L'homosexualité et sa mise en scène: la construction sociale d'une culturepar Estelle Couture Université de Provence - Maà®trise Sociologie 2003 |
1. Pour un usage médiatique du termeEn France, à partir du XIXème siècle, le terme de culture prend une dimension collective et ne se rapporte plus seulement au développement intellectuel de l'individu. Il désigne aussi désormais un ensemble de caractères propres à une communauté, mais dans un sens souvent large et flou. Aujourd'hui, le problèmes des cultures connaît un renouveau d'actualité. La défense de l'autonomie culturelle serait très liée à la préservation de l'identité collective. Durkheim développait une théorie de la conscience collective qui serait une forme de théorie culturelle et qui serait faite de représentations collectives, d'idéaux, de valeurs et de sentiments communs à tous les individus. Cette conscience collective précède l'individu, s'impose à lui, lui est extérieure et le transcendante. Chaque culture offrirait un schéma inconscient aux individus pour toutes les activités de leur vie. Les nouvelles générations de chercheurs de la seconde moitié des années 80, ont exploré, dans une lignée constructiviste, les significations culturelles de l'homosexualité106(*). La dimension culturelle devient alors l'axe central englobant les identités liées à la sexualité et au genre, mais aussi des représentations culturelles de toutes sortes (littéraires, cinématographiques...) ainsi que les pratiques, codes et modalités du discours qui les sous-tendent. L'homosexualité est alors abordée comme un univers de signes, et l'homosexuel comme producteur et consommateur de signes. Exclu des codes dominants, il est à la recherche de sens, d'images, des significations cachées, implicites, potentielles, ambiguës, tout en étant confronté à une figure négative et fantomatique de l'homosexualité qui hante toute les représentations de la culture occidentale. Les médias vont conforter cette idée selon laquelle, il existerait bel et bien une culture propre aux homosexuels, notamment en la bardant de stéréotypes lus ou moins réels, comme par exemple : les gays adorent Madonna, les lesbiennes adorent Amélie Mauresmo, les homosexuels sont des « fashion victimes », ils sont toujours à la mode, le disco fait partie de la culture gay...etc...L'image médiatique qui est renvoyée de cette éventuelle culture spécifique reste très floue et indéfinie, c'est-à-dire qu'elle va regrouper un peu tout et n'importe quoi. On est alors en droit de se demander si cet usage ne serait-il pas un simple objet marketing exploitant la fierté homosexuelle ? Aujourd'hui, tout est américanisé, n'y aurait-il pas là un regard tourné outre-Atlantique de se dire que la communauté a automatiquement engendré une culture spécifique ? En effet, les médias sont assez friands de ce genre d'américanisation. Tout y est catégorisé et étiqueté, les homosexuels sont comme ci, comme ça et c'est ce que reflète leur culture. On se perd alors dans ce qui est réel, ce qui est artificiel ou ce qui est inventée, et on en oublie de définir ce qu'est réellement une culture. 2. Pour un contre-pouvoir ? Ne pourrait-on pas parler d'un groupe marginalisé un temps par la société et qui aujourd'hui réclame le droit autant à l'indifférence qu'à la différence (en revendiquant le fait d'être un groupe à part et d'en être fier ) et qui s'érigerait en contre-culture pour établir un contre-pouvoir face aux dominants hétérosexuels ? Par rapport à ce qui vient d'être dit, l'auto-proclamation d'une culture parcellaire, comme l'est la culture gay, si elle existe, est souvent une réaction à une certaine domination sociale. L'affirmation « c'est ma culture » est censé anoblir et effacer en quelque sorte les signes de l'infériorité. En effet, c'est ce que les Gay and Lesbian Studies mettent en avant, la reconnaissance de la communauté homosexuelle passerait par l'établissement d'un contre-pouvoir agissant sur la société imposant des normes et des modèles de conduite hétérosexuelles par le biais d'une culture propre, d'une fierté propre. Autrement dit, ce serait l'oppression qu'ont connu les homosexuels pendant un grand nombre d'années qui a fait émerger cette notion de culture gay. A travers une approche constructiviste des groupes sociaux107(*), nous pourrions tenter de comprendre l'émergence d'un tel concept en retraçant les fondements historiques, le processus socio-historiques du mouvement homosexuel français. Nous précisons français parce que l'histoire et la tradition est tout autre aux Etats-Unis où chaque communauté a sa propre culture. A ce propos, nous pourrions envisager le fait que si l'on parle tant de culture gay en France, c'est pour suivre l'exemple des lobbies gays américain. L'emploi du terme gay pourrait nous le confirmer. Cependant, à trop vouloir se démarquer, n'y a-t-il pas un risque de tomber dans une marginalisation ghettoisée, dans un ethnocentrisme hétérophobe ? On pourrait alors se demander si au lieu de parler d'une culture propre aux homosexuels, il ne serait plus prudent de se référer à la notion de mémoire collective développée par Maurice Halbwachs108(*). En proposant une lecture en termes de mémoire de la classe ouvrière confrontée à la matière et exclue de la mémoire de la société, il élabore une sociologie de la mémoire qui part de l'hypothèse que chaque groupe est porteur d'une mémoire collective par rapport à laquelle la mémoire individuelle s'identifie. Se souvenir serait une réponse de l'individu à une question posée par la société. Les cadres sociaux sont le langage, l'espace et le temps ; ils sont le moyen dont le groupe se sert pour reconstruire « le passé en fonction de ses intérêts présents ». La mémoire collective d'un groupe implique la représentation de la société et du monde qui unifie la pratique du groupe : elle est à la fois savoir sur les faits et des hommes et leçon normative pour l'action future. Une autre idée de la mémoire collective est celle centrée sur la culture et les valeurs. Le souvenir devient une actualisation individuelle, il était reconstruit du passé factuel du présent du groupe, il devient reconstitution pour l'individu, une valeur éternelle du passé pour la substituer au présent. Il serait donc envisageable de parler d'une mémoire collective homosexuelle, qui serait basée sur un certain nombre d'éléments culturels mais pas seulement. Ces derniers temps, la notion d'identité homosexuelle a été plus ou moins contestée pour élargir le champ des études dites gays et lesbiennes à toutes les sexualités qualifiées de « hors-normes » et donner naissance aux théories queer. Notre objectif était de savoir si l'on peut évoquer l'existence de cultures gays et/ou lesbiennes aujourd'hui en France, selon un modèle très américanisé et de savoir sur quels critères elles peuvent être envisagées. L'homosexualité n'est pas prise en compte dans la norme sociale. Nous l'avons vu, les homosexuels sont sujet à une violence symbolique malgré les évolutions tant sur le plan juridique que sur le plan quotidien. Dans une société qui n'offre de référents identitaires à l'homosexualité que par la voie, pas toujours juste, des médias, les jeunes gays et lesbiennes sont pourtant à la recherche d'une identité positive, banalisée. H.Becker parlait à l'époque, de déviance et du processus d'étiquetage à propos des groupes d'individus marginalisés par la société qu'il qualifiait de stigmatisante109(*). Les déviants devaient passer par certaines étapes pour acquérir certaines valeurs, certains codes leur permettant de fonder un univers propre. L'homosexualité se prête à cette interprétation. Nous aurions pu alors parler d'une contre-culture homosexuelle définie par un ensemble de productions culturelles et de comportements ludiques s'opposant à la culture désignée comme dominante, ou encore de subculture homosexuelle désignant un ensemble de valeurs, de représentations et de comportement propres à un groupe social ou à une entité particulière, par opposition au système culturel de la société globale. Nous avons vu que la notion de groupe homogène, de communauté n'était pas aussi évidente. Elle renferme un certain nombre d'éléments qui, certes, forment une unicité, notamment sur le plan de la défense de certains droits, mais aussi des divisions en son propre sein. La preuve en est qu'il n'y a pas une homosexualité mais bien des homosexualités et de multiples manières d'être homosexuel et de vivre son homosexualité. Il serait donc bien utopique qu'à l'heure actuelle, il y ait une communauté au sens lourd du terme qui transcenderait les différentes frontières, qu'elles soient sexuelles, sociales ou générationnelles. En effet, dans les années 80, des études ont questionné l'identité homosexuelle en rejetant l'idée d'une identité transcendant les autres différenciations sociales. Ainsi sont apparues de nouvelles théories dites théories queer qui élargissent le champ d'études à toutes les sexualités qui diffèrent du modèle sexuel normatif. Les études queer prennent en compte aussi bien l'homosexualité que la bisexualité, le travestisme, le transsexualisme...En ce sens certains préfèrent parler d'une nébuleuse de subcultures110(*) à l'intérieur du groupe des gays et des lesbiennes, certains cherchant à vivre en banalisant leur homosexualité et d'autres recherchant la provocation, la marginalité voire même l'anormalité. Nous pourrions peut-être parler d'une nouvelle forme de communauté par rapport à celle de Tonnies111(*) tout en gardant un aspect, celui d'une communauté fondée sur l'affectif. En effet, la communauté homosexuelle s'apparente à un symbole auquel on adhère par affectivité voire même par éthique. La communauté serait donc plus un symbole qu'une réalité, un symbole permettant de faciliter l'insertion et l'acceptation des individus face à leur homosexualité. Elle est également essentielle dans la prise de parole des gays et des lesbiennes face à leurs différentes revendications. Ainsi, la notion de communauté serait indissociable de la notion de pouvoir. Cette interprétation en terme de contre pouvoir peut également s'appliquer à la notion de culture. Au vue de ce travail exploratoire, nous pouvons affirmer qu'il y a une volonté d'engagement communautaire, volontaire ou non, conscient ou non, de la part des acteurs, que ce soit dans la presse écrite que nous avons tenté d'analyser, que ce soit les personnes que nous avons interrogées ou les acteurs en général. Ainsi, ne serait-ce que par principe, ou par éthique selon les termes d'un interviewé, la revendication d'appartenance à la communauté existe réellement. Il existerait donc une éthique homosexuelle (gay ou lesbienne) qui servirait de référence à ceux qui revendiquent cette appartenance. Cette éthique peut également offrir un cadre normatif aux individus. C'est dans ce sens que peut se penser l'idée d'une culture homosexuelle. L'homosexualité, une nationalité ? Le fait de proclamer l'existence d'un symbole tel que l'est le drapeau aux couleurs de l'arc-en-ciel n'est-il pas, quelque part synonyme d'une appartenance, certes communautaire, mais aussi nationaliste ? Le quartier gay du Marais à Paris, même s'il ne s'apparente pas encore à certains quartiers de San Francisco pourrait s'assimiler à une sorte de nationalisation homosexuelle où l'on peut manger gay, boire gay, danser gay, lire gay, écouter gay, dormir gay...On peut trouver notamment dans des guides spécialisés de longues listes de bars, de restaurants, d'agence de voyages, de cabinets d'avocats, de médecins...tous gays. De plus, nous l'avons vu précedemment, il existerait un langage spécifiquement connu des homosexuels et enfin ils proclament une véritable culture. Nous ne sommes pas en mesure de dire que le langage commun permet d'affirmer l'existence d'une culture homosexuelle mais en tous les cas, il permet de la revendiquer. Les médias jouent à ce titre un rôle croissant dans la prise de conscience individuelle et collective de la notion de culture homosexuelle. Les individus se sentent membres d'un groupe en étant conscients qu'ils ne forment pas une unité évidente à tous les niveaux. Le terme de membre désigne toute personne reconnue comme faisant partie d'un groupe par opposition aux individus extérieurs. S'enfermer au sein d'une communauté, ce serait alors se cloisonner, et mettre de la distance avec les autres. Mais cependant, vouloir réduire chaque identité culturelle à une définition pure et simple, oblige à ne pas tenir compte de l'hétérogénéité de tout groupe social. Aucun groupe, aucun individu n'est enfermé a priori dans une identité unidimensionnelle. Les homosexuels ne se définissent pas uniquement par leur homosexualité, ils ont également une autre identité, celle de femme ou d'homme, celle relevant de la religion, celle relevant de leur milieu social... Nous avons pu constater, que la communauté homosexuelle, si tenté que l'on puisse être apte à la nommer ainsi, n'abolit pas les frontières entre les sexes. Il y a bien une volonté de le faire mais la réalité montre bien qu'il existe un cloisonnement entre les gays et les lesbiennes. Il conviendrait ainsi mieux de parler d'une communauté gay et d'une communauté lesbienne, fondées sur une mémoire collective plus ou moins commune, sur un patrimoine plus ou moins commun mais ayant toujours été représentées de manière radicalement différente.
La culture homosexuelle ne va pas de soi, elle est une construction sociale, au même titre que la communauté. Elle regroupe un certain nombre d'enjeux dont nous avons tenté de saisir les contours et elle est sans cesse plébiscitée par les partisans d'un communautarisme gay. En France, nous ne pouvons prétendre qu'il existe une réelle culture homosexuelle au sens concret et lourd du terme. Il y a simplement une multitude d'éléments qui peuvent favoriser sa construction. La revendication d'une culture fait partie d'un mouvement de libération. L'homosexualité s'est rendue visible dans tous les arts selon une volonté de la part des gays et des lesbiennes de montrer qu'ils font partie de l'Histoire. Une culture minoritaire naît en réponse à une culture dominante, une réponse à une forme d'oppression. La notion de culture gay et/ ou lesbienne fonctionnerait donc par rapport à la norme hétérosexuelle. Ce cadre normatif va construire des individus plus ou moins en marge qui vont s'attacher à cette forme culturelle. On pourra alors parler de sensibilité gay ou lesbienne qui se retrouve dans toutes une série d'oeuvres artistiques. Cependant, en suivant ce point de vue, on homogénéise la sensibilité. Or, il est bien évident qu'il n'y a pas une sensibilité mais des sensibilités. De la même façon, et même si on peut dénoncer le relativisme du propos, que l'on ne pourrait pas parler d'une Culture mais bien des cultures. Ainsi, la culture homosexuelle serait avant tout une construction en reconnaissance de l'homosexualité par rapport à l'hétérosexualité, une façon d'affirmer son existence de manière positive. L'expression « cultiver son homosexualité » passerait par ce processus d'appropriation de certains éléments culturels - entendons par là des oeuvres artistiques mais aussi, la mise en avant d'une certaine fierté, de certains symboles. Les notions de communauté et de culture seraient les symboles les plus aptes et légitimes pour représenter les gays et les lesbiennes. Pour conclure, nous pensions soulever un point qui semble pertinent, surtout au vu des pages du magazine de notre corpus. Ce qui est qualifié de culture gay ne serait-elle pas finalement un mode de consommation particulier. Des études ont en effet montré que le pouvoir d'achat gay est considérable. Ainsi être gay passerait quasi-obligatoirement par le fait d'être un consommateur de produits « labellisés ga y » qui revendiqueraient une étiquette culturelle spécifique. Ces interrogations servent parfois à dénoncer le quartier du Marais à Paris que certains qualifient de ghetto mercantile. Notons ici l'existence d'un Syndicat National des Entreprises Gays (SNEG) dont l'axe est celui du « pouvoir économique homosexuel », c'est-à-dire un business gay. Enfin, tout au long de ce travail, nous avons insisté sur le niveau représentatif de ce qui pourrait constituer une culture propre aux homosexuels. Cependant, le cadre administratif constituant l'organisation même de l'homosexualité, notamment avec le niveau associatif pourrait éclairer le sujet d'un autre point de vue. En effet, les associations homosexuelles sont très nombreuses en France et c'est principalement elles qui sont au centre des décisions de prises de position et de parole malgré les nombreuses divisions qui existent comme nous l'avons vu précédemment. Malgré la volonté de représenter une image d'unicité, les diverses organisations homosexuelles se sont heurtées à une autre logique qui est celle de la pluralité des conceptions de l'homosexualité et de la diversité des intérêts. Il n'y a pas, a priori, de leader au sein du mouvement homosexuel. Cependant, c'est à partir d'un certain nombre de personnalités, responsables de structures ou non, que se constituent certaines des délégations qui sollicitent les pouvoirs publics. Depuis longtemps, certaines structures homosexuelles ou celles investies dans la lutte contre le sida ont tenté de faire reconnaître leur représentativité par le biais de leur intégration à des structures décisionnelles ou par une reconnaissance financière de la part des pouvoirs publics ou privés ; c'est le cas notamment de l'Association des Parents et futurs parents Gays et Lesbiens (APGL). Le groupe des gays et des lesbiennes a cherché à de nombreuses reprises à présenter un visage unifié. En 1992, le SNEG a lancé plusieurs réunions inter-associatives dont l'objet était l'élaboration d'une Coordination Homosexuelle Nationale qui n'a pas pu voir le jour. En revanche, une vingtaine d'associations lesbiennes non-mixtes et des participantes individuelles ont créé la Coordination Lesbienne Nationale en mai 1996 dont un des objectifs est de constituer nationalement une force capable d'obtenir des droits et une représentativité en tant que groupe culturel et politique. Enfin, il ne faut pas oublier que le mouvement homosexuel français s'est constitué dans une logique de confrontation et jamais dans une logique d'intégration. Chaque nouveau mouvement détruisant ou reniant le précédent contrairement à ce qui s'est passé dans d'autres pays, ce qui ne permet nullement d'assurer la pérennité d'une structure au point de la rendre incontournable112(*).
BIBLIOGRAPHIE * 106 CHAMBERLAND L. « Présentation du fléau social au fait social : l'étude des homosexualités » in Sociologie et sociétés, Vol. XXIX, n°1, avril 1997 * 107 BOLTANSKI L. « Les cadres, la formation d'un groupe social », Minuit, Paris, 1982 * 108 HALBWACHS M. « Les cadres sociaux de la mémoire », Albin Michel, Paris, 1994 (1925) * 109 BECKER H.S. « Outsiders », Ed. Métailié, Paris, 1985 (1963) * 110 ERIBON D. dans le Nouvel Observateur n°2012, mai 2003 * 111 TONNIES F. « Communauté et société : catégories fondamentales de la sociologie pure », Retz-CEPL, 1977 (1887) * 112 Ex æquo n°16, Mars 1998 |
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