Discriminations et conflits, Contribution à l'étude de la « conscience de condition » de la population de Ngaba( Télécharger le fichier original )par Jean Pierre Mpiana Tshitenge wa Masengu Université de Kinshasa - D.E.A en sociologie 2004 |
4.2.2. Assignation patrimoniale des status sociaux.
La discussion amorcée au point précédent a démontré l'inégale attribution de la considération sociale parmi les habitants de Ngaba sans en préciser le fondement. Par ailleurs, nous avons montré que cette attribution inégalitaire induisait l'affection des individus à des catégories sociales en fonction des ressources détenues. En fonction de ces ressources, on occupe soit la position dominante, soit la position dominée. Mais quelles sont ces ressources qui, dans le contexte de Ngaba, procurent l'honneur social ? Les résultats de nos enquêtes en rapport avec cette question font apparaître qu'à Ngaba, l'honneur social se fonde essentiellement sur le confort matériel ainsi que l'ont affirmé 74% de nos enquêtés. En termes plus explicites, la base d'évaluation sociale à Ngaba est principalement matérielle et financière. La possession des biens matériels confère plus de considération sociale que les vertus morales, éducatives, ou le niveau d'instruction. Nous qualifions d'assignation patrimoniale cette attribution des statuts sur base de l'avoir matériel. Partant de ce mode d'assignation statutaire, nos enquêtés ont du champ social une vision dichotomique, mieux dualiste. D'une part, ils situent dans un pôle « les gens fortunés » (batu ya mbongo) et dans un autre les « les démunis » (babola). Ils classent dans le premier pôle, celui des dominants, tous ceux dont la vie quotidienne et le confort matériel attestent qu'ils ont l'argent, c'est-à-dire les gens qui peuvent manger à leur faim, mettre leurs enfants dans de bonnes écoles, les faire soigner dans des établissements médicaux réputés, acheter des cadeaux, à l'occasion des fêtes et anniversaires, organiser des deuils et retraits de deuil de façon somptueuse. Rentrent dans cette catégorie les bana Lunda, les commerçants, les hauts cadres des entreprises, des grands cambistes, etc. Dans le deuxième pôle (celui des dominés) ils rangent les agents de l'Etat, les enseignants tant du primaire, de secondaire que du supérieur et des universités, les soldats et officiers, les tenanciers des petits métiers et commerce, les maraîchers et maraîchères, les sans emploi, bref, tous ceux que E.D.O Longandjo appelle les Waleo-leo, c'est-à-dire qui vivent au jour le jour grâce à la débrouille. Ce pôle, remarquons-le, comprend même les catégories qui jadis faisaient partie des classes moyennes et même de la petite bourgeoisie. Par celle-ci, Falangani Mvondo Pashi entend, tel est aussi notre entendement, « une catégorie faite de cadres de l'Etat, des sociétés privées et para-étatiques (ingénieurs, médecins, juristes, enseignants), donc des universitaires ou assimilés, qui peuvent exercer diverses fonctions, mais dont les revenus (officiels) proviennent principalement d'un salaire régulier . Une famille de la petite bourgeoisie est une famille qui peut vivre décemment de son salaire. »88(*). Ces salariés, comme les décrit Gauthier de Villers, étaient alors des hommes, et ces hommes, grâces à des salaires qui leur permettaient d'assurer à leurs familles un mieux-vivre, étaient des maîtres incontestés et respectés. Ils sont, à ce jour, détrônés et vivent dans la honte une inversion de rôles du fait de la désalarisation massive de l'activité économique, liée à la suppression de nombre d'emplois due à la fermeture d'entreprises et de la réduction d'activités, mais également -en particulier dans le secteur public- à la valeur dérisoire de rémunérations qui, en outre, ne sont plus assurés qu'irrégulièrement.89(*) La précarité de leur rémunération entraînant la précarité de leurs conditions matérielles d'existence, ils éprouvent le sentiment de déclassement social « désembourgeoisement » et passent aux yeux des habitants de Ngaba pour les misérables et donc de gens de moindre considération sociale. Nous le voyons, l'argent s'avère donc un élément qui fait bénéficier de la valeur ou l'estime et le poids social à tel individu plutôt qu'à tel autre. Ceci transparaît dans le remord que ressentent certains enquêtés interrogés à ce sujet. Ils déclarent que dans leurs quartiers ce sont les « gens fortunés » (les batu ya mbongo) qui bénéficient de l'honneur social. Cette attitude, renchérissent-ils, se fait observer même au sein des familles où on accorde de plus en plus crédit, honneur et respectabilité aux membres « nantis », même s'ils sont cadets ou moins compétents pour résoudre tel ou tel problème. Ce sont eux qui sont consultés en premier lieu s'il y a un problème en famille, ils peuvent même décider unilatéralement de certaines questions qui nécessitaient jadis la convocation du conseil de la famille. Le confort matériel se laisse apercevoir par l'aisance de vie ou le train de vie élevé par rapport à la moyenne des habitants d'un quartier. Cette aisance de vie est perçue à travers certains indicateurs dont les plus importants sont le logement, l'alimentation, l'habillement et le moyen de déplacement qui, en fait, constituent les maillons forts de la chaîne des difficultés rencontrées par les habitants de la Commune de Ngaba. Au sujet du logement, il convient de rappeler que Ngaba est une Commune d'auto-construction où du fait de la pauvreté de la majorité des habitants, il s'est développé un logement trop précaire à double point de vue : la qualité de construction et le statut d'occupation. La plupart des maisons sont construites en parpaing, de petite dimension et cloisonnées en deux pièces généralement. En outre, du fait de l'absence d'une politique nationale en matière de logement et des prix exorbitants des parcelles, il s'y est développé un logement locatif qui accueille tous ceux qui n'ont pas de parcelle. Dans ces conditions, un logement décent est un privilège auquel n'accède qu'une minorité. Ainsi, avoir une parcelle, surtout une parcelle clôturée, une maison décemment construite et particulièrement dans le quartier « Righini II» (en réalité quartier Mbulambemba), fait émerger quelqu'un du lot et le place dans une « autre » catégorie sociale. Si celle-ci est somptueusement équipée, cela est un motif de fierté pour son propriétaire et invite à ce qu'il soit socialement honoré. Vient ensuite le domaine de l'alimentation. A Ngaba, manger régulièrement chaque jour est un parcours de combattant. En cette matière, l'évaluation sociale porte sur la fréquence de repas, la quantité et la qualité de la nourriture consommée et la manière de la consommer. Sont qualifiés de « batu ya mbongo », ceux qui s'offrent trois repas par jour ; prennent un « déjeuner lourd » (du thé, du lait, omelette, margarine, etc.); mangent régulièrement la viande et se servent des couverts (fourchette, couteau, etc.). Aux yeux des habitants de Ngaba, nous a révélé un enquêté, manger les légumes tous les jours est une expression de la pauvreté et une indignité pour ceux qui possèdent l'argent. C'est dans cette optique qu'il convient de placer des propos méprisants tels que « oliaka nini ya malonga, biso nyonso toliaka kaka matembele » (que mangez-vous de spécifique, nous tous nous mangeons de feuilles de patates), lorsqu'il y a une dispute entre deux familles dont l'une est perçue ou se prend comme (pour) nantie. La part de l'alimentation dans l'évaluation sociale d'un individu est si prégnante qu'elle est à l'origine de plusieurs conflits entre familles, surtout lorsque celles-ci cohabitent dans une même parcelle. C'est dans le domaine de l'habillement que se lisent généralement les différences sociales. Etre capable de renouveler régulièrement sa garde-robe, et particulièrement se procurer les habits coûteux, place un individu dans un status social élevé et procure prestige. Ici, il sied de mentionner le plébiscite des habits importés de l'Europe ou des Amériques dont le port brise l'anonymat et hisse l'individu au sommet de la hiérarchie sociale. Enfin, la possession d'une voiture est, pour la majorité des habitants de Ngaba, un signe de fortune et montre un sens de responsabilité et d'organisation élevé du propriétaire. Au regard des faits exposés ci-haut, le confort matériel dévient non pas un indice essentiel de la place dans le système de stratification mais crée cette place. Il (le confort matériel) est, ce faisant, la cause de la position d'un statut dans la hiérarchie. Réunir toutes ces ressources (logement décent, alimentation équilibrée, habillement fourni et voiture) confèrent une position privilégiée sur l'échelle sociale ; en être dépourvu relègue dans le statut inférieur. Il résulte que la perception et l'évaluation sociale d'un individu repose non pas sur ses qualités, moins encore sur ses réalisations, mais plutôt sur son acquis. Ce qui, en filigrane, laisse transparaître une « conscience de condition » caractérisant cette population de Ngaba. Celle-ci, en effet, à la suite de Clément Mwabila Malela90(*)est une reconnaissance d'une situation sociale, d'une position dans la stratification sociale en référence aux conditions matérielles des autres catégories sociales. Ainsi, comme le fait remarquer Jean Cazeneuve, la mobilité sociale est désordonnée dans le pays en voie de développement. Les stratifications en milieu urbain sont plus génératrices de modes de vie différents que de conscience de classe91(*). Cette appréciation comparative de sa position sociale suscite un sentiment tantôt de jouissance de privilèges matériels qui confèrent un niveau social supérieur tantôt un sentiment de privation de ces privilèges recalant dans couches inférieures. Comme nous pouvons le remarquer, la perception dans la perspective de la « conscience de condition », se situe au « niveau micro-dimensionnel, c'est-à-dire le niveau de la vie quotidienne, de l'agir immédiat, de ce qui, dans les comportements des acteurs sociaux, est directement perceptible et donc maîtrisable... Elle ne cerne pas le niveau macro-dimensionnel de la réalité sociale qui retient les structures qui informent socialement ou culturellement la globalité structurale de l'ensemble sociale. La perception de ce niveau macro-dimensionnel requiert la médiation d'une analyse sociale explicite ou implicite ... car elle concerne les structures sociales ou culturelles, les rapports sociaux, autrement dit la globalité de l'ensemble social. Il faut une analyse des facteurs socio-culturels pour percevoir des liaisons non visibles au niveau de l'action immédiate »92(*). Par ailleurs, ces faits suggèrent que la majorité de la population de Ngaba baigne dans la culture de pauvreté qui caractérise la plupart des congolais depuis quelques décennies. Cette culture suscite tantôt un sentiment d'infériorité, de supériorité, tantôt celui d'adversité à l'égard des personnes menant un train de vie moyen qui sont perçues comme riches ou supérieures ou encore comme auteurs de leur paupérisation, c'est-à-dire cause de leur marginalité sociale. Cela se comprend aisément lorsque nous prenons en compte le contexte de paupérisation généralisée dans lequel les congolais pataugent depuis longtemps. De par ce contexte, manger bien et à sa faim, avoir une voiture, résider dans une maison décente, ...sont perçus comme des indicateurs de richesses ou de promotion sociale, sinon de vantardise, d'ostentation, de dépenses inutiles. Nous enregistrons là un effet de la pression sociale sur les perceptions qui entraîne certaines personnes à développer des motivations subjectives, des stéréotypes. Le confort matériel est-il un facteur unique et exclusif de la considération sociale ? Disons, à la suite de Michel De Coster que « si la facilité d'accès aux biens tend à devenir à la limite une condition nécessaire de l'appartenance à un groupement de prestige, elle n'en est jamais la condition suffisante. (...) la considération ou l'honneur qui marque le groupement de prestige ne sont pas d'attributs nécessairement liés à une situation de classe. Au contraire, l'honneur prend d'ordinaire nettement ses distances avec les prétentions de la propriété et de l'argent quand il ne les moque point : les lazzis qui poursuivent les parvenus ou les nouveaux riches sont bien connus à cet égard... »93(*) S'il est vrai que le confort matériel est le mode dominant de perception et d'évaluation sociale à Ngaba, l'instruction et les vertus morales pèsent aussi, quoique subsidiairement, dans l'estimation du rang et de la valeur sociale d'un individu, comme l'ont affirmé quelques enquêtés. L'instruction nourrit encore les rêves d'ascension sociale de certaines personnes et mobilisent les énergies, comme le démontrent les manifestations organisées à l'occasion des publications des résultats des examens d'Etat et de collation des grades académiques dans les universités et instituts supérieurs de la ville de Kinshasa. A propos de l'instruction, Drachoussof rapporte que dans la zone tropicale plus encore qu'en Occident, une instruction plus élevée est souvent le passeport qui fait monter un homme des rangs inférieurs de la société dans les classes moyennes94(*). C'est ainsi que, constate Ngokwey, ce besoin d'ascension sociale par l'instruction peut se mesurer à l'intérêt porté par la population au développement de l'enseignement, au surpeuplement des classes et à l'augmentation du taux de scolarisation des filles. Subsidiairement, parce que son prestige a été érodé par le chômage auquel sont confrontés la plupart des diplômés, le mauvais traitement qui leur est réservé dans l'administration publique et par la baisse du niveau constaté depuis des années qui traduit la débâcle du système d'enseignement au Congo-Kinshasa. Toutefois, l'instruction continue à fasciner comme un atout virtuel qui peut ouvrir le chemin de la mobilité sociale, à condition qu'elle procure un emploi rémunérateur. Même si l'instruction en soi ne n'attribue pas une place de choix dans la hiérarchie des statuts, il reste néanmoins une ressource potentielle et un étalon d'appréciation du poids social d'un individu. Cela ressort, dans la quotidienneté de Ngaba, des allégations positives formulées au bénéfice de certaines personnes en termes de « crâne » ou « mokua bongo » (tête bien faite) pour attester la solidité de leur niveau d'instruction le distinguant non seulement du commun des mortels, mais aussi des autres « alphabétisés ». Par ailleurs, l'instruction, avons-nous constater, ragaillardit la position de ceux qui jouissent d'un pouvoir matériel et constitue un élément de discrimination entre ceux-ci. Ainsi, un intellectuel qui a une commodité matérielle jouit de plus de prestige qu'un nantis analphabète. Tout se passe comme si l'instruction ne peut procurer de la considération sociale que si elle est associée à un bon standing social. Enfin, la spiritualité, comme l'ont montré nos enquêtes, intervient dans l'évaluation sociale d'un individu et place les serviteurs de Dieu en bonne position sur l'échelle sociale. Ces « Ministres de Dieu », comme ils préfèrent être appelés, trouvent leur pouvoir surtout dans le contexte de l'hyper-religiosité qui prévaut non seulement à Ngaba, mais dans toute la ville de Kinshasa ainsi que l'ont démontré diverses études, notamment celle de Kapagama. Les données relatives à l'identification des enquêtés l'attestent également, tous nos ont déclaré appartenir à une église et la majorité d'entre eux prient dans les églises de réveil. Le prestige des « Ministres de Dieu » repose sur leur pouvoir présumé ou réel d'opérer les miracles, de dispenser la bénédiction, de chasser les démons de servitude, de pauvreté et de libérer de liens de la coutume, etc. Bref, le pouvoir d'ouvrir la voie au bonheur. Nous voyons se structurer le champ social autour des forces sociales qui monopolisent les atouts indispensables dans la trame des relations sociales (du jeu social). Rappelons, dans le contexte de Ngaba, ces différents pouvoirs, à savoir : le confort matériel, l'instruction et la spiritualité qui, surtout dans le milieu féminin, s'affirme de plus en plus comme facteur structurant des rapports sociaux. Mais, dans les interrelations quotidiennes, le confort matériel comme pouvoir, inféode l'instruction et la spiritualité et les soumet à sa logique. Ces deux dernières ne peuvent émerger que si elles s'associent à lui. Ainsi, les positions les plus en vue dans le champ social sont celles qui se structurent autour de l'avoir matériel et qui se polarisent dans deux groupements « antagonistes », à savoir : les nantis appelés de « batu ya mbongo », une espèce de « strate d'argent » et les démunis, les « babola », les misérables. C'est dans ces deux groupements que sont classés les agents sociaux auxquels est inégalement attribuée la considération sociale, bien sûr en faveur des premiers. Les résultats de nos enquêtes sont éloquents à ce sujet : 76,5% des enquêtés ont affirmé que dans leurs quartiers respectifs, ce sont les détenteurs d'un avoir économique remarquable qui jouissent d'une considération sociale. Ces appréciations montrent toutes le sentiment qu'a chacun d'une stratification dualiste des habitants de Ngaba opposant nantis et démunis, dualisme qui se renforce avec les disparités sociales dues à l'exaspération de misère socio-économique. Le « luxe » des uns devient insupportable quand la pauvreté de la masse s'affirme. Ce sentiment de la dualité des positions sociales s'exprime par des adages tels que « matanga ya mozui eleki fête ya mobola » (le deuil chez un nanti vaut plus que la fête d'un pauvre). Ce qui ne va pas sans heurts qui résultent souvent du décalage que les agents sociaux observent entre le classement et l'auto-classement dans ces deux groupements. Nous y reviendrons. Il se dessine une structure des rapports qui met en présence les fractions dominantes et les fractions dominées déterminées par la structure de répartition des capitaux qui y détermine la position sociale dans l'un ou l'autre camp. Vraisemblablement, cette structure se présente comme suit dans le contexte de Ngaba : La fraction dominante est constituée des détenteurs du pouvoir économique. Dans cette fraction, les nantis instruits détiennent le monopole du prestige social sur les nantis moins ou non instruits. La fraction dominée se forme des démunis parmi lesquels les personnes instruites sont en position privilégiée par rapport aux analphabètes. Les premiers du fait de leur instruction estiment avoir accéder à une civilisation supérieure et nourrissent l'espoir de voir leur situation s'améliorer alors qu'ils croient que les horizons sont totalement bouchés pour les second. * 88 FANANGANI, M. P., «Paupérisation de familles petites bourgeoises et transformations des valeurs en période de crise », in De VILLERS, G., JEWISIEWICKI, B., MONNIER, L., (Sous dir. de), Manières de vivre. Economie de la « débrouille » dans les villes du Congo/Zaïre, L'Harmattan, Paris, 2002, p.113. * 89 DE VILLERS, G., et alii, Manières de vivre, Op-Cit, pp 12, 28. * 90 MWABILA, M., Travail et travailleurs, Op-Cit, pp.105-106. * 91 CAZENEUVE, J., Art.-Cit, p.652. * 92 HOUTART, F., Sociologie de l'institution religieuse, cours inédit, Louvain-la-Neuve, 1977-1978, pp 301-302. * 93 DE COSTER, M., Op-Cit , p. 189. * 94 DRACHOUSSOF, L'Afrique décolonisée, cité par NGOKWEY, N., « Réflexion sur la stratification sociale au Zaïre », in Cahiers zaïrois d'études politiques et sociales, n°5, Juin 1984, p.20.
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