JEAN-MARIE
GIRIER
Le vocabulaire
des discours d'investiture
au Québec et en France
(1995-2006)
Mémoire sous la
direction d'Alain Girod
Maître de
conférence en communication à l'Université Lumière
Lyon 2
Directeur adjoint de
l'Institut de la Communication
Master 1, mention
« Information - Communication »
Institut de la communication
- Université Lumière Lyon II
Juin 2006
Remerciements
Je tiens à exprimer ma
gratitude envers le département de science politique de
l'Université de Montréal et tout particulièrement Denis
Monière pour m'avoir fait découvrir la lexicométrie lors
de son cours d'analyse du discours politique. Merci à Alain Girod pour
sa disponibilité et son accompagnement de fin de parcours.
Toute ma reconnaissance va
également à Evelyne et Robert Girier, pour la chance qu'ils m'ont
offerte de partir cette année au Québec. Je remercie tout
particulièrement Marie Durand pour sa patience, son soutien de tous les
jours et ses précieuses relectures.
Je tiens enfin à
remercier Caroline Boily pour ses conseils méthodologiques
retirés de son expérience doctorale, Marc-André Gosselin
pour son expertise à propos du Parti québécois, et toutes
les personnes qui ont accepté de me faire partager leur
expérience en tant que plume de Premier ministre.
Jean-Marie Girier
Introduction
Les mots, comme les
fleurs, ont chacun leur parfum d'idéologie ; leur utilisation et leur
fréquence, en partie inconsciente, traduisent mieux qu'un long discours
la pensée politique profonde des candidats en quête de
pouvoir.
Frédéric Bon
À l'heure où la
communication des hommes politiques est scrutée, analysée dans
ses plus petits détails par des médias avides du moindre
faux-pas, le discours s'impose plus que jamais comme un outil indissociable de
l'action politique. Dialogue ou monologue, il se situe au fondement du
politique. On discourt sur le discours, la déclaration devient
performative et son actualisation réalise véritablement une
action1(*). De nombreux
auteurs ont souligné l'importance que nous devons aujourd'hui lui
accorder. Pour Frédéric Bon, « les
phénomènes observés dans le champ politique semblent, dans
une proportion écrasante, relever des faits de langage », et
au-delà, « l'action politique elle-même semble avoir
pour objet la production de langages et de symboles2(*) ». La construction et
l'évolution de la chose publique se réalisent grâce
à un discours public auquel participe la communauté des individus
jugés aptes à discuter du pouvoir3(*). On discourt pour faire avancer la
société, on s'oppose par le discours... tout passe par des actes
de langage et nous pouvons, sans pour autant céder à un
quelconque déterminisme, avancer qu'ils sont les outils indispensables
de la politique. Tout est langage et l'idéal démocratique serait
inaccessible sans le recours au débat, à la discussion.
À l'image de
Dominique Maingueneau, de nombreux auteurs s'interrogent sur les règles
selon lesquelles des énoncés ont été
construits4(*). Le concept
de dialogisme prend alors une importance toute particulière5(*). Le discours politique est en
effet plurivocal6(*) ;
il se construit sur des propos antérieurs, et il s'actualise face
à des discours concurrents. Ainsi, l'interdiscours aurait un effet
direct sur le choix des mots employés par les politiciens7(*). Les mots représentent la
matière unique servant à construire des énoncés.
Sylvianne Rémi-Giraud souligne à cet endroit que « les
mots sont traversés par des clivages, des enjeux, des
problématiques, et acquièrent des valeurs conflictuelles qui
s'intensifient avec la « politisation » des
problèmes »8(*).
Notre travail portera
exclusivement sur les mots. Ces mots qui font la politique, ces mots qui
composent les discours, ces mots dont le sens fait l'objet de luttes, ces mots
créateurs de valeurs... Notre finalité ne résidera pas
dans le contenu des discours mais bien dans la plus petite unité qui les
compose. Nous ne chercherons pas à démystifier le quoi ?
mais à présenter dans la plus grande exhaustivité possible
le comment ?
Avant toute chose, il
convient de redéfinir les termes principaux que nous emploierons. Nous
ne ferons pas usage du terme « vocabulaire politique » car
nous ne pouvons pas accepter la définition de Jean-Marie Denquin selon
laquelle :
« On entendra donc
par vocabulaire politique l'ensemble des mots et des formules
élaborées non pour mettre le langage au service du réel
mais pour accomplir des fonctions spécifiquement politiques qui
consistent à mettre le réel au service du langage, ou
plutôt mettre grâce au langage le réel au service de la
politique9(*).»
Ce concept présente
peu d'intérêt dans la mesure où les critères de
catégorisation des mots relevant du politique sont trop subjectifs.
Cette notion ouvre la porte à une infinité de
possibilités. Nous préférons laisser à la politique
le choix d'un vocabulaire exhaustif en considérant l'ensemble de la
langue et nous n'aurons pas la prétention de catégoriser ces
vocables. Certes nous travaillerons sur des termes particuliers, mais notre
analyse s'élargira à l'environnement lexical, et ne se
restreindra pas à des mots qui « accompliraient »
une fonction politique. Nous rejoignons ainsi le point de vue d'Antoine Prost
selon lequel « on ne peut déterminer que dans l'abstrait si un
terme est ou non politique10(*) ». Ce dernier refuse de définir a
priori le vocabulaire politique et considère plutôt le vocabulaire
effectivement utilisé, tel que nous le ferons.
Par ailleurs, il est
nécessaire de s'accorder sur le sens que nous donnerons aux mots. Damon
Mayaffre reconnaît qu'un mot n'a pas de sens mais des emplois, or il
apparaît impossible de dresser une liste exhaustive des emplois d'un
terme comme tente de le faire le Trésor de la Langue
Française11(*). Pour sa part, Jean-Marie Denquin souligne que
« les mots ont la signification qu'on leur accorde12(*) ». Nous
considérons pour notre part que les mots disposent d'une certaine
signification de départ relativement neutre ; ensuite les
présupposés de l'auditeur viendront orienter la
compréhension. Nous traiterons de ce dernier point en étudiant la
lutte autour de certains termes ainsi qu'en nous positionnant d'un point de vue
historique, cela nous permettra de tracer l'évolution de l'emploi de ces
vocables et de leurs significations.
L'enjeu majeur de notre
travail résidera dans une analyse empirique du couple langue-pays. En
effet, nombres d'auteurs ont rapidement considéré que le
vocabulaire varie selon les pays, or des recherches approfondies n'ont que
très rarement été effectuées. Ainsi, Jean-Marie
Denquin avance que :
« Le vocabulaire
politique varie avec le pays. Nul ne serait douter que chaque culture politique
élabore le sien, en fonction de son histoire, de ses institutions et de
tous les paramètres complexes qui interfèrent dans la vie
sociale : le vocabulaire de la Russie stalinienne n'est pas celui de la
Suisse ou des États-Unis13(*). »
De leur côté,
André Salem et Ludovic Lebart estiment que :
« Si les langues,
en tant que systèmes de concepts et de catégories, varient selon
les cultures et les pays, les façons d'user de la langue de son propre
pays varient aussi fortement selon les milieux sociaux, les degrés
d'instruction, le sexe, l'âge, la région, bien sûr, mais
aussi et tout simplement selon les individus, les écrivains ou les
poètes, les époques14(*). »
Cet aspect
élémentaire sera le point central de notre recherche. Nos objets
d'analyse, les discours en France et au Québec, s'actualisent dans la
même langue15(*). Si
nous suivons le raisonnement des auteurs précédemment
cités, nous devrions faire face à deux discours
différents. En effet, ces deux pays représentent des cultures
différentes, des régimes politiques différents...
Cependant bien d'autres aspects rapprochent ces États historiquement
liés. Notre choix correspond à la volonté de confronter
des discours en français issus de deux traditions différentes. Le
choix des discours belges ou suisses aurait présenté trop de
proximité, et de nombreuses analyses ont déjà
été effectuées à leur sujet. Le Québec nous
offre l'opportunité de disposer d'un discours en langue française
issus d'une culture nord-américaine. De plus, le corpus mobilisé
n'a jamais fait l'objet d'une quelconque analyse lexicométrique, les
travaux de Dominique Labbé et Denis Monière s'arrêtent en
1996 pour le Québec et en 1997 pour la France.
Problématique
Notre travail se concentre
autour d'un enjeu principal. À l'aide de la lexicométrie, peut-on
affirmer que le discours d'ouverture en langue française conduit
à l'utilisation de mots similaires au Québec et en France ?
Ou bien existe-il, derrière cette apparente proximité lexicale,
des mots spécifiques permettant de souligner les dissemblances entre les
discours des Premiers Ministres de chaque pays ?
Nous faisons
l'hypothèse que les deux discours utilisent un même type de
vocabulaire pour évoquer la gouvernance car la langue française
offre un nombre limité de vocables pour décrire et exercer le
pouvoir.
Nous postulons par ailleurs
que le discours subit une forte contrainte institutionnelle qui, bien que
différente, déterminerait les termes utilisés par les
Premiers ministres en France et au Québec. C'est pourquoi nous pensons
que les Premiers ministres usent d'un style très proche.
Nous supposons que les
discours se différencient par des caractéristiques propres
à leur situation nationale. Malgré une conjoncture mondiale
parfois identique, il nous semble que celle-ci un effet sur les choix
lexicaux. Ainsi nous faisons l'hypothèse que le discours
québécois sera principalement marqué par des questions
d'identité et de souveraineté, alors que les mots des discours
français s'orienteront plutôt vers la question de l'emploi et la
réaffirmation des valeurs de la République.
Nous répondrons
empiriquement à cette problématique par le recours à
l'analyse de données textuelles.
* 1 John Langshaw Austin,
Quand dire, c'est faire, Paris, Éditions du Seuil, 1970, 164
pages.
* 2 Frédéric
Bon, Langage et politique. Publié sous ce titre dans le
Traité de science politique édité sous la
direction de Madeleine Grawitz et Jean Leca, in Les discours de la
politique, Paris, Éditions Economica, Collection Politique
comparée, Publiée avec le concours du CNRS, 1991, page 241.
* 3 Gilles Bourque et Jules
Duchastel, Restons traditionnels et progressifs, Pour une nouvelle analyse
du discours politique. Le cas du régime Duplessis au Québec,
Montréal, Les Éditions Boréal, 1988, page 21.
Habermas a développé à ce propos le
concept de publicité critique pour souligner le fait que le pouvoir est
discuté « entre des individus rationnels et pleinement libres
de jeter un regard critique » sur les règles politiques.
* 4 Dominique
Maingueneau : Genèses du discours, Bruxelles, Pierre
Mardaga Éditeur, 1984, 209 pages ; L'analyse du discours,
Introduction aux lectures de l'archive, Paris, Éditions Hachette,
1991, 268 pages.
* 5 Mikhail Bakhtine, Le
marxisme et la philosophie du langage, Paris, Éditions de Minuit,
1977, 233 pages.
* 6 Gilles Bourque et Jules
Duchastel, Restons traditionnels et progressifs, Pour une nouvelle analyse
du discours politique. Le cas du régime Duplessis au Québec,
Montréal, Les Éditions Boréal, 1988, page 54.
* 7 Pierre-Eugène
Muller, L'éloquence de Jaurès et la lexicométrie,
pages 65 à 78, in Fabrice d'Almeida, et al., L'éloquence
politique en France et en Italie de 1870 à nos jours, Actes du
colloque organisé à Nanterre les 9 et 10 octobre 1998, Rome,
École Française de Rome, 2001, 328 pages.
* 8 Sylviane
Rémi-Giraud, et al., Les mots de la nation, Lyon, Presses
Universitaires de Lyon, 1996, pages 7 et 8.
* 9 Jean-Marie Denquin,
Vocabulaire politique, Paris, Presses Universitaires de France,
collection Que sais-je ?, 1ère édition, 1997,
page 5.
* 10 Antoine Prost,
Vocabulaire des proclamations électorales de 1881, 1885 et
1889, Paris, Presses Universitaires de France, Publications de la
Sorbonne, série NS Recherches, 1974, 196 pages.
* 11 Damon Mayaffre,
« L'herméneutique numérique »,
L'Astrolabe. Recherche littéraire et informatique,
novembre 2002.
* 12 Jean-Marie Denquin,
Vocabulaire politique, Paris, Presses Universitaires de France,
collection Que sais-je ?, 1ère édition, 1997,
page 9.
* 13 Ibid, page 6.
* 14 Ludovic Lebart,
André Salem, Analyse statistique des données textuelles,
Questions ouvertes de lexicométrie, Paris, Bordas, Dunot, 1988,
202 pages.
* 15 Précisons que le
français officiel du Québec est identique au français de
France. L'Office québécois de la langue française
revendique officiellement cette filiation linguistique et s'adapte aux
évolutions apportées par l'Académie française.
Certes il existe des québécismes, faits de langue
caractéristiques du français du Québec, mais ceux-ci
relèvent d'un parlé local et non officiel qui modifie les
tournures et les prononciations.
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