Discriminations et conflits, Contribution à l'étude de la « conscience de condition » de la population de Ngaba( Télécharger le fichier original )par Jean Pierre Mpiana Tshitenge wa Masengu Université de Kinshasa - D.E.A en sociologie 2004 |
4.3.3. Enjeu des discriminations sociales.Le champ social avons-nous dit est un espace des rapports des forces ou un lieu de lutte entre agents sociaux. Cette lutte, tantôt manifeste tantôt latente, suppose un enjeu, c'est-à-dire ce pour lequel les agents sociaux se sont engagés dans la lutte qu'ils doivent absolument gagner et pour lequel ils investissent des ressources de différentes natures. De nos investigations, il résulte que des interactions souvent orageuses que traduisent les discriminations sociales ont pour enjeu majeur la quête de l'honneur social ou du prestige, c'est-à-dire ce qui touche à l'honorabilité en signe d'ascension sociale et qui appelle de la part des autres partenaires sociaux un comportement empreint de respect et de déférence. Le prestige devient ainsi, un capital symbolique mettant en lisse les agents sociaux. Comme nous le verrons plus loin, le prestige prend diverses significations suivant le niveau auquel se trouve le requérant, c'est-à-dire l'individu en sa quête. Pour certains, il ne signifie rien d'autre que la reconnaissance d'égalité par ceux qu'ils estiment avoir un standing honorable; pour d'autres il signifie primordialement la possibilité d'éviter ou d'échapper à la qualification d'inférieur ; pour d'autres encore, il s'agit en premier chef du souci majeur de conserver sa propre évaluation supérieure. Dans un cas comme dans un autre, le prestige est un processus de promotion ontologique visant à susciter chez les autres des réactions assez favorables pour confirmer le bien-fondé de notre auto-estimation en tant que être valable. Promotion ontologique dans la mesure où l'humanité, dans le contexte de la paupérisation en cascade, est supposée se retrouver du côté de « ceux qui ont » et qui jouissent de la dignité due à l'être humain. Nous pouvons donc dire, à la suite de M. Tumin, que « la recherche d'acceptation, d'estime et de prestige est en fait une recherche de justification et d'identité menée en termes de modes et de modèles soulignés et normalisés par l'environnement culturel dans lequel la structure des status fonctionne. L'importance des modèles culturels est déterminante, car il faut jouer le jeu des status selon les règles en vigueur sous peine d'échouer presque certainement. Ces règles prescrivent la manière de défendre une évaluation donnée, d'en poursuivre une plus élevée ou de réagir contre elle ; les valeurs et les institutions sociales déterminent la quantité et le type de considération qui seront accordés pour chaque espèce de status à un nombre établi de personnes »102(*). En rapport avec cette remarque de M. Tumin, rappelons que Ngaba est marquée par la culture de pauvreté engendrée par la précarité matérielle dans laquelle vit la quasi-totalité de la population. Cette culture de pauvreté fait de cette population trop dépendante de la satisfaction matérielle, au point que toute la vie semble se résumer dans la « nécessité », c'est-à-dire à ce qui est utile pour assurer la survie. Dans un tel environnement socio-culturel, l'accès facile aux commodités matérielles ne peut être perçu que comme signe d'ascension sociale. Ce qui rejoint le point de vue de P. Bourdieu lorsqu'il écrit « la valeur distinctive d'un bien tient à sa rareté, c'est-à-dire le profit symbolique que procure l'appropriation matérielle ou symbolique d'un bien (oeuvre d'art), se mesure à la valeur distinctive que ce bien doit à la rareté de la disposition et de la compétence qu'elle exige et qui commande la forme de sa distribution entre les classes103(*).
Ce faisant, c'est sur le terrain de la consommation que les habitants de la Commune de Ngaba vont chercher le prestige ou l'honorabilité sociale, ainsi que le témoignent les résultats de l'enquête. En se procurant des biens, même les plus ordinaires, auxquels la moyenne des habitants du quartier ne peuvent prétendre, ont fait savoir les enquêtés, que la plupart des gens croient se hisser au sommet de la hiérarchie sociale. De manière générale, le prestige se fait remarquer par la recherche d'une distinction dans tout ce qui touche aux soins d'une personne, notamment l'alimentation, l'habillement, la coiffure et la parure, sans omettre l'acquisition de certains biens « valeureux ». C'est dans cette perspective que s'inscrit l'opinion dominante de nos enquêtés (71.5%) lors qu'ils affirment que dans leurs quartiers respectifs, les gens sont friands des biens somptueux pour marquer leur distinction sociale. En cette matière, le principe consiste à arborer les emblèmes publics du niveau de la réussite sociale atteint. Parmi ces emblèmes citons au premier titre, à la suite de nos enquêtés, le chic dans l'habillement. Il est question ici de se procurer les habits coûteux, qui portent « le griffe », c'est-à-dire la marque de la maison de fabrication par exemple yogi yamamoto, gianini, etc. et qui sont à la mode pour le moment. Les femmes, celles mariées, se lancent dans conquêtes des pagnes tels les super, et autres habits faisant fureur dans leur univers. Les chaussures ne sont pas en reste. Il faudra se procurer celles qui coûtent cher. Ici on n'achète pas la qualité mais le prix. Vient ensuite le secteur de la parure. Dans ce secteur, le port des bijoux en or, opposés à ce qu'on appelle plaquage (or plaqué), et l'usage des produits cosmétiques et dénoircissant passent pour le meilleur moyen d'illustrer son niveau de vie. Tout se passe comme si le brunissement de la peau signifiait l'élévation sociale et que l'être était co-substantiel de paraître. Comme l'écrivent S. Shomba et G. Kuyunsa, à propos de la mode (vestimentaire) dans le milieu socio-culturel congolais : « ...être à la mode, représente l'élévation sociale du statut social de l'individu. Une dame peut être professeur d'université, médecin... mais si son paraître n'est pas remarquable, elle ne vaut pas grand-chose socialement parlant. La mode passe pour le thermomètre ou le symbole du statut social et économique du mari ». Par conséquent, « au Congo, la mode affranchit l'individu. La lutte pour la mode vise l'actualisation du désir d'acquérir prestige et notoriété. Elle se veut être l'emblème d'une distinction singulière, ou l'appartenance à un groupe prestigieux... »104(*) Un autre secteur où l'on marque sa distinction est celui de téléphone cellulaire. Etant donné la socialisation quasi-totale de cet instrument de communication dans la ville de Kinshasa en général, et à Ngaba en particulier, c'est le téléphone le plus coûteux sur le marché qui doit élever son propriétaire. A ce jour, la marque SamSung semble la plus prisée par ceux qui n'acceptent pas se faire rattraper par le commun de mortel. Par ailleurs, la distinction sociale se réalise par le biais de l'alimentation à travers laquelle il est attesté le train de vie d'une personne. En effet, ce secteur constitue la préoccupation permanente des habitants de Ngaba, comme vu dans le point précédent. Tout commence par la régularité des repas quotidiens. Pour montrer sa différence, on clame tout haut que « epayi na ngai (na biso), moto épelaka mikolo nyonso, tozalaka na délestage te. », (chez moi ou chez nous, le feu s'allume tous les jours, c'est-à-dire chez nous, nous mangeons tous les jours, nous ne connaissons pas d'interruption, bien entendu comme chez les autres). Ceci montre que manger chaque jour est un motif de fierté et raison d'être perçu comme « riche ». Ce privilège de manger tous les jours élève socialement un individu s'il est soutenu par consommation régulière de la viande et principalement du poulet et la viande de boeuf. Certains enquêtés nous ont confié que le repas fait de la viande est souvent préparé à l'extérieur. Lorsque la consistance de bourse le permet, la distinction sociale se réalise dans l'acquisition d'une voiture, même modeste, et par le déménagement vers quartiers résidentiels de la Commune ou de la ville de Kinshasa, notamment Righini, salongo, Binza, Macampagne, Limete, Lemba, etc.
Somme toute, tout ce qui sert de signe ou de trait distinctif doit consacrer les écarts différentiels et exprimer, par ce fait même, les différences sociales les plus fondamentales. Comme le mentionne P. Bourdieu, l'univers de biens de luxe parait prédisposer à exprimer les différences sociales (...) et que la relation de distinction s'y trouve objectivement inscrite et se réactive dans chaque acte de consommation105(*). En somme, le prestige comme profit symbolique procuré par cette marque de distinction, qui se fonde sur des objets considérés naguère comme ordinaires, se centre sur la recherche de tout ce qui frappe l'oeil, dans une sorte d'ostentation qui doit prouver aux autres que celui ou ceux qui arbore(nt) les emblèmes publics de distinction s'est (se sont) socialement distancé(s) ou éloigné(s) du commun de mortels, entendez la misère. Nos enquêtés, par ailleurs, ont fait mention de la part combien considérable de la dimension esthétique dans l'ostentation distinctive. Le luxe, le beau, l'éclatant, le frappe l'oeil occupent une place de choix dans le marketing de l'image de soi. Cette attitude ostentatoire, ont-ils affirmé, est trop marquée dans la catégorie de ceux qu'on nomme « bana lunda » et leurs épouses. Leur retour à la maison, lorsque leurs poches sont garnies des « billets verts » (dollars américains) est toujours sensationnel et s'apparente à un véritable « duel des fringues ». Ils le témoignent d'abord par des libéralités accordées aux amis et frères, aux voisins (principalement la boisson); par l'exhibition des dollars Us, l'acquisition des biens luxueux, le changement de décor de la maison et l'appui aux fans-clubs. Cette ostentation prend un relief particulier chez leurs femmes à travers la mode vestimentaire. La recherche de distinction poussent certaines femmes à se brunir la peau, à se vêtir ou se chausser de telle ou telle façon, à s'encombrer de plusieurs bagues, chaînettes, et gourmettes en or sur tous les doigts, au cou, au nez, aux bras et aux jambes, etc. Conscients de leur situation nouvelle, ces bana Lunda font des efforts systématiques pour quitter leurs quartiers, modifier leur façon de s'habiller, de se nourrir et même de parler, et tout ce dont il est généralement tenu compte pour identifier le niveau de prestige que l'on revendique. Ils imitent, ainsi que fait remarquer M. Tumin le mode de vie de ceux qu'ils souhaitent se voir admis comme égaux106(*). Par ces ostentations ils espèrent et croient entretenir leur domination symbolique sur les autres habitants du quartier. La distinction par des valeurs culturelles notamment par l'instruction, bien que partiellement masquée par la conjoncture de la nécessité matérielle, constitue encore une arme ou un argument dans la course pour le prestige social. Nous l'avons déjà souligné lorsque nous évoquions la liesse populaire subséquente aux publications des résultats des examens d'Etat et à la collation des grades académiques dans les universités et instituts supérieurs de la ville ainsi que les sacrifices consentis par les parents pour scolariser leurs enfants. Ainsi, pour ceux qui croient encore dans le capital scolaire, parler la langue française est un signe de distinction par rapport à la majorité d'incultes qui n'ont pas atteint ou franchi le seuil du « rond point Ngaba ».107(*) Leurs enfants doivent s'exprimer en français pour attester qu'ils sont la progéniture des intellectuels. Mais cette marque de distinction subit à coup de massue un processus de nivellement par le bas de la part de la majorité de ceux qui sont dépourvus du capital scolaire. Ceux-ci se montrent d'abord hostiles à la langue française et rappellent cyniquement à l'ordre en leur faisant remarquer que « français eboma mboka », c'est-à-dire le français a détruit le pays. Référence est faite ici à la conférence nationale souveraine qui a vu défilé les intellectuels congolais de grand renom, mais qui a non seulement piétiné et a été la plus longue de l'Afrique post guerre froide à cause leur perfidie, mais aussi a accouché d'une souris. Ils sont donc jugés d'incapables de prendre en charge le devenir de la collectivité nationale. Cette campagne de dénigrement des intellectuels remonte aux premières heures de l'indépendance à la suite de l'instabilité politique provoquée par les politiciens qui avaient la prétention de représenter l'intelligentsia congolaise. Cette instabilité était interprétée par leurs détracteurs comme expression de leur incapacité de gouverner et de transcender leurs intérêts. Pendant la deuxième République, elle a été renforcée par les échecs des politiques gouvernementales de redressement économique et social auxquelles ont participé beaucoup des professeurs d'université. C'est pourquoi, on a même appelé le Zaïre du Maréchal Mobutu, une République des professeurs. Le prestige que procure le capital scolaire est essentiellement érodé par la précarité matérielle dans laquelle vivent la plupart des « je le connais » (argot populaire pour désigner les intellectuels) qui frise l'indigence. Ils sont l'objet de moquerie de la part de ceux qui trouvent que les études pour lesquelles ils ont investi temps et énergies ne leur ont rien n'apporté sur le plan matériel. Ils sont qualifiés de « mibali ya projet », c'est-à-dire des hommes pleins de projets, qui ne font nourrir leurs fiancées, épouses et enfants que des illusions futuristes en termes de « quand je serai » ceci ou cela tout ira mieux pour nous, au lieu de s'attaquer à la situation présente. * 102 TUMIN, M., Op-Cit., p. 166. * 103 BOURDIEU, P., Distinction,Op-Cit, p. 253. * 104 SHOMBA, K. S. et KUYUNSA, B. G., Dynamique sociale et sous-développement en République Démocratique du Congo, P.U.C., Kinshasa, 2000, p.94 - 95. * 105 BOURDIEU, P., Distinction, Op-Cit, p.249. * 106 TUMIN, M., Op-Cit, p.165. * 107 Rond Point Ngaba est un carrefour formé par le croisement des avenues de L'université et By-pass et formant un point d'intersection des Communes de Lemba, Ngaba et Makala au sud de la Ville de Kinshasa. C'est par ce carrefour qu'on accède à l'Université de Kinshasa (UNIKIN) et à l'Institut Pédagogique National (IPN). Ainsi, dans l'imaginaire populaire de Ngaba, Rond point Ngaba représente le niveau d'études moyen, c'est-à-dire le diplôme d'Etat, qui donne accès aux études supérieures ou universitaires incarnées par l'Unikin et l'IPN. |
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