UNIVERSITE DE MARNE LA VALLEE
FABIEN LEGERON MASTER 1 RECHERCHE
SOUS LA DIRECTION DE SYLVIE THOUARD ET MARTIN
LALIBERTE
RECIT LOVECRAFTIEN ET CINEMA
DE LA TRANSPOSITION A L'ENRICHISSEMENT DU MYTHE
SOMMAIRE
2.. Sommaire
3.. Résultat et prologue : Introduction
et argument
7.. Antécédent et abomination : Le
récit lovecraftien - une définition
7 - Récit et fiction
9 - Fantastique et fantasy
13 - Les enjeux du récit lovecraftien au
cinéma
15 - Défis et séductions du lovecraftien au
cinéma
15 - Aux frontières de l'image : de l'indicible
à l'immontrable ?
17 - L'abstraction scientifique : une multiplication des
hors-champ
20 - Le récit lovecraftien souffre t'il d'un
manque de "générosité" ?
21 - L'écriture "néo-impressionniste" : un
point d'entrée pour le cinéaste 24 - La richesse du
matériau
29.. Recherche et évocation : Etudes de
cas - 1 - de la fascination à l'immersion 31 - Adaptations
littérales et partis pris extrémistes
31 - The call of Cthulhu et Dream quest for
unknown Kadath 36 - Stuart Gordon ou l'apport de
l'excès
36 - Re-Animator
40 - From beyond, un film à la
lisière de deux méthodes 46 - Vers une maturité de
l'apport mythologique
46 - Dagon
55 - Dreams in the witchhouse, une
confirmation?
62.. Métamorphose et démence :
études de cas - 2 - un apport nouveau du cinéma au lovecraftien
62 - John Carpenter et la Trilogie de l'Apocalypse
63 - Montrer l'indicible :The thing
69 - Apprivoiser une menace hors du temps : Prince of
darkness 73 - Lovecraft (presque) sans Lovecraft : In the mouth of
madness
81 - Du lovecraftien au-delà de ses univers de
référence : Alien de Ridley Scott
87 - Au-delà des films lovecraftiens : Une
mythologie en expansion
89.. Cauchemar et cataclysme: En guise de
conclusion
"Car il y a trop de choses étranges et
imprévisibles dans le grand infini, et celui qui est à la
recherche des rêves doit éviter d'éveiller ou de rencontrer
ceux qu 'il ne faut pas" 1
"Le studio est très nerveux à propos du
budget et de l'absence de fin heureuse, mais il est impossible de faire
autrement dans l'univers de Lovecraft. (...) Les Montagnes
hallucinées est un roman très difficile à
adapter, mais sijamais nous y arrivons, ce sera un film captivant à
voir. Ce sera un événement." 2
RESULTAT ET PROLOGUE : INTRODUCTION ET ARGUMENT
Mû par son admiration pour, pêle-mêle, Lord
Dunsany 3, Edgar Poe, Arthur Machen4, et par
une nostalgie envers des temps littéraires plus gothiques et
enchantés que son début de vingtième siècle
exécré, Howard Phillips Lovecraft, en cela secondé par ses
amis, ses correspondants et ses admirateurs, réinventa le récit
fantastique en posant une mythologie extrêmement complexe,
cohérente et pourtant ductile5 pour l'auteur qui compte y
apporter sa contribution ; transcendante et difficile phiosophiquement parlant
et pourtant limpide en termes narratifs, nourrie par une imagerie riche, des
implications intellectuelles inédites et vastes, et une
diégèse sans cesse reconduite et amendée de récit
en récit.
Ces univers, qu'on qualifiera de "lovecraftiens" pour plus de
célérité, séduisent nombre de cinéastes pour
des raisons esthétiques et thématiques évidentes. C'est
là que les choses se gâtent : En effet, comment transcrire, avec
les moyens somme toute limités du cinématographe6, la
grande richesse thématique et conceptuelle d'une oeuvre qui interpelle
encore tant aujourd'hui ?
C'est ce problème créatif que nous nous proposons
d'expliciter et d'explorer ici, nous employant, en filigrane, à trancher
quant à son insolubilité. Pour ce faire, nous évoquerons
d'abord
1 Lovecraft, Howard Philips, The strange high house in the
mist, 1926, L'étrange maison haute dans la brume, in LOVECRAFT
tome 1, collection Bouquins, ed. Robert Laffont, sous la direction de
Francis Lacassin
2 «The studio is very nervous about the cost and it not
having a love story or a happy ending, but it's impossible to do either in the
Lovecraft universe.(... )''Mountains of Madness''
is a very difficult novel to adapt, but if we ever make it, it will be
a great movie to see. It will be an event. >> Guillermo del Toro,
à propos de son projet d'adaptation des Montagnes Hallucinées,
sur le site
timeout.com,
http://www.timeout.com/film/news/1548/
, dernière consultation en Septembre 2007.
3De son vrai nom Edward Plunkett, il est
considéré comme l'un des plus grands précurseurs de la
fantasy moderne, notamment le sword and sorcery, et le passage vers
des mondes imaginaires cohérents et précis. Il pose aussi
l'idée d'un panthéon de déités, idée que
Lovecraft reprendra à son compte.
4 Ecrivain gallois de la fin du XIXème,
passionné d'occultisme, il distille des ambiances à la fois
merveilleuses et fantastiques où un mysticisme très marqué
s'accole au matérialisme moderne. On ne saurait à ce titre trop
conseiller son chef-d'oeuvre de 1894, Le grand dieu Pan,
édité notamment par Librio pour la version
française.
5 Qualité d'une matière qui peut s'étirer ou
changer de forme tout en gardant sa cohésion. Se dit notamment des
polymères.
6 « D'où le problème du récit
cinématographique. Comment peut-il être aussi agile qu'un roman ou
une nouvelle si le monde lui colle ainsi aux pieds ? >> Albert Laffay,
Logique du cinéma, p.62, Masson et Compagnie 1964
le matériau littéraire de base, pour ensuite
nous intéresser à un certain nombre de tentatives frontales de se
confronter au problème dans le domaine cinématographique, et plus
largement audiovisuel, puisque l'on ne rechignera pas à un détour
du côté de la vidéo ou du jeu vidéo. Ces
évocations nous mèneront à des considérations
d'ordre technique, narratologique et thématique.
Il y a deux ans, l'auteur de ces lignes s'est piqué de
passer de l'autre côté du miroir, et d'enfin assumer pleinement
son admiration de l'oeuvre d'Howard Philips Lovecraft en s'y attelant via des
récits cinématographiques participant de son univers particulier,
vaste et foisonnant. La première tentative, un moyen métrage du
nom de Parallaxe et convoquant Grands Anciens et sauts
spatiotemporels, s'avère un échec artistique, du fait de son
budget endémique, mais surtout d'une attitude de fan-boy, parti
tête baissée et la fleur au fusil sans vraiment
réfléchir aux tenants et aux aboutissants de la dialectique
lovecraftienne en tant que telle. En effet, loin d'être
démonté par cette première expérience, c'est
carrément à un projet plus ambitieux qu'incite ce
semi-échec : une adaptation en deux longs métrages de La
quête onirique de Kadath l'inconnue, récit d'aventures
oniriques considéré par beaucoup comme le chef-d'oeuvre du
créateur de la Morte Rêveuse Cthulhu1. C'est alors
dès l'écriture que les problèmes se posent : par exemple,
à la fin de Dreamquest for unknown Kadath, Randolph Carter, qui
vient de sauter de l'oiseau shantak, tombe en hurlant dans une obscurité
totale, où il sent des formes vivantes, matérielles et
semi-matérielles, se presser contre lui. Cette chute dure plusieurs
cycles d'éternités, alors que le Grand Ancien
protéiforme Nyarlathotep ricane on ne sait où et que Nodens,
divinité primordiale, mugit à n'en plus finir. Comment traduire
une telle scène avec de l'image, du son et un découpage en plans
? Les problèmes qui se posent ici sont à la fois de l'ordre du
design, de la narration, de la temporalité, et du concept.
De là le constat, plus important sans doute avec la
mythologie lovecraftienne qu'avec d'autres ne soulevant pas les intimidantes
notions d'indicible, d'innommable, d'immontrable ou de spectacles suffisant
à rendre fous leurs témoins, qu'il convient de cerner les notions
conceptuelles, ainsi que techniques, qui sont l'apanage du lovecraftien dans le
domaine littéraire, mais aussi cinématographique.
Ainsi l'on se propose de traiter de ces
caractéristiques de base du matériau littéraire
lovecraftien, afin de dresser une cartographie des difficultés et
opportunités thématiques qui attendent le cinéaste.
1 Lovecraft, Howard Philips The dream-quest for
unknown Kaddath, La quête onirique de Kadath l'inconnue, , in
Démons et merveilles, 10/18, 1973
Cette typologie énoncée, l'on se penchera sur
des exercices d'adaptation directe de récits lovecraftiens, afin de
discerner les moyens mis en oeuvre pour apprivoiser les idiosyncrasies a
priori déroutantes de la mythologie instiguée par Lovecraft.
Nous nous pencherons à ce titre sur les démarches de fanboys
telles que Call of Cthulhu de Andrew Leman, ou Dreamquest for
Unknown Kaddath de Edward Martin III, puis sur les quatre opuscules de
Stuart Gordon (Re-Animator1, From Beyond2,
Dagon3, et Dreams in the Witchhouse4).
Ce cheminement nous mènera naturellement à
considérer les récits originaux créés pour le
médium cinéma, et qui entrent dans les canons de la mythologie
sans se rattacher nécessairement à un récit
préexistant, dans le but de voir ce que de telles démarches
apportent en termes de construction mythologique. C'est la trilogie de
l'apocalypse de John Carpenter (The Thing5, Prince of
Darkness6, In the Mouth of Madness7) et
Alien8 de Ridley Scott qui nous intéresseront plus
particulièrement.
L'on fera également un détour par la
sémiologie pour différencier les grilles de compréhension
sollicitées respectivement par la littérature et le
cinéma, avant de chercher des pistes de solutions pour la transcription
de l'indicible et de la forme d'empathie propre au récit lovecraftien.
L'on s'interrogera enfin sur la faculté d'enrichissement du mythe par
des oeuvres audiovisuelles.
Entendons-nous bien : Par le terme de "récit
lovecraftien", l'on désignera ici l'ensemble des récits
constitutifs de l'univers instigué par Howard Philips Lovecraft, sans
nous limiter aux seuls écrits de l'auteur. Ainsi l'on invoquera tant
Lovecraft que Clark Ashton Smith, August Derleth, Stephen King ou Ramsey
Campbell, l'ultime critère étant le rattachement des
écrits avec la mythologie lovecraftienne globale. Il en ira de
même, d'ailleurs, pour les tentatives cinématographiques autour du
lovecraftien, et l'on ne se limitera pas aux seules adaptations directes
d'histoires du mythe : Les trois films de John Carpenter, par exemple, pour
n'être point des adaptations directes, n'en sont pas moins, nous le
verrons, éminemment lovecraftiens dans leur déroulement, leurs
thèmes et leurs références.
1 Empire pictures, 1985
2 Empire pictures, 1986
3 Fantastic Factory, 2001
4 First international production, 2006
5 Universal pictures, 1982
6 Alive films, 1987
7 New line cinema, 1994
8 20th century Fox, 1979
Cet opuscule ne prétend pas non plus à une
quelconque exhaustivité dans les oeuvres évoquées, tant
audiovisuelles que littéraires. Ainsi il se limite volontairement au
récit, évacuant par là même les documentaires,
biographies ou analyses ayant pu être faites au fil du temps. Le propos
de ces lignes est une exploration strictement
diégétique1. De plus, Lovecraft et ses
coreligionnaires s'étant vus maintes fois adapter, citer, voire
carrément piller dans des oeuvres qui se faisant passer pour originales,
ou au contraire ayant vu leurs noms accolés à des films n'ayant
rien à voir avec les mythes ici soutenus, l'exhaustivité serait
un but illusoire2. Ajoutons à cela la vitalité des
"geeks"3, notamment sur Internet, et l'on comprendra que pour
illustrer notre étude et notre réflexion, l'on aura
préalablement sélectionné des exemples jugés les
plus signifiants. Enfin, l'on s'interrogera principalement sur une
adaptabilité transmédia de l'écrit à l'audiovisuel,
et plus largement sur la validité d'une construction mythologique
à cheval sur ces deux supports. On exclura donc également les
adaptations et transcriptions dans la bande dessinée, la peinture, etc..
4
1 L'on saura bien entendu se référer si on
l'estime utile à des documentaires, commentaires ou biographies, dans la
mesure ou ceux-ci seront éclairants quant au propos sur la
démarche du conteur. Que le lecteur n'en attende toutefois pas plus que
des citations ou des évocations.
2 On ne saurait trop conseiller le site
Unfilmable.com, qui dresse une
impressionnante liste (Dernière consultation Septembre 2007).
3 Se dit d'un fan à la limite du compulsif, formant des
communautés actives autour de l'objet, ou des objets, de son admiration.
Voir p.27.
4 Encore une fois l'on saura se souvenir de ces arts dans le cas
d'un rapport direct avec l'audiovisuel, par exemple dans celui de Hans Ruedi
Giger sur Alien.
ANTECEDENT ET ABOMINATION : LE RECIT LOVECRAFTIEN - UNE
DEFINITION
RECIT ET FICTION
Il convient, avant toute réflexion sur les apports et
limitations d'une telle construction mythologique multimédia1
(englobant, dans le cas qui nous occupe ici, littérature, cinéma,
mais aussi arts plastiques et jeu vidéo), de s'entendre sur les termes
que l'on emploiera le plus souvent : nous définirons ici, donc, les
concepts de récit, de fiction et de mythologie, et la différence
entre fantastique et fantasy, pour mieux montrer dans quelle position
se trouvent les cycles instigués par Lovecraft et continués par
ses zélateurs.
Nous nous situons ici dans une définition du
récit héritée principalement de Barthes et Todorov. En
effet les deux théoriciens s'accordent sur une définition de base
du récit voulant qu'il ne se limite pas au seul domaine
littéraire. Barthes avance ainsi que le récit est la forme
d'expression de base de l'humanité : << Il n'y a pas, il n'y a
jamais eu nulle part un peuple sans récit >>2 . En
ce sens on rejoindra Todorov lorsqu'il considère que l'analyse du
récit ne change pas, sur ses données de base, en fonction du
medium3.
Considérons de fait le récit comme une
manière d'organiser entre elles un grand nombre d'informations
complexes. Encore selon Barthes, le récit s'apparente à un
système qui utilise l'articulation, ou segmentation, qui produit des
unités, et l'intégration, qui recueille lesdites unités
dans des unités d'un rang supérieur (c'est le sens)
4. Ainsi, << la complexité d'un
récit peut se comparer à celle d'un organigramme (...). C'est
l'intégration sous des formes variées qui permet de compenser la
complexité, apparemment immaîtrisable, des unités d'un
niveau. C'est elle qui permet d'orienter la compréhension
d'éléments discontinus, contigus et hétéroclites
>>.5C'est ce qui empêche le sens de
"baller"6 et crée ce que Greimas nomme
l'isotopie7. En somme, le récit est un tout plus important
que la somme de ses parties, qui sont les fonctions, actions, personnages et
indices.
1 Le terme << multimédia >> sera
employé dans cet ouvrage, sauf mention contraire, dans son acception la
plus terre-àterre de construction sur plusieurs média ou
plates-formes.
2 Barthes, Roland, Introduction à l'analyse
structurale des récits, in Poétique du récit, sous la
direction de T. Todorov et G. Genette, p.7, Seuil, 1977
3 Todorov, Tzvetan, La notion de littérature, p.64/65,
Seuil, 1987. Genette, que nous évoquons plus bas, s'en tient quant
à lui à l'écrit mais sa somme théorique est valide
dans cette acception Todorovienne.
4 Barthes, Roland, Introduction à l'analyse
structurale des récits, in Poétique du récit, sous la
direction de T. Todorov et G. Genette, p.45, Seuil, 1977
5 Barthes, Roland, Introduction à l'analyse
structurale des récits, in Poétique du récit, sous la
direction de T. Todorov et G. Genette, p.50, Seuil, 1977
6 Op.cit.
7 Op.cit.
Dans cette acception, cependant, la créativité
du locuteur (de l'"auteur") est bornée par les conventions et se
retrouve dans le "comment" et non dans le "quoi". Le récit est de fait
basé sur le jeu avec les codes1. Il remplit alors deux
fonctions : affichage2 (le récit est appréhensible
comme objet se suffisant à lui-même) et communication : <<
Le récit, comme objet, est l'enjeu d'une communication. Il y a un
donateur et un destinataire du récit >>3. L'affichage
même est inscrit dans des codes sociétaux, et participe d'un pacte
de communication cher aux sociologues des media, notamment Stuart Hall et sa
théorie du Codage/Décodage4, ou encore P. Charaudeau
et D. Maingueneau dans leurs Dictionnaire d'analyse de
discours5 avec la notion de co-construction du sens
par le locuteur et l'interlocuteur (ici "placés" de part et d'autre du
récit lui-même).
Selon Todorov il ne suffit cependant pas de faire un tas avec
des unités pour construire un récit. Le récit ne se
contente pas de la simple description : << Il exige le déroulement
d'une action, (...) le changement, la différence. >> Il
réclame qu'une action s'enclenche, il réclame une
temporalité active6. On y trouve une temporalité
continue (la description, le contexte) et une temporalité discontinue
(le temps événementiel, l'action), qui ensemble forment le
récit, notamment fictionnel. Ce qui rejoint G. Genette, qui
s'intéresse à la fiction dans sa dichotomie avec le réel,
ce qu'on peut qualifier comme une forme plus "pure" du récit, puisque
subordonnée à la seule imagination de l'auteur, a priori sans
avoir à entretenir de lien avec des événements
réels7. << On définira sans difficulté le
récit comme la représentation (...) d'une suite
d'événements (...) par le moyen du langage >>8
.
Cette définition est celle que nous retiendrons le plus
volontiers, car elle a le mérite de poser la question du logos
et de la mimesis dans un sens très aristotélicien.
Nous nous situons, ainsi, dans un contexte de conventions locutives (la
syntaxe, la grammaire, le medium employé) et d'imitation
(reconnaissance, moyens conceptuels mis en oeuvre, pacte communicatif, propos),
mis en forme par le récit.
1 Barthes, Roland, Introduction à l'analyse
structurale des récits, in Poétique du récit, sous la
direction de T. Todorov et G. Genette, p.51, Seuil, 1977
2 Barthes, Roland, Introduction à l'analyse
structurale des récits, in Poétique du récit, sous la
direction de T. Todorov et G. Genette, p.43, Seuil, 1977
3 Barthes, Roland, Introduction à l'analyse
structurale des récits, in Poétique du récit, sous la
direction de T. Todorov et G. Genette, p.38, Seuil, 1977
4 In Réseaux n°68 CNET, 1994 pour la version
française, CCCS pour la version originale
5 p. 138, Seuil, Paris 2002
6 Todorov, Tzvetan, La notion de littérature,
p.49, Seuil, 1987
7 Bien entendu il s'agit d'une définition purement
théorique dans un but de définition : in vivo, si l'on
me passe la métaphore, rien n'est totalement indépendant du
contexte de locution.
8 Genette, Gérard, Figures - II, p.49, Seuil,
1969
C'est le second principe du récit selon
Todorov1 qui nous intéressera plus particulièrement
ici, celui de la transformation, par négation, par réalisation,
etc.. On peut notamment dégager deux grands types d'organisation du
récit :
_La logique (qu'on pourrait à la rigueur qualifier de
platonicienne) de succession, qui implique des transformations "de premier
type", celle de changement de statut du prédicat. C'est la base du
récit mythologique et/ou épique.
_L'organisation gnoséologique (ou
épistémique) dans laquelle les événements sont
finalement moins importants que l'accession à une connaissance.
D'où deux intérêts certains pour le
lecteur : le suspense et le sens. Le jeu entre ces deux organisations permet de
trouver des voies mythologiques plus ou moins signifiantes, encore assorties
d'un jeu constant sur les codes et les imageries convoqués.
FANTASTIQUE ET FANTASY
Dans le sujet qui nous intéresse, la notion de genre
est cruciale. La question est de déterminer la tradition dans laquelle
s'inscrit le récit lovecraftien. En effet, dans ses aspects cosmiques et
sa convocation constante d'éléments surnaturels et/ou
science-fictionnels, le protéiforme, changeant et ophidien
système de récits lovecraftiens oscille constamment, en
apparence, entre fantastique et fantasy.
L'une des références pour la définition
du fantastique en tant que genre est Tzvetan Todorov2 : Selon lui,
le fantastique réside dans l'incertitude vis-à-vis du statut du
surnaturel et par extension de ses manifestation. Le diable existe-t-il ou non
? Si oui, nous sommes dans le merveilleux, si non, dans l'étrange. Ce
faisant il critique implicitement la définition que donne H.P. Lovecraft
du fantastique, à savoir que le fantastique se situe dans «
l'expérience particulière du lecteur, et cette expérience
doit être la peur »3 : Le fantastique y serait, touj ours
selon Todorov, soluble dans le sang-froid de l'interlocuteur. D'un
côté comme de l'autre, il convient de chercher une
définition plus large des récits impliquant le surnaturel ou le
supranaturel.
Ce "pas de côté" de Todorov implique
principalement de se positionner par rapport à une réalité
qui, si elle n'est pas nécessairement celle du locuteur (l'auteur) ou de
l'interlocuteur (le lecteur/spectateur/joueur), est du moins potentiellement
familière à ces derniers, et où l'on introduit
l'élément ou les éléments surnaturels et/ou
exogènes. Dans son travail de référence sur le genre
1 Todorov, Tzvetan, La notion de littérature,
p.51 et suivantes, Seuil, 1987
2 Todorov, Tzvetan, Introduction à la
littérature fantastique, p.29 et suivantes, Seuil, 1970 3 Todorov,
Tzvetan, Introduction à la littérature fantastique,
p.39, Seuil, 1970
fantasy en France, Estelle Faye souligne : « Par rapport
au roman fantastique, la fantasy renverse les perspectives
>>1. Dans un univers qui n'a de cohérence à
entretenir qu'avec lui-même, c'est l'intervention d'un
élément de notre réalité qui serait
déplacée, exotique. « Le roman de fantasy, quand il
commence, ne part de rien, d'aucune réalité préexistante.
Il doit tout construire par luimême. >>2 La fantasy
propose des mondes "clef en main", n'ayant a priori pas besoin d'entretenir des
relations avec la "réalité". On peut rapprocher la fantasy, terme
anglo-saxon, du merveilleux, son ancêtre et quasi-équivalent
français.
Dans cette acception, l'anticipation science fictionnelle, le
sword and sorcery, l'heroic fantasy, ou ce que Lovecraft
lui-même nommait weird fantasy 3 pour désigner
son art4, participent de la fantasy. Que les univers soient
indépendants de notre expérience quotidienne ne veut cependant
pas dire qu'ils n'ont aucun point commun avec notre monde : La terre du Milieu
est peuplée d'Hommes aussi bien que d'Elfes ou de Nains5, le
Meilleur des Mondes6 résulte de notre histoire, etc.
De même, notre monde est pris comme point de
référence dans le récit lovecraftien, comme "marqueur
d'espace"7 : un héros (souvent le narrateur) découvre
que l'univers est, littéralement, infiniment plus vaste et plus
étrange que ce que nous en connaissons, par l'intervention de manuscrits
anciens, de fossiles divers, de personnages instruits et inquiétants ou
de manifestations des Grands Anciens, et cette révélation est
généralement bouleversante d'un point de vue psychique.
1 Faye, Estelle, La fantasy héroïque
française - Théorie du genre, mémoire de DEA sous la
direction de M. Tadié, p.1 1, Paris IV - Sorbonne, 2004
2 Faye, Estelle, La fantasy héroïque
française - Théorie du genre, mémoire de DEA sous la
direction de M. Tadié, p.12, Paris IV - Sorbonne, 2004
3 Littéralement "merveilleux étrange", une
expression au confluent du fantastique selon Todorov et de la fantasy.
4 Comme on le verra plus bas, le terme de récit
lovecraftien désigne principalement les deux grands cycles
instigués par le reclus de Providence, que nous nommerons ici "cycle de
Cthulhu" (l'ensemble des récits se passant dans notre monde physique et
se rattachant à la mythologie dépeinte p.21 et suivantes) et
"cycle de Sarnath" (les récits prenant place dans ce que Lovecraft
nommait les Contrées du rêve, et qu'explore notamment Randolph
Carter (voir note 4 page suivante). Ces contrées ne sont pas
indépendantes de notre monde, elles en constituent un autre plan. En
effet, les Grands Anciens y agissent et des hommes peuvent y demeurer). En
effet, En admirateur de gothique, de Poe à Shelley, Lovecraft s'est
penché plus d'une fois sur l'épouvante (The Tomb, La tombe,
1917), le fantastique (The unnamable, L'indicible, 1923). Il a
donné dans la métaphore sociale (The sreet, La rue,
1920) et même écrit une nouvelle de pure science-fiction
(In the walls of Eryx, Dans les murs d'Eryx, 1935). Dans un même
ordre d'idée, le fait que le Dripping soit une technique
attribuée à Jackson Pollock ne veut pas dire que Pollock n'a fait
que du Dripping dans sa carrière.
5 Dans l'univers développé par J.R.R. Tolkien dans
The Hobbit or There and Back again (Bilbo le Hobbit), première
publication 1937, dans la traduction française de Ledoux, Christian
Bourgeois 1971 ;
dans The Lord of The Rings (Le Seigneur et des Anneaux),
première publication entre 1954 et 1955, Christian Bourgeois 1972;
et cycle afférent .
6 Huxley, Aldous, Brave New World, 1932
7 Notion empruntée à la photo de paysage : il
est en effet recommandé, pour rendre les échelles de grandeur sur
un paysage qu'on propose de traduire en deux dimensions, d'intégrer
à sa composition une personne, une maison, ou tout élément
aisément identifiable qui, par comparaison, permet d'appréhender
les proportions globales du panorama.
Pour mieux cerner cette question de point de vue
vis-à-vis du surnaturel, nous convoquerons Jean Fabre, qui en livre une
définition plus globale et complète1. En effet il
propose une typologie tout à fait éclairante sur ce que nous nous
proposons d'expliciter : selon son étude, le point de vue est
prévalent, ce qui rejoint Todorov, mais il ne se contente pas d'un
jugement de valeurs par soustraction, comme le montre le schéma qui suit
:
FOI
Ne pas avoir peur Ne pas croire
Croire Avoir peur
SUPERSTITION
POSITIVISME
FANTASTIQUE
Figure 1 2
Pour Fabre, on distingue clairement quatre positions
possibles, qui définissent le placement non seulement des personnages,
mais également du narrateur, de l'auteur, du lecteur ou spectateur.
L'attitude intellectuelle adoptée face aux éléments
constitutifs du récit est prévalente à ces
éléments.
Cette notion de point de vue nous permet d'avancer que le
récit lovecraftien est bel et bien un récit de fantasy, qui peut
être exploré par le prisme du fantastique selon le point de vue
qu'on veut adopter : notre réalité, qui nous sert, faute de
mieux, de point de référence quant à notre rapport au
tangible, est un infime constituant de l'univers dans son ampleur et son
étrangeté : « Bien que les hommes saluent leur terre du nom
de réalité et flétrissent de celui
d'irréalité la pensée d'un univers originel aux dimensions
multiples, c'est, en vérité, exactement l'inverse. Ce que nous
appelons substance et réalité est ombre et illusion et ce que
nous appelons ombre et illusion est substance et réalité.
»3 C'est une partie de la prise de conscience de Randolph
Carter4, personnage de fantasy dans un univers de fantasy. Qu'un
autre protagoniste arpente ce même monde avec des yeux de
cartésien
1 Fabre, Jean, Le miroir de sorcière - essai sur la
littérature fantastique, José Corti, 1992
2 Fabre, Jean, Le miroir de sorcière - essai sur la
littérature fantastique, p.90, José Corti, 1992
3 H.P. Lovecraft, A travers les portes de la clef d'argent,
in Démons et merveilles, p.97, 10/18, 1973
4 Héros de quatre récits de Lovecraft faisant le
lien entre cycle de Sarnath et cycle de Cthulhu, Le témoignage de
Randolph Carter, La clé d'argent, A travers les portes de la clé
d'argent et La quête onirique de Kadath l'inconnue, première
publication entre 1919 et 1927, et réunis dans le recueil
Démons et Merveilles.
choqué par une remise en cause de la manière
classique de voir le monde, et son expérience sera de l'ordre du
fantastique (par exemple dans la nouvelle L'appel de
Cthulhu1).
Etant donné la structure narrative particulière
de la plupart des récits lovecraftiens, la dimension
gnoséologique est, on le voit, extrêmement importante, les
événements s'enchaînant de manière à mener
lecteur et protagoniste à une connaissance qui se révèle
le plus souvent être un choc.
Le récit lovecraftien se révèle donc
comme une mythologie épistémique qui, dans le cadre de son
déroulement, cherche rien moins que le renversement de la perspective
positivisme/superstition, voire positivisme/foi. Un monde de fantasy que l'on
peut librement choisir d'arpenter avec le bâton de pèlerin du
fantastique.
1 H.P. Lovecraft, Call of Cthulu, 1926, Christian
Bougeois 1975 pour la version française
LES ENJEUX DU RECIT LOVECRAFTIEN AU CINEMA
Le problème de l'acclimatation du récit
lovecraftien au cinéma prolonge les réflexions déjà
engagées quant au portage de la création littéraire
à l'écran. Etudier l'adaptation revient bien entendu à
considérer les spécificités des différents
média, la manière dont elles peuvent interagir, et dans quelle
mesure le moyen (ici le medium littérature ou le médium
cinéma) influe sur le propos (le contenu littéraire ou
cinématographique). Nous nous baserons pour commencer sur les travaux de
Francis Vanoye, et en premier lieu sur le tableau qu'il établit lesdites
spécificités.
Récit écrit Récit
filmique
Des événements réels ou imaginaires, des
sentiments, des idées puisées dans un substrat historique,
légendaire, mythique, social, humain...
Substance de l'expression (ou du signifiant) Forme de
l'expression (ou du signifiant)
Substance du contenu (ou du
signifié)
Traces graphiques Espaces blancs
|
Phrases, paragraphes, chapitres,
répartition des surfaces
|
Image, mouvante, bruit, son musical,
son phonétique, traces graphiques
Montage des images, contrepoints images/son, images/ musique,
images/parole, agencement des formes et des couleurs selon des rapport
d'opposition ou de complémentarité, jeux sur l'échelle des
plans...
Forme du contenu Structure de la
narration, des sentiments, des idées, des thèmes (ou
du signifié)
Figure 2 1
A la lumière du modèle illustré par ce
tableau, on s'aperçoit que le lovecraftien en tant que tel va exacerber
certains problèmes quant à l'expression : en effet, comment
traduire en images une écriture de l'immontrable, en sons réels
des bruits qui ne sont, littéralement et par définition, pas
appréhensibles avec les moyens physiques et conceptuels de l'humain?
A ces questions d'expression viennent s'aj outer des questions
de contenu, puisque qu'ainsi que nous l'avons vu dans notre préliminaire
l'oeuvre de Lovecraft et ses zélateurs offre comme
spécificité première de se situer au confluent du
fantastique et de la fantasy : elle va donc poser à la fois des enjeux
d'adaptation littéraire et d'inscription du récit filmique dans
un univers mythologique.
1 Vanoye, Francis, Récit écrit récit
filmique, p.42, Armand Colin cinéma, 2005
C'est pourquoi nous débuterons notre étude par une
exploration des difficultés et enjeux spécifiques que pose toute
adaptation du lovecraftien.
Puis nous interrogerons les réponses qu'ont
apportées différents cinéastes à ces questions, au
travers d'une étude des différentes démarches des
récits lovecraftiens au cinéma, en commençant par les
adaptations les plus littérales des textes de Lovecraft.
L'univers lovecraftien présente cette
caractéristique intéressante, que l'on a évoquée
dans le préliminaire, d'être un univers littéraire
né de l'imagination d'un auteur, mais qui s'est mis très
tôt, via ses relations épistolaires puis une émulation
encore active autour de ses thèmes, à agir comme une mythologie
antique : c'est un univers dont la cohérence même est
conditionnée par le fait d'être dépeint par moult
intervenants. C'est dans ce fonctionnement mythologique que s'inscrivent les
réalisateurs du cinéma et du multimédia qui donnent
à voir des récits lovecraftiens a priori éloignés,
ou différents, de la lettre de l'oeuvre initiale, tout en apportant leur
pierre à un édifice qui gagne en solidité. En ce penchant
sur ces oeuvres, nous verrons comment à la fois le récit
lovecraftien imbibe un large pan du cinéma de genre moderne, et comment
au travers de ce récit se construit un exemple unique et
résolument moderne de mythologie multimédia, en plein
bouillonnement à l'aube de notre nouveau millénaire.
DEFIS ET SEDUCTIONS DU LOVECRAFTIEN AU CINEMA
AUx FRONTIERES DE L'IMAGE : DE L'INDICIBLE A
L'IMMONTRABLE ?
Dans la courte interview qui accompagne l'édition DVD
du film l'Antre de la Folie1, John Carpenter aborde
d'entrée la principale difficulté, selon lui, à adapter
l'oeuvre de Lovecraft, difficulté qui réside dans le fait qu' "il
(Lovecraft) décrit une horreur indescriptible"2. En effet, le
cinéma est un art de la monstration3, comme le rappellent
notamment André Gaudreault et François Jost. La principale
question de l'adaptation se fait alors jour sous cette forme : "Comment
passe-t-on de l'acte de raconter verbalement à celui de raconter en
montrant ?"4.
L'art de "suggérer l'horreur plutôt que de la
décrire"5, l'une des principales caractéristiques du
récit lovecraftien, est également l'un des "problèmes
spécifiques"6 que pose toute adaptation de ses textes, et
a fortiori de ses nouvelles. C'est la question que souligne Philippe
Rouyer lors du colloque de Cerisy H. P. Lovecraft, fantastique, mythe et
modernité7. Il relève ainsi que "si, chez le
maître de Providence, l'horreur ne relève pas touj ours de
l'indicible ou de l'innommable, le monstre, lorsqu'il est décrit,
n'apparaît que fugitivement"8.
Observons l'une des descriptions emblématiques de l'art
de la suggestion de Lovecraft, celle des attributs du "Chuchoteur", insecte
fongoïde déguisé en professeur de la nouvelle Celui qui
chuchotait dans les ténèbres9 : elle
évoque "des structures organiques au sujet desquelles [le narrateur]
n'ose formuler aucune hypothèse."10 Ces "structures
organiques", évidemment non humaines, ne seront jamais décrites
plus clairement, ou alors de manière extrêmement parcellaire, et
c'est justement le fait qu'elles soient étrangères à notre
monde de référence au point d'être hors d'atteinte de toute
description globale et précise qui rend leur évocation puissante.
C'est ce signe absolu de leur totale différence au sens le plus
fort du terme : elles sont hors de notre monde et du champ de notre
expérience autant que le narrateur de la nouvelle au titre explicite
Je suis d'ailleurs11. Le vocabulaire et
1 Carpenter, John, L'antre de la folie,
interview du DVD distribué par Seven 7, 2006
2 Op.cit.
3 André Gaudreault et François Jost,
Le récit cinématographique, p.27, Nathan cinéma,
2000
4 Op. cit. p7
5 Philippe Rouyer, Hommages et pillages, sur
quelques adaptations récentes de Lovecraft au cinéma, in
Colloque de Cerisy p. 407
6 Op. cit. p. 407
7 Dervy, 2002
8 Op. cit. p 407
9 Lovecraft, Howard Philips, The whisperer in
Darkness, 1930, Celui qui chuchotait dans les ténèbres,
in LOVECRAFT tome
1, collection Bouquins, ed. Robert Laffont, sous la direction de
Francis Lacassin
10 Op. cit., p.316
11 Lovecraft, Howard Philips,The Outsider,
Je suis d'ailleurs, 1921, in L'abomination de Dunwich, J'ai lu,
1997
le style déclamatoire employé empruntent alors plus
au champ de l'ésotérisme qu'à celui de la description
traditionnelle à base de notations concrètes1.
Peut-on chercher seulement à rendre cette
expérience quasiment mystique par des images cinématographiques ?
Ainsi que le rappelle avec pertinence John Carpenter, "ceux qui sont
confrontés [à cette horreur] deviennent fous"2.
Comment alors traduire ce caractère "psychopathogène" pour faire
partager au spectateur l'expérience du protagoniste lovecraftien ?
Jusqu'à quel point peut-on et doit-on faire approcher le spectateur de
cette folie que provoquerait la vision complète mais impossible de
l'horreur au coeur des ténèbres ?
C'est là que la question posée par André
Gaudreault et François Jost, citée plus haut, prend tout son sens
: qu'est-ce que "raconter en montrant", une fois que l'on sort de l'impossible
"tout montrer", voire de l'idée réductrice de montrer chaque
élément d'un monstre qui serait le coeur de l'horreur ?
Au travers des adaptations de Lovecraft, c'est ainsi l'une des
questions fondamentales du cinéma qui se retrouve posée avec une
nouvelle acuité, et une difficulté poussée d'un cran
supplémentaire. Evoquons brièvement ce qui pourrait être
une solution pour contourner ce problème : on pourrait se contenter de
montrer sur l'écran un narrateur qui se contenterait de raconter
l'histoire, avec les mots mêmes de Lovecraft. Avec un acteur assez
talentueux et bien dirigé pour rendre toutes les émotions du
héros lovecraftien, cela pourrait même présenter à
la rigueur quelque intérêt. Cependant, ce serait évidement
une solution de facilité, qui éviterait la véritable
confrontation avec les enjeux proprement cinématographiques
dégagés ci-dessus. John Carpenter, dans In the mouth of
Madness, tente l'expérience : John Trent risque un regard au coeur
d'un trou béant dans le réel, pratiqué par le
démiurge Sutter Kane, écrivain d'horreur3. Tandis que
sur son visage se peignent tour à tour la perplexité, la
répugnance et l'horreur, Linda Styles, son ancienne alliée
placée non loin de lui, décrit la scène que voit Trent,
scène qu'elle lit dans le manuscrit de Kane, faisant intervenir rien
moins que les Grands Anciens eux-mêmes, toutefois sans les nommer. (A
défaut d'être indicibles - ils seront montrés - ils sont
"non-dits", ce qui les laisse plus insaisissables). Mais même dans ce cas
de figure, Carpenter ne peut faire autrement que montrer les Anciens lorsqu'ils
s'extirpent de cet Ailleurs pour poursuivre Trent. Le cinéma n'est pas
de la radio filmée.
1 Voir à ce sujet Gilles Menegaldo, Le
méta-discours ésotérique au service du fantastique dans
l'oeuvre de H.P. Lovecraft, in Colloque de Cerisy p 259
2 Carpenter, John, L'antre de la folie, interview du DVD
distribué par Seven 7, 2006
3 Nous y revenons dans l'analyse du film.
La narration lovecraftienne est certes familière des
narrateurs qui prennent en charge le récit principal, ou un récit
secondaire. Ainsi dans la nouvelle Le cauchemar d'Innsmouth1
, un vieil ivrogne, Zadok Alen, raconte au héros l'arrivée
des Anciens Dieux dans le port d'Innsmouth, trois générations
plus tôt : « C'est d'venu pire vers le temps d'la guerre civile,
quand les enfants nés après 1846 ont commencé à
grandir »2.
Dans l'adaptation de la nouvelle par Stuart
Gordon3, ce passage (le récit d'Ezéchiel, Zadok Alen
renommé ainsi pour faire couleur locale dans le port d'Imboca,
transposition espagnole d'Innsmouth) bénéficie d'un traitement
certes classique, mais efficace, mêlant le jeu en off de
l'acteur/narrateur (Francisco Rabal, suscitant tour à tout
l'incrédulité, la peur puis la compassion et l'empathie) aux
images et aux sons d'un flash-back stylisé et ritualisé. Les
moyens conceptuels les plus pointus du cinéma moderne (analepse, voix
off, commentaire, prise à partie du spectateur par le
regard-caméra au début et à la fin de la séquence
du souvenir...) sont ici mis en oeuvre. Peu de sujets soulèvent autant
de questions et mettent en oeuvre autant de moyens cinématographiques
que cet indicible coeur obscur de l'oeuvre lovecraftienne, qui remet en jeu
l'essence même du cinéma en lui proposant un sujet a priori
hors de sa portée.
L'ABSTRACTION SCIENTIFIQUE : UNE MULTIPLICATION DES
HORS-CHAMP
Un second objet qui semble hors de portée des
caméras, au sens premier du terme cette fois, ce sont les dimensions
autres que celles de notre géométrie eucidienne4.
Ainsi qu'on l'a évoqué dans le préliminaire de cette
étude, les perspectives entre notre réalité et l'univers
mythologique et fictionnel sont dans l'oeuvre de Lovecraft inversées par
rapport au fantastique "ordinaire". Notre réalité et nos
dimensions ne sont qu'une infime parcelle de la perspective lovecraftienne,
ainsi que le constate Randolph Carter dans la troisième partie de
Démons et Merveilles, dans son voyage Au-delà des
portes de la clé d'argent : "Il apprenait combien est enfantine et
limitée la notion d'un monde à trois dimensions. Il apprenait
qu'il existe quantité d'autres directions outre celles connues d'avant,
d'arrière, de haut, de bas, de droite et de gauche"5.
Lovecraft, dans cet ouvrage, anticipe carrément sur la théorie
des cordes qui, entre autres hypothèses, envisage un univers (ou
plutôt un métaunivers) à dix dimensions. On pourra se
pencher avantageusement sur une étude contestée de Rob
1 Lovecraft, Howard Philips, The shadow over Innsmouth,
1932, Le cauchemar d'Innsmouth, in LOVECRAFT tome 1, collection
Bouquins, ed. Robert Laffont, sous la direction de Francis Lacassin
2 Lovecraft, Howard Philips, Le cauchemar d'Innsmouth, in
LOVECRAFT tome 1, p.436, collection Bouquins, ed. Robert Laffont, sous la
direction de Francis Lacas sin
3 Gordon, Stuart, Dagon, 2001
4 Géométrie à trois dimensions, basée
sur le postulat d'Eucide : « Par un point extérieur à une
droite, on ne peut mener qu'une seule parallèle à cette droite
» (définition du Petit Robert 1)
5 Lovecraft, Howard Philips, Démons et Merveilles, p.
95, 10/18, 1973
Bryanton, Imagining the tenth dimension1,
dont le site Internet2 présente une courte
vulgarisation, et propose un forum où l'on débat entre autres...
de Lovecraft3.
Dans la nouvelle L'appel de Cthulhu, il est
explicitement question d'inconnu spatiotemporel dans la description de R'lyeh,
ville-nécropole qui voit l'avènement: « Il avait
précisé que la géométrie (...) qu'il avait
aperçu était anormale, non-eucidienne4, et qu'elle
évoquait de façon abominable des sphères et des dimensions
distinctes des nôtres. (...) Parker glissa, (...) et Johanssen affirme
qu'il fut absorbé par un angle de maçonnerie qui n'aurait pas du
être là, un angle qui était aigu et qui s'était
comporté comme s'il avait été obtus. » Il n'en est
pas dit plus. Le seul terme de non-eucidien propose au lecteur d'explorer de
lui-même les possibilités conceptuelles de ce qui est
évoqué, misant sur la co-construction du sens par le locuteur et
l'interlocuteur5.
Réussir à faire sentir au spectateur ces
dimensions supplémentaires dans les média audiovisuels
équivaut à raj outer un segment au hors-champ
cinématographique classique. Un septième segment, si l'on accepte
comme référence critique de base la définition du
hors-champ en six segments de Noël Burch : "l'espace hors-champ [...] se
divise en six segments : les confins immédiats des quatre premiers
segments sont déterminés par les bords du cadre [ ...] . Le
cinquième segment [consiste dans] l'existence d'un espace hors-champ
"derrière la caméra". [...] Enfin le sixième segment
comprend tout ce qui se trouve derrière le décor : on y
accède en sortant par une porte, en contournant l'angle d'une rue, en se
cachant derrière un pilier... ou derrière un autre personnage. A
l'extrême limite, ce segment d'espace se trouve derrière
l'horizon."6
Le hors-champ fait appel à l'imagination du spectateur,
qui complète par sa connaissance du monde réel (ou de l'espace
cinématographique proposé) le "grand imagier"7 que le
film lui propose. Même le sixième segment d'espace, le plus
éloigné potentiellement du cadre du film, reste
représentable dans le champ de l'expérience concrète du
spectateur. C'est pourquoi il semble pertinent de trouver dans les dimensions
supérieures des récits lovecraftiens un septième segment
du hors-champ, qui fait appel cette fois à la capacité
d'abstraction du spectateur. Ce qui peut être fait en
1 Trafford publishing, 2004
2
http://www.tenthdimension.com/flash2.php
(Dernière consultation Septembre 2007)
3
http://www.tenthdimension.com/phpbb/viewtopic.php?t=110
(Dernière consultation Septembre 2007)
4 Voir note 4, p.16
5 Voir page 5
6 Le récit cinématographique, Gaudreault-Jost,
p 85
7 Op. cit., p 45
suggérant au spectateur, par des anomalies de
perspectives, un ordre spatial autre que celui qui lui est familier. Pour
reprendre la sentence de Duchamp, « Ce sont les regardeurs qui font le
tableau ».1
Ce septième segment du hors-champ peut être
basé sur de la fausse perspective et des jeux de cache/contre-cache
savants : On le voit dans le court métrage Call of
Cthulhu2 : par le jeu des caches, incrustations et perspectives
forcées, la géométrie "erronée" de R'lyeh est
rendue de manière saisissante. L'espace cinématographique
dépend du découpage autant du cadre et mettre à mal la
topographie physique de la narration peut permettre d'atteindre cette
désorientation d'ordre cosmique, le spectateur étant amené
à considérer les expériences visuelles qu'il vit comme
nonnaturelles.
Tout l'enjeu pour le réalisateur qui veut inclure ces
dimensions dans son film est de provoquer cette capacité d'abstraction
du spectateur sans pour autant le faire "sortir" de l'émotion et du
monde fictionnel dans lesquels le récit filmique se propose de le
plonger. C'est avec cette notion que se collette Stuart Gordon lorsqu'il
évoque les angles étranges de La Maison de la
Sorcière3.
La nouvelle raconte comment un étudiant en
mathématique tombe sous l'influence des angles de la chambre qu'il loue.
Ces angles ont été sculptés par une sorcière
près de 200 ans auparavant, et lui permettaient de voyager dans l'espace
et le temps suivant un mode proche de la téléportation. L'ombre
de Nyarlathotep4, Grand Ancien messager et maléfique, tire
les ficelles du retour de la sorcière.
Peu ou prou le film raconte la même histoire, enrichie
de personnages supplémentaires pour mettre un peu d'interactions et
dynamiser l'action. La prospective scientifique autour des
propriétés des angles est, ici, expédiée en une
poignée de plans : l'angle des murs, une simulation sur ordinateur, leur
similitude montrée à la faveur de la pro fondeur de champ, et une
courte explication du principe au détour d'un dialogue. Dans un
cinéma dit d'entertainment, tenu à une certaine
célérité dans sa narration, les principes conceptuellement
forts, scientifiques ou mythologiques complexes, soulevés par
l'écrit, se retrouvent souvent réduits à la portion
congrue en terme de visibilité ou de temps d'exposition. Le sens est
souvent de l'ordre du sous-texte étant donné les
impératifs d'action.
1 Jl est d'ailleurs révélateur de constater que
Lovecraft développe sa cosmogonie à une période où,
de toutes parts, on "ajoute" des dimensions au monde : cubisme analytique,
psychanalyse, relativité, théories de Plank, physique
quantique...
2 Leman, Andrew, Call of Cthulhu, 2005
3 Lovecraft, Howard Philips, The dreams in the witch house,
1932, La maison de la sorcière, in LOVECRAFT tome 1,
collection Bouquins, ed. Robert Laffont, sous la direction de Francis
Lacassin
4 Personnage récurrent chez Lovecraft, voir p.22
LE RECIT LOVECRAFTIEN SOUFFRE T'IL D'UN MANQUE DE
"GENEROSITE" ?
En effet, l'action cinématographique classique demande
des interactions entre personnages, des conflits et des antagonismes. Le propos
n'est pas ici de nier d'autres démarches qui peuvent s'accommoder de
personnages seuls, d'absence de dialogues, ou d'action à proprement
parler, etc.. Le court-métrage proposé avec cet opuscule, +
1, explore d'ailleurs une expérience "lovecraftienne" faite par un
personnage seul, face à une menace diffuse, dans une temporalité
empruntée au cauchemar et sans qu'un mot soit prononcé. Cependant
face aux impératifs de financement et de distribution, nous
privilégions dans notre analyse un cinéma dit
d'entertainment. Faire un film de long métrage, cherchant
à rendre justice à l'ampleur des imageries et concepts mis en
oeuvre dans l'univers qui nous intéresse, demande des moyens qui ne
peuvent ignorer un contexte de distribution et de production classique. De plus
le récit lovecraftien (qu'on le considère comme fantastique ou de
fantasy) s'inscrit dans une notion de genre assortie de pré-requis
donnés. C'est la notion de "logique de répétition"
inhérente au cinéma de genre selon Raphaëlle
Moine1.
La configuration des récits lovecraftiens classiques
(comprendre les récits écrits par Lovecraft et ses
correspondants2), en termes humains, s'avère souvent assez
aride : on se trouve très souvent soit avec un personnage isolé
confronté plus à la dimension gnoséologique de ce qu'il
vit et/ou pressent qu'au péripéties à proprement parler,
soit à des groupes d'enquêteurs qui font bloc fasse à une
menace donnée3. Dans La quête onirique de Kadath
l'inconnue, l'expérience de Randolph Carter est solitaire, bien
qu'il interagisse avec des populations, signe des traités ou participe
à des actions de guerre. Il n'a pas de compagnon pour partager cette
expérience4 ni de réel antagoniste
"actif"5, et se trouve physiquement seul pendant deux bons tiers de
l'histoire. Le cinéaste se trouve donc dans la position de devoir
"peupler" un peu le récit qu'il se propose de porter à
l'écran. Les nécessaires considérations d'ordre
métaphysique, mythologique ou scientifique peuvent alors se faire de
manière fluide, via notamment le dialogue : si l'on revient à
l'adaptation de Dreams in the witchhouse, Gordon a gratifié le
héros, Gilman, d'une voisine mère célibataire (permettant
une implication émotionnelle plus grande quant aux sacrifices de
nouveaux-nés, puisque Gilman se trouve contraint d'occire
1 Moine, Raphaëlle, Les genres du cinéma,
p.90, Armand Colin, 2005
2 Les membres du "Cercle Lovecraft", ainsi que le rapporte
August Derleth dans sa préface à L'appel de Cthulhu :
Clark Asthon Smith, Robert E ; Howard, Robert Bloch, August Derleth
lui-même, puis plus tard Brian Lumley et J. Ramsey Cambell.
3 Les groupes d'enquêteurs et de policiers, ainsi que
l'équipage de Johanssen de L'appel de Cthulhu, La descente de
police d'Horreur à Red Hook (The horror at Red Hook, 1925), ou
encore la population vengeresse dans L'affaire Charles Dexter Ward
(The case of Charles Dexter Ward, 1927), sont des groupements
compacts dans lesquels seul le témoin ultérieur, qui rapporte les
évènements, est caractérisé.
4 Ce qui s'explique entres autres par la nature strictement
onirique de ladite expérience. Nous y revenons dans l'analyse de
L'antre de la folie.
5 Le Grand Ancien Nyarlathotep cherche certes à
entraver la progression de Carter, mais il s'agit d'une action occulte, le plus
souvent menée à travers ses serviteurs. De fait, mis à
part l'ultime rencontre avec une des apparences de Nyarlathotep, Carter
n'affronte que des séides.
l'enfant de sa voisine), et d'un voisin ayant
déjà subi les assauts de la sorcière par le passé,
ce qui confère plus de célérité à la
diégèse et permet de distiller les éléments de
l'histoire (notamment ceux antérieurs à l'arrivée de
Gilman) avec plus de fluidité.
L'autre problème dans un tel contexte de production,
est la quasi-absence de femmes et de relations amoureuses, comme
l'évoque Philippe Rouyer dans sa communication au colloque de
Cerisy1, .x la rareté des personnages féminins
constitue un sérieux handicap dans le contexte du cinéma
fantastique qui, traditionnellement, accorde une large place à l'image
de la femme et à l'érotisme. >>2 Chez Lovecraft
et ses continuateurs, on trouve en effet extrêmement peu de femmes
à quelques exceptions près, comme Asenath Waite dans Le
monstre sur le seuil 3 ou Joséphine Gilman dans Ceux
des profondeurs 4. Et encore, la première
s'avère être un sorcier réincarné qui cherche
à transférer son esprit dans le corps de son mari (et
voilà pour les relations amoureuses !) et la seconde est atteinte du mal
héréditaire d'Innsmouth qui transforme les descendants des
habitants en hommes-poissons. On se retrouve donc le plus souvent dans des cas
de figure où l'homme est seul face à l'étranger, au
monstre, à l'anomalie. C'est, notons-le, un problème qui se
trouve légèrement résorbé dans des récits
plus récents (on notera la relation fraternelle au centre de Celui
qui garde le Ver 5et le couple qui pérégrine dans
Crouch End 6 , de Stephen King). Le cinéaste est
donc contraint de d'introduire artificiellement un ou des personnages
féminins dans les films, personnages féminins qu'on trouve pas
préalablement. Le dernier film de studio à comporter
réellement un "all-male cast" est d'ailleurs le premier film de la
trilogie de l'Apocalypse de John Carpenter, récit filmique lovecraftien
que nous détaillons plus bas. .x J'ai trouvé
préférable d'avoir une distribution toute masculine parce qu'on
n'aurait pas à se poser la question de la séduction et qu'on
pourrait se concentrer sur le coeur du récit >>, confie-t-il dans
le long documentaire rétrospectif présent en bonus de The
thing.7
L'ECRITURE "NEO-IMPRESSIONNISTE" : UN POINT D'ENTREE
POUR LE CINEASTE
John Carpenter qui justement déclare en 2006 : .x
Lovecraft (...) What I like about him as a writer, is that his stories lead up
to the last sentence being a shock >> (Ce que j'aime chez Lovecraft
du
1 Rouyer, Philippe, Hommages et Pillages -sur quelques
adaptations récentes de Lovecraft au cinéma, in H.P. Lovecraft,
fantastique, mythe et modernité, p.407, Dervy 2002
2 Op.cit., p.407
3 Lovecraft, Howard Philips, The thing on the doorstep,
1933, Le monstre sur le seuil , in LOVECRAFT tome 1, collection
Bouquins, ed. Robert Laffont, sous la direction de Francis Lacassin
4 Wade, James, Ceux des profondeurs, in LOVECRAFT tome 1,
collection Bouquins, ed. Robert Laffont, sous la direction de Francis
Lacassin
5 King, Stephen, Celui qui garde le ver, in Danse
Macabre, J'ai lu, 1986
6 King, Stephen, Crouch End, in Rêves et cauchemars,
tome 2, J'ai lu, 1996
7 Matessino, Michael, John Carpenter's The thing :
the terror takes shape, in The thing, DVD distribué par Universal
pictures
point de vue de l'écriture, c'est que ses
récits mènent vers une dernière phrase qui constitue un
choc)1. En effet, on peut dégager, dans le
récit lovecraftien, un procédé qui revient souvent : celui
que l'on nommera écriture néo-impressionniste2.
Aurélien Portelli, dans son analyse du film de Stuart Gordon, Dagon,
déclare d'ailleurs: « Le style de Lovecraft repose sur une
sorte d'impressionnisme cauchemardesque. » 3
Le néo-impressionnisme, en peinture, consiste en une
série de touches très divisées qui, à mesure que
l'on prend une vue d'ensemble de la composition, dévoilent une image
figurative, grâce au principe du cercle de confusion : c'est la distance
d'observation à partir de laquelle une image basée sur une
structure en grain (image photographique, ou ici, néo-impressionniste)
présente une netteté.
Ce procédé, dans le récit lovecraftien,
prend la forme d'une distillation de détails tout au long du
récit, qui à l'instar des pièces d'un puzzle s'assemblant
sous nos yeux, finissent par dessiner une image dont l'effet choquant (pour le
personnage, et par extension pour le lecteur) vient précisément
du fait qu'il est révélé progressivement, ce qui produit
un effet "d'épiphanie gnoséologique induite"4.
Lovecraft l'exprime ainsi au début de L'appel de Cthulhu :
« Ce qu'il y a de plus pitoyable au monde, c'est je crois
l'incapacité de l'être humain à relier tout ce qu'il
renferme. (...) Un jour, cependant, la coordination des connaissances
éparses nous ouvrira des perspectives si terrifiantes (...) qu'il ne
nous restera plus qu'à sombrer dans la folie ou à fuir cette
lumière mortelle (...). »
Prenons exemple sur un récit du cycle de Cthulhu,
L'abomination de Dunwich5 : Dans un trou de
campagne glauque de la Nouvelle Angleterre, Wilbur Whateley, nabot contrefait,
est engendré par une famille d'occultistes. Les circonstances de sa
conception (sa mère s'est retrouvée enceinte après avoir
couru sur un tertre par temps orageux), sa croissance physique et
intellectuelle extrêmement rapide, les détails de son apparence
qui l'éloignent de l'humain, la haine qu'en ont les animaux et plus
particulièrement les chiens à son encontre, ainsi qu'un trafic
étrange de bétail auquel il se livre dans une dépendance
de la ferme familiale, tous ces éléments inquiètent.
1 Carpenter, John, L'antre de la folie, interview du DVD
distribué par Seven 7, 2006
2 Le terme d'écriture impressionniste est
déjà usité pour désigner une thématique de
description de paysages lumineux par petites touches (ex. : Enfances
de N. Sarraute). Si nous employons le terme ici, nous ne le faisons pas
dans cette acception. Cependant, la notion de subjectivité est au coeur
des deux démarches, et est donc commune à l'acception
d'écriture néo-impressionniste qu'on se propose d'utiliser. En
effet, c'est d'un point de vue subjectif - celui du personnage ou du narrateur,
et de fait du lecteur - que ce type de construction est effectif.
3 in La revue du cinéma, n°4, octobre -
décembre 2006, p. 132-141
4 Si l'on nous passe cette expression un peu leste qui accole la
dimension gnoséologique du récit selon Todorov (voir p.6),
à l'induction de mécanismes mentaux chez Pavlov - l'inducteur
étant ici l'auteur même.
5 Lovecraft, Howard Philips, The Dunwich horror, 1928,
L'abomination de Dunwich , in LOVECRAFT tome 1, collection Bouquins,
ed. Robert Laffont, sous la direction de Francis Lacassin
On en découvre plus, sur sa famille, ses habitudes
occultes et la nature de ses activités domestiques, à ses
pérégrinations dans diverses bibliothèques dans le but de
consulter la littérature maudite. Tentant de voler le Necronomicon
(livre occulte effroyable entre tous) dans la bibliothèque de
l'université d'Arkham, il est tué par le chien de garde. On
découvre un cadavre mi-homme miautre chose (son "Père" qui n'est
autre que Yog-Sothoth, Dieu ancien et terrible), ainsi que ses notes, faisant
état d'une créature qu'il nourrissait dans la ferme en vue d'une
extermination de la race humaine. La créature invisible, affamée,
finit par s'enfuir et semer la désolation, pour enfin s'écrier
.x YOG-SOTHOTH ! FATHER ! >> avant de s'annihiler dans
une explosion putride. Armitage, l'enquêteur par les yeux de qui nous
avons vécu l'histoire, termine sur l'inéluctable conclusion :
.x C'était son frère jumeau, mais il ressemblait
plus au père. >>1
Les éléments, ici, se divulguent sur le mode de
l'enquête, enquête dont le lecteur est promu participant, par le
fait même de progresser dans la lecture du récit. A mesure que ces
éléments se mettent en place, l'image globale se dévoile
dans l'horreur cosmique de ses implications. C'est de la prise de conscience de
ce qu'il a lu, plus que des situations et péripéties2,
que naît le trouble du lecteur. On peut rapprocher cela de la
définition du récit anxiogène faite par Stephen King dans
l'indispensable avant-propos de son recueil de nouvelles Night Shift
3 : .x Une vieille légende conte l'histoire de sept
aveugles qui agrippent différentes parties d'un éléphant.
Le premier pense tenir un serpent, le second une gigantesque feuille de palme,
le troisième une colonne de pierre... Enfin, quand ils se sont tous
consultés, ils décident qu'il s'agit d'un éléphant.
(...) La peur nous rend aveugles et nous examinons chaque expérience
qu'elle nous fait vivre avec une intense curiosité (...). Nous en
percevons la forme. (...) Elle a l'apparence d'un corps sous un drap. Toutes
nos peurs s'additionnent pour n'en plus faire qu'une, qu'on pourrait
détailler ainsi : un bras, une jambe, un doigt, une oreille. >>
Au cinéma, la suggestion horrifique peut fonctionner
selon le même schéma. Dans le Alien de Ridley Scott, la
créature, à ses divers stades d'évolution et de
prédation, n'est jamais montrée en entier, mais toujours de
manière lacunaire. Ce morcellement, en empêchant une objectivation
de la menace, objectivation trop rassurante pour assurer la tension (selon le
principe que le diable que l'on connaît est préférable
à celui qu'on ne connaît pas4), crée la peur.
Figé dans l'impossibilité de circonscrire, conceptuellement
parlant, la menace que représente l'alien, le spectateur est en
1 Lovecraft, Howard Philips, L'abomination de Dunwich, in
LOVECRAFT tome 1, p.263, collection Bouquins, ed. Robert Laffont, sous la
direction de Francis Lacas sin
2 Même si l'art de ficeler une histoire captivante et
tonique n'est pas incompatible du tout avec cette dimension
épistémique : voir à ce titre Le cauchemar d'Innsmouth
ou la seconde partie d'A travers les portes de la clé
d'argent.
3 King, Stephen, Danse Macabre, Williams - Alta, 1980
(édition J'ai lu, 1986, p. 16 et suivantes)
4 On se situe bien entendu dans l'optique d'un spectateur de
1980, qui découvre le film et n'a alors aucun moyen, préalable au
visionnage, de connaître l'aspect général du monstre...
situation, le temps du film, d'anxiété
permanente1. Une fois l'épouvante consommée
(l'équipage est déjà décimé et Ripley prend
le dessus), l'on peut montrer le monstre en pied lors de son
anéantissement (la séquence du réacteur de la navette). La
menace est doublement annulée : dans l'espace de la narration et pour le
spectateur.2
LA RICHESSE DU MATERIAU
Tout en brassant des influences marquées (Dunsany, Poe,
Machen, Ambrose Bierce...) et en explorant des voies techniques nouvelles, la
mythologie lovecraftienne maintient une cohésion saisissante qui,
alliée à la validité des concepts scientifiques
avancés, contribue à crédibiliser l'ensemble en tant
qu'univers. Univers d'autant plus autonome qu'il survit sans peine à son
principal instigateur pour s'ouvrir aux explorations ultérieures des
continuateurs du mythe. C'est ce que fait remarquer Jean Marigny3 en
se basant sur l'invention de livres maudits (et plus particulièrement du
Necronomicon4) pour parler de la naissance d'un
ésotérisme fictionnel5. .x Lovecraft a mis sa vaste
culture au service d'une oeuvre d'imagination extrêmement riche et
complexe qui s'est pérennisée après sa mort et qui reste
très vivante aujourd'hui >>.6
Pour se convaincre de cette richesse, posons les jalons
(repris comme base au cinéma ainsi que nous le verrons plus bas) de ce
monde auquel le nôtre se superpose7. .x Toutes mes histoires,
même si elles n'ont aucun rapport entre elles, se rattachent à une
tradition, une légende fondamentale selon laquelle ce monde a
été peuplé autrefois par des êtres d'une autre race
; adeptes de la magie noire, ils ont perdu leur emprise sur cet univers et en
ont été bannis mais ils continuent à vivre au dehors et
sont toujours prêts à reprendre possession de la terre
>>8, rappelle A. Derleth, ami, correspondant et fervent
continuateur de Lovecraft dans ses oeuvres. Sa Préface des
Légendes du mythe de Cthulhu offre une introduction
intéressante et synthétique de la mythologie instiguée par
le maître de Providence.
1 Au sens psychiatrique du terme, l'anxiété
désigne une peur sans objet défini.
2 On remarquera, d'ailleurs, qu'à partir de ce moment
précis, les suites ne sont plus des films d'épouvante ou
d'horreur : Aliens, de Cameron, est un film de guerre science
fictionnel, Alien3 de Fincher est un film technogothique à
forte composante mystique, et Alien - Resurection de Jeunet est un
survival fantastique. Le dernier moment réellement horrifique de la
tétralogie est celui de la découverte d'un nouvel
élément, la reine alien, à la fin de Aliens.
3 Marigny, Jean, Le Necronomicon ou la naissance
d'un ésotérisme fictionnel, in H.P. Lovecraft, fantastique, mythe
et modernité, Dervy 2002
4 Création de Lovecraft auquel référence est
faite dans nombre de ses récits. On se reportera à la
Chronologie du Necronomicon (History and Chronology of the Necronomicon,
1927) Dunwich , in LO VECRAFT tome 1, collection Bouquins, ed.
Robert Laffont, sous la direction de Francis Lacassin
5 Les cartésiens pourront arguer que tout écrit
ésotérique est de nature fictionnelle, certes ; loin de se jeter
dans un tel débat, nous proposons de considérer que
l'ésotérisme mis en place par Lovecraft est fictionnel en cela
qu'il n'a de finalité que dans un univers lui-même fictionnel.
6 Op.cit. p.296
7 Voir p.7 et suivantes
8 Derleth, August, Le mythe de Cthulhu, 1968
in H.P. Lovecraft et August Derleth, Légendes du mythe de Cthulhu,
Pocket, 1989
C'est ainsi chez Dunsany qu'est prise l'idée d'un
panthéon imaginaire et une structure mythique fondés autour
d'entités comme Cthulhu, Yog-Sothoth, Azathoth, etc. Dans sa conception
mythologique, la théogonie est à la fois très
précise et assez sibylline pour garder une force d'évocation
inaltérée et pouvoir être investie par des "nouveaux
venus": les Dieux Très Anciens sont là à l'origine, mais
aucun n'est nommé à l'exception notable de Nodens,
présenté comme le maître du Grand Abîme (ils
interviennent peu). Un rang en dessous (on le suppose), plus actifs et
maléfiques, les Grands Anciens sont, eux, nommés : « Le plus
important d'entre eux est le dieu aveugle et idiot, Azathoth, fléau
amorphe de la confusion la plus profonde, qui blasphème et bouillonne au
centre de toute infinitude. Yog-Sothoth, partage l'empire d'Azathoth et n'est
pas soumis aux lois de l'espace et du temps (...). Nyarlathotep est
probablement le messager des Grands Anciens1 ; le grand Cthulhu
gît dans la cité cachée de R'lyeh, au fond de la mer ;
Hastur, l'Indicible, occupe l'air et les espaces interstellaires ; (...)
Shub-Niggurath, la chèvre noire aux mille chevreaux, vient
compléter la liste telle qu'elle a d'abord été
conçue. »2 Viennent plus tard des rattachements
d'entités datant d'avant que Lovecraft ait cerné le mythe :
Dagon, homme-poisson gigantesque, en est un bon exemple. Les zélateurs
de Lovecraft ne tardent pas à devenir des zélateurs du mythe, en
ajoutant d'autres entités plus ou moins complémentaires, telles
que Cthuga, Ithaqua ou les Lloigors pour Derleth, Chaugnar Faugn et les chiens
de Tindalos pour Frank Belknap Long, ou plus tard Ygolonac ou Glaaki pour
Ramsey Campbell, etc. Des lieux emblématiques sont créés
ou manipulés : Dunwich, le plateau de Leng, Kadath la cité d'onyx
des dieux, Kingsport (qui correspond à Marblehead), ou un
Salem3 remanié.
Tout ceci assorti de serviteurs plus ou moins
évolués comme les faméliques de la nuit et les goules
associés à Nodens, les oiseaux hippocéphales shantaks pour
les Grands Anciens, les créatures de la Lune pour Nyarlathotep, et bien
d'autres. Le mythe s'enrichit de plusieurs races dans l'univers physique, les
Anciens en Antarctique et leurs serviteurs protéiformes, les shoggoths,
les Yithiens, peuple conique disparu mais pratiquant la projection de leurs
esprit à travers le temps, les fungis (ou mi-go), insectes fongeux venus
de Pluton (nommée Yuggoth chez Lovecraft), etc.. Enfin, une
littérature maudite complète avantageusement la tableau : Le
Necronomicon, les Manuscrits Pnakotiques,
1 Ajoutons tout de même que Nyarlathotep a un rôle
plus polyvalent, plus méphitique au sein des Grands Anciens et des plus
mineurs dieux de la Terre, comme le prouve le tour cruel qu'il joue à
ces derniers par l'entremise de Randolph Carter à la fin de La
quête onirique de Kadath l'inconnue.
2 Derleth, August, Le mythe de Cthulhu, in H.P. Lovecraft et
August Derleth, Légendes du mythe de Cthulhu, Pocket, 1989 3 Vile
de Nouvelle Angleterre connue pour ses procès en sorcellerie au XVIII
eme siècle
mais aussi le Livre d'Eibon inventé par Clark
Ashton Smith1, L'Unausspreschlichen Kulten par Robert E.
Howard2, et ainsi de suite.
La grande touffeur de la mythologie la crédibilise,
ainsi que l'intégration plus ou moins apparente d'éléments
qui lui sont a priori exogènes : le Necronomicon,
originairement Al Azif, est assorti d'une chronologie qui
intègre des éléments historiques existants : les califes
Ummayades, Olaus Wormius, le pape Grégoire IX... Lovecraft
intègre des divinités mineures de mythologies anciennes, comme
Hypnos, dieu mineur grec. Il n'hésite pas à convoquer la science
(l'évocation de Pluton comme menace dans Celui qui chuchotait dans
les ténèbres, alors que son observation directe venait
d'être faite, ou encore la grande documentation tant géologique
que technique qui caviarde Les montagnes hallucinées) ou
d'autres auteurs (l'hommage rendu à Arthur Gordon Pym de
Poe3 dans ces mêmes Montagnes hallucinées). Ce
mode de fonctionnement (ajouts exogènes, écriture collective ou
semi-collective) rappelle celui des mythologies antiques, en particulier la
mythologie grecque4. Francis Lacassin remarque, à ce titre :
« Les amis cocélébrants ont enrichi également le
panthéon (...). Certains commentateurs se sont montrés
très sévères à l'encontre de ces créations
dérivées à la périphérie du mythe.
Seraient-ils aussi sévères pour les tâcherons anonymes qui
ont enrichi ou complété l'Odyssée ou Les mille et unes
nuits ? >>5 Certes, la mythologie lovecraftienne a ceci de
particulier qu'elle est étrangère au fait religieux d'un point de
vue sociétal6. Lovecraft est un matérialiste, et sa
création un pur avatar de l'esprit. Encore que le nombre constant de
personnes qui, en toute bonne foi, cherchent à se procurer des
éditions authentiques du Necronomicon démontre la
crédibilité de l'univers et du panthéon lovecraftiens :
« l'entreprise amicale de mythification a survécu à celui
qui l'avait orchestré. J'en ai eu la preuve (...) à Nice. Dans
une librairie ésotérique (...), j'ai entendu deux adolescents
demander si l'ouvrage exposé (...) était bien le Necronomicon
auquel Lovecraft faisait allusion. Le libraire a eu le triste devoir de
les détromper. >>7
Voilà donc une mythologie d'une grande richesse, qui
tend à s'étendre en termes de corpus, au fil des ajouts
successifs, et à l'instar des mythologies antiques, c'est
précisément ce foisonnement qui lui confère sa robustesse
: loin de remettre en cause les substrats existants, posés on l'a vu
avec une
1 Par plaisanterie, Lovecraft crée un prêtre du
culte d'Eibon nommé KLARKASH-Ton, homophone de Clark Ashton (Smith)
2 Le "père" de Conan le Cimérien
3 E. A. Poe, Aventures d'Arthur Gordon Pym, The narrative of
Arthur Gordon Pym of Nantucket1 838, traduction de Charles
Baudelaire, 1858, Le Livre de Poche, 1966
4 Par exemple la légende de Prométhée, dont
le foie, dévoré chaque jour par un aigle, se reformait chaque
nuit, était une parabole autour de la découverte médicale,
bien réelle, de la régénérescence des tissus
hépatiques.
5 Lacassin, Francis, Cthulhu: un culte en expansion, in
LOVECRAFT tome 1, p.604, collection Bouquins, ed. Robert Laffont, sous la
direction de Francis Lacassin
6 Contrairement à un Ron Hubbard, lui aussi romancier
(voir Battlefield Earth) avant de se lancer dans la Dianétique,
Lovecraft et ses correspondants n'ont jamais fondé de culte ailleurs
qu'au sein de leurs écrits.
7 Lacassin, Francis, Cthulhu: un culte en expansion, in
LOVECRAFT tome 1, p.605, collection Bouquins, ed. Robert Laffont, sous la
direction de Francis Lacassin
grande cohérence, les nouveaux éléments
nuancent et enrichis sent le tout. On considèrera à ce titre les
adjonctions aux Mystères du Ver 1que fait King dans
Celui qui garde le Ver2, ou encore
l'érotisme instillé par Stuart Gordon dans son Dagon :
« Cet érotisme, à la fois grotesque et inquiétant,
offre une extension thématique au mythe de Cthulhu, enrichissant par la
même occasion la perception contemporaine de l'univers de Lovecraft.
»3
C'est un fonctionnement que la mythologie lovecraftienne a en
commun avec le cinéma de genre, si l'on en croit Raphaëlle Moine
qui s'appuie en cela sur les études de Richard Perron4 : le
cinéma de genre se construit selon deux processus concomitants, la
pérennité des concepts, et l'effet de surprise et de
renouvellements ; processus qui peuvent eux-mêmes engendrer de nouvelles
traditions sur la base de celles qui existent déjà. Qu'il soit
cinématographique (et par extension audiovisuel) ou littéraire,
l'ajout s'intègre dans un tout qui en sort grandi. En effet, Jacques
Bergier rappelle ce principe énoncé par Pascal5 : si
l'on considère la connaissance comme une sphère, sa surface
externe, celle en contact avec l'inconnu, augmente plus rapidement (le
carré du rayon de la sphère pour être plus précis)
que son volume. C'est un principe qui s'applique dans le général
à l'humanité entière, mais dans le particulier, il
définit avec acuité le mythe lovecraftien. Un univers dont les
éléments existants sont présentés de manière
à donner l'impression d'être la partie émergée d'un
iceberg bien plus grand, par exemple par des descriptions volontairement
lacunaires : les manuscrits maudits ne se donnent à voir que par de
laconiques extraits, dont on nous précise de surcroît que nous ne
pourrions les comprendre que partiellement. Cet aspect "partiel"
réveille l'explorateur, fut-il un explorateur du conceptuel, chez
l'interlocuteur. Ainsi que le signale Gilles Menegaldo dans
Méta-discours ésotérique au service du fantastique
dans l'oeuvre de Lovecraft 6, La
répétition du motif, alliée à cette convocation
d'éléments exogènes, de cautions
extra-diégétiques, sont amenés à créer une
suspension d'incrédulité chez le lecteur, "nécessaire
à l'émergence de l'effet fantastique"7.
Ajoutons à cela la prééminence, dans la
diégèse globale du récit lovecraftien, du mythe
lovecraftien sur tous autres mythes, par l'aspect cosmique de celui-ci.
Lovecraft et ses cocélébrants intègrent par allusions,
comme si de rien n'était, des mythologies éxistantes via Hypnos,
l'Atlantide, etc. . Ces mythes sont alors phagocytés par un univers plus
vaste que celui qu'ils dépeignent. On peut considérer alors le
corpus existant comme un mythe matriciel dont tous les composants, loin
1 De Vermis Misteriis, de Ludwig Prinn, est une
création de Robert Bloch.
2 Pêle-mêle, on citera le rôle des
engoulevents, la secte de Boone, les manifestations physiques du Ver Corrupteur
ou les cadavres animés.
3 Portelli, Aurélien, in La revue du
cinéma, n°4, octobre - décembre 2006, p. 132-141
4 Moine, Raphaëlle, Les genres du cinéma, p.92,
Armand Colin, 2005
5 Bergier, Jacques, Lovecraft ce grand génie
venu d'ailleurs, in H.P. Lovecraft, Démons et Merveilles, 10/18,
1973
6 In Lovecraft, Fantastique, mythe et modernité,
Colloque de Cerisy p 274, Dervy 2002
7 Op.cit.
s'en faut, ne sont pas inédits, mais dont l'agencement
s'avère novateur et les implications nouvelles et durables ; et qui
appelle de nouveaux éléments pour les intégrer à
son agglomérat. Le cinéma de genre ne pouvait que s'engouffrer
dans un univers-monde si riche de possibilités, qui de plus peut
être réellement amendé en termes narratifs par le
médium cinéma.
RECHERCHE ET EVOCATION : ETUDES DE CAS - 1 - DE LA
FASCINATION A L'IMMERSION
La chose lovecraftienne, en raison de son pouvoir de
magnétisme, a attiré nombre de cinéastes. Alors que le
petit monde des fantasticophiles attend fébrilement l'adaptation des
Montagnes hallucinées par Guillermo del Toro, qui a fait montre
d'une compétence certaine dans la transcription d'une imagerie
lovecraftienne explicite avec Hellboy1 (L'Ogdru
Jahad dans sa prison de cristal, le monstre tentaculaire Behemoth, et plus
généralement l'ambiance de fantasy arpentée sur le mode
fantastique, sont rendus avec acuité), la question d'un cinéma
lovecraftien se pose avec vivacité : « Lovecraft n'a jamais
été aussi populaire >>, déclare Stuart Gordon dans
le commentaire audio de Dreams in the
witchhouse2.
« La question des films "lovecraftiens" est celle des
oeuvres qui, volontairement ou non, pourraient être en proximité
avec l'univers de l'écrivain. (...) L'examen de ces films conduit
généralement à constater qu'adapter Lovecraft est une
tache malaisée et à poser la sempiternelle question de la
fidélité à l'esprit de l'oeuvre originale >>, note
à ce propos Jean-Louis Leutrat dans sa communication Lovecraft et le
cinéma3.
Par quelques exemples, jugés significatifs, de diverses
démarches d'apprivoisement du lovecraftien au cinéma, nous nous
proposons de tenter de cerner les recettes les plus concluantes. Loin de
vouloir décerner blâmes et satisfecit, force est de constater que
certains films, dans leur dimension lovecraftienne, pâtissent de
certaines méthodes, quand d'autres, en vertus de partis pris
donnés, enrichissent (voire ennoblissent) la mythologie, tout en
questionnant le cinéma en tant que médium, en termes mythiques.
Il n'est pas question de prétendre qu'une démarche n'est pas
concluante. Certaines se sont montrées, du point de vue du lovecraftien,
plus concluantes que d'autres à l'heure actuelle.
La qualité intrinsèque d'un film est, dans notre
analyse, secondaire. C'est par le prisme du mythologique lovecraftien que nous
analysons la validité des démarches de cinéastes. Une
telle classification nous permet de circonscrire un corpus pertinent. En effet,
sans ce nécessaire effort de
1 Del Toro, Guillermo, Hellboy, 2004. C'est une
adaptation du comic book éponyme de Mike Mignola, qui participe de la
dynamique d'amendement et d'enrichissement de la mythologie lovecraftienne,
considérée à égalité avec les mythologies
celtes, chrétiennes, égyptiennes ou asiatiques : On y trouve
notamment une entité, Ogdru Jahad, faite de sept dieux du chaos
emprisonnés quelque part dans l'univers et attendant de reprendre le
contrôle de la Terre, avec l'aide de Nazis occultistes et de Grigori
Raspoutine lui-même. Un extrait du manuscrit fictionnel De Vermis
mysteriis (voir p.23) est même placé en exergue du film.
2 Gordon, Stuart, Le cauchemar de la sorcière, in
Masters of Horror, saison 1, 2006. Le titre français, d'une
condescendance injustifiée, nous pousse ici à ne désigner
l'adaptation, dans le corps du texte, que par son titre original. 3 In
Lovecraft, Fantastique, mythe et modernité, Colloque de Cerisy p 274,
Dervy 2002
délimitation, on pourrait sans peine en arriver
à qualifier de lovecraftiens des films tels que 2001, a space
odyssey de Stanley Kubrick1 en raison de son aspect
métaphysique (la rencontre avec le monolithe), Rendez-vous avec la
peur de Jacques Tourneur2 pour Stonehenge et son démon
final (comme le signale Jean-Louis Leutrat3) ou même Cabal
de Clive Barker4 pour sa dimension parallèle
peuplée de dieux étranges !
Ainsi Cast a Deadly Spell 5est un
excellent petit téléfilm, qui nomme son détective de
rôle-titre Howard Phillips Lovecraft et fait intervenir le
Necronomicon. Cependant c'est son statut d'uchronie6 (le
film se déroule dans le Los Angeles de 1948 et la magie y est une
donnée sociétale de base) qui le coupe du corpus que nous avons
délimité plus haut. L'uchronie est un genre qui n'a jamais
été une composante du système lovecraftien qui
considère le temps comme une dimension de l'espace (voir à ce
titre The shadow out of time 7 et ses Yithiens projetant
leurs esprits dans le temps). De simples citations ne suffisent pas non plus :
la série des Evil dead 8 de Sam Raimi, mis à
part l'intervention d'un grimoire nommé Necronomicon, n'a rien
de bien lovecraftien au sens où l'on l'a défini (à noter
d'ailleurs que le livre n'est nommé Necronomicon qu'à
partir d'Evil dead 2, le livre du premier film étant
désigné sous le nom de Padura de mundo), ce qui ne
change en rien sa qualité intrinsèque.
1 Kubrick, Stanley, 2001 : a space odyssey, 1968
2 Tourneur, Jacques, Night of the demon, 1957
3 Leutrat, Jean-Louis, Lovecraft et le cinéma, In
Lovecraft, Fantastique, mythe et modernité, Coioque de Cerisy p 274,
Dervy 2002
4 Barker, Clive, Nightbreed, 1988
5 Campbell, Martin, Cast a deadly spell, 1991
6 Récit se déroulant dans un monde en tout point
similaire au nôtre jusqu'à un certain évènement, qui
diffère de ce qui s'est produit tel que nous le connaissons. C'est ce
qu'on appellera, par la suite, évènement divergent. Ce
récit s'intéresse de manière substantielle à cette
nouvelle Histoire.
(source
http://fr.wikipedia.org/wiki/D%C3%A9finition_de_l'uchronie
. Dernière consultation Septembre 2007)
7 Lovecraft, Howard Philips, The shadow out of time, Dans
l'abîme du temps, in LOVECRAFT tome 1, p.604, collection Bouquins,
ed. Robert Laffont, sous la direction de Francis Lacassin
8 Raimi, Sam, The evil dead (1981), Evil dead 2 :
dead by dawn (1987), Evil dead 3 : army of darkness (1992)
ADAPTATIONS LITTERALES ET PARTIS PRIS EXTREMISTES
- THE CALL OF CTH ULHU, 2005, RE-ANIMATOR,
1985, FROM BEYOND, 1986
S'il est un dénominateur commun à
l'écrasante majorité des films qui tentent d'explorer le
lovecraftien, et à la quasi-totalité des adaptations directes,
c'est le fait d'être conduits par des admirateurs de
Lovecraft1.
Ce statut de fan ne va pas sans poser de problème : il
faut d'abord s'affranchir de son état d'admirant pour démonter
objectivement les mécanismes qu'on se propose de reproduire. Ensuite,
s'affranchir de l'avis de la communauté de fans et de son aspect
émulatif et complaisant (nous y venons avec Call of Cthulhu). La
fidélité dans la lettre, poussée jusqu'à
l'obsession, suffit-elle ?
C'est du côté des geeks et de leurs productions
semi-professionnelles que nous devons nous pencher pour tenter de
répondre à cela. En effet, l'appellation geek désigne un
fan d'un sujet ayant le plus souvent trait à un ou plusieurs aspects de
la culture populaire, généralement versé dans
l'informatique. Il accorde une grande importance à sa passion, ce qui
explique le terme alternatif de fan-boy (ou fan-girl). Le geek n'est pas
nécessairement ce qu'on appelle un nerd (le terme désigne un
matheux, un fan d'informatique, de sciences, généralement
inadapté socialement ou timide), puisque sa passion donne lieu à
des réunions, parfois à grande échelle, avec d'autres
geeks, et à une sociabilité exacerbées au sein de
communautés, sur Internet ou ailleurs. Ce trait de caractère le
différencie aussi de l'otaku qui lui est un reclus. A noter que "geek"
est un terme argotique anglo-saxon qui signifie à peu de choses
près "doux dingue" ou "taré". « Ce qui est formidable avec
la "geek culture", c'est que les réalisateurs qui en sont issus, comme
moi, aiment ce qu'ils font. (...) Logiquement, nos films sont des oeuvres
passionnées et faites avec amour. » déclare Guillermo del
Toro à propos de Hellboy2.
Les amateurs de Lovecraft et du lovecraftien forment une
communauté relativement lâche dans ses liens (beaucoup de cercles
sur Internet3, des festivals et des conventions), souvent
versée également dans le jeu de rôle (le jeu de rôle
l'Appel de Cthulhu est un succès qui ne se dément pas,
dont la popularité le situe juste derrière le numéro 1
indétrônable du genre, Donjons et Dragons) ou
1 On excluera volontairement la série de productions
Corman, où l'on trouve Die, monster, die ! (Daniel Haller,
1965) ou The Dunwich horror (D. Haller, 1970). Elles sont, pour le
coup, fort peu lovecraftiennes mis à part quelques
références, des noms ou des lieux, et cherchent plutôt
à capitaliser sur un gothisme dans la tradition de Poe et des films de
la Hammer, firme anglaise qui s'est fait un nom dans les années 50 et 60
avec des films d'horreur gothique. On ne se penchera pas plus sur
Necronomicon, production médiocre de Brian Yuzna, plus
opportuniste que lovecraftienne (le segment "fil rouge" de ce film à
sketches montre un Lovecraft recopiant ses oeuvres sur le Necronomicon
!).
2 In Mad Movies n°158, p. 31
3 Voir à de titre
http://www.hplovecraft.fr/
ayant pénétré dans l'univers lovecraftien
par ce biais. C'est une communauté également cinéphile
dont l'avatar le plus abouti (et le plus professionnel) est le HP Lovecraft
film festival, qui se tient chaque année en Oregon1, et
très prolifique en ce qui concerne la production de métrages
amateurs et semi-professionnels. Le meilleur y côtoie le pire de la
série Z, et les efforts les plus méritoires se trouvent souvent
noyés dans l'amateurisme ambiant ou dans le déficit de
réflexion sur le moyen et le propos. On se penchera pour s'en convaincre
sur Azathoth de Nicolas Marie2, film "de graphiste"
où une poignée d'animations de constellations
générées sous After Effects tentent vaillamment de
compenser l'absence totale de contenu.
C'est dans ce contexte que le très attendu Call of
Cthulhu, d'Andrew Leman3 a été produit. Le film a
généré un buzz4 énorme (et mondial) et
est le plus souvent célébré par la communauté
lovecraftophile sans mélange. En termes de production, on se trouve dans
du semi-professionnel et certainement pas dans de l'amateur : Andrew Leman est
un professionnel du cinéma, notamment accessoiriste et designer sur des
projets hollywoodiens tels que Scream 3 ou Galaxy Quest. Il
se lance dans la réalisation avec ce projet autoproduit (en association
avec la HP Lovecraft historical society5), au budget
endémique, mais qui bénéficie du savoir-faire de
professionnels et semiprofessionnels. Le parti-pris, radical en diable, est de
donner dans la fidélité totale à l'histoire (la
réunion d'éléments hétérocites met en
évidence un culte multi-millénaire à la gloire de
l'avènement du Grand Ancien Cthulhu) et surtout à la prose de la
nouvelle.
Ainsi, le seul ajout est de placer explicitement le narrateur
à l'asile (ou peut-être est-ce une maison de repos) où il
expose les faits à un enquêteur
indéterminé6. La présence de cet
enquêteur au prologue et à l'épiogue, motivée par le
fait de donner un interlocuteur physique à Francis Wayland Thurston,
constitue l'écart le plus spectaculaire d'avec la nouvelle originale. En
fait, la principale velléité auteuriste de Leman se retrouve dans
le traitement cinématographique global de l'histoire : le film est un
film muet, en noir et blanc, qui reprend les standards du cinéma
américain des années 20 et 30, période contemporaine de la
rédaction de la nouvelle, publiée en 1926. Les dialogues,
directement transposés de la nouvelle sans réécriture,
apparaissent sur des intertitres et la musique (un enregistrement symphonique
original) est omniprésente. Le maquillage des acteurs, ainsi que leur
jeu, sont à l'avenant bien que d'une lenteur cinétique
excessive.
1
http://www.hplfilmfestival.com
(dernière consultation Septembre 2007)
2 Visible sur Youtube à l'adresse
http://www.youtube.com/watch?v=CyP-G9fBTHQ
(dernière consultation Septembre 2007)
3 Leman, Andrew, Call of Cthulhu, 2005
4 Terme de marketing désignant le
bouche-à-oreille.
5
http://www.cthulhulives.org/
(dernière consultation Septembre 2007)
6 La folie, ou la fatigue nerveuse dudit narrateur, n'est que
suggérée dans la nouvelle de Lovecraft.
Le dépaysement est, en tous cas, garanti, et en cela
l'expérience a un petit quelque chose de lovecraftien. De plus, le fait
de transposer le film dans cette ambiance en décalage permet de
reprendre tel quel le style déclamatoire et aujourd'hui suranné
de Lovecraft. Le style visuel, entre effets de studio proches de Cooper et
Shadyac (on jurerait la séquence du marais sortie de King Kong,
ou mieux, des Chasses du comte Zaroff) et expressionnisme
allemand (éclairages directs, ombres portées sur les visages,
architectures torturées, notamment dans les séquences oniriques
de Wilcox), traduit bien cette ambiance déclamatoire qui trouve son
apogée dans le récit de Johanssen, qui dépeint la
découverte de la cité de R'lyeh et l'avènement de Cthulhu
: intégrations en fond vert qui donnent de l'ampleur aux plans, ciels
nuageux faits de coton hydrophile, plans de navigation où la mer
déchaînée est figurée par une grande toile ondoyante
autour des canots (technique que l'on vit notamment dans le Casanova de Fellini
(1976) dans cette mise en scène "d'époque" qui empruntait au
théâtre à machinerie, ainsi que la technique archaïque
du cache/contre-cache qui permet de figurer de manière convaincante la
géométrie particulière du lieu, rendue erronée par
des techniques de trompe-l'oeil et de fausses perspectives (on revient à
l'expressionnisme)1. De plus, le rythme séquentiel est bien
trouvé : chaque chapitre de la nouvelle ("l'horreur d'argile","le
récit de l'inspecteur Legrasse"...) est introduit par les documents que
trouve le narrateur, donnant à l'ensemble un aspect choral qui colle
bien avec le récit à plusieurs narrateurs successifs, propre
à la nouvelle originale et à la construction mythologique
lovecraftienne.
Hélas cette reconstitution de la dialectique
cinématographique de l'époque n'est pas menée à
bout (faute de temps ? Faute de regards extérieurs qu'aurait
apporté une production professionnelle ?). Le film est tourné en
vidéo numérique, et outre que le rendu vidéo soit
très visible par moment (notamment des effets d'encrêtage sur les
foules composites, l'absence totale de vignettage2 qui constitue
pourtant une caractéristique des anciens modèles de
caméras, et surtout la trop grande fluidité de l'image
vidéo NTSC à 29 images/seconde, là où
l'étrangeté ressentie à la vue des films muets tient en
partie à leur rendu en 18 images/seconde), le principal travers du
cadrage en numérique léger n'a pas été
évité : des plans trop rapprochés au grand-angle sur les
acteurs, trop de plongées et de contre-plongées qui modernisent
la mise en scène, des travellings à tout bout de champ sur des
scènes de dialogue, cadres trop modernes (personnages en amorce sur les
champs/contre-champs) pour le style de l'époque... Allié à
un découpage à la fois trop présent (beaucoup de coupes et
de changements de valeurs de plans - par exemple des jump-cuts - selon
1 Voir la figure 3, page suivante. C'est un décorticage
du plan qui adapte la phrase de la nouvelle « Parker glissa, (...) et
Johanssen affirme qu'il fut absorbé par un angle de maçonnerie
qui n'aurait pas du être là, un angle qui était aigu et qui
s'était comporté comme s'il avait été obtus. »
(voir p.1 5)
2 Problème de diffusion lumineuse insuffisante dans
l'appareil de prise de vues, qui a pour effet d'assombrir le pourtour de
l'image positive obtenue.
figure 3
une dialectique apparue dans les années 70) et peu
inspiré, cet état de fait, qui fait verser au final le film dans
l'amateurisme, ne permet jamais la suspension d'incrédulité que
peuvent encore causer des films d'époque comme le Häxan de
Benjamin Christensen1 ou encore le Nosferatu de
Murnau2.
Enfin, faute à un manque de moyens flagrant, la mise en
scène manque souvent d'ampleur : R'lyeh se résume au final
à une sorte de grand-place tarabiscotée avec sept ou huit blocs
de maçonnerie et trois statues, et Cthulhu (rôle-titre et clou du
spectacle) ressemble trop à ce qu'il est, c'est-à-dire un
modèle en plastique sculpté et animé en stop
motion3 de manière trop grossière. A aucun moment de
son apparition le Grand Ancien n'atteint le statut d'horreur cosmique qui rend
fou à sa seule vue, au point qu'on lui préfère les
statuettes à son effigie disséminées dans le
métrage. Le problème ne vient pas de la technique en
elle-même (de Ray Harrihausen sur Jason et les argonautes 4
à Phil Tippett sur Robocop 2 5, les
preuves de l'efficience du stop motion, même en regard des standards
actuels, ne sont plus à faire), mais sans doute d'un modèle trop
réduit, de fait pas assez détaillé pour les prises de
vues, et d'un temps de production trop court pour cette séquence. Bref,
le film, dans sa démarche, ne se donne pas les moyens de ses ambitions,
en termes de budget d'abord (sans la confiance de producteurs professionnels il
est extrêmement improbable d'obtenir des films qui tiennent leurs
promesses, tout en travaillant assez sereinement pour retranscrire des
ambiances et des imageries aussi demandeuses que celle qui nous
intéresse) en termes de propos de mise en scène, trop figé
dans sa dévotion pour le sujet pour développer un réel
propos de mise en scène propre, et sans doute pas assez serein
vis-à-vis de son propre cinéma (c'est le premier film de Leman en
tant que réalisateur) pour être totalement cohérent avec sa
propre démarche.
Ce problème des moyens nécessaires pour donner
de l'ampleur au récit (le problème de la production de
cinéma n'est pas tant conceptuel que financier : il faut bien mettre
quelque chose devant la caméra, et ce qu'on y met dépend des
moyen que l'on peut mettre en oeuvre) se pose pour une autoproduction de
Guerrilla prod, l'ambitieuse (sur le papier) adaptation de Dreamquest for
Unknown Kadath6. Le film d'animation d'Edward Martin
IIIrd reprend une bande dessinée de Jason Thompson, mais n'a
pas les moyens humains ou pécuniaires de proposer des animations. Au
final, le film ne se présente donc que comme une sorte de story-board
animé et doublé, tel qu'en commanditent les studios sur certaines
productions très argentées (voir à ce titre les
animatiques réalisées pour le 300 de Zack Snyder, dont
on trouve des extraits sur le DVD américain du film), avec des planches
statiques dévoilée via des panoramiques et/ou des zooms. De fait
l'ensemble ne
1 Christensen, Benjamin, Häxan, 1922
2 Mürnau, Friedrisch Wilelm, Nosferatur, 1922
3 Technique d'animation photographique consistant à
photographie, image par image, un objet que l'on manipule finement entre chaque
prise de vue afin de d'induire des mouvements imperceptibles à
l'échelle de deux images successives, mais donnant une impression de
mouvement sur la séquence finale.
4 Chaffey, Don, Jason and the argonauts, 1963
5 Kershner, Irvin, Robocop 2, 1990
6
http://www.guerrilla-productions.org/Movie_Dreamquest.html
(dernière consultation Septembre 2007)
bénéficie d'aucune ampleur visuelle et d'un
découpage manquant grandement de dynamisme, ce qui s'avère
préjudiciable pour les séquences de batailles par exemple.
STUART GORDON OU L'APPORT DE L'EXCES
A l'inverse, une démarche iconoclaste est-elle plus
efficiente ? Respecter la lettre, mais en réinterprétant de fond
en combles le ton de celle-ci, permet-ce de réus sir le fragile
équilibre entre respect et apport ? C'est une question qui se pose
à la vision des deux premiers longs métrages de Stuart Gordon,
Re-animator, adaptation de 1985 de la nouvelle Herbert West,
réanimateur, et From beyond, adaptation de 1986 de De
l'au-delà. Deux adaptations qui, à l'instar des trois
suivantes dans la filmographie du cinéaste, jouent résolument la
carte de la modernité du propos, d'abord en transposant les histoires
dans le monde contemporain, excluant un traitement "en reconstitution"
coûteux et moins impliquant pour le spectateur.
Stuart Gordon est un cinéaste notable dans le domaine
qui nous intéresse pour deux raisons. D'abord, c'est le cinéaste
en activité qui a signé à l'heure actuelle le plus de
films adaptés de travaux de Lovecraft, avec quatre longs métrages
et un moyen métrage pour la télévision1. Fait
notable, tous ces films sont des adaptations littérales, tirées
de récit existants2. Ensuite, c'est un personnage tout
à fait atypique dont on ne peut savoir quelle sera la teneur de ce qu'il
fera ensuite.
L'homme se fait d'abord remarquer dans le théâtre
expérimental, avec notamment une version naturiste de Peter Pan et des
pièces agressives montées avec l'Organic Theatre, sa troupe de
Chicago. Il s'accole de manière durable à Brian Yuzna, producteur
et cinéaste lui-même. Les deux hommes se retrouvent sur leur
goût de l'outrance, leur aspect iconoclaste et une admiration commune
pour l'univers de Lovecraft3. Plus tard ils scénarisent la
production familiale Honey, I shrunk the kids (1989), Gordon tourne un
film de mechas (Robojox, 1990), le thriller d'anticipation
Fortress (1993) et même un polar violent, Edmond, en
2005.
Iconoclaste, Gordon l'est en diable en 1985 et 1986. Son coup
de force est de prendre deux récit qui, dans leurs versions
littéraires, baignent dans un premier degré impressionnant
(même pour Lovecraft, dont le style pourtant ne prête pas à
sourire), et d'en faire des comédies noires et
1 Respectivement Re-animator (1985), From beyond
(1986), Castle Freak (1995), dont nous ne parlerons pas ici car
il n'entretient qu'un très vague lien avec la nouvelle Je suis
d'ailleurs (un plan du "castle freak"se découvrant dans un miroir
pour se rendre compte avec horreur que c'est son propre reflet qu'il voit),
Dagon (2001), et l'épisode Dreams in the witchhouse de la
série Masters of Horror (2005)
2 Démarche diamétralement opposée, on le
verra, à celle de John Carpenter par exemple, qui entre dans la
mythologie avec ses propres outils, ses propres récits.
3 Notons que les récits de Lovecraft présentent un
intérêt supplémentaire, et non négligeable, pour un
producteur : ils sont libres de droits et donc gratuits pour quiconque cherche
à les exploiter, Lovecraft n'ayant pas eu d'héritiers.
scabreuses. Parti-pris risqué, sachant (comme on l'a
déjà pointé) que la sexualité et l'érotisme
sont quasiment absents de l'oeuvre de Lovecraft, et que si l'humour y est
présent, c'est "en coulisses", par le biais de personnages-clins d'oeil
ou de plaisanteries privées, mais jamais dans le corps de récits
marqués par un ton très sérieux1.
Re-animator, et plus encore From Beyond
(dont le lancement est consécutif au succès du film de
1985), prennent ces bases très sérieuses de variation sur le
thème de Frankenstein (Herbert West, réanimateur raconte
les expérience d'un chercheur en médecine autour d'un
sérum de sa composition qui ramène les morts à la vie...
Partiellement) et de fiction scientifique (De l'au-delà montre
un professeur maléfique qui, à l'aide d'une machine nommée
résonateur, stimule des organes dormants chez l'homme pour
accéder à une dimension supplémentaire invisible aux 5
sens ordinaires), pour en tirer des arguments de comédies. Les textes
originaux sont traités avec humour, non sans désinvolture, mais
avec un réel respect de l'auteur des Montagnes
hallucinées.
Apport principal et immédiat de Gordon au cinéma
lovecraftien avec Re-animator : le gore2, dans ses
excès et de manière déviante. Ses mises en scène de
théâtre montrent un goût prononcé pour le sexe et le
sang - voir son Titus Andronicus, avec viol et amputations sur
scène, ou encore The Game show, prenant littéralement en
otage le public pour en torturer des membres choisis - et fictifs. Brian Yuzna
évoque Gordon en ces termes : « Ce type se préoccupe
vraiment du public (...) Ça ma' impressionné ». Nous
revenons ici dans le précepte de Lovecraft que fustigeait Todorov : la
teneur du récit se mesure à son effet sur le lecteur. Et en effet
le gore, qui plus est déviant, est un biais pour retenir l'attention
d'un public qui a connu The exorcist et Texas chainsaw massacre
et dont le seuil de tolérance s'est considérablement
élevé en termes de phobos cinématographique. Le
public entre alors, idéalement, dans la peur cosmique par le biais des
effets qu'ont ses manifestations (monstres, dieux, grimoires, machines) sur
l'être humain (blessures, morts horribles, folies spectaculaires), point
d'identification du spectateur.
A partir de Re-animator (effet conjugué avec
les excès du jeu de rôles Call of Cthulhu, lui-même
peu chiche en violence graphique et en mutilations variées), un avatar
culturel se voulant lovecraftien ne fait plus l'économie du sanglant,
dans des manifestations les plus dérangeantes
1 L'humour est plus représenté désormais
dans les apports au lovecraftien, notamment grâce à
Re-animator qui fut un succès retentissant en termes
commerciaux, et aussi au jeu de rôle Call of Cthulhu et ses avatars
successifs qui ont désacralisé le matériaux et l'on rendu
plus accessible a des démarches parodiques. Voir à ce titre
l'excellent comic-strip Unspeakable vault (of doom) de François
Launet, et qu'on peut consulter à cette adresse :
http://www.macguff.fr/goomi/unspeakable/home.html
(dernière consultation Septembre 2007)
2 Terme inventé à l'époque elizbethaine
pour désigner l'extrême violence sanglante dans les pièces
de Shakespeare, et réintroduit pour le grand public et le cinéma
par Hershell Gordon Lewis avec Blood feast (1963), 2000 maniacs
(1964), ou des films comme Wizard of gore (1970) et Gore gore
gore girls (1972). Il désigne les excès sanglants au
cinéma, tirant vers le grotesque ou même la parodie horrifique
quand il désigne un film entier.
possibles (de la nécrophilie, aux instrumentalisations
du corps vivant ou mort, en passant par des mutilations diverses), nous le
verrons plus avant, notamment avec les trois films de Carpenter ou encore le
Dagon de Gordon. De tels ajouts pourront sembler peu fidèles
à l'esprit des récits lovecraftiens ; c'est oublier les
raffinements et la brutalité dont font preuve l'auteur et ses
zélateurs dans leurs écrits : visages arrachés et corps
réduits en bouillie ou démembrés (The lurking fear),
tortures subtiles et arrachages de tentacules (Dreamquest of unknown
Kadath), débris humains animés ou non (Herbert West,
reanimator ou encore Pickman's model)...
« Même si nous avons modernisé
Re-animator, je pense qu'il conserve l'essence de l'histoire originale
de Lovecraft » déclare à juste titre Jeffrey Combs,
interprète de Herbert West à l'écran1. Son
Herbert West possède ainsi tous les attributs du personnage de Lovecraft
: un physique juvénile, fluet, et une morgue (l'expression est
appropriée) presque emphatique tant elle est prégnante dans la
manière de braver les secrets interdits, ici la mort. A l'instar de
cette caractérisation, les adaptations restent littérales
(From Beyond prendrait en fait plutôt la forme d'une suite
alternative de la nouvelle, dont les évènements sont
dépeints dans la séquence de pré-générique)
en ce sens qu'elles n'omettent pas d'épisodes des nouvelles de base,
mais les domptent et les recombinent pour les plier à une structure de
comédie : Ainsi, des évènements étalés sur
plusieurs années dans H. West réanimateur sont
condensés sur moins d'un mois dans Re-animator (les ellipses du
montage ne permettent pas de se prononcer avec certitude), et
l'enchaînement inéluctable d'incidents qui mènent au
démembrement de West par ses anciens sujets d'expérience
morts-vivants (dont un confrère décapité qui mène
la traque) se fait plus sur le mode des catastrophes en chute
dominos2 que de la froide logique quant à la
détermination et à l'inhumanité de West : il finit par
tuer lui-même, volontairement, ses sujets non consentants dans la
nouvelle, alors que son seul meurtre au premier degré dans le film
(celui d'un sujet vivant, car il élimine un mort "réanimé"
plus tôt dans le métrage) se fait sur le mode pulsionnel au moment
du chantage du Docteur Hill, qu'il décapite à l'aide d'une
bêche, avant de profiter de l'aubaine d'un cadavre tout frais ainsi
obtenu pour lui injecter son sérum (et par la même occasion se
fabriquer une Némésis a priori invincible à
partir d'un simple rival).
De plus, Gordon instille certains éléments de
comédie pure dans son orgie sanglante : Le slapstick (lorsqu'il s'agit
de neutraliser le chat de la maison réanimé dans la cave), le
triangle amoureux Hill/Daniel-Herbert/Meg (le Docteur Hill désire la
fiancée de Daniel, disciple malgré lui de Herbert West, son
rival, ce qui aboutit au kidnapping de celle-ci. L'épisode donne lieu au
moment de grotesque qui vaut au film sa réputation : Le docteur Hill,
tenant sa propre tête tranchée à bouts
1 In Le travail d'un maître, documentaire
présent sur le DVD Le cauchemar de la sorcière, Fisrt
international pictures, 2006
2 Philippe Rouyer parle d'effet boule de neige dans Hommages
et pillages, sur quelques adaptations récentes de Lovecraft au
cinéma, in Lovecraft, fantastique, mythe et modernité, p.
409, Dervy, 2002
de bras, s'adonnant à des caresses buccales
poussées sur son interprète Barbara Crampton), et enfin le
quiproquo : Daniel et Herbert entrent en fraude dans la morgue pour tester le
sérum sur un cadavre humain. Le docteur Halsey, doyen de l'école
de médecine de Miskatonic et père de Meg, tient à ce
moment précis à interdire à Daniel la main de sa fille en
raison de ses relations avec West. Il arrive donc dans la morgue au moment le
plus inopportun pour le tandem de chercheurs, pris non seulement en faute
(ressort comique n°1), mais à ce moment-là aux prises avec
leur "patient" devenu très récalcitrant suite à sa
résurrection, menant à la catastrophe attendue : Halsey est
tué par le cadavre, puis réanimé par West pour devenir un
fou furieux qu'il conviendra de lobotomiser (ressort comique n°2 : la
surenchère sur une situation donnée, changeant ici l'embarrassant
en cataclysmique). La femme et collaboratrice de Gordon, Carolyn Purdy,
résume d'ailleurs Re-animator à un pitch de
comédie noire : << On pense que le seul désir des morts
serait de revenir à la vie, mais quand ça leur arrive, ils sont
furax ! >>1
Tout ceci se fait non pas en trahissant le texte de base, mais
bien en le pliant à des impératifs, chers à Gordon, de
violence graphique et de grotesque. Ainsi la fin de West se déroule peu
ou prou de la même manière dans le texte et dans le film : West
est emporté par ses anciennes victimes, constituées en
armée par un mort-vivant sans tête, qui l'emportent dans un trou
pratiqué dans un mur et d'où sort une phosphorescence. Dans le
film, West, venu à la morgue récupérer son sérum
dérobé par Hill, le surprend alors qu'il s'apprête à
pratiquer un cunnilingus sur Meg (appogée dans le grotesque transgressif
souligné par P. Rouyer qui parle d'inversion du tabou de la
nécrophilie, le mort violant le vivant2) puis est pris
à partie par l'ensemble des cadavres de l'endroit, aux ordres de Hill.
Tentant de tuer le corps de ce dernier par une injection massive de
sérum, il ne parvient qu'à se faire happer par les intestins de
celui-ci, qui l'emportent dans une lumière blanche vers un ailleurs
indéterminé. Le traitement humoristique reste présent,
West invectivant Hill par un << Qui écoutera une tête qui
parle ? Produisez-vous dans un cirque ! >>3 Insulte qui trouve
un écho dans une affiche du groupe Talking Heads au mur de la chambre de
Daniel. Un gag discret, servi par l'interprétation toute en
mépris de Jeffrey Combs, mais un gag tout de même, qui
dénote l'humour, plus subtil qu'il n'y parait, dont fait preuve Gordon
dans le traitement..
1 In Le travail d'un maître, documentaire
présent sur le DVD Le cauchemar de la sorcière, Fisrt
international pictures, 2006
2 Rouyer, Philippe, Hommages et pillages, sur quelques
adaptations récentes de Lovecraft au cinéma, in Lovecraft,
fantastique, mythe et modernité, p. 410, Dervy, 2002
3 »Who's going to listen to a talking head ? Go find a job
in a sideshow!»
FROM BEYOND, UN FILM A LA LISIERE DE DEUX
METHODES
Le cas de From beyond est plus ardu. En effet,
voilà un film fait sous l'égide d'un contrat de trois
métrages avec la firme Empire (le premier est From beyond, le
second Dolls, une histoire de poupées tueuses, et le
troisième RoboJox, film de robots géants. Ces deux
derniers sont tournés en Italie.), qui réclame au tandem
Gordon-Yuzna une autre adaptation de Lovecraft, étant donné le
grand succès critique, et surtout financier de Re-animator. From
beyond reprend alors logiquement la recette de Re-animator :
faire un film généreux en monstruosité, en érotisme
et en humour, avec de plus les deux acteurs qui ont fait le succès du
premier film, Jeffrey Combs et Barbara Crampton.
Problème : la nouvelle est courte, très courte.
Les possibilités du resonator et le passage dans une autre dimension
sont bel et bien là, Mais le nombre de personnages (Tillinghast et un
narrateur anonyme) ne permet pas de sacrifier à des impératifs
d'action, de péripéties et d'interactions complexes entre
plusieurs actants, que réclame un long métrage. Le récit
n'a pour ainsi dire pas d'action à part une expérience et la mort
de Tillinghast, indirecte, de la main du narrateur, son ami, lors de la
destruction de l'appareil.
« Dans From beyond, déclare Gordon,
Lovecraft laisse le soin au lecteur d'imaginer ce qu'il veut. Tout ce qu'on
sait, c'est que c'est horrible et que ça dévore ses victimes.
Nous avons donc utilisé la nouvelle comme point de départ et nous
nous sommes demandé ce qui pourrait bien arriver après.
1
»
La nouvelle est adaptée littéralement dans une
longue séquence prégénérique où,
différence notable, Tillinghast est pour ainsi dire
dédoublé en un professeur Pretorius qui représente les
aspects mauvais du Tillinghast de la nouvelle, et Tillinghast lui-même,
ici son assistant, doté d'attributs du narrateur (principalement sa
réserve et sa peur vis-à-vis du resonator). Pretorius meurt la
tête arrachée par on ne sait quoi venu de la dimension inconnue
qui se fait jour grâce à la machine, qui permet entre autres de
voir le rayonnement ultraviolet sous forme d'une violente lumière
fushia. C'est là, dès après les crédits
d'ouverture, que le film tourne rapidement au "carnaval gore et cul", pour
reprendre les termes de Damien Grangé2.
On retrouve en effet, ici, les mêmes recettes que pour
Re-animator, gore décomplexé et éléments
de comédie d'un côté, érotisme déviant de
l'autre : une scène qui montre Ken Foree affrontant en slip orange une
sangsue géante dans la cave (lorsqu'un allumage du resonator tourne
1 In L'écran fantastique, n°65, p.35
2 In Mad Movies n°130, p.30
mal), sangsue qui avale à demi un Tillinghast rendu
chauve par l'opération1, ne peut être envisagée
que sous l'angle de l'humour et du grotesque. On y ajoutera les transformations
mutilatoires (tête explosant dans des gerbes de liquide non
identifié, mutations corporelles évoquant la Chose du film
éponyme de Carpenter, débris humains en mouvement) d'un Pretorius
mort dans la première expérience (nous y reviendrons), ou encore
Foree dévoré vivant par des mouches, pour le traitement
extrêmement graphique de l'histoire (on y ajoutera la glande
pinéale de Tillinghast sortant de son front, et sa manière de
dévorer le cerveau de victimes peu consentantes à
l'hôpital, directement par l'orbite). Notons que les apparitions de
Tillinghast à partir de sa mutation (devenu fou suite à la sortie
de son épiphyse hypertrophiée, qui trône tel un phallus au
milieu de son front avec force tortillements), au second acte, participent au
moins autant de la drôlerie que du gore. Cependant, si l'humour est
affaire de construction et de structure narrative dans Re-animator, il
n'est ici que du ressort de l'imagerie et du gag visuel ou de situation (Voir
fig.4), ce qui en diminue finalement l'impact global, bien que cette
drôlerie soit réelle et plaisante.
figure 4
L'érotisme quant à lui est introduit par ce qui
apparaît comme l'apport le plus intéressant du film : là
où Lovecraft ne s'encombre pas à décrire en détail
la glande pinéale, sensément dormante et stimulée par le
resonator, Gordon extrapole sur la nature de cette glande intracrânienne,
aussi nommée épiphyse.
Dans le film, cette glande pinéale, stimulée par
le resonator, permet de connaître de nouvelles sensations, aiguise la
libido de manière spectaculaire, rend cliniquement fou, donnant une faim
de cerveaux vivants et permet, à terme, de contrôler totalement la
plasticité de son propre corps dans la dimension parallèle
ouverte par la machine de Pretorius. Une libido bien peu conventionnelle :
Pretorius est un sadique adepte des imageries Domina qui profite de sa nouvelle
condition de Protée
1 Voir fig.4
de cauchemar pour faire de son corps entier une muqueuse
sexuelle, Tillinghast un être asexué qui se laisse submerger par
un phallus sautillant qui lui sort de la tête : il revient à la
raison lorsque sa psychiatre lui arrache sa glande pinéale lors d'une
tentative d'énucléation. Elle le fait d'un coup de dents, ce qui
ramène la scène à une tradition de fellations castratrices
au cinéma, voir notamment La dernière maison sur la
gauche1. Enfin la psychiatre McMichaels se prend de
nymphomanie et endosse une panoplie sado-masochiste trouvée chez
Pretorius. La notion de plasticité du corps à des fins de
domination coercitive et sexuelle, est d'ailleurs corroborée par sa
réutilisation de manière à peine retravaillée par
Brian Yuzna dans son Society, qui montre des orgies menant a
l'animalisation et à la fusion littérale des corps les uns dans
les autres, dans la haute société de Beverly
Hills2.
L'exercice, s'il reprend le même mode de fonctionnement,
est bien plus ambitieux en termes de mise en scène que Re-animator
(qui accumule quelques scories de premier film, un "montage parfois
défaillant, une surabondance de master shots un rien flemmards" selon
Jean-Baptiste Herment 3). Cependant le budget
famélique du film ne permet à Gordon de livrer un film
qu'à moitié réussi4 et met en évidence
la limite du système de comique érotico-horrifique (le rythme du
film est notamment nettement moins frénétique que celui de
Re-animator - le dynamisme comique en pâtit grandement - et les
effets visuels "conceptuels" tels que la vision "subjective" de la glande
pinéale trahissent un aspect très archaïque et bon
marché), en même temps qu'il permet d'introduire au cinéma
deux modes de fonctionnement fondamentaux du mythe lovecraftien tels qu'on les
a remarqués plus haut.
Le premier est la concordance interne à la mythologie,
et ce point, s'il va être de plus en plus utilisé dans la
filmographie lovecraftienne de Gordon (Dagon principalement), ne se
voit alors que via un élément diégétique assez
anecdotique : La mort de Pretorius dans le prégénérique,
et celle de Tillinghast à la fin, se font selon le même mode. Ils
sont décapités par succion. Une mutilation qui parait anodine en
regard des autres réjouissances déviantes du métrage (ou
même celles de Re-animator), mais qui vient directement d'un
autre récit de Lovecraft : Les montagnes hallucinées. En
effet, c'est la manière dont les shoggoths, semi-êtres
protoplasmiques et protéiformes s'étant révoltés
contre leurs créateurs, des êtres supérieurement
intelligents disparus il y a des millions d'années, tuaient ces
derniers, et tuent d'infortunés scientifiques. « Les images de
cette guerre et l'usage typique des shoggoths de laisser les cadavres sans
tête et couverts de bave gardaient un caractère extraordinairement
terrifiant. » 5 « Chacun avait perdu sa tête en étoile
à tentacules ; et nous vîmes en
1 Craven, Wes, The last house on the left, 1980
2 Yuzna, Brian, Society, 1989.Le parallèle n'est
pas anodin étant donné que Yuzna produit Re-animator.
3 In Mad movies n°196, p.82
4 Propos de Damien Grangé in Mad movies n°130,
p.30
5 Lovecraft, Howard Philips, At the moutains of Madness,
1931, Les montagnes hallucinées, J'ai lu, 2002, p.1 01
approchant davantage que, plus qu'une forme simple de civage,
c'était une sorte d'arrachage ou de succion » 1 De plus, le
contrôle qu'a Pretorius de sa propre structure corporelle évoque
les caractéristiques de plasticité du shoggoth. On l'a vu, cette
concordance interne et allusive au mythe renforce les liens entre diverses
parties hétérocites de ce dernier. Le medium cinéma, par
le biais d'images (ou d'ailleurs de sons) allusifs, montre qu'il
s'intègre dans la même logique.
L'aspect allusif, ici, est assorti d'une
révélation "choquante" d'ordre structurel propre au
fonctionnement lovecraftien : le dernier plan du
prégénérique nous dévoile le sort de Pretorius par
un mouvement de camera prospectif, à savoir un travelling latéral
qui montre le cou mutilé du professeur "en découverte"
derrière le bichon de la voisine. Ce dernier nous cache l'horreur
jusqu'à ce que le point de vue s'approche du corps, ne permettant de
voir réellement la mutilation pendant moins de deux secondes. La
révélation ainsi évoquée suffisamment
brièvement pour garder un caractère intriguant, le
générique peut se déployer. L'effet est encore
accentué par le fait qu'on ait vu l'effet de ce spectacle sur un
témoin avant de voir ledit spectacle (Tillinghast s'enfuit de la maison
en proie à la terreur). La révélation sur le "comment" est
reportée sur la fin du film, dans le premier climax horrifique du
troisième acte, qui voit la mort de Tillinghast après qu'il ait
repris ses esprits. La révélation fait non seulement l'ob jet
d'une rétention savante (par le texte dans les écrits de
Lovecraft, par le travelling en découverte dans le
prégénérique du film), mais est de plus scindée de
manière à être plus efficace ; si la première
révélation nous fait craindre le pire, la seconde nous le
confirme. Cette dimension gnoséologique lovecraftienne voulant que la
vérité soit dangereuse, ou en tout cas menaçante, est
consciente dans le système de Gordon, qui déclare ouvertement que
chez Lovecraft, l'ignorance est synonyme de quiétude2. Voir,
à titre d'illustration de cette construction binaire de la
révélation, la figure 5, page suivante.
1 Lovecraft, Howard Philips, Les montagnes
hallucinées, J'ai lu, 2002, p.139
2 In Dreams, darkness and damnation, an interview with Stuart
Gordon, documentaire présent sur le DVD Le cauchemar de la
sorcière, Fisrt international pictures, 2006
Fjgure 5
Cette logique de concordance se retrouve dans les integrations
d'éléments exogènes, scientifiques, phiosophiques ou
mythologiques. C'est le second principe de fonctionnement du récit
lovecraftien écrit. Ici, Gordon intègre très
intelligemment tout un pan de la culture et de la phiosophie en choisissant de
faire de l'organe dormant évoqué par Lovecraft, la glande
pinéale. Ce faisant, II convoque une tradition ramifiée: en
effet, elle secrete la mélatonine, substance qui a la
particularité de se trouver aussi dans le règne
végétal, et règle le rythme circadien1,
notamment chez les oiseaux chez qui, située juste sous le crane, elle
est sensible au rayonnement ultraviolet. On voit déjà dans quelle
mesure cette glande sert de ciment thématique a la diégèse
de From bejond: le jeu sur l'ultraviolet notamment, mais aussi notre
concordance avec Les montagnes hallucinies (l'analogie avec les
shoggoths, mais aussi cette mélatonine commune au végétal
et a l'animal rappelant les Anciens,
1 Cycle veille/sommeil.
peuple à la fois végétal et
animal1), et partant de là, avec le reste de la mythologie
lovecraftienne. En effet, sont cités dans cette longue nouvelle les
Mi-go (race d'insectes fongoïdes au centre de Celui qui chuchotait
dans les ténèbres), les Yithiens (au centre de Dans
l'abîme du temps 2), des ouvrages fictifs tels
que les manuscrits pnakotiques, et même Cthulhu à travers
ses descendants. Une vertigineuse concordance "en cascade", amorcée dans
le domaine littéraire, montre ici qu'elle se peut prolonger avec le
cinéma.
Mais c'est du point de vue de la mythologie que cette glande
s'avère vraiment intéressante à intégrer dans la
diégèse du film et par extension dans la mythologie globale. La
glande pinéale a en effet été longtemps
considérée comme le siège de l'âme humaine par
René Descartes3, et est considérée comme le
"troisième oeil" dans la mythologie védique. La théosophie
considère l'épiphyse comme un organe dormant de la vision
spirituelle4. Voilà qui participe de la solidification du
corpus mythologique lovecraftien par l'adjonction d'autres traditions.
Autrement dit, c'est non seulement le film qui sort crédibilisé
par un tel ajout a priori anecdotique, mais toute la mythologie qu'il convoque
en filigrane. Ce qui rejoint la définition d'une fantasy efficiente par
Matthieu Gaborit5 : << Un univers de fantasy doit clignoter
dans la pénombre de ton histoire, il ne doit pas être une grande
toile baroque et trop éclairée. >>6
Le film, ici, est un récit qui participe non seulement
d'une démocratisation de la mythologie qu'il défend, mais s'y
intègre bel et bien comme une brique de l'édifice, en jouant sur
les mêmes principes que les récits écrits, et gommant par
là même une dichotomie apparente de propos entre les deux types
d'expression.
1 << Je ne puis encore trancher entre le
végétal et l'animal >> déclare le chercheur Lake
après dissection d'un Ancien fossilisé. Lovecraft, Howard
Philips, Les montagnes hallucinées, J'ai lu, 2002, p.35
2 Lovecraft, Howard Philips, Les montagnes
hallucinées, J'ai lu, 2002
3 Voir à ce titre l'article très complet sur le
site de l'université de Stanford :
http://plato.stanford.edu/entries/pineal-gland/
(dernière consultation Septembre 2007)
4 Blavatsky, Helena, The secret doctrine, vol.2,
Theosophical University Press, 1888, p.289 à 306
5 Ecrivain français considéré comme l'un des
meilleurs auteurs de fantasy en activité, notamment à cause de
Chroniques des Crépusculaires, Mnémos/Icares 1995-1996
et Abyme Mnémos/Icares 1997.
6 Faye, Estelle, La fantasy héroïque
française - Théorie du genre, mémoire de DEA sous la
direction de M. Tadié, p.12, Paris IV - Sorbonne, 2004
VERS UNE MATURITE DE L'APPORT MYTHOLOGIQUE
- DAGON (2001) ET DREAMS IN THE WITCHHO USE
(2005)
On peut s'interroger sur la possibilité d'adapter de
manière réellement satisfaisante la mythologie lovecraftienne
à l'écran au vu de ces tentatives. En effet, on a vu qu'une
transposition trop "admirante" ne remplit finalement pas complètement
son office, ne s'affranchissant pas suffisamment de son modèle pour
considérer sa propre diégèse du point de vue
cinématographique. Dans un second temps on a vu des tentatives qui s'en
affranchissent peut-être trop en termes de ton pour constituer une
réponse entièrement concluante.
Le premier système instauré par Stuart Gordon a
d'ailleurs montré presque immédiatement ses limites, From
beyond convainquant nettement moins le public que Re-animator,
qui avait sans doute bénéficié de l'effet de
surprise. From beyond est un échec commercial (le film
connaît depuis une seconde carrière en vidéo) suffisamment
retentissant pour tuer dans l'oeuf le projet que nourrissait Gordon d'une
adaptation du Cauchemar d'Innsmouth. Un mal pour un bien ?
Assurément, si l'on en croit le résultat de Dagon,
tourné 15 ans plus tard sous l'égide de la firme espagnole
Fantastic Factory. Gordon porte ainsi le projet, alors qu'il enchaîne des
films au mieux anecdotiques (Robojox, un Pit and the pendulum
très librement inspiré de Poe, un Castle Freak
salué de toutes part comme inepte, ou encore l'amusant thriller
carcéral d'anticipation Fortress), et rejoint Brian Yuzna
lorsqu'il crée la Fantastic Factory1.
Laurent Duroche remarque, à l'occasion de la sortie en
DVD du film de 2005 Edmond, adaptation d'une pièce de David
Mamet : « Qui, aujourd'hui, citerait Stuart Gordon parmi les
cinéastes contemporains de genre les plus passionnants ? Peu de monde,
avouons-le. Pourtant ses derniers efforts sont d'une qualité tout
simplement étourdissante (...) Gordon n'est pas l'homme d'un seul genre
(le gore décomplexé) mais bien un auteur aux multiples facettes
qui semble entamer une brillante seconde carrière. »2 Et
le chroniqueur de citer comme premier avatar de ce renouveau créatif
Dagon. Le fait d'avoir exploré d'autres facettes de son art
(une grande variété de budgets3, de genres...), mais
peut-être aussi de s'ancrer plus sereinement sur ses bases en termes
1 La firme a depuis péricité
2 In Mad Movies, n°196, p.79
3 Pour information : Re-animator : 900 000 $, From
beyond : 4,5 M$, Fortress: 12 M$, Dagon:4,8 M$.
Source:
http://www.ecranlarge.com/
(dernière consultation Septembre 2007)
cinématographiques (il écrit en 1991 le script
du Body Snatchers de Ferrara1 et co-produit notamment
certains films de Yuzna comme Progeny en 1998). Et en l'état,
Dagon se pose comme la meilleure adaptation directe de Lovecraft
à ce jour en termes de mythologie.
Le scénario, écrit comme ses
précédentes tentatives en étroite collaboration avec
Dennis Paoli, est, comme son nom ne l'indique pas, une adaptation de la longue
nouvelle Le cauchemar d'Innsmouth. Il reprend quelques
éléments de Dagon2 (le titre
surtout, considéré comme plus simple et donc plus "vendeur", la
boue noire qui accompagne Dagon, mais aussi le fait de commencer sur un
naufrage, ce qui nous le verrons a son importance dans le rythme donné
à la narration) et de Le temple3 (les
passage sous-marin montré au début et à la fin du film).
Loin des traitements de Grand Guignol apportés à Re-animator
et From beyond, Dagon se veut un vrai film de terreur,
sérieux voire économe de ses moyens, dans son ambiance, son
déroulement et sa caractérisation. L'intrigue reste très
proche de celle de la nouvelle, seulement transposée à notre
époque4 : Paul, Barbara, Howard et Vicky passent des vacances
en bateau, au large de l'Espagne. Une tempête soudaine échoue le
bateau sur un récif, blesse Vicky et force le groupe à se scinder
en deux : Paul et Barbara vont chercher du secours dans le village proche, une
bourgade glauque où l'acceuil est glacial. Vite séparés,
ils se rendent très vite compte qu'ils sont en danger, en proie à
une population fermée, inquiétante et seulement partiellement
humaine...
Dagon réussit le tour de force d'être
fidèle entièrement à un argument, une atmosphère et
une structure presque entièrement tirés du texte existant, et
dans le même temps à inscrire totalement son film dans un genre,
le film d'horreur fantastique, qui convoque en soit des moyens
différents, voire contraires aux règles des écrits
lovecraftiens : pour l'essentiel, une action soumise à des
impératifs de célérité et de variété
des péripéties, et un traitement visuel du monstre, ce traitement
visuel se heurtant au traitement littéraire du monstrueux chez
Lovecraft, basé sur l'indicible. Francis Lacassin signale à ce
propos5: « Au cas où l'intérêt du lecteur
diminuerait face à une menace redoutable mais désormais
invisible, Lovecraft va le ranimer en pesant sur le décor et
l'atmosphère, grâce à une manipulation rhétorique,
et propageant la peur non par des visions horribles, mais par l'angoisse que le
narrateur communique au lecteur ». A l'évidence, commente
Aurélien Portelli 6 , il
1 Remake du film de Don Siegel (1956) qui raconte l'invasion
de la Terre par des cosses extraterrestres qui assument l'apparence des humains
: l'action du film suit un petit groupe de personnes devant se sortir d'une
base militaire totalement contrôlée par les créatures et
qui, au fil de leurs tribulations, découvrent les tenants et les
aboutissants de leurs adversaires et leur invasion. Une construction narrative
qui aura sans doute permis de mieux cerner les enjeux de ce type de
récit, dont Dagon emprunte la structure.
2 in LOVECRAFT tome 1, collection Bouquins, ed. Robert
Laffont, sous la direction de Francis Lacassin
3 Op. cit.
4 On peut toutefois poser la question : transposer le
récit à l'époque contemporaine constitue-t-il une trahison
? En effet, l'action de la nouvelle originale est, elle aussi, contemporaine
à son écriture.
5 Op. cit.
6 Portelli, Aurélien, in La revue du
cinéma, n°4, octobre - décembre 2006, p. 132-141
est presque impossible de suivre cette démarche pendant
toute la durée d'un film d'horreur sans recourir à des
procédés de monstration directe.
Pour ce faire, il transpose d'abord une imagerie tout à
fait fluctuante : là où la démarche de Gordon, en termes
filmiques et mythologiques, est à la fois personnelle et respectueuse du
matériau de base, c'est qu'il recherche la surprise du spectateur (et
donc sa peur) en s'engouffrant dans les flous volontaires des descriptions de
Lovecraft. Ainsi, pour exemple, nulle part chez Lovecraft le dieu Dagon
(nom pris au dieu anthropo-pisciforme des philistins) n'est vraiment
décrit physiquement. Il est communément admis que c'est un
homme-poisson géant, mais dans les récits, tout juste apprend-on
qu'il est « d'un aspect répugnant, d'une taille aussi imposante que
celle d'un Polyphème >>1 et qu'il possède des
« grands bras couverts d'écailles >>2. On ne sait,
finalement, même pas combien de membres l'entité possède,
ce qui laisse la porte ouverte à toutes sortes d'interprétations
morphologiques dont celle du film n'est pas la moins étrange, voir
figure 6 cidessous.
De la même manière, Gordon s'empare du flou
laissé délibérément par Lovecraft sur la nature
réelle des profonds3 (sont-ils strictement pisciformes ou
possèdent-ils aussi des caractères céphalopodes ou
même amphibiens ? Au lecteur d'en décider en dernière
instance), pour mieux distiller des images troublantes d'êtres peu
identifiables dotés de branchies, de mains palmées, de
tentacules, etc.. Les particularités des habitants, qu'elles soient
aberrantes ou non, sont de fait l'ob jet d'une représentation
parcellaire qui jette le trouble sur la nature même des images entrevues.
Ainsi
1 in LO VECRAFT tome 1, collection Bouquins, ed. Robert
Laffont, sous la direction de Francis Lacassin
2 Op. cit.
3 Créatures sous-marines inféodées
à Dagon et Cthulhu, s'accouplant à l'occasion avec des humains,
dont la descendance "change" pour aller vivre sous l'océan. Leur
commerce avec des populations polynésiennes, puis les habitants
d'Innsmouth, est au centre de la nouvelle originale, ainsi que certaines autres
dont Le monstre sur le seuil, ramenant dans la diégèse
le thème de la filiation et de l'hérédité du mal,
qui revient souvent chez Lovecraft.
les premières visions des habitants
d'Imboca1 sont furtives et inquiétantes : un visage
derrière un volet qui se ferme, des silhouettes voûtées et
boitillantes, des voix étranges... De plus, les tares physiques des
habitants sont évolutives (ils naissent humains puis évoluent,
caractère déjà présent dans le texte), ce qui
permet encore mieux de ne pas montrer deux "monstres" semblables et d'accentuer
"l'inconfort conceptuel" du spectateur, dans une imagerie de l'impur (moteur du
phobos aristotélicien) qui fait le parallèle avec les maladies
dégénératives. A cela s'ajoute une peinture insistante de
la déréliction physique et par extension spirituelle du village
de pêcheurs, menée de manière à contaminer le
récit entier à la manière dont l'idée contamine la
nouvelle, par une sorte de capillarité thématique : a Imboca, les
rues sont vides, jonchées d'ordures, les volets sont fermés et
les maisons en ruines ; les sanitaires sont sales, malodorants et fonctionnent
peu. Le village semble figé dans une époque révolue
(trophées de pêche, téléphones
antédiluviens... Les attributs de la vie moderne, comme le
téléphone cellulaire de Barbara, ou l'ordinateur jeté
par-dessus bord, sont d'ailleurs inopérants dans ce monde obsolescent
où la seule voiture est une vieille DS). Tout sent la vase et la
poussière. En effet, la colorimétrie tient une place importante
dans la mise en place d'une atmosphère hostile pour nos héros :
seuls personnages colorés (vêture vive, carnation avenante), ils
mettent en valeur l'aspect terne et maladif d'Imboca et ses habitants, tout en
faisant d'eux-mêmes des cibles d'autant plus exposées qu'ils sont
aisément repérables.
Gordon distille et économise ici ses effets dans un
exercice néo-impressionniste qui est l'apanage du cinéma
d'épouvante moderne (voir les apparitions de madame Bates dans
Psychose de Hitchcock ou celles de la créature éponyme
de Alien, de Scott), mais qui rejoint en outre ici le mode
d'écriture lovecraftien2. Par le biais d'une monstration de
plus en plus précise et appuyée des éléments
surnaturels de son récit, le cinéaste fait glisser l'ambiance de
son film de l'étrange (les habitants ne cignent pas des yeux ; le visage
de tel pêcheur semble bizarrement fixe derrière ses lunettes
noires, incongrues étant donnée la pluie) au fantastique (Ai-je
bien vu des mains palmées sur le prêtre ? Et ces entailles au cou
du réceptionniste de l'hôtel, sont-ce des branchies ?) puis au
carrément horrifique (la transposition à l'identique de la
poursuite dans l'hôtel, avec blocage des portes et populace hostile et
difforme ; les peaux humaines tannées en série pour servir de
masques aux habitants; le récit de l'ivrogne Ezechiel).
Enfin l'on tombe définitivement dans la weird fantasy lors
de la rencontre d'Uxia : Paul rencontre pour la première fois cette
belle jeune femme dont il rêve depuis le début du récit.
Elle
1 Pour des raisons de lieu de production et de tournage,
l'action du film est transposée de Innsmouth, village de pêcheurs
en Nouvelle Angleterre, à Imboca, village de pêcheurs en Espagne.
Détail amusant, le calembour est le même pour les deux noms de
bourgades : Innsmouth pour "in the mouth" et Imboca pour "en la boca" (dans la
bouche, dans la gueule. Un cmn d'oeil à Chaucer n'est pas exclu de la
part de Lovecraft à travers ce jeu de mot).
2 Voir p.18 et suivantes.
aussi a rêvé de lui, et lorsqu'ils s'embrassent
elle s'avère avoir des tentacules en guise de jambes. Le fragile lien
objectal qui séparait encore le rationnel du surnaturel est
définitivement rompu, et la nature des évènements qui
suivent penche alors complètement du côté de la
fantasmagorie. Autrement dit, Paul pouvait encore être en butte à
une population dégénérée, mais humaine, avant sa
rencontre avec Uxia, alors qu'après celle-ci, le doute n'est plus permis
: les Imbocanos sont des êtres hybrides et télépathes qui
adorent une créature encore plus différente. Gordon peut alors
montrer complètement monstres, rites sacrificiels, sévices du
dieu Dagon sur les femmes, et origines réelles du héros, dans une
gnose validée par la distillation progressive de l'information.
En effet, Stuart Gordon et Dennis Paoli ont
complètement repensé le rythme du récit pour le plier
à une narration linéaire et efficace. Là où Le
cauchemar d'Innsmouth, comme souvent chez Lovecraft, donne les
éléments d'information dans le désordre en proposant au
lecteur un travail d'enquête, dans un temps binaire avec une
première moitié de pure découverte (notamment la
conversation d'ordre historique avec l'ivrogne du coin, Zadoc Allen), et un
dernier acte de poursuite très efficace, mais également
très court, de poursuite nocturne, le film jette dès son
début le protagoniste dans la tourmente, lui laissant le soin de
découvrir les tenants et les aboutissants de son aventure au long de sa
fuite (il ne rencontre Ezechiel, transposition filmique de Zadoc,
qu'après s'être échappé de l'hôtel). Chaque
péripétie est motivée par celle qui la
précède immédiatement. Prenons un exemple : Ezechiel est
rencontré lors de la fuite ? suite à son récit, la fuite
est de rigueur ? la seule voiture est celle du patriarche Cambaro ?
découvert lors du vol du véhicule, Paul doit se cacher ? il le
fait par hasard dans la chambre d'Uxia, fille de Cambaro ? la
révélation de ses tentacules pousse Paul à fuir de plus
belle, etc.. Une telle structure mène en droite ligne au
dénouement dans un empilement extrêmement opératique, qui
ne souffre aucun ralentissement de l'action.
Ce rythme "urgent" et resserré est encore
renforcé par le fait que l'espace du film soit fermé,
contrairement celui de la nouvelle qui est ouvert selon la terminologie
d'André Gardiès1 : En effet, si dans le récit
écrit Innsmouth est difficilement accessible, le narrateur y est
entré (en arrivant de Newburyport) et en est ressorti (L'histoire est
contée par le narrateur plusieurs années après les
évènements). L'espace narratif du film est quant à lui
clos, Dagon (ou ses adeptes) déclenchant des tempêtes interdisant
l'accès au front de mer, et les chemins de sortie étant
impraticables (la séquence de la fuite en voiture est éloquente
à ce sujet puisque celle-ci s'embourbe presque aussitôt). Ainsi la
seule issue est au final de s'enfoncer plus loin dans le domaine de Dagon, dans
le puits sacrificiel et vers ce qu'on devine comme Ya-nthlei, cité de
ceux des profondeurs. La mort elle-même n'est pas une échappatoire
pour Paul, puisque Uxia le sauve lorsqu'il tente de s'immoler par le feu. Il
est alors
1 Gardiès, André, L'espace au cinéma,
Méridiens Klincksieck, 1993, p. 222
contraint d'accepter sa nouvelle condition de Profond,
attitude conditionnée par la gnose (Paul1 est en fait le fils
de Cambaro, et ses douleurs ventrales sont un effet secondaire de l'apparition
de branchies) souligné par la réplique d'Uxia « tu es mon
frère et tu seras mon amant pour toujours »2, et
validée par une citation de la dernière phrase de la
nouvelle3 à la fin du film.
Gordon plie ainsi avec maestria la structure rigide de
l'écriture lovecraftienne, où des phases de découverte
d'informations alternent avec des scènes d'action sans s'y mêler,
à la narration cinématographique qui demande une plus grande
fluidité dans l'énonciation de ses composantes. En jetant
directement son héros dans l'adversité, face à ses
rêves prémonitoires et aux évènements (le naufrage,
l'attaque de l'hôtel), le cinéaste mélange les deux phases
en un tout homogène qui gagne mécaniquement en
célérité. De fait la découverte d'une information
acquiert le statut de péripétie : on revient à la
construction gnoséologique du récit lovecraftien, qui se fait non
pas en opposition avec l'action comme dans la nouvelle originale4,
mais bien au service de celle-ci (par exemple, le récit d'Ezechiel qui
relate l'arrivée du dieu à Imboca, s'avère tout aussi
captivant en termes de cinégénie que la fuite de l'hôtel).
Ce travail, à la fois radical (il implique une totale refonte du
système narratif) et subtil (la construction, extrêmement
rigoureuse, est pensée en termes à la fois mythologiques et
diégétiques forts, voués à générer
suspension d'incrédulité et catharsis chez le spectateur), sur la
structure ainsi que sur l'imagerie, dénote une assimilation pleine du
matériau lovecraftien par un cinéaste qui en saisit pleinement
les tenants et les aboutissants d'un point de vue tant technique que
poétique.
L'adjonction d'une séquence dans la structure du
récit donne un bon aperçu de cette digestion : Paul vient de
rencontrer Uxia et de fuir devant son inhumanité fondamentale (des
tentacules à la place des jambes !). Repéré, avec la
moitié des Imbocanos aux trousses, Paul prend la DS de Cambaro, qui
s'embourbe presque aussitôt. C'est là qu'il se trouve contraint de
trouver refuge dans une masure isolée. L'endroit, éclairé
à la bougie, est inondé d'une eau saumâtre à hauteur
de cuisse. Là, il est surpris par un jeune garçon d'une dizaine
d'années qui donne l'alerte, faisant surgir une créature
puissante à demi humaine qui tente de le noyer dans la cuvette de
toilettes se trouvant étrangement au beau milieu de la pièce
principale. Se défendant, Paul assomme le monstre, déclenchant
l'inquiétude et le ressentiment de l'enfant. Nous découvrons
ainsi que le monstre est le père du garçon. Paul, sortant de la
maison, est alors pris dans un filet et assommé lui-même.
1 D'ailleurs nommé Paul March en référence
à la famille Marsh, qui domine Innsmouth dans le texte original.
2 « You are my brother, and you will be my lover, forever
»
3 « We shall dive down through black abysses... and in that
lair of the Deep Ones we shall dwell amidst wonder and glory forever »
4 L'opposition n'est certes pas aussi rigide dans le texte
original, puisque les évènements sont enclenchés par la
découverte de la vérité : les profonds et les habitants de
la ville poursuivent le narrateur parce qu'il a mené une brève
enquête sur les origines du mal d'Innsmouth.
Cette séquence de la masure inondée a ceci
d'intéressant qu'elle constitue un récit miniature enfiché
dans la grande histoire, et qui en souligne les implications
thématiques, esthétiques et narratives en en présentant
une sorte de maquette. L'imagerie d'abord, plus riche qu'il n'y parait : La
maison constitue le sommet de la déréliction, elle est
inondée, sale, l'eau est assimilée à la déjection
(les toilettes), au danger (on ne sait pas au sens fort ce qui se cache sous la
surface) et à la corruption du mode de vie (malgré les appliques
aux murs, la lumière n'est dispensée que par des bougies). La
nature des mutants d'Imboca est plus que jamais composite, puisque le
"père" est un vague humanoïde doté de tentacules, mais aussi
de plusieurs rangées de dents de requin, et que la pièce est
remplie d'amphibiens : une grenouille-taureau, des salamandres dans les
toilettes. Notons que la présence des salamandres revient ici à
la convocation symbolique de mythologies exogènes au sein de la
narration : dans les croyances du Moyen-âge la salamandre est un animal
immortel, qui de plus survit au feu. La fin du film voit ainsi Uxia promettre
à Paul une vie éternelle << dans l'amour de Dagon >>,
et ce dernier s'avère en effet immortel, et doté de branchies lui
permettant d'éviter la noyade, après s'être
immolé... cette présence amphibienne évoque aussi les
tritons primordiaux secrétés aux premiers jours de la Terre par
l'entité Ubbo-Sathla1. La concordance interne au mythe
fonctionne ici au détour d'un plan, comme elle le fait au détour
d'une phrase dans les écrits.
La narration souligne quant à elle l'importance de
l'hérédité et de l'isolement dans la petite
communauté, ici montrée en modèle réduit à
l'échelle d'une maison inondée et de deux personnages (le
père et de fils). Ce que nous voyons en un regard, c'est ceci : une
corruption venue de l'eau a investi une construction humaine (Ezechiel
lui-même a déjà, à ce point du récit,
parlé de l'Imboca d'avant l'influence de Dagon comme d'un <<
pueblo del Christo >>) et travaillé les habitants
eux-mêmes. Dans ce système, Paul est comme toujours un intrus en
butte à l'hostilité de la population. Mais cette séquence
joue aussi (surtout ?) un rôle de prolepse thématique : nous
voyons, à l'instar de Paul, un monstre effrayant (son caractère
impressionnant est accentué par un plan en vue subjective de la
bête plein cadre, qui panote vers le haut sur des tentacules prêts
à s'abattre) auquel il convient d'échapper fut-ce en
l'éradiquant, mais pour le garçonnet, il s'agit simplement de son
papa. Une complexité sociale, ethnologique presque, introduite de
manière très subtile2 (le récit d'Ezechiel ne
faisait état que d'une imposition du Culte Esotérique de
Dagon par Cambaro), et qui prophétise la gnose de Paul et des
Imbocanos : à l'instar de l'enfant, et bien qu'il ait l'air "normal",
Paul est bel et bien un profond, il le découvrira de manière
explicite à la fin du troisième acte.
1 << Elle contractait ses flancs fangeux pour rejeter en
une lente vague ininterrompue les formes amphibiennes qui étaient les
archétypes de la vie terrestre. >> Smith, Clark Ashton,
Ubbo-Sathla, in H.P. Lovecraft et August Derleth, Légendes du mythe de
Cthulhu, Pocket, 1989
2 C'est d'ailleurs, d'un point de vue plus
général, le paradoxe de Lovecraft qui est exposé ici : un
xénophobe à la vile (plus par climat social et atavisme culturel
que par réelle conviction) qui pourtant met en place une mythologie
où l'ethnocentrisme n'a strictement aucune validité.
On le voit, Dagon n'est pas qu'un simple "monster
flick" qui capitaliserait sur un nom prestigieux (c'est d'ailleurs le
succès de Re-animator, joint à celui du jeu de
rôle Call of Cthulhu, qui a popularisé Lovecraft
auprès du grand public dans les années 1980) il pousse plus loin
les acquis de la transposition du récit lovecraftien au cinéma,
par son exigence thématique, son emploi d'un premier degré loin
des exercices de comédie que furent Re-animator et From
beyond, et ses moyens narratifs basés sur la rigueur structurelle
et l'immersion. Cette immersion fonctionne grâce à deux
éléments qui s'avèrent essentiels : une
caractérisation crédible et une empathie envers les personnages,
en particulier Paul.
Le traitement des personnages est, de l'avis de Gordon,
nécessaire au bon fonctionnement du récit en termes de structure
et d'effets : << Il est important, et plus encore dans l'horreur, que le
spectateur s'attache aux personnages. Si le public ne s'attache pas, il ne peut
pas avoir peur. >> 1 Le film s'attache alors à caractériser
un personnage crédible auquel le spectateur ne peut que s'identifier, un
jeune homme somme toute normal, dont les capacités sont tout à
fait quotidiennes : on le verra alternativement se débrouiller
extrêmement bien pour gérer le naufrage ou la situation du verrou
de sa chambre (qu'il doit démonter d'une porte pour le remonter sur une
autre avec un simple canif, afin de bloquer la porte qui le sépare des
Imbocanos), mais aussi se tromper en tentant de démarrer la DS en
contactant les fils du tableau de bord (il déclenche le klaxon) ou se
blesser à la jambe lorsqu'il saute de la fenêtre de l'hôtel
à travers la verrière de l'entrepôt.
Ce personnage de Paul, référent du spectateur
dans l'action, Gordon le prend comme point nodal constant de sa narration :
l'existence de chaque péripétie est validée par le prisme
du personnage, ainsi les récits d'autres personnages (comme celui que
fait Vicky de son viol par Dagon) n'ont de raison d'être que lorsque
Paul, et à travers lui le public, en est explicitement l'auditeur. A ce
titre, on verra comment le récit d'Ezechiel, relatant son enfance
à Imboca, l'arrivée du culte et les sacrifices humains, est
introduit par un plan en vue subjective de Paul, pris à témoin.
Ezechiel, plein cadre, regardant son interlocuteur (Paul, le spectateur) dans
les yeux redevient par un morphing le petit garçon qu'il était :
un passage de relais de l'occularisation se fait, et celle-ci est
restituée à Paul par le même procédé à
la fin du récit de l'ivrogne. Un tel dispositif (le champ/contre-champ
sur l'axe des 180° 2 ) est aussi employé pour montrer
l'incongruité du héros au sein d'Imboca et souligner une
particularité du mal de ses habitants : on voit alternativement Paul
cligner des yeux et le
1 << I think it's important, especially in horror, to
get the audience to care about the characters. Because when the audience
doesn't care, then there's no fear. >> In Dreams, darkness and
damnation, an interview with Stuart Gordon, documentaire présent
sur le DVD Le cauchemar de la sorcière, Fisrt international
pictures, 2006
2 Un champ/contre-champ aussi frontal souligne
également une situation de conflit ou d'opposition radicale. On se
reportera à ce sujet à la scène de la voiture
fonçant sur la mitrailleuse dans L'espoir de Malraux (1945) ou
encore les collisions de véhicules dans Mad Max (1979) et
Mad Max 2 (1981) de Frank Miller.
réceptionniste muet ne pas le faire. Paul étant
notre seul référent, une empathie se crée,
renforcée encore par le fait de placer constamment Paul en situation de
faiblesse vis-à-vis d'une ville qui en sait plus que lui (l'ignorance
quant à ses origines, certes, mais plus encore le fait qu'il ne parle
pas espagnol et encore moins le dialecte étrange que l'on entend par
moments, ce qui entrave sa capacité d'action : il est de fait à
la merci de qui voudra bien lui parler en anglais), et dans des circonstances
où il se trouve littéralement sans défense satisfaisante
(on le voit déambuler pendant tout le film sous une pluie battante
vêtu d'un simple sweat-shirt, et ses armes sont pour le moins
dérisoires : un briquet, un couteau suisse. Il devra détourner
les moyens des habitants pour pouvoir les affronter, à savoir un
couvercle de chasse d'eau, le couteau sacrificiel du prêtre ou des bidons
d'essence).
Mais plus que les péripéties, qui voient un
personnage normal contraint par les circonstances de devenir fort (lorsqu'il
tue le prêtre ou met le feu aux adeptes de Dagon avant de s'immoler) au
sein d'un schéma cinématographique classique en actes successifs
(situation initiale/perturbation/combat/aporie/résolution), c'est un
casting très pointu qui permet de donner corps au héros
lovecraftien à l'écran. Ce protagoniste lovecraftien
crédible, c'est le jeune acteur Ezra Godden, dont le physique (svelte,
juvénile, un visage ouvert non dénué de discrets
caractères féminins) et le jeu très subtil personnifient
ce que Lovecraft qualifie de "délicatesse de tempérament" chez la
plupart de ses héros. On a sous les yeux un individu dont la
banalité a priori , la neutralité, camouflent une
nervosité sous-jacente (mais sensible) pouvant faire rapidement de lui
une bête traquée devant un hallali cosmique, face auquel il est,
bien entendu, seul. Cet aspect borderline est d'ailleurs le fruit d'un
travail de concertation avec Gordon qui, de l'aveu de Godden1, lui a
demandé de développer un jeu "à la Woody Allen", avec
cette pointe d'incongruité névrotique un peu maladroite et
attendrissante. L'empathie du protagoniste littéraire (style
affecté voire déclamatoire, récits à la
première personne) se retrouve alors dans le jeu (prosodie rapide, voix
relativement aiguë, expressivité légèrement
poussée), appuyé par un découpage qui nous attache
physiquement au personnage en le suivant constamment et en traitant les
évènements qui le touchent avec sérieux, sans remettre en
question leur caractère troublant (on trouve bien un peu de comic
relief 2par moments, par exemple le baragouin d'espagnol de
Paul au début du film, mais rien qui remette en question le
caractère anxiogène des situations dépeintes comme
l'esprit cartoonesque de Re-animator le fait). La démarche de
Stuart Gordon crédibilise l'ensemble de l'univers d'un point de vue
cinématographique en le recentrant sur l'humain, point d'entrée
du spectateur dans une mythologie par ailleurs littéralement et
littérairement sur-humaine. C'est ainsi que l'horreur des situations se
fait
1 In Le travail d'un maître, documentaire
présent sur le DVD Le cauchemar de la sorcière, Fisrt
international pictures, 2006
2 Notion anglo-saxonne de détente d'atmosphère par
un élément comique anodin dans un récit dramatique.
chair non seulement en elle-même, mais aussi par son effet
sur le personnage que l'on suit, ce qui ramène au principe de Lacassin
évoqué plus haut1 .
Dagon constitue à bien des égards un
pivot dans la transcription directe de Lovecraft à l'écran, une
preuve que ce corpus mythologique est transposable au cinéma. D'abord
par une traduction visuelle et sonore convaincante et même surprenante
(l'aspect du dieu Dagon, les voix des Imbocanos) de l'imagerie mythologique des
récits (les moyens financiers alloués à un film
conditionnent bien évidemment la qualité des effets
spéciaux ainsi que l'ambition visuelle dont pourra faire preuve un
cinéaste), ensuite par la preuve qu'un ton au premier degré
s'avère viable dans l'exercice, grâce à une
caractérisation et une interprétation adéquates, et enfin
que la complexité conceptuelle inhérente au récit
lovecraftien écrit (thématiquement foisonnant par
définition) peut être "domptée" pour peu qu'elle soit
réorganisé dans un découpage et une structure narrative
propres à fluidifier une construction littéraire
cloisonnée. Du point de vue du lovecraftien à l'écran,
Dagon constitue une étape décisive dans les acquis
thématiques et techniques de l'exercice, malgré une sortie
confidentielle à la vidéo uniquement.
DREAMS IN THE WITCHHO USE, UNE CONFIRMATION ?
C'est en 2005 que Gordon revient à l'adaptation de
Lovecraft, avec un moyen métrage faisant partie d'une anthologie
télévisée du nom de Masters of Horror2.
Il s'attelle ainsi à transposer à l'écran l'une de
ses nouvelles favorites de l'auteur, Dreams in the witchhouse.
Lancée en 2004 par Mick Garris, la série
télévisée Masters of Horror s'est imposée
comme un phénomène non négligeable dans le cinéma
de genre. L'anthologie de métrages d'une heure, si elle constitue du
point de vue logistique et public un épiphénomène par
rapport au cinéma, permet à des cinéastes plus ou moins
connus dans le microcosme du genre de travailler dans un système de
production proche du Roger Corman de la période A.I.P. (1M$ de budget et
10 jours de tournage par épisode) et pour une diffusion sur la
chaîne câblée Showtime, a priori sans
problèmes de censure3. A l'heure où la seconde saison
est diffusée sur Canal+, on peut distinguer deux tendances dans les
travaux des cinéastes sur la saison 1.
1 Voir p.44.
2
http://www.mastersofhorror.net/
(dernière consultation Septembre 2007)
3 Imprit, le segment de Takashi Miike, s'est
toutefois vu refuser la diffusion en raison d'un contenu trop extrême.
Certaines personnes ont avancé que cette censure avait peut-être
été créée de toutes pièce pour assurer un
coup de publicité et relancer l'intérêt du public pour la
série.
Pour certains, la série s'est avérée un
bain de jouvence et l'opportunité de renouer avec un succès
critique et public1. Pour d'autres, c'est la confirmation d'une
tendance déjà amorcée
précédemment2. En tant que cinéaste, Stuart
Gordon participe de cette seconde tendance, tant son adaptation de La
maison de la sorcière au sein de la série se place comme une
confirmation des acquis de Dagon. Mieux encore, le segment permet
à Gordon de réintroduire des explorations plus anciennes (comme
l'abstraction scientifique, esquissée dans From beyond, ou
l'érotisme déviant vu dans Re-animator) et d'amener plus
loin l'exercice de la transposition directe d'un récit lovecraftien.
Continuité la plus évidente avec Dagon
: Ezra Godden est encore de la partie, touj ours dans le rôle du
protagoniste. Son jeu gagne encore un peu dans l'aspect nerd,
appuyé en cela par le statut du personnage de Gilman : là
où son personnage de Paul Marsh était initialement un jeune homme
menant une relation de couple et posé en termes professionnels, Walter
Gilman est un étudiant en astrophysique introverti, manifestement peu
à l'aise avec les femmes3, et désargenté.
L'empathie envers ce protagoniste faillible est accentuée par ses traits
de caractère.
La méthode qui préside à la refonte du
matériau littéraire original semble également similaire
sur les deux métrages, d'une manière plus radicale
conditionnée par le mode de production (dix jours de tournage) et la
durée imposée d'une heure pour le segment. La priorité
dans un tel contexte aura été, on le comprend, de
dégraisser au maximum le récit original pour n'en traiter que le
squelette narratif : un étudiant en mathématiques se trouve par
un lien onirique sous la coupe d'une sorcière du XVIIèm e
siècle qui cherche à le forcer à sacrifier des
nourrissons, se servant des angles étranges de sa mansarde, où
loge le jeune homme, pour se téléporter d'un endroit à
l'autre. Ainsi, un certain nombre d'éléments de la nouvelle se
trouvent sacrifiés : la fièvre chronique du héros,
l'attraction qu'exerce un point dans l'espace sur lui, mais aussi les divers
endroits et époques où l'emmène la
1 C'est le cas de Dario Argento qui est revenu sur le devant
de la scène avec le segment Jenifer, salué unanimement
(faisant dans le même mouvement oublier quinze années de films
opportunistes et généralement considérés d'un point
de vue critique et public comme forts mauvais, par exemple Ti piace
Hitchcock? en 2005 ou un Fantôme de l'Opéra avec
Julian Sands dans le rôle-titre en 1998 !) et lui ayant permis de
débloquer les derniers fonds pour terminer sa triogie des Trois
Mères avec le long métrage La terza Madre en cours de
finalisation à l'heure ou ces lignes sont écrites.
2 John Carpenter se montre par exemple plus que jamais au
creux de la vague avec le segment Cigarette burns qui présente
les mêmes problèmes de rythme (et le même découpage
basé sur le fondu enchaîné systématique) que
Ghosts of Mars (2001) ou Vampires (1998), quand Joe Dante
continue sur sa lancée de brûlots politiques après
Second civil war (1997) ou Small soldiers (1998) avec le
segment Homecoming qui montre des soldats morts en Irak se relever
pour voter contre Bush.
3 Stuart Gordon fait part, à propos de son moyen
métrage, de sa théorie selon laquelle Dreams in the
witchhouse a pour moteur thématique la peur de la femme (peur que
partage selon lui Lovecraft) via la figure de la sorcière Keziah Mason,
qui exerce une influence occulte et néfaste sur le jeune Walter Gilman.
In Dreams, darkness and damnation, an interview with Stuart Gordon,
documentaire présent sur le DVD Le cauchemar de la
sorcière, Fisrt international pictures, 2006
sorcière1, et surtout la présence de
Nyarlathotep sous sa forme d'Homme Noir (celui qui fait commerce avec les
sorcières lors des sabbats) ainsi que les mentions aux Grands Anciens.
Des éléments certes fascinants (on se prend à
espérer de revoir une autre tentative de transposition de la nouvelle,
plus longue) mais peu propices à un film d'une heure. Est ajoutée
cependant la voisine Frances Elwood2, mère célibataire
avec laquelle se met en place une relation d'attirance, et qui a pour fonction
d'augmenter la charge émotionnelle contenue dans le sacrifice possible
du bébé de celle-ci, et de montrer Keziah sous un jour plus
pervers (elle se fait passer pour Frances dans un rêve érotique de
Walter, pendant lequel elle le marque d'un pentagramme dans le dos avec ses
ongles). Elle représente en outre un personnage positif dans l'entourage
de Walter, ce qui permet de distiller certaines informations lors de dialogues
variés (notamment le sujet des études menées par le jeune
homme, qui ont un rapport troublant avec les pratiques magiques de la
sorcière de 300 ans son aînée).
De même l'espace narratif est à nouveau
fermé : le récit commence et se termine sur l'écriteau
"Room to rent"devant la maison, maison que ne quitte Walter que pour
être projeté suite à un de ses rêves dans la
bibliothèque de son université de Miskatonic face au
Necronomicon, ou finir à l'asile après la mort du
bébé de sa voisine. Notons que dans la nouvelle l'espace est
ouvert : les excursions magiques de Walter bien entendu, mais aussi de longues
marches dans la ville d'Arkham, ainsi que les cours suivis.
Autre reconfiguration du matériau, à l'instar de
celle de Dagon, une homogénéisation des composants : par exemple,
le parallèle fait dans l'histoire entre folklore et science dure (la
sorcière du XVIIème siècle, sous la
présidence de Nyarlathotep, a atteint grâce à la magie
noire l'accession à des sauts de dimensions dans l'espace et le temps,
ce qui lui confère virtuellement ubiquité et immortalité,
anticipant et dépassant les extrapolations des mathématiques et
sciences modernes) est à la fois omniprésent et très
éclaté dans la version écrite. On l'évoque par
petites touches, comme l'évasion de la sorcière par le biais
d'angles étranges, la grande faculté de Gilman à
appréhender les équations Riemanniennes assortie à son
goût pour le folklore ésotérique (il connaît le
Necronomicon) qui lui fait choisir la mansarde de cette Keziah Mason,
ou encore bien entendu la configuration de la mansarde elle-même qui sert
de portail de sortie de « la sphère à trois dimensions afin
de voyager à
1 Le plus notable est une excursion dans la cité du
Peuple Ancien, découverte en ruines dans Les montagnes
hallucinées, vue ici du temps de sa splendeur : Keziah
présente Walter à un Ancien, justement : «Cinq silhouettes
approchaient doucement (...) ces entités vivantes de huit pieds de haut
(...) se déplaçaient en agitant comme des araignées la
série inférieure de leurs bras d'étoile de mer. »
Lovecraft, Howard Philips, La maison de la sorcière, in LOVECRAFT
tome 1, collection Bouquins, ed. Robert Laffont, sous la direction de
Francis Lacassin
2 Elwood est un voisin de Gilman dans la nouvelle. Walter a
des discussions avec ce dernier, et mène même une enquête en
avec lui quant à la nature de ses troubles (notamment une curieuse
statuette qu'il ramène d'un de ses "rêves" (en fait de vrais
voyages interdimensionnels).
travers la quatrième dimension, pour revenir dans la
sphère à trois dimensions en un autre point >>1
: les plans, murs et plafond, du coin nord de la chambre sont en effet
légèrement obliques, selon une configuration
mystérieuse2.
Dans le film, ce parallèle est fait avec une grande
économie de moyens. Dans sa chambre Gilman travaille à ses
recherches, notamment à partir d'une simulation sur ordinateur. Celle-ci
montre trois surfaces planes, et un effet de distorsion qui survient
lorsqu'elles se coupent suivant un angle bien précis. Gilman
réalise soudain que l'angle sur lequel il travaille, il l'a sous les
yeux : c'est l'intersection des murs et du plafond de la mansarde. Un plan
suffit à valider l'association d'idée : l'ordinateur portable
dont l'écran montre la fin de la simulation au premier plan, et le coin
de la pièce au second plan. Une simple mise au point du premier au
second plan souligne et résume ce parallèle (voir figure 7, page
suivante). Cette scène constitue peut-être l'exemple le plus
parlant de gnose lovecraftienne au cinéma, via une simple association
d'idées, selon le principe de l'effet Koulechov3 : deux
idées additionnées par le montage en suggèrent une
troisième. Cette séquence de compréhension est d'ailleurs,
selon Stuart Gordon, la séquence la plus lovecraftienne qu'il ait
tournée dans sa carrière4.
1 Lovecraft, Howard Philips, La maison de la sorcière,
in LO VECRAFT tome 1, collection Bouquins, ed. Robert Laffont, sous la
direction de Francis Lacassin
2 « (...) il commença à lire dans leurs
angles étranges une signification mathématique qui semblait
offrir de vagues indices concernant leur but. La vieille Keziah, se dit-il,
devait avoir d'excellentes raisons d'habiter une pièce aux angles
singuliers ; n'était-ce pas grâce à certains angles qu'elle
prétendait franchir les limites du monde spatial que nous connaissons ?
>> Lovecraft, Howard Philips, La maison de la sorcière, in
LOVECRAFT tome 1, collection Bouquins, ed. Robert Laffont, sous la
direction de Francis Lacassin, p.464-465
3 Théoricien russe du cinéma qui a mis en
évidence la génération d'idées nouvelles par le
montage de plusieurs plans, qui créent du sens les uns avec les autres
et non en tant q'unités isolées. Ce principe est mis en
évidence par un dispositif simple : on montre à des spectateurs
le même plan du visage inexpressif d'un acteur, monté
alternativement avec l'image d'une femme, d'un enfant, de nourriture, etc.
L'impression des spectateurs est que l'acteur joue, alternativement, le
désir, la parentalité, ou la faim. Deux idées (deux plans)
distinctes ne se juxtaposent pas, elles s'additionnent pour en former une
troisième, créée par le raccord lui-même.
4 In Dreams, darkness and damnation, an interview with Stuart
Gordon, documentaire présent sur le DVD Le cauchemar de la
sorcière, Fisrt international pictures, 2006
Cette gnose scientifique s'accompagne d'un travail
déjà amorcé avec les efforts précédents de
Gordon, Re-animator et From beyond, sur la concordance
scientifique : le méta-discours scientifique employé autour des
apparitions de la sorcière reprend la logique de la nouvelle, puisqu'il
se sert des
dernières théories de l'astrophysique (ici la
théorie des cordes, avec ses 10 ou 11 dimensions suivant les acceptions,
mais aussi la matière noire), encore sujettes à débat
voire à caution1, pour habiller le noeud thématique de
l'histoire (l'avance du savoir magique sur la science, et les
possibilités ouvertes par la notion de quatrième dimension de
l'espace), là où le Lovecraft de 1932 cite les théoriciens
scientifiques qui lui sont contemporains : Einstein, Plank, Sitter,
Heisenberg2. Dans les deux cas la crédibilisation de
l'histoire contée est très substantielle et permet même
d'en faire passer les éléments les plus improbables, comme Brown
Jenkin, le rat humanoïde apprivoisé de la sorcière. Le tout
est présenté de manière très didactique chez
Gordon, qui parvient à expliquer les grandes lignes d'une théorie
complexe (rien moins que le saut spatio-temporel via une sorte de courbure
dimensionnelle, soit la possibilité de la téléportation),
sans perdre en fluidité, tout en solidifiant ses enjeux de
caractérisation : lors de l'explication de ses recherches à
Frances, il se montre passionné et maladroit (il manque de renverser sa
tasse de thé), selon le cliché du scientifique un peu lunaire. La
relation de séduction et de sympathie s'étoffe entre les deux
personnages.
Gordon profite aussi des manifestations de la sorcière
pour renforcer une concordance de motif, ainsi que thématique, au sein
de son propre cinéma lovecraftien : le passage entre diverses
dimensions, à l'instar de l'accession à l'au-delà via le
resonator de From beyond, s'accompagne d'une ondoyante lumière
rose et violette. Une permanence qui contribue à consolider
l'édifice du lovecraftien cinématographique.
Le caractère de persistance de la présence et
des manifestations de la sorcière est introduit avec la même
fluidité : le personnage de Mazurewicz, le voisin qui prie bruyamment
pour contrer la sorcière à l'approche de la nuit de Walpurgis
(sabbat le plus important de l'année), devient dans le film un ancien
locataire de la mansarde, qui a subi le même sort que Gilman il y a des
décennies : il a été contraint par l'influence de Keziah
de tuer de jeunes enfants. Une manière encore une fois fluide et concise
de signifier le caractère rémanent des incursions et exactions de
la sorcière. Une telle mention pourrait être implicite avec
l'histoire de cette dernière au XVIIème siècle
si celle-ci était intégrée dans le récit filmique,
ce qui n'a visiblement pas été jugé possible. Gordon
décide de se servir de cette absence de contextualisation de la
sorcière pour en faire une figure quasi-abstraite, plus
inquiétante encore, proche d'un croque-mitaine.
Loin d'être aussi définitif que Dagon dans
les acquis du lovecraftien cinématographique (les notions
panthéiques, notamment, sont totalement écartées),
Dreams in the Witchhouse confirme la
1 Voir Imagining the tenth dimension, de Rob Bryanton,
Trafford publishing, 2006
2 Lovecraft, Howard Philips, La maison de la sorcière,
in LOVECRAFT tome 1, collection Bouquins, ed. Robert Laffont, sous la
direction de Francis Lacassin, p.464
viabilité thématique des écrits de
Lovecraft au cinéma, dans le domaine de ce que Francis Lacassin nomme le
conte matérialiste d'épouvante, et que nous nommerions ici une
fantasy fantastique si le principal intéressé n'avait
déjà trouvé un terme plus approprié : la weird
fantasy. Ici en effet, le fantastique n'a ultimement pas sa place, puisque
comme dans la nouvelle, Gilman meurt à l'asile, devant témoins,
dévoré de l'intérieur par Brown Jenkin, et que la police
ne peut que se résoudre à l'évidence : il n'a pas pu tuer
tous les nourrissons dont on a trouvé les restes dans le plafond de la
mansarde, certains étant vieux de 300 ans.
Toutes les constatations ne sont pourtant pas aussi positives
: à la vision du métrage, on ne peut que constater que le
récit lovecraftien, pour être pleinement servi, réclame un
minimum de production (l'aspect visuel très décevant, à la
limite de l'amateurisme, de Brown Jenkin, mais aussi l'absence de voyages
dimensionnels pourtant décrits dans la nouvelle, et qui n'auraient eu
besoin que de quelques séquences sur fond vert et d'effets
spéciaux satisfaisants, mais pas nécessairement très
élaborés, pour prendre vie), et qu'un propos de mise en
scène si éclairé soit-il ne saurait y suffire. Ce qui
interroge d'autant plus qu'on voit déjà le potentiel
d'évocation des thématiques défendues via une simple
animation sur un ordinateur portable, ou une ambiance lumineuse
colorée.
On peut en fait s'interroger sur ce que peuvent apporter,
ultimement, de simples adaptations directes de récits déjà
existants à une mythologie dont on a montré qu'une grande part de
l'intérêt et de la cohérence venait d'ajouts non seulement
thématiques (convocation d'autres panthéons mythiques ou de
théories scientifiques) mais aussi de nouveaux éléments
diégétiques apportés au fil des époques
successives. Et si la quintessence du lovecraftien au cinéma se trouvait
dans des récits originaux, entretenant des liens plus lâches, mais
néanmoins réels, avec la mythologie de base ?
METAMORPHOSE ET DEMENCE : ETUDES DE CAS - 2 - UN APPORT
NOUVEAU DU CINEMA AU LOVECRAFTIEN
On l'a vu avec la démarche de Stuart Gordon,
l'adaptation directe d'écrits lovecraftiens présente un
intérêt, pour la mythologie s'entend, en tant que mortier
supplémentaire pour consolider un édifice qui, à certains
égards, peut s'avérer pâtir d'un certain caractère
périssable1 qui réclame une actualisation, ou encore
par l'injection d'éléments de contexte plus récents.
Ainsi, Dagon transcende à bien des égards (immersion,
cohérence esthétique et thématique, richesse
méta-textuelle) la cinégénie des récits de
Lovecraft.
Cependant, une adaptation si brillante soit-elle reste une
adaptation (c'est-à-dire une transcription plus ou moins fidèle
sur un autre medium), et n'apporte finalement que peu de sang neuf à une
mythologie, qui plus est la mythologie lovecraftienne basée dès
ses débuts sur l'émulation et la participation d'un nombre
fluctuant de cocélébrants, au point que certaines
créations de "second degré" (non initiées directement par
Lovecraft) revêtent, dans le système panthéique, une
importance comparable aux premières créations : c'est par exemple
le cas d'entités comme YGolonak, dieu créé par Ramsey
Campbell, les chiens de Tindalos de Frank Belknap Long ou Tsathoggua de Clark
Ashton Smith, sans parler de la très fournie bibliothèque maudite
fictive, enrichie de toutes parts comme nous l'avons évoqué dans
notre présentation du matériau littéraire2.
JOHN CARPENTER ET LA TRILOGIE DE L'APOCALYPSE
THE THING (1980), PRINCE OF DARKNESS
(1987), IN THE MOUTH OF MADNESS (1994)
Il semble que soit dans cette logique que se situe John
Carpenter dans ce qu'il nomme luimême sa Trilogie de l'Apocalypse (il
nomme ainsi ses trois films jouant avec l'idée d'une fin du monde, par
exemple dans une courte interview présente sur le DVD français de
In the mouth of madness3) : des films qui
travaillent des thèmes et des imageries lovecraftiens, ce dont le
cinéaste ne se cache pas le moins du monde, mais sans jamais mettre
explicitement en avant cette approche. Jamais on n'y parle des Grands Anciens,
du Necronomicon ou de Yuggoth, et pourtant il serait inconcevable
d'aborder la notion d'un cinéma du lovecraftien sans évoquer
The thing, Prince of darkness et In the
1 On pense avec amusement à la rétrogradation
récente de Pluton au rang de planétoïde, et l'incidence que
cette nouvelle peut avoir sur la lecture de Celui qui chuchotait dans les
ténèbres, nouvelle tournant autour de Pluton (ciappellée
Yuggoth) comme avant-poste de créatures insectoïdes nommées
Mi-go.
2 Voir p.22 et suivantes.
3 Carpenter, John, L'antre de la folie, DVD
distribué par Seven 7, 2006
mouth of madness, tant ces films pétrissent la
pâte de la mythologie pour en tirer des récits inédits mais
pratiquement inenvisageables autrement que par le prisme de celle-ci.
Comme nous l'allons voir, Carpenter, peut-être plus par
persévérance que par dessein, s'est attelé sur plus de
quinze ans à donner sa dimension cinématographique au mythe
lovecraftien. En effet, si In the mouth of madness est
considéré généralement comme le film lovecraftien
définitif à l'heure actuelle (une donne peut-être
vouée à évoluer avec A the mountains of madness,
prévu par Guillermo del Toro, et qui pourrait
bénéficier en termes de production de la nouvelle
crédibilité d'un cinéma geek à
Hollywood1), sa réussite formelle et conceptuelle s'est
construite sur les acquis de ses deux prédécesseurs qui, en se
colletant moins frontalement avec Lovecraft (ou plutôt d'une
manière moins visible, reprenant plus l'esprit que le folklore, nous y
revenons plus bas), en ont exploré des aspects qui font problème
pour qui veut traduire le matériau avec les seuls moyens d'image, de son
et de découpage dont dispose le cinéma : une imagerie de
l'indicible d'un côté, et la traduction d'une hostilité
cosmique, supranaturelle, d'entités non matérielles, de l'autre.
Tout porte à croire que Carpenter aurait utilisé les deux
premiers films de sa trilogie officieuse pour apprivoiser ces enjeux, afin de
rendre au mieux un univers lovecraftien non tronqué avec le
troisième. On pourra envisager alors la construction que constituent ces
trois métrages comme une voûte, dont la clef, le sommet est In
the mouth of madness.
MONTRER L'INDICIBLE - THE THING (1980)
A priori, La chose d'un autre monde de Christian
Nyby2 (en fait une réalisation "occulte" d'Howard Hawks),
histoire d'une plante extraterrestre intelligente qui imite alternativement des
chercheurs scientifiques en arctique pour conquérir le monde, n'est pas
lovecraftien pour deux sous, pas plus que la nouvelle originale de John
Campbell, Who goes there ?. Basé sur la paranoïa (Untel ou
Untel est-il la créature ?), le récit est surtout une parabole
anti-communiste comme il en pullule à l'époque.
1 Il est communément admis que la décennie 2000
aura vu une prise au sérieux des geeks sur des projets onéreux :
Peter Jackson avec Lord of the rings, Sam Raimi avec Spiderman,
Guillermo del Toro avec Blade 2 ou Hellboy... Ces
tentatives ayant été validées par des succès
conséquents au box office, la tendance s'est confirmée. Voir
à ce titre l'interview de Guillermo del Toro dans Mad movies
n°158.
2 Nyby, Christian, The thing from another world, 1951
Lorsque John Carpenter, grand admirateur de Hawks, s'attelle
au remake du film (il a déjà exprimé ce désir via
une citation directe dans une séquence de son Halloween1) a
partir d'un script de Bill Lancaster, il remanie suffisamment le récit
pour en faire non seulement le monument de paranoïa
cinématographique qu'on connaît, doublé d'une
véritable leçon de réalisation2, mais surtout
pour en faire un film qui flirte sans cesse avec le lovecraftien en termes
esthétiques et méta-textuels.
Le film, dans sa contextualisation, apparaît en fait,
non pas comme une adaptation officieuse de At the mountains of madness
(le récit se développe sur sa propre ligne narrative), mais
comme un récit qui reprend et réarrange ses
éléments : la menace fossile qui s'éveille, le shoggoth,
les chercheurs en Antarctique, la découverte d'un camp ravagé et
d'un site antédiluvien, preuve d'une civilisation non humaine venue de
l'espace. La trame générale du script, en tous cas, reprend peu
ou prou le canevas chronologique3 de At the mountains of madness
: une civilisation non-humaine s'éteint en Antarctique à
cause d'une espèce protoplasmique. Des millions d'années plus
tard, des chercheurs scientifiques découvrent des fossiles de
l'époque sur les lieux, ainsi qu'un site de cette civilisation. Leur
camp est décimé. Une seconde équipe4 constate
les dégâts, mène une enquête qui revêt une
menace pour l'avenir de l'humanité et rencontre le protoplasme. Il ne
restera de cette rencontre que deux survivants.
L'arrivée de la Chose est ainsi montrée
dès les premières images, avec un crash de soucoupe volante.
L'accident d'une civilisation contaminée par la Chose, ou une
arrivée de la Chose elle-même venue coloniser la Terre de son
propre chef ? C'est finalement assez anecdotique. Cependant on remarquera que
ce motif du "chiendent spatial" apparaît déjà chez
Lovecraft, dans la nouvelle La couleur tombée du ciel, ou un
mal inconnu et dégénératif se répand dans une ferme
suite à la chute d'un météore5. La menace
constituée par le protoplasme de Carpenter est autrement plus effrayante
: Chaque parcelle de la Chose est potentiellement autonome, et l'organisme (ou
les organismes)
1 Carpenter, John, Halloween, 1978. Carpenter fait
passer un extrait du film à la télévision lorsque Laurie
Strode (Jamie Lee Curtis) garde un enfant. En effet, le projet d'un remake de
The thing from another world est dans l'air depuis 1976, mais ne sera
"greenlighté" que suite au succès au box office de Alien
et Carpenter approuvé sur le film qu'avec l'énorme
rentabilité de Halloween, justement. Voir Mad movies
hors-série, collection réalisateurs n°1 - John Carpenter,
p.50
2 Le découpage de la scène de dialogue autour
des poches de sang détruites constitue encore un cas d'école dans
sa gestion des axes lors d'échanges complexes au sein de groupes
humains, et la mise en scène dans les déplacements en couloirs,
par exemple, crée en soi un précédent, comme le signale
Rafik Djoumi. Voir Mad movies hors-série, collection réalisateurs
n°1 - John Carpenter
3 Dans ses recommandations à l'écrivain en herbe
au début de son Livre de raison, HP Lovecraft recommande
d'écrire deux synopsis d'une histoire avant de la rédiger :
d'abord une suite des évènement dans l'ordre de leur survenue,
ensuite dans l'ordre de la narration.
4 On a déjà remarqué (voir p.19) que le
film présente la particularité d'avoir un all-male cast.
On pointera que l'absence de femmes a motivé les critiques
cinglantes qu'a essuyé le film, comme il est rappelé dans Mad
movies hors-série, collection réalisateurs n°1 - John
Carpenter
5 Lovecraft, Howard Philips, The colour out of space,
1927, La couleur tombée du ciel, in LOVECRAFT tome 1,
collection Bouquins, ed. Robert Laffont, sous la direction de Francis
Lacassin
assimile ses victimes pour les imiter dans une sorte de
dévoration au niveau cellulaire1. Si elle en a le temps, la
créature assume une totale ressemblance avec le modèle :
apparence, intelligence, voix. Une simulation sur ordinateur faite par le
biologiste de la base nous indique de plus que si la Chose atteint une zone
civilisée, il suffira de 27 heures pour que la population mondiale soit
infectée.
C'est tout l'intérêt d'une narration dans une
temporalité seconde (la chronologie de la narration n'est ici pas la
même que celle des évènements) : l'on revient ici, à
l'instar de la construction du récit lovecraftien, à une
narration subjective, au travers des yeux de l'un des personnages (d'abord
Blair, le docteur, puis McReady, le piote), référent du
spectateur au fil d'une découverte des éléments de la
diégèse sous la forme d'une enquête. Ici,
l'intérêt premier est bien entendu de faire partager la
paranoïa qui s'empare de l'équipe au spectateur, comme le titre de
la nouvelle, Who goes there ?, en donne le ton. Tout est en effet
basé sur le fait que, à partir de l'assimilation de Bennings
(dont Windows a été le témoin avant qu'elle soit
complète, ce qui confère à la contamination humaine sa
réalité dans cette narration subjective où le spectateur
n'en sait jamais plus que les personnages), tout un chacun peut être la
Chose. Rafik Djoumi2 remarque à ce titre très
justement que Carpenter brise même la règle de l'identification en
jetant le doute sur MacReady luimême, soupçonné
d'être la Chose, et représenté alors par la mise en
scène de manière très ambiguë, via notamment un plan
de poignée de porte actionnée lentement (visualisation classique
de la menace à l'écran) ou quasiment zombifié par le
froid. Il faudra attendre la réanimation de Norris (et la mythique
séquence de sa transformation) pour que ce sentiment se dissipe... Un
peu. Privé de référent puisqu'il l'a
soupçonné lui aussi, le spectateur est mis en position de
paranoïa active, subissant les mêmes effets que les personnages : le
doute qui ressort de la séquence finale (après une ellipse, deux
survivant se font face, l'un d'eux est-il la Chose ? Et si oui, lequel ?)
entérine cette peur globale.
On le voit tout au long de la Triogie de l'Apocalypse,
Carpenter s'y emploie à filmer la peur : celle de John Trent dans In
the mouth of madness, celle du groupe d'étudiant et du prêtre
dans Prince of darkness, et celle des chercheurs de The thing.
Un grand nombre de plans de fins de séquences nous montre ainsi la
consternation et la terreur sur les visages : après la neutralisation
des diverses manifestations de la Chose (le monstre dans le chenil,
l'incinération de Bennings, la tête-araignée), mais surtout
suite aux diverses phases de compréhension de son fonctionnement, qui se
closent sur un plan du visage fermé et inquiet de Blair, à savoir
l'autopsie et la simulation informatique. Cette monstration de la peur
participe bien entendu du principe du récit lovecraftien qui choisit
l'empathie
1 C'est en tous cas ce que semble indiquer la première
attaque de la Chose, lorsqu'elle tente d'assimiler les chiens du camp : elle
projette sur eux ce qui semble être un suc gastrique qui les dissout. On
peut aussi voir quelque chose de très dévorateur dans
l'assimilation de Bennings.
2 Mad movies hors-série, collection réalisateurs
n°1 - John Carpenter, p.52
en montrant les effets de l'horreur sur le ou les personnages
référents du lecteur, et remarqué par Francis
Lacassin1. Constante héritée du film noir : le
récit s'intéresse au moins autant à l'enquêteur
qu'à l'enquête, puisque c'est par le prisme de la recherche du
personnage que la narration avance, dans sa dimension épistémique
et évènementielle. La prise à partie du spectateur, partie
prenante de la peur ressentie par les membres du groupe, rejoint Lovecraft dans
sa considération du récit en fonction de son effet sur le
lecteur, et est en outre un procédé qui contourne la limite du
récit fantastique selon Todorov, qui considère ce principe
lovecraftien du fantastique comme virtuellement caduc2.
Ici, cette dialectique de l'effet est poussée d'un cran
par la participation active sollicitée chez le spectateur, nous venons
de le voir, mais aussi par une monstration directe de la cause : << Si
vous voulez suggérer une créature de l'au-delà ou une
métamorphose, il faut vous fixer une limite sur ce que vous voulez
montrer. Moi j'y vais à fond sur les effets >>, déclare
"Big John" à Didier Allouch3 à ce propos ; car si
The thing est original dans l'aspect lovecraftien de sa
démarche, c'est bien par la monstration directe, frontale, et
concluante, de l'indicible.
Si la paranoïa est le point nodal du film, l'indicible
est son point focal4, bel et bien au centre des
préoccupations esthétiques. Le choix du titre est en soi
éloquent à cet égard : "La chose", c'est-àdire une
entité qu'on ne peut définir par quelque terme plus
précis. Ici l'indicible EST visible, ce qui ne lui enlève pas son
aspect profondément dérangeant d'un point de vue conceptuel. Cela
tient grandement à la nature même de la menace : elle n'a pas de
forme multicellulaire propre (en tous cas, pas qu'on le sache dans le
métrage) et imite les formes de vie qu'elle absorbe, en convoquant des
organes suivant ses besoins, dans une sorte de cauchemar darwinien
accéléré. La profusion de formes identifiables, mais
provenant d'espèces animales différentes, accolées au
mépris de la logique de cohésion organique crée des
adversaires successifs incompréhensibles au sens fort5. Ainsi
la séquence, classique dans le film de monstre, de l'autopsie d'un
spécimen (ici la "chose-chien"), est dévoyée de son but :
là où une telle séquence permet généralement
d'objectiver la menace6, ici, elle jette encore plus le doute quant
à la nature de ce qui est donné à voir ; telle incision
permet de mettre au jour quelque chose à l'intérieur de la
bête, certes, mais quoi ? Cela semble avoir un
1 Voir p. 44
2 Voir p.7
3 Interview in Mad movies hors-série, collection
réalisateurs n°1 - John Carpenter, p.22
4 Dans un dispositif de prise de vue, le point focal est le
centre optique, et le point focal celui sur lequel est pointé le
dispositif. Ce terme de "point focal" constitue un néologisme
employé ici, au sein d'une dialectique métaphorique, dans un
souci de clarté.
5 C'est un principe dont saura se souvenir Masahi Tsuboyama
sur le design des créatures du jeu vidéo aux résonnaces
lovecraftiennes Silent Hill 2 : << le joueur peut identifier son
adversaire mais ne peut jamais le comprendre, pas plus qu'il ne peut être
sûr de pouvoir le vaincre >> thèse de Thomas Bourgue
cité dans Mad movies hors-série jeu vidéo, p.15
6 Voir à titre d'exemple The brood, de David
Cronenberg (1979), ou encore Mimic, de Guillermo del Toro (1997)
squelette, être organique, mais sa forme est
foncièrement inidentifiable, confusion renforcée par le fait
qu'on devine, ailleurs sur le cadavre, plusieurs têtes de chiens
contrefaites, mais aussi des excroissances ouvertement insectoïdes dans un
magma de chairs, d'yeux et de gueules.
C'est en termes de design que la Chose se montre la plus
intrigante. En effet, le travail tant technique que conceptuel de Rob Bottin,
prodige des effets spéciaux, explose complètement les cadres
esthétiques de la créature classique, et l'homme peut se targuer
d'avoir accompli un travail de référence, une date dans
l'histoire de l'effet spécial (il s'était déjà
illustré un an plus tôt avec les fameuses transformations de
loups-garous "à vue" dans le Hurlements de Joe
Dante1) qui utilise toutes les techniques de plateau connues : latex
et mousse de latex, effets de maquillage, prothèses, inversion du
déroulement de la pellicule, marionnettes à main, à
câbles, à systèmes hydrauliques et même à
servomoteurs, mais aussi denrées alimentaires ou
préservatifs2... Le maquilleur a carte blanche et se sert du
film comme d'un exutoire aux visions les plus démentes : lors d'une
défibrillation cardiaque, le torse entier de Norris s'ouvre sur une
gueule emplie de dents, qui dévore les bras du docteur Cooper. Ensuite
il en sort un gigantesque panache de chair, bordé de tentacules fins et
couvert de membres humains rabougris, qui s'accroche à une gaine
d'aération par un jeu de membres articulés et montre au bout d'un
cou ophidien une tête aux dents pointues qui est une réplique de
celle de Norris. La "première" tête de Norris, elle,
s'échappe en se désolidarisant de son cou, puis fuit sous un
bureau en sollicitant un tentacule généré pour l'occasion,
avant de se munir de six pattes d'insecte et d'yeux
pédonculés.
On le voit bien ici, l'innommable n'est pas, loin s'en faut,
l'immontrable. Donner à voir ne tue pas nécessairement la peur
dans l'oeuf, si la chose est faite avec une mise en scène
appropriée. Ici l'innommable ne vient paradoxalement pas d'une absence
d'analogie avec quelque chose de connu, mais d'une trop grande profusion
d'analogies qui se parasitent entre elles (voir figure 8, page suivante).
L'horreur ne peut pas plus être niée qu'elle ne peut être
définie. Ici, par exemple, la Chose n'est jamais montrée dans son
entier, qu'il soit spatial ou temporel ; en effet la créature
reconfigure constamment son apparence physique suivant ses besoins
immédiats, ce qui en fait une sorte de shoggoth "évolué",
tel que ceux décrits par Lovecraft comme « certaines masses
protoplasmiques multicellulaires susceptibles de façonner leurs tissus
en toute sorte d'organes provisoires »3 ; la Chose est ainsi un
organisme en constante évolution morphologique, ce qui ne permet pas de
la circonscrire d'un point de vue conceptuel, dont le fait de la voir ne fait
qu'apporter plus de confusion, dans un sentiment très lovecraftien
encore une fois. Et c'est, d'une certaine façon, bien
1 Dante, Joe, The howling, 1979
2 Voir Mad movies hors-série, collection
réalisateurs n°1 - John Carpenter, p.140 3 Lovecraft, Howard
Philips, Les montagnes hallucinnées, J'ai lu, 1996
pire lorsqu'elle se cantonne à une forme pour se cacher
sous l'apparence d'un animal ou d'une personne: elle constitue alors une menace
cachée, un danger plus grand encore, hors-champ, ce qui la rend
virtuellement omniprésente1.
Une créature rendue indicible par un trop grand
foisonnement des référents morphologiques
1 Le film s'ouvre sur les survivants du camp norvégiens
traquant un de leurs chiens de traîneau. Ils échouent et le chien
est introduit dans le chenil de la mission scientifique américaine,
où il s'avère vite avoir été une imitation
de chien. Le fait que la mise en garde supposée quant au chien soit
proférée en norvégien (langue incompréhensible pour
les membres du camp américain, et non soutirée par la mise en
scène) ajoute, pour le spectateur, au caractère
profondément indicible, mal défini du point de vue de
l'identification, de la menace.
APPRIVOISER UNE MENACE HORS DU TEMPS : PRINCE OF DARKNESS
(1986)
Cette menace cachée, occulte, est l'enjeu lovecraftien
au centre de Prince des ténèbres. Le film tourne autour d'une
église contenant dans une crypte au sous-sol un mystérieux
container ou tournoie un fluide vert. A la mort de son gardien, un prêtre
convoque le scientifique iconoclaste Birack et ses étudiants pour
investiguer sur l'objet et un grimoire ancien. Il s'avère que le
fût a sept millions d'années et contient rien moins que le fils
d'un principe maléfique primordial, sorte d'antiDieu résidant
dans l'antimatière et cherchant à infiltrer notre monde via les
miroirs !
Un mal ancien qui cherche à prendre le contrôle
du monde, des écrits occultes, des sectes millénaires (à
l'instar des cultistes de Cthulhu, les clochards de la ville sont
organisés en sorte de secte. Ils assiègent l'église, y
maintenant les chercheurs coûte que coûte, dès que
l'activité reprend dans la crypte), un supra-univers inconcevable
autrement qu'en pure théorie, et la convocation de la
science1, voilà un film qui reprend à son compte les
thèmes récurrents de la mythologie lovecraftienne pour les
acclimater au cinématographe dans un récit par ailleurs peu
chiche en action. L'argument de base, ainsi, reprend le début de
L'appel de Cthulhu : à la mort d'un vieil homme, le savoir
qu'il détenait ouvre des perspectives effrayantes. Et c'est par la
convocation des faits, et l'accolement du folklore et de la science, que la
prise de conscience devient inévitable.
En effet, les étudiants convoqués par Birack
opèrent dans des domaines hétérocites : biologie
moléculaire, physique quantique, mathématiques, radiologie
(discipline qui permet de se rendre compte que le fût est fermé de
l'intérieur) mais aussi traduction de langues anciennes et
théologie. Ainsi, le mal est ici un fait réel, tangible, et
même vérifiable de manière expérimentale, une
entité appréhensible par plusieurs prismes de la connaissance ou
de la prospective. Il est toutefois encore envisagé comme
profondément indicible : la première phrase traduite du grimoire
le désigne par le terme de "chose", et l'on n'en verra au final pas plus
qu'une main, griffue et massive. « L'indicible, ici encore, se montre via
ses effets sur les humains, puisque le liquide, après s'être
écoulé du container pour se répandre au plafond, va
investir les chercheurs les uns après les autres, commençant par
la radiologue, avant que le mal se transmette d'individu en individu selon un
schéma de contamination. Certains se zombifient, quand d'autres sont
instrumentalisés de manière plus graphique (l'un deux met en
garde les protagonistes avant de se désintégrer sous forme d'une
nuée de scarabées, un autre s'égorge en chantant un
cantique), une chercheuse se voyant l'hôte du
1 Liste à laquelle on pourra ajouter le motif de la
projection mentale à travers le temps (l'humanité future envoie
un message vidéo via des tachions dans les rêves des
protagonistes), qui est au centre de la nouvelle The shadow out of time,
puisque les Yithiens, civilisation préhumaine, projettent leurs
esprits dans les diverses époques du monde dans un but d'archivage.
Lovecraft, Howard Philips, Dans l'abîme du temps, in Les montagnes
hallucinées, J'ai lu, 1996
démon lui-même via un étrange hématome
qui s'avère être une marque cabalistique utilisée dans des
rites magiques médiévaux.
En fait, les implications du récit sont
étonnamment globales en termes universels : le réveil de
l'entité coïncide ainsi avec l'observation d'une supernova
précambrienne, et la prophétie écrite, une fois traduite,
révèle que le Diable lui-même est une création de
cette entité qu'on pourrait qualifier de Grand Ancien.
L'intégration mythologique est lieu d'une phagocytose pure et simple de
traditions extérieures au mythe, ici le christianisme envisagé
comme guère plus qu'un jeu de l'esprit destiné à
détourner l'attention du véritable Mal, mais aussi des
éléments comme les équations différentielles,
trouvées dans des écrits datant d'une époque bien
antérieure à la démonstration de ces dernières.
C'est sans doute dans Prince of darkness que la
concordance scientifique (qu'on a déjà évoquée
entres autres avec Dreams in the witchhouse) est poussée le
plus loin, et la notion d'épouvante matérialiste chère
à Francis Lacassin trouve ici une sorte de quintessence : le religieux
oppose une croyance basée sur la tradition (le christianisme donc) aux
faits scientifiques qui s'accumulent pour corroborer l'avènement du mal
primordial dans la crypte de l'église : utilisation des
mathématiques, physique des fluides, théorie des quanta (les
équations qui s'affichent sur les divers écrans d'ordinateurs ont
été rédigées par un chercheur en physique, et font
référence à la mécanique des fluides, à
l'électromagnétisme et à la physique quantique), mais
aussi des théories plus exotiques, comme le message vidéo
envoyé du futur par le principe des tachions, qui conditionne la gnose
effroyable des dernières minutes du métrage (en sautant dans le
miroir pour sauver le monde, Catherine a en fait déclenché
l'apocalypse en 1998, année du message qui la montre sortant de
l'église théâtre des évènements du film, et
prouvant par là qu'elle sert d'hôte, dans le futur, au fameux
"père du Diable"), ou ce principe dérivé de la
relativité et énoncé dans les années 1930 de la
réalité créée par l'observateur1... Le
mal est envisagé scientifiquement, ce qui rend sa nature et ses
manifestations d'autant plus inquiétantes : l'utilisation des insectes
s'explique ainsi par le rayonnement électromagnétique de la force
qui se met en branle, et leurs apparitions marquent une gradation de la
répulsion et de l'étrangeté, avec d'abord des fourmis qui
grouillent à l'extérieur, sur le campus, puis dans la
télévision qui parle de la supernova, avant d'assiéger
littéralement l'église (les vitres se couvrent de vers) et
finalement les êtres humains (les clochards couverts de fourmis ou
d'asticots, mais aussi le chercheur occis qui sert de porte-voix à
l'entité). Cet électromagnétisme est
1 Carpenter évoque à ce titre ses recherches
préparatoires pour Prince of darkness dans l'interview du Mad
movies horssérie, collection réalisateurs n°1 - John
Carpenter, p.18. Il semblerait qu'il ait utilisé ce principe vertigineux
(et contemporain de Lovecraft !) pour son film le plus lovecraftien, qui
évoque en outre l'irruption du fictionnel dans le réel, In
the mouth of madness.
d'ailleurs réel, puisque les relevés d'une des
machines savantes de l'église montrent des fluctuations de
l'activité qui prouvent que le liquide est conscient et s'organise
organiquement à très grande vitesse. Plus tôt, à
l'approche du fût, le père Loomis dit explicitement << Il y
a quelque chose dans l'air >>.
Cependant, si la science permet de corroborer les faits
inquiétants, elle ne permet en rien de les arrêter. Les messages
du futur montrent que les tentatives de circonscrire le Mal dans le monde de
l'antimatière ont échoué, et surtout le Mal se manifeste
comme une entité dont la nature peut être à la rigueur
définie mais non circonscrite, en ce sens que ces manifestations vont
à l'encontre des lois naturelles les plus élémentaires :
le container est fermé de l'intérieur, le liquide vivant (et
télépathe, si on en croit le message tapé à
l'infini sur son ordinateur par la théologienne1)
s'écoule vers le haut, la mort ne semble pas un état
spécialement gênant (le chercheur qui s'est égorgé
plus tôt se relève pour protéger l'hôte du Prince des
ténèbres, et lorsque le prêtre décapite cette
dernière, elle replace tout simplement sa tête sur ses
épaules comme si de rien n'était), une éclipse
étrange semble conditionner le réveil d'une entité
pourtant enfermée dans un sous-sol sans vue sur le ciel, et les miroirs
se traversent littéralement.
Comme dans la définition que donne Stuart Gordon des
aspects humains de la mythologie lovecraftienne et dans les premiers mots de
Call of Cthulhu2, la connaissance est ici non
seulement effrayante, mais dangereuse, puisque ce sont des scientifiques venus
étudier le container qui s'avèrent les instruments de la
libération ultime du Mal. Mal qui, lui-même, rend sa sentence
quant à l'utilité ultime et de la religion, et de la science,
dans une sentence lapidaire tapée par une de ses marionnettes humaines :
<< Vous ne serez pas sauvés par le Saint-Esprit. Vous ne serez pas
sauvés par le Dieu Plutonium. En fait vous ne serez pas sauvés du
tout. >> 3 On le voit, les deux "traditions" s'avèrent
inopérantes, face à quelque chose de foncièrement autre,
qui constitue même l'envers de notre monde. A la fin du film, l'espoir
parait bien illusoire, puisqu'à l'instar des Grands Anciens (rien ne
prouve d'ailleurs que ce mal absolu n'en soit pas un - ou plusieurs),
l'avènement de l'entité, ou des entités, SERA, tôt
ou tard, lorsque les étoiles seront dans une configuration favorable :
ici c'est le motif de la supernova lointaine et l'écipse de soleil
reprennent ce rôle cycique. Et le motif de la main approchant de la
surface d'un miroir reprend
1 << I live ! I live ! I live ! >>
2 << Un jour, cependant, la coordination des
connaissances éparses nous ouvrira des perspectives si terrifiantes sur
le réel et l'effroyable position que nous y occupons qu'il ne nous
restera plus qu'à sombrer dans la folie >> Lovecraft, Howard
Philips, L'appel de Cthlhu, in LOVECRAFT tome 1, p.60, collection
Bouquins, ed. Robert Laffont, sous la direction de Francis Lacassin
3 << You will not be saved by the Holy Ghost. You will
not be saved by the god Plutonium. In fact, YOU WILL NOT BE SAVED ! >>
L'appellation de Dieu Plutonium fait bien entendu référence
à la dialectique pro-nucléaire américaine des
années 1950 et à la Fée Electricité de notre fin de
XIXème siècle marquée par le positivisme.
Détail amusant, les traductions françaises (sous-titres et
doublages) opèrent un contresens étrange en traduisant Plutonium
par Pluton, Dieu romain des Enfers (Pluton se traduit en anglais par Pluto).
symboliquement cette dynamique cycique, lorsque Brian Marsh,
réalisant l'erreur faite par Catherine qui s'est jetée dans le
miroir de l'église pour enrayer la venue de ce qui se trouvait de
l'autre côté, approche sa main, lentement, du sien. Un plan qui
reprend de manière inversée celui de la main du Mal s'approchant,
dans le monde de l'antimatière, de la ligne de démarcation entre
les mondes. La coupure au noir du générique intervient juste
avant le contact. Un final basé entièrement sur la suggestion.
Or, comme le remarque Arnaud Bordas, « Carpenter (...) maîtrise
parfaitement l'art de la suggestion (...) Mieux encore, de même que chez
Lovecraft, dans Prince des ténèbres, ce qui est dans le noir
n'est pas horrible mais innommable (au sens littéral). » 1 En effet
ce qui est horrible, au sens fort, n'est qu'une manifestation de ce qui se
cache (chairs corrompues, meurtres, violences), alors que ce qui cause ces
effets est foncièrement autre, ce qui le confine dans un hors-champ
physique (ce qui n'est pas dans le champ de la caméra) et
thématique (l'antimatière, l'autre côté du miroir).
Tout ce qu'on sait avec certitude, c'est que ce qui est de l'autre
côté ne doit pas être beau à voir. Loin s'en faut.
1 In Mad movies hors-série, collection réalisateurs
n°1 - John Carpenter, p.75
LOVECRAFT (PRESQUE) SANS LOVECRAFT - IN THE MOUTH OF
MADNESS (1994)
C'est ainsi que John Carpenter évoque son film le plus
ouvertement lovecraftien : « Je n'avais pas dix ans que je lisais
déjà The Dunwich horror1 dans mon lit. Et
j'étais glacé jusqu'à l'os de terreur. J'ai d'ailleurs
carrément cité Lovecraft texto. Quand Linda Styles lit des
passages du nouveau livre de Cane, passage que Trent va voir se
matérialiser devant ses yeux, elle lit en fait des citations presque
exactes de livres de Lovecraft, Des rats dans les murs2
notamment. » Carpenter ne cache pas (ici dans une interview sur sa
carrière3) sa passion pour Lovecraft, ni le désir
qu'il a depuis le début de sa filmographie de se colleter directement
avec le matériau lovecraftien, comme il en trouve l'occasion sur In
the mouth of madness, qui démarque avec une grande
efficacité l'univers et les préoccupations de la mythologie.
Pourtant, In the mouth of madness n'est pas, à
la base, un script de Carpenter mais de Michael de Luca, un temps
président de New line films et depuis devenu producteur au sein de
Dreamworks. Un script qui, d'ailleurs, n'a rien de lovecraftien dans sa mouture
originale. C'est un récit qui participe de ce mouvement ouvertement
méta-textuel, qui s'affirme dès le début des années
1990, de films et de romans traitant de l'irruption du fictionnel dans le
réel : on citera à ce titre la saga La tour sombre de
Stephen King4, A vos souhaits de Fabrice Colin5,
Des nouvelles du bon dieu (1996) de Didier Le
Pêcheur6, Candyman de Bernard Rose7 (1992)
ou même Fight Club de Chuck Palaniuk et son adaptation au
cinéma par David Fincher8 (1999). Le récit en
lui-même se présente comme une longue gnose où John Trent,
enquêteur pour une compagnie d'assurances, part à la recherche de
l'écrivain d'horreur à succès Sutter Cane. Ce dernier
s'est retiré dans une ville qui s'avère être sa
création, Hobb's end. Trent finit par apprendre qu'il est lui aussi une
création de Cane et que sa fonction est d'amener dans le monde
réel le dernier livre de celui-ci, destiné à causer
l'apocalypse. La fin du film le voit, en pleine fin du monde, s'échapper
de l'asile où il a été interné, pour retrouver, au
cinéma, le film de ses propres aventures (en fait une adaptation du
roman de Cane).
1 The Dunwich Horror , 1928
2 The rats in the walls 1923
3 In Mad movies hors-série, collection réalisateurs
n°1 - John Carpenter, p.22
4 The Dark Tower, cyle publié entre 1982-2004.
Roland, pistolero héros de la saga, rencontre Stephen King
lui-même et lui suggère par hypnose de terminer la
rédaction de ses aventures. Plus tard, il sauve l'écrivain d'un
accident de voiture pour sauvegarder sa propre réalité.
5 A vos souhaits, Bragelonne, 2000, où le
protagoniste rencontre son propre auteur sous la forme d'un jeune garçon
affublé d'un masque de cochon.
6 Ce film voit ses personnages tenter d'interpeller Dieu pour
finalement le rencontrer : c'est un romancier raté et cynique.
Accessoirement, c'est Jean Yanne.
7 Une brillante parabole sur la légende urbaine. Sur un
script de Clive Barker, le film pose le personnage d'un fantôme meurtrier
armé d'un crochet, qui ne vit littéralement qu'à travers
la rumeur autour de ses exactions.
8 Tyler Durden y est une création mentale du héros,
Jack, qui le submerge avant d'affirmer son statut fictionnel.
Carpenter n'accepte ce film en 1994, après deux refus,
qu'à la condition de pouvoir le remanier dans un sens lovecraftien.
C'est-à-dire, y ajouter une dimension panthéiste et des
éléments directs de la mythologie (en l'état, Cane
étant aux ordres de ce qui apparaît comme les Grands Anciens,
Hobb's end en tant que lieu fictif coupé du reste de la Nouvelle
Angleterre, ainsi que diverses citations qui caviardent le métrage : Mme
Pickman en référence au peintre de goules d'une nouvelle
éponyme, les couvertures des livres de Cane - voir figure 9 page
suivante, etc.), et surtout, comme le fait remarquer Stéphane
Moïssakis1, .x l'accorder à l'esprit cartésien
(de Carpenter), dont toute la filmographie est basée sur la
nécessité de construire un film-univers crédible et
cinématographiquement logique >>. On reconnaît ici le
matérialisme qui constitue le principal point commun entre l'oeuvre de
Carpenter et celle de Lovecraft, un centre de gravité solide sur lequel
se développent dynamisme formel pour le premier et lyrisme pour le
second.
C'est ainsi, bien que le film développe sa propre
storyline, indépendante totalement des écrits de
Lovecraft ou des autres auteurs du mythe, que In the mouth of madness
constitue sans doute le récit lovecraftien au cinéma le plus
concluant en termes de rendu d'ambiance, d'imagerie et de structure narrative.
Ainsi la construction même du récit, son arc narratif, se fait sur
une base éminemment lovecraftienne : Le protagoniste, John Trent, est
placé en psychiatrie et raconte son histoire à un visiteur. Ainsi
l'on pourrait dire, à l'instar de Philippe Rouyer, .x le doute sur la
réalité des évènements rapportés est
caractéristique de Lovecraft : soit le héros est un fou soit il
dit vrai et ce qu'il a vécu relève du fantastique
>>2. L'optique, par trop todorovienne, semble toutefois
réductrice3.
1 In Mad movies hors-série, collection réalisateurs
n°1 - John Carpenter, p.94
2 Rouyer, Philippe, Hommages et Pillages -sur quelques
adaptations récentes de Lovecraft au cinéma, in H.P. Lovecraft,
fantastique, mythe et modernité, Dervy 2002
3 Jean Fabre, dans Le miroir de sorcière,
remarque en effet que Todorov .x réduit le fantastique à une
solution ambiguë, hésitation entre une solution réaliste et
une solution surnaturelle motivée >>. Fabre, Jean, Le miroir
de sorcière - essai sur la littérature fantastique, p.98,
José Corti, 1992
Le motif de l'asile est, chez Carpenter comme chez Lovecraft,
un exhausteur de goût et d'imagerie. C'est ici le réel
lui-même qui est interrogé (à la manière de ce final
littéralement fou, qui voit Trent regardant le film de ses propres
épreuves, film réalisé par... John Carpenter) via la
dimension pirandellienne du personnage de Trent,
soulignée par la mise en scène : tout le prologue (l'asile donc)
montre des situations et des décors bigger than life alors que
nous sommes censés nous situer dans le cadre référent de
l'histoire : à défaut d'un meilleur terme, le réel.
Carpenter en pro fite au contraire pour jeter le doute sur les
éléments de véracité de tout ce que l'on voit et
entend, jusqu'à s'inviter lui-même dans la diégèse
avec un gag sur son propre nom (une musique d'ascenseur est diffusée
dans l'hôpital et Trent, reconnaissant le groupe de country mielleuse qui
passe dans les hautparleurs, gémira << non, pas les Carpenters !
>>). Plus tard la limite entre réel et fictionnel est encore
floutée via une séquence où Trent rêve qu'il
s'éveille d'un cauchemar (séquence vertigineuse qui nous montre
Trent se réveiller en sursaut deux fois coup sur coup suite à la
lecture des romans de Cane : à son premier réveil, il se trouve
nez à nez avec le policier zombifié de son premier cauchemar, et
se choc le réveille une seconde fois de ce rêve dans le
rêve, qui trouvera écho dans le final montrant un film dans le
film), et la nature fictionnelle de Trent est discrètement induite avec
ce plan où Trent, ayant pris des notes avec un stylo-plume, se rend
compte que ce dernier fuit après s'être pressé
l'arête nasale dans un geste de fatigue ; Trent, au contact de Cane,
montre sa nature : littéralement, de l'encre.
De plus, le récit est traité ouvertement, bien
que sans annuler le traitement "premier degré" de l'histoire, comme une
comédie (Carpenter, mais plus encore Sam Neil, l'interprète de
Trent, ne s'en cachent pas : les mimiques de Trent lorsqu'au bord de la folie,
le final sur un éclat de rire, la relation très bourrue avec
Styles, digne d'un buddy movie1, certains raccords brutaux
comme Styles approchant tout sourires de Trent et ce dernier traversant une
porte2, ou la controverse de l'église byzantine...). C'est
ici presque le dévoiement, voire l'antithèse d'un conte
initiatique qui nous est donné à vivre puisqu'un personnage
rationnel va devoir remettre en cause sa connaissance du monde (en d'autres
termes désapprendre), et finalement passer de sujet à objet dans
un processus qui mène à l'anéantissement supposé du
monde. Autant de déconstructions du récit qui estompent la limite
entre réel et fictionnel en exposant, au sein du film mais surtout par
le film lui-même, les mécanismes de la suspension
d'incrédulité sur son personnage et sur le spectateur. L'effet en
est double, puisque le spectateur, invité à considérer de
manière extérieure l'artificialité du récit (c'est
l'histoire d'un monde de fiction qui contamine le monde réel, mais ce
monde n'est "réel" qu'au sein
1 Sous-genre de la comédie policière : le
récit montre deux personnages aux idiosyncrasies différentes
voire contraires, obligés de cohabiter par les circonstances ou une
tierce personne, et exploite les évolutions de leur relation,
généralement de l'inimitié à la
solidarité.
2 Raccord cut, sans transition explicative, qui illustre
ce principe bergsonien du rire : << entre la cause et l'effet il faut
qu'il y ait disharmonie >>.
d'une autre fiction : le film lui-même !), est
amené à s'interroger sur le statut même de la
création1, mais dans le même temps à se sentir
coupable d'avoir regardé un film (celui de Carpenter) qui contribue
à l'Apocalypse. En termes de maturité de la démarche sur
le matériau, Carpenter se pose ici en continuateur de Lovecraft :
là où le premier jette son alter ego, Trent, cartésien qui
ne croit pas (au sens fort)2, dans une gnose où il prend
conscience de sa propre nature fictionnelle, le second pose comme
dernière épreuve à sa propre projection, Randolph Carter,
de se souvenir qu'il rêve, et que conséquemment ses aventures ont
été sa propre création, une fiction dans laquelle il a
failli se perdre à moult reprises3. C'est cette analyse que
mène avec brio Jean-Pierre Picot dans sa communication Randolph
Carter, frère d'Ulysse l'avisé et de Sinbad le marin
4. En effet le questionnement que menaient Lovecraft
et ses continuateurs sur la nature du monde5, effleurée par
le passé par des travaux comme La vie est un songe de Pedro
Calderón de la Barca, De l'autre côté du miroir de
Lewis Caroll, mais réellement amorcée dans les années 30
par la fameuse théorie évoquée plus haut de la
"réalité créée par celui qui l'observe", ce
questionnement s'est vu dépassé par la suite avec le doute sur le
réel lui-même : par exemple les réflexions de Philip K.
Dick6 - on pensera particulièrement à Total Recall
- et plus tard le Cyberpunk lancé par William Gibson et
son Neuromancer. C'est précisément la pierre qu'apporte
Carpenter à la mythologie avec In the mouth of madness, le
questionnement cosmique se prolongeant ouvertement dans la métaphysique,
dans une optique méta-textuelle qui était déjà en
germe chez des auteurs (Lovecraft et son cercle de correspondants)
n'hésitant par exemple pas à se mettre en scène dans leurs
récits7. Ce questionnement du film dans le film, on le voit,
prolonge une thématique sous-jacente à la mythologie
lovecraftienne, et qui est partie intégrante de cette mythologie de par
sa nature même.
1 L'enjeu de base qui motive la recherche de Sutter Cane
à sa disparition, c'est que ses fans impatients causent des
émeutes dans tout le pays (ultimement, la sortie du livre que
ramène Trent de Hobb's end, In the mouth of madness, donnera
à ces émeutes leur raison d'être : la fin de la race
humaine dans la folie de masse et/ou des mutations atroces). Un
éditorialiste télévisuel pose ainsi explicitement la
question : à quel moment la fiction devient-elle une religion ?
(<< When does fiction become religion ? >>)
2 << Je ne crois pas au surnaturel. La seule place
où il existe, c'est sur un écran. >> John Carpenter,
interview In Mad movies hors-série, collection réalisateurs
n°1 - John Carpenter, p.18
3 A la fin de la longue nouvelle Dreamquest for Unknown
Kadath, Carter rencontre Nyarlathotep, messager des Grands Anciens, qui
lui affirme qu'il a trop bien rêvé et l'enjoint à rejoindre
sa cité du couchant, le précipitant dans un piège
d'où il ne peut se sortir qu'en ignorant le chant des sirènes de
sa propre rêverie pour se souvenir que ses visions sont
générées par lui et qu'il est donc, encore, sujet et non
objet.
4 In Lovecraft, Fantastique, mythe et modernité,
Colloque de Cerisy p 233, Dervy 2002
5 Ce questionnement se fait bien entendu jour à travers
le mythe Cthulhien, mais surtout avec les aventures de Randolph Carter, qui,
après avoir rencontré "l'Être" entité omnipotente
qui lui délivre les secrets de l'existence dans A travers les portes
de la clé d'argent, explore un monde onirique à la fois
persistant (il le partage avec d'autres personnages du monde de l'éveil
comme Pickman ou le roi Kuranès) et assujetti à sa propre
imagination dans sa quête de Kadath, cité des Dieux.
6 Chez Dick, ce questionnement était motivé par la
paranoïa : Julien Sévéon rappelle que la certitude qu'avait
Philip K. Dick de vivre une réalité tronquée, vient d'un
jour où, entrant dans sa salle de bain, il tenta de tirer une ficelle
pour allumer la lumière... Ficelle qui n'avait jamais existé.
Sévéon, Julien, Dick n'est pas mort !, in Mad movies n°
189. 7 On citera l'amusante lettre de Lovecraft à Robert Bloch,
l'autorisant à le représenter et à le tuer dans sa
nouvelle Le visiteur venu des étoiles. Cette lettre est reproduite ici :
Marigny, Jean, Robert Bloch et le Mythe de Cthulhu, in Lovecraft,
fantastique, mythe et modernité, p. 363, Dervy, 2002
Car ici, on ne badine pas avec la mythologie, et le moindre
des défis que relève le film n'est certes pas la mise en place
d'une réalité alternative qui permet une visualisation concluante
du "folklore" lovecraftien. En effet, toutes les tentatives en ce sens, et
a fortiori celles évoquées dans cet opuscule, mettent au
jour le même problème plastique et structurel : la visualisation
physique, c'està-dire conférer une existence
cinématographique à ce jeu de références de
l'imagerie lovecraftienne (peuples, créatures, divinités, mais
aussi lieux, péripéties ou modes narratifs particuliers comme
l'extension ou la contraction de la temporalité) est une
difficulté cruciale. Ici, la construction même pose traduit d'une
manière très efficace le caractère fugitif et parcellaire
de l'apparition de l'élément surnaturel : Ainsi l'argument de
base de l'histoire contée est le retour de divinités occultes (on
reconnaît les Grands Anciens sans que leur identité soit
explicitement déclinée) via les créations d'un auteur qui
leurs servent de ciseau pour pénétrer notre plan de l'univers. On
voit bien là la reprise de la thématique de la menace hors
d'âge qui revient en s'annonçant par des créations ou des
activités humaines (on pense bien entendu aux sculptures et aux cultes
de L'appel de Cthulhu, aux peintures de Pickman (Pickman's model,
1926) dans la nouvelle éponyme, mais aussi dans une certaine mesure
aux expériences scientifiques diverses qui ont pour effet de permettre
une pénétration plus ou moins prolongée des
déités dans notre monde : Les chiens de Tindalos 1
par exemple, ou encore le diptyque de nouvelles Celui qui hantait les
ténèbres 2 et L'ombre du clocher
3).
En termes d'imagerie pure, Carpenter pose une
singulière et pertinente troisième voie entre inflation des
effets numériques4 et suggestion totale5 : il
utilise de manière quasi exclusive les effets spéciaux sur
plateau (effets mécaniques, prothèses, miniatures, animatronique,
marionnettes) du studio KNB, ce qui confère aux créatures,
notamment, une présence physique tangible dans l'univers dépeint
(et une menace mécaniquement plus prégnante via la
possibilité d'une interaction corporelle "réelle" avec les
personnages), mais dose leur monstration en les ramenant à une bienvenue
portion congrue : ainsi les déités qui sortent du trou dans le
"réel" pratiqué par Cane (c'est le seul effet numérique
ostensible du métrage, ce qui souligne bien la virtualité de ce
réel dans l'économie de la narration du film : Ce réel est
envisagé comme une surface plane, et de l'autre côté, on
voit ce qu'il est réellement, c'est-à-dire le texte d'un livre.
L'univers auquel appartient ce livre, est "invisualisable"
1 Long, Frank Belknap, The hounds of Tindalos, 1929,
traduit de l'américain par Claude Gilbert, Christian Bourgeois, Les
chiens de Tindalos, in LOVECRAFT tome 1, collection Bouquins, ed. Robert
Laffont, sous la direction de Francis Lacassin
2 Lovecraft, Howard Philips, The haunter of the Dark,
1935,Celui qui hantait les ténèbres, in
LOVECRAFT tome 1, collection Bouquins, ed. Robert Laffont, sous la
direction de Francis Lacassin
3 Bloch, Robert,The shadow from the steeple,
1950, traduit par Claude Bolland-Maskens, éd? Marabout L'ombre
du clocher, in LO VECRAFT tome 1, collection Bouquins, ed. Robert Laffont,
sous la direction de Francis Lacassin
4 Une pratique qui se généralise à partir
du Jurassic Park de Steven Spielberg en 1993.
5 Philippe Rouyer remarque lui aussi « Tout
suggérer relevant pour lui de la supercherie, il trouve un juste milieu
en ne faisant apparaître ses monstres que fugitivement à
l'écran ». Rouyer, Philippe, Hommages et pillages, sur quelques
adaptations récentes de Lovecraft au cinéma, in Lovecraft,
fantastique, mythe et modernité, p. 415, Dervy, 2002
et n'est donc pas montré1) pour poursuivre
Trent ne sont visibles qu'à travers de très bref plans de coupe,
très parcellaires et cadrés en longues focales, et un seul plan
large de moins d'une seconde. L'aspect fugitif de ces visions constitue un
choix qui émane strictement de la mise en scène ; on enjoindra le
lecteur à revoir la séquence de l'effrayante transformation de
Mrs Pickman en monstre tentaculaire armé d'une hache : cinq plans y
suffisent, alors que le story board original prévoyait une scène
plus longue où Mrs Pickman tentait d'attraper Trent2. Cette
fugacité les rend d'autant plus efficaces qu'elles participent d'une
crédibilisation globale de la menace innommable : ce qui a
été montré ne peut plus être nié (la
visibilité directe confère une réalité dans
l'économie du film), mais son contour conceptuel reste peu défini
du fait de sa brièveté et, de fait, contamine le reste du
récit par son caractère "partiellement innommé", selon ce
principe de la mythologie lovecraftienne qui consiste à esquisser un
univers dont la crédibilité de l'ampleur - et le caractère
intrinsèquement inquiétant de cette ampleur - vient du fait de
n'en décrire qu'une infime fraction qui évoque plus qu'elle ne
montre, car ce qu'elle montre implique un certain nombre de conjectures.
Ici, c'est par les diverses péripéties se
déroulant à Hobb's end, et dont Trent et Styles sont
alternativement témoins, que l'univers (celui de Cane, de Carpenter, des
Grands Anciens) est esquissé de la sorte. Comme on l'a
évoqué plus haut (voir figure 9, p.74) certaines de ces
péripéties font explicitement l'objet de récits
précédents de Cane. Mais c'est surtout leur intervention
apparemment décontextualisée qui jette la confusion quant
à la temporalité et au hors-champ. Car l'intervention des
éléments se fait touj ours avec un sens de l'évocation
à la fois fluide et prégnant : les enfants courant après
le chien au ralenti, ces mêmes enfants zombifiés
accompagnés du chien ayant entre-temps perdu une patte, le cyciste
vieilli et sa phrase sibylline « J'peux par partir, ils veulent pas que je
parte », le motif de l'éolienne, filmé de manière
à souligner une signification lourde d'un sens qui nous échappe
(et qu'on imagine sortie des livres de Cane), Styles qui embrasse
passionnément un Sutter Cane affublé d'un homoncule monstrueux
dans son dos, ou encore l'intense confrontation entre les villageois et Sutter
Cane à l'église ; l'un des villageois réclame son fils
à Cane, mais ni ce villageois, ni l'enfant, ni la raison de la
rétention de l'enfant, ni même Cane d'ailleurs, n'ont
été introduits physiquement au préalable à ce point
du métrage . Lorsque de telles séquences sont introduites, cela
ne fait qu'augmenter à l'impression de prendre en marche le train d'une
histoire plus vaste que celle qu'il nous donné de suivre : Styles
désignant les villageois et assurant Trent qu'ils sont armés
avant même qu'ils soient descendus de voiture, le père de famille
qui se suicide dans le bar (cet acte extrême prouve à Trent que ce
qui se passe dans cette ville ne
1 Voir p.14
2 Le story board original de cette séquence est visible en
ligne sur le site officiel de John Carpenter :
http://www.theofficialjohncarpenter.com/pages/themovies/mm/mmbts/mmbtssb01.html
et
http://www.theofficialjohncarpenter.com/pages/themovies/mm/mmbts/mmbtssb02.html
(dernière consultation Septembre 2007)
relève pas de la supercherie), la sous-intrigue de Mrs
Pickman qui séquestre son mari avant de le démembrer et qui
possède un bien étrange tableau montrant ce que deviendra le
genre humain suite au retour avéré des Grands Anciens1
(cette intrigue est même contextualisée de manière
explicite dans le film puisqu'il y est dit clairement qu'il s'agit de la Mrs
Pickman de Horreur à Hobb's end)... Une telle mise en abyme
thématique crédibilise un univers fantasmatique tout en jetant le
doute sur le statut de cet univers par rapport à la
réalité, quelle qu'elle soit.
In the mouth of madness constitue une étape
importante dans la symbiose entre la mythologie lovecraftienne et les media
audiovisuels, en particulier le cinéma. Ici, c'est par cet art
intelligemment dosé de la suggestion thématique et plastique, un
art du partiellement montré et non du caché, que Carpenter
reprend, avec des instruments techniques (le cinéma) et conceptuels (le
questionnement dickien, comme on l'a vu, du réel en tant
qu'entité et que notion, la meta-textualité, mais aussi des
éléments plus anecdotiques comme l'ajout de données
économiques2 dans la thématique du récit)
différents de ceux qui ont vu la naissance de la mythologie (la
littérature), la même musique : celle d'un monde plus vaste et
plus étrange qu'on ne le perçoit, ampleur et
étrangeté qu'on ne peut appréhender, de manière
prospective, que par la théorie intellectuelle (par l'extrapolation
scientifique et philosophique) et la poésie (ici, l'association
d'idées par un découpage, une imagerie, et un montage
séquentiel à la fois évocateurs et déroutants). Le
film de John Carpenter prolonge ainsi la mythologie de manière
respectueuse mais sans faire l'économie de partis pris affirmés,
qui posent un pont avec des procédés narratifs modernisés
(on évoque d'ailleurs nommément Stephen King, grand
rénovateur de la littérature de genre). Un film sans aucun doute
parmi les plus lovecraftiens, au sens où le folklore de la mythologie y
est rendu de manière très convaincante, mais surtout parce qu'il
offre de ressentir le fameux effroi des espaces extérieurs cher au
reclus de Providence. Tout en étant un récit aux
résonances universelles : l'homme face au monde, à
l'oblitération possible de son existence physique, intellectuelle ou
spirituelle, à sa marge de manoeuvre et aux forces écrasantes de
la nature et de l'esprit. Tout panthéisme considéré, la
peur de Lovecraft, et celle de Carpenter, sont les nôtres.
1 L'on revient ici à un innommable qui ne se peut
appréhender que par une représentation parcellaire, ou subjective
- ici l'interprétation d'un peintre hypothétique : lorsque Trent
sort de l'hôpital, à la fin du film, la radio fait état de
transformations étranges chez certains émeutiers à travers
le pays, dont on imagine (rien n'est sûr) qu'elles sont celles du tableau
de Pickman. Dans les deux cas, il ne nous sera pas donné de voir
directement ces mutations, mais toujours via la description d'une tierce
personne.
2 Le dialogue fait ouvertement référence
à Stephen King en termes de tirages et de lectorat : Cane vend
énormément, il est beaucoup lu, donc la menace qu'il
représente est d'autant plus prégnante. L'économie n'est,
avant ce film, pour ainsi dire pas un élément de la mythologie
lovecraftienne.
DU LOVECRAFTIEN AU-DELA DE SES UNIVERS DE REFERENCE : ALIEN
(1979)
La voie la plus porteuse d'avenir en termes de continuation
mythologique au cinéma, et donc quant à la validité du
medium dans le lovecraftien, semble en effet être plus celle de l'aj out
de nouveaux récits au corpus que celle de l'adaptation directe. Dans une
mythologie dont la force est l'atomicité des sources et des ajouts, la
chose semble acquise. L'étude qui précède prouve en tous
cas que le lovecraftien ne se résume pas aux créatures indicibles
cachées dans le noir et qui propagent une inflation de tentacules
psychopathogènes lorsque les étoiles sont dans un alignement
propice... Mais le lovecraftien, au sens le plus plein du terme, peut-il
vraiment s'affranchir de sa matrice originelle, c'est-à-dire Lovecraft
lui-même et le système de références
accrochées à sa mythologie ? Grands Anciens, peuples savants non
humains plus ou moins identifiés, villages isolés de Nouvelle
Angleterre, grimoires maudits et ascendances monstrueuses... Affranchir un
récit de tels détails d'imagerie, est-ce le vider de sa dimension
lovecraftienne ? En fin de compte, le lovecraftien est-il subordonné
à un jeu de références ?
Le lovecraftien en tant que thématique s'instille dans
un pan de plus en plus étendu du cinéma dit de genre, et imbibe
des domaines ou des genres qui n'entretiennent pas de rapport direct avec lui.
Le cas de Alien, de Ridley Scott, est à ce titre tout à
fait éclairant, d'abord par certains aspects de sa genèse,
ensuite par l'imagerie qu'il développe, enfin par sa thématique
même. Ces trois prismes permettent de mieux prendre la mesure
lovecraftienne, d'un film qui a priori n'a pas grand-chose à
voir avec le sujet. En effet, les deux scénaristes à l'origine du
projet, Dan O'Bannon et Ronald Shusett, ne semblent pas spécialement
versés dans le lovecraftien, à l'exception notable de leur script
de Bleeders (Peter Svatek, 1997), petite série B qui
démarque de manière lointaine et officieuse la thématique
incestueuse et mutante de la nouvelle The lurking Fear.
Pourtant la genèse même d'Alien
opère des circonvolutions qui le font graviter autour de la
mythologie lovecraftienne. Il convient d'abord de se pencher sur la
première tentative1 d'adaptation de Dune, le roman
de Frank Herbert publié en 19652. Auréolé du
succès de son El Topo (1970), Alejandro Jodorowsky
s'atèle vers 1975 à une adaptation de Dune, à
laquelle est attaché Dan O'Bannon en tant que scénariste et
surtout Hans Ruedi Giger, peintre suisse à l'univers onirique et
1 Les sources concernant l'évocation du Dune
de Jodorovsky proviennent du documentaire The beast within, de
Charles de Lauzirika (Twentieth century fox, 2003), les articles H.R.
Giger, la science des rêves de Marc Toullec (Mad movies n°196)
et Le film décrypté : Alien, le 8 ème
passager de Julien Dupuy (Mad movies n°1 58), et la page
http://hrgiger.canalblog.com/archives/2004/11/13/index.html
(dernière consultation Septembre 2007).
2 Cycle de science-fiction contant les jeux de pouvoir
féodaux au 103 ème siècle, autour d'une
substance psychoactive nommée Epice, qui ne se trouve que sur une
planète désertique et infestée de vers géants,
Arrakis. Cette substance cristallise des conflits entre divers clans comme les
Attréides et les Harkonnens, manipulés en cela par l'Empereur du
monde connu à la solde des puissants Navigateurs, qui plient l'espace et
permettent ainsi les voyages interstellaires, capacité
nécessitant l'Epice.
père d'un design biomécanique très
sexué, morbide et humoristique. Ce dernier, au courant du projet suite
à un concert de Magma (Christian Vander, leader du groupe, doit à
l'époque participer à la musique du film), y est introduit par
Salvador Dali lui-même, qui crée certains décors et doit
jouer le rôle de l'empereur dans le film. Il conçoit notamment le
design de Geidi Prime, la planète de la décadente baronnie
Harkonnen.
Les producteurs lâchent Jodorowsky et son projet trop
fou (n'oublions pas que l'on se situe encore dans un contexte de production
d'avant Star Wars et son succès commercial
phénoménal, et que la science fiction au cinéma ne
n'inspire pas confiance aux producteurs), renvoyant un Dan O'Bannon sans le sou
aux Etats-Unis où, hébergé par Ronald Shusett, il se
penche avec lui sur deux scripts : une adaptation de Philip K. Dick qui donnera
bien plus tard le Total Recall de Paul Verhoeven (1990), et Star
Beast, qui devient vite Alien et qui démarque Terrore
Nello Spajo, de Mario Bava (1965) et It ! The terror from beyond space
de Ed Cahn, l'originalité introduite par Shusett étant la
"fécondation" d'un membre d'équipage (nous y reviendrons) servant
à la créature de ticket d'entrée dans le vaisseau
spatial1. Suite aux diverses circonvolutions du developpement
hell (encore une fois, il faut attendre que Star wars change la
donne économique en 1977 pour que la SF entre en odeur de
sainteté et qu'Alien soit "greenlighté" par la Fox), la
production est lancée, et la question du design de la planète
inconnue, et de ses deux races extraterrestres, se pose avec prégnance.
C'est là que O'Bannon se souvient du peintre suisse, et montre à
Ridley Scott la dernière monographie en date de Giger : H.R. Giger's
Necronomicon (voir figure 10, p.84).
Ce titre n'est en aucun cas anodin chez Giger : en effet,
c'est suite à l'exposition qui le consacre en 1976, La seconde
célébration des quatre (elle sert de mémorial
à la petite amie et muse du peintre, Li, suicidée en 1975), qui
reprend une esthétique élémentaire aux résonances
sataniques et lovecraftiennes2, et qui pose Giger en une incarnation
métaphorique de Abdul Alhazred, l'arabe dément (auteur du Al
Azif original) créé par H.P. Lovecraft. Plusieurs travaux de
Giger font ainsi ouvertement référence à la mythologie
lovecraftienne (on y reconnaît par exemple une Lilith toute droit sortie
de Horreur à Red Hook). L'impression qui se dégage de
l'oeuvre est en fait, assez similaire à celle qui sourd de certains
récits écrits du mythe : limites floues entre le matériel
et l'immatériel, convocations de traditions hétérocites,
citations directes, climat d'oppression d'ordre cosmique (au sens ou les
environnements se pressent littéralement contre les personnages, voire
les absorbent ou s'y fondent), et évocation d'un tout, d'un univers,
plus important que la portion qui se trouve dans le champ de la toile (les
objets et figures sont souvent "coupés" par les bords du cadre). Le
design de la
1 Dans les termes de Shusett lui-même : « The
creature screws one of the crew members ! »
2 August Derleth, notamment, interprète une typologie
élémentaire pour les Grands Anciens (feu, eau, air,
fécondité...). Derleth, August, Le mythe de Cthulhu, in H.P.
Lovecraft et August Derleth, Légendes du mythe de Cthulhu, p.9,
Pocket, 1989
créature du film, au dernier stade de son
développement, sera sur la demande expresse de Scott un décalque
quasi-littéral de l'une des toiles du Necronomicon, Necronom 4,
adjoint de détails significatifs de Necronom 5 (voir
figure 10, p.84). C'est ainsi que la mythologie lovecraftienne contamine en
sous-main le film avant même le premier coup de manivelle : l'influence
se fait ainsi sentir de manière plus ou moins consciente ou
évidente sur tous les aspect de l'histoire contée.
Mais réduire Alien à des
créatures si pittoresques, exotiques et saisissantes soient-elles, ne
ferait finalement que peu pour montrer la caractère profondément
lovecraftien du métrage. Car l'imagerie que développe le film va
plus loin que le seul travail de design de Giger : c'est une véritable
dialectique de l'indicible en tant que notion physique qui y est mise en place.
D'abord par sa manière de décrire un monde, encore une fois,
d'une immensité angoissante (diverses références dans le
dialogue font état d'une navigation complexe dans l'espace et d'une
"bordure extérieure" évocatrices de grande étendue de
l'espace arpenté par l'Homme), et où l'être humain à
tort de se croire seul (la "rencontre" avec d'autres formes de vie est la
première de l'histoire humaine si l'on en croit la procédure
à suivre lors de la réception du message qui mène
l'équipage du Nostromo sur la planète qui verra sa
perte).
Ainsi la nature même des évènements
apparaît comme une reconfiguration du monde (en tous cas de la
manière de l'appréhender, ce qui revient au même dans ce
récit ou la peur est basée sur la subjectivité humaine -
on ne voit l'histoire qu'à travers la perception de l'équipage,
jamais celle de la créature) par adjonction d'un élément
nouveau qui bouleverse la perspective globale, dans un cadre pour le moins
quotidien (l'une des réussites du film est la représentation des
spationautes comme de routiers de l'espace, dont la principale
préoccupation est la répartition des primes) qui en renforce
l'exotisme par contraste. Ici, c'est la révélation que nous ne
sommes pas seuls dans l'univers, et qu'au moins une partie de ces autres formes
de vie n'est pour le moins pas amicale1. Cette reconfiguration est
en soi anxiogène par les perspectives qu'elle ouvre (si d'autres vies
intelligentes existent, rien ne nous prouve que le statut rassurant de
superprédateur nous soit échu... Et si, partant de là,
nous rencontrions des choses aussi différentes de nous - et
potentiellement supérieures - que nous ne le sommes des vers ou des
cailloux ?), dans un système thématique on le voit grandement
héritée des préoccupations lovecraftiennes (notamment
"cthulhiennes").
1 A travers la sous-intrigue autour de Ash, cette
reconfiguration des perspectives comme prélude à la peur trouve
une autre occurrence tout aussi importante d'un point de vue discursif :
Ripley, qui défend la compagnie Weyland Yutani (l'armateur du vaisseau
Nostromo) au début du film, découvre en s'opposant à
l'agent scientifique Ash, une vérité effrayante en soi : La
compagnie considère l'équipage comme "dispensable" (comprendre
"à même d'être sacrifié pour un profit donné"
ici l'Alien lui-même) et Ash est un androïde qui ira jusqu'à
tenter de la tuer pour protéger la créature.
A partir de là, l'intervention de
l'élément exogène (foncièrement, tout ce à
quoi s'applique le terme versatilement pertinent Alien) se fait sur un
mode, encore, indicible du point de vue de référence pour le
spectateur, celui de l'équipage. La confusion quant au message du
space jockey1 , pris d'abord pour un S.O.S. avant
d'être - trop tard - identifié comme une mise en garde, montre
déjà le caractère incompréhensible de la menace.
Ensuite les attributs de la créature elle-même, dans le vaisseau
abandonné, puis à bord du Nostromo : on a déjà
évoqué la représentation lacunaire du monstre à son
dernier stade d'évolution2 (mais est-ce seulement le dernier
? Rien ne permet en fait de se prononcer, à part l'interprétation
a posteriori et très pragmatique de James Cameron sur la suite,
Aliens, et qui conditionne toute la mythologie
cinématographique Alien qui suit), mais divers
éléments de sa nature sont foncièrement hors des lois
naturelles telles qu'on les intègre généralement : le
brouillard au-dessus des oeufs, dans le vaisseau, possède une membrane
immatérielle et lumineuse qui réagit au contact, le liquide qui
suinte de ceux-ci s'écoule vers le haut, le sang de la créature
est un acide puissant, et le mode de reproduction de l'Alien
lui-même se montre tout à fait "autre", mêlant
parasitisme (l'oeuf libère le face hugger qui pond un autre
oeuf dans un corps hôte. Celui-ci génère une version
embryonnaire du prédateur, le chest burster, qui
s'échappe de l'hôte en s'ouvrant une voie à travers son
sternum - voir le tableau Hieroglyphics qui récapitule ce
processus, figure 10, page suivante) et une forme étrange de
parthénogenèse : la créature emmène certaines de
ses victimes dans un nid qu'elle se fabrique à base de
sécrétions de résine, où elles subissent un
étrange processus de dégradation qui les change en nouveaux oeufs
via une phase de chrysalide3. Ajoutons à cela la très
parcellaire monstration de l'Alien (le terme même d'Alien, qui
désigne un élément exogène qu'on ne peut pas
définir précisément4 autrement que par une
opposition avec les occupants de l'intérieur, est éclairant quant
à l'économie de l'indicible dans le récit) qui invite
à toutes sorte d'extrapolations sur sa forme entière
réelle (voir à ce titre Alien monster 3, figure 10, page
suivante).
1 Dans le vaisseau extraterrestre abandonné,
l'équipage trouve d'abord une créature fossilisée,
soudée par le temps à ce qui apparaît comme un poste de
piotage ou une tourelle de communication. Cette créature, un
humanoïde géant, semble avoir subi le sort qui attend Kane : sa
poitrine a explosé de l'intérieur à la suite de la sortie
d'un corps étranger. Ce personnage clef de l'intrigue est
désigné par la production, Ridley Scott et Giger comme le
space jockey.
2 Voir p.21
3 La scène qui introduit cette idée
dérangeante intervient pendant la fuite de Ripley : elle découvre
Dallas, le capitaine qui a été emporté par la bête
plus tôt, dans un des pieds du Nostromo où l'Alien a
installé son nid. Celui-ci, encore vivant, lui demande de l'achever. En
1979, le montage final évacue cette séquence pour la raison
qu'elle coupait le crescendo de la tension à ce moment de l'action (voir
Giger, Hans Ruedi, Giger's Alien, Gallerie Morpheus International, p.50,
1999). Cette séquence n'est ressortie qu'avec la
réexploitation de Alien par la Fox, dans un director's cut qui
la réintègre au sein du métrage (Twentieth century fox
2003). Une séquence dont James Cameron n'avait donc pas connaissance
lorsqu'il livra sa vision de l'espèce dans son Aliens (1986) :
une race s'apparentant à des insectes sociaux, où les oeufs sont
pondus par une reine.
4 Le contre-sens consistant à employer le terme Alien
comme un nom propre a été depuis franchi avec Alien-la
résurrection (Jean-Pierre Jeunet) en 1997.
Le principal point commun thématique avec le reste de
la mythologie lovecraftienne, dont Alien propose une vision à
la fois opératique et érotisée (il faut être
naïf pour ne pas voir un contenu sexuel fort dans le métrage : la
séquence à bord de la navette d'évacuation voit tout de
même
Sigourney Weaver en petite culotte affrontant un phallus
géant qui bave tant qu'il peut, la queue de l'alien est tournée
vers l'avant de son entrejambe, il déshabille ses victimes - Ripley
retrouve Lambert nue -, et le premier design de l'oeuf le montrait s'ouvrant
sur une vulve1. Le principe même de la fécondation d'un
membre d'équipage laisse peu d'équivoque sur l'érotisation
de la menace.), c'est cette vision très pessimiste de l'Inconnu, qui
n'apporte ici encore que mort et folie lorsqu'il entre en contact avec notre
sphère de compréhension ou notre plan du réel. L'univers y
est vaste et hostile, et que les puissances qui l'habitent soient
identifiées (en tant que Grands Anciens ou peuplades diverses telles que
Yithiens ou Profonds) ou pas, leur connaissance EST en soi dangereuse. Une peur
du monde si lovecraftienne qu'elle n'a même pas besoin d'un rattachement
explicite à la lettre de la mythologie, pour constituer l'une des plus
concluantes transplantations de la peur lovecraftienne sur l'écran de
cinéma. Car plus que la menace physique que représente l'Alien,
c'est son profond anachronisme qui nous choque, sa différence qui
ramène l'Homme au rang d'insecte potentiellement aux mains de puissances
effrayantes, immémoriales et immortelles (le vaisseau est suffisamment
vieux pour que son occupant soit momifié, mais les oeufs sont toujours
vivants). Sans doute la preuve que le lovecraftien sous-tend bien des enjeux du
cinéma de terreur actuel, étant donné la
postérité d'Alien en termes d'émulation
(notamment le motif du huis-clos où un groupe humain est
confronté à une menace exogène, mais aussi l'idée
de laisser planer le doute sur la nature de cette menace) et de
procédés narratifs.
1 « Caroll (...) is affraid it will get them into
trouble, especially in catholic countries » Giger change donc le sommet
des oeufs de manière à obtenir une ouverture en fleur. Giger,
Hans Ruedi, Giger's Alien, Gallerie Morpheus International, p.46, 1999
AU-DELA DES FILMS LOVECRAFTIENS : UNE MYTHOLOGIE EN
EXPANSION
Bien entendu, l'influence du lovecraftien au cinéma ne
se limite pas aux seuls films qui s'y attachent aussi ouvertement que ceux que
nous venons de traiter. Ainsi que le remarque Stuart Gordon1,
Lovecraft n'a jamais été aussi populaire. Nous avons
déjà évoqué certaines causes à cela : le jeu
de rôles Call of Cthulhu, l'énorme succès de
Re-animator (doublé d'un sérieux statut de film culte en
regard de sa mémorable scène entre la tête du docteur Hill
et une Barbara Crampton attachée et non consentante2) qui a
en quelque sorte ouvert le grand public au rêveur de Providence, la
facilité accrue de produire des adaptations de Lovecraft ou d'utiliser
son nom à des fins de crédibilisation (les écrits de
Lovecraft sont dans le domaine public, ce qui élimine la
nécessité de l'achat des droits, et le nom de Lovecraft agit
comme un label de qualité.).
Ce dernier point se montre particulièrement crucial
dans le monde de la série B, où un sou est un sou et le roulement
thématique et économique très important (les délais
et les budgets de production dans des firmes telles que Full Moon
Entertainment, Franchise ou The Asylum sont en moyenne 5 à 10 fois plus
serrés que ceux d'une production équivalente chez New Line ou
Fox). Ainsi il serait illusoire de seulement vouloir dresser ici une
liste3 des films qui se parent d'un titre emprunté à
Lovecraft, d'une mention HP Lovecraft's en exergue d'un titre, ou
encore reprennent des concepts d'histoires ou des éléments
"porteurs" en termes commerciaux : on a déjà évoqué
Bleeders (Peter Svatek, 1997), Castle Freak (Stuart Gordon,
1995), ou Necronomicon (Brian Yuzna, 1993), mais l'on pourrait tout
aussi bien évoquer le Maléfique d'Eric Valette (2002),
qui emploie un grimoire et des formules magiques tirées du
Necronomicon, ou encore le diptyque des morts-vivants de Lucio Fulci :
L'aldilà (1981) voit l'enfer s'ouvrir suite à
l'utilisation du Livre d'Eibon et Paura nella città dei morti
viventi (1980) conte l'invasion de Dunwich par des hordes de zombies. L'on
y ajoutera la grande vitalité des vidéastes amateurs et
semi-professionnels qui tiennent vitrine sur Internet, ou les productions qui
flirtent avec les concepts soulevés ou créés par les
auteurs littéraires du lovecraftien : on citera le Event Horizon
de Paul Anderson (1997) qui fait le parallèle entre trous noirs,
passages interdimensionnels et portes vers un au-delà maléfique,
The descent de Neil Marshall (2005) dont les crawlers font plus
qu'évoquer les goules de Lovecraft, ou encore Atomik Circus des
frères Poiraud (2004) dont les monstres volants sont les rejetons de
Shub-Niggurath). Enfin, des films qui ne sont pas rattachés au mythe
peuvent ouvrir des voies conceptuelles et esthétiques aux
bâtisseurs du
1 Dans le commentaire audio du DVD Le cauchemar de la
sorcière, Fisrt international pictures, 2006
2 Cette séquence est même mentionnée dans le
pourtant très auteuriste et "indépendant" (dans le sens
usité au Sundance festival) American Beauty de Sam Mendes
(1999) !
3 Une liste d'une exhaustivité impressionnante est visible
sur
http://www.unfilmable.com/reviews.html
(dernière consultation Septembre)
lovecraftien : les visions chamaniques du Blueberry :
l'expérience secrète de Jan Kounen 1(2004), par
exemple, montrent des directions intéressantes quant à la
distorsion spatio-temporelle ou l'estompage entre matériel et
immatériel, vivant et inanimé.
L'influence de la mythologie lovecraftienne se fait en fait
sentir dans un grand nombre de domaines : jeux de rôle,
webrings2, comic books et bandes dessinées (On citera
Nyarlathotep, de Julien Noirel et Rotomago), et même une
comédie musicale intitulée A shoggoth on the roof
3. On ne compte d'ailleurs plus les
références plus ou moins explicites à la mythologie
lovecraftienne dans le domaine musical4 (Un groupe de rock
progressif des années 60/70 se nommait d'ailleurs HP Lovecraft). De plus
c'est sans doute du côté du jeu vidéo que la recherche
pourra s'attarder de la manière la plus productive : nombre de jeux
citent ouvertement la mythologie (Quake, Blood, et bien entendu
Alone in the dark) quand d'autres en récupèrent des
éléments d'imagerie ou de narration à leur compte : on
citera bien entendu la saga Legacy of Kain - Soul reaver, dont le Dieu
Ancien est un gigantesque et omnipotent agglomérat d'yeux et de
tentacules qui maîtrise plusieurs plans dimensionnels de la
réalité (la sphère "matérielle"et la sphère
"spectrale"), et qui emprunte directement au Lovecraft de Kadath et de
La tombe l'aspect déclamatoire et empathique de son
héros Raziel, notamment en faisant souvent s'exprimer ce dernier en voix
off du fond d'une temporalité seconde indéterminée. Enfin,
certains jeux tirent encore plus loin la mythologie en poussant l'immersion du
spectateur/joueur dans une subjectivité exacerbée : c'est le cas
du relativement récent Call of Cthulhu - dark corners of the earth,
de Bethesda softworks, qui adapte littéralement Le cauchemar
d'Innsmouth et Dans l'abime du temps au sein d'une dialectique de
First person shooter 5. Il faut se voir courir
dans l'hôtel en bloquant les portes de chambres successives, poursuivi
par les habitants d'Innsmouth (la séquence est l'un des moments forts de
la nouvelle originale), ou gérer sa propre santé mentale afin de
ne pas voir son avatar se suicider face à des statues de Cthulhu ou des
scènes traumatisantes, pour réaliser l'intérêt
mythologique qu'apporte le jeu vidéo à un système de
récits qui, désormais, s'étend dans tous les domaines de
l'écriture, et se développe selon un schéma ouvertement
mythologique et multimédia.
1 les effets de la société Mac Guff Ligne,
supervisés par Kounen, montrent notamment des fractales
s'entremêlant avec diverses figures organiques réalistes ou
fantaisistes, plus ou moins stylisées.
2 Le terme désigne les conglomérats de sites
Internet, liés entre eux par un sujet commun.
3
http://www.cthulhulives.org/Shoggoth/index.html
(dernière consultation Septembre 2007)
4 Le site
HPLovecraft-fr.com recense un
grand nombre de citations musicales :
http://www.hplovecraftfr.com/index.php?MusiQue
(dernière consultation Septembre 2007)
5 Genre vidéoludique né avec Wolfenstein 3D,
longtemps nommé Doom-like, qui consiste en une
occularisation directe de l'action dans un environnement en trois
dimensions.
CAUCHEMAR ET CATACLYSME : EN GUISE DE CONCLUSION
On le voit, faire exister les univers lovecraftiens au
cinéma équivaut à remettre en question sans cesse à
la fois le médium cinéma dans l'optique de l'enrichir ; en
soulevant des questions de fond : comment traduire l'indicible en images et en
sons, comment transposer une écriture néoimpressionniste en film,
comment gérer les phénomènes de persistance et de
temporalités fluctuantes, etc... A faire investir de nouveaux domaines
à une mythologie dont la versatilité constitue paradoxalement la
cohérence. Ainsi c'est tout un champ de possibles qui s'ouvre pour une
construction narrative déjà très riche en soi.
Si les problèmes conceptuels se posent, certes, avec
prégnance, le lovecraftien en soi porte en germe des
éléments de compatibilité avec les caractéristiques
techniques et narratives du cinéma : le hors-champ en constitue le
meilleur exemple, en ce sens qu'il se pose comme refuge et un
démultiplicateur des menaces occultes et de l'innommable au coeur de la
mythologie lovecraftienne. Les problèmes les plus importants se situent
finalement plus dans les moyens que l'on veut bien mettre en oeuvre pour
concrétiser des visions lovecraftiennes, qu'en termes de visualisation
conceptuelle. Un grand nombre d'illustrateurs de talent se sont penchés
et se penchent sur le lovecraftien et ses avatars, et le médium
cinéma se prête tout à fait à des visions
étranges, floutant la limite entre matériel et immatériel
et imaginant des rapports temporels affranchis de la continuité.
Tout porte à constater que la mythologie lovecraftienne
prend un essor nouveau avec l'action conjuguée des apports de
l'audiovisuel (cinéma, vidéo, et maintenant jeu vidéo) et
des narrations communautaires et persistantes (cercles de fans sur Internet,
jeux de rôle). L'écueil le plus à craindre, l'obstacle le
plus important à la conduite de la mythologie lovecraftienne vers des
domaines plus exotiques n'est peut-être pas structurel (problèmes
conceptuels et plastiques) mais conjoncturel (d'ordre critique). Il semble en
effet, pour tout un pan de la critique, de bon ton de considérer
Lovecraft comme l'horizon indépassable de la création en ce qui
concerne la construction mythologique qu'il a jadis amorcée. Les auteurs
"suivants", qu'ils soient littéraires ou cinématographiques
d'ailleurs, sont alors considérés comme guère mieux que
des tâcherons, sympathiques tout au plus dans leur espoir naïf
d'amender une mythologie qui n'appartient en propre qu'à son
instigateur. C'est une vision bien romantique de l'artiste avec un grand A, qui
se dresse seul dans un néant conceptuel pour créer ex nihilo
une oeuvre ne devant rien à personne et qui, à l'instar des
fruits au marché du bourg, se déprécie à mesure que
d'autres personnes la manipulent. On ne saurait trop se départir de ce
type de visée assez simpliste et condescendante : non seulement il
s'agit d'une vision binaire de la création qui n'envisage,
virtuellement, que des précurseurs opposés à des
plagiaires, mais de plus qui s'avère un contre-sens dans un
système de construction
mythologique qui doit tant à des précurseurs
illustres (Lovecraft ne cachait pas, c'est le moins qu'on puisse dire, son
admiration et ses emprunts à Lord Dunsany, Edgar Poe ou Arthur Machen)
qu'à une richesse du corpus basée partie sur l'émulation
et les ajouts de nouveaux venus, qui d'ailleurs n'ont jamais eu une mince part
à la reconnaissance du maître de providence dans des cercles de
plus en plus larges.
A ce titre, qu'il nous soit permis de citer in extenso
la légitime remise en perspective que fit Jacques Goimard lors de
la table ronde du colloque de Cérisy ayant trait à Lovecraft en
2002 : « Que les continuateurs ne soient de grands écrivains, je
veux bien, mais dire qu'un continuateur, un imitateur, un pasticheur, que
sais-je encore, est forcément quelqu'un qui fait de la fausse monnaie,
tout cela ressortit quand même à un cliché et
j'espère que l'on échappera un jour à cette vision
romantique de l'auteur titanesque qui est lui-même et rien d'autre.
Personnellement, je suggère qu'on en revienne à une vision,
disons, plus médiévale du texte, qui peut être repris, qui
laisse à chacun la liberté de rêver avec,
c'est-à-dire pas seulement de le lire, mais éventuellement de le
récrire ou de l'écrire autrement. (...) Admirer Lovecraft, ce
n'est pas forcément écrire des thèses sur lui ; ça
peutêtre terminer ses manuscrits inachevés, re-rêver
à sa manière. »
A n'en point douter, ajouter des traductions audiovisuelles ou
vidéo-ludiques participe d'une telle entreprise. Avec une construction
par adjonctions successives, qui à la fois étoffe et solidifie
l'édifice mythologique global, on retrouve un schéma proche des
mythologies gréco-romaines ou des mythes arthuriens. Le seul
critère, alors, devrait être la postérité du
récit adjoint, et la qualité intrinsèque de ce dernier,
loin des querelles des diverses factions de l'exégèse
critique...
BIBLIOGRAPHIE - FILMOGRAPHIE
FILMS LOVECRAFTIENS
De "fans"
Call of Cthulhu, Andrew Leman, HPLHS, 2005
Dreamquest for Unknown Kadath, Edward IIIrd
Martin, Guerrilla prod, 2005
De Stuart Gordon
Re-Animator, Empire pictures, 1985 From Beyond,
Empire pictures, 1986 Castle Freak, Full Moon, 1995 Dagon,
Fantastic Factory, 2001
Dreams in the Witchhouse, First International
Production, 2006
De John Carpenter
The Thing, Universal Pictures, 1982 Prince of
Darkness, Alive films, 1987
In the Mouth of Madness, New Line cinéma, 1994
Autres
Alien, Ridley Scott, 20th Century Fox,
1979
AUTRES FILMS
Häxan, Benjamin Christensen, 1922
Nosferatu, Friedrisch Wilelm Mürnau, Prana Film,
Jofa- Atelier Berlin - Johannisthal (Allemagne) 1922
The Thing from another world, Christian Nyby (Howard
Hawk, non crédité), RKO Pictures, Winchester Pictures,1 951
Night of the demon, Jacques Tourneur, Sabre Film
(Grande-Bretagne), Columbia Pictures, 1957 Jason and the argonauts,
Don Caffey, Columbia Pictures et Morning Side Productions, 1963 Die,
monster, die !, Daniel Haller, AIP, 1965
2001 : a space odyssey, Stanley Kubrick, Warner, 1968
The Dunwich horror , Daniel Haller, AIP, 1970
The last house on the left, Wes Craven, Lobster Enterprises, Sean
S. Cunningham Films, The Night Co., 1972
Halloween, John Carepenter, Falcon Productions, 1978
The brood, David Cronenberg, CFDC (Canada), Elgin
International Film, Mutual production,1 979 The howling, Joe Dante,
Universal, 1979
Paura nella città dei morti viventi, Lucio Fulci,
Dania Film, National Cinematografica, 1980
L'aldilà, Lucio Fulci, Fulvia Film, 1981
The evil dead, Sam Raimi, Renaissance Pictures,1 981
Aliens, James Cameron, 20th Century Fox,
1986
Evil dead 2 : dead by dawn, Sam Raimi, Renaissance
Pictures,1 987
Nightbreed, Clive Barker, Morgan Creek Productions, 1988
Society, Brian Yuzna, 1989
Robocop 2, Irvin Kershner, Orion Pictures Corporation,
1990
Cast a deadly spell, Martin Campbell, 1991
Alien3, David Fincher, 20th Century Fox,
1992
Evil dead 3 : army of darkness, Sam Raimi, Renaissance
Pictures , Dino de Laurentiis, Universal,1 992 Candyman, Bernard Rose,
Universal, 1992
Necronomicon, Brian Yuzna, Christophe Gans, Shusuke
Kaneko, Davis Film, 1993
Jurassic Park, Steven Spielberg, Universal Pictures,
1993
Des nouvelles du bon dieu, Didier Le Pêcheur,
Program 33, 1996
Mimic, de Guillermo del Toro, Dimension Films, Miramax,
1997
Event Horizon, Paul Anderson, Paramount, Impact
Pictures, 1997
Alien - Resurection, Jean-Pierre Jeunet, 20th
Century Fox, 1997
Bleeders, Peter Svatek, 1997
Fight Club, David Fincher, 20th Century Fox,
1999
Maléfique, Eric Valette, Mars Films, 2002
Atomik Circus, Didier et Thierry Poiraud, Entropie
Films, 2004
Blueberry, Jan Kounen, Warner 2004
Hellboy, Guillermo del Toro, Revolutions Studios et
Columbia Pictures, 2004
The descent, Neil Marshall, 2005
300, Zack Snyder, Legendary Pictures, 2006
Masters of Horror, Firts International Pictures, 2005
Jenifer, Dario Argento
Cigarette Burns, John Carpenter
Homecoming, Joe Dante
LIVRES
(Note : il ne s'agit pas ici d'établir une bibliographie
exhaustive des textes lovecraftiens, mais seulement de relever ceux
cités et étudiés dans ce mémoire.)
Parmi les précurseurs de Lovecraft
Aventures d'Arthur Gordon Pym, The narrative of Arthur Gordon
Pym of Nantucket, E. A.. Poe, 1838, traduction de Charles Baudelaire,
1858, Le Livre de Poche, 1966
Le grand dieu Pan, Arthur Machen, 1894, traduction J.P.
Toulet, édition française Librio
Dans le corpus lovecraftien
Romans et nouvelles de H.P. Lovecraft
Le "Cycle de Sarnath" (1919-1927) :
The statement of Randolph Carter, Le témoignage de
Randolph Carter
The Silver Key, La clé d'argent
Trough the gates of the Silver Key, A travers les portes de
la clé d'argent
The Dream-quest for unknow Kadath, La quête onirique de
Kadath l'inconnue
Traductions de Bernard Noël, in Démons et
Merveilles, Editions des deux Rives, 1955, Editions 10/18, 1973
Autres :
Dagon, 1917, traduction de Paule Pérez, Pierre
Belfond 1969, in Dagon, J'ai lu, 1973
The tomb, La tombe, 1917, traduction de Paule
Pérez, Pierre Belfond 1969, in Dagon, J'ai lu, 1973 The
street, La rue, 1920, traduction de Paule Pérez, Pierre Belfond
1969, in Dagon, J'ai lu, 1973 The Outsider, Je suis d'ailleurs,
1921, in L'abomination de Dunwich, J'ai lu, 1997
Herbert West, Reanimator, Herbert West, Reanimateur,
1921-1922, traduction de Paule Pérez, Pierre Belfond 1969, in
Dagon, J'ai lu, 1973
The unnamable, L'indicible, 1923, traduit par Yves
Rivière, Pierre Belfond 1969, in Le cauchemar d'Innsmouth, J'ai
lu, 19ç5
Des rats dans les murs, The rats in the walls, 1923,
traduction de Simone Lamblin et Jacques Papy, Editions Denoël 1954, in
L'abomination de Dunwich, J'ai lu, 1997
The horror at Red Hook, Horreur à Red Hook, 1925,
traduction de Paule Pérez, Pierre Belfond 1969, in Dagon, J'ai
lu, 1973
Call of Cthulhu, L'appel Cthulhu, 1926, traduction de
Claude Gilbert, Christian Bougeois 1975 The strange high house in the mist,
L'étrange maison haute dans la brume, 1926, traduction de Paule
Pérez, Pierre Belfond 1969, in LOT/ECRAFT tome 1, collection
Bouquins, Robert Laffont, sous la direction de Francis Lacassin, 1991
Pickman's model, Le modèle de Pickman, 1926,
traduction de Yves Rivière, in L'abomination de Dunwich, J'ai
lu, 1997
The case of Charles Dexter Ward, L'affaire Charles Dexter
Ward , 1927, traduction de Simone Lamblin et Jacques Papy, Editions
Denoël 1954, in LOT/ECRAFT tome 1, collection Bouquins, Robert
Laffont, sous la direction de Francis Lacassin, 1991
History and Chronology of the Necronomicon, Chronologie du
Necronomicon, 1927, traduction de Jean-Paul Mourlon, éditions
Belfond, in LOT/ECRAFT tome 1, collection Bouquins, Robert Laffont,
sous la direction de Francis Lacassin
The colour out of space, 1927, La couleur
tombée du ciel, traduction de Simone Lamblin et Jacques Papy,
Editions Denoël 1954, in LOT/ECRAFT tome 1, collection Bouquins,
Robert Laffont, sous la direction de Francis Lacassin
The Dunwich horror, L'abomination de Dunwich, 1928, ,
traduction de Simone Lamblin et Jacques Papy, Editions Denoël 1954, in
LOT/ECRAFT tome 1, collection Bouquins, Robert Laffont, sous la
direction de Francis Lacassin
The whisperer in Darkness, Celui qui chuchotait dans les
ténèbres, 1930, traduction de Simone Lamblin et Jacques
Papy, Editions Denoël 1954, in LOT/ECRAFT tome 1, collection
Bouquins, Robert Laffont, sous la direction de Francis Lacassin, 1991
The shadow over Innsmouth, Le cauchemar d'Innsmouth,
1932, traduction de Simone Lamblin et Jacques Papy, Editions Denoël
1954, in LOT/E CRAFT tome 1, collection Bouquins, Robert Laffont, sous
la direction de Francis Lacassin, 1991
The dreams in the witch house, La maison de la
sorcière, 1932, traduction de Simone Lamblin et Jacques Papy,
Editions Denoël 1954, in LOT/ECRAFT tome 1, collection Bouquins,
Robert Laffont, sous la direction de Francis Lacassin, 1991
The thing on the doorstep, Le monstre sur le seuil,
1933, traduction de Simone Lamblin et Jacques Papy, Editions Denoël
1954, in LOT/ECRAFT tome 1, collection Bouquins, Robert Laffont, sous
la direction de Francis Lacassin
The haunter of the Dark, Celui qui hantait les
ténèbres, 1935, traduction Claude Gilbert, Editions Tristan
Bourgois 1975, in LOT/ECRAFT tome 1, collection Bouquins, Robert
Laffont, sous la direction de Francis Lacas sin
In the walls of Eryx, Dans les murs d'Eryx, 1935,
traduction de Paule Pérez, Pierre Belfond 1969, in Dagon, J'ai
lu, 1973
PARMI LES CONTINUATEURS DE LOVECRAFT
The hounds of Tindalos, Les chiens de Tindalos, Frank
Belknap Long, 1929, traduction de Claude Gilbert, Editions Tristan Bourgois
1975, in LOT/E CRAFT tome 1, collection Bouquins, Robert Laffont, sous
la direction de Francis Lacassin, 1991
The shadow from the steeple, L'ombre du clocher,
Robert Bloch, 1950, traduction de Claude Boland Maskens, Editions
Marabout, in LOT/ECRAFT tome 1, collection Bouquins, Robert Laffont,
sous la direction de Francis Lacassin, 1991
The Deep Ones, Ceux des profondeurs, James Wade,
1969, , traduction de Claude Gilbert, Editions Tristan Bourgois 1975, in
LOT/ECRAFT tome 1, collection Bouquins, Robert Laffont, sous la
direction de Francis Lacassin, 1991
Celui qui garde le ver, in Danse Macabre,
Stephen King, Williams- Alta 1978, traduction de Joan Bernard et
Christiane Thiollier, J'ai lu, 1986
Crouch End, écrit pour l'anthologie Le
Livre noir : nouvelles légendes du mythe de Cthulhu, sous la
responsabilité de Ramsey Campbell, 1980, puis repris dans
Rêves et cauchemars, tome 2, Stephen King, Williams- Alta 1992,
traduit par François Truchaud, J'ai lu, 1996
AUTRES LIVRES DE FICTION :
Brave New World, Le Meilleur des Mondes, Aldous Huxley,
1932, traduction de Jules Castier, Presses-Pocket 1977, Pocket 1998
The Hobbit or There and Back again, Bilbo le Hobbit,
J.R. R. Tolkien, première publication 1937, traduction de Ledoux,
Christian Bourgeois 1971
The Lord of The Rings, Le Seigneur et des
Anneaux,,(trois tomes) J. R. R. Tolkien, première
publication entre 1954 et 1955, Traduction de Ledoux, Christian Bourgeois
1972
Dune, Frank Herbert, 1965, traduction de Michel Demuth,
Pocket 1995
The Dark Tower, La Tour Sombre, (sept tomes) Stephen
King, traductions de Jean-Daniel Brèque, Gérard Lebec, Christiane
Poulain, Marie de Prémonville, Yves Sarda, J'ai lu, 1982-2004, A vos
souhaits, Fabrice Colin, Bragelonne, 2000
OUVRAGES CRITIQUES
The secret doctrine, vol.2, Helena Blavatsky,
Theosophical University Press, 1888
Logique du cinéma, Albert Laffay, Masson et
Compagnie, 1964
Le mythe de Cthulhu, August Derleth, 1968,
préface du recueil L'Appel de Cthulhu, Christian Bourgeois
1975
Figures - II, Gérard Genette, Seuil, 1969
Introduction à la littérature fantastique,
Tzvetan Todorov, Seuil, 1970
Lovecraft ce grand génie venu d'ailleurs, Jacques
Bergier, in H.P. Lovecraft, Démons et Merveilles, 10/18,
1973
Introduction à l'analyse structurale des
récits, Roland Barthes, in Poétique du récit,
sous la direction de T. Todorov et G. Genette, Seuil, 1977
Sémantique Structurale, A. J. Greimas, PUF,
1986
La notion de littérature, Tzvetan Todorov, Seuil,
1987
Cthulhu: un culte en expansion, Francis Lacassin, in
LOVECRAFT tome 1, collection Bouquins, Robert Laffont, 1991
Le miroir de sorcière - essai sur la
littérature fantastique, Jean Fabre, José Corti, 1992
L'esp ace au cinéma, André Gardiès,
Méridiens Klincksieck, 1993
Théorie du Codage/Décodage, Stuart Hall,
in Réseaux n°68 CNET, 1994 pour la version française, CCCS
pour la version originale
Giger's Alien, Galerie Morpheus International, 1999
Le récit cinématographique, André
Gaudreault et François Jost, Nathan cinéma, 2000
Dictionnaire d'analyse de discours, P. Charaudeau et D.
Maingueneau, Seuil, Paris 2002
Dans Colloque de Cerisy sur
H.P. Lovecraft, Fantastique, mythe et modernité ,
Dervy 2002 : Hommages et pillages, sur quelques adaptations
récentes de Lovecraft au cinéma, Philippe Rouyer Le
méta-discours ésotérique au service du fantastique dans
l'oeuvre de H.P. Lovecraft, Gilles Menegaldo
Le Necronomicon ou la naissance d'un ésotérisme
fictionnel, Jean Marigny Lovecraft et le cinéma,
Jean-Louis Leutrat
Robert Bloch et le Mythe de Cthulhu, Jean Marigny
La fantasy héroïque française -
Théorie du genre, Estelle Faye, mémoire de DEA sous la
direction de M. Tadié, Paris IV - Sorbonne, 2004
Imagining the tenth dimension, Rob Bryanton, Trafford
Publishing 2004
Récit écrit récit filmique, Francis
Vanoye, Armand Colin cinéma, 2005
Les genres du cinéma, Raphaëlle Moine,
Armand Colin, 2005
JEUX VIDEO
Call Of Cthulhu - Dark Corner of the earth, Bethesda
Softworks, 2005 Legacy of Kain - Soul reaver, Eidos interactive,
1999
Legacy of Kain - Soul reaver 2 , Eidos interactive,
2001
Legacy of Kain - Defiance , Eidos interactive, 2003
Quake, ID Software, 1996
Alone in the dark, Infogrames, 1992
Blood, Monolith, 1995
MAGAZINES
Mad Movies n°130, mars 2001
Mad movies hors-série, collection réalisateurs
n°1 - John Carpenter, novembre 2001 Mad Movies n° 152, avril 2003
Mad Movies n°158, novembre 2003
Mad Movies hors série Jeu vidéo, avril 2006
La revue du cinéma, n°4, octobre -
décembre 2006
Mad movies n°196, avril 2007
DOCUMENTAIRES SUR DVD
The beast within, de Charles de Lauzirika (Twentieth
century fox, 2003), DVD Alien Quadrilogie, 2003 John Carpenter's
The Thing : the terror takes shape, par Michael Mates sino, in The
Thing, DVD distribué par Universal pictures, 2004
John Carpenter, L'antre de la folie, interview du DVD
distribué par Seven 7, 2006
Le travail d'un maître, documentaire
présent sur le DVD Le cauchemar de la sorcière, Fisrt
international pictures, 2006
Dreams, darkness and damnation, an interview with Stuart
Gordon, documentaire présent sur le DVD Le cauchemar de la
sorcière, Fisrt international pictures, 2006
SITES INTERNET
http://www.timeout.com
http://www.unfilmable.com
http://www.tenthdimension.com
http://www.tenthdimension.com
http://fr.wikipedia.org
http://www.hplovecraft.fr
http://www.hplfilmfestival.com
http://www.youtube.com/watch?v=CyP-G9fBTHQ
http://www.cthulhulives.org
http://www.guerrilla-productions.org/Movie_Dreamquest.html
http://www.macguff.fr/goomi/unspeakable/home.html
(The Unspeakable Vault of Doom, par François Launet)
http://plato.stanford.edu/entries/pineal-gland
http://www.ecranlarge.com
http://www.mastersofhorror.net
http://www.theofficialjohncarpenter.com
http://hrgiger.canalblog.com/archives/2004/11/13/index.html
http://www.cthulhulives.org/Shoggoth/index.html
TABLE DES ILLUSTRATIONS
Couverture: sigle de Unfilmable
Films
P. 34 - photogrammes de The call of
Cthulhu, Andrew Leman, HPLHS, 2005
P. 41 - photogrammes de From
beyond, Stuart Gordon, Empire pictures, 1986
P. 44 - photogrammes de From
beyond, Stuart Gordon, Empire pictures, 1986
P. 48 - Peinture de Jeff Remer,
peinture de Rick Sardinha, figurine de Sota Toys, photogramme de Dagon,
Stuart Gordon, Fantastic factory, 2001
P. 59 - Photogrammes de Dreams in
the witchhouse, Stuart Gordon, First International production, 2005
P. 68 - Photogrammes et photos de
production de The thing, John Carpenter, Universal pictures, 1980
P. 75 - Designs accessoires de In
the mouth of madness, John Carpenter, New line, 1994
P. 85 - Peintures de H.R. Giger, dans
HR Giger's Necronomicon, 1977 et 1978, et Giger's Alien,
1980, Gallerie Morpheus international
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