
3 Ibid, p. 816 (ME ch.37).
4 Ibid, p. 652 (
HHárð. ch.88).
5 Ibid, p. 611 (
HHarð. ch.44).
ófriður og agi] » 1. Or,
au sujet de ces troubles, Snorri avait auparavant dit : « Après la
mort d'Einar, le roi Harald fut si fortement détesté pour cet
acte que la seule raison pour laquelle les intendants du roi et les
boendr ne l'attaquèrent pas ni ne lui livrèrent bataille
[eigi atferð og héldu bardaga við hann] fut l'absence
d'un chef pour lever l'étendard de l'armée des boendr
» 2 ; et, dans la bouche d'Harald, ils sont décrits comme un
« tumulte » [þys] 3. Enfin,
ófriðr est surtout très utilisé par Snorri
lorsqu'il évoque, sans les détailler, des troubles, des
hostilités, un état de conflit entre deux personnes ou dans une
certaine région 4.
Le terme d'ófriðr n'est donc pas du tout
équivalent à ce que nous pouvons entendre quand nous parlons de
« guerre entre tel ou tel pays » - ou de ce que Thucydide, par
exemple, désigne dès les premiers mots de son ouvrage : «
Cette histoire de la guerre entre les Péloponnésiens et les
Athéniens [polemon tôn Peloponnêsiôn kai
Athênaiôn] est l'oeuvre de Thucydide d'Athènes »
5. Il peut certes s'en rapprocher, mais les confondre
mènerait à un grave contre-sens. Faut-il parler de « guerre
» au sujet du mécontentement des habitants du Trøndelag
envers Harald le Sévère, certes grave, mais qui n'en vient pas
aux actes, ou au sujet des projets de vengeance non réalisés du
roi Harald Gormsson ? Faudrait-il attendre que le même Harald le
Sévère voie approcher l'armée du roi adverse et prononce
le mot d'ófriðr pour considérer qu'il y a «
guerre », alors que Harald a déjà livré plusieurs
batailles, sans que Snorri fasse mention d'ófriðr ? De
telles questions peuvent sembler ergoter excessivement sur les mots, mais je
pense pourtant qu'il faut être particulièrement attentif que,
derrière des mots aussi communs, et évidents pour nous, que celui
de « guerre » se cachent des constructions conceptuelles - et
historiques - qui ne correspondent pas forcément, loin de là, au
vocabulaire et aux conceptions d'un autre auteur. Et l'étude de cas
amène rapidement à douter de l'évidence des mots, ainsi
que des frontières sémantiques que nous faisons passer entre tel
terme et tel autre terme.
À nouveau, une rapide comparaison avec Thucydide peut,
je pense, être éclairante : ce qu'il appelle « la guerre
entre les Péloponnésiens et les Athéniens », et que
nous dénommons « guerre du Péloponnèse », est,
à lire Thucydide lui-même, une suite de rencontres, de conflits
locaux, de jeux d'alliances, et globalement d'hostilités
entrecoupées de trêves, soit forcées - à cause de
l'hiver - soit convenues, notamment la paix de Nicias. Mais Thucydide, pour un
certain nombre de raisons, analyse l'ensemble comme étant un seul
conflit, conception dont nous avons hérité. Or, une telle
méthode est bien différente de celle de Snorri. Snorri ne
délimite jamais de périodes ou d'ensembles historiques ; il est,
de ce point de vue, très descriptif. L'expédition d'Harald le
Sévère en Angleterre en est un bon exemple : Snorri parle de la
requête du jarl Tostig, qui demande à Harald « de
l'aider à recouvrer son royaume en Angleterre » 6 ; du désir
d'Harald « d'acquérir la possession de ce royaume » 7 ; de la
levée ordonnée par Harald 8 ; du voyage et du débarquement
en Angleterre, après quoi Harald « commença
immédiatement à ravager [la région] et à se
soumettre le pays [herjaði þegar og lagði landið undir
sig] » 9 ; puis des diverses rencontres et actions qui aboutissent,
enfin, à la défaite de Harald à la bataille de Stamford
Bridge. Jamais Snorri n'utilise une expression qui s'approcherait de « la
guerre entre la Norvège et l'Angleterre » - ce n'est d'ailleurs pas
de cela qu'il s'agit - ou de « guerre entre
1 Ibid, p. 614 (
HHárð. ch.47).
2 Ibid, p. 612 (
HHarð. ch.44).
3 Ibid, p. 612 (
HHarð. ch.45).
4 Voir par exemple : « Après cela, il y eut encore
ófriðr entre le roi Ingjald et le roi Granmar »,
Ibid, pp. 40 (Yngl. ch.38) ; « il y avait de nombreuses
déprédations commises par des vikings dans cette province, et
beaucoup d'ófriðr à l'intérieur des terres en
Gautland, du temps du roi Eirík Emundarson », p. 83 (
HHárf. ch.28) ; « [Le roi
Harald Gormsson] était fort en colère contre le roi Hákon
[le Bon], qui avait mené des raids dans son pays, et la rumeur courut
que le roi danois prendrait sa revanche ; mais rien n'en ressortit sur le
moment. Mais lorsque Gunnhild et ses fils apprirent qu'il y avait
ófriðr entre le Danemark et la Norvège [...] »,
p. 103 (HG ch.10).
5 THUCYDIDE, La Guerre du Péloponnèse,
Gallimard, Paris, 2000, p. 35.
6 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., p. 644 (
HHarð. ch.79).
7 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit.
8 Ibid, p. 645 (
HHarð. ch.79).
9 Ibid, p. 647 (
HHarð. ch.83).
Harald le Sévère et Harold Godwinson ».
Pour nous, pourtant, il s'agit assez clairement d'une guerre. Mais, comme nous
l'avons vu, il est dans la Heimskringla d'autres cas où il est
beaucoup plus difficile de décider.
En dehors de ce terme assez vague - pour nous du moins -
d'ófriðr, Snorri, lorsqu'il détaille les diverses
actions guerrières qui peuplent la Heimskringla, utilise des
mots plus ou moins descriptifs, mais toujours, en tout cas, trop précis
pour correspondre à notre concept de « guerre ». Parmi le
vocabulaire de Snorri, l'un des mots les plus importants, car très
courant, est le verbe herja : « piller, dépouiller,
ravager, prendre par force », qui peut aussi s'utiliser dans une
expression telle que herja mönnum til Kristindóms : «
forcer des hommes à [se convertir à] la chrétienté
» 1. Sous des formes diverses, ce verbe est utilisé 173
fois par Snorri ; notablement plus fréquemment, donc,
qu'ófriðr. Dans la Heimskringla, ce verbe peut
désigner un certain nombre de choses, d'une expédition punitive
entreprise par un roi contre une région rebelle 2 aux
pratiques d'un viking en mer Baltique 3. Lorsqu'il est mis dans la
bouche de quelqu'un, il semble souvent avoir un sens négatif 4 ;
là encore, le discours de l'évêque Sigurð est un
exemple remarquable, quoiqu'extrême : « si cet Óláf
persiste à vouloir herja contre vous [ef Ólafur
þessi ætlar enn eigi af að láta að herja á
yður] ». Néanmoins, Sigurð semble
préférer d'autres termes pour son portrait en noir
d'Óláf le Gros : « voler et tuer des hommes [ræna
og drepa menn] », « [il] parcourut le pays avec des hordes de
brigands, incendia la campagne, et tua et vola les habitants [farið um
land þetta með ránsflokkum, brennt héruðin en
drepið og rænt fólkið] »... De plus, la
poésie scaldique utilise aussi herja, ainsi dans ces vers de
Þjóðólf : « le vif timonier [c'est-à- dire
: le roi] nous dit de herja - / voilà du tumulte - en Danemark
[Snar bað hilmir herja, / hér er skark, í
Danmörku] » 5. Snorri détaille assez rarement
en quoi consiste, exactement, l'action de herja, et lorsqu'il le fait,
ce n'est rien qui ne s'écarte du résumé accusateur de
Sigurð : incendier, tuer, voler. L'idée générale
semble être de désigner le fait d'infliger des dommages
volontaires dans une région, pour des raisons qui peuvent varier, alors
que l'on traverse cette région avec une armée. Comme nous pouvons
l'imaginer, les occasions n'en manquent pas, et, par sa forte présence,
herja exprime clairement un aspect courant de la guerre.
Néanmoins, bien des actions guerrières peuvent se faire sans
herja, comme par exemple les « raids commando » ; et
Óláf le Gros rejette, dans certaines circonstances, cette
pratique. Peu avant Stiklestad, nous le voyons avancer pour cela des raisons
idéologiques, dans un discours qui correspond bien à son image de
roi bientôt saint 6 ; mais il est un autre exemple dans lequel
Óláf ordonne à ses troupes de s'abstenir de piller pour
des raisons, apparemment plus prosaïques, de temps 7.
Nous trouvons surtout dans herja le mot
herr, dont nous avons déjà vu la possible
polysémie - « foule, peuple, armée » - dont la
présence est également très importante dans la
Heimskringla, tant par lui-même - 446 occurrences - que par les
nombreux mots auxquels il fournit une racine, à l'image
d'herja. Il indique ainsi une troisième manière, qui
semble être la plus courante chez Snorri, de désigner une
activité guerrière : par association d'un acte avec un substantif
désignant quelque chose qui s'utilise lorsque l'on fait la guerre. Les
expressions telles que fara með her, « faire route avec une
armée », ou koma með her, « venir avec une
armée », assez courantes, illustrent bien ce procédé.
D'Óðinn, il est dit : « lorsqu'il était dans une
armée [þá er hann var í her], il montrait
à ses ennemis un aspect terrible » 8 : « être dans une
armée » - je traduis ici littéralement - exprime donc bien
ici, semble-t-il, l'idée générale de « faire la
guerre ». La racine her- permet également d'associer
à un autre substantif une valeur guerrière : ainsi de
herskip ou hermaðr, littéralement « navire
d'armée » et
1 RICHARD CLEASBY; GUDBRAND VIGFÚSSON, An
Icelandic-English dictionary, cit., p. 258.
2 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., p. 112 (HG ch.18).
3 Ibid, p. 79 (
HHárf. ch.24).
4 Voir également le passage de la saga de Hákon le
Bon que nous venons de citer, Ibid, p. 112 (HG ch.18).
5 Ibid, p. 571 (MG ch.33).
6 Ibid, p. 496 (OH ch.205).
7 Ibid, pp. 467-468 (OH ch.176).
8 Ibid, p. 10 (Yngl. ch.6).
« homme d'armée », que nous traduirions, bien
sûr, par « vaisseau de guerre, homme de guerre ». Cette racine
est un puissant moyen sémantique d'association à une
activité guerrière, comme le montre par exemple le terme de
herferð, « expédition guerrière »
(ferð signifiant « voyage). Notons au passage qu'il n'est pas
de mot pour désigner quelqu'un qui ferait de la guerre son
métier, ni, semble- t-il, de personne qui soit dans ce cas. Si l'on est
un hermaðr, alors l'on est « combattant », plus ou moins
temporairement, mais il s'agit d'une occupation ponctuelle, d'une
capacité, non pas d'un titre ou d'un statut. Certains statuts impliquent
une fonction guerrière (hirðsmaðr, huskarl)
mais ne s'y résument pas.
De plus, malgré l'importante fréquence du mot
herr, les mêmes limites s'appliquent toujours, et il est dans la
Heimskringla des actions guerrières qui se font sans
herr : soit que l'idée d'armée n'y soit pas
nécessaire - comme pour les expéditions vikings ou les «
raids commando » ; soit que le terme de herr soit remplacé
par un synonyme. À cet effet peut notamment intervenir le terme, bien
plus courant encore - plus de mille occurrences - de lið ou
liði ; mais, comme herr, il est, en théorie,
polysémique. En fait, Snorri semble réserver herr et
lið aux usages clairement en rapport avec la guerre,
préférant fjölmenni - « foule » - pour
désigner un groupe de gens qui ne sont pas clairement organisés
dans un but guerrier, comme par exemple les Norvégiens qui fuient vers
l'Islande suite à la prise de pouvoir d'Harald à la Belle
Chevelure 1. Cependant, fjölmenni peut
également apparaître dans des contextes ambigus : «
Ragnfröð déplaça sa flotte vers le sud, doublant le cap
Stað, car il craignait les troupes terrestres [landher] et
qu'elles se joignent au jarl Hákon [Sigurðarson]. [...] Il
eut avec lui un grand fjölmenni cet hiver. Et lorsque le
printemps vint, il convoqua un leiðangr et rassembla un grand
lið. » 2 Cet exemple montre bien le lien - mais aussi les
possibles nuances - entre ces termes 3...
Étudier tous les mots en rapport avec la guerre
utilisés par Snorri serait trop long, et le raisonnement
étymologique ou sémantique ne doit pas, je pense, être
poussé trop loin, car la sur-interprétation est aisée.
Mais voici ce qu'il faut, à mon sens, retenir comme idées
générales : premièrement, que pour associer quelque chose
- une personne, un objet, et surtout un acte ou une suite d'actes - avec la
guerre, Snorri n'utilise pas de concept synthétique et se suffisant
à lui-même, comme nous pouvons le faire en disant « il fit la
guerre » ou « ce fut la guerre » ; l'utilisation
d'ófriðr peut être comparable - « il y avait
ófriðr entre le Danemark et la Norvège » - mais
n'équivaut pas à ce que nous appelons la guerre, et surtout, est
peu courante chez Snorri. Beaucoup plus courante est l'association à un
acte de guerre (comme herja) ou à un objet ou moyen de guerre
(comme herr, lið, leiðangr...). En
conséquence, il y a un champ lexical de la guerre, mais pas de concept
qui l'unifie, pas de mot, justement, pour dire qu'il s'agit du vocabulaire de
la « guerre », ou de la « violence ». Cela indique,
à mon sens, une idée beaucoup plus concrète que
conceptuelle de la guerre : « faire la guerre » c'est en fait «
marcher avec une armée », ou « piller une région
», ou encore « incendier et tuer », en utilisant « une
armée », « des vaisseaux de guerre » ; c'est encore, si
l'on traduit littéralement certaines expressions, « tenir un
jour-de-bataille [halda bardaga] » 4, «
être un grand homme-de-jour-de-bataille [mikill bardagamaðr]
» 5, « être avide-de-meurtre
[morðfíkinn] » 6, « être un
homme-de-combat [vígamaðr] » 7 ... Cela suppose aussi,
et c'est là le deuxième point important, que l'association
à la « guerre », ou à la « violence », peut
prendre bien des formes, et peut être assez aisée, ou
ambiguë, beaucoup plus, en tout cas, que si nous étions en
présence d'une entité bien définie - « la guerre
», d'un acte univoque - « faire la guerre », d'un corps
clairement constitué et organisé - « l'armée
».
1 Ibid, p. 76 (
HHárf. ch.19).
2 Ibid, p. 157 (OT ch.17).
3 Cf. également Ibid, pp. 260 (OH ch.22) et pp.
417-418 (OH ch.138).
4 Ibid, p. 373 (OH ch.112).
5 Ibid, p. 670 (MB ch.4).
6 Ibid, p. 157 (OT ch.18).
7 Voir, par exemple, cet intéressant portrait du
prêtre Þangbrand : « C'était un homme très
arrogant et un vígamaðr [donc : « prompt à la
violence, au meurtre »], mais en-dehors de cela, un bon clerc et un homme
vaillant [maður vaskur] ». Ibid, p. 209 (OT
ch.73).
Possibilités conceptuelles
Figure 2 : opposition-exclusion
C'est avec ces observations en tête que je propose
à présent de tenter de déterminer quelles partitions
conceptuelles adopter pour considérer « la guerre » dans la
Heimskringla. La première possibilité, la plus
intuitive, celle que suggèrent les passages que nous avons cités
plus haut, est celle d'une opposition entre « la guerre » et «
la paix », ou « le commerce », ou encore « la diplomatie
» - possibilités rassemblées ici (figure 2) dans l'ensemble
« paix ». Entre ces deux ensembles, il y aurait opposition et
exclusion mutuelles - la guerre est la non-paix, la paix est la non-guerre.
Figure 3 : opposition- inclusion réciproque
Une deuxième possibilité qui correspond
également à l'idée d'une bipartition, mais d'une
bipartition moins nette, reviendrait à figurer « la guerre
» et « la paix » comme deux ensembles encore unifiés,
encore s'opposant, mais s'entrecroisant néanmoins en partie (figure
3). L'existence de cette zone frontalière serait justifiée par
divers cas difficilement classables : ainsi, si nous adoptons une
bipartition entre « guerre » et « diplomatie », où
ranger, par exemple, l'acte de Hálfdan le Noir, qui, après la
mort du père de sa femme Ragnhild, le roi Harald, puis de Harald,
fils de Hálfdan et de Ragnhild, que le roi Harald avait nommé
son successeur, « fit route vers le nord jusqu'à Sogn avec une
grande troupe [ferð sína með miklu liði]. Il y
fut bien reçu. Il réclama le royaume en tant qu'héritier
de son fils, et aucune résistance ne fut faite à cela »
1. Hálfdan en appelle à son droit... mais avec
« une grande troupe » à ses côtés, ce qui
ressemble fortement à ce que l'on aurait appelé,
au XIXè siècle, la « diplomatie de la canonnière
» 2. Quant à opposer « guerre » et «
commerce », la Heimskringla offre un magnifique exemple
d'expédition commerciale vers le Jamtaland (la Permie) qui se
transforme, une fois la trêve conclue avec les habitants expirée,
en expédition de pillage 3. Nous pourrions certes
considérer qu'il s'agit là de deux moments distincts, et y voir
un exemple de l'« évolution commerce-guerre » dont parle R.
Boyer ; mais il faut également considérer qu'à la fin
de l'expédition, Þórir le Chien, qui en est partie
prenante, tue l'un de ses associés, Karli, homme du
roi Óláf le Gros et l'une des personnes impliquées dans
la mort d'Ásbjorn Selsbani, que Þórir, comme nous le
savons, avait reçu pour mission de venger. Et Snorri suggère,
dès le début, que Þórir, sous prétexte de
participer à l'expédition aux côtés de Karli, compte
bien trouver par là un moyen de lui nuire, et fait d'ailleurs en
sorte d'avoir une force nettement plus importante que celle de ses
associés 4. L'expédition entre ainsi dans
l'histoire de la longue hostilité entre le roi Óláf le
Gros et certains des plus grands magnats norvégiens - ce qui explique
d'ailleurs qu'elle soit autant détaillée par Snorri. Autres
éléments qui brouillent la frontière entre « guerre
» et « commerce » : la pratique assez répandue, que
nous avons déjà évoquée, de collecter des
renseignements auprès des marchands de passage, et la
stratégie qui en découle, mise en place par Erling Skakki, qui
interdit tout départ de navire marchand du port de Bergen, où
il se trouve avec son armée, dans le double but d'éviter
la diffusion d'informations et de faire en sorte que l'ennemi ne puisse
avoir accès aux marchandises transportées par les navires ;
puis, plus tard, il lève son interdiction, causant un départ en
masse de navires, mais non sans avoir fait en sorte qu'ils répandront
à leur insu de fausses rumeurs et tromperont ainsi son adversaire
5. Grâce à cette stratégie, Erling prend la
flotte de Hákon aux Larges
1 Ibid, p. 53 (HS ch.3).
2 Pour un exemple de réflexion conceptuelle sur la
diplomatie de la cannonière, l'on peut consulter ROBERT
MANDEL, «The Effectiveness of Gunboat Diplomacy»,
International Studies Quarterly, vol. 30, 1, 1986 (accessible via
JSTOR).
3 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., pp. 403-408 (OH ch.133).
4 Ibid, p. 403 (OH ch.133).
5 Ibid, p. 793 (ME ch.5).
Épaules par surprise, vainc Hákon et le tue
1. Exemple remarquable où la guerre joue contre le commerce,
mais se sert - et donc intègre - également ce même
commerce.
Figure 4 : opposition-inclusion unidirectionnelle
Une troisième possibilité serait de
considérer que « la paix », et avec elle des relations entre
individus telles que « le commerce », « la diplomatie », ou
encore « l'amour », est l'état normal d'une
société, que la guerre vient perturber, mais sans jamais
l'oblitérer entièrement, car elle intégrerait des
éléments qui lui seraient extérieurs et appartiendrait
à l'état « normal » de la société. Ce
serait une manière de concilier ce que nous avons vu sur l'intervention
de structures qui ne sont pas exclusivement « guerrières »
dans « la guerre », avec cette idée que peut sembler contenir
le terme d'ófriðr, la « non-paix », les troubles.
D'où un schéma d'opposition, toujours, entre deux entités,
mais où l'une inclut une partie de l'autre (figure 4). Une telle
idée permettrait également d'expliquer pourquoi les guerres
scandinaves altimédiévales ne sont jamais des « guerres
totales », mais intègrent, comme nous le verrons bientôt, un
certain nombre d'éléments modérateurs. Cependant, cette
idée a plusieurs défauts : d'une part, je l'ai dit, le terme
d'ófriðr me semble trop peu présent chez Snorri - et
trop polysémique - pour que l'on puisse se fonder beaucoup sur lui ;
d'autre part, c'est oublier ce que nous avons vu sur les deux faces que semble
posséder la sollicitation du lien social par la guerre - remise en cause
ou renforcement.
Figure 5 : combinaison-subordination
Chacune de ces trois possibilités a ses
qualités, mais toutes restent, à mon sens, insatisfaisantes ; et,
pour aller plus loin, la réponse réside, je pense, dans le
fractionnement de chaque entité, et surtout de « la guerre »,
en plusieurs parties constitutives qui ne sont pas unies de manière fixe
et nette au sein d'un même concept, et ceci, afin de rejoindre nos
précédentes observations sur le vocabulaire de la « guerre
» chez Snorri. La première solution en ce sens est de s'appuyer sur
l'observation de S. Bagge : « Le succès militaire est donc
principalement un moyen d'acquérir du soutien politique. Quelle
importance a- t-il par rapport aux autres moyens ? » 2 Nous avons nous-
même beaucoup insisté sur la notion de « démonstration
» au cours de notre étude, et avons plusieurs fois
suggéré que la guerre n'est pas faite « pour elle-même
» dans la Heimskringla - ce qui serait d'ailleurs bien surprenant
- mais est bien, comme le dit S. Bagge, un « moyen de succès »
parmi d'autres, succès qui passe, selon moi, le plus souvent par la
démonstration. Si, donc, nous nous plaçons dans la perspective
d'un locuteur-acteur, de quelqu'un qui met en place une stratégie pour
acquérir du pouvoir, nous avons à notre disposition une
série de « moyens de succès » fort divers, comme par
exemple la générosité, le pillage d'une région, la
mise en valeur d'exploits guerriers personnels, la mise
1 Ibid, pp. 795-796 (ME ch.7).
2 Ibid, p. 97.
en valeur d'une oeuvre de bâtisseur, etc. Ces moyens
pourraient certes se ranger, grâce à une étude globale de
la Heimskringla et à l'établissement de tendances
générales, en groupes : « moyens de paix » et «
moyens de guerre », ou plutôt, pour reprendre la bipartition que S.
Bagge fonde sur les miroirs princiers, « moyens de se faire aimer »
et « moyens de se faire craindre ». Il est cependant bien entendu que
c'est nous qui construisons ces ensembles à partir de notre lecture et
de notre interprétation de Snorri, et non Snorri qui les explicite ; je
pense, de plus, que nous serons toujours confrontés à certains
cas, limites certes, mais importants à considérer, où il
est fort difficile de décider de l'appartenance à un groupe ou
à l'autre - par exemple l'« expédition diplomatique »
de Hálfdan le Noir 1, par laquelle il semble se faire
craindre et aimer à la fois, quoique l'amour y joue peut-être un
rôle plus important que la crainte. Le point important de ce
schéma, cependant, est que de telles distinctions sont finalement
secondaires par rapport au facteur explicatif principal qu'est l'objectif des
diverses stratégies construites : la démonstration, et
au-delà, comme le dit S. Bagge, le succès. Il y a donc
combinaison et subordination (figure 5).
Figure 6 : combinaison-perception
Mais, justement, en procédant ainsi, nous
interprétons, nous créons une grille de lecture, nous
établissons des tendances générales, ce qui est à
la fois nécessaire et problématique. C'est pourquoi je pense
qu'il est nécessaire d'envisager une dernière possibilité
afin de tenter de prendre en compte le point de vue d'un individu se trouvant
dans une situation particulière à un moment précis. Il se
trouve face à un certain nombre d'éléments perçus,
qui appartiennent, plus ou moins nettement, au domaine de la « paix »
ou à celui de la « guerre ». De ce point de vue, la
Heimskringla semble faire, le plus souvent, une étrange
dichotomie : lorsque certains se plaignent de troubles ou de problèmes,
comme nous avons vu Þorgný le logsogumaðr
2 ou les boendr de Vík le faire 3,
ce n'est souvent pas en référence à un acte ou une
expérience précise ; par contre, lorsque Snorri rapporte, par
exemple, le ravage d'une région, il est rare que ceux qui l'ont subi
s'expriment par la suite sur le fait. L'important est qu'il s'agit, en tout
cas, de perceptions : ce qui est « vraiment » arrivé est
secondaire. Certes, certains éléments paraissent fort peu
équivoques, comme d'incendier les habitations d'une région ; mais
par ailleurs, nous avons vu quels enjeux peuvent peser sur la perception - et
la description - d'un élément. Et ceci, soit après coup,
comme dans le cas de la bataille de Stiklestad, entre défense contre un
meneur de brigands dans le discours de l'évêque Sigurð, et
rébellion contre un roi juste et saint dans la position adoptée
par Magnús le Bon ; soit même, et c'est peut-être le plus
important, sur le moment. C'est pourquoi, dans le schéma ci-contre, j'ai
jugé utile d'utiliser non plus deux ou trois types de figurés,
mais une palette plus large, figurant une palette plus large encore de nuances
entre les éléments que les individus, les locuteurs-acteurs qui
sont en même temps spectateurs, peuvent tenter de tirer vers divers
extrêmes du nuancier, avec plus ou moins de facilité et de
possibilités, selon les éléments qui sont à leur
disposition. L'exemple à considérer, pour comprendre
l'utilité de ce modèle à nuances de gris, est le dialogue
entre Óláf le Gros et Erling Skjálgsson lorsque ce dernier
vient, avec une importante troupe, libérer Ásbjorn Selsbani
4. Óláf, dès le début, tire assez
clairement la description de la situation du côté de la «
guerre » en parlant d'« armée [her] », de «
troupe [lið] », d'« intimider », et plus
généralement en suggérant qu'Erling est
1 Ibid, p. 53 (HS ch.3).
2 Ibid, p. 299 (OH ch.68).
3 Ibid, pp. 320-321 (OH ch.80).
4 Ibid, pp. 385-386 (OH ch.120).
de toute façon venu imposer sa volonté par la
force, et que c'est hypocrisie de sa part que de prétendre vouloir
trouver un accord avec lui, Óláf. Discours qui est
cohérent avec la position d'un roi voyant l'un des plus puissants
magnats de son royaume agir contre lui. Erling, lui, dans un premier temps,
refuse cette interprétation, insiste sur sa volonté d'être
réconcilié avec le roi Óláf, et prétend s'en
remettre à sa décision. Par contre, dans un second temps, face
à l'hostilité que lui montre toujours Óláf, Erling
en vient lui aussi à des paroles menaçantes et à un
registre d'affrontement entre lui et Óláf. Ici nous voyons toute
la complexité de la tâche : décider de ce qui est «
guerre » et de ce qui est « paix » - ou « diplomatie »
- signifie défendre son point de vue d'une situation contre d'autres ;
c'est un enjeu, non seulement personnel et conceptuel, mais aussi politique.
Un dernier mot, cependant : aucune des possibilités
envisagées n'est, je pense, fondamentalement incorrecte, et aucune
d'entre elles n'apporte de solution complète et définitive.
Là aussi, tout est question de point de vue : le degré de
pertinence de l'un ou l'autre de ces modèles dépend, d'une part
du passage étudié, d'autre part de ce que nous cherchons, nous,
lecteurs de la Heimskringla. Du point de vue du sens
général de l'oeuvre, la figure 5, bâtie principalement
autour des observations de S. Bagge, est sans doute la plus satisfaisante ;
mais elle peut ne pas convenir à l'analyse de certains cas, qu'il me
semble trop aisé de classer simplement comme « hors-norme ».
De même, si la figure 6 correspond fort bien au dialogue entre
Óláf le Gros et Erling Skakki, ou aux « enjeux de
mémoire » autour de la bataille de Stiklestad, situations où
plusieurs points de vue se font concurrence, d'autres modèles, y compris
la figure 2, peuvent convenir à la lecture d'autres discours, par
exemple les Bersoglivísur, qui se rapprochent assez d'un miroir
princier, et disent en substance à Magnús le Bon : « tu
causes des dommages et pratiques la violence dans ton propre pays, ce qui est
mal ; un roi devrait plutôt maintenir les lois, assurer la paix et la
prospérité » 1. Mais les
Bersoglivísur, comme tout discours, sont elles-mêmes
issues d'une situation particulière, et d'un individu.
Limiter la guerre ?
Face à ces difficultés à
déterminer où, quand, comment et par quoi la « guerre »
commence ou a lieu, peut-être pouvons-nous essayer de trouver une autre
frontière à la guerre, en cherchant à déterminer
où et quand elle s'arrête ou se limite.
Épargner l'ennemi
Il est une chose qu'il est aisé d'oublier lorsque l'on
considère les guerres les plus proches de nous - et encore cette
impression est-elle sans doute issue d'une lecture globalement juste, mais peu
nuancée, de ces guerres : dans nombre de sociétés, de la
« guerre primitive » aux conventions de Genève, il existe un
certain nombre de pratiques qui restreignent la guerre et la violence.
L'existence dans la Heimskringla d'un « code d'honneur » a
déjà été fort bien discutée par S. Bagge
2, et je ne répèterai pas ici ses observations. Le
plus important à retenir pour le sujet qui nous occupe - épargner
l'ennemi - est le rôle de la parenté ; comme le dit S. Bagge, il
est une « règle » qui semble traverser la
Heimskringla et qui interdit de tuer un parent 3,
règle que nous avons déjà rencontrée dans les
discours de condamnation de l'adversaire. Cette règle, cependant, n'est
pas toujours respectée 4.
C'est, à mon sens, ce qu'il faut remarquer avant tout
dans les dynamiques de grið - c'est-à-dire de pardon, de
merci au sens médiéval et chevaleresque du terme - de la
Heimskringla : il ne s'agit pas
1 Ibid, pp. 552-554 (MG ch.16).
2 SVERRE H. BAGGE, Society and Politics in Snorri Sturluson's
Heimskringla, cit., pp. 164-168.
3 Mais non de le mutiler plus ou moins horriblement, comme le
fait Harald Gilli avec son demi-frère Magnús l'Aveugle, à
qui il fait crever les yeux, trancher un pied, et couper les testicules. SNORRI
STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of Norway, cit., p. 723
(MB.HG ch.8).
4 SVERRE H. BAGGE, Society and Politics in Snorri Sturluson's
Heimskringla, cit., p. 166.
tant de règles absolues que de tendances,
traversées par un certain nombre de facteurs explicatifs et de
circonstances. Remarquons, tout d'abord, que l'acte d'épargner un ennemi
a un fort lien avec l'idéal de générosité
matérielle 1 ; il arrive d'ailleurs que les deux processus,
grið et dons, se combinent 2. Ce qui permet de
comprendre une première fonction du grið : se faire des
amis et alliés d'anciens ennemis, ce qui n'est que logique si l'on
considère l'une des principales nécessités, sinon la
nécessité première dans la Heimskringla -
acquérir davantage de soutien, et par là, davantage de poids et
de pouvoir. L'on pourrait penser que c'est aussi un moyen de refermer les
blessures, les ruptures causées par une guerre au sein d'une
société ; mais cet aspect est peu présent dans la
Heimskirngla. D'une part, là encore, le cadre national
apparaît inadéquat pour étudier les conflits qui la
traversent : Vagn Ákason, dont je viens de citer l'exemple, est un
Jómsvíking venu de la Baltique, qui devient ami avec un prince
norvégien, avant de repartir vers le Danemark. D'autre part, même
si l'adversaire épargné ne devient pas un ami, il semble
être considéré comme lié à celui qui l'a
épargné, et, s'il combat à nouveau contre lui, cela peut
lui être reproché 3. Lr grið est donc
aussi un moyen de domination et de subordination, au moins autant chaînes
que points de suture, ce qui explique, sans doute, pourquoi certains dans la
Heimskringla refusent le grið offert par l'adversaire
4.
De plus, si, comme le remarque S. Bagge, l'on ne trouve
guère dans la Heimskringla de pratique de rançon, il y a
assurément des contreparties au grið. Tout d'abord, et cela
rejoint ce que nous venons de dire, dans les expéditions
évangélisatrices de rois tels qu'Óláf Tryggvason ou
Óláf le Gros, le baptême - qui apparaît
lui-même, dans ce contexte, comme une forme de soumission - peut
être la condition du grið, tandis que ceux qui le refusent
sont massacrés 5. Comme nous l'avons vu dans le cas des
« conquêtes par la terreur » de rois tels que Harald à
la Belle Chevelure ou Magnús aux Jambes Nues, le serment
d'allégeance peut suivre immédiatement le grið
6. Mais la contrepartie peut également être en
quelque sorte plus ponctuelle, et notamment prendre la forme de renseignements
donnés par ceux que l'on épargne 7 ; il est même un exemple
d'homme qui obtient d'être épargné après une
bataille en indiquant aux vainqueurs où son chef peut être
trouvé 8. Le grið peut même être
utilisé, sous forme de promesse, pour débaucher certains
combattants adverses ; ainsi, Erling Skakki, pour prendre le port de
Túnsberg au roi Hákon aux Larges Épaules, commence par
effrayer ceux qui le tiennent avec des navires-brûlots qui
répandent une épaisse fumée sur la ville, puis, lorsque
les habitants de la ville lui envoient une délégation, leur
promet de les épargner, ce qui provoque une désertion
immédiate de tous les habitants se trouvant parmi les troupes de
défense, puis une déroute générale des hommes du
roi Hákon 9. Pourtant, le même Erling Skakki,
secrètement contacté par la suite par certains hommes de son
adversaire Sigurð Sigurðarson qui cherchent à obtenir la
promesse d'être épargnés, impose à ce pardon des
conditions si drastiques que la cohésion des troupes de Sigurð en
est renforcée 10.
Ce qui nous amène à considérer les moments
où le grið est donné. Par excellence, bien
sûr, il suit la bataille ; une fois la victoire acquise, le vainqueur
peut se permettre, voire trouve intérêt, à
épargner l'adversaire. Néanmoins, comme le remarque S. Bagge,
même alors, le grið n'est pas toujours accordé
à
1 Ibid, p. 167.
2 Voir par exemple la manière dont le
Jómsvíking Vagn Ákason et le duc Eirík Hakonarson
deviennent « excellents amis » après la bataille de la baie de
Hjorunga ; SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., p. 185 (OT ch.42).
3 Ainsi du duc Hákon Eiríksson,
qu'Óláf le Gros avait, comme on l'a vu, capturé par ruse
et qui, bien plus tard, participe à l'expédition de Knút
le Grand contre la Norvège ; Ibid, pp. 451-452 Noter,
cependant, que le scalde Sigvat défend Hákon, et que Knút
le Grand remarque : « [...] il [Hákon] est un homme si
fidèle à sa parole que je ne crois pas qu'il jetterait une seule
lance sur le roi Óláf si jamais ils se rencontraient » (p.
479, OH ch.183).
4 Ibid, pp. 631-632 (
HHarð. ch.66) ; p. 818 (ME ch.40).
5 Ibid, p. 214 (OT ch.80).
6 Ibid, p. 675 (MB ch.8).
7 Ibid, p. 191 (OT ch.48).
8 Ibid, p. 747 (Ingi ch.11).
9 Ibid, pp. 791-792 (ME ch.3).
10 Ibid, p. 798 (ME ch.11).
tout le monde, et les chefs adverses, surtout, sont rarement
épargnés : ici encore, ils apparaissent comme des cibles
privilégiées, qu'il faut éliminer. Cependant, comme le
remarque S. Bagge 1, il ne s'agit pas d'une règle absolue, et
la situation particulière joue. Comme nous l'avons vu, certains, comme
Óláf le Gros lorsqu'il capture le jarl Hákon
Eiríksson 2, épargnent le chef adverse, souvent contre
une promesse de quitter le pays et de ne plus lever les armes contre celui qui
les a vaincus. Cependant, la perspective du grið peut être
considérée avant que la bataille ait lieu, comme le font les
hommes de Sigurð Sigurðarson. Certes, le cas est rare, mais il est
instructif. Juste avant la bataille de Stiklestad, Kálf Árnason,
qui constate le peu d'enthousiasme des autres grandes figures de l'armée
des boendr à assumer le commandement, observe : « Et
cependant, je sais qu'il y a des hommes dans son armée [celle
d'Óláf le Gros] sur lesquels je pourrais compter pour obtenir
quartier, si je le voulais » 3. Cela sonne comme une menace à
l'adresse de ses alliés, mais il me semble que c'est aussi à
mettre en lien avec le proverbe cité ailleurs par Snorri : « chacun
a un ami parmi ses ennemis » 4, afin de pointer l'existence de
ce qui est, à mon sens, une porte de sortie possible qui permet
d'éviter la bataille.
D'ailleurs, le grið peut également
représenter une porte de sortie pour celui qui le donne.
Óláf le Gros en offre un exemple, lorsqu'il doit faire face
à la rébellion menée par le hersir
Dala-Guðbrand : il affronte d'abord son fils, dont la troupe fuit
dès la première volée de javelots lancée par les
hommes du roi, et qui se trouve ainsi capturé par Óláf.
Óláf l'épargne alors, le garde avec lui quatre jours, puis
lui dit : « Retourne vers ton père et dis-lui que je serai
bientôt là » 5. Le fils conseille à
Dala-Guðbrand de ne pas affronter Óláf, conseil que le
père rejette ; mais, après avoir été effrayé
par un rêve prémonitoire, Dala-Guðbrand renvoie finalement son
fils à Óláf le Gros pour parlementer avec lui
6. En épargnant le fils, Óláf le Gros semble
donc avoir créé en lui l'équivalent de cet « ami
commun aux deux parties » qui intervient si souvent dans la
négociation entre deux adversaires, et réussi à
éviter une bataille contre Dala-Guðbrand.
Enfin, le grið peut intervenir pendant la
bataille. Nous en avons déjà vu un exemple avec l'attaque de
Túnsberg par Erling Skakki ; lors de la bataille finale entre le
même Erling Skakki et Hákon aux Larges Épaules, Snorri
relate que Hákon, sans y prendre garde, saute à bord d'un navire
ennemi. Se retrouvant isolé, « il alla trouver les
stafnbúar 7 [du navire d'Erling] et demanda le
grið ; et les stafnbúar l'acceptèrent parmi
eux et lui accordèrent le grið. [...] Alors Erling apprit
que le roi Hákon était sur son navire et que ses
stafnbúar l'avaient accepté parmi eux et
menaçaient de le défendre. Erling [leur] envoya un homme, avec
instruction de dire à ses stafnbúar de veiller à
ce que Hákon ne s'échappe pas, et également qu'il ne
voyait pas d'objection à accorder le grið au roi, si les
chefs [ríkismanna] le conseillaient, et qu'un arrangement
était trouvé entre les deux parties. Ses
stafnbúar, comme un seul homme, élevèrent la voix
pour approuver la décision. » 8 Néanmoins, alors que la
bataille continue, Hákon reçoit une blessure mortelle, dont
l'origine n'est pas précisée par Snorri. Autre exemple frappant,
l'aide apportée par Grégóríús à l'un
de ses adversaires, Ívar ; certes, cela a lieu après la bataille
de la rivière Göta älv, mais, pendant cette même
bataille, Grégóríús et Ívar avaient eu cet
étonnant échange : « Ívar lança un grappin
à vaisseaux sur Grégóríús, le touchant
à la taille, et tira Grégóríús vers le
plat-bord, mais le crochet glissa de son flanc. Ívar réussit
cependant presque à le tirer par-dessus bord.
Grégóríús ne reçut qu'une blessure
légère, car il portait un plastron [spangabrynju].
Ívar s'adressa à lui, criant qu'il avait une armure robuste.
Grégóríús répondit, disant qu'au vu de la
manière dont lui [Ívar] y allait [svo um búa að
þess], il en avait bien besoin, et qu'elle
1 SVERRE H. BAGGE, Society and Politics in Snorri Sturluson's
Heimskringla, cit., pp. 166-167.
2 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., pp. 265-266 (OH ch.30).
3 Ibid, p. 508 (OH ch.220).
4 Ibid, p. 393 (OH ch.123).
5 Ibid, pp. 370-371 (OH ch.112).
6 Ibid, pp. 371-372 (OH ch.112).
7 Les « hommes du gaillard d'avant », troupe
d'élite, le gaillard d'avant étant le lieu où l'essentiel
du combat se déroule lors d'une bataille navale.
8 Ibid, p. 795 (ME ch.7).
n'était pas trop épaisse. » 1 Snorri semble
lier, en le relatant dans un même chapitre, cet échange de
compliments à l'aide apportée par
Grégóríús à Ívar, après quoi
« ils furent amis » - ce qui ne les a pas empêchés,
précédemment, de s'affronter rudement. À cet
épisode, il faudrait cependant opposer les nombreux combats furieux au
sujet desquels Snorri mentionne qu'il « n'était pas aisé
d'obtenir le grið », ou pour lesquels des ordres sont
donnés de n'épargner personne 2.
Ces exemples suggèrent assez bien, me semble-t-il,
qu'il y a une double dimension au grið, comme d'ailleurs à
de si nombreux éléments dans la Heimskringla. D'une
part, il s'agit d'un choix stratégique ou politique, qui peut
présenter un certain nombre d'avantages mais aussi un certain nombre
d'inconvénients - notamment celui de laisser en vie quelqu'un qui
pourrait encore être un danger par la suite - et donc un
élément utilisé selon la situation. D'autre part, dans
certains passages - par exemple l'épisode impliquant Hákon aux
Larges Épaules et les stafnbúar d'Erling Skakki - semble
apparaître une pression pour que le grið soit
accordé, aux dépends des intérêts du vainqueur.
Néanmoins, les raisons de cette pression ne sont pas claires. S'agit-il
d'un « sens de l'honneur », ou d'un sens du prestige, voire d'un sens
politique ? Les stafnbúar d'Erling auraient-il pu agir ainsi
à cause du prestige qu'il y aurait pour eux à « accepter
parmi eux » un roi, et à imposer leur volonté à leur
chef Erling quant au sort de ce roi 3 ? Il me semble bien
périlleux de porter un jugement sur l'« hypocrisie » ou la
« sincérité » de ceux qui demandent ou accordent le
grið, et plus pertinent de conclure, suivant S. Bagge et
l'impression générale donnée par Snorri dans la
Heimskringla, qu'il y a là un mélange inextricable de
raisons et de motivations ; tenter de distinguer parmi elles et de les
expliquer de manière univoque, dans une direction ou dans l'autre,
amènerait, je pense, à un contresens.
Il est d'ailleurs un dernier point à considérer
si l'on cherche à déterminer à quel point le
grið est une norme socio-culturelle ou un outil stratégique
: l'aspect spectaculaire, et discursif, qu'il revêt. Les scaldes, par
exemple, donnent parfois volontiers une image positive de la dureté d'un
prince envers ses adversaires 4, tandis qu'ils ne semblent pas
mettre en valeur le grið lorsqu'il est accordé, et il
existe un exemple de scalde moquant ceux qui ont demandé quartier
5. Cela est assez cohérent avec les tendances épiques
et louangeuses que la poésie scaldique manifeste souvent - mais pas
automatiquement - lorsqu'elle traite de la guerre. Mais la poésie
scaldique est aussi et surtout un outil de propagande princière. L'on
peut donc se demander s'il n'y a pas là une tentative de donner du
prince une image redoutable, une image d'adversaire à craindre, afin de
parvenir à cette belle synthèse qui marque le portrait
d'Óláf Tryggvason : « Lorsqu'il était en
colère, il était fort cruel, infligeant des tortures à ses
ennemis. [...] Pour ces raisons il était aimé par ses amis et
craint par ses ennemis. Et il eut autant de succès, parce que certains
faisaient selon sa volonté par amitié et bonne volonté, et
d'autres, à cause de la crainte qu'ils avaient de lui. » 6 Nous
revenons ainsi à l'éternelle question : les massacres d'ennemis -
ou, d'ailleurs, les dons de grið - ont-ils eu lieu ? Là
encore, croire à un vaste mensonge serait sans doute très
exagéré, et l'image générale que donne Snorri de la
question est loin d'être improbable - d'où, peut-être, le
risque qu'il y a à la suivre.
Quant aux discours sur le grið que Snorri
présente au cours de la Heimskringla, ils sont nuancés
et variés, et la propre position de Snorri, bien difficile à
déterminer. S. Bagge relève la phrase adressée par Erling
Skakki à son fils le roi Magnús Erlingsson : « tu ne
gouverneras pas en paix ton royaume si tu ne cèdes qu'aux conseils de
clémence » 7, et observe que « quoiqu'Erling
était plus dur que la
1 Ibid, p. 775 (
HHerð. ch.10).
2 Ibid, p. 182 (OT ch.41) ; p. 466 (OH ch.176) ; p. 627 (
HHarð. ch.63) ; p. 745 (Ingi ch.10) ;
p. 747 (Ingi ch.11).
3 Cf. également le passage dans lequel quelqu'un affirme
que la chose la plus remarquable qui ait été faite par
Hákon Ívarsson dans la bataille de la rivière Níz
est d'avoir sauvé la vie du roi adverse ; Ibid, p. 633 (
HHarð. ch.69).
4 Par exemple : « La flotte du jarl Svein,
défaite / se retira - grand fut le carnage, / avant que le roi aux yeux
perçants donne / quartiers aux guerriers ». Ibid, p. 566
(MG ch.30).
5 Ibid, p. 607 (
HHarð. ch.35).
6 Ibid, p. 218 (OT ch.85).
7 Ibid, p. 815 (ME ch.35).
moyenne avec ses adversaires, ce conseil correspondait sans
doute avec les pratiques habituelles » 1. Néanmoins, Snorri note
peu après : « il [Erling] était considéré
comme assez cruel et dur. La principale raison de cela était qu'il ne
donnait qu'à peu, parmi ses ennemis, la permission de demeurer dans le
pays, malgré leurs demandes de clémence ; et pour cette raison,
beaucoup se ralliaient à des bandes lorsqu'il s'en formait contre lui.
» 2 La paix du royaume semble alors être compromise par le manque de
clémence. En fait, la position de Snorri semble être ici la
même qu'ailleurs : il n'est pas de règle absolue en matière
de stratégie et de politique ; tout est question de situation ;
plusieurs points de vue sont possibles, plusieurs combinaisons.
La plus belle illustration de cela se trouve, à mon
sens, dans un type quelque peu particulier de clémence : la
clémence pour raisons religieuses, qui ne concerne plus, ici, des
personnes particulières, mais porte sur la décision de ne pas
dévaster une région, de ne pas causer tort à ses
habitants, pour des motifs religieux. La chose est relativement rare dans la
Heimskringla, mais, lorsqu'elle intervient, elle est fort
intéressante. Ainsi, immédiatement après son baptême
par un hermite, Snorri dit d'Óláf Tryggvason : « À
l'automne, Óláf fit voile des îles Scilly jusqu'en
Angleterre, et jeta l'ancre dans quelque port. Il se comporta pacifiquement,
car l'Angleterre était chrétienne, et lui aussi était
chrétien » 3. Conversion remarquable, si l'on
considère qu'avant son baptême, Óláf Tryggvason
était décrit comme un viking fort actif. Mais, à la fin du
même chapitre, Snorri écrit :
Une fois, Óláf était en Irlande, pour
quelqu'expédition guerrière [herferð], avec sa
flotte. Et lorsqu'ils eurent besoin de faire un raid sur la côte
[strandhöggva], certains hommes allèrent à terre et
conduisirent un grand nombre de bêtes jusqu'à la côte. Alors
un fermier courut après eux et pria Óláf de le laisser
reprendre les vaches qui étaient à lui, et Óláf lui
dit qu'il pouvait avoir ses vaches s'il les reconnaissait, « mais ne nous
retarde pas ». 4
Certes, le registre est quelque peu différent d'un
pillage viking habituel : Snorri évoque le « besoin » des
hommes d'Óláf Tryggvason, et ce dernier montre quelque
clémence. Il n'empêche que, comme le dit le texte de Snorri, c'est
bien un strandhögg qu'Óláf Tryggvason et ses hommes
pratiquent, un coup de main sur la côte et les troupeaux qui y paissent -
vieille méthode viking de vivre sur le pays - et ce, dans le cadre d'une
« expédition guerrière » en Irlande. Or, ce pays n'a
aucune raison, à cette époque, d'être moins chrétien
que l'Angleterre...
Autre exemple parlant, celui du roi Valdamar de Danemark, qui,
s'estimant lésé par Erling Skakki et le roi Magnús
Erlingsson, entreprend une expédition contre la Norvège :
Ce printemps, au Danemark, le roi Valdamar rassembla une
grande flotte, et avec elle, fit voile vers le nord, vers Vík
[région qui lui avait été promise, mais dont les habitants
refusent de devenir ses sujets]. Dès qu'il arriva dans les domaines du
roi de Norvège, les boendr s'assemblèrent en grandes
masses. Le roi avança pacifiquement et calmement, mais dès qu'ils
approchaient de la côte, des gens leur tiraient dessus, même s'ils
n'étaient qu'un ou deux, et les Danois comprirent donc quelle
complète hostilité les habitants avaient envers eux. À
présent, lorsqu'ils arrivèrent à Túnsberg, le roi
Valdamar fit tenir une assemblée sur le mont Haugar, mais presque
personne ne vint de la campagne [environnante]. Alors le roi Valdamar parla
comme suit : « Il est aisé de voir que tous les habitants de ce
pays sont contre nous. À présent, nous avons deux alternatives :
l'une est de dévaster ce pays et de n'épargner bête ni
homme ; l'autre, de retourner vers le sud sans avoir rien accompli. Et je suis
plutôt d'avis de faire voile vers la Baltique et les terres
païennes, qui sont nombreuses, et de ne tuer aucun chrétien ici,
quoiqu'ils l'aient amplement mérité. » Mais tous les autres
étaient impatients de piller. Néanmoins le roi prévalut,
et ils retournèrent donc vers le sud. Cependant, ils pillèrent
amplement dans les îles extérieures et partout, lorsque le roi
n'était pas présent. 5
1 SVERRE H. BAGGE, Society and Politics in Snorri Sturluson's
Heimskringla, cit., p. 166.
2 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., p. 816 (ME ch.37).
3 Ibid, p. 171 (OT ch.32).
4 Ibid, p. 172 (OH ch.32).
5 Ibid, p. 810 (ME ch.27).
Il semble ici que l'argument religieux soit utilisé
dans un cadre bien précis : une situation stratégique peu
idéale, qui peut laisser prévoir à Valdamar qu'il ne
parviendra pas à conquérir ni surtout à tenir la province
qui lui a été promise, au vu de l'« hostilité
complète des habitants ». L'idée de ne pas tuer de
chrétiens - qui, généralement, ne semble arrêter
personne dans la Heimskringla - est donc invoquée aussi pour
« couvrir » cette retraite et la justifier, la rendre recevable, tout
comme en d'autres circonstances, l'idée qu'il est honteux
d'éviter la bataille peut entrer dans la rhétorique d'un
locuteur- acteur, si cela correspond à sa situation et à ses
objectifs 1.
Faire la paix
Aucune étude de la guerre ne peut se passer tout
à fait d'un examen des pratiques de paix. Il est, en vieil-islandais, un
mot qui désigne assez bien ce que nous appelons « paix » :
friðr, « paix », mais aussi «
sécurité personnelle, inviolabilité », «
tranquillité, repos », « amour, amitié »
2. Avec ce terme vont un verbe, friða, « faire la
paix, pacifier », et, comme souvent, une série de mots
composés, comme friðkaup, « achat de la paix »
3, et friðland, « pays de paix »,
désignant un accord entre un chef d'expédition et une puissance
locale, l'un promettant de ne pas piller dans un pays, l'autre lui accordant le
libre usage des ports de ce pays 4. Il faut également
signaler le mot de sætt : « réconciliation, accord
» (qui intervient également sous la forme sátt,
moins courante), le verbe sætta, « réconcilier
», et le nom sættir, « réconciliateur »
5. Mais les mots de « paix » interviennent peu dans la
Heimskringla : friðr lui-même y est utilisé
soixante-quinze fois, ce qui est notable certes, mais suppose une
fréquence bien moindre que celle des « mots de guerre » que
nous avons évoqués plus haut. Sætt/sátt est
certes plus courant - 106 occurrences - et le verbe sætta l'est
presque autant. Quant au verbe friða, il est rare ; les mots
composés à partir de friðr qui apparaissent sont
tous des hapax ou presque, et ceux qui le sont à partir de
sætt/sátt sont à peine plus
courants. Le seul qui ressort un tant soit peu est
sáttmal, « paroles de réconciliation », qui
intervient vingt fois.
L'impression générale qui ressort de la
Heimskringla est, à mon sens, que la paix n'est pas tant un
état « normal » qu'un état « par défaut
», et, finalement, peu digne d'attention ; là encore, les soixante
ans de règne d'Óláf le Calme résumés en huit
courts chapitres sont révélateurs. Non pas que la paix soit
honnie, comme nous l'avons vu ; mais elle est rarement évoquée,
sauf lorsqu'elle existe pour une période particulièrement longue
- comme pendant le règne d'Óláf le Calme, ou dans le cas
de la mythique « paix de Fróði » 6 - auquel cas elle est
évoquée de manière positive, mais sans que soient
donnés beaucoup de détails. Les périodes de paix seraient
ainsi, par excellence, ce « temps vide » entre les
événements - à savoir, par excellence, les conflits
7. Quant au sens à donner à cette tendance à
considérer la paix comme un état « par défaut »,
qu'il est inutile de préciser, il est difficile à
déterminer. Faut-il y voir l'expression d'une normalité de la
paix, ou au contraire l'idée que ce n'est pas la paix qui est
intéressante, instructive, problématique, capitale dans
l'existence d'une société enfin, mais les conflits ? À
aucun moment de la Heimskringla Snorri ne prend clairement parti dans
le fameux débat sur « l'état naturel » de l'Homme -
pacifique ou belliqueux. Là encore il semble surtout s'en tenir,
stylistiquement, à la neutralité et à une absence
générale du « je », et globalement dans son choix des
événements rapportés et de leur ordonnancement, à
un relativisme empli de nuances. Si l'on
1 « La norme voulant qu'il est honteux de se retirer
d'une bataille ne doit donc pas être prise trop sérieusement ; il
s'agit plutôt d'un élément rhétorique qui peut
être invoqué lorsqu'il convient. » SVERRE H. BAGGE,
Society and Politics in Snorri Sturluson's Heimskringla, cit., p.
166.
2 RICHARD CLEASBY; GUDBRAND VIGFÚSSON, An
Icelandic-English dictionary, cit., p. 173.
3 Évoqué une fois, dans une strophe de
poésie scaldique : SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the
Kings of Norway, cit., p. 401 (OH ch.131).
4 Il y en a trois exemples dans la Heimskringla : Ibid,
p. 221 (OT ch.89) ; p.259 (OH ch.20) ; p. 618 (
HHarð. ch.54).
5 RICHARD CLEASBY; GUDBRAND VIGFÚSSON, An
Icelandic-English dictionary, cit., p. 619.
6 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., pp. 13-14 (Yngl. ch.10).
7 Pour une discussion du concept de temps et de chronologie chez
Snorri, cf. SVERRE H. BAGGE, Society and Politics in Snorri Sturluson's
Heimskringla, cit., pp. 49-5 0 ff.
étudie le début de la Heimskringla, les
trois premières figures royales de l'oeuvre - Óðinn,
Njörð et Freyr - ne semblent pas dire autre chose que « la «
guerre » comme la « paix » font partie de la politique des
princes, de leur pouvoir, et de l'histoire de leurs règnes ». Il
n'est guère possible d'aller plus loin.
En dehors de ces considérations globales, cependant, il
est un type de paix qui ne fait pas partie du « temps vide », et
n'existe pas « par défaut » : la paix conclue pour terminer
une guerre ou une querelle. En fait, c'est surtout sous cette forme que la
« paix » ou la « réconciliation » est
mentionnée dans la Heimskringla. Le processus exact, par
contre, n'en est pas souvent détaillé, aussi n'y a-t-il pas
beaucoup de choses à dire sur les pratiques de paix à partir du
texte de Snorri. Une observation, cependant, est importante à noter :
les paix, tout comme les guerres, se font entre personnes, la seule exception
à cette observation étant les « paix » - en fait les
soumissions - ayant lieu entre un prince et une province rebelle. Mais il ne
s'agit, justement, pas vraiment d'une paix - et l'on pourrait également
arguer que la Heimskringla suggère souvent, comme nous l'avons
vu lors de la conquête de l'Orkadalr par Harald à la Belle
Chevelure 1, que la soumission d'une région est avant tout
marquée par celle, personnelle, des principaux magnats de cette
région.
L'une des « conférences de paix » les plus
détaillées de la Heimskringla, qui a lieu entre Harald
le Sévère et le roi Svein de Danemark, le suggère bien. En
voici le processus : des « messages et des émissaires furent
échangés entre la Norvège et le Danemark, de par
l'intention qu'avaient à la fois les Norvégiens et les Danois de
parvenir à une paix [frið] entre eux et à une
réconciliation [sætt], ce à quoi ils priaient les
rois d'agréer » 2. Ceci, après un conflit assez
long, dont il est difficile de dire s'il est ouvert par les expéditions
de pillage de Harald dans le Jutland 3 ou par le défi
lancé par Harald à Svein de lui livrer bataille « de telle
sorte que l'un d'entre eux ait les deux royaumes » 4 - peut-être
l'acte qui, dans la Heimskringla, ressemble le plus à une
déclaration de guerre formelle. Une rencontre est arrangée entre
les deux rois, sur la frontière entre leurs domaines, à laquelle
chacun se rend accompagné d'une imposante force. Mais, à peine
commence-t-on à parler de paix que, d'un côté et de
l'autre, l'on se plaint des dommages infligés par l'adversaire.
Finalement, les plus éminents et plus sages personnages
intervinrent. Alors une réconciliation [sætt] fut
amenée entre les deux rois, de telle sorte que Harald aurait la
Norvège, et Svein, le Danemark, suivant les frontières qui
avaient précédemment existé entre la Norvège et le
Danemark. Aucun ne paierait de compensation à l'autre. Les incursions
cesseraient, et celui qui avait fait des gains [par le pillage] les
conserverait. Et la paix durerait aussi longtemps qu'ils [Harald et Svein]
vivraient. Cet accord fut confirmé par des serments. Les rois
échangèrent des otages [...]. 5
Notons enfin que cette paix - et c'est, là aussi,
exceptionnel - fait l'objet d'un poème scaldique, qui loue l'entreprise
et critique ceux dont « l'obstination » retarde un accord entre les
rois.
Il y a ici de nombreux éléments notables, mais,
étant donné que ce processus de paix est le plus
détaillé de la Heimskringla, il n'est pas toujours
possible de dire s'ils sont habituels ou normaux - ainsi de la rencontre
à la frontière. Le recours à des otages, par contre,
intervient assez souvent dans la Heimskringla, qu'il soit
bilatéral ou unilatéral ; il peut servir, comme ici, de garantie
supplémentaire aux serments 6 - qui sont, eux aussi, assez courants - ou
de gage de soumission, dans le cas de la réduction - et de la conversion
forcée - d'une province rebelle 7. La Heimskringla
ne donne hélas
1 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., pp. 63 (
HHárf. ch.5-6).
2 Ibid, p. 634 (
HHarð. ch.71).
3 Ibid, p. 621 (
HHarð. ch.58).
4 Ibid, p. 622 (
HHarð. ch.59).
5 Ibid, p. 636 (
HHarð. ch.71).
6 En un sens, c'est même la première pratique de
paix qui apparaît dans la Heimskringla, puisque l'échange d'otages
est évoqué au sujet de la fin de la guerre entre les Æsir
et les Vanir, les deux peuples ou familles de dieux. Ibid, p. 8 (Yngl.
ch.4).
7 Ibid, p. 208 (OH ch.69).
guère de détails sur ces otages ; il semble
souvent s'agir des fils des personnages impliqués 1. Des
destinées futures apparaissent pour deux de ces otages seulement, et
elles sont fort dissemblables : Skjálg, fils d'Erling Skjálgsson,
qui semble être pris par Óláf le Gros auprès de lui
comme gage de réconciliation avec Erling 2, avertit peu de
temps après son père de la capture d'Ásbjorn par
Óláf, comme nous l'avons vu 3 ; par contre,
Níkolás, fils de Sí mun Skalp, est tué peu
après sa prise en otage, à la faveur d'une bataille, apparemment
par ceux-là même qui l'avaient capturé 4.
Les règlements frontaliers apparaissent ailleurs dans
la Heimskringla, mais ils sont loin d'être courants ; l'objectif
le plus répandu dans la Heimskringla est d'éliminer un
adversaire et, le cas échéant, de s'emparer de la totalité
de son territoire, ou d'installer à la tête de ce dernier un
allié politique plus ou moins vassalisé. Là encore, la
dimension personnelle des conflits pointe, tout comme dans la paix jurée
pour aussi longtemps que les rois impliqués vivront 5. Nous
pouvons néanmoins signaler, pour avoir un aperçu de la
diversité des méthodes employées pour parvenir au
règlement d'un conflit territorial, l'étrange épisode au
cours duquel Óláf le Gros, roi de Norvège, et son homonyme
Óláf de Suède jouent une île aux dés
6, ou l'habile solution trouvée par Erling Skakki à la
querelle, que nous avons déjà évoquée, avec
Valdamar de Danemark : lui accorder la province norvégienne initialement
promise, mais se faire nommer jarl de cette province et la tenir au
nom du roi de Danemark 7.
Néanmoins, le point le plus important à retenir,
le moyen d'intercession si courant dans la Heimskringla qu'il en est
presque une institution, est l'intercession de personnages, ici «
éminents et sages », mais qui sont le plus souvent qualifiés
d'« amis communs » aux deux parties, et qui négocient un
accord. Je ne m'étendrai pas sur ce processus de régulation, sur
lequel Snorri donne d'ailleurs peu de détails, sinon que, bien souvent,
l'intercesseur offre une compensation au nom de l'une des parties, pratique
qui, là encore, rappelle les sagas dites islandaises. Cette compensation
peut prendre une forme monétaire ou celle de l'octroi d'un titre. Enfin,
il est une forme de compensation honorifique qui est aussi un gage de paix, et
plus globalement une pratique de réconciliation fort répandue :
un mariage unissant les familles des deux parties. Il serait fastidieux de
citer tous les exemples dans lesquelles ces pratiques interviennent, mais elles
sont bien combinées par l'un des cas d'intercession les plus
détaillés de la Heimskringla, celle entreprise par Finn
Árnason entre Harald le Sévère et Hákon
Ívarsson pour le meurtre d'Einar Þambarskelfir, exemple d'autant
plus intéressant que, dans un premier temps, l'accord
négocié n'est pas respecté, et que le règlement du
conflit se fait donc en deux temps 8.
Par ailleurs, il me semble important de relever que
l'expression utilisée ici au sujet des « plus éminents et
plus sages personnages », ainsi que les strophes de poésie
scaldique qui accompagnent ce passage et critiquent les « hommes qui ne
cessent de se quereller », peuvent donner l'impression que la paix est le
désir des sages. Impression qui pourrait être renforcée par
l'association souvent faite entre la paix et la prospérité, comme
nous l'avons déjà vu, mais aussi entre la paix et l'oeuvre
législatrice d'un prince 9, associations par lesquelles
Snorri peut sembler dire que « la paix, c'est l'ordre ». Il est
certain qu'à lire Snorri, la paix donne l'occasion à un prince
d'ordonner son pays - quoique la violence, comme nous l'avons vu, reste un
excellent moyen d'imposer la soumission. Mais, je le souligne à nouveau,
la paix pour Snorri reste surtout, à mon sens, un moyen politique ; et
elle est également un moyen de victoire. Tout comme le
grið, la paix peut tout à fait avoir quelque chose de
violent ; elle peut être
1 Ibid, p. 189 (OT ch.47) ; p. 368 (OH ch.111) ; p. 794
(ME ch.6).
2 Ibid, p. 377 (OH ch.116).
3 Ibid, p. 383 (OH ch.118).
4 Ibid, p. 795 (ME ch.7).
5 Déjà pratiqué entre Magnús le Bon,
roi de Norvège, et Horða-Knút, roi de Danemark ;
Ibid, p. 543 (MG ch.6).
6 Ibid, p. 350 (OH ch.94).
7 Ibid, p. 812 (ME ch.30).
8 Ibid, pp. 612-616.
9 Ibid, pp. 104 (HG ch.11) ; p. 554 (MG ch.16) ; pp.
664-665 (OK ch.2).
imposée, fort loin du rapport d'égal à
égal dont le traité entre Harald le Sévère et Svein
de Danemark donne l'image.
Nous avons déjà rencontré l'exemple
d'Erling Skjálgsson menaçant assez clairement, quoiqu'à
mots couverts, Óláf le Gros : « à présent, je
ne te cacherai pas mes intentions : à savoir, que nous nous
séparions réconciliés, et si ce n'est pas le cas, je ne
pense pas que je prendrai le risque de te rencontrer à nouveau »
1. Techniquement, Erling s'était déjà
réconcilié avec Óláf le Gros 2 ; il est clair que,
par cette nouvelle réconciliation, il veut en fait entériner la
grâce d'Ásbjorn Selsbani, qu'il est venu obtenir « avec une
armée ». Cela montre un aspect discret, mais important de ces
réconciliations : quoiqu'elles soient faites entre personnes, elles
semblent avoir une force qui va au-delà de la seule bonne volonté
des contractants - car sinon, Erling n'aurait aucune raison de vouloir
extorquer à Óláf le Gros une « réconciliation
» derrière laquelle il y aurait de toute évidence fort peu
de sincérité, et même bien plutôt de
l'animosité. Nous avons déjà vu qu'un certain nombre de
gages de paix étaient utilisés ; mais il y a plus, car en
l'occurrence, Snorri mentionne qu'Erling donne à Óláf le
Gros « des assurances » - sans précision - mais le contraire
n'est pas mentionné, alors que c'est plutôt Erling qui aurait
besoin d'assurances contre une éventuelle vengeance
d'Óláf. Quoique Snorri ne le dise pas explicitement, il y a sans
doute là le rôle d'un regard social sur la réconciliation,
une attente qu'elle soit tenue une fois conclue ; notamment de la part de ceux
qui se sont entremis entre les parties, et ont ainsi engagé leur
crédibilité. La fureur de Finn Árnason le suggère
bien, lorsqu'il constate que Harald le Sévère refuse de faire en
sorte que la réconciliation négociée par Finn entre lui et
Hákon Ívarsson aboutisse 3.
Finalement, il semble que l'on puisse conclure sur les paix de
la même manière que pour le grið. Comme le
grið, la paix est un outil politique et stratégique. Elle
signifie, certes, mettre un terme - au moins provisoire - à la violence
; mais les implications de cela sont vastes, et cela peut en fait vouloir dire,
comme dans la querelle entre Óláf le Gros et Erling
Skjálgsson autour d'Ásbjorn Selsbani, forcer l'autre à
renoncer à la violence, après que l'on ait fait des gains et
alors que l'on se trouve en position de force. En ce sens, la paix peut
être un moyen de victoire, l'ultime coup à porter pour exploiter
et consolider l'utilisation de la violence que l'on a faite auparavant. Comme
le grið, elle est un choix ; cet aspect est bien mis en
lumière par l'argumentaire de Finn Árnason persuadant
Hákon Ívarsson de ne pas se soulever contre Harald le
Sévère : « alors Finn démontra à Hákon
que la meilleure alternative pour lui était de retirer du roi autant
d'honneur qu'il voudrait lui-même lui demander, plutôt que de
risquer un soulèvement contre le roi à qui il était
lié par allégeance ; car il pourrait être vaincu - «
et en ce cas, [dit Finn,] tu auras perdu et tes biens et ta vie. Mais si tu
vaincs le roi Harald, tu seras appelé traître à ton roi
» 4. Formidable et inextricable mélange, encore et
toujours, d'arguments de principe et d'arguments pragmatiques, et remarquable
opposition entre les risques du soulèvement et les gains à
retirer d'une négociation aussi serrée que possible.
Enfin, étant, justement, un choix, la paix est loin
d'être un passage obligé, pas plus qu'elle ne présente,
comme nous l'avons vu, un aspect uniforme. Nombre de conflits dans la
Heimskringla se terminent sans paix formelle. D'une part, il peut y
avoir victoire totale de l'une des parties, auquel cas, comme le signale S.
Bagge 5, le ralliement au vainqueur se fait
généralement aisément, sans qu'il soit besoin d'y mettre
les formes. D'autre part, un arrêt dans les combats - quelle qu'en soit
la raison - peut amener une paix par défaut, qui n'a rien de stable,
mais semble pouvoir tout à fait remplacer une paix
négociée. Ainsi, Snorri mentionne ceci, après que les rois
Eystein et Sigurð Haraldsson se sont ligués contre leur frère
Ingi et que Sigurð a été tué :
Des hommes s'entremirent entre eux [Eystein et Ingi] pour amener
une réconciliation. Mais
Grégóríús voulait les [Eystein et ses
hommes] attaquer, disant que les choses n'iraient pas en
1 Ibid, p. 386 (OH ch.120).
2 Ibid, p. 377 (OH ch.116).
3 Ibid, p. 615 (
HHarð. ch.48).
4 Ibid, p. 614 (
HHarð. ch.47).
5 SVERRE H. BAGGE, Society and Politics in Snorri Sturluson's
Heimskringla, cit., pp. 96-97.
s' améliorant [...]. Cependant, beaucoup y
étaient opposés, et rien ne fut fait. Le roi Eystein retourna
vers l'est, à Vík, et le roi Ingi fit voile jusqu'à
Trondheim ; et il y eut une sorte de paix [sáttir] entre eux,
quoiqu'ils ne se rencontrèrent pas en personne. 1
Il faut d'ailleurs remarquer que les paix
négociées ne sont pas forcément plus stables, loin de
là, surtout si elles vont à l'encontre des intérêts
de l'une des parties impliquées, voire des deux : ainsi de la lutte sans
cesse reprise entre Óláf le Gros et Erling Skjálgsson. Ce
qui explique que, tout comme l'on refuse dans certains cas d'accorder le
grið, certains semblent ne pas prendre le risque de faire la paix
avec un adversaire considéré comme trop dangereux :
décision dont nous avons déjà vu un bel exemple dans la
manière dont Harald le Sévère, sous prétexte de
négocier, attire Einar Þambarskelfir dans un guet-apens et le tue
2.
La paix et le grið ne sont pas à opposer
à la guerre et à la violence, ou à voir en tant que seules
limites. Il s'agit bien plutôt de seuils de la violence : des limites,
certes, des passages à une relation autre, mais aussi des
mécanismes qui peuvent tout à fait se combiner à celui de
la violence pour le faire aboutir, le poursuivre, le consolider. En somme, de
nouvelles pièces de Meccano dans le jeu d'un locuteur-acteur, dont
l'utilisation n'est pas obligatoire, et ne suppose pas forcément une
stabilité de longue durée. Néanmoins, certaines paix, nous
l'avons vu, peuvent être jurées à vie - il y en a deux
exemples dans la Heimskringla, et dans les deux cas, elles sont
tenues. Certaines réconciliations ont une véritable
pérennité ; celle entre Óláf le Gros et Einar
Þambarskelfir en offre un intéressant exemple 3. Elle
dure pendant tout le règne d'Óláf ; Einar ne s'allie avec
les ennemis d'Óláf qu'après la première
défaite d'Óláf le Gros. À ce moment, Einar se joint
à son beau-frère le jarl Hákon Eiríksson,
qui tient la Norvège au nom de Knút le Grand, et il est alors
séduit par les généreuses promesses que lui fait
Knút 4. Mais, lorsqu'Óláf le Gros revient en
Norvège pour tenter de reconquérir sa couronne, Einar ne se joint
pas aux si nombreux magnats qui s'opposent à lui. Snorri écrit,
après la chute d'Óláf le Gros, que l'on commence à
appeler saint Óláf : « Einar Þambarskelfir ne
s'était pas joint à la rébellion contre le roi
Óláf, et de cela il se vantait. Einar avait soin de se souvenir
du fait que Knút lui avait promis la Norvège en duché, et
aussi que le roi n'avait pas tenu sa promesse. Einar fut le premier parmi les
hommes d'influence [ríkismanna] à soutenir la
sainteté du roi Óláf. » 5 L'on notera cependant
l'importance, là encore, de l'intérêt personnel dans la
conduite d'Einar...
Faut-il pour autant dire que tous ceux qui font ou veulent la
paix sont hypocrites ? Certainement pas. Cela tient plutôt à cette
double explication que Snorri semble se faire une règle de fournir :
raisons pragmatiques et raisons en quelque sorte bénévoles. Sans
que l'on puisse séparer les deux, d'ailleurs, car, comme le montre bien
le discours tenu par Finn Árnason à Hákon Ívarsson,
même si l'on peut, soi, être prêt à laisser de
côté tout motif de droit et d'honneur pour le
bénéfice de ses intérêts personnels, les autres,
ceux qui regardent les actions entreprises par quelqu'un et qui y
réagissent, risquent bien de ne pas omettre ces principes dans leurs
discours et leurs réactions. Que tous ces personnages soient
sincères ou non importe peu, et est d'ailleurs impossible à
déterminer ; toujours est-il qu'à lire la Heimskringla,
il semble que l'on ne puisse ignorer les principes, ou les valeurs
socioculturelles, bien que l'on puisse et même que l'on doive tenter de
les orienter et de les manipuler à son avantage.
L'intégration culturelle des pratiques
violentes
Le terme lui-même de « culture guerrière
», l'historiographie récente, et ce que nous avons
déjà dit laissent tout ensemble fortement douter que les
Scandinaves altimédiévaux aient eu, au sens essentiel
1 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., p. 763 (Ingi ch.28).
2 Ibid, p. 611 (
HHarð. ch.44).
3 Ibid, pp. 375-376 (OH ch.115).
4 Ibid, pp. 460-461 (OH ch.171).
5 Ibid, pp. 526-527 (OH ch.241).
du terme, une « culture guerrière ». Mais
avaient-ils des cultures guerrières, je veux dire par là ce que
les anglophones appellent des « sous-cultures », qui
caractériseraient ceux qui pratiquent la guerre et les distingueraient,
d'une manière ou d'une autre, du reste de la société ? La
question est importante si nous voulons déterminer la place de la guerre
dans une société, et la signification qu'elle y a. Je ne
répéterai pas ici ce que nous avons déjà vu sur des
idées telles que « mourir comme un homme », ou «
être habile aux armes », et la place juste, mais point
exagérée, qu'il fallait leur accorder ; je propose de nous
intéresser ici à des pratiques qui semblent être
véritablement le partage de certains groupes. Si cette question vient
tardivement, c'est qu'elle est difficile. Les catégories sociales ne
sont, pas plus que les nationalités, des cadres très
présents chez Snorri. À travers son texte centré sur les
personnalités puissantes, sur les grands, c'est surtout un point de vue
aristocratique qu'il donne, encore que cette idée soit à nuancer,
vu le rôle important joué par les boendr 1.
Cela ne signifie pas, pour autant, qu'il n'y ait rien à
dire. En-dehors des boendr, il est une catégorie qui
apparaît constamment, quoique secondairement, dans la
Heimskringla, et qui est très intéressante pour nous :
les vikings, c'est-à-dire ceux qui pratiquent des expéditions de
pillage et des actes de piraterie, des actions violentes donc, et des actions
violentes dont l'intégration sociale pose a priori bien des
problèmes. Or, c'est la seule catégorie sociale au sujet de
laquelle Snorri évoque des pratiques particulières. Notamment, il
explique au tout début de la saga de saint Óláf,
alors que ce dernier est adolescent encore et bien loin de la couronne de
Norvège, que les vikings ont une définition quelque peu
particulière d'un roi :
Lorsqu'Óláf prit le commandement du navire et de
l'équipage, les hommes lui donnèrent le titre de « roi
», car il était de coutume que les rois-guerriers
[herkonungar] participant à une expédition viking soient
appelés rois, s'ils étaient de naissance royale, même s'ils
n'avaient aucun territoire sur lequel gouverner. Hrani [le père adoptif
d'Óláf] tenait le gouvernail, c'est pourquoi certains disent
qu'Óláf était [seulement] un rameur. Néanmoins il
était roi de l'équipage. 2
Exemple, comme souvent, plein de subtilité : d'une part
l'on notera que la définition viking d'un « roi » n'est pas
sans lien avec la définition plus partagée de la royauté,
puisqu'elle concerne les personnes de naissance royale. D'autre part,
être « roi de l'équipage », sans avoir de territoire sur
lequel régner, est bien une notion qui semble tout à fait
particulière aux vikings, et paraît dire qu'ils n'ont pas le
même roi que les autres. Un autre exemple amène au même
distinguo :
Ce même été le roi Hjorvarð, qui
était appelé un Ylfing [famille royale scandinave], vint avec sa
flotte en Suède et jeta l'ancre dans le fjord appelé
Myrkvafjörðr. Lorsque le roi Granmar apprit cela, il lui envoya des
messagers, l'invitant lui et tous ses hommes à un banquet. Il accepta
cela, car il n'avait pas pillé dans le royaume du roi Granmar. [...]
C'était la coutume parmi ces rois qui résidaient sur leurs
propres terres ou prenaient place à des banquets qu'ils avaient
organisés que le soir, lorsque les coupes [à boire]
étaient distribuées, il faille boire deux par deux, par couples,
un homme et une femme, autant que possible, et ceux qui restaient devaient
boire de leur côté. Autrement, la loi viking
[víkingalög] voulait qu'aux banquets tous boivent
ensemble.
Le trône du roi Hjorvarð fut préparé
face à celui du roi Granmar, et tous ses hommes étaient assis sur
le banc. Alors le roi Granmar dit à Hildigunn, sa fille, de se tenir
prête à servir l'alcool [öl] aux vikings.
C'était une femme particulièrement belle. Elle prit une coupe
d'argent, la remplit, et, s'avançant devant le roi Hjorvarð, elle
dit : « Une santé à vous, les Ylfings, à la
mémoire de Hrólf Kraki [un roi viking semi-légendaire]
», et elle but la moitié de la coupe avant de la tendre au roi
Hjorvarð. Alors il saisit la coupe et sa main également, et dit
qu'elle devrait s'asseoir auprès de lui. Elle répondit que ce
n'était pas la coutume des vikings que de boire deux par deux avec les
femmes. Hjorvarð répondit que pour une fois, il ferait une exception
et ne suivrait pas les lois des vikings, mais boirait deux par deux avec elle.
Alors Hildigunn s'assit à son côté, et tous deux burent
ensemble et eurent beaucoup à se dire l'un à l'autre au cours de
la soirée. 3
1 Cf. SVERRE H. BAGGE, Society and Politics in Snorri
Sturluson's Heimskringla, cit., pp. 13 7-140.
2 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., p. 246 (OH ch.4).
3 Ibid, p. 40 (Yngl. ch.37).
Mis ensemble, ces deux passages résument à peu
près tout ce qu'il y a d'important à voir. Nous sommes bien en
présence de coutumes, et même d'une « loi », qui permet
aux vikings de se différencier, y compris lorsqu'ils sont en compagnie
d'autres personnes. Sans aller trop loin dans les conjectures
déterministes, ces coutumes semblent assez logiques : n'est-il pas assez
normal que des vikings partant en expédition éventuellement
lointaine veuillent avoir un « roi » avec eux alors qu'ils quittent
leur lieu de résidence ? De même, le monde viking étant un
monde masculin, il n'est que logique que leurs coutumes n'intègrent pas
de femmes. Mais d'un autre côté, ces vikings ne sont pas des
apatrides habités par une « contre-culture ». Leurs
références culturelles suivent, en les adaptant à leur
situation, celles de la société dont ils sont issus et dans
laquelle ils vivent encore. Car, faut-il le souligner, être viking, ce
n'est pas faire partie d'une caste, d'un ordre, ce n'est pas porter un titre ;
c'est pratiquer une occupation 1 - l'expédition de commerce et de
rapine, avec, chez Snorri en tout cas, un fort accent mis sur la rapine - et,
si certains semblent y consacrer une partie suffisante de leur vie pour
être qualifiés de « grands vikings » 2, pour
d'autres cette activité semble tout à fait occasionnelle...
Bien sûr, une activité telle que la piraterie,
pratiquée aussi bien à l'intérieur de la Scandinavie
qu'en- dehors, comme nous l'avons déjà vu, n'est pas sans
susciter des réactions hostiles - nous venons d'en citer une assez
parlante. Mais simultanément, les vikings, ou plutôt « ceux
qui se font, pour un temps, vikings », peuvent tout à fait
s'intégrer et être intégrés, comme leur
réception par le roi Granmar le montre bien, comme le montre aussi le
fait que l'on peut tout à fait utiliser des pratiques vikings pour le
bénéfice d'un roi en titre 3, et même en
étant roi soi-même, comme nous l'avons vu. La condition de cette
intégration nous est bien donnée par l'extrait cité
ci-dessus : ne pas avoir pillé sur les terres de celui que l'on
rencontre !
Comme tant d'autres groupes sociaux ou «
catégories professionnelles », si l'on me pardonne l'anachronisme,
les vikings ont donc leurs pratiques identitaires. Mais le même extrait
montre bien les limites de celles-ci en tant que véritables
frontières. En l'occurrence, Hjorvarð, désireux, semble-t-il,
d'épouser la fille du roi Granmar - ce qu'il fait immédiatement
après - décide de « faire une exception » aux «
lois des vikings », et cela ne semble causer de scandale ni parmi ses
vikings, ni parmi les gens du roi Granmar. En d'autres termes, Hjorvarð met
de côté son identité de viking pour mieux s'intégrer
à ses hôtes avant de se lier à eux par le mariage ; et
aussi, peut-être, pour mieux mettre en avant sa qualité de roi au
même titre que son futur beau-père. Les vikings semblent donc
pouvoir jouer avec leur identité et leurs pratiques culturelles comme
nous avons vu tant d'autres personnages jouer avec leur image et leurs
discours, ce qui est fort comparable. Et les limites de ce jeu ne semblent
guère différentes de ce qu'elles peuvent être ailleurs : ne
pas se heurter aux intérêts du destinataire du spectacle, ne pas
s'être attiré une rancoeur bien compréhensible en l'ayant
excessivement exploité et terrorisé, ce dont il pourrait bien
tirer vengeance si l'occasion s'en présente...
Nous pourrions continuer dans cette direction, en
étudiant certains détails de l'intégration de la violence
et de la guerre. Mais je ne vois rien qui ne doive amener de rectification ou
d'ajout significatif par rapport à ce que nous venons de voir au sujet
des vikings, qui s'ajoute d'ailleurs à ce que nous avons pu dire des
rois, des grands, et, à l'occasion, de ces boendr à
l'importance indéniable chez Snorri, mais qui laissent l'impression
d'une masse parfois fort indéfinie... De tous ces groupes, il n'en est
pas un que nous n'ayons vu faire référence à la violence
comme recours légitime ; il n'est donc que logique que la pratique de la
guerre n'exclue personne socialement et culturellement - pas même les
brigands,
1 À tel point que Snorri utilise le terme de
víkingar pour désigner les pirates rencontrés par
Sigurð le Croisé au large de l'Espagne et en
Méditerranée ; Ibid, p. 690 et 692 (Msyn. ch.4 et 6).
2 Un bel exemple est celui d'Ásbjorn Jalda, tué par
un bóndi qui « avait souvent eu peur de lui » ; Ibid,
p. 780.
3 Cf. l'interception d'un partenaire commercial
d'Óláf le Gros par l'un des hommes du roi de Suède ; le
butin est divisé équitablement entre les membres
d'équipage, comme à l'habitude des vikings, mais la meilleure
part est réservée au roi, ce qui fait penser aux pratiques des
corsaires. Ibid, pp. 297-298 ; ou encore l'expédition de
commerce et de pillage menée par Karli, dont Óláf le Gros
doit recevoir « la moitié des bénéfices », p.
406 (OH ch.133).
comme nous l'avions vu dès notre introduction - mais
qu'elle soit l'objet d'une concurrence, de tensions, et d'un constant
échange de justifications et d'accusations. Et puis, quoi de mieux, pour
parvenir au terme de notre étude, que ces vikings au seul prisme
desquels les européens non- scandinaves ont vu et voient encore la
Scandinavie altimédiévale, ces vikings sur qui tout le poids des
mythes de la furor normannorum et des guerriers en casques à
cornes - et tout le poids de la réaction historiographique,
justifiée comme excessive, à ces mythes - a pesé ?
Conclusion
Avant d'en venir à proposer des éléments
de réponse aux diverses questions qui ont été les
nôtres au cours de cette étude, il en est une qu'il faut, ce me
semble, affronter à nouveau. Jusqu'à quel point, dans quelle
mesure peut-on suivre le récit de Snorri ? Le regard de Snorri
l'Islandais sur la Norvège n'est-il pas « déformé
», un peu de la même manière que Thucydide l'Athénien,
né dans la cité de Thémistocle, le vainqueur de Salamine,
et lui-même officier de marine, produisit une oeuvre où la
maîtrise de la mer apparaît comme la clef de la victoire ? Je ne
reprendrai pas ici ce que j'ai déjà dit sur
l'impossibilité d'avoir un regard qui ne soit pas «
déformé », et sur l'illusion néfaste de
l'accès direct - ou indirect - à une quelconque «
vérité pure ». À tout le moins, Snorri est un
historien - thèse admirablement défendue, à mon sens, par
le livre de S. Bagge 1 - et son interprétation n'est ni plus ni moins
valable que celle d'un Thucydide ou que celle d'un historien d'aujourd'hui ;
elle mérite étude. Cela ne signifie pas, cependant, que l'on ne
puisse essayer de pointer les tendances qui pourraient tirer Snorri vers
certaines interprétations, afin de nuancer - mais non pas «
confirmer » ou « infirmer » - son propos.
Je ne reprendrai pas ici les remarques faites par S. Bagge sur
cette question 2. L'essentiel à en retenir est que, si
certaines tendances sont à relever chez Snorri - ainsi de son insistance
sur l'aristocratie - aucune n'est de taille à balayer toutes les
observations que l'on peut tirer de la Heimskringla. Quant à sa
distance temporelle et spatiale avec son sujet, outre que ces
éléments ne sont en rien rédhibitoires, ils ne sont pas
à exagérer dans le cas de Snorri 3. Tout
particulièrement intéressante pour notre sujet est l'observation
faite par S. Bagge que, si les faides semblent plus présentes dans les
histoires islandaises de la Norvège que dans les histoires
norvégiennes de la Norvège, cela n'est pas forcément
dû à une « déformation » islandaise ; la «
déformation », selon S. Bagge, est plutôt à chercher
en Norvège même 4. Ce qui pourrait nous amener à
penser que tout compte fait, ce Snorri qui voyagea en Norvège et fut
proche du pouvoir royal norvégien, mais était en même temps
clairement un potentat islandais, possédait de ce fait une «
distance moyenne » à son sujet tout à fait
intéressante : il n'en aurait pas été assez lointain pour
mal le distinguer, ni assez proche pour en être prisonnier. Idée,
sans doute, excessivement optimiste ; aussi préférerai-je la
réponse de S. Bagge : « Quoique nous ne puissions pas en être
assurés sur tel ou tel cas particulier, il semble donc probable que ces
histoires, vraies ou non, jettent quelque lumière sur la manière
dont la politique était pratiquée dans la période [de la
Heimskringla]. Cette probabilité se renforce à travers
les indices plus fiables [dont nous disposons] sur les conflits des
années 1150, qui montrent l'importance de la faide et, globalement,
indiquent un milieu qui n'est pas sans ressemblances avec celui décrit
par Snorri. » 5
L'on pourrait répondre que ce qui s'applique à
l'étude de la politique ne s'applique pas forcément à
l'étude de la guerre. S. Bagge affirme en effet que « Snorri n'est
pas un bon historien militaire », soulignant la difficulté pour
lui, dans l'Islande de son époque, d'assister à une bataille
rangée 6 . En dehors de l'anachronisme que suppose la
question « Snorri est-il un bon historien militaire ? », je tendrais
à être, sur ce point, en désaccord avec S. Bagge. Si nous
posons qu'un historien militaire est quelqu'un qui dissèque, sur des
dizaines de pages, une bataille, qui écrit, toujours selon le mot de J.
Keegan, de longs battle pieces (« récits de batailles
») afin d'expliquer les victoires ou les défaites de tel
général, alors oui, Snorri n'est pas un bon historien militaire,
car, sans le laisser indifférent, comme nous l'avons vu, la tactique
l'intéresse peu. Je ne jurerais d'ailleurs pas pour autant qu'il en
était totalement ignorant. Mais, si nous adoptons d'autres points de
vue, le jugement porté sur Snorri
1 SVERRE H. BAGGE, Society and Politics in Snorri Sturluson's
Heimskringla, cit.
2 Ibid, p. 232 ff.
3 Ibid, p. 239.
4 Ibid, p. 240.
5 Ibid.
6 Ibid, p. 238.
change de même. D'un point de vue ethnologique, il me
semble, comme j'ai essayé de le suggérer à travers toute
notre étude, que Snorri est très conscient des questions de
l'intégration de la violence par une société, de la
manière dont cette société utilise la violence. L'on
pourrait dire que c'est là une question politique : sans aucun doute,
elle l'est aussi. Là encore, prenons garde que des
catégories trop tranchées nous amènent à des
jugements incomplets. De ce point de vue, et de celui de la réflexion
stratégique générale, il me semble, quant à moi,
que Snorri a quelque chose de clausewitzien dans sa réflexion sur les
liens entre violence et politique, sur les effets généraux de la
violence sur les hommes, sur la stratégie entendue comme pratique
mêlant guerre et politique, et faisant le lien entre les deux. Il y a
également chez lui une certaine réflexion stratégique
liée à la question de la mobilisation et du soutien, et de leurs
habituelles variations régionales. Certes, l'oeuvre de Clausewitz
comprend aussi une importante dimension tactique - qui n'a pas eu la même
postérité - et plus globalement, il ne faut pas pousser trop loin
la comparaison entre une étude systématique de la guerre et une
compilation de sagas relatant les règnes des rois de Norvège. La
comparaison entre Snorri et Clausewitz est par ailleurs également faite,
à l'occasion, par S. Bagge 1, qui signale aussi - nous
l'avons vu - le rôle joué par les conflits violents chez Snorri,
aussi je m'étonne quelque peu de cette vision de Snorri comme
piètre historien militaire, sans doute surtout due à cette
question encore fortement d'actualité - qu'est- ce que l'histoire
militaire ?
Tout compte fait, nous sommes toujours renvoyés
à nos propres mots, à nos propres concepts, ceux que nous
utilisons pour poser nos questions, en attendant étrangement que ceux
à qui nous demandons des réponses - en l'occurrence, Snorri, et
plus généralement les Scandinaves altimédiévaux -
utilisent les mêmes catégories de pensée que nous. Un autre
exemple le montre, à mon sens, assez bien : les arguments qui ont pu
être utilisés pour insister sur le fait que ces Scandinaves
n'étaient pas « de grands guerriers ». Ainsi, R. Boyer a tenu
à souligner le manque de « subtilité » des combats
qu'ils livraient 2, ou leur tendance à pratiquer surtout le
raid en petites troupes 3. Outre le problème de savoir de
qui, au juste, nous voulons parler - les vikings, ou les Scandinaves
altimédiévaux ? - il y a toujours cette même tendance que
j'ai évoquée en introduction, et sur laquelle je tiens à
insister tant elle me semble néfaste : à savoir l'idée
que, pour qu'il y ait « guerre », il faut deux « grandes »
armées, bien « organisées », c'est-à-dire, de
notre point de vue, avec des officiers, des unités, des tactiques
définies, et qui se rencontrent au cours de grandes batailles
rangées. Et donc, l'histoire militaire, c'est la bataille de Cannes, ou
Waterloo, ou la Somme, à la limite Bouvines et Azincourt, mais
certainement pas ce que l'époque moderne appelait la « petite
guerre », à savoir les « petites » troupes, les rapines,
les raids, les coups de main... Pourtant, la « petite guerre »
accompagne toujours la « grande », et peut même demeurer
lorsque l'autre est absente. Mais les effets de sources jouent bien souvent
contre elle, et elle est aisément oubliée. Comme le remarque
Snorri lui-même en une occasion : « De nombreuses escarmouches
eurent lieu entre les deux camps, avec poursuites et tueries, mais aucune ne
fut relatée par écrit, sauf lorsque les chefs étaient
impliqués » 4.
Le même problème de point de vue se pose lorsque
nous prétendons juger une source ou un auteur. Dans son introduction,
Lee M. Hollander qualifie de « sérieux défauts »
(« serious blemishes ») l'inclusion par Snorri des
récits des miracles de saint Óláf et autres histoires de
sorcellerie, qu'il lui pardonne cependant, car « Snorri [...] était
après tout un enfant de son temps - en l'occurrence, le XIIIe
siècle, une période plus portée sur les superstitions de
toute sorte que toute autre, précédente ou
1 « ...les faides sont mises en avant dans les sources
narratives parce qu'elles contiennent des événements
intéressants et dramatiques, tandis que les résolutions
pacifiques de conflits sont mentionnées plus rarement. Cependant, la
faide est la clef de tout le système, comme la guerre dans l'analyse
clausewitzienne de la politique étrangère : la guerre est
essentielle, non parce qu'elle intervient tout le temps, mais parce que la
possibilité de la guerre doit être prise en compte dans toutes les
décisions politiques. » Ibid, p. 76.
2 RÉGIS BOYER, Les Vikings : histoire et
civilisation, cit., p. 106.
3 Ibid, pp. 101-102.
4 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., p. 798 (ME ch.11).
suivante » 1. Les choses ne seraient sans
doute pas formulées ainsi aujourd'hui, mais beaucoup, peut- être,
tendraient pourtant à écarter ces récits «
superstitieux » d'une étude de la guerre chez les Scandinaves
altimédiévaux, qui sans doute, tout comme la guerre ne devrait
être que régiments, généraux, et batailles
rangées, ne devrait être qu'épées, cottes de maille,
navires, et coups de hache, autant d'éléments bien tangibles,
loin de la supposée « superstition » du XIIIe
siècle. C'est pour cette raison que j'ai tenu à évoquer
l'exemple, certes unique mais tellement intéressant, du voyage vers
l'Islande du sorcier du roi Harald Gormsson et les nombreux monstres qui se
dressent contre lui 2.
Que l'on me permette une comparaison fortement anachronique,
mais d'autant plus apte, je pense, à briser certaines idées
reçues : en 1944, alors qu'ils préparaient le débarquement
en Normandie, les Alliés mirent en place une opération de
diversion, dite Operation Fortitude, destinée à tromper
le haut-commandement allemand sur le lieu où devait se dérouler
le débarquement. L'opération impliqua l'utilisation de chars
gonflables et de canons en bois, de telle sorte que de fausses concentrations
de troupes fassent croire à la préparation d'un
débarquement dans le Pas-de-Calais ou - justement ! - en Scandinavie. Il
semble que l'opération réussit, car le haut-commandement allemand
crut longtemps, même après le 6 juin 1944, à cette
possibilité. Il serait donc étrange de faire l'histoire du
débarquement en Normandie sans évoquer Fortitude, et
sans prendre au sérieux ce qui, pourtant, n'était que chars
gonflables et canons de bois. Il s'agit d'une « fausseté »,
mais qui a « vraiment » eu lieu, et qui a eu de « vraies »
conséquences. Seulement, pour pratiquer cette désinformation, les
Alliés ont utilisé des éléments qui, dans ce
contexte et dans la situation de leurs adversaires, seraient crédibles.
Ce choix dit quelque chose, de même que le fait qu'il ait
fonctionné et que ses conséquences. Pourquoi traiter le
récit du voyage du sorcier autrement ? Parce qu'il est bâti sur
des éléments qui ne nous sont pas crédibles ? Pourtant,
les monstres de papier et d'encre de Snorri ne valent pas moins que les chars
de caoutchouc de 1944. Et, s'il s'agit de juger cette question si vaine, mais
si présente, de la « qualité » de Snorri en tant
qu'« historien militaire » et surtout, plus
généralement, de la « qualité » des Scandinaves
altimédiévaux en tant que « guerriers », je prendrais
le parti de répondre que ce récit du voyage du sorcier vers
l'Islande vaut bien toute une longue battle piece, et vaut bien la
bataille rangée qui l'accompagne. De même, les récits
présentant saint Óláf comme un pourvoyeur de victoire
peuvent être compris comme une propagande amenant l'adversaire
étranger à craindre ces Norvégiens qui combattent
aidés d'un saint aussi redoutable. Et l'anecdote de la victoire
remportée par les Varègues grâce à l'aide de saint
Óláf 3 ne peut-elle pas servir à mettre en
avant l'idée que les Varègues sont, non pas des «
éponges à vin », mais des mercenaires de la plus haute
valeur ? Ce type de propagande au sujet de la valeur guerrière d'un
peuple ou d'une nation apparaît d'ailleurs en un autre endroit de la
Heimskringla, lorsqu'Óláf Tryggvason, avant la bataille de
Svolð, décrit avec mépris le peu de danger
représenté par ses adversaires danois et suédois, mais
souligne que du jarl Eirí k Hákonarson et de ses hommes
il faut attendre une plus forte résistance, car « ils sont
norvégiens, comme nous » 4. Par ailleurs, parler de
propagande ne signifie ni « mensonge », ni « hypocrisie »,
et je me garderai bien de décider de la question : les Norvégiens
croyaient-ils à leur saint ?
J'oserai un second anachronisme. Le manque relatif
d'éléments tactiques chez Snorri peut faire croire à un
désintérêt pour les aspects techniques et
détaillés de la « chose militaire » ; et il faut bien
avouer que, d'un certain point de vue, ce manque est gênant pour nous,
car la Heimskringla nous donne fort peu d'éléments
permettant de juger de l'évolution des pratiques et techniques
guerrières sur une période qui est pourtant censée
représenter plus de trois siècles. À peine peut-on
discerner une tendance à l'augmentation de la taille des armées,
ou à une présence plus répandue de la cotte de mailles,
mais tout cela reste fort vague, fort anecdotique - raisons pour lesquelles je
n'ai pas tenu à insister sur ces éléments - et surtout, il
ne semble pas y avoir d'évolution dans la manière de livrer
1 Ibid, pp. xx-xxi.
2 Ibid, pp. 173-174 (OT ch.33).
3 Ibid, pp. 787-788 (
HHerð. ch.21).
4 Ibid, pp. 234-235 (OT ch.104).
bataille et plus généralement de faire la
guerre, ce qui peut sembler problématique, et apparaître comme la
preuve que Snorri était fort peu attentif à la diachronie 1 - ce
qui, pour un historien actuel, est évidemment un scandale - et aux
questions militaires en particulier. Sans doute préférerions-nous
trouver chez Snorri une rupture nette, une « révolution militaire
», qui nous rassurerait aussitôt sur ces points. Mais - en-dehors du
fait que l'existence et surtout la localisation des « révolutions
militaires » fait l'objet de vifs débats 2 - là encore,
c'est attacher une importance excessive aux questions telles que la nature de
l'armement et des tactiques, fascination technologique qui a longtemps tenu
l'histoire militaire. Or, ces questions sont bien entendu intéressantes,
et il est en un sens dommage que Snorri ne contienne guère
d'éléments qui permettent de les traiter. Mais leur absence chez
lui ne dénote pas automatiquement une ignorance, volontaire ou non, des
« questions militaires », ni - si telle était notre
perspective - l'absence totale d'intérêt qu'aurait la
Heimskringla pour la théorie militaire ou la réflexion
stratégique.
Comme nous l'avons vu, l'utilisation de la peur pour soumettre
l'adversaire et surtout une population est un élément très
présent chez Snorri, et apparaît comme l'une des applications
majeures de la violence. Or, que l'on considère la récente
doctrine américaine du Shock and Awe (« choc et stupeur
»), également dite « théorie de la domination rapide
» (rapid dominance) 3. L'idée en est, en
résumé, qu'il s'agit d'anéantir la volonté de
résistance adverse en faisant une démonstration
particulièrement effrayante de sa propre force ; doctrine adoptée
et appliquée tout récemment, au cours de l'opération
israélienne Cast Lead de 2008-2009 dans la bande de Gaza. Bien
sûr, la théorie du Shock and Awe intègre des
éléments qui sont fort loin de Snorri, des éléments
technologiques notamment, dont l'importance est soulignée ; et c'est
là qu'apparaît la nécessité des distinctions tant
synchroniques que diachroniques, la situation - dans tous les sens du terme -
d'un général américain ou israélien n'étant
de toute évidence pas la même que celle d'un roi ou d'un
jarl norvégien. Cependant, les références des
auteurs de la théorie du Shock and Awe à Sun Tzu,
à Clausewitz, ou encore à la diplomatie de la canonnière
et aux légions romaines 4, souligne aussi, quoiqu'elle soit
troublante pour l'historien, la pérennité - qui peut s'expliquer
de bien des façons - de certaines idées stratégiques.
Cela peut sembler un lieu commun, mais une telle
considération a pourtant un fort intérêt
méthodologique. Par exemple, S. Bagge remarque : « Au sujet de la
société en général, nous avons déjà
noté le biais aristocratique de Snorri : les gens sont
généralement perdus s'ils sont privés de leurs chefs, et
lorsqu'il y a opposition populaire contre un roi, les magnats en sont les
véritables organisateurs » 5. Je me garderai bien de remettre en
cause ce jugement en général ; notre étude est d'ailleurs
allée dans le même sens. Mais si nous considérons, en
particulier, cette idée que la perte des chefs est paralysante, elle a
animé de nombreuses stratégies d'élimination des chefs et
principales figures adverses, qui sont aujourd'hui très présentes
dans les opérations dites terroristes et anti-terroristes. Cela
n'empêche pas l'idée de l'importance du chef chez Snorri
d'être liée à un biais aristocratique plus
général ; j'entends seulement suggérer que ce n'est pas le
seul angle sous lequel l'on peut considérer une telle idée.
Est-elle issue d'un biais aristocratique, ou d'une réflexion
stratégique, ou d'un intérêt pour la psychologie des
masses, ou d'une pratique des conflits politiques dans un contexte islandais
marqué par la présence de plusieurs chefs locaux concurrents et
de clientèles se formant autour d'eux ? Là encore, tout est
question des catégories que nous choisissons d'adopter et d'utiliser
pour ordonner la source, la parole d'un auteur. C'est pourquoi je pense qu'il
n'est pas inutile, pour sortir de certaines vieilles querelles, de sortir
également des cadres spatio-temporels traditionnels, qui peuvent avoir
leur légitimité, mais
1 Cf. la discussion de la conception du développement
historique et de la périodisation chez Snorri dans SVERRE H. BAGGE,
Society and Politics in Snorri Sturluson's Heimskringla, cit., p. 192
ff.
2 STEPHEN MORILLO, What Is Military History?, cit., pp.
73-8 1.
3 Détaillée par le livre de HARLAN ULLMAN; JAMES
WADE, Shock and Awe. Achieving Rapid Dominance, National Defense
University, 1996.
4 Ibid, p. 19 ff.
5 SVERRE H. BAGGE, Society and Politics in Snorri Sturluson's
Heimskringla, cit., p. 236.
tendent à peser excessivement, empêchant la
multiplication de points de vue autres qui, quoiqu'anachroniques ou
risqués, peuvent s'avérer éclairants, ou du moins donner
à penser et inspirer, finalement, la prudence. Pour le cas qui nous
occupe, une bonne partie de l'historiographie est encore
héritière de raids vieux de plus de mille ans, et
considère la Scandinavie par la lorgnette de « l'époque
viking », que l'on fait commencer par tel ou tel raid initial -
traditionnellement le sac de Lindisfarne en 793 - et dont la fin est sujette
à débats, variant selon l'origine des historiens
impliqués, ou la région considérée. Je dirais quant
à moi qu'il y a quelque chose de fort important, mais aussi de
très dangereux, à tenter de dégager une mentalité
(ou une « civilisation ») scandinave altimédiévale dont
l'on pourrait définir nettement les valeurs. C'est une direction de
recherche ; mais ne négligeons pas pour autant, sous prétexte
d'anachronisme, et surtout d'incompatibilité avec les traditions de la
discipline, de regarder la Heimskringla à travers De la
guerre, ou de comparer, comme l'a fait P. Griffith, les pratiques vikings
avec les recommandations d'ouvrages datant de l'apogée de l'empire
britannique 1. D'ailleurs, un Gwyn Jones parlant du
sea-power chez les Scandinaves 2, ou, plus
récemment, les auteurs ayant proposé l'idée d'«
empires vikings », ne vont-ils pas dans cette direction prometteuse ?
Cependant, et j'insiste tout aussi fortement sur cela : la
Heimskringla n'est pas De la guerre, et Snorri n'est pas
Clausewitz, encore que je ne sois pas sûr qu'il n'y ait pas une
dimension, dans la Heimskringla, qui relève, derrière la
narration, d'un manuel de stratégie ou plutôt de «
leçons à tirer » des exemples du passé... Ce que les
rares, mais significatives interventions de Snorri sous la forme de «
comme c'est généralement le cas... », « comme il arrive
souvent... » semblent étayer. Mais, aussi intéressante, et
pour de nombreux points de vue, que soit la guerre dans la
Heimskringla, ce n'est aucunement sa « modernité »,
sa « performance » ou son « élaboration » que
j'entends souligner ; je souhaitais seulement réagir aux idées
voulant que nous sommes là en présence d'une guerre «
archaïque », « petite », ou « simpliste ». Notre
but était de définir, non pas de juger - quoique la distinction
entre ces deux activités soit parfois ténue - et c'est toujours
à la même question que nous faisons face : qu'est-ce que la guerre
dans la Heimskringla ?
J'ai essayé d'en donner un portrait, non pas complet,
mais en procédant par lignes fortes. Cependant, en dernière
analyse, si l'on nous réclame une définition simple et rapide, je
ne crois pas que nous puissions fournir une réponse qui s'écarte
beaucoup de celle que nous avions, dans notre introduction, empruntée au
Trésor de la Langue Française Informatisé. Aussi,
d'un point de vue lexicographique - et conceptuel - répondrais-je que la
guerre, dans la Heimskringla, c'est l'action violente, menacée
ou effectuée, et la préparation à ces actions - pour les
accomplir, ou pour les rendre crédibles en tant que menace, ou pour s'en
défendre ; ce sont aussi, intégrées à la guerre et
non extérieures à elle, diverses conditions d'exécution de
ces actions - conditions physiques, sociales, culturelles, politiques,
économiques... - qui ne sont pas à comprendre comme des limites
absolues et déterministes, mais sur des paramètres qui doivent
être pris en compte, certes, mais aussi sur lesquels l'on influe, l'on
joue.
Cette définition peut paraître bien vaste, voire
même informe ; et le texte de Snorri, à partir duquel je pense
pouvoir l'établir, pourrait être à nouveau accusé
d'imprécision, de désintérêt pour la question
guerrière. En somme, pour dire les choses familièrement, la
guerre dans la Heimskringla ne paraîtrait autant échapper
à une définition précise, formelle et définitive
que parce que Snorri, par incompétence ou par choix, traiterait la
question par-dessus la jambe. Il est certain que Snorri n'est pas un
théoricien réfléchissant sur le concept même de
guerre ou sur l'une de ses possibles incarnations, telle que la « guerre
juste ». Mais doit-on lui demander de l'être ? Et surtout, doit-on,
parce qu'elle recouvre tant de choses et a des limites si vagues, rejeter la
définition de la guerre qui semble émaner de son oeuvre ? Je
serais plutôt enclin à considérer que cette
définition est le produit d'une certaine largeur de vue de la part de
Snorri, et qu'elle se compare assez favorablement à certaines
définitions,
1 PADDY GRIFFITH, The Viking Art of War, cit., pp.
25-26.
2 GWYN JONES, A History of the Vikings, Oxford
University Press, London, 1973, p. 11 ff.
même très récentes, de ce qu'est la
guerre, tandis qu'elle en rejoint assez bien d'autres 1. Elle est
aussi, sans doute, le produit de considérations qui ne sont pas celles
de Snorri lui-même, légales notamment, et qui peuvent expliquer,
chez un Islandais et sans doute plus généralement chez un
Scandinave de l'époque, une définition moins restrictive de la
guerre que ne l'est la nôtre. Un exemple révélateur : les
lois dites Grágás, en vigueur en Islande au temps de
Snorri, disent qu'il y a hervígi, c'est-à-dire «
bataille et ravage » - mot composé de her et de
vígi, « combat, violence » - à partir du
moment où trois personnes ou plus sont blessées ou tuées
dans chaque camp 2.
De plus, en-dehors des questions conceptuelles, si nous
choisissons, comme S. Bagge, de faire globalement confiance à Snorri et
de considérer que les récits qui composent la Heimskringla
« jettent quelque lumière sur la manière dont [la
guerre, au lieu de : la politique] était pratiquée dans la
période », il est impératif de considérer que la
fluidité et le polymorphisme sont des caractéristiques, et des
caractéristiques tout à fait marquantes. Que, dans la
Heimskringla, un grand dispose de tout un arsenal de formes
d'opérations - depuis le « raid commando » destiné
à assassiner un grand adverse jusqu'à la bataille rangée -
moyens qu'il peut de plus combiner, distingue nettement la guerre de la
Heimskringla (et donc, si nous persistons dans notre pari, la guerre
scandinave, du moins norvégienne, altimédiévale) d'autres
formes de guerre ; notamment de cette forme apparue en Europe aux environs du
XVIIe siècle, et qui a pu amener des définitions de la
guerre telles que « un conflit armé se déroulant entre les
forces militaires de deux unités politiques indépendantes »
3... Il est à peu près certain que, dans l'Europe de
Louis XIV par exemple, il est peu pensable - et pratiquement impossible -
d'assassiner un prince adverse pour ensuite s'emparer aisément du
territoire qu'il contrôle.
À ce sujet, l'on pourrait être amené
à se demander si certaines des limites que nous avons eu l'occasion de
rencontrer - les irrégularités de la mobilisation, par exemple,
et l'incapacité des rois à établir un contrôle
monopolistique et infaillible de la violence - ne contribueraient pas,
finalement, au polymorphisme, en poussant les locuteurs-acteurs à
trouver des moyens d'action diversifiés, dont certains puissent, par
exemple, être mis en place lorsqu'on n'a qu'une petite troupe à sa
disposition, comme le « raid commando ». Cependant, il faut
également noter que le polymorphisme de la guerre telle qu'elle
apparaît dans la Heimskringla la distingue aussi des formes de
guerre pratiquées dans un contexte par certains côtés assez
proche, et où la facilité à rassembler une troupe
importante n'est certainement guère plus grande : celui des guerres
féodales et faidales de la France des alentours de l'an mil, telles que
décrites notamment par D. Barthélémy, où il serait
tout autant inconcevable d'assassiner un rival en le faisant brûler dans
sa demeure, et ce, quoique ni la ruse, ni le raid-surprise ne soient absents de
ces guerres où, néanmoins, l'on tue rarement le chef adverse
4.
Poursuivant cette idée qu'une limite peut cacher un
mécanisme complémentaire, et qu'une frontière indique une
direction d'expansion, il me semble important de souligner ce que nous avons pu
voir à plusieurs reprises, et notamment au sujet du grið ou
de la paix : qu'il faut toujours, et pour de tels éléments
notamment, envisager au moins autant la manière dont ils se combinent
avec d'autres que ce qu'ils semblent être en eux-mêmes, car la
définition et la compréhension de la chose suppose ces deux
angles de vue. D'une part, le grið, par exemple, semble
répondre à ce qui pourrait être l'exigence moraliste de
quelqu'un de notre époque : nous pourrions ainsi nous rassurer, car si,
dans ces « temps sombres » il n'y avait ni conventions de
Genève ni Plaidoyer pour la paix, il y avait tout de même
une certaine régulation, des moyens divers qui permettaient
d'éviter ce que nous appellerions les
1 Pour un aperçu de la question, l'on peut se
référer à MICHEL FORTMANN, article « Guerre »,
in THIERRY DE MONTBRIAL; JEAN KLEIN (EDS.), Dictionnaire de
stratégie, Presses universitaires de France, Paris, 2006, pp.
276-283.
2 RICHARD CLEASBY; GUDBRAND VIGFÚSSON, An
Icelandic-English dictionary, cit., p. 259. Cf. RICHARD CLEASBY; GUDBRAND
VIGFÚSSON, An Icelandic-English dictionary, cit., p. 634.
3 JACK S. LEVY, War in the Modern Great Power System :
1495-1975, The University of Kentucky Press, Lexington, 1983 ; cité
par THIERRY DE MONTBRIAL; JEAN KLEIN (EDS.), Dictionnaire de
stratégie, cit., p. 276.
4 Cf. entre autres DOMINIQUE BARTHÉLEMY, Chevaliers et
miracles, cit., p. 15 ff.
« génocides » et les « crimes de guerre
». Mais d'autre part, il faut bien comprendre, au moins dans la
perspective de la Heimskringla, que ces éléments rendent
la guerre possible en tant que moyen politique, en tant que stratégie,
car ils permettent d'en sortir - et d'en profiter. L'exemple de ce qui semble
être une erreur stratégique de la part d'Erling Skakki, qui
dissuade ses adversaires de se rendre en raison de ses conditions par trop
sévères 1, le montre bien : rendre le
grið plus difficile, c'est pousser la guerre vers un
extrême, vers « l'usage illimité de la force », comme le
dit Clausewitz, ce qui est finalement dangereux pour tout le monde, et qui
réduit la rentabilité de la guerre, entendue comme le rapport
entre les risques encourus et les gains potentiels. Faciliter le
grið, au contraire, c'est s'assurer le ralliement d'une partie des
vaincus, donc plus de gain, et c'est s'assurer aussi que la tuerie n'ira pas
trop loin, donc moins de risque. Ce qui n'empêche pas,
répétons-le, que le grið - ou la paix - n'est
aucunement une obligation, puisqu'il est dans de nombreux cas remplacé,
volontairement ou non, par d'autres possibilités, y compris celle d'une
cruauté considérable, signalée comme telle par Snorri, qui
n'est pas non plus sans intérêt - se faire craindre - ni sans
risque - se faire trop haïr.
La conséquence logique de ces aspects articulatoires
est que la guerre décrite par la Heimskringla est une guerre
intégrée : intégrée, là encore, à
l'économie, à la culture, à la société,
à la diplomatie également... Le meilleur exemple de cela est sans
aucun doute le pillage, cette action de herja qui apparaît si
souvent - quoique non pas immanquablement - en lien avec les opérations
guerrières. S. Bagge écrit pourtant, pour appuyer son propos sur
le primat du « politique » sur le « militaire » dans les
conflits de la Heimskringla : « les descriptions faites par
Snorri de ces campagnes [en terre étrangère] sont
généralement des listes assez vaines de raids et de pillages,
entrecoupés de batailles, dans lesquelles les héros et les
épisodes dramatiques sont mis en avant à la manière
habituelle » 2. Je ne sais exactement ce que S. Bagge entend
lorsqu'il qualifie de « vaines » ces listes, mais il me semble
important de souligner que raids et pillages ne sont pas vains. Sur le plan
politique d'abord, le pillage apparaît dans la Heimskringla
comme un discours en actes, en actes violents s'entend : comme nous l'avons vu,
selon Snorri, lorsqu'un homme se trouve dépourvu de protecteur et
exposé au danger, il cherche du soutien où il pense pouvoir en
trouver. Ce mécanisme semble fonctionner même lors
d'expéditions en terres « étrangères »,
puisqu'il opère, par exemple, lors de l'invasion du Danemark par
Óláf le Gros, roi de Norvège, et Onund
Óláfsson, roi de Suède 3. Ainsi, tout en
étant acte de désordre, le pillage se fait discours d'ordre, qui
dit à ses victimes : « vous ne pouvez survivre sans protecteur,
sans chef, sans prince - et j'en suis un meilleur que celui qui vous laisse
ainsi à ma merci ! ». En ce sens, le pillage serait à
rapprocher de l'interprétation faite par D. Barthélémy de
la faide chevaleresque comme outil de domination sociale et « construction
idéologique permanente » 4, encore qu'il s'agisse ici moins de
renvoyer les victimes - souvent anonymes - du pillage à leur statut de
paysans désarmés, ce que les boendr ne sont pas
vraiment, que d'avancer ses pions dans la compétition entre les grands
en créant, en un endroit d'où précédemment un
adversaire tirait du soutien, un « vide de pouvoir » (power
vaccuum), vide que l'on peut ensuite immédiatement venir
remplir.
De même, le pillage s'intègre autant à des
logiques économiques qu'à des logiques de prestige, devise de
grande valeur dans les luttes pour le pouvoir. Ces dynamiques ont
été mieux remarquées ; les auteurs de Viking
Empires affirment que « Le pouvoir personnel d'un roi durant
l'âge viking était en grande partie déterminé par
l'estime qu'on lui portait personnellement, par sa capacité à
rassembler une hird de guerriers autour de lui qui pouvaient ajouter
à son prestige par le pillage et les exploits militaires, et par sa
capacité à coopérer avec ses nobles et ainsi à les
garder sous contrôle. L'hospitalité opulente, la poésie
panégyrique récitée par les scaldes, et la distibution de
riches cadeaux
1 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., p. 798 (ME ch.11).
2 SVERRE H. BAGGE, Society and Politics in Snorri Sturluson's
Heimskringla, cit., p. 95.
3 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., p. 435 (OH ch.145).
4 DOMINIQUE BARTHÉLEMY, Chevaliers et miracles,
cit., pp. 14-15.
contribuaient au pouvoir du roi et augmentaient son prestige.
» 1 L'ouvrage plus ancien de Gwyn Jones décrit un « cycle du
prestige » en ces termes : « L'essentiel [du prestige du roi] venait
du sea-power [la « maîtrise des mers »] et de la
capacité à l'employer pour la conquête et le profit. La
maîtrise des itinéraires maritimes assurait la possibilité
de piller et de lever tribut, ce qui permettait ensuite d'acquérir
loyauté et service, sans lesquels un roi scandinave était
entièrement dépourvu de pouvoir, comme les règnes et les
désastres connus par les rois de Norvège de Eirik Bloodyaxe
à saint Óláf le confirment. » 2 Nous voyons qu'ici
encore, chaque auteur tend à proposer un point de départ ou une
clef de voûte estimée comme plus importante que les autres
composantes, qui en sont dérivées. L'entreprise est fort
intéressante, mais risquée, car nous risquons de tomber dans des
difficultés logiques et paradoxes tel que celui de la poule et l'oeuf.
S. Bagge, posant la question, comme nous l'avons vu, dans les termes des mirois
de princes, de savoir s'il est plus important de se faire aimer ou de se faire
craindre, souligne l'importance selon lui plus grande, dans la
Heimskringla, du premier élément, remarquant notamment
qu'il est plus courant de se gagner des partisans par des dons et concessions
que par le procédé du pillage et du « vide de pouvoir »
que nous venons de décrire, et ajoutant que « à terme, il
n'est pas possible de régner par la terreur et la répression
» 3. Je ne me risquerai certes pas à remettre en cause
cette opinion : il est certain que la Heimskringla comporte plusieurs
passages montrant les dangers qu'il y a à être trop craint et pas
assez aimé, comme nous l'avons vu, par exemple, par le cas de la
compétition entre Hákon le Bon et Eirík à la Hache
Sanglante, dans laquelle l'on peut voir l'échec partiel, a
posteriori, de l'« exception » que constitue, pour reprendre
l'opinion de S. Bagge 4, la conquête de la Norvège par
Harald à la Belle Chevelure.
Mais le point important, à mon sens, la leçon
à tirer de la Heimskringla s'il en est une, c'est l'importance
de la combinaison entre les moyens. Pour ce qui est du pouvoir royal, nous
l'avons vu à travers plusieurs exemples, ceux d'Óláf le
Calme, d'Óðinn, d'Óláf le Gros devenu saint
Óláf, ainsi que dans le portrait d'Óláf Tryggvason
: s'il est important pour le prince de se faire aimer, assurément, il
est tout aussi important que la possibilité de la guerre, la
capacité à déchaîner la violence et à
vaincre, ne quitte jamais son côté. Tout locuteur-acteur doit
pouvoir passer, dans ses stratégies, de la « guerre » à
la « paix », de « se faire aimer » à « se faire
craindre » ; comme dans le cas de la dynamique du « vide de pouvoir
», où, en quelque sorte, l'on se fait craindre pour se faire aimer.
Le grið renvoie une impression assez similaire : d'abord vaincre
un adversaire au combat, puis lui manifester de la
générosité, ce que l'on renforce ensuite
éventuellement par des cadeaux et autres marques de faveur. Devant de
tels mécanismes complexes, je reculerais pour ma part devant la
tâche de déterminer l'importance respective des divers concepts ou
aspects, d'autant que tout dépend tellement du découpage que nous
choisissons d'adopter. Je préfère souligner que la
Heimskringla m'apparaît être une leçon de
mécanique politique, d'alchimie idéologique, et de
stratégie combinatoire, où, en quelque sorte, les liens entre les
atomes et les manières dont ils se composent et se recomposent seraient
plus importants à retenir que les quantités relatives des atomes
eux-mêmes.
Ce système m'amène à un dernier trait
dont l'importance est à souligner : le caractère spectaculaire de
la guerre - et, plus généralement, de l'action politique et
stratégique - dans la Heimskringla. Il est présent dans
le pillage, qui est, nous venons de le voir, une double démonstration ;
il est aussi présent dans d'autres formes d'opérations, notamment
dans la bataille rangée. Comme nous avons eu l'occasion de
l'évoquer, la bataille, et plus généralement les campagnes
guerrières, sont à plusieurs reprises présentées
comme des épreuves de chance 5, ou comme des duels dont le
destin décide 6 . Cette idée rappelle assez le
thème, courant dans l'histoire militaire médiévale
7, de la bataille comme duel
1 ANGELO FORTE ET AL., Viking Empires, cit., p. 49.
2 GWYN JONES, A History of the Vikings, cit., p. 152.
3 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., p. 97.
4 SVERRE H. BAGGE, Society and Politics in Snorri Sturluson's
Heimskringla, cit., p. 87.
5 Cf. par exemple SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of
the Kings of Norway, cit., p. 272 (OH ch.36).
6 Cf. par exemple Ibid, p. 67 (
HHárf. ch.11) ou p. 772 (
HHerð. ch.7).
7 STEPHEN MORILLO, What Is Military History?, cit., p.
22.
dont l'issue est décidée par Dieu ;
Óláf le Gros en appelle d'ailleurs à une telle idée
avant Stiklestad 1. De son côté, R. Boyer, au sujet de
la déclaration des brigands par lesquels nous avons ouvert notre
étude : « nous autres n'avons de foi qu'en nous-mêmes, en
notre force [afl : vertu, puissance] et en nos chances de victoire
» 2, signale que « l'expression [...] est une
déclaration de soumission aux puissances dispensatrices du destin
», « mentalité bien connue par quantité d'autres textes
» 3. Il est cependant un élément fort important
à relever : comme souvent, Snorri ne met guère en avant cet
élément lui- même, mais le fait apparaître lorsqu'il
laisse parler, ou fait parler, tel ou tel personnage. Lorsque Snorri
lui-même évoque la chance, il la mêle à d'autres
vertus ; le portrait du jarl Hákon Sigurðarson en est un
excellent exemple 4. De fait, la victoire, et plus
généralement le succès, ou la défaite, et plus
généralement l'insuccès, sont des preuves, des
démonstrations ; mais de quoi exactement ? Voilà qui reste
à déterminer, voilà qui reste enjeu du discours. Le
dialogue entre Óláf le Gros et le jarl Hákon
Eiríksson, après que le premier a fait chavirer le navire du
second 5, le suggère bien : tandis qu'Óláf
suggère que la chance a déserté Hákon, ce qui
signifie qu'il n'a plus rien à espérer, Hákon, lui,
répond que la chance ne l'a pas quitté, qu'il se trouve seulement
qu'Óláf a temporairement pris l'avantage, mais que le vent
pourrait bien tourner à nouveau. Vaincre un ennemi ne suffit donc pas :
il faut encore livrer un combat, de paroles cette fois, pour déterminer
ce que signifie cette victoire.
Là encore, comme en de nombreux autres domaines que
nous avons évoqués - l'adresse aux armes dans les portraits de
princes, les images du prince comme guerrier redoutable, les récits
d'expéditions et de massacres, les débats pour déterminer
ce qu'est le prince idéal... - actes et discours apparaissent comme
inextricablement mêlés, non seulement parce que la
Heimskringla est elle-même un, ou plutôt plusieurs,
discours mais aussi parce qu'à l'intérieur même de la
Heimskringla, l'habileté remarquable de Snorri est de
présenter sans cesse divers points de vue possibles et concurrents, sans
jamais, ou presque, disqualifier l'un ou l'autre. Est-ce là une simple
recherche d'objectivité de sa part, à la manière d'un
journaliste d'aujourd'hui ? Cet élément joue peut-être, et
les sagas se font certes souvent un point d'honneur de laisser les diverses
parties d'un conflit présenter leur version des faits. Mais il me semble
que nous allons dans la Heimskringla au-delà des
problèmes juridiques et des procès qui ont pu inspirer aux sagas
dites islandaises cette manière de faire. À travers les discours
très divers et parfois directement opposés que présente la
Heimskringla, ce sont véritablement des concepts, des valeurs
culturelles qui sont discutés, affirmés et contestés, et,
plus précisément, la place que doivent tenir ces concepts. Je ne
répéterai pas ici ce que j'ai déjà dit sur l'aspect
de jeu de Meccano que semble revêtir aussi bien les combinaisons
stratégiques que les combinaisons rhétoriques des
locuteurs-acteurs de la Heimskringla. Souvenons-nous surtout que ces
deux dimensions sont inextricablement liées, et que la fluidité,
le polymorphisme de la guerre permettent ses multiples utilisations dans le
champ de la rhétorique, au point qu'elle y est un pivot majeur, tandis
que la puissance, la capacité du discours à peser et à
infléchir qui ressort de la lecture de la Heimskringla rend
possible, également, ce recours à la guerre sous diverses formes,
pour divers motifs, et de manière intégrée avec d'autres
mécanismes.
Ces observations pourraient cependant laisser penser que
Snorri est un auteur exceptionnel, aux conceptions pragmatiques, un
génie habité d'une vision stratégique et politique qui
rendrait en même temps son oeuvre trop exceptionnelle pour qu'elle soit
parlante ; en somme, l'on en reviendrait à l'idée que la
Heimskringla est une vaste construction, dédiée, cette
fois, aux subtilités de la stratégie et à la puissance
politique du spectacle, de la représentation. Mais ce n'est pas ainsi
qu'il faudrait considérer ce que nous venons de dire. Là encore,
la comparaison avec Thucydide est intéressante : l'oeuvre de Thucydide a
également été considérée comme
exceptionnelle, géniale, fruit d'un esprit immense et unique. Or, comme
on l'a souligné pour Thucydide, et comme S. Bagge le note au sujet de
Snorri, l'un
1 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., p. 493 (OH ch.204).
2 Ibid, p. 491 (OH ch.201).
3 SNORRI STURLUSON, La Saga de saint Óláf :
tirée de la "Heimskringla", Payot, Paris, 1983, p. 295.
4 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., p. 193 (OT ch.50).
5 Ibid, p. 265 (OH ch.30).
et l'autre se sont inspirés ou ont hérité
de mentalités et de courants divers. « Cette comparaison entre
Snorri et d'autres historiens [écrivant en] vieux norrois a
confirmé notre impression que Snorri n'est pas une figure unique, mais
qu'il appartient à une tradition. La plupart des différences
entre lui et ses prédécesseurs sont des différences de
degré, non pas de nature » 1. Nous pouvons donc
continuer à en faire le pari : cette guerre « dans » la
Heimskringla que nous avons décrite, cette guerre polymorphe,
intégrée, et représentée, est aussi la guerre
scandinave altimédiévale, du moins telle que pratiquée par
les grands de Norvège et leurs voisins immédiats. Ce qui ne
préjuge aucunement, bien au contraire, de l'invalidité de vues
autres que celles de Snorri, d'autres analyses qui mettraient en avant d'autres
éléments. Car Snorri me laisse le sentiment d'avoir un grand
mérite : celui de suggérer qu'aucun point de vue n'est à
exclure absolument, tant comptent les questions de combinaisons
rhétoriques, enjeux conceptuels, et concurrences de
représentations, tant sont jointes guerre des actes et guerre des
mots.
1 SVERRE H. BAGGE, Society and Politics in Snorri Sturluson's
Heimskringla, cit., pp. 236 ; cf. également pp. 250-251.
Bibliographie
Les ouvrages non cités ci-dessus sont marqués d'une
astérisque (*) en début d'entrée.
Sources
SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, Published for the American-Scandinavian Foundation by the
University of Texas Press, Austin, 1964, 854 p.
SNORRI STURLUSON, Heimskringla. Nóregs konunga
sögur, G.E.C. Gads Forlag, Copenhague, 1911. Accesible en ligne
sur
http://www.septentrionalia.net/etexts/heimskringla.pdf
SNORRI STURLUSON, Histoire des rois de Norvège :
Heimskringla. Première partie, Des origines mythiques de la dynastie
à la bataille de Svold, Gallimard, Paris, 2000, 702 p. Cette
édition est à recommander pour ses très nombreuses notes
explicatives.
SNORRI STURLUSON, La Saga de saint Óláf :
tirée de la "Heimskringla", Payot, Paris, 1983, 316 p.
BELLOWS, HENRY ADAMS (trad.), The Poetic Edda, The
American-Scandinavian foundation, New York, 1968, 583 p.
BOYER, RÉGIS (trad.), Sagas islandaises,
Gallimard, Paris, 1987, LXX-1993 p.
Usuels
BOBERG, INGER M., Motif-Index of Early Icelandic
Literature, Munksgaard, Hafniae, 1966, 267 p. Cet index
extrêmement utile comprend plusieurs catégories fort
intéressantes pour l'étude des textes scandinaves en
général, et du thème de la guerre en particulier, à
travers toute la littérature islandaise médiévale (entre
autres les sagas).
CLEASBY, RICHARD; VIGFÚSSON, GUDBRAND, An
Icelandic-English Dictionary, Clarendon Press, Oxford, 1874, 779 p. Ce
dictionnaire est encore à ce jour le plus complet. Accessible en ligne
sur
http://www.ling.upenn.edu/~kurisuto/germanic/oi_cleasbyvigfusson_about.html
PULSIANO, PHILLIP (ed.), Medieval Scandinavia : an
encyclopedia, Garland, New York, 1993, XIX-768 p. Encyclopédie
de fort grande envergure, traitant en détail de sujets très
variés et, pour certains, rarement abordés ailleurs.
Manuels de langue norroise
BARNES, MICHAEL, A New Introduction to Old Norse, Viking
Society for Norther Research, London, 2008, 270 p.
GORDON, E.V., An Introduction to Old Norse, Clarendon
Press, Oxford, s.a., 412 p.
Ouvrages portant sur la Heimskringla
BAGGE, SVERRE H., Society and Politics in Snorri Sturluson's
Heimskringla, University of California Press, Berkeley, 1991, 339 p.
ouvrage, quoique contestable sur certains points et
marqué par une démarche très classique,
événementielle et se concentrant sur les « grands hommes
», présente un intérêt particulier en ce sens qu'il
traite de l'un des événements décrits dans la
Heimskringla, l'invasion de l'Angleterre par Harald le
Sévère en 1066, et qu'il utilise diverses sources, aussi bien
scandinaves qu'anglo-saxonnes, pour traiter le sujet. L'ouvrage comprend un
chapitre sur l'armée norvégienne.
GRIFFITH, PADDY, The Viking Art of War, Greenhill
books, London, 1995, 224 p. Excellente synthèse, qui a surtout le
mérite d'opérer certaines comparaisons anachroniques, mais fort
éclairantes, et de traiter la « guerre viking » avec
sérieux.
*HARRISON, MARK, Viking Hersir, Osprey Publishing,
London, 1996, 64 p. Les ouvrages de l'éditeur Osprey, quoique brefs
et non destinés à un public universitaire, présentent
l'avantage d'être synthétiques, de contenir nombre
d'éléments intéressants, et d'être richement
illustrés.
*HEATH, IAN, The Vikings, Osprey Publishing, London,
2002, 64 p.
JØRGENSEN, ANNE NØRGÂRD; CLAUSEN, BIRTHE
L. (eds.), Military Aspects of Scandinavian Society in a European
Perspective, AD 1-1300: Papers from an International Research Seminar at the
Danish National Museum, Copenhagen, 2-4 May 1996, National Museum,
Copenhagen, 1997, 264 p. Ce recueil d'articles assez
spécialisés, dont certains traitent en fait de la Germanie
tardo-antique, présente cependant l'avantage de placer, comme son titre
l'indique, la Scandinavie dans un contexte européen. De plus, certains
articles pointent des questions tout à fait intéressantes quant
au sujet de la guerre en Scandinavie altimédiévale, qu'ils
synthétisent bien.
*SPRAGUE, MARTINA, Norse Warfare. Unconventional Battle
Strategies of the Ancient Vikings, Hippocrene Books, New York, 2007, 369
p. J'évoque cet ouvrage à titre de mise en garde car,
malgré sa date récente, il concentre un grand nombre
d'idées reçues sur les vikings ; d'un point de vue
historiographique, il présente sans doute un bon exemple ce qui ne
serait plus à faire.
*SIDDORN, J. KIM, Viking Weapons & Warfare,
Tempus Publishing, Stroud, 2005, 190 p. Cet ouvrage est intéressant
en ce sens que, fort marqué par l'archéologie dite
expérimentale, il étudie un à un les
éléments de l'équipement guerrier scandinave.
Ouvrages portant sur la Scandinavie
altimédiévale
*ALMGREN, BERTIL (et al.), Les Vikings, Hatier,
Paris, 1968, 288 p. Cet ouvrage, quoiqu'ancien et non destiné
à un public universitaire, est à signaler pour son
évocation occasionelle de nombreux éléments
intéressants, ainsi que par ses illustrations parfois remarquables et
éclairantes.
BAGGE, SVERRE H., «The Structure of the Political
Factions in the Internal Struggles of the Scandinavian Countries During the
High Middle Ages», Scandinavian Journal of History, no. 24, 1999. Une
étude méthodique et fort intéressante sur les conflits
internes, notamment norvégiens, dans et au-delà de la
période recouverte par la Heimskringla. Accessible via
http://hdl.handle.net/1956/660
BOYER, RÉGIS, «Du "kolbítr" au héros :
enfances romanesques dans les sagas islandaises», PRIS-MA, vol.
XII, no. 23, 1996, pp. 1-16.
BOYER, RÉGIS, La religion des anciens
Scandinaves, Payot, Paris, 1981, 249 p. En partie daté.
BOYER, RÉGIS, Les Vikings : histoire et
civilisation, Perrin, Paris, 2004, 442 p. Cet ouvrage est en partie
daté,
mais comprend de nombreux éléments
intéressants, autant du point de vue historique que du point de vue
historiographique.
BYOCK, JESSE L., Feud in the Icelandic Saga,
University of California press, Berkeley ; London, 1982. Cette approche
désormais classique de la faide dans les sagas dites islandaises est
sans doute l'un des premiers exemples de la tendance actuelle à
étudier les sagas comme source à la fois ethnologique et
littéraire.
CLOVER, CAROL J., «Regardless of Sex: Men, Women, and Power
in Early Northern Europe», Speculum, vol. 68, no. 2, 1993, pp.
363-387.
FOOTE, PETER GODFREY; WILSON, DAVID M, The Viking
Achievement: The Society and Culture of Early Medieval Scandinavia, Book
Club Associates, London, 1973, 473 p. Somme assez ancienne, mais qui reste
classique et aisément utilisable, sur le monde scandinave. Sur le plan
de l'étude de la guerre, elle comprend beaucoup d'éléments
archéologiques.
FORTE, ANGELO; ORAM, RICHARD D.; PEDERSEN, FREDERIK,
Viking Empires, Cambridge University Press, Cambridge, 2005, 447 p.
Somme très récente, qui porte surtout sur les vikings, et
plus généralement sur les Scandinaves « à
l'étranger ».
IRLENBUSCH-REYNARD, MICHAEL, «Killing to qualify: The
underprivileged assassins of Eyrbyggja saga», Nordica Bergensia,
no. 33, 2005, pp 75-79.
JONES, GWYN, A History of the Vikings, Oxford
University Press, London, 1973, 504 p. Cette somme ancienne contient de
nombreuses idées intéressantes sur la nature du pouvoir en
Scandinavie, notamment autour de la question de la maîtrise de la
mer.
MCTURK, RORY (ed.), A Companion to Old Norse-Icelandic
literature and culture, Blackwell Pub lishing, Malden, 2007, 567 p.
Cet ouvrage traite, parfois quelque peu inégalement, de nombreux et
divers aspects auxquels peut être confronté un lecteur de sources
scandinaves. Il est à consulter surtout pour ses explications sur les
divers genres littéraires.
MILLER, WILLIAM IAN, Bloodtaking and Peacemaking : Feud,
Law and Society in Saga Iceland, The University of Chicago Press, Chicago
; London, 1996, 407 p. Une excellente étude des sagas dites
islandaises, intéressante notamment sur le plan
méthodologique.
PÁLSSON, GISLI (ed.), From Sagas to Society :
Comparative Approaches to Early Iceland, Hisarlik press, Enfield Lock,
1992, 338 p. Cette somme, rassemblant des articles portant sur des sujets
fort divers, est à consulter surtout pour l'excellent exposé
méthodologique que constituent ses premiers articles, et qui
résume fort bien la nouvelle approche « ethnologique » des
sagas.
*ROESDAHL, ELSE ; MOHEN, JEAN-PIERRE ; DILLMANN,
FRANÇOIS-XAVIER (eds.), Les Vikings : les Scandinaves et l'Europe :
800-1200 : 22e exposition d'art du Conseil de l'Europe, Grand Palais, Paris, 2
avril-12 juillet 1992, Altes Museum, Berlin, 1er septembre-15 novembre 1992,
Nationalmuseet, Copenhague, 26 décembre 1992-14 mars 1993,
Association Française d'Action Artisique ; Conseil nordique des
ministres, Paris ; Oslo, 1992, 428 p. Cet ouvrage, qui est aussi catalogue
d'exposition, présente un aperçu thématique et
archéologique complet du monde scandinave altimédiéval,
richement illustré.
SCOTT, TOM; STARKEY, PAT (eds.), The Middle Ages in the
North-West: Papers Presented at an International Conference Sponsored Jointly
by the Centres of Medieval Studies of the Universities of Liverpool and
Toronto, Leopard's Head Press in conjunction with the Liverpool Centre for
Medieval Studies, Oxford, 1995, 278 p. Seuls certains articles de ce
recueil concernent les Scandinaves, mais il présente l'avantage de
replacer ceux-ci dans un contexte plus large.
Ouvrages portant sur la guerre au Moyen-Âge
BARTHÉLEMY, DOMINIQUE, Chevaliers et miracles : la
violence et le sacré dans la société féodale,
A. Colin, Paris, 2004, 295 p.
BARTHÉLEMY, DOMINIQUE, L'an mil et la paix de Dieu :
la France chrétienne et féodale, 980-1060, Fayard, Paris,
1999, 637 p.
BARTHÉLEMY, DOMINIQUE, La chevalerie : De la Germanie
antique à la France du XIIe siècle, Fayard, Paris, 2007, 522
p.
CONTAMINE, PHILIPPE, La Guerre au Moyen-Âge,
Presses universitaires de France, Paris, 2003, 516 p.
DEUVE, JEAN, Les Services secrets normands : la guerre
secrète au Moyen âge, 900-1135, C. Corlet,
Condésur-Noireau, 1990, 369 p. Étude quelque peu
particulière, donc intéressante, sur un sujet hors du commun, par
un ancien officier du renseignement militaire.
HAYWOOD, JOHN, Dark Age Naval Power: a Reassessment of
Frankish and Anglo-Saxon Seafaring Activity, Routledge, London, 1991,
xii-232 p. Cette étude désormais classique entend montrer que
les victimes des vikings n'étaient en rien ignorantes en matière
de tradition navale.
PRESTWICH, MICHAEL, Armies and Warfare in the Middle Ages
: the English Experience, Yale University Press, New Haven, 1996, 396 p.
Cet ouvrage porte surtout sur l'Angleterre à partir du
XIIe s. mais constitue néanmoins une synthèse
intéressante.
Autres ouvrages cités
BALARD, MICHEL; DUCELLIER, ALAIN (eds.), Coloniser au Moyen
Âge, A. Colin, Paris, 1995, VI-400 p.-VIII p. de pl.
CLAUSEWITZ, CARL VON, De la guerre, les Eìd. de
Minuit, Paris, 1998, 759 p.
DUDON DE SAINT-QUENTIN, De moribus et actis primorum
Normanniæ ducum, Typ. F. Le Blanc-Hardel, Caen, 1865, 322 p.
GAT, AZAR, War in Human Civilization, Oxford University
Press, Oxford, 2006, XV-822 p. KEEGAN, JOHN, The Face of Battle,
Pimlico, London, 1992, 352 p.
MANDEL, ROBERT, «The Effectiveness of Gunboat
Diplomacy», International Studies Quarterly, vol. 30, no. 1,
1986, pp 59-76.
MONTBRIAL, THIERRY DE; KLEIN, JEAN (eds.), Dictionnaire de
stratégie, Presses universitaires de France, Paris, 2006, XVI-604
p.
MORILLO, STEPHEN, What Is Military History?, Polity,
Cambridge, 2006, 150 p. THUCYDIDE, La Guerre du
Péloponnèse, Gallimard, Paris, 2000, XVII-900 p.
ULLMAN, HARLAN; WADE, JAMES, Shock and Awe. Achieving Rapid
Dominance, National Defense University, 1996.
WEBER, MAX, The Methodology of the Social Sciences, Free
Press, New York, 1997.
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