REGARD ET PASSION AMOUREUSE DANS LE LIVRE DU
COURTISAN
Discours littéraire et discours scientifique sont
intimement liés à la renaissance. Exposés par
Hippocrate1(*) (v. 460-v.
377 av. J.-C), puis reprises par Galien (v.131-v 201 ap. J.-C), la
théorie des humeurs, domine la médecine antique, et explique
scientifiquement la provenance des passions chez l'homme, passions
considérées comme des maladies. Marcile Ficin,
exégète platonicien, dans son commentaire sur le Banquet de
Platon expose sa vision néo-platonicienne de l'amour. Il reprend la
théorie des esprits vitaux de Galien sur laquelle il s'appuie pour
élaborer sa propre théorie de la migration des esprits. Selon
Ficin, l'amour naît du regard. Cette théorie du regard amoureux
influence en partie le discours sur la passion amoureuse dans Le
livre du courtisan2(*), qui s'appuie sur le concept de migration des esprits,
notamment au livre III par Julien de Médicis le Magnifique, et au livre
IV par la voix de Pietro Bembo qui expose sa conception de l'amour. L'objet de
cet article est de présenter les analogies entre la théorie
Ficienne de la passion amoureuse et le discours sur l'amour, chez Julien de
Médicis et Pietro Bembo, dans l'oeuvre de Baldassar Castiglione.
La théorie des humeurs a joué un rôle
prépondérant dans l'histoire de la médecine jusqu'à
la fin du XVe siècle environ. Selon la théorie exposée
d'abord par Hippocrate, le corps est nourri par les humeurs qui sont au nombre
de quatre - le sang, phlegme, bile jaune et bile noire. La santé et la
maladie du corps dépendent du mélange de ces quatre
humeurs ; un mélange harmonieux est synonyme de bonne santé
et, si le mélange est déséquilibré, c'est la
maladie. Voici un extrait du traité d'Hippocrate3(*) :
Le corps de l'homme renferme du sang, du phlegme, de la bile
jaune et de la bile noire. Voilà ce qui constitue la nature du
corps ; voilà ce qui est cause de la maladie et de la santé.
Dans ces conditions, il y a santé parfaite quand ces humeurs sont dans
une juste proportion entre elles tant au point de vue de la qualité que
de la quantité et quand leur mariage est parfait ; il y a maladie
quand l'une de ces humeurs, en trop petite ou en trop grande quantité,
s'isole dans le corps au lieu de rester mêlée à toutes les
autres. Car nécessairement, quand l'une ces humeurs s'isole et se tient
à part soi, non seulement l'endroit qu'elle a quitté devient
malade, mais aussi celui où elle va se fixer et s'amasser, par suite
d'un engorgement excessif, provoque souffrance et douleur. De fait quand l'une
de ces humeurs s'écoule hors du corps plus qu'il ne faut pour
résorber la surabondance, la vacuité provoque de la
souffrance ; si inversement, c'est à l'intérieur que
l'humeur s'évacue, change de place et se sépare des autres, de
toute nécessité, d'après ce qui a été dit,
c'est une double souffrance qu'elle provoque : à l'endroit qu'elle
a quitté et à celui où elle s'est amassée.
La théorie des humeurs ainsi formulée est
reprise et transmise par Galien qui ajoute toutefois un certain nombre de
graduations, de correspondances et de corrélation. Ainsi, les quatre
humeurs correspondent avec les quatre éléments de l'univers - le
feu, l'air, la terre et l'eau -, éléments affectés d'une
qualité propre ; chaud, sec, froid et humide qui agissent sur les
humeurs et qui déterminent les quatre tempéraments : l'homme
sanguin (chaleureux et aimable), le flegmatique (lents et apathique),
mélancolique (triste et déprimé), et colérique
(emportés et prompts). En outre, il ajoute à la pensée
hippocratique, la théorie des pneuma ou esprits ; en effet, Galien,
suivant l'approche d'Aristote, pense que toutes les parties du corps sont
utiles et qu'une force occulte appelée « pneuma » ou
« esprits » gouverne l'ensemble du corps. Essence de la
vie, le pneuma se manifeste sous trois formes : le pneuma physique ou
esprit naturel qui siège dans le foie, centre de la nutrition, le pneuma
psychique ou esprit animal qui siège dans le cerveau et qui régit
les sensations et l'intelligence, et enfin le pneuma zootique ou esprit vital,
situé dans le coeur et les vaisseaux qui assume tant les passions
humaines que les pulsations4(*). Ces esprits circulent dans le corps au travers des
veines et des artères et assurent la bonne régulation du corps,
selon le schéma reprit par Roger Teyssou :
La théorie de Galien érigée en dogme,
distingue deux systèmes circulatoires correspondant au coeur gauche et
au coeur droit. Le système sanguin ou veineux dépend des
cavités gauches. Le système spiritueux ou artériel
dépend des cavité droites (...) du foie naissent toutes les
veines riches en esprits naturels qu'elles distribuent au corps (...) Le
ventricule droit reçoit le sang et s'en nourrit et envoie le reste par
la veine artérieuse (veine pulmonaire) dans le poumon pour le nourrir et
pour l'acte respiratoire qui le débarrasse des ses matières
fuligineuses. Il faut qu'il existe une communication entre les deux
ventricules. La théorie galénique avance l'existence de
minuscules pertuis traversant le septum interventriculaire. Ces orifices,
invisibles à l'oeil nu, permettent l'afflux d'une quantité du
sang suffisante dans le ventricule gauche. Le sang s'y mélange à
l'air amené par la veine pulmonaire dite artère veineuse (...) De
ce produit résulte un produit riche en esprits vitaux que le ventricule
projette dans l'aorte et les artères. Parmi les trois esprits, l'esprit
naturel est une vapeur subtile qui se dégage du sang et tire son origine
du foie. Amené dans le coeur pour y être mélangé
à l'air, il devient esprit vital qui se transforme en esprit animal dans
le cerveau5(*).
La théorie galénique des esprits est reprise par
Marsile Ficin (1433-1499). Exégète de Platon, cet humaniste est
à l'origine du renouveau de la pensée néo-platonicienne.
Dans son commentaire du Banquet de Platon en 1469, Ficin met
au coeur du débat philosophique le thème de l'amour. Dans le
huitième chapitre du sixième discours, Ficin expose la
définition de l'amour humain. Composé à ses
extrémités des deux démons le kalodaimôn,
amour pur basé sur la contemplation de la beauté divine, et le
kakodaimôn qui incite à la procréation6(*), mais qui n'est mauvais que dans
l'abus, se greffent trois amours, qui ne sont pas démons, mais motus
ou affectus, respectivement,
« émotions » ou « affects7(*) ». Ici s'origine la
théorie ficinienne de la passion amoureuse :
En effet, de naissance ou par éducation, nous sommes
disposés et enclins à la vie contemplative, soit à la vie
active, soit à la vie voluptueuse. Si c'est à la contemplative,
aussitôt la vue de la forme corporelle nous élève à
la considération de la forme spirituelle et divine. Si c'est à la
voluptueuse, d'emblée nous descendons de la vue à la
concupiscence du toucher. Si c'est à la vie active et morale, nous
continuons à jouir du seul plaisir de la vue et de la
société. Les premiers sont si subtils qu'ils
s'élèvent très haut, les second si épais qu'ils
s'abaissent jusqu'au plus bas, et les derniers, entre les deux, demeurent dans
la région moyenne8(*).
Le regard est donc le point d'ancrage de la passion amoureuse.
C'est par les yeux que se transmet l'amour, qui est considéré
comme une maladie contagieuse. Dans le commentaire sur le banquet de
Platon, Marsile Ficin avait déclaré : « la
contagion de l'amour s'opère facilement et devient la peste la plus
grave de toute9(*) ». Pour que cette transmission soit
effective, Ficin, reprend d'abord la théorie des humeurs et la
théorie galénique des esprits vitaux :
Il y a deux genres de folie. L'une naît d'un vice du
cerveau, l'autre du coeur. Souvent le cerveau est envahi par un excès de
bile surchauffée, ou de sang surchauffé, et parfois de bile
noire : d'où il peut arriver que les hommes deviennent fous. (...)
Quand ces humeurs sont contenues dans le coeur, elles engendrent
l'anxiété et le souci, mais non la démence. Mais elles
conduisent à la démence quand elles se portent à la
tête, et c'est pourquoi l'on dit que ces dérèglements
viennent d'un vice du cerveau. En revanche, nous attribuons à une
maladie du coeur ce type de folie dont souffrent ceux qui aiment
éperdument10(*).
Le concept de migration des esprits, s'origine après
celui des esprits vitaux, et pose en premier lieu que les esprits sont le lien
entre l'âme et le corps. Les esprits, véhiculent la puissance de
l'âme vers le corps, ainsi que l'expose Ficin :
L'âme et le corps, très différents l'un de
l'autre par nature, sont unis par un intermédiaire, l'esprit, qui est
une vapeur très fine et transparente que la chaleur du coeur tire de
l'élément le plus pur du sang. Répandu de là dans
tous les membres, il reçoit les puissances de l'âme et les
transmet au corps11(*).
Or, la théorie galénique des esprits, en
distinguant trois coctions différentes, issues du sang brut du foie, et
produisant des esprits différents, naturels, vitaux et animaux pose des
problèmes quant à la localisation de l'âme. Ficin dans le
commentaire sur le banquet de Platon n'évoque qu'une coction,
celle dévolue au coeur et en cela, il est fidèle aux conceptions
aristotéliciennes, quand les médecins de la renaissance ont fait
le choix d'associer aux trois fonctions de l'âme, trois sièges,
réservant au cerveau les esprits animaux qui régissent
l'intelligence. Cependant, Ficin fait mention, au chapitre huit du
septième discours12(*), d'esprits « agités » par
des pensées violentes et évoque la possibilité d'esprits
intérieurs et d'esprit extérieurs. Ceci est essentiel dans ce qui
nous préoccupe ici : les esprits n'ont pas pour unique fonction de
faire la jonction entre âme et corps ; les esprits peuvent
transporter l'âme à l'extérieur du corps et pour cela, ils
ont besoin d'un support que Ficin désigne comme étant le
regard :
Un oeil ouvert et fixé sur quelqu'un lance les traits
de ses rayons dans les yeux de la personne qui est proche de lui et (...) avec
ces traits, qui sont les véhicules des esprits, il dirige vers elle la
vapeur sanguine que nous appelons esprits13(*).
Il est donc entendu que l'amour naît du regard, que
c'est par lui qu'il se propage et avec lui, le mal, puisque la passion
amoureuse, comme toute passion est pathologique :
Que le rayon de lumière émis par les yeux
entraîne avec lui la vapeur de l'esprit et que cette vapeur
entraîne le sang, nous en avons une preuve dans le fait que des yeux
chassieux et rouges communiquent par l'émission de leurs rayons leur
propre maladie aux yeux de ceux qui les regardent14(*).
Le concept de migration des esprits influence le discours
amoureux dans le livre du courtisan. La thématique du
regard qui transmet l'amour par contagion reprend fidèlement les
théories ficiniennes évoquées, et il est
intéressant de mettre en parallèle discours savant et discours
littéraire.
Baldassar Castiglione est né en 1478 près de
Mantoue. A Milan, dans le sillage des gentilshommes italiens, il reçoit
une éducation militaire, mondaine et humaniste. Il fréquente le
cour de Ludovic le More jusqu'en 1499, date à laquelle, la mort de son
père le rappelle à Milan. Il devient courtisan attaché au
service de François II Gonzaga, lequel lui assigne des charges
militaires et diplomatiques. A Rome, dont la beauté le fascine, il se
lie avec le Duc D'Urbino, Guidubaldo de Montefeltro, qu'il servira à
partir de 1504. Castiglione meurt en 1529 à Tolède. Le livre
de courtisan publié en 1528 dont la genèse s'étend
sur plusieurs années, a pour cadre la cour d'Urbino et, plus
particulièrement, les soirée à la cour, où il est
de tradition que les gentilshommes se réunissent autour de la duchesse
Elisabetta, pour se divertir. Le livre s'étend sur quatre soirées
pendant lesquelles est instauré un jeu qui consiste pour chacun des
gentilshommes présents de peindre le portrait du parfait courtisan.
Parmi eux, Julien de Médicis le Magnifique, et Pietro Bembo. Les
influences sur l'oeuvre sont nombreuses, la principale étant le De
Oratore de Cicéron. Les thèmes abordés dans Le
Courtisan l'ont été par beaucoup d'auteurs italiens ;
Poggio Bracciolini, Pietro Bembo, mais pour le discours sur l'amour,
l'influence des oeuvres savantes de Marsile Ficin est essentielle. A ce titre,
le livre III du Courtisan donne un premier aperçu de influence
ficinienne. Quelle attitude doit adopter le courtisan pour montrer son amour
à l'élue de son coeur ? Tel est le sujet abordé aux
chapitres LXIV et LXV15(*), qui est l'occasion pour Bernardo Bibbiena d'exposer
son opinion ; le courtisan, doit adopter une attitude
« modeste » dans un souci de respect envers la dame, il
doit être assez habile pour montrer son amour de façon à ce
que l'élue ne puisse douter de celui-ci :
Je crois qu'outre l'amour et le service il est
nécessaire de faire quelque autre démonstration de cet amour qui
soit si clair que la femme ne puisse feindre de ne pas savoir qu'elle est
aimée ; mais avec beaucoup de modestie néanmoins, afin de ne
pas paraître lui manquer de respect16(*).
Au discours volontaire de Bernardo Bibbiena, Julien de
Médicis oppose, au chapitre LXVI, une attitude de prudence, non exempte
d'ambiguïté, afin que les paroles du courtisan « sondent
le coeur de la dame et touchent sa volonté de façon
ambiguë17(*) », ceci afin de ne pas offenser
l'aimée et, au chapitre suivant, il conseille au courtisan de montrer
son amour par « sa contenance plutôt que par ses
paroles18(*) ».
Ainsi fait-il du regard l'allié du courtisan, regard
matérialisé dans le pouvoir des yeux. Par eux, l'amour transitera
d'un corps à l'autre. Ici, le discours littéraire rejoint le
discours savant de Marsile Ficin.
Et puis de faire que les yeux soient de fidèles
messagers, qui soient les ambassadeurs du coeur. Souvent en effet ils montrent
la passion qui est au-dedans avec une efficacité plus grande que la
langue elle-même, que les lettres ou tout autres messages, si bien que
non seulement ils découvrent les pensées, mais souvent aussi
allument l'amour dans le coeur de la personne aimée ; car ces vifs
esprits qui sortent des yeux, parce qu'ils sont engendré près du
coeur, quand ils entrent aussi dans les yeux, vers lesquels ils sont
dirigés comme la flèche vers la cible, pénètrent
naturellement dans le coeur comme dans leur demeure ; là, ils se
confondent avec les autres esprits à , et grâce cette subtile
nature de sang qu'ils possèdent, ils agissent par contagion sur le sang
proche du coeur où ils sont parvenus, le réchauffent et le
rendent semblable à eux, donc propre à recevoir l'impression de
l'image qu'ils ont transportée19(*).
L'amour est une passion et, en tant que tel, il évoque
surtout le mal. Les termes utilisés par Julien de Médicis ne
trompent pas ; tout comme Marcile Ficin, il évoque « la
contagion » au même titre que « la
démangeaison, la gale, la lèpre, la pleurésie, la phtisie,
la dysenterie, l'ophtalmie et la peste20(*) ». Un mal qui se comporte sournoisement,
comme le soldat en embuscade, et le regard devient agressif, selon le terme de
L. Donaldson-Evans (« The aggressive eye topos »)21(*) : Plus loin, les termes
militaires et les champs lexicaux guerriers sont convoqués par Julien de
Médicis :
Les yeux se tiennent cachés comme à la guerre
les soldats en embuscade (...) et aussitôt qu'ils sont près, les
yeux décochent leurs flèches et répandent leur venins
enchantés, principalement quand, en droite ligne, ils envoient leurs
rayons dans les yeux de la personne aimée, au moment même
où ceux-ci en font autant, parce que les esprits se rencontrent, et que
dans cette douce collision l'un prend les qualités de l'autre, comme on
le voit dans le cas d'un oeil malade qui, en regardant fixement un oeil
sain,lui donne sa maladie22(*).
Les esprits, coction élaborées à partir
d'un sang pur, au seul niveau du coeur, sont des vapeurs, d'où leur
extrême volatilité et leur propension à la mobilité.
Ils se transmettent à la personne aimée par le rayon lumineux du
regard. Car les esprits sont aussi faits de lumière et sont
diffusés à partir du coeur :
De même, comme le soleil qui est le coeur du monde
répand sa lumière en suivant sa course et par cette
lumière communique ses vertus aux régions inférieures,
ainsi le coeur de notre corps, en agitant le sang qui l'entoure d'une sorte de
mouvement perpétuel, répand dans tous le corps les esprits qu'il
en tire23(*).
Les esprits, quand il ont pénétré dans le
corps de la personne aimée redeviennent sang et « la douce
collision » évoquée par Julien de Médicis, n'est
autre que le mélange des deux sangs. La transformation de la vapeur de
l'esprit en sang est, selon Aristote prouvée quand les femmes, pendant
la période des règles, tachent leur miroir de fines gouttelettes
de sang. La vapeur des esprits, rencontrant la froideur du miroir, sous l'effet
de la condensation, reprend sa forme originelle, celle du sang. Marcile Ficin
s'appuie sur les thèses du philosophe pour démontrer la migration
des esprits :
Le miroir par sa dureté arrête l'esprit à
sa surface ; par son poli et sa douceur, il le conserve sans le
briser ; par son brillant il favorise et augmente son rayonnement ;
par sa froideur, il condense en fines gouttelettes sa vapeur très
légère24(*).
Or, comme le souligne Pierre martin l'analogie entre haleine
et vapeur des esprits est imparfaite25(*) ; s'il est vrai que l'haleine au contact d'une
surface froide redevient salive, la vapeur des esprits au contact du coeur ne
trouve pas la froideur qui lui permettrait de reprendre sa forme originelles.
Ficin modifie les thèses aristotélicienne en invoquant le
mouvement pour expliquer la transformation :
Le trait empoisonné traverse les yeux et comme il vient
du coeur de celui qui le frappe, il recherche la poitrine de celui qu'il
atteint, comme sa propre demeure. Là il blesse le coeur, se brise sur
son sommet qui est plus dur et redevient sang26(*).
Il s'agit bien d'un « trait
empoisonné », d'un mal, transmis par l'insistance des regards.
Ficin articule donc sa vision de l'amour autour du concept de la migration des
esprits et du regard amoureux ; l'amour est passion, voire fascination, le
contraire de la conception néo-platonicienne qui considère
l'amour comme le moyen d'accéder au divin. La fascination ne peut
conduire qu'à l'amour bestial et seule la maîtrise de soi, peut
éviter de succomber au désir charnel. Au livre IV du
Courtisan, Pietro Bembo prend le parole et expose sa vision de
l'amour, ou comment aimer d'une autre façon, loin de « la
vulgarité », c'est-à-dire, en maîtrisant sa
passion amoureuse :
Et parce que je me reconnais indigne de parler des très
saints mystères de l'Amour, je le prie d'inspirer ma pensée et ma
langue en sorte que je puisse montrer à cet excellent Courtisan comment
aimer différemment de l'habitude du profane vulgaire27(*) (...)
La passion amoureuse se résume à un
empoisonnement ou altération du sang, qui s'étend au corps
entier. Et cette altération conduit l'homme a forger lui-même sa
propre image de l'aimée. Ce thème de L'idée fixe
est présent chez Pétrarque :
Quand par les yeux pénètre au fond du coeur
l'image de la dame qu'on a choisi, toute autre doit partir de là, et les
forces que l'âme départ laissent le corps ainsi qu'un poids
inerte28(*).
L'image de l'aimée qui s'imprime dans l'âme de
celui qui aime, chasse tout autre idée ; mais l'image
pénètre aussi la chair du corps qui, contaminé,
semblablement à l'âme, devient inerte, inconsistant,
obsédé par l'idée fixe, qui se transforme peu
à peu en désir. Aussi Pietro Bembo met-il en garde le Courtisan
afin qu'il ne se laisse pas dominer par l'image qui passe par le regard, afin
qu'il ne se laisse pas prendre au piège de l'idée
fixe :
C'est pourquoi quand la gracieuse figure d'une belle femme se
présente, accompagnée d'élégantes et courtoises
manières, et que l'homme mûr, qui est expérimenté en
amour, reconnaît que son sentiment s'accorde avec elle, aussitôt
qu'il s'aperçoit que ses yeux s'emparent de cette image et la portent
dans son coeur, et que son âme commence à la contempler avec
plaisir et à sentir en elle l'action qui l'émeut et peu à
peu la réchauffe, et que ces vifs esprits qui étincellent de ses
yeux alimentent continuellement le feu, il doit en ce début se procurer
promptement un remède, réveiller sa raison, et armer avec
celle-ci la forteresse de son coeur ; il doit si bien fermer le passage
aux sens et aux appétits, qu'ils ne puissent entrer ni par force ni par
ruse29(*).
Le lexique guerrier convoqué par Pietro Bembo
évoque une attaque, un assaut brutal qu'il doit endiguer par le
réveil de sa raison et « armer avec celle-ci la forteresse de
son coeur ». La place est prise par la ruse puisque la dame
« se présente accompagnée d'élégantes et
courtoises manières », et que son image pénètre
au travers de « ces vifs esprits qui étincellent de ses yeux
qui alimentent continuellement le feu ». Ce feu évoqué
par Bembo est essentiel dans la migration des esprits. Pierre Martin souligne
la corrélation entre migration des esprits ficinienne et
mécanisme de la vision élaboré par Platon30(*), ainsi exposée
dans le Timée :
En effet, le feu qui, au-dedans de nous, est le frère
du précédent, ils (les dieux) firent qu'il s'écoulât
à travers nos yeux dans toute sa pureté. Pour cela,
procédant à la manière d'un foulon, ils ont
confectionné une boule lisse et compacte surtout en son centre, qui
arrête tout autre feu plus grossier, et qui ne laisse filtrer que le feu
pur, le seul de cette espèce31(*).
C'est la conjonction de deux feux, l'un interne et l'autre
externe qui créé un flux, un va et vient, qui transmet des
sensations grâces auxquelles nous voyons :
Quand donc la lumière du jour entoure le flux issu des
yeux, alors le feu intérieur qui s'échappe, le semblable allant
vers le semblable, après s'être combiné avec la
lumière du jour se constitue en un seul corps ayant les mêmes
propriétés tout le long de la droite issue des yeux (...) Il se
forme ainsi un tout qui a des propriétés uniformes en raison de
son homogénéité ; d'autre entre en contact avec lui.
Il en transmet les mouvements à travers tout le corps jusqu'à
l'âme, et nous procure cette sensation grâce à laquelle
précisément nous disons que nous voyons32(*).
Ce feu qui pénètre le corps
« réchauffe » et les vertus oubliées de
l'âme sont décongelées par la chaleur amoureuse, comme
exposé par Bembo :
(...) l'influence de cette beauté , quand elle est
présente, donne un merveilleux plaisir à l'amant, et en lui
réchauffant le coeur, elle éveille et liquéfie certaines
vertus assoupies et congelées dan son âme, qui, nourries par la
chaleur amoureuse, se répandent et vont pullulant autour du coeur, et
émettent par les yeux ces esprits, qui sont des vapeurs très
subtiles faites de la partie du sang la plus claire et la plus pure, et qui
reçoivent l'image de la beauté en l'agrémentant de mille
divers ornements33(*).
Mais l'amour physique s'accompagne de souffrances, quand la
personne aimée s'éloigne et qu'elle reste loin des yeux,
l'influence de la beauté ne réchauffe plus ces vertus qui sont
cependant sollicitées par le souvenir, l'image imprimée dans
l'âme et le corps de celui qui aime. En cherchant à migrer vers
l'extérieur par les « conduits » arides, car rendus
froids par cet éloignement, les esprits font souffrir l'âme et ce
sont les larmes qui sortent des yeux.
(...) l'amant donc qui considère la beauté
seulement dans le corps, perd ce bien et ce bonheur aussitôt que le la
dame aimée, en s'absentant, laisse les yeux de celui-ci sans leur
lumière et par conséquent, son âme veuve de son bien (...)
le souvenir de la beauté excite un peu ces vertus de l'âme,
tellement qu'elles cherchent à répandre les esprits, et ces
derniers, trouvant les voies bouchées n'ont pas d'issue et pourtant
s'efforcent de sortir ; ainsi avec ces aiguillons enfermés, ils
tourmentent l'âme et la font souffrir cruellement34(*).
Seule la raison peut conduire à l'apaisement. Les
thèses néo-platoniciennes transmises par Ficin influencent
considérablement le discours de Pietro Bembo. L'amour permet
d'accéder à la beauté universelle et divine dans la
purification de l'âme qui doit être débarrassée de
toute passion, comme le désir de la beauté corporelle :
C'est pourquoi l'âme, éloignée des vices,
purifiée par l'étude de la vraie philosophie (...) voit en
elle-même un rayon de cette lumière qui est la vraie image de la
beauté angélique qui lui est communiquée, et dont ensuite
elle communique au corps une pâle ombre35(*).
Ficin reprend la théorie platonicienne de l'image
cachée exposée dans le Phèdre36(*), citée par Pierre
Martin37(*) :
« les hommes sont enclins a aimer particulièrement ceux dont
les âmes ont été, avant leur incarnation, choreutes du
même dieu » :
Toute âme qui descend dans un corps terrestre sous le
signe de Jupiter conçoit, en descendant, pour l'homme qu'elle doit
réaliser, la figure qui correspond à l'astre Jupiter. Dans son
corps éthéré, elle l'exprime d'une manière
très exacte, parce qu'il est pleinement préparé à
la recevoir38(*).
Le discours de Bembo ne fait rien d'autre que reprendre la
thèse néo-platonicienne. L'amour de l'autre conduit à
l'amour divin. L'image imprimée dans l'âme est celle de dieu
accessible par la contemplation :
Il lui semble (l'âme) qu'elle a trouvé la trace
de Dieu, dans la contemplation de qui, comme dans sa fin bienheureuse, elle
cherche son repos39(*).
En se libérant de la scolastique
médiévale, l'humanisme est à la recherche d'une
vérité scientifique dont l'exégèse des textes
antiques est la pierre angulaire. Les théories humanistes
libèrent l'homme de l'emprise religieuse ; la science conduit
à une autre vérité. Reprenant successivement les
thèses galéniques et platoniciennes, Marsile Ficin expose sa
propre conception de l'amour qui repose en partie sur la migration des esprits.
Les yeux sont les vecteurs des esprits ou vapeur de sang, qui inocule la
passion amoureuse par contagion. La passion amoureuse, considéré
comme une maladie, doit être maîtrisée par la raison, pour
accéder à l'amour vrai. Ainsi, la conception de l'amour chez
Ficin fait-elle la distinction entre amour vulgaire et amour divin, ce dernier
étant dépossédé de tout désir corporel.
Le livre du courtisan est en partie imprégné de la
théorie ficinienne des la migration des esprits ; les yeux, le
regard et l'image forment un tout dans le dispositif ficinien :
considéré comme un empoisonnement, l'amour passionnel, qui exerce
un fascination, insuffle à l'âme le désir du corps. Si
Julien de Médicis le Magnifique exhorte à la prudence dans la
gouvernance du regard afin de ne pas montrer ostensiblement sa passion, Pietro
Bembo en appelle à la raison, seule échappatoire à l'amour
vulgaire. Il reprend la thèse néo-platonicienne de l'image
cachée recherchée au travers de l'amour de l'autre et qu conduit
à l'amour universel. Discours littéraire et discours scientifique
s'unissent pour produire une oeuvre essentielle de la renaissance.
BIBLIOGRAPHIE
Ouvrage étudié :
-Castiglione (Baldassar), Le livre du courtisan,
présenté et traduit de l'italien d'après la version de
Gabriel Chappuis (1580) par Alain Pons, Paris, Flammarion (GF), 1991, 405 p.
Corpus primaire :
-Galien, L'âme et ses passions, trad. et notes
de V. Barras, T. Birchler, A.-F Morand, préf. De J. Staobinski, Paris,
Les belles lettres, (coll. « La roue à Livres), 1995, 155
p.
-Martin (pierre), « la représentation
ficinienne de la passion amoureuse », La Licorne n°43,
dir. Coudreuse (Anne) et Deligon (Bruno), 1997, 206 p.
- Ficin (Marsile), Commentaire sur le Banquet de
Platon, trad. Marcel (Raymond), Paris, Les Belles Lettres , 1958, 784
p.
-Mathieu-Castellani (Gisèle), La rhétorique
des passions, PUF, (coll. Ecriture), 2000, 202 p.
- Yvon (Bernard), La peinture des passions de la
Renaissance à l'âge classique. Acte du colloque international
(St. Etienne, 10-12 avril 1991), Saint Etienne, Pub. De l'Univ., 1995, 398
p.
Pétrarque, Canzoniere, préf., notes de
J.-M Gardair, trad. Ferdinand L. de Gramont, Paris, Gallimard (coll.
Poésie/Gallimard), 1983, 288 p.
Corpus secondaire
* 1 Hippocrate, Nature de
L'homme, in L'Art de la médecine, J. Jouanna et C.
Magdelaine (Trad.), GF Flammarion, 1999.
* 2 B. Castiglione, Le livre
du courtisan, Flammarion, 1991.
* 3 Hippocrate, Op. Cit.,
4, p. 169.
* 4 M. Bariéty, C. Coury,
Histoire de la médecine, Fayard, 1963, p. 195-215.
* 5 Teyssou Roger, La
médecine à la renaissance, Paris, L'Harmattan, 2002, p.
82-83.
* 6 Boulègue Laurence,
L'amor humanus chez Marsile Ficin. Entre idéal platonicien et morale
stoïcienne, Dictynna.revue.univ-Lille.fr, 4 (2007). Consulté
le 10 février 2009.
* 7 Ibid.
* 8 M. Ficin, Commentaire
sur le banquet de Platon, Ed. et trad. P. Laurens, Paris, Les Belles
Lettres, 2002, p. 150-151.
* 9 M. Ficin, Commentaire
sur le banquet de Platon, trad. R. Marcel, Les Belles Lettres, 1956,
Sixième Discours, chap. IX, p. 214. Cité par P. Martin,
« Représentation ficinienne de la passion
amoureuse », La licorne, 43, 1997, p.
24.
* 10 M. Ficin, Op.
Cit. VII, 3, p. 217
* 11 M. Ficin, Op.
Cit., sixième Discours, chap. VI, p. 207.
* 12 P. Martin, Op.
Cit., p. 24-25.
* 13M. Ficin, Op.
Cit., chap. IV, p. 248.
* 14 M. Ficin, Op.
Cit., chap. IV, p. 247.
* 15 B. Castiglione, Le
livre du courtisan, liv. III, chap. LXIV, LXV, p. 305-6.
* 16 B. Castiglione, Op.
Cit., liv. III, chap. LXVI, p. 306.
* 17 Ibid, liv. III,
chap. LXV, p. 306.
* 18 Ibid, liv. III,
chap. LXVI, p. 307.
* 19 Ibid.
* 20 M. Ficin, Op.
Cit., septième Discours, chap. V, p. 249.
* 21 . Donaldson-Evans,
Love's fatal glance : a study of eye imagery in the poets of the Ecole
Lyonnaise, University of Missippi Romance monographs Inc., 1980.
Cité par P. Martin, Op. Cit., p. 26.
* 22 B. Castiglione, Op.
Cit, liv. III, chap. LXVI, p. 308.
* 23 M. Ficin, Op.
Cit., chap. IV, p. 247.
* 24 M. Ficin, Op.
Cit., septième Discours, chap. IV, p.248.
* 25 P. Martin,
« représentation ficinienne de la passion
amoureuse », La Licorne, 43,1997, p. 29
* 26 M. Ficin, Op. Cit.,
p. 248.
* 27 B. Castiglione, op.
Cit., liv. IV, chap. LXI, p. 391.
* 28 Pétrarque,
Canzoniere, édition de J-M Gardair, Paris, Gallimard, coll.
« poésie/Gallimard », 1983, pièce XCIV, p.
95.
* 29 B. Castiglione, op.
cit., liv. IV, chap. LXII, p. 391.
* 30 P. Martin, op.
cit., p. 36.
* 31 Platon,
Timée, 45b, trad. L. Brisson, Garnier-Flammarion, 1992, p.
140-41.
* 32 Ibid.
* 33 B. Castiglione, op.
Cit., liv. IV, chap. LXV, p. 395.
* 34 Ibid. liv. IV,
chap. LXVI, p. 396.
* 35 Ibid., liv. IV,
chap. LXVIII, p. 398-99.
* 36 Platon,
Phèdre, traduction et notes par E. Chambry, Garnier-Flammarion,
1964, p. 131-32.
* 37 P. Martin, op. cit.,
p. 42.
* 38 M. Ficin, op.
cit., sixième Discours, chap. VI, p. 206.
* 39 B.
Castiglione,op.cit., liv. IV, chap. LXVIII, p. 399.
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