INTRODUCTION
La récession mondiale de la fin des années
soixante-dix s'est considérablement répercutée sur les
pays
en développement1 au chevet desquels les
institutions de Bretton Woods - FMI et Banque mondiale - ont été
appelées à la rescousse. Leurs interventions remettront en cause
les modèles de développement jusque là adoptés par
ces pays, initieront de nouvelles conditionnalités pour accéder
au financement internationale et bénéficier de la
coopération au développement. De concert avec d'autres
bailleurs bilatéraux, ces institutions imposeront aux pays
en retard de développement des reformes économiques
concoctées dans le cadre du Consensus de Washington mieux
connues sous le nom des Plans d'Ajustement Structurels (PAS). Fondamentalement,
ce programme vise à instaurer une relation étroite et stable
entre l'économie domestique d'un pays et l'économie
internationale. Il est fondé sur une restructuration de la demande,
une libéralisation interne et une ouverture maximale au
marché mondial. Dans la perspective de ces institutions de
Bretton Woods, il est question d'établir un contexte propre
à favoriser le dynamisme et l'expansion de l'économie
mondiale. Ainsi ces programmes ont pour finalité de transformer
les structures économiques de ces pays de manière à ce
qu'ils puissent s'intégrer dans l'économie mondiale et
bénéficier des vertus de la globalisation en marche.
A l'instar des autres pays en développement, Haïti
n'a pas échappé à ces programmes qui ont
facilité
les interventions des institutions financières
internationales et agences de coopération bilatérale
particulièrement l'USAID dans la définition et
l'élaboration des politiques économiques sur ces vingt
dernières années. Après avoir connu une croissance
relativement élevée durant la décennie soixante- dix, le
pays a subi dès le début des années 80 les effets de la
crise mondiale qui s'est transformée au niveau national en crise
économico-financière. Cette crise s'est manifestée par
le déséquilibre de la balance des paiements, la chute de la
croissance globale et la baisse des recettes d'exportation. Le
1 La crise qui les affecte est expliquée en
partie par la dégradation de l'environnement international à
partir de 1979. L'augmentation des prix
du pétrole et des importations, accompagnée
d'une chute des prix des matières premières et d'une hausse
spectaculaire des taux d'intérêts, a créé des
déséquilibres insoutenables des balances des paiements induisant
une envolée de la dette, cette fois directement pour financer les
déficits de bon nombre de ces pays. Cf. Gilles DURUFLE, L'Ajustement
structurel en Afrique, Karthala, Paris, 1988, p. 13
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Crises, réformes économiques et pauvreté
en Haïti
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tableau dressé en 1981 est assez
révélateur2 : estimé à 7,5% du PIB
de 1976 à 1980, le déficit budgétaire est
passé à 13% du PIB, le taux de déficit de la balance
commerciale a triplé passant de
7,7% du PIB en 1977-80 à 20,1%. Les
différents secteurs de l'économie - l'agriculture,
l'industrie manufacturière, l'industrie extractive, l'industrie
touristique et les services - se sont tous retrouvés en
difficultés.
Le pays s'est engagé de très tôt dans des
programmes de réformes économiques en signant à la
faveur
de cette crise un premier accord de stand by avec le FMI. Par
la suite, d'autres accords seront signés et détermineront le
cadre de référence pour faire face à la
détérioration de la situation socio-économique. Dans un
intervalle de moins d'une dizaine d'années, les autorités
gouvernementales ont mis en oeuvre deux programmes de réformes
économiques conclus dans le cadre de la Facilité
d'ajustement structurel (FAS) et de la Facilité d'ajustement structurel
renforcé (FASR) respectivement en 1987 et
1996. Aussi bien par leurs orientations de fonds que
par les mesures adoptées, ces programmes appliqués en
Haïti ne diffèrent pas de la thérapeutique
administrée à l'ensemble des pays en développement
qui vise la croissance économique et l'ouverture de leur
économie aux échanges internationaux. De manière
générale, les programmes FAS/FASR ont tenté de
répondre à ces deux objectifs fondamentaux : (i) Stimuler
la croissance et l'élévation du niveau de vie et (ii)
de faire progresser la viabilité externe, c'est à dire de
créer une situation dans laquelle le déficit courant
pourrait être financé par des flux de capitaux normaux et
viables.3 Les principales mesures administrées ont
concerné l'ajustement du taux de change et la réduction des
dépenses publiques, la libéralisation du commerce
extérieur, la libération des prix et la réduction
du rôle de l'Etat, la libéralisation du secteur financier,
la privatisation/modernisation des entreprises publiques, et la
réforme de la fonction publique.
Les résultats enregistrés n'ont pas
été à la hauteur des espoirs suscités et des
efforts déployés. Plus d'une vingtaine d'années
après les premiers accords de stabilisation et d'ajustement
économique les indicateurs sociaux et de développement
humain révèlent une amélioration insignifiante voire
une situation d'appauvrissement général et continuel, comme
l'attestent les différentes places occupées par
le pays dans les différents rapports de
développement humain du PNUD. Dans le rapport 2002, il est classé
146ème sur 173 avec un score de 0,471 et plus de quatre
personnes sur dix sont affectés par la pauvreté humaine. La
croissance économique n'a pas été relancée ;
les exportations ont fortement décliné ; les importations
ont explosé accentuant le déficit de la balance
commerciale ; les investissements déjà très faibles
ont eux aussi décliné. Sur la période 1986-1997, le
taux moyen de croissance a décru au rythme moyen de 1,05%
pendant que le ratio d'investissement moyen était d'environ 12%.
De 3,0% de moyenne pour la décennie 1970-80 le PIB par habitant a
drastiquement
2 CADET Charles L., Crise, paupérisation
et Marginalisation dans l'Haïti contemporaine, Unicef, 1996,
pp. 20-21.
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Crises, réformes économiques et pauvreté
en Haïti
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chuté. Sur les vingt dernières
années, il a respectivement reculé en moyenne de 2,0% et
de 3,2% durant la période 1979-1989 et 1989-1999. La
pauvreté et l'insécurité alimentaire ont atteint un
nombre croissant de gens consécutive à l'infléchissement
des revenus et à la permanence du déficit vivrier.
Aujourd'hui, il est constaté une économie nationale
désarticulée, inefficiente, marginalisée et maintenue
sous perfusion de la manne financière provenant de
l'extérieur - aide publique au développement, transferts
des migrés - qui varie suivant la conjoncture, locale et
internationale. Comment expliquer cet échec ?
Nonobstant certains cas de pays qualifiés de
réussite, les politiques d'ajustement structurels mis en oeuvre
par l'ensemble des pays en développement à partir des
années 1980 ont brillé par leur insuccès
général. Maintes explications sont offertes aussi bien par
les détracteurs et les partisans de ces réformes:
certains privilégient les causes techniques en avançant
l'inadaptation et l'inefficacité des mesures ; d'autres arguent
des causes politiques et idéologiques qui n'ont pas permis
d'établir un environnement favorable. Dans leur analyse le FMI
et la Banque mondiale attribueront en partie l'insuccès des
réformes économiques au manque de volonté politique,
d'implication et d'engagement des acteurs nationaux, couplé à des
problèmes institutionnels, de gouvernance. Ces manquements ont
joué en leur défaveur notamment à leur appropriation. En
1999, ces institutions ont lancé les cadres stratégiques de
réduction de la pauvreté (CSLP/ en anglais PRSP : Poverty
Reduction Strategy Papers), auquel doivent souscrire tous les pays aspirant
à bénéficier des financements concessionnels des
institutions multilatérales. En introduisant cette nouvelle
démarche, elles ont choisi de transformer
le mode d'élaboration et de mise en oeuvre de leurs
politiques, reconnaissant , de facto, qu'une des raisons qui ont
prévalu à l'échec des politiques d'ajustement
structurel réside dans la manière dont celles-ci ont
été imposées sans prises en compte des
réalités locales. Ainsi la question de la pauvreté
est revenue au coeur des nouvelles réformes
à mettre en oeuvre et sa réduction l'objectif premier
affiché par ces institutions. Les éventuels pays
bénéficiaires ont-ils la capacité de s'y souscrire
en bonne et due forme et d'en tirer avantage ? Au niveau national comment peut
se faire la traduction de cette nouvelle approche et quelles peuvent être
les obstacles à cette traduction? Ces cadres stratégiques
constituent-ils une alternative valable pour impulser dans les pays
pauvres une dynamique de développement durable ?
En Haïti la pauvreté atteint toutes les
catégories de la société quelle que soit leur
position dans les rapports économiques. C'est dans un contexte de
grande « désolation » et de « blocage de la
société haïtienne » tel définit par A.
Corten4 caractérisé, entre autres, par la persistance
de l'instabilité socio- politique, la faiblesse de l'Etat, la
destruction du tissu organisationnel de la population, sa
3 Cf. CNUCED, Les pays les moins avancés,
Rapport 2000, Nations Unies, New York et Genève, 2000, p. 104.
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Crises, réformes économiques et pauvreté
en Haïti
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marginalisation et sa polarisation que se réalise (doit
être réalisée) l'élaboration des stratégies
de lutte contre la pauvreté à laquelle doit participer
l'ensemble des acteurs de la société civile. Que peut-on attendre
de ces stratégies anti-pauvreté dans un pays où
« l'appauvrissement systématique de la population est le plus
ancien » et « un état général des choses
»5 et espérer en terme de développement
endogène quand la démarche est le fait d'une rationalité
imposée de l'extérieur et non d'une volonté nationale ?
Objectifs du travail
La piètre performance de l'économie
haïtienne, sa marginalisation, le niveau élevé de
prévalence de la pauvreté et de l'insécurité
alimentaire montrent très clairement que les solutions
préconisées par les institutions internationales et mises en
oeuvre dans le cadre des différents programmes de stabilisation
économique et d'ajustement structurel sont passés à
coté de leurs objectifs. La thérapeutique appliquée pour
contrer la crise qui ayant frappé l'ensemble des pays en
développement a été la même partout - mêmes
traitements pour les mêmes symptômes observés. Bon nombre de
ces crises répondaient à des causes particulières
liées aux conditions d'évolution même de ces pays.
Aussi attendaient-elles des réponses de nature plus
spécifiques. Si l'existence de traits similaires dans les
manifestations de la crise dans les différents pays en
développement n'impliquait pas forcément la même
origine, par contre les conséquences des réformes ne sont
pas différentes des autres pays en terme de coûts sociaux,
économiques, politiques et de dégradation des conditions de vie.
Comme il s'est révélé dans
de nombreux pays en développement, ces
politiques de libéralisation économique n'ont suscité
aucunes dynamiques de développement, par contre, elles ont
provoqué voire empiré la détérioration des
situations alimentaires, nutritionnelles des populations, réduit
leurs revenus, renforcé leur dépendance et celle du pays, et
conduit à l'informalisation de l'économie haïtienne.
La situation de misère absolue qui s'est encore
renforcée au cours du dernier demi-siècle et
accélérée durant la dernière décennie,
couplée aux turbulences et incertitudes politiques,
déterminent le cadre dans lequel se déroule l'élaboration
des cadres stratégiques pour la réduction de la pauvreté
en Haïti. Deux considérations peuvent être retenues :
d'une part, la défaillance des structures et institutions
nationales et locales, due aux effets combinés des
réformes économiques, de la situation de dépendance
et de la récurrence des crises socio-politiques, peut se
révéler un handicap majeur pouvant affecter
négativement l'élaboration des stratégies de lutte
contre la pauvreté, particulièrement en ce qui concerne
la concertation et les procédures de participation de la
population, d'autre part, en raison de son passé
historique de prédateur et de son affaiblissement
4 Voir, CORTEN André, Misère,
Politique et Religion en Haïti, Paris, Karthala, 2001. La
désolation en Haïti relève en quelque sorte de
l'inexistence d'un système politique. Ce n'est pas simplement que les
élites ne respectent pas les règles du jeu, c'est le fait qu'il
n'y a pas de
règles de l'acceptable pour ce qui concerne le destin
collectif ( p. 194).
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Crises, réformes économiques et pauvreté
en Haïti
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continuel, les pouvoirs publics haïtiens inspirent
peu de confiance à la population qui doute de leur volonté et de
leur capacité à conduire de véritables politiques devant
conduire à la réduction de la pauvreté. Ces
éléments devront nous servir de points de
repère pour aborder l'ensemble des interrogations soulevées
dans la problématique.
Il s'agit dans le cadre de ce travail d'une part, de faire le
point sur les réformes économiques initiées
en Haïti depuis le début des années
quatre-vingt en accentuant particulièrement sur leurs effets sur les
conditions de vie de la population et d'autre part, de fournir une
appréciation sur les perspectives ouvertes par les récentes
approches proposées par les institutions financières
internationales - Fonds monétaire international et Banque mondiale -
centrées sur la réduction de la pauvreté. Ceci
permettra,
le cas échéant, d'identifier et de proposer
certains axes d'interventions « prioritaires » à prendre en
compte dans les stratégies nationales de réduction de la
pauvreté au regard des goulets d'étranglement identifiés,
des prescrits constitutionnels et des attentes de la population. En plus,
au-delà des difficultés inhérentes au processus
d'élaboration du cadre stratégique de lutte contre la
pauvreté (CLSP) il est question de dégager certaines limites
liées à la particularité du contexte haïtien. En fin
de partie, on essayera de mettre à profit les récentes
expériences des autres pays qui se sont déjà
engagés dans l'élaboration de cadres stratégiques
nationaux de réduction de la pauvreté.
Le travail est divisé en cinq chapitres. Le premier
chapitre présente quelques traits qui caractérisent
l'évolution sociale, économique et politique du pays. Il y
est abordé le problème de la pauvreté en Haïti,
ses causes, sa répartition et les politiques et
stratégies nationales de lutte mises en place. Le deuxième
chapitre traite des origines de la crise, de la mise en oeuvre des
solutions, de leurs conséquences et des coûts payés par
la population.
Après avoir présenté dans le
troisième chapitre la nouvelle approche proposée dans le cadre de
la lutte contre la pauvreté, on questionne dans le chapitre quatre la
capacité d'Haïti à s'y souscrire en tentant d'identifier
certains éléments qui limitent l'appropriation du processus, sur
ses chances et ses risques. Dans ce même chapitre, il est
identifié quelques pistes d'intervention possibles. Dans le
dernier chapitre, on a voulu prendre en compte quelques enseignements
tirés de l'expérience des autres pays déjà
engagés dans la nouvelle démarche.
5 Corten, ibid., p. 13.
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