3.- Le sujet créateur.
L'imagination n'intervient dans le travail du laboratoire que
lorsque certaines routines ou idées admises ne sont plus satisfaisantes.
Hormis ces étatsde crise, les procédés rationnels de
recherche39 peu exigeants en ressources de tous ordres suffisent
habituellement pour les besoins quotidiens. L'utilisation de l'imagination,
cependant, contrairement aux routines et idées admises attachées
à des locaux et à des appareillages déterminés,
n'est pas propre à un lieu particulier. Telle idée viendra un
soir au moment où le chercheur s'y attend le moins. Telle autre
idée vient au contraire d'un épisode
aléatoire40 se déroulant dans le laboratoire
lui-même. 41C'est dire que, si les routines et les
appareillages sont liés au laboratoire, le processus créatif
lui-même est lié au chercheur et lui est spécifique.
Pour définir une réalité nouvelle, le
sujet créateur cessant de combiner des signes existants, fait usage de
symboles42 qui, au sens étymologique du terme, est un pont
établi entre 2 chercheurs à l'aide du langage sur le sens
à donner à une réalité commune. Les exemples sont
nombreux de symboles ou de concepts aujourd'hui disparus qui ont fait
l'unanimité parmi les chercheurs d'autrefois. Ainsi, le chimiste
Lavoisier43 pensait que tous les corps sont immergés dans le
« calorique », notion qui, de nos jours, ne figure plus dans les
fondements de la thermodynamique. C'est à ce genre de consensus que
l'intervention de l'imagination aboutit, consensus entre 2 chercheurs d' abord
puis admis et, au besoin, réfuté par la communauté
scientifique..
39 En particulier d' information sur les idées
généralement admises.
40 L'épisode aléatoire le plus connu
est celui de la découverte de la penicilline par A. Flemming qui, par
hasard, découvre après ses recherches sur le lysozyme le premier
antibiotique sur des boîtes de Pétri qu'il devait laver à
la place de son laborantin parti en vacances.
41 Dans certaines entreprises cette
délocalisation des processus de recherhe sont encore plus poussés
: une petite unité un peu à l'écart, presque
secrète se charge de l' innovation de la naissance des idées
à leur réalisation.
42 Dans l' Antiquité, deux adeptes d' une
même secte s'échangeaient un teissère, petite plaque d'
argile qu'ils cassaient lorsqu'ils se quittaient. La concordance des cassures
assuraient à la prochaine rencontre que les détenteurs du
teissère appartenait à la même secte ( partageaient le
même point de vue sur la réalité )
43 « Nous savons, en général, que tous
les corps de la nature sont plongés dans le calorique, qu'ils en sont
environnés, pénétrés de toutes parts, et qu'il
remplit tous les intervalles que laissent entre elles leurs molécules ;
que dans certains cas le calorique se fixe dans les corps, de manière
même à constituer leurs parties solides, mais que le plus souvent
il en écarte les molécules, il exerce sur elles une force
répulsive, et que c'est de son action ou de son accumulation plus ou
moins grande que dépend le passage des corps de l'état solide
à l'état liquide, de l'état liquide à l'état
aériforme ».
Antoine-Laurent de Lavoisier
Le passage du sensible à l'intelligible par
l'intermédiaire de symboles (ou concepts) nouveaux est donc affaire de
paroles44, le « moi » des 2 chercheurs étant
réduit à « un précipité
d'identification45 »
Illustration.- 6.- Dialogue entre 2
chercheurs
L'émergence, à partir des paroles
échangées d'organisations signifiantes nouvelles est dûe au
passage de l'Imaginaire au Symbolique lors d' une
ré-écriture46 de la réalité, le
Réel47 restant l' impensé. On appellera « Je
» cette instance du sujet
44 « L'homme a pu entrer dans l'ordre symbolique, comme
sujet, par la voie d'une béance spécifique de sa relation
imaginaire à son semblable. » J. Lacan. Écrits.Le
Seuil, Paris, 1966. p 53.
45 Voir J. Lacan. Ces identifications, pour un
individu donné, sont ce qu'il a retenu des gens qui ont compté
pour lui.
46 Je remercie C. G. pour sa clarification sur ce
point.
47 Ce Réel impensable est à rapprocher
du Tao qui, lui aussi, est irreprésentable et dont on retient les vers
:
La Voie dont on parle
n' est pas la Voie suprème
Concepts et noms sont des illusions
Toute réalité émane du sans-nom Le nom est
ce qui divise
créateur capable de réorganisations symboliques,
instance distincte du « moi » et de l' « ego » , reliquat
qui s'oppose, chez les individus, à passer des conventions nouvelles en
maintenant, pour différentes raisons, en particulier d'équilibre,
les conventions déjà admises.
La question reste alors dans un laboratoire de savoir
où et quand l'instance appelée « Je » dont le
désir s'exprime dans le fil de son discours par des métonymies,
devient apte à reformuler les représentations de la
réalité (Imaginaire) par les éléments du langage
(Symbolique). Sur l'illustration suivante, on voit en particulier qu'un
chercheur dont la conscience est centrée sur son « ego » fait
de son refus à passer des conventions nouvelles sur la
réalité reste figé à une perception de sa
réalité comme si elle était « la
Réalité » (immuable). On voit également que
l'instance appelée « moi » utilise les éléments
du Symbolique pour exprimer ceux de l' Imaginaire sans pour autant reformuler
.la réalité.. Quant à des éléments forclos
du Symbolique, dans l'impossibilité d'être
intériorisés48 par le chercheur, réapparaissent
dans le Réel sous forme de ce que la psychiatrie appelle
hallucinations.
Illustration.- 7.- « Ego », « Moi »
et « Je » face à la réalité.
En donnant à toute chose une identité
48 Je remercie RA pour sa clarification sur ce
point
A supposer que le chercheur soit concerné par la
question posée et donc soit à même de fournir tout ou
partie de la réponse, l'institution, justement parce qu'elle est la
concrétisation d'anciennes routines, peut embarasser le chercheur au
point de lui ôter toute possibilité de voir la
réalité avec des yeux neufs. Les routines, dans ce contexte, sont
aux institutions ce que les mots sont aux sujets, à la fois les
inhibiteurs et catalysateurs de visions nouvelles sur la
réalité.
Supposer que la réalité habituelle peut
être autre, en particulier peut se revèler mieux connue qu'elle ne
l' est, c' est du même coup adhérer à la croyance que les
forces de constructions49 et de destructions50. sont
à l'oeuvre chez les êtres humains et que la victoire revient
nécessairement aux forces de construction origine du monde actuel. Sous
cet aspect, la vie d'un laboratoire innovant est nécessairement un
équilibre entre le libre jeu des forces menant au chaos et de celles
établissant un nouvel ordre.
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