UFR Lettres et Sciences Humaines
Département des Métiers de la
Culture
UFR Lettres et Sciences Humaines
Master 2 Direction de projets ou
d'établissements
culturels
Parcours Projets culturels et diversification des
publics
Jennyfer ADNET
Pratiques culturelles des Antilles françaises :
l'exemple du spectacle vivant en Guadeloupe et de ses
dynamiques territoriales
Année scolaire 2022/2023
Sous la direction de
Madame Florence Filippi
2
Introduction 3
I. L'archipel des Antilles françaises : un
carrefour des
cultures 10
a) Du commerce triangulaire à la
départementalisation 10
b) Le folklore et l'eurocentrisme : entre rapports de
force et
acculturation 15
c) La question de la réorganisation d'une
société caribéenne
plurielle 21
II. Aménagement culturel et expressions
artistiques en
Guadeloupe 25
a) De la stigmatisation à la
réappropriation 25
b) La création d'espaces pour un spectacle vivant
guadeloupéen : contrer les institutions culturelles et
affirmer
sa légitimité 30
c) La décentralisation des pouvoirs de
l'État: une autonomie
avérée en matière culturelle ?
34
III. Les défis des pratiques culturelles dans une
société
insulaire fragmentée 40
a) Une difficulté d'accès à la
formation 40
b) Repenser la démocratisation culturelle sur un
territoire
archipélique 48
c) Une coopération culturelle caribéenne :
une étape à
franchir ? 54
Conclusion 58
Bibliographie/Sitographie 61
3
Introduction
« C'est tout ce que les hommes ont imaginé pour
façonner le Monde, pour s'accommoder du Monde et pour le rendre digne
de l'homme. C'est ça, la culture: c'est tout ce que l'homme
a inventé pour rendre le monde vivable et la mort affrontable. »
- Aimé CÉSAIRE (1913-2008), homme de lettres et ancien
maire de Fort-de-France.
Pendant ses 50 années de mandat en tant que maire,
Aimé CÉSAIRE s'est activement engagé dans la promotion des
pratiques artistiques antillaises. La culture a occupé une position
centrale dans sa lutte contre l'emprise idéologique coloniale, et
à cet égard, il a mis au centre de son mandat une politique
visant à valoriser les arts spécifiques aux Antilles
françaises. La citation relevée reflète sa vision profonde
de la culture en tant qu'ensemble de créations humaines visant à
façonner le monde et à donner du sens à la vie. De plus,
l'idée de dignité renvoie à la réaffirmation d'une
identité forgée par l'histoire, par la culture et par la
mémoire collective. Tous ces éléments interagissent de
manière complexe et sont interdépendants, contribuant à
construire sa vision globale de la culture.
L'objet de cette recherche se concentre sur l'étude des
pratiques culturelles dans les Antilles françaises en se centrant
particulièrement sur le domaine du spectacle vivant en Guadeloupe et son
impact sur les dynamiques territoriales. Il s'agira d'observer les pratiques
telles que la danse, le théâtre et les pratiques musicales,
notamment traditionnelles.
Avant d'entrer dans le vif du sujet, il s'avère
essentiel d'esquisser une définition préliminaire de la culture.
Toutefois, notons que ce concept demeure intrinsèquement complexe,
englobant des notions d'une grande diversité. En effet, en sociologie,
la culture est généralement définie comme l'ensemble des
normes, des valeurs, des croyances, des pratiques, des symboles, des rituels,
des institutions et des connaissances partagées au sein d'une
société ou d'une communauté. Elle englobe les aspects
matériels et immatériels de la vie sociale, et elle
façonne la manière dont les individus perçoivent le monde,
interagissent les uns avec les autres et construisent leur identité
culturelle. La culture est une notion multidimensionnelle. C'est ainsi que ma
recherche va se concentrer particulièrement sur les concepts de
systèmes de valeurs, d'identité et les pratiques relatives
à un groupe d'individus.
4
Le système de valeurs culturelles en Guadeloupe
revêt une importance capitale dans la compréhension de la
société et de la culture guadeloupéenne. Notons avant tout
qu'un système de valeurs, du point de vue anthropologique, renvoie
à l'ensemble des croyances, des normes, des principes et des
idéaux partagés au sein d'une société ou d'une
culture particulière. Il guide les comportements, les attitudes, les
choix et les interactions des individus au sein de cette société.
Selon Clifford Geertz, anthropologue renommé, dans son ouvrage
"The Interpretation of Cultures" datant de 1973, un système de
valeurs peut être défini comme "un ensemble
intégré de symboles, de croyances et de pratiques à
travers lesquels les hommes communiquent, perpétuent et
développent leur connaissance et leurs attitudes à l'égard
de la vie". En somme, il joue un rôle central dans la
compréhension de la culture et de la société, car il
façonne la manière dont les individus perçoivent le monde
qui les entoure et agissent en conséquence. Pour le cas de la
Guadeloupe, il ne peut être pleinement saisi sans tenir compte de la
tension historique entre les valeurs et les influences eurocentrées
qui ont caractérisé l'histoire coloniale de l'archipel et la
quête d'identité et de sa résistance culturelle propre.
Ainsi, il convient de mettre en lumière que l'eurocentrisme est une
perspective culturelle et historique qui accorde une primauté excessive
à l'Europe occidentale, notamment aux pays tels que la France,
l'Angleterre et l'Espagne, au détriment des autres cultures et
régions du monde. Cette recherche se propose d'explorer comment la
société guadeloupéenne s'est justement forgée dans
ses pratiques culturelles, en mettant particulièrement l'accent sur le
spectacle vivant, qui est un reflet significatif de cette dynamique culturelle
complexe.
5
Carte de la Guadeloupe (c) Wikipédia
Nichée au coeur de l'arc antillais, la Guadeloupe est
un département d'outre-mer français qui s'étend sur une
superficie totale d'environ 1 628 kilomètres carrés1
regroupant un archipel composé de plusieurs îles et îlots.
Parmi les principales îles qui la constituent, on retrouve la
Grande-Terre, la Basse-Terre, Marie-Galante et les Saintes, La Désirade,
pour un total de plus de 12 îles et îlots. Elle offre un
mélange fascinant de traditions africaines, européennes,
asiatiques et caribéennes qui se reflète dans sa scène
artistique dynamique. Ce territoire insulaire, baigné par les eaux
turquoise de la mer des Caraïbes, regorge de talents variés qui
s'expriment à travers une multitude de formes artistiques, du
théâtre à la danse en passant par la musique, le chant et
la poésie. L'énergie créative qui émane de cet
archipel se nourrit de son histoire complexe, de sa diversité culturelle
et de son niveau de résistances dans ses pratiques culturelles
1 Source de référence: Institut National
de la Statistique et des Études Économiques (INSEE). La
superficie des départements d'outre-mer.
https://www.insee.fr/fr/statistiques/2878639
6
Néanmoins, selon Maryse CONDÉ, la culture
guadeloupéenne serait « inondée par la culture
française qui stérilise son talent »2. Cette
observation reflète un débat culturel profondément
enraciné en sur cette région, où l'influence culturelle
française, résultant de l'histoire coloniale, continue de se
faire sentir de manière prédominante. Pour Maryse CONDÉ,
cette prédominance peut parfois étouffer la
créativité locale et limiter la capacité des artistes
guadeloupéens à exprimer pleinement leur identité
culturelle distincte. Cette problématique soulève
également cette nécessité de développer des
politiques culturelles qui favorisent l'innovation artistique.
Il me paraît à présent cohérent
d'aborder, dans un but de complémentarité, le concept de
dynamique territoriale. Ce terme se réfère alors à
l'évolution et aux changements qui se produisent dans un territoire
donné au fil du temps par divers facteurs tels que l'économie, la
démographie, l'histoire, la culture, l'environnement, la technologie,
les politiques publiques, etc. Il est sûr que l'histoire coloniale ainsi
que la culture ont influencé grandement ce phénomène, mais
il n'en est pas moins que la disposition géographique de la Guadeloupe,
de par son insularité et son caractère archipélique,
détermine les dynamiques territoriales et l'installation de ses
équipements culturels.
À cet égard, rappelons-nous du cas du Centre des
Arts et de la Culture (CAC), une institution qui a joué un rôle
central dans la vie culturelle de l'archipel guadeloupéen. Malgré
la tentative de reprogrammation du CAC par la communauté de communes
Cap Excellence en 2017, il est manifeste qu'un réel manque
persiste en matière d'infrastructures, mettant ainsi en lumière
les défis auxquels est confrontée la Guadeloupe dans le contexte
de son évolution territoriale. Le CAC a longtemps été un
pilier culturel depuis son inauguration en 1988. Au fil du temps, il a dû
faire face à des défis majeurs, notamment des problèmes de
financement irrégulier et des difficultés de gestion, qui
témoignent des dynamiques territoriales en jeu dans la région en
matière de développement culturel. Cet exemple témoigne
des lacunes auxquelles peut faire face l'archipel.
Le choix de cette étude revêt une importance
particulière pour explorer les atouts et les défis du
développement structurel d'un territoire insulaire. Il est essentiel de
comprendre pourquoi un lieu aussi riche en histoire que la Guadeloupe
éprouve des difficultés à mettre en
2 Africultures « Le théâtre aux
Antilles a toujours souffert d'être un parent pauvre », vol.
80-81, no. 1-2, 2010, pp. 31.
7
avant ses artistes, ses infrastructures culturelles, et ses
pratiques culturelles uniques. Mon intérêt pour ce sujet est
profondément ancré dans mes liens personnels avec la Guadeloupe,
ma région d'origine, avec la Martinique. Par le biais de cette
recherche, je souhaite non seulement contribuer à l'enrichissement du
débat sur le dynamisme culturel de ce territoire, mais aussi explorer ma
propre identité caribéenne. Cette quête personnelle se
présente avec une importance particulière pour moi, car elle me
permettra d'approfondir ma compréhension des racines de ma culture tout
en contribuant à enrichir le corpus universitaire. À mon
goût, celui-ci présente actuellement peu de travaux sur ce
sujet.
De cette manière, bien que je n'aie pas eu
l'opportunité de réaliser mon stage directement en Guadeloupe,
j'ai pris la décision pertinente d'effectuer mon stage en tant
qu'assistante de coordination au sein de la compagnie de danse
afro-caribéenne Difé Kako. Cette compagnie se consacre
à la promotion des pratiques culturelles afro-caribéennes
à travers une série d'initiatives variées, dont un
festival itinérant aux Antilles-Guyane et en hexagone appelé le
Mois Kréyol. Depuis son lancement en 2017, le festival Mois
Kréyol s'engage résolument dans la promotion de la
diversité culturelle et la préservation du patrimoine
créole. De mon côté, j'ai eu l'opportunité de
participer à la communication et à la coordination de cet
événement entre avril et fin juillet 2023. Cette
expérience m'a permis de me rapprocher des dynamiques culturelles sur le
territoire guadeloupéen de manière indirecte avec la rencontre de
la directrice artistique Chantal LOÏAL. Sa vision globale en tant
qu'actrice culturelle guadeloupéenne oeuvrant sur son archipel
(notamment pour le festival) a enrichi ma compréhension de la Guadeloupe
en termes d'aménagement en dehors de mon héritage culturel. Une
vue large a été, dans cette étude, plus que
nécessaire afin de répondre à mes ambitions
d'écriture citées plus haut.
Ainsi, ce mémoire explore l'avenir de ces pratiques
culturelles et les enjeux liés à la réappropriation du
territoire qui en découlent. Il est même nécessaire de se
demander dans quelle mesure les dynamiques territoriales de la Guadeloupe
ont-elles contribué à façonner les expressions artistiques
distinctives de l'archipel, tout en soulevant des enjeux pour leur mise en
valeur et leur sauvegarde ? Il est certain qu'un champ de lutte s'opère
dans la sauvegarde de ses pratiques. Des manquements structurels sont
présents mais il est tout aussi nécessaire de trouver leur
origine afin de comprendre les enjeux de pérennisation.
8
Cette recherche s'articule autour d'un constat fondamental :
celui de la fragmentation de la Guadeloupe, tant d'un point de vue historique
que géographique. Mais alors, comment expliquer que celle-ci a
contribué à la diversité culturelle de l'archipel ? Depuis
l'époque du commerce triangulaire jusqu'à nos jours, une
série d'événements et d'épisodes ont laissé
leur empreinte sur l'histoire de cet archipel. Il a fallu explorer l'histoire
de mon peuple, de la colonisation à la départementalisation dans
le but de mieux aborder le sujet.
Afin de mieux comprendre cette dynamique et de répondre
à ces questions, j'ai effectué des recherches bibliographiques
approfondies. J'ai notamment consulté la revue
«Émergences Caraïbe(s) : une création
théâtrale archipélique» de Africultures.
Parmi les articles regroupés, les entretiens menés par
Stéphanie BÉRARD avec d'anciens acteurs culturels
impliqués dans les structures du spectacle vivant guadeloupéens
se sont révélés comme étant des sources
inestimables. Ces témoignages m'ont offert un éclairage
précieux sur les parcours et les expériences de ces
professionnels et m'ont incité à une réflexion approfondie
pour une prise de recul nécessaire.
De plus, il m'a semblé tout aussi cohérent de
faire un parallèle avec les dynamiques territoriales martiniquaises en
termes d'équipements culturels. J'ai fini par me demander, dans le cadre
de mes recherches, en quoi les dynamiques territoriales du territoire
guadeloupéen et martiniquais, bien que distinctes, pouvaient
présenter des similitudes et des divergences dans leurs impacts sur les
pratiques culturelles et les infrastructures dédiées à la
culture. Une comparaison entre la Guadeloupe et la Martinique pourrait ainsi
permettre de mieux saisir les enjeux culturels propres à chacun de ces
territoires. Ces constatations passent bien évidemment par une mise en
regard des différentes installations culturelles et de leur histoire
au-delà des structures déjà présentes.
En complémentarité, j'ai également tenu
à examiner les établissements culturels du territoire ainsi que
leurs offres. Pour mieux comprendre leur implantation, une importance a
été accordée à leur place auprès des publics
en examinant la démographie des communes présentant des offres
culturelles et celles plus éloignées. Il m'a semblé
nécessaire de partir de cette démarche afin d'observer les
mécanismes de dynamismes territoriaux. Elles se résultent des
habitudes culturelles des Guadeloupéens que j'ai analysées par le
biais d'études officielles. Il est essentiel d'entreprendre cette
démarche afin d'analyser comment le territoire s'est
développé et continue à évoluer, ainsi que pour
évaluer la manière dont les pratiques
9
culturelles sont mises en valeur. Cette dernière passe,
certes par les actions menées des acteurs culturels locaux mais aussi
par l'accès aux publics.
Nous verrons donc dans un premier temps que l'archipel
guadeloupéen est un carrefour des cultures. Ensuite, nous approfondirons
notre analyse en examinant l'aménagement culturel et les expressions
artistiques en Guadeloupe, avant de terminer par un regard sur les défis
auxquels sont confrontées les pratiques culturelles dans une
société insulaire fragmentée.
10
I. L'archipel des Antilles françaises : un
carrefour des cultures
a) Du commerce triangulaire à la
départementalisation
Il serait difficile d'examiner les pratiques culturelles
propres aux Antilles françaises sans évoquer leur histoire. Bien
que l'objet de ma recherche se centre particulièrement sur la
Guadeloupe, il m'est important de considérer que la culture antillaise,
de par ses spécificités historiques, socio-économiques,
géographiques, est difficile à cerner. Le concept même
d'antillanité3 pose beaucoup de questionnements. En
effet, qu'est ce qui est spécifique au fait d'être antillais
lorsque les territoires ont été traversés par divers
épisodes ? Notons alors que la Guadeloupe et la Martinique sont
premièrement peuplées par des amérindiens
décimés par les navigateurs européens arrivés sur
les terres du Nouveau Monde au XVIIe siècle. Entre tueries de masse,
contacts avec les maladies venues d'Europe, la Caraïbe et ses
premières civilisations ont connu un chapitre sanglant.
Ainsi, les français s'établissent, sous Louis
XIII, à Karukera4 et à Iounacaera
5 avec l'idée de mettre sous domination les populations
amérindiennes jugées comme étant inférieures. Avant
ces épisodes meurtriers, les navigateurs français fournissent des
témoignages de voyages entre le XVe et le XVIe
siècle6. Ces contacts étaient, selon ces sources, dans
des conditions propices pour un bon rapport entre «
indigènes» et européens qui s'échangent les
uns et les autres des savoirs culturels ou même des objets et tissus. Les
Eyeris, à partir du Ve millénaire avant J-C, sont les premiers
autochtones des Arawaks à peupler l'Arc de la Caraïbe avant les
Kalinagos. A partir de ce premier constat historique, il ne faut alors pas
limiter la culture caribéenne comme étant africaine car c'est
« une idée reçue que la culture dans les Caraïbes
n'est qu'une variante de l'africanité, tant elle est riche
d'éléments qui proviennent de l'heritage noir.
»7. Bien que ces populations furent décimées
massivement, des traces de leur culture persistent aux Antilles notamment avec
les techniques
3 GLISSANT, Édouard. « Le Discours
antillais », Paris, Gallimard, 1997, coll. « Folio essais
», p. 848.
4 Nom donné à la Guadeloupe par les
indigènes.
5 Nom donné à la Martinique par les
indigènes.
6 MOREAU, Jean-Pierre. « Navigation
européenne dans les Petites Antilles aux XVIe et début du XVIIe
siècles. » Sources documentaires, approche
archéologique. In: Revue française d'histoire d'outre-mer, tome
74, n°275, 2e trimestre 1987. Economie et société des
Caraïbes XVII-XIXe s. (1re Partie) pp. 129-148.
7SAINVILLE, Léonard. « Les fondements
négro-africains de la culture dans les Caraïbes et la lutte pour
leur
sauvegarde », Présence Africaine, vol.
101-102, no. 1-2, 1977, pp. 129-157.
11
d'agriculture, les vestiges de leurs créations en
céramique, de pierres sculptées ou encore d'argile.
En 1642, les français partirent dans une conquête
d'exploitation des ressources naturelles et humaines. De l'Afrique de
l'Ouest8 vers les Caraïbes, les européens ont alors
déraciné massivement des individus dans le but de les soumettre
à un système de domination reposant sur la culture de canne
à sucre. Vers la fin du XVIIe siècle, ils étendirent leurs
captations d'esclaves du Mozambique à l'Angola. Ce commerce,
particulièrement gourmand, leur apporta une fortune en exportant les
récoltes en Europe.
D'un besoin de main d'oeuvre peu coûteuse et d'un
argumentaire reposant sur le désensauvagement des populations
africaines jugées trop primitives, le commerce triangulaire vint
arracher des millions d'hommes et de femmes du continent africain vers le
Nouveau Monde. Cette mission civilisatrice, dissimulée sous des
arguments tels que l'évangélisation, a eu un impact indiscutable
sur la réorganisation de ces cultures. La nécessité de
rendre plus dociles ces individus les ont fait cheminer dans les
prémices d'une assimilation culturelle forcée. Au-delà des
mauvais traitements physiques, de mauvais traitements psychologiques et une
facture se sont opérés au sein de ces sociétés.
Avec l'interdiction sous risque de mauvais traitements de parler sa langue
d'origine, le système d'habitations d'esclaves mélangeait les
familles et ethnies entre elles de manière à ce qu'il n'y ait
aucun moyen d'intercompréhension possible. De plus, avec l'interdiction
sous peine de mort de pratiquer son culte voire même de chanter et
danser, ces territoires caribéens ont dû se restructurer. Tel est
le résultat du Code Noir. La Guadeloupe, de surcroît,
tout comme son île soeur, a dû se réadapter à un
nouveau système, certes sanglant, de manière à ce qu'une
nouvelle culture apparaisse. Entre le rejet imposé de
l'africanité, l'assimilation à une culture européenne sous
contrainte, et malgré tout, la lutte des esclaves à conserver par
particules l'héritage de leur pays d'origine, le territoire
guadeloupéen est un territoire pluriel.
Ainsi, la traite négrière durera jusqu'au 27 mai
1848 en Guadeloupe, date de l'abolition de l'esclavage. Il eut une
première abolition en 1794 décrétée par la
Convention pour que 8 ans plus tard, le système esclavagiste
soit rétabli. Après 1848, toujours dans cette optique de briller
économiquement grâce au marché de la canne à sucre,
les békés9 sentirent le manque de main
d'oeuvre à exploiter. C'est donc à cette même
période, milieu du XIXe
8 Le Nigéria, le Togo, le Bénin, la
Côte d'Ivoire notamment.
9 Nom des descendants de colons dans les Antilles
françaises.
12
siècle, qu'ils firent une campagne de ce qu'ils
nommeront « l'engagement» jusqu'en Inde, notamment dans la
région de Calcutta. Leurs contrats se basaient sur un engagement de cinq
ans dans la culture de champs de cannes. La promesse de
rémunération et de rapatriement à la fin de leur
séjour de travail était un argument louable pour ces hommes et
ces femmes. On remarque de cette manière que le système
d'asservissement colonial persista toujours bien après l'abolition de
l'esclavage et sous une autre forme beaucoup plus cadrée
administrativement. Mais cela revenait au même au vu de la
difficulté à s'adapter qu'ont pu éprouver les indiens dans
ce qui deviendra, non pas leur territoire d'adoption, mais une véritable
terre sur laquelle ils ont su s'ancrer. Les mauvais traitements physiques, et
voire même, le fossé ainsi que le rejet alimenté par leur
différence culturelle aussi bien du côté des
afro-descendants que du côté des européens (exilés
comme békés) se firent ressentir les premières
décennies. Ainsi, les indiens ne furent pas rapatriés chez eux.
Cette période d'embarcation vers les Caraïbes mais également
vers la Réunion, Madagascar et Mayotte dura jusqu'en 1888. La Panse
du Chacal, roman mêlant fiction et histoire de Raphaël
CONFIANT, met bien en avant que les rapatriements ont été plus
que rares et cela malgré l'achèvement de cette politique de
déportation d'indiens. Finalement installés dans ce territoire
sans la possibilité de retourner sur leur pays natal, ils ont dû
repousser les barrières de la langue, des codes vestimentaires et leur
mode de vie. Cela résulte au brassage culturel que nous connaissons
maintenant des Antilles. Nous pouvons tout de même noter qu'à la
fin du XIXe siècle, des engagés comptant de 600
Kongo10, 1 000 Chinois et 500 Annamites11
arrivèrent en Guadeloupe ainsi qu'en Martinique.
De cette manière, il y a eu beaucoup de contacts entre
différentes ethnies. Il est question d'une culture multiple car : «
il n'est pas difficile d'imaginer que la culture qui émerge de ces
communautés multiraciales soit elle aussi composite, c'est-à-dire
formée d'une mosaïque de valeurs et de pratiques
différentes. »12. C'est inenvisageable de distordre
la culture antillaise en l'examinant sous un seul point de vue européen,
africain ou même asiatique. Néanmoins, bien que tous ces chapitres
traumatisants prirent fin, il demeure un réel système de
domination beaucoup plus subtile dans les Antilles françaises. Il s'agit
finalement de l'héritage de ce système toujours présent.
Quel est le moyen le plus efficace que l'éducation afin d'asservir
psychologiquement un peuple ? C'est par le biais des écoles
10 Nom des engagés congolais
déportés en 1848.
11 RACINE Daniel L, Dialectique culturelle et
politique en Guadeloupe et Martinique, Présence Africaine, 1977/4
(N° 104), p. 7-27
12 ibidem.
13
qu'une éducation colonialiste naquit afin de mieux
soumettre. Les enfants apprennent des réalités qui ne sont pas
les leurs et l'enseignement laisse totalement de côté les
particularités de leur territoire ainsi que celles de leur culture.
L'instruction, de façon inadéquate, va calquer son système
de formation et d'apprentissage sur la France avec la connaissance des quatre
saisons, la géographie française, l'assimilation de classiques de
la littérature française et de chansons comme seul et unique
possible dans le prisme didactique. Se crée alors un véritable
mimétisme culturel ombrageux et inadapté rejetant des
réalités culturelles pourtant bien inscrites : la langue
créole, les contes créoles issus de l'héritage africain,
les spiritualités africaines et asiatiques (notamment l'hindouisme), les
chants et sonorités afro-descendantes, les danses, etc. Finalement,
cette citation à propos de la réfutation de la langue
créole incarne réellement ce besoin d'exclure une certaine
légitimité culturelle : « Nous pensons avec Dany
Behelle-Gisler qu'en effet, les principales erreurs dudit inspecteur
étaient, d'une part, qu'il n'y a que la culture française de
valable, d'autre part, que le français est tout et le creole rien ;
d'où l'exclusion de ce demier comme véhicule de connaissance,
d'accession à la «culture authentique»!
»13. La loi de l'assimilation de 1946, soutenue par
Aimé CÉSAIRE (1913-2008) renforce ces enjeux. Rappelons celle-ci
en ces termes d'après le fameux Article 1 de la loi n° 46-451
du 19 mars 1946 relatif à cette départementalisation :
« Les colonies de la Guadeloupe, de la Martinique, de la
Réunion et la Guyane française sont érigées en
départements français. »
Procès verbale 21 février 1946 dans l'article
« 19 mars 1946, La République française prend des
couleurs», Alban DIGNAT, 7 septembre 2019 C
HERONET
13 ibidem.
14
Il est nécessaire de se rendre compte que cette loi en
vigueur a bouleversé ces territoires tant à une échelle
socio-économique qu'au niveau de la culture. En effet, il y a une
volonté d'acculturation premièrement forcée qui s'est
progressivement déployée et cela même dans ce contexte
d'après-guerre. Les Antilles françaises, comptant parmi ce qu'on
a appelé les 4 Vieilles Colonies aux côtés de la
Guyane ainsi que de la Réunion, furent administrées par un
Gouverneur sous un régime politique colonial. Ce dernier peut être
considéré comme une prolongation d'un véritable
système colonial où les insulaires sont considérés
comme étant français mais sont, tantôt
délaissés par la France puis ensevelis par des
inégalités sociales. En effet, c'est aussi le résultat
d'une hiérarchisation raciale avec la présence des
békés, des mulâtres et indiens
privilégiés à côté des noirs. En addition,
les infrastructures et lois établies en hexagone étaient
inexistantes sur ces territoires oubliés. L'enjeu de cette loi
finalement est de jouir d'une reconnaissance en tant que citoyens
français et non pas en tant que colonisés. Peu à peu,
grèves et manifestations vont traverser la Guadeloupe ainsi que la
Martinique afin de dénoncer les inégalités sociales qui
persistent malgré tout par le biais de systèmes politiques et
administratifs inadaptés aux réalités des territoires. Les
promesses d'égalités n'ont pas été tenues.
Quelques années après, de 1963 à 1981, le
BUMIDOM 14 a permis l'émergence d'une classe moyenne
dans laquelle les antillais occupent des postes de fonctionnaires en grande
masse. De l'autre côté, la classe bourgeoise antillaise
réfute l'antillanité au profit d'un modèle
européen qui s'alimente avec des départs vers une France
hexagonale utopique. Celle qui a été représentée
comme étant une terre capable de sortir les citoyens de leur
précarité ou de leur ouvrir un avenir meilleur.
En ayant vu ces périodes traverser les Antilles
françaises, nous pouvons dire que l'identité antillaise est un
« un carrefour de civilisations » malgré les volontés
de déculturation par les puissances coloniales. On ne peut nier les
faits historiques qui ont finalement causé des contacts entre les
diverses cultures. Ceci a résulté à la construction d'une
culture à part entière et singulière. Il serait cependant
nécessaire d'observer les différents champs de lutte dans la
sauvegarde des rites et pratiques culturelles en Guadeloupe afin de percevoir
les particularités du territoire.
14 Bureau pour le développement des migrations
dans les départements d'outre mer, un organisme public français
ayant encadré les migrations des outre-mers vers l'hexagone.
15
b) Le folklore et l'eurocentrisme : entre rapports
de force et acculturation
En anthropologie, le phénomène d'acculturation
amène des questionnements liés aux notions de race, culture,
domination, asservissement et de colonisation. Ce vocable a fait son apparition
pour la première fois à la fin du XIXe siècle dans la
pensée de John WESLEY. Il désignait au départ l'adoption
et l'assimilation d'une autre culture. Au fur et à mesure, chercheurs et
auteurs ont étendu cette notion dans la volonté de remettre en
question les fondements d'une culture ayant été sujette à
des interactions. J'ai notamment relevé les études des
anthropologues tels que Melville HERSKOVITS (1895-1963) et Ralph LINTON
(1893-1953). Ces réflexions ont notamment concerné les peuples
anciennement dominés par les puissances coloniales. En effet, en se
positionnant sur ce constat, l'eurocentrisme, qui part d'une volonté de
rendre plus values et universelles les valeurs européennes,
découle de ce processus. Il met en regard deux groupes d'individus de
cultures différentes où l'une sera dans une approche
moralisatrice et exemplaire tandis que l'autre sera dans une position de
passivité et d'absorption. Un ressenti dans lequel, la culture
dominatrice est civilisatrice et donc dans une légitimité
à exercer sa force. C'est un tableau où sociétés
« indigènes » se conforment à une société
« élevée ». Ainsi, comme le relate Cécilia
COURBOT : « (...) C'est dans ce contexte que le terme d'acculturation,
alors fortement contaminé par une vision coloniale et raciste, devient
si connoté qu'on lui préfère maintenant le terme «
d'interactions culturelles ».»15 Ce véritable
jeu périphrastique aspire à dissimuler, encore une fois, les
paramètres et les conséquences d'un système colonial. Il
s'agira selon cette pensée cahoteuse, plutôt, d'un dialogue entre
des cultures et non pas d'un champ régi par des rapports de forces.
La culture antillaise a subi ce phénomène
d'acculturation durant la traite négrière. Nonobstant, une
particularité de ces sociétés insulaires persiste.
Étant une culture récente bâtie à partir de
plusieurs apports culturels, elle répond aux mécanismes de la
créolisation. En nous rapprochant de sa définition linguistique
où, il s'agirait du résultat de contacts de différentes
langues, ce terme s'avoisine véritablement avec un concept
d'interactions culturelles. Dans le domaine culturel, davantage dans un champ
regroupant la langue, les pratiques artistiques, les croyances religieuses,
etc., le cas des Antilles françaises a connu de véritables
interactions avec d'autres groupes. Il n'est pas seulement question d'apports
forcés
15 COURBOT, Cécilia. « De
l'acculturation aux processus d'acculturation, de l'anthropologie à
l'histoire. Petite histoire d'un terme connoté »,
Hypothèses, vol. 3, no. 1, 2000, pp. 121-129.
16
sous la domination coloniale, mais également d'une
acclimatation avec des peuples déportés, migrants ou à la
recherche de l'exil.
Il alors nécessaire de souligner que se
développent des courants de pensée anti-colonialistes au sein des
Antilles-Guyane, notamment grâce à des penseurs martiniquais qui
vont diffuser leurs idées aussi bien dans la Caraïbes, dans les
territoires d'Outre-Mer et qu'en hexagone. C'est donc dans les années 30
que se théorise la Négritude avec l'intellectuelle
martiniquaise Paulette NARDAL. Elle sera reprise et introduite, à
nouveau, de manière plus visible dans les écrits d'Aimé
CÉSAIRE, Léon-Gontran DAMAS ainsi que Léopold SENGHOR.
Cette notion conceptualise une pensée anticolonialiste ainsi qu'une
prise de conscience: le fait d'être une personne noire et de
surcroît afro-descendante. C'est la nécessité de se rendre
compte de ses conditions, sa place dans la société et de ses
spécificités aussi bien sociales que sur le plan historique.
Finalement, il est question de se rendre compte de son Africanité
16 souvent mise en muselière au profit d'une
Blanchité17. Par ailleurs, d'autres mouvements
d'affirmation culturelle vont parcourir le XXe siècle. Une
Indianité18 sera revendiquée dans les
années 70 avec la prise de conscience des descendants d'engagés
indiens. Enfin, sera théorisée la créolité
théorisée par Edouard Glissant, pour être mise en
valeur par la suite par Raphaël GLISSANT, Patrick CHAMOISEAU et Jean
BERNABÉ par la publication en 1969 de Eloge à la
créolité. Cette notion vient s'opposer à la
négritude qui est finalement un des constitutifs de la culture
antillaise : celle-ci ne se résume pas à une appartenance
africaine mais à un brassage culturel multiple où se croisent des
cultures variées. Nier cette spécificité serait nier le
pouvoir du champ interactionniste qui a opéré durant ces
siècles et également contredire l'hybridation culturelle
spécifique aux cultures caribéennes. C'est avec ce
paramètre que nous pouvons nous rendre compte que la
créolité se manifeste comme un processus de défense
où cultures indigènes et culture dominante vont coexister de
manière à réinterroger les rapports d'asservissement.
L'exemple de la quadrille est très évocateur. Danse sociale
française du XVIIIe siècle, elle est exportée dans les
Caraïbes et est toujours pratiquée de nos jours par les
aînés. Elle emprunte des mouvements européens (avec une
posture gardant une droiture ainsi que des codes de figures) et des mouvements
de bassins afro-descendants. Cette illustration illustre la volonté des
afro-descendants à garder leur singularité quand bien même
les occidentaux avaient ce besoin d'imposer leurs pratiques culturelles. Comme
a pu le faire figurer Jacques
16 Notion désignant ce qui est
relatif à l'Afrique socio-culturellement
17 Notion désignant ce qui est relatif à
l'Occident socio-culturellement
18 Notion désignant ce qui est
relatif à l'Inde socio-culturellement
17
ADÉLAÏDE-MERLANDE en retranscrivant les
témoignages du missionnaire Jean-Baptiste LABAT (1663-1778).
Effectivement, il y a tout de même eu une forte capacité de la
part des esclaves à assimiler une culture qui n'est pas la leur;
« Pour leur faire perdre l'idée de cette danse
infâme, on leur en a appris plusieurs à la française comme
le menuet, la courante, le passe-pied et autres, aussi bien que les branles et
danses rondes, afin qu'ils puissent danser plusieurs à la fois, et
sauter autant qu'ils en ont envie. J'en ai vu quantité qui s'acquittent
très bien de ces exercices, et qui avaient l'oreille aussi fine et les
pas aussi mesurez. que bien des gens qui se piquent de bien danser. »
19
De plus, le livre Les Marrons Syllabaire de Jean
FOUCHARD publié en 1988 évoque aussi cette souplesse qu'ont eu
les esclaves des Caraïbes à apprendre à jouer à la
trompette, au violon, au cor, etc. Ces instruments européens
importés dès le XVIIIème siècle ont
également été des outils de recculturation coloniale
afin de civiliser les afro-descendants.
Toujours dans cette volonté civilisatrice, les esclaves
étaient formés par des pratiques théâtrales
européennes. J'ai trouvé pertinent d'étudier cette
discipline sous cette période car elle est très
révélatrice pour cette partie qui s'appuie sur les notions de
folklorisme et d'eurocentrisme. Ainsi, emportés au milieu du XVIIIe
siècle, ces répertoires de classiques français
étaient un moyen de propager les spécificités de la
culture occidentale et de l'assimiler. Cela constitue de véritables
divertissements pour les colons ainsi que pour les commerçants blancs
demandeurs d'un dynamisme en termes de vie culturelle. Ils étaient
certainement nostalgiques des cours européennes. Ainsi, les esclaves
étaient emmenés à mimer et à s'adonner aux jeux des
acteurs français. Ces derniers se présentaient comme étant
des exemples à suivre dans cette politique d'assimilation. Notons alors
que c'est particulièrement à Saint Pierre, ancienne capitale de
la Martinique, que se produisaient en grande partie ce type
d'évènements, selon l'ethnologue spécialisé en
musique Jacques ROSEMAIN. De ce fait, la vie théâtrale
européenne rayonnait de manière considérable en ce lieu de
façon à ce Saint Pierre soit considéré comme
étant la capitale culturelle et artistique des Antilles avec
Port-au-Prince à Haïti. Entre cultures folkloriques et cultures
savantes, la place du théâtre avait une place se voulant
privilégiée au sein de ces anciennes colonies. Les colons
voyaient un grand intérêt à bâtir des constructions
dédiées aux spectacles afin d'avoir des points de diffusion et de
représentation de la culture française:
19 ADÉLAÏDE-MERLANDE, Jacques. (1999).
« Problématique d'une histoire de la fête aux Antilles
françaises: de la fête Caraïbe à la fête
républicaine ( xviie
siècle...1849) ». Bulletin de la
Société d'Histoire de la Guadeloupe, 2000, pp. 21-32
18
« Le théâtre est à son
apogée dans les colonies avant la Révolution française et
les conventions métropolitaines y sont scrupuleusement imitées
jusque dans le choix des bâtiments : en 1780 est édifié
à Pointe-à-Pitre un théâtre arborant les bustes de
Molière, Corneille et Racine tandis que s'érige en Martinique
à Saint-Pierre en 1786 (...) ». 20
Ces activités et lieux tendent au fur et à
mesure des décennies suivantes à s'effacer à cause des
troubles causés par les marrons 21 :
« Des pièces et des opéras y sont
régulièrement joués ; des bals de carnaval sont
également célébrés dans ce théâtre
où se tiennent parfois des réunions politiques. À la fin
du XVIIIe siècle, les troubles révolutionnaires réduisent
très nettement l'activité théâtrale : quelques
comédiens royalistes font de brefs passages en Martinique cependant
qu'en Guadeloupe les représentations du théâtre de
Pointe-à-Pitre, édifié en 1780, sont suspendues et
remplacées par le « spectacle » des colons guillotinés
par les Républicains«. » 22
On remarque alors que la place de ces pratiques culturelles
européennes voulues comme étant dominantes n'a pas survécu
matériellement. L'idée que ces dernières soient plus
values et légitimes d'exister resteront cependant dans les imaginaires
coloniaux.
Manifestation de musiques afro-descendantes aux Antilles
françaises à l'époque coloniale (c) Archives
départementales de Guadeloupe
Ajoutons qu'il existait cependant bel et bien des danses et
médiums artistiques afro-descendants que les esclaves conservaient et
transportaient avec eux malgré leur
20 BÉRARD,
Stéphanie. « Petite histoire du théâtre
francophone et créolophone : de la scène coloniale aux
dramaturgies antillaises contemporaines», Africultures, vol. 80-81,
no. 1-2, 2010, pp. 24-29.
21 Nom donné aux esclaves
fugitifs en Amérique et dans les Caraïbes.
22 Ibidem.
19
déracinement jusqu'aux Amériques. Le gwo-ka,
manifestation immatérielle de la guadeloupéanité
en est un élément important de cette dernière. Sous
ce vocable se hisse un rassemblement d'arts afro-descendant multiple : entre
chant, conte, danse et musique toujours rythmé au son de famille de
tambours que l'on nomme ka. D'après les récits des
colons, ces pratiques musicales se manifestaient lors de rassemblements et de
rondes festifs d'esclaves sous l'appellation de bamboula ou encore
gwo tanbou. Avec un choeur qui se calque au répondè
(répondeur en français) donnant le ton et les paroles, les
danses et les percussions sont improvisées bien qu'elles
répondent à un répertoire de 10 rythmes.
Cet héritage afro-descendant demeurera pendant un
moment malheureusement dévalorisé. Les spécificités
des personnes afro-descendantes ont été mises sous silence et
dans une invisibilisation forcée créant alors des champs de lutte
entre eurocentrisme et créolité. L'esthétique des danses
et musiques, après 1848, sera considérée comme mauvaise et
folklorique. Les pratiques culturelles seront réduites aux personnes
venant de la campagne et marginalisées. C'est à partir de 1946,
avec la loi de la départementalisation que ces traditions
afro-descendantes seront remises au goût du jour avec le tourisme de
masse. L'intérêt est de divertir les touristes et de les attirer
tout en créant un imaginaire sur le territoire, aussi bien en Guadeloupe
qu'en Martinique. Cependant, les images renvoyées aux Antilles se lient
étroitement à une exotisation malsaine que des auteurs
martiniquais tels que Suzanne CÉSAIRE et Raphaël CONFIANT vont
qualifier de « doudouisantes ». Cet amas de stéréotypes
culturels va être un combat et une lutte menée par les mouvements
anti-colonialistes antillais. Les hexagonaux ne voyaient en ces territoires que
par leurs bienfaits divertissants, exotiques et pittoresques.
En ayant observé la présence du gwo-ka en
Guadeloupe, il est important d'aborder les épisodes qui ont
marqué les années 60. En effet, la redécouverte de danses
traditionnelles avec la gwoka mais surtout des danses martiniquaises telles que
le danmyé23 ou le bèlè24 est un des
éléments qui va matérialiser un besoin
d'émancipation à l'acculturation. Ces pratiques culturelles sont
mises à bas par l'élite noire, que l'on qualifie
d'assimilées, et les békés qui les jugeaient
néfastes. Afro-descendantes, ces pratiques sont
considérées comme émanant des « cultures populaires
». Ces manifestations culturelles subissent un regard méprisant des
classes privilégiées qui vont même les considérer
comme étant « subalternes ». L'enjeu va être de
revaloriser le patrimoine caribéen issu de cultures afrodescendantes et
de lutter contre
23 Danse de combat martiniquaise
afro-descendante similaire à la capoeira.
24 Pratique artistique martinique
afro-descendante qui entrecroise danse, chant, musique et conte.
20
l'acculturation, amie du colonialisme. Les groupements
anti-colonialistes et des associations culturelles vont essayer de valoriser au
mieux ces pratiques en s'axant sur leur symbolique et leur historique comme le
souligne l'auteur de cette citation25 : « Pour ces jeunes
militants, la « musique des mornes » constitue une source
d'inspiration qu'ils identifient aux nègres marrons qui,
réfugiés dans les collines et les moyennes mon- tagnes pour
échapper à l'esclavage, maniaient le tambour pour transmettre
leurs messages. ». Le vocable musique de mornes renvoie aux
hauteurs dans lesquelles les marrons, figures de révoltés
afro-descendants, allaient se réfugier afin de préparer leurs
attaques et fuites. Ainsi, cet héritage est très important dans
les cultures caribéennes :
« Les chants et les danses bèlè sont
construits comme des actes de résistance culturelle et politique, au
point de confondre le paysan des mornes et l'esclave fugitif dans un même
personnage mythique pour lequel s'imagine la litanie de l'esclave, celle qui
lui aurait permis de se libérer du système esclavagiste au moyen
de la puissance des rythmes du tambour, tant sur le plan spirituel que sur le
plan physique »26.
Exclure cet élément culturel reviendrait
à rompre avec les actes de résistances au-delà d'une
négation de pratiques dites de mornes. Nous pouvons
également noter que ces appellations furent attribuées dans un
aspect absolument négatif de la part des occidentaux.
Ainsi, au sein de ce paradigme de mondialisation
contemporaine, la créolisation n'a en effet pas été
épargnée par les affects de l'acculturation. Il y aurait un plan
sur lequel se tient ce processus comme l'explique l'article
Stratégies d'acculturation : cause ou effet des
caractéristiques psychosociales ? L'exemple de migrants d'origine
algérienne de René MOKOUNKOLO et Daniel PASQUIER à
travers cette citation : « Quatre stratégies d'acculturation en
découlent, à savoir : l'assimilation, l'intégration, la
séparation et la marginalisation. Lorsque les migrants adoptent des
éléments de la culture d'accueil et s'éloignent de ceux de
leur culture d'origine, il s'agit de l'assimilation. ». Pouvons-nous,
dans le cas des Antilles françaises et de surcroît, de la
Guadeloupe, parler d'une assimilation culturelle en prenant en compte les
revers de la créolisation ? Selon Edouard GLISSANT, pionnier du
mouvement de la créolité, la culture antillaise serait
une culture composite ayant connu le passage d'autres cultures. Cependant,
d'après l'auteur, il n'est en aucun cas question d'altérer la
culture de ces individus de sa substantifique moelle car tous ces
épisodes de
25 RACINE Daniel L. «
Dialectique culturelle et politique en Guadeloupe et Martinique
», Présence Africaine, 1977, p. 7-27.
26 Ibidem.
21
dominations, déportations et migrations ont
contribué à la construction d'une culture et de pratiques
culturelles propres au peuple antillais.
D'un autre point de vue, pour certains caribéens,
affirmer ce mécanisme serait aussi affirmer l'humiliation subie du fait
de la colonisation. Ils sont donc amenés à être dans des
situations de combat. La culture créole connaît différents
folklores et influences se partageant entre les colonisateurs européens
et les indigènes (esclaves africains, indiens engagés,
engagés Kongo). Cette diversité, finalement vécue comme
étant écrasante, est difficile à faire coexister car il
faut affirmer ces deux pendants. Un enjeu se dresse alors : s'émanciper
de cette culture imposée sous couvert de se faire traiter
d'aliéné. D'un côté, les caractéristiques
diverses et riches de cette culture sont portées fièrement par
une partie de la population et d'un autre côté (même si
cette partie demeure minoritaire), elles sont vécues comme étant
un mauvais souvenir.
c) La question de la réorganisation d'une
société caribéenne plurielle
La réorganisation des territoires des Antilles
françaises va de pair avec celle des pratiques culturelles. Il s'agit
donc de faire coexister ces éléments dans un contexte qui n'est
pas favorable au développement d'une culture de sauvegarde. De plus,
comme nous l'avons vu, le peuple antillais est récent. Leurs
spécificités ont été bâties à partir
de couches successives d'évènements historiques ainsi que
l'arrivée de populations diverses. Il est certain que la
problématique où il faut faire coexister cette pluralité
culturelle est importante. Dès lors qu'une perception mosaïque
émerge, de nouveaux paramètres quant à la perception du
monde de ces peuples s'activent. Il semble donc incohérent d'observer la
Guadeloupe, tout comme la Martinique d'un point de vue homogène.
Pour aller plus loin, nous pouvons certainement parler d'une
crise identitaire en s'appuyant sur un phénomène de
dépossession de soi. Encore une fois, la Guadeloupe et la Martinique
sont constituées de différentes couches culturelles de peuples
déportés et immigrés. De cette manière, il y a
déjà eu un effort à fournir afin de trouver un
équilibre tout en sachant que les derniers peuples arrivants ont
été les congolais, chinois, vietnamiens, laotiens, les libanais
et syriens à la fin du XIXe siècle. Le point commun rassemblant
ces populations est d'ordre géographique dès lors qu'ils tentent
de s'intégrer comme ils peuvent
22
au territoire d'arrivée. Un phénomène de
dépossession progresse autant du côté des peuples
déportés et que les peuples immigrés : les valeurs
ancestrales ont été laissées dans leur pays d'origine. En
associant des groupes n'ayant pas les mêmes pratiques, des interrogations
d'ordre identitaire fusent. Ainsi, comment gérer ce multiculturalisme
sur un si petit territoire ? La créolisation a été, comme
nous l'avons vu, une réponse face à ces bouleversements sociaux.
Toujours est-il que des problèmes de reconnaissance et de positionnement
par rapport à une France hexagonale coloniale ont ébranlé
les consciences. La catégorisation de ces peuples restaient alors flou :
pour citer un exemple, les engagés indiens n'auront accès
à la nationalité française qu'en 1923. Cependant, le
système politique colonial sous lequel sont placées la Martinique
ainsi que la Guadeloupe laisse tout de même un sentiment
d'étrangeté au sein des populations encore une fois victimes
d'inégalités sociales malgré un attachement, bien que
inconstant à l'hexagone.
Si nous ajoutons l'intégration de la politique
d'assimilation en 1946, il est indéniable que cette dernière a eu
un impact considérable sur le développement socio-culturel des
Antilles françaises. Mais il est important de prendre en compte que
cette assimilation a eu lieu dans les Antilles françaises dès la
création de la Charte de Richelieu de 1635, celle qui stipule
que « tous les habitants des isles sont français ».
Toujours dans cette même idée de calquage, la Jurisprudence
générale du royaume en matière civile, commerciale et
criminelle, de 1745 affirme que « les colonies doivent se
conformer à la coutume de Paris ». Il s'agissait dès
lors de mener une vie semblable aux codes métropolitains sans jouir des
mêmes droits sociaux.
La nouvelle loi de 1946 est pensée comme étant
un ajustement politique et social. Quand bien même il est question d'un
nouveau chapitre entre les outre-mer et l'hexagone, son appellation a
suscité des réactions comme celle d'Aimé CÉSAIRE :
« Qu'est-ce-que l'assimilation ? (...) C'est une doctrine politique et
philosophique qui tend à faire disparaître les
particularités propres à un peuple et à tuer sa
personnalité. Eh bien, je le dis tout net : l'assimilation ainsi
entendue et ainsi définie, je suis contre l'assimilation
»27. En effet, le terme assimilé est renvoyé
à une idéologie dégradante, uniformisante sur un certain
modèle auprès de territoires ayant déjà leurs
particularités. C'est pour cette raison que nous parlerons plus tard
d'une loi de départementalisation. Cette politique a été
voulue comme étant un nouveau souffle, néanmoins, il ne faut pas
perdre de vue que cette décision a solidifié les
27 Propos tenus après sa rupture avec le Parti
Communiste en octobre 1956.
23
rapports de dépendance de ces territoires insulaires
envers la France hexagonale. Entre exportation alimentaire massive, calquage
des réalités socio-culturelles hexagonales, une volonté
d'unification est perceptible. Sans doute, la question de légitimer la
soumission culturelle et sociale de ces peuples à un modèle
français trouve ses éléments de réponse dans cette
catégorisation de « départements français ».
Dès lors qu'il s'agisse de départements français «
à part entières », les puissances politiques
concentrées en France hexagonale voient un intérêt
d'assimilation culturelle et non pas seulement politique. Selon la
définition du CNRTL, la notion sociologique du terme
assimilation se définit en ces termes : « Processus par
lesquels un groupe social modifie les individus qui lui viennent de
l'extérieur et les intègre à sa propre civilisation.
». Nous pouvons nous rendre compte que l'assimilation tient à
ajuster, voire estropier les spécificités des individus afin de
les faire intégrer un environnement régi par des codes plus ou
moins semblables. Encore une fois, il est question d'une perception du monde
imposée sous le motif d'une citoyenneté et d'un besoin de
reconnaissance sur un pied d'égalité.
La réorganisation sociale de la Guadeloupe ainsi que de
la Martinique a été semée d'embûches dès les
épisodes de la colonisation. Malgré cette politique de
départementalisation mettant fin à un régime colonial, des
auteurs tels que Patrick CHAMOISEAU vont tout de même exprimer qu'il
s'agit « (...) d'une forme de colonisation plus cruelle, laquelle a
conduit à l'anéantissement de l'être antillais par un
procédé d'aliénation culturelle »28.
Cette politique aurait en plus de cela été un moyen
d'étendre un eurocentrisme où la culture française serait
plus-value que celle du martiniquais et du guadeloupéen. De plus,
l'auteur ajoutera « La départementalisation nous sépara
de nous-mêmes. Le soutien au `Développement' (mot-culte) suscita
l'extinction des esprits autonomes »29. En effet, quelles
perspectives de développement culturel peuvent subsister dès lors
que l'on impose à un peuple pluriel un système de valeurs
ethno-centrées ? Patrick CHAMOISEAU souligne alors un processus de
dépossession qui n'a cessé d'accroître au fur et à
mesure des épisodes allant des plantations jusqu'au BUMIDOM. En
prenant en compte ces constatations, une main reste apposée sur le
fonctionnement de ces territoires. Lionel ARNAUD explique tout aussi bien dans
son article en s'appuyant sur la Martinique, cette idée selon laquelle
les habitants se voient fragilisés par le phénomène
d'acculturation: « (...)
28 CAMARA, El hadji. « Les Antilles
françaises et la départementalisation : de la domination «
silencieuse » postcoloniale à l'aseptisation identitaire chez
Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau. Voix plurielles, 2020, pp.
139-150
29 Ibidem.
24
ce n'est plus le colonisé en tant qu'homme qui se
trouve dévalorisé, mais davantage le patrimoine culturel dont il
est le produit. Un phénomène aggravé au lendemain de la
Deuxième Guerre mondiale par une politique de «
développement » sans croissance appuyée par l'arrivée
massive de produits venus d'ailleurs, l'avancée inexorable des zones
commerciales, l'omniprésence de la télévision dans les
foyers. »30. De cette manière, les
différents mouvements ayant parcouru l'histoire des Antilles
françaises ont perturbé le développement du patrimoine
culturel des individus.
Toujours dans cette pensée de dépossession,
Edouard GLISSANT souligne cette notion d'homme universel31 faisant
face à celle de l'homme pluriel32. Ces deux figures
schématisent donc la volonté d'assimilation aux revers
ethnocentriques auprès de l'Autre possesseur de son
individualité. Cette dernière va s'affaiblir, peu importe la
richesse de ses constituants identitaires. Une réorganisation doit donc
opérer, et, selon l'auteur, elle serait possible par la Relation
33 entre ces deux figures sans pour autant tomber dans un
écrasement. Il s'agirait alors de reconnaître les
différences de chacun, un processus par lequel le multiculturalisme
n'est plus ennemi mais un réel composant de la société
voulue.
En effet, d'après l'article de El Hadji CAMANA sur la
départementalisation des Antilles françaises, le processus de
créolisation « suppose que les éléments culturels
mis en présence doivent obligatoirement être `équivalents
en valeur' pour que cette créolisation s'effectue réellement
»34. Il est toujours question de cette mise à un
pied d'égalité, mais la subtilité réside dans le
fait que cette égalité n'extrait en aucun cas les
particularités propres aux antillais. Ces dernières sont à
prendre en considération dans leur intégralité et de
manière à légitimer leur existence : c'est de cette
façon que nous parviendrons à réorganiser ces
sociétés d'un point de vue culturel et social. Aucune pratique ou
vision du monde ne devrait être plus value qu'une autre. L'union ne
devrait donc pas s'établir par le biais d'une unification mais
plutôt par une prise de conscience de ces différences.
30 ARNAUD Lionel. « De la
résistance culturelle à l'action par et sur la culture en
Martinique. Éléments pour une analyse des mouvements culturels
», Sociologie, 2022, pp. 361-379
31 Ibidem.
32 Ibidem.
33 Ibidem.
34 Ibidem.
25
II. Aménagement culturel et expressions
artistiques en Guadeloupe
a) De la stigmatisation à la
réappropriation
La danse, la musique et les manifestations artistiques telles
que le théâtre et les contes sont, comme nous avons pu le
remarquer, prépondérantes dans les Antilles françaises. Le
spectacle vivant tient donc une place importante avec des
spécificités propres au processus de créolisation.
Après avoir questionné les problématiques de
l'eurocentrisme aux côtés de ce qui est et a été
considéré comme étant folklorique, il est question dans
cette partie d'examiner les dynamiques culturelles propres à l'archipel
guadeloupéen. De quelle façon se manifestent-elles sur un
territoire où s'opèrent de véritables luttes ? Quels en
sont les résultats au niveau des dynamiques territoriales ? Afin
d'élargir cette réflexion, il est intéressant d'aborder
une nouvelle fois le cas du théâtre antillais. En effet, bien que
l'une de ses spécificités est d'avoir été
emporté par les colons durant le XVIIe siècle, il est tout aussi
caractéristique de son bassin caribéen. Étant une pratique
étroitement proche des codes de la tradition orale afro-descendante,
nous remarquons que cette réappropriation du théâtre
s'explique par la présence des contes. Patrick CHAMOISEAU et
Raphaël CONFIANT le soulignent également dans leur ouvrage
Lettres créoles : tracées antillaises et continentales de la
littérature, 1635-1975 :
« De toute éternité, sitôt
après l'effondrement des habitations, la saynète, petite
comédie quasi spontanée, avait fait son apparition dans les lieux
de la vie collective : marchés, presbytères, salles paroissiales,
petits spectacles de quartiers, fêtes scolaires... Tout un chacun y
participait, enfants et grandes personnes, dans un mélange naturel de
créole et de français; et les occasions de saynètes
étaient nombreuses. [...] D'où provenait la saynète ? Du
conteur bien sûr.»
Au-delà des pièces importées d'un
répertoire français et imposées pour un mimétisme
culturel, il existait réellement des pratiques théâtrales
créoles, bien que spontanées. Ces pratiques déambulantes
et présentes dans les champs de cannes s'inspirent des codes du conte
antillais en y reprenant aussi le créole en tant que langue
d'interprétation. L'oralité et la mise en scène permises
dans ces deux champs de création expliquent cette souplesse qu'ont eu
les antillais à s'approprier le théâtre. Ce sont pour ces
raisons qu'il n'existe pas de traces écrites témoignant ces
évènements en dehors des pièces de théâtres
européennes.
26
Cependant, durant le XIXe siècle, la production
théâtrale diminue en Guadeloupe ainsi qu'au sein de son île
soeur. Pour cause, une montée de maladies virales ne cesse
d'accroître sur les deux territoires empêchant alors
l'activité des comédiens sur scène. Malgré ces
difficultés, les colons parviennent à introduire une nouvelle
écriture théâtrale sur la base d'un critère
inédit : une écriture en créole. L'un des dramaturges les
plus connus implanté en Guadeloupe fut le français Paul BAUDOT,
qui, au XIXe siècle réécrivait des classiques en langue
créole. La motivation principale était de divertir les cours
bourgeoises demandant de l'exotisme.
Il est tout de même observable qu'au début du XXe
siècle, toujours dans l'archipel guadeloupéen, le
théâtre créolophone détient toujours une place
indéniable. Ce dernier se porte comme revendication identitaire. Il
anime le besoin de rompre avec les chaînes d'une acculturation en se
saisissant d'un médium artistique qui s'est imposé de force. La
comédie est le genre privilégié à
Pointe-à-Pitre avec un répertoire de classiques français
transposés en langue créole. Malheureusement, dans les
années 50 la troupe française de Jean GOSSELIN va venir entraver
les ambitions du théâtre créolophone. En jouant des
pièces de théâtre d'un répertoire parisien en
Guadeloupe et en Martinique. Ces actions vont de pair avec la politique
d'assimilation voulue et renforcée depuis 1946. Les associations et
compagnies de théâtre locales se dissipent peu à peu dans
l'obscurité. Le théâtre devient une pratique et un
divertissement tourné principalement pour une élite bourgeoise
privilégiée dans un contexte où inégalités
sociales règnent dans les Antilles françaises. Les
répertoires en créole vont davantage susciter l'attention de
classes populaires dans les communes rurales avec des initiatives comme les
après-midis culturelles. Avec des jeux d'improvisations totales, ces
pièces de théâtres n'auront malheureusement que peu de
traces écrites. Il faudra attendre le milieu du siècle pour
observer la croissance d'un théâtre antillais avec des auteurs
guadeloupéens et martiniquais dont le célèbre Aimé
CÉSAIRE. Ce temps marque une affirmation et une présence car ces
auteurs vont exprimer dans leurs écrits des revendications liées
à des problématiques sociales et politiques propres à
leurs réalités. Il n'est plus question de se calquer aux canons
français : d'après Stéphanie BÉRARD dans son
article Petite histoire du théâtre francophone et
créolophone de la scène coloniale aux dramaturgies antillaises
contemporaines, ce théâtre finalement:
« est aussi l'agitation qui règne à
cette époque sur la scène sociale et politique antillaise les
grèves, les manifestations étudiantes et ouvrières se
multiplient et mettent en lumière le mécontentement grandissant
d'une population déçue par la départementalisation
27
et par la France qui pratique une politique d'assimilation
sans tenir compte des spécificités culturelles, linguistiques,
économiques et sociales des îles.».
Au-delà d'être un médium artistique et
culturel, le théâtre dans les Caraïbes françaises des
années 60 se mue en une arme de dénonciation.
Soirée léwoz,
Article Et revoilà le temps des «
léwòz » en Guadeloupe par Yvor J. LAPINARD, 14 avril
2023 C France-Antilles
Ces mouvements anti-assimilationnistes se sont nourris,
à la même période, par la pratique du gwoka en Guadeloupe.
Souvent rattaché au domaine des champs de cannes et des faubourgs, ce
médium artistique s'apprête en une arme d'affranchissement
culturel et de revendication identitaire avec la création d'espaces. Les
lieux de performances existaient déjà depuis la période
coloniale avec : l'espace urbain et les soirées léwoz
traditionnelles et particularisées en Guadeloupe. La rue se
manifeste comme un environnement propre au phénomène de
reculturation en Guadeloupe avec la production, l'écoute et la
pratique musicale. Ces éléments témoignent et
révèlent la relation qu'entretient le peuple avec sa culture : il
y a une notion de liberté qui se dégage avec l'expression de
l'individualité possible avec le contact à l'autre, la vie en
communauté. Ces moments de vie culturelle sont possibles grâce
à la classe ouvrière des années 60 ainsi que les classes
les plus modestes car rappelons-le, les classes bourgeoises voyaient d'un
mauvais oeil les pratiques culturelles afrodescendantes. C'est ainsi que ces
classes sociales vont se comporter en de véritables leviers en faveur de
la diffusion culturelle notamment dans les espaces publics (la rue notamment).
Ils sont réinvestis et repensés de manière symbolique :
les personnes de grands mornes ont finalement eux aussi droit d'exprimer leur
identité culturelle et de faire valoir celle-ci dans l'espace public,
qu'il s'agisse aussi bien du centre ville ou bien de zones rurales.
28
Ces lieux sont donc très importants en Guadeloupe
notamment dans l'univers gwoka. Des associations d'apprentissage ont par la
suite commencé à s'implanter sur l'archipel, permettant la
pérennisation de cet univers et une transmission vers les jeunes
générations. C'est par ce processus que le champ politique s'est
armé du gwoka avec l'émergence des manifestations sociales
rythmées par celui-ci. Ces nouveaux éléments constitutifs
du gwoka sont à l'origine d'une expression contemporaine pas seulement
rattachée aux systèmes de la canne à sucre. L'ajout de
tels paramètres confirment l'idée que BOURDIEU avait de la notion
de « mouvement culturel ». Il désigne alors divers
courants artistiques dans le domaine académique : la peinture, la
littérature, la musique etc. Il existe cependant, selon l'auteur et son
texte Les Règles de l'art, un art social venant de mouvements
culturels. Il se détache de l'Etat et se soucie du peuple. L'art peut
alors prendre des positions politiques comme nous pouvons le constater avec le
théâtre et le gwoka.
Si le contexte socio-historique des Antilles françaises
a fortement influencé le rapport à la culture, il n'en est pas
moins du tourisme. De la date de la départementalisation à 1971,
un véritable plan de politique touristique se dessine dans un besoin de
développer la Guadeloupe. Ces actions s'accompagnent d'installations
d'équipements touristiques et d'hôtels performants. De ce constat,
une volonté d'ouvrir et de développer une attractivité
d'une part d'un point de vue national puis international est
caractéristique de cette période car un tourisme de masse est
notable des années 90 aux années 2000. Il va favoriser la
pratique de ce qu'appelle Monique DESROCHES le spectacle
touristique35 avec l'émergence de scènes
musicales dédiées au divertissement des visiteurs sur l'archipel.
Le gwoka est ainsi encore une fois mis au devant de la scène mais
également la kalenda, danse afro-descendante associée à la
fertilité. Encore une fois, il y a un déplacement symbolique: ces
deux pratiques empreintes spirituellement et associées aux plantations
se déplacent dans un environnement de divertissement. Dès lors,
une nouvelle trajectoire est donnée aux pratiques culturelles
traditionnelles guadeloupéennes.
35 MARCOUX-GENDRON, Caroline. « Compte rendu
de Monique Desroches Territoires musicaux mis en scène. »
Montréal : Les Presses de l'Université de Montréal.
Intersections, 2011, p. 139-146.
29
Pochette disque Groupe Folklorique Martiniquais
Danseurs et musiciens sont engagés par les offices du
tourisme dans le but d'augmenter l'attractivité du territoire
auprès des vacanciers. Nous pouvons citer en Martinique, le Groupe
folklorique martiniquais, qui, comme le fait présager de son
appellation, nourrit finalement une image doudouisante des danses
antillaises. Cette nécessité d'attiser l'intérêt et
l`émerveillement des touristes fut totalement intéressée
même si ces actions ont contribué à la
réhabilitation de ces danses dites de vyé
nèg36 dans des espaces accueillant le plus grand nombre.
Il s'agissait cependant bel et bien d'une tourisficiation d'une
culture considérée comme étant indigène : un
imaginaire colonial avec des minorités se prêtant en spectacle,
présentées en tenues traditionnelles et accompagnées de
chansons clichées sous les cocotiers.
Néanmoins, afin de mettre en avant les pratiques
culturelles issues de la traite négrière sur un territoire
insulaire, il faut passer par la reconnaissance auprès des institutions
politiques. Le Ministère de la Culture et la Direction des Affaires
Culturelles contribue au rayonnement de pratiques culturelles de manière
symbolique avec des subventions. Le maintien des pratiques artistiques dans
l'espace urbain émane en effet d'une continuité historique mais
aussi d'un manque d'infrastructures dédiées. Ne pas mettre en
valeur le patrimoine caribéen, ni même investir en ces fins
accentue un phénomène d'exclusion dans la scène
culturelle. Les Antilles, dans ce cas-là, ne sont que des admirateurs
passifs d'une
36 Vieux nègre en créole.
30
diversité de productions artistiques et culturelles
présente hors de leur territoire: c'est comme si on leur ôtait la
parole pour n'être que des spectateurs. Une remise en question de la
légitimité s'opère. En partant de ce postulat, la
volonté est de faire des Antilles un point de relais de la culture
française en niant en partie les traditions afro-descendantes de
ces territoires. Ainsi, dès les années 60 afin de contrer les
politiques d'assimilation bien installées, les habitants et
professionnels vont oeuvrer pour la visibilité et à la
transmission de pratiques artistiques et culturelles avec la création de
structures mais surtout d'associations.
b) La création d'espaces pour un spectacle
vivant guadeloupéen : contrer les institutions culturelles et affirmer
sa légitimité
Comme nous l'avons partiellement vu, le manque
d'infrastructures dédiées à la culture en Guadeloupe va
nourrir ce besoin de s'affranchir des institutions culturelles que l'on va
considérer comme étant légitimes. Avec un réel
manque de salles de production et de diffusion comme les théâtres,
salles de concerts, opéras, etc., les habitants se retrouvent
extorqués de lieux d'expression artistique divers bien qu'il existe des
lieux que nous verrons dans la troisième partie de ce mémoire.
Les espaces restent cependant limités.
La création d'espaces est alors nécessaire. Sans
espaces de production, les pratiques culturelles sont dissimulées au
plus grand nombre. Un lieu d'exploitation de spectacles voire même
d'éducation artistique permet de nourrir un lien avec les habitants et
leur culture locale. Il mobilise des individus munis de conscience et attise
dans une certaine mesure une sensibilité et une curiosité. C'est
donc, en un sens que les espaces d'expressions viennent interroger le rapport
qu'entretiennent les institutions culturelles avec les mouvements culturels.
Ces derniers se définissent selon Lionel ARNAUD comme étant une
« volonté de mobiliser et d'organiser de façon
concertée et stratégique une variété de ressources
humaines, techniques et financières, doublée d'une transmission
méthodique d'un ensemble de manières d'être, de penser et
de sentir. »37. Les mouvements culturels constituent donc
l'identité d'un groupe d'humains. En partant suivant l'idée qu'il
s'agirait d'un ensemble de manières de pensées : les pratiques
culturelles d'un groupe donné peuvent s'exprimer dans un espace que
lui-même aura désigné. Ce procédé
réinterroge alors les espaces dédiés à la
37 ARNAUD Lionel. « De la
résistance culturelle à l'action par et sur la culture en
Martinique. Éléments pour une analyse des mouvements culturels
», Sociologie, 2022 (Vol. 13), pp. 361-379.
31
culture : nous nous rendons compte que ces derniers peuvent
faire sens hors-les-murs. De plus, comme le développe l'article du
même auteur, les espaces élitistes dédiés à
la culture, bien que le Ministère de la Culture et de la Communication
tende à démocratiser l'accès à ceux-ci,
apparaissent comme inaccessibles pour les publics marginalisés. Qu'il
soit question d'âge, de classe sociale, de genre ou même de leur
couleur de peau. Il y a un réel sentiment d'illégitimité
qui se dégage sur une population comptant 34% d'individus vivant sous le
seuil de pauvreté contre 14% en Hexagone en 2017 selon l'étude de
l'INSEE38. Ces chiffres restent tout de même
récents et révélateurs de la situation de la
Guadeloupe.
En faisant interagir ces éléments ensembles, il
est indéniable que les manières de vivre et de concevoir le monde
sont réécrites afin de pouvoir espérer un moyen de survie.
L'espace public comme lieu de création et de production ouvre aussi une
diversification des publics où les générations se
mélangent. Ne perdons pas de vue que la famille est une notion
importante dans ces sociétés. Un lien
intergénérationnel se tisse de la même manière que
l'art vient au public : ce dernier fait partie de la création artistique
car il est souvent inclus par la danse, la musique et les interactions entre
conteur et public dans la sphère des contes.
La manifestation de ces évènements culturels en
dehors des sphères dites élitistes s'établissent en
majorité avec des codes. Tel est le cas pour les swaré
léwoz, élément incontournable de l'univers gwoka. Ces
soirées avaient autrefois lieu le dimanche, de manière
clandestine durant la période de l'esclavage. Néanmoins, elles
ont été reprises post-esclavage le vendredi et le samedi soir
lors de fêtes communales et patronales sur la Grand-Terre et la Basse
Terre en grande partie. Étant ouvertes et gratuites à tous, elles
ont lieu dans des salles closes ou des lieux ouverts dédiés.
L'île soeur, la Martinique, se prête de son
côté depuis les années 70 à des swaré
bélè. Elle naquirent de la volonté de militants
anti-assimilationnistes martiniquais qui voyaient une nécessité
à reconnaître le monde négro-martiniquais. Ce
souhait reflète en effet le besoin de légitimité à
appartenir à un patrimoine culturel reconnu et à part
entière. Dans la même veine que les swaré léwoz, ces
soirées bèlè régissent à des codes : elles
commencent le samedi soir dans une salle des fêtes. Ces moments de vie
culturelle apparaissent dans des lieux que l'on va considérer comme
étant « non dédiés à la culture ».
Pourtant, la mobilisation de publics et
38 Études officielles de l'INSEE, 12 % des
Guadeloupéens en situation de grande pauvreté en 2018, 11
novembre 2022
https://www.insee.fr/fr/statistiques/6468373#:~:text=En%20Guadeloupe%2C%2034%20%25%20de%20la,%C3
%A0%2014%20%25%20en%20France%20m%C3%A9tropolitaine
32
l'existence de pratiques artistiques pérennes ont
été possibles par l'investissement dans ces espaces.
Un bon nombre de paramètres est à prendre en
compte dans cette nécessité d'affranchissement. J'ai tenu aussi
à noter l'hétérogénéité de l'archipel
constitué de plusieurs îles mais aussi de zones rurales
importantes autour de Pointe-à-Pitre et Les Abymes. Ces enclavements ont
résulté à la préservation de pratiques culturelles
car ils constituent un mode organisationnel d'une société. Les
plus aisés vont se situer dans les mêmes zones tandis que les
groupes sociaux issues de classes populaires et marginalisées vont
graviter également dans les mêmes points. Lionel ARNAUD souligne
ce phénomène de hiérarchisation sociale allant de pair
avec les pratiques culturelles. Lorsque nous savons que les classes
aisées méprisaient les expressions artistiques indigènes,
une répression envers celle-ci s'opère lorsque les groupes
sociaux des quartiers populaires et de communes rurales progressent à la
sauvegarde de leur culture. De plus, la Guadeloupe et la Martinique connaissent
à peu près la même histoire, il en va de même pour
ces phénomènes d'enclavement:
« Jusqu'aux années 1950-1960, la pratique du
tambour, de la musique et des danses bèlè se maintenait dans les
régions rurales les plus reculées, véritables « zones
refuges » qui, via une sorte de mécanisme homéostatique,
contenaient dans certaines limites l'oppression qu'exerce l'État
français dans les vallées et le
littoral.».39
Nous pouvons faire ce constat : ces modes de vie
hiérarchisés ont garanti une certaine protection quant à
la pratique de musiques et danses afro-descendantes.
Il est nécessaire de se rappeler que depuis les
années 60, un bon nombre d'associations culturelles fleurissent autant
en Guadeloupe qu'en Martinique. Nous pouvons alors citer le combat de Victor
TREFFE qui a oeuvré durant cette période à la
préservation des danses en Martinique auprès des jeunes par la
création d'associations tels que Rénovation Culturelle,
Lavwa Pitjan. De manière globale, ces associations sont
principalement à destination de la jeunesse et s'ancrent dans un
processus de revalorisation et d'union sociale. La transmission va de pair avec
la vie en communauté. D'autres pratiques telles que la quadrille, danse
sociale répandue en Grande-Terre et à Marie Galante, sont remises
au goût du jour depuis les années 90 avec des actions. En effet
cette danse rurale a été pendant des décennies
oubliée, pour cause : elle renvoyait aux anciens et à la
ruralité. Aujourd'hui cette
39 ARNAUD, Lionel. « Chapitre 1. Du
bélé des mornes au bélé des villes, La politique
des tambours. Cultures populaires et contestations postcoloniales en Martinique
», sous la direction de Arnaud Lionel. Karthala, 2021, pp. 29-61.
33
image est néanmoins restée mais il est certain
que les actions associatives de l'archipel ont permis la
pérennité de la quadrille. Ces différentes
présences témoignent d'un besoin de légitimation, comme
l'implantation du conte créole dans les écoles scolaires. Cette
pratique culturelle a longtemps été rattachée aux zones
campagnardes reculées et aux veillées mortuaires dans le but de
divertir et unir de manière conviviale les proches du défunt. Ce
déplacement vers le champ scolaire et périscolaire dénote
une volonté de transmettre des fondamentaux culturels, mais plus encore,
de partager une expression artistique fondamentale dans la
société afro-caribéenne : l'oralité. Nous pouvons
constater que ces dispositions prises par le peuple s'assemblent de
façon à redessiner un univers caribéen à part
entière pour abattre l'hégémonie culturelle
occidentale.
Du côté du théâtre, nous pouvons
observer les bribes de son histoire en Guadeloupe avec le parcours de
Michèle MONTANTIN. J'ai choisi, dans cette étude, de me
concentrer sur son interview40 retranscrite dans
Africultures. Ainsi, nommée en 1983 directrice du Centre
d'Action Culturelle, l'enjeu de son poste a été la diffusion des
spectacles théâtraux pluridisciplinaires. Dramaturge
guadeloupéenne, son goût pour le théâtre naît
dès l'enfance à la lecture de textes et classiques que son
père avait. Dans les années 70, elle part étudier en
France le théâtre et le métier de comédienne et de
menteuse en scène au Centre universitaire international de formation et
de recherche dramatique de Nancy créé par Jack LANG. On se rend
compte également de la nécessité de quitter son archipel
pour pouvoir accéder à des formations dans le spectacle vivant.
Dès son retour en Guadeloupe en 1973, elle fait face à une
montée d'indépendantiste rejetant l'eurocentrisme et la culture
des dominants. Cela témoignait déjà l'avenir du
territoire. Cette prise de conscience va diviser l'île entre : les locaux
assimilés à la culture française que l'on va qualifier
d'élites et les indépendantistes. Des attaques terroristes de la
part des indépendantistes marqueront ainsi la Guadeloupe, des
événements qui ont marqué au fer rouge l'archipel et qui
sont pourtant peu connus. Dans ce contexte, Michèle MONTANTIN imagine
alors que le théâtre pourra apporter des vertus
réparatrices. Elle pense que la création peut réellement
unir le peuple et contribuer à une cohésion sociale. Le
théâtre véhicule des messages politiques et sociaux et est
selon elle un bon outil. Ainsi, elle considère que « le
théâtre est un atelier du « faire ensemble » On remarque
dans ce cheminement d'idées que le théâtre
réinterroge la vie sociale, tout comme les autres médiums
artistiques guadeloupéens émanant du spectacle vivant. Mais
est-ce
40 Africultures, « Textes En Paroles. Retour
sur 40 ans de théâtre en Guadeloupe avec Michèle Montantin
», 2010, pp. 190-197.
34
vraiment possible sur un territoire fragmenté de par sa
situation géographique et traumatisé par son histoire ? De plus,
un apriori sur le théâtre subsistait chez les élus locaux
de l'époque, pourtant considérés comme étant une
élite: le théâtre antillais n'est fait que pour la farce et
le divertissement. Pour eux, l'intérêt de créer un
établissement de théâtre avec des comédiens
classiques ou des créations sur un ton plus grave n'avait que peu
d'intérêt. Pourtant, des pièces ont été
jouées en créole, mais les comédiens tombent vite dans un
piège, comme Maryse CONDÉ l'expliquait dans son interview. En
effet, selon Michèle MONTANTIN « Les traductions ou adaptations
en langue créole doivent éviter le piège d'une vision
folkloriste, certaines traductions-adaptations dérivant trop souvent
vers l'apparence du conte, la comédie créole, la farce, comme si
la langue créole ne pouvait pas devenir langue de création mais
uniquement vecteur social. ». Les pièces de
théâtre en créole auront de bons jours devant eux s'ils ne
se limitent pas à la traduction de textes ou même à la
farce. Il faudrait manier un autre ton pour la mettre en valeur.
Les formes théâtrales diverses étaient
donc stigmatisées. Michel MONTANTIN s'opposa à ces discours car
cantonner la Guadeloupe à un genre, surtout que la farce n'était
absolument pas la ligne d'horizon de son établissement. Ce serait
restrictif au vu des auteurs tel que Maryse Condé, écrivant des
textes aux genres diversifiés. Il fallait donc mettre en valeur les
talents de l'archipel, mais les élus locaux n'étaient pas de cet
avis. Les guadeloupéens n'auraient pas cette culture où les
classes populaires peuplent en majorité le territoire. Ils ne
saisissaient donc pas la mission de l'ex-directrice qui était de
diversifier les publics et ouvrir à tous le théâtre peu
importe son genre. Il ne devait pas toucher de classe élitiste. En plus
de ce besoin incontestable, ce lieu se devait d'être bien situé
car rappelons-le, la Guadeloupe est un archipel.
L'Artchipel, labellisée scène
nationale, fut tout de même créée en 1996. En un espace
pluridisciplinaire, il offre non seulement une programmation
théâtrale mais aussi événementielle avec des
concerts, de la danse traditionnelle et contemporaine. Après avoir vu
sur ce dernier point les problématiques liées à la
création d'espaces, il est nécessaire de comprendre et
définir les axes d'action de la Région au sujet des politiques
culturelles.
c) La décentralisation des pouvoirs de
l'État : une autonomie avérée en matière
culturelle?
Avant de rentrer dans le vif du sujet, il est peut-être
nécessaire de noter une particularité française : il
s'agit du Ministère de la Culture. Créé par le
décret du 24 juillet
35
1959, son but a été de rendre accessible la
culture à une plus large audience, d'enrichir l'esprit des
français en leur permettant une ouverture sur l'art et la culture. Pour
ce fait, il y a effectivement eu un point très important sur
l'enseignement artistique ainsi que la création artistique. C'est un
souci d'égalité et de démocratisation culturelle qui
découle en rendant accessibles des lieux et en créant plus des
infrastructures, des enseignements. Avant cela, le préambule de
l'article 13 de la Constitution de 1946 a été
replacé en 1958 dans les discours afin de rendre légitime et
logique ce point: « La nation garantit l'égal accès de
l'enfant et de l'adulte à l'instruction, à la formation
professionnelle et à la culture. L'organisation de l'enseignement
public, gratuit et laïque à tous les degrés est un devoir de
l'Etat.». Plus que jamais la culture est un droit. Il y a un besoin
de l'argumenter avec des principes de lois fondamentales.
Par la suite, plusieurs mesures ont été prises
afin de promouvoir la culture et de la rendre accessible au plus grand nombre.
Ces décisions se reflètent dans différentes lois, dont
celles relatives à la décentralisation et la
déconcentration du pouvoir où les collectivités (qui se
composent des communes, régions, départements) atteignent au fur
et à mesure plus d'autonomie. Ainsi, nous pouvons à
présent citer 3 lois importantes promulguées dans les
années 80 : la loi du 2 mars 1982 relative aux droits et
libertés des communes, la loi du 7 janvier 1983 relative
à la répartition des compétences entre les communes, les
départements, les régions et l'État et la loi du
22 juillet 1983 relatif au transfert des compétences
également.
Ainsi, la loi de 1982 relative à la
décentralisation des pouvoirs de l'Etat dans les institutions
culturelles permet une progression vers une autonomie dans les
départements et régions françaises. Notons que cette loi
précède la création de la Région Guadeloupe et son
irrigation en tant que collectivité territoriale ce qui va participer
à une évolution notable. La loi n° 82-1171 du 31
décembre 1982 portant organisation des régions de Guadeloupe, de
Guyane, de Martinique et de la Réunion correspond de ce fait
à un nouveau tournant dans l'administration des territoires d'Outre-mer.
L'article I stipule que : « Le conseil régional
règle par ses délibérations les affaires de la
région. Il a compétence pour promouvoir le développement
économique, social, sanitaire, culturel et scientifique de la
région et l'aménagement de son territoire et pour assurer la
préservation de son identité, dans le respect de
l'intégrité, de l'autonomie et des attributions des
départements et des communes. ». Ces conseils régionaux
comportent ainsi, selon l'Article III, quarante et un membres chacun.
Ils sont assistés par un comité économique et social et un
autre relatif à la culture, à
36
l'éducation et enfin à l'environnement. Un
nouvel aspect est aussi mis au goût du jour avec ces mesures prises,
à savoir, une généralisation de la consultation des
conseils généraux et régionaux. Ils sont sollicités
pour la consultation de textes de lois, d'ordonnances, décrets. En
effet, l'Article VI abrogé de la même loi souligne que
« Le conseil de la culture, de l'éducation et de
l'environnement est obligatoirement et préalablement consulté
lors de la préparation du plan de développement et
d'équipement de la région et de l'élaboration du projet de
budget de la région en ce qui concerne l'éducation, la culture,
la protection des sites, de la faune, de la flore et le tourisme.» A
partir de ce moment, le territoire s'administre à un double statut de
région-département qui lui confère un mode
d'administration particulier. Nous verrons cela avec plus de précision
après avoir un bref constat de l'évolution de la Guadeloupe en
matière de politique culturelle.
Rappelons par ailleurs que le budget alloué à la
culture n'est plus géré par l'Etat mais par une autre
entité : la Direction Régionales et Affaires Culturelles
présente dans chaque région de France ainsi que l'Action
Régionale de Développement Culturel. La présence de
ces identités politiques sur les territoires ont alors pour but de
s'adapter aux besoins en matière culturelle de la population locale. Les
financements sont donc gérés de manière autonome pour les
projets artistiques et culturels et les équipements culturels. Ainsi,
les pratiques artistiques relatives à la richesse culturelle de chaque
région ont la possibilité d'être habilitées
grâce à la victoire de la gauche. Un besoin de diversité
culturelle afin de prôner la richesse de la France est mise à
l'honneur. Ce transfert de compétences fut, aux yeux des antillais, une
nouvelle opportunité pour vaincre les affres de l'assimilation
culturelle. La prise en compte de l'individualité des
départements français et l'adaptation des lois et
réglementation hexagonale aux réalités de chacun de ces
territoires est au centre des besoins. Une stabilité de gouvernance et
de gestion institutionnelle va de pair avec l'essor économique voulu. De
plus, dès lors que les infrastructures gèrent de manière
autonome leurs activités, une nouvelle attention est accordée aux
pratiques culturelles. Elle est alors plus ciblée et les subventions
nationales allouées aux associations locales peuvent jouir d'une gestion
plus centralisée sur les besoins des habitants.
Les pouvoirs exécutifs sont transmis aux
présidents de Régions et ne sont plus relatifs aux préfets
comme c'était le cas auparavant. Ces lois permettent un meilleur
équilibre et de donner également le choix à la population
de choisir ses élus. Ils disposent de compétences sous
différentes échelles : la culture, le sport, la promotion de la
langue régionale, l'éducation
37
populaire, etc. Il n'est plus question d'une «
unité de la nation française », aujourd'hui, ce sont les
collectivités territoriales qui assurent 70% des finances en
matière culturelle.
Les lois relatives à la décentralisation
impliquent un intérêt pour la population et les différentes
régions/départements français qui mènent des
dispositifs qui leur sont propres. Elles contribuent donc, en plus de faire
rayonner ces territoires de manière singulière, à rendre
compte de ce que c'est la diversité culturelle, mais plus encore
à se focaliser sur des problématiques qui leur sont propres. Les
collectivités mettent en place des dispositifs avec, en grande partie,
leurs moyens. Cependant, il ne faudrait pas oublié cette loi n°
2017-256 du 28 février 2017 de programmation relative à
l'égalité réelle outre-mer qui appuie bien sur des
thématiques sociales :
« Résorber les écarts de niveaux de
développement en matière économique, sociale, sanitaire,
de protection et de valorisation environnementales ainsi que de
différence d'accès aux soins, à l'éducation,
à la formation professionnelle, à la culture, aux services
publics, aux nouvelles technologies et à l'audiovisuel entre le
territoire hexagonal et leur territoire ».
C'est un des devoirs de l'Etat français et les
collectivités se mobilisent également pour faire respecter
cela.
Avec un budget alloué annuellement par l'Etat, les
politiques culturelles sont définies
par la Région Guadeloupe. Celles-ci s'articulent sur les
axes suivants:
- La gestion et la rénovation patrimoniale
- Le volet du livre et de l'édition
- Le cinéma
- La valorisation du spectacle vivant et notamment des
festivals
- L'enseignement artistique et culturel
- Le soutien des artistes et des espaces d'arts visuels
contemporains
- Le soutien de projets musicaux ponctuels
En complémentarité avec les pouvoirs de la
Région, la Direction des Affaires Culturelles s'occupe de
mettre en exécution ces politiques culturelles. Le président de
la Région détient l'autorité bien que la DAC
s'adonne à des qualités d'expertise et de conseil
auprès des collectivités territoriales et partenaires culturels
divers. Siégée à Baillif, dans le nord de la Basse-Terre,
elle intervient dans le développement culturel de l'ensemble de
l'archipel avec l'aide des collectivités locales (Saint Martin et Saint
Barthélémy). Elle se spécialise dans la valorisation, la
protection, la promotion et la conservation du patrimoine
38
culturel guadeloupéen. Pour ce faire, la DAC
se spécialise dans le soutien à la création
artistique, la diffusion des actions culturelles et le soutien des industries
culturelles locales en ne perdant pas de vue les valeurs d'enseignement
culturel, de transmission et de démocratisation de la culture. Une
attention particulière est donnée à l'éducation
artistique et à la diversification des publics.
Toujours dans une coordination, le Conseil
départemental de la Guadeloupe tient des engagements de
solidarité quant à l'accès à la culture avec
notamment l'animation culturel et l'éducation artistique auprès
des publics spécifiques (collégiens, personnes en situation de
handicap, personnes âgées et bénéficiaires du RSA)
par le biais de dispositifs (ex : ateliers dans les écoles). Il se
spécialise également dans la valorisation du patrimoine culturel
immatériel guadeloupéen dont la langue et la culture
créole. Ainsi, cette entité politique veille au dynamisme du
territoire en soutenant des projets culturels et artistiques portés par
des artistes locaux, des associations, infrastructures ou encore
collectivités territoriales. Le Conseil départemental sert
également d'appui financier en mettant en place des dispositifs d'aide
dans les milieux artistiques en tenant des résidences artistiques et en
se chargeant en partie d'un volet de diffusion artistique.
Cependant, la répartition des budgets par région
demeure inégalitaire : les sièges principaux comme le
Ministère de la Culture qui se trouve à Paris. La situation
insulaire de la Guadeloupe comme de la Martinique provoque des ralentissement
quant à l'essor des équipements culturels. Pour pouvoir illustrer
ce propos, j'ai choisi de faire un comparatif entre la Guadeloupe et Strasbourg
: d'une part car en terme de superficie et de démographie, ces
territoires sont plus ou moins comparables et d'autres part car la Ville de
Strasbourg jouit d'une vie culturelle dynamique bien quand bien même elle
se situe au Grand-Est. De cette façon, le bilan budgétaire
inscrit sur le site internet de la Région Guadeloupe indique une somme
allouée à la culture et aux activités sportifs de 6 233
987 € en 2020 sur environ 383 559 habitants. Du côté de
Strasbourg, l'Institut Montaigne dénote un montant de 46,3 millions
d'euros en 2018 sur 281 512 habitants. Nous pouvons voir dans ces
données un véritable écart se dessiner et confirmer que
les promesses d'égalité sociale ne sont pas réellement
tenues à ce niveau. Après des mouvements et des revendications
anti-hégémoniques face aux puissances assimilationnistes, la
Guadeloupe a oeuvré pour la reconnaissance de sa culture ainsi que ses
besoins liés aux infrastructures. Face à ces difficultés,
les habitants du territoire se sont bien rendus compte qu'un besoin
d'autonomie
39
est indispensable dans la gestion de leur patrimoine et
pratiques culturelles ce qui explique alors le création d'un bon nombre
d'associations culturelles présentes sur l'archipel. Il y a non
seulement un besoin de reconnaissance identitaire prôné mais aussi
un besoin de préservation culturelle à explorer par ces biais
cités.
Nous l'avons remarqué, les directives prises par l'Etat
français auprès de ses régions, et plus encore, celles
d'Outre-mer tendent à la pondération d'une égalité
sociale et une reconnaissance. Il est question des spécificités
culturelles de chacun des territoires en prenant en compte leurs
caractéristiques. Malgré ces nouvelles administrations
régionales, du fait de la décentralisation, nous faisons face au
maintien d'inégalités au sein de la Guadeloupe et plus
généralement, des Outre-Mer. La caractère insulaire et
outre-Atlantique de ces territoires mettent au défi leur
développement lorsque, malgré tout, les pouvoirs
généraux siègent à Paris. Nous verrons alors, en
arpentant cette réflexion, les conséquences de cette
insularité d'un oeil précis.
40
III. Les défis des pratiques culturelles dans
une
société insulaire
fragmentée
a) Une difficulté d'accès à la
formation
Durant mon entretien avec Chantal LOÏAL, en mars 2023,
avant d'intégrer la compagnie Difé Kako en tant que stagiaire,
nous avons discuté à propos du sujet de ma recherche. Selon la
directrice artistique, une réelle difficulté d'accès et de
production se fait ressentir en Guadeloupe. En effet, il faut savoir que l'un
des volets le plus important de la compagnie de danse est de promouvoir et
valoriser la culture afro-caribéenne aussi bien en France Hexagonale
qu'aux Antilles-Guyane. C'est en mettant en lumière ce point que Chantal
LOÏAL m'a fait part de son désarroi face à la situation en
Guadeloupe. Elle se rend compte qu'il y a tout à faire en termes
d'installation et d'action culturelle. Pour cause, les politiques culturelles
ne sont pas respectées bien que j'aie pu citer dans ma partie
précédentes les engagements en matière de politiques
culturelles que la Région Guadeloupe a défini.
La directrice artistique a ainsi clairement identifié
un besoin criant en matière d'installation d'infrastructures culturelles
et de mise en place d'actions culturelles sur l'île. Elle
considère qu'il est impératif de travailler à
l'amélioration de la diffusion artistique et, plus important encore,
à un meilleur accompagnement des artistes locaux. Chantal LOÏAL est
consciente que la réalité sur le terrain ne correspond pas
toujours aux intentions de la Région. C'est précisément
pour cette raison qu'elle s'investit davantage aux Antilles-Guyane. Elle croit
en la nécessité de repenser et de renforcer les politiques
culturelles dans la région. Le festival Mois Kréyol, par
exemple, offre aux artistes une mobilité et une opportunité de
promotion à travers un large éventail de disciplines artistiques.
Cela représente une alternative précieuse aux dispositifs locaux
qui sont souvent limités en termes de champ d'action et de
diversité artistique. La compagnie, en partenariat avec des communes de
l'archipel tel que le Moule et le Gosier, oeuvre à la valorisation des
pratiques artistiques caribéennes avec des associations locales sur le
territoire. Il s'agit non seulement de mettre en lumières ces
médiums artistiques mais aussi de donner une chance aux artistes d'avoir
de se produire de manière itinérante.
Pour revenir sur la notion de production artistique, mais
aussi pour introduire mon propos quant à la difficulté
d'accès à la création et à la production
culturelle, j'ai choisi de
41
reprendre les mots de Maryse CONDÉ. La Guadeloupe
serait effectivement inondée par la culture française. Je me suis
penchée sur son interview retranscrit dans Africultures pour
appuyer mon propos mais aussi pour choisir l'exemple du théâtre
qui est extrêmement révélateur. Elle remarque ainsi que
« Si on regarde les pièces locales, elles ont toutes pour
modèle des séries télévisées. Il n'y a pas
de possibilité de création autonome. Il y a trop de faux
modèles qui circulent en Guadeloupe et en
Martinique.»41. Ce n'est pas par hasard que
l'auteure fait ce constat. En regardant du côté de la
République haïtienne, il y a une richesse de production artistique
au point où un véritable foisonnement est observable.
Durant ma recherche sur les pratiques théâtrales
dans la Caraïbe, j'avais déjà pu remarquer que la Martinique
et Haïti avaient une place importante et non négligeable en
matière de de production théâtrale pour les colons.
Haïti n'a alors pas perdu sa réputation créative
malgré les difficultés économiques, des artistes
s'exportent internationalement : notons par exemple Jean D'AMÉRIQUE,
dramaturge né à Port au Prince. Bien qu'il ne soit pas question
de productions essentiellement en créole, ses oeuvres sont
marquées par une authenticité caribéenne avec
l'introduction d'éléments culturels comme le vaudou. Ayant
déjà pu assister à une de ses pièces,
Opéra poussière, au CDN de Rouen en 2022, ces
éléments m'ont frappé l'esprit : il est possible
d'être antillais et d'avoir des oeuvres qui traduisent, transmettent des
codes propres à ma culture caribéenne. Quelque chose que je n'ai
que rarement pu constater, d'un point de vue personnel, du côté
des dramaturges des Antilles françaises. De plus, cet artiste s'exporte
de manière internationale.
Ma réflexion s'est articulée sur les
difficultés qu'éprouve l'archipel à trouver son autonomie,
les moyens qu'elle met en oeuvre afin d'aller au plus près de son
épanouissement. Cependant, il faut bien prendre en compte la
difficulté de création et de renouvellement artistique dans des
champs qui ont été tournés vers des élites. Tel est
le cas du théâtre selon Maryse CONDÉ, cependant, il est
tout de même nécessaire de faire un constat plus large et de ne
pas cantonner la créolité répondant à un prisme
plus important que d'autres : celui de la langue. A mon avis, le
théâtre antillais doit, effectivement, valoriser les langues
créoles mais aussi et surtout se diversifier en matière de
production artistique et technique sur les bases de l'écriture. C'est de
cette manière que je rejoins l'auteure lorsqu'elle expose un souci de
formation. Les artistes, et pas seulement les comédiens, doivent
être encadrés dans un environnement de professionnalisation. Un
grand nombre d'artistes autodidactes peuplent la
41 Africultures « Le théâtre aux
Antilles a toujours souffert d'être un parent pauvre », vol.
80-81, no. 1-2, 2010, pp. 30-33.
42
Guadeloupe, ce qui n'est pas une mauvaise chose mais cela peut
desservir le territoire. Comment s'épanouir artistiquement, avoir
accès à un moyen de production artistique lorsque les espaces
sont peu nombreux ? Voire méconnus à cause de problèmes de
visibilité ? Ces problématiques demeurent un réel frein
pour ces artistes qui ont besoin de se développer.
Pour illustrer mes propos, rapprochons-nous encore de
l'exemple du théâtre avec les propos de Stéphanie
BÉRARD :
« La Guadeloupe et la Martinique sont très en
retard en matière de professionnalisation en comparaison avec les
îles voisines : Cuba, la Jamaïque, Trinidad disposent de troupes
nationales et d'écoles d'art dramatique ; rien de tel pour les Antilles
françaises où l'absence d'un conservatoire d'art dramatique se
fait cruellement sentir. Le Diplôme d'Etudes Théâtrales
(DETUAG) mis en place par Michèle Césaire en 1996 a aujourd'hui
disparu. » 42.
La gravité de la situation fait écho à ce
que Chantal LOÏAL a pu m'expliquer durant notre entretien. Ce sont des
lacunes qui poussent à un ralentissement le rayonnement artistique :
cela met en désavantage autant les artistes, obligés de migrer en
France hexagonale, au Canada ou encore aux Etats-Unis
généralement afin de mieux s'exporter et se former. L'archipel ne
compte que quelques centres de professionnalisation de danses contemporaines et
traditionnelles ainsi que d'arts dramatiques répartis avec lacune sur le
territoire (essentiellement sur la Grande-Terre et la Basse-Terre). En faisant
mes recherches, j'ai fait face à cette difficulté de
répertorier les structures car, en effet, il y a beaucoup plus de
compagnies et d'associations oeuvrant à la valorisation et à la
transmission des arts que d'établissements officiels. Quelques noms
d'établissements de formation sont tout de même relevables tels
que :
- Le centre de Danse et d'Études Chorégraphiques
Lenablou aux Abymes destiné aux enfants qui enseigne la danse
contemporaine, modern jazz, classique, hip hop, dancehall, gwo ka, etc.
- L'école Liliane Bimont à Baie Mahault qui
enseigne la danse contemporaine, modern jazz, classique, hip hop ainsi que la
dancehall et le théâtre ouvert à tous.
- Espace danse Wargnier à Basse-Terre à
destination des enfants enseignant la danse contemporaine, modern jazz,
classique, hip hop, dancehall, gwo ka, etc.
42 BÉRARD, Stéphanie. «
Panorama sur l'archipélisme théâtral de la Caraïbe
», Africultures, vol. 80-81, no. 1-2, 2010, pp. 14-23.
43
- Le centre culturel Sonis situé aux Abymes, ouvert
à tous, est orienté vers une pluridisciplinarité avec des
formations à la musique contemporaine et traditionnelle, aux arts
visuels et scéniques.
Il est indéniable que des manquements sont
présents. Ce maigre nombre de centres et d'écoles ne suffisent
pas à la population, et allons plus loin, pour un territoire comptant
alors 6 îles. Il n'y a pas de conservatoires à proprement dit en
plus d'une précarité de formation artistique lorsqu'il est
question d'école de danse, de musique ou de théâtre. Il est
important de constater que les trois centres de formations cités se
basent sur les deux plus grandes îles de la Guadeloupe et sont
majoritairement à destination des enfants. Il n'y a pas de
diversification au niveau des publics visés sur les critères
d'âge et de localisation. Comment un habitant de la Désirade
peut-il s'orienter vers une de ces écoles quotidiennement ? La question
est aussi : faudrait-il finalement inaugurer une école de formation
artistique pluridisciplinaire et le basé à Pointe à Pitre,
la capitale pour rester dans un principe de centralisation ? Je me rends compte
de la difficulté que peut être l'implantation de multiples centres
et écoles de formation artistique sur les différentes îles
constituant l'archipel. Mais la nécessité de bâtir un point
de professionnalisation est nécessaire avant toute chose. Cela
constituerait dans un premier temps un grand pas.
Ces manquements résultent aussi bien au manque de
reconnaissance des artistes : les pratiques vont alors être
considérées comme étant amatrices et remettre en question
la professionnalisation de ces derniers. Des actions vont, malgré tout,
être prises par les Antilles françaises dans le but d'oeuvrer
contre le manque de moyens et d'espaces professionnels avec par exemple
l'association Collectif des Espaces de Diffusion Artistique et Culturelle
créée en 2009. Ce système de réseautage
culturel rassemble au total 9 centres culturels guadeloupéens est
nécessaire dans la lutte contre la précarité en
matière culturelle sur les deux territoires. Subventionné par la
Région Guadeloupe et par la DAC, il se spécialise dans le
spectacle vivant avec le développement de contact de structures
artistiques afin de faciliter les tournées de concerts, danses et
même de théâtre hors-les-murs ce qui est encourageant pour
l'avenir. Ainsi, le réseautage reste un moyen nécessaire à
la promotion artistique et pour circuler sur tout le territoire.
En parallèle, les artistes du Centres des Arts et
de la Culture se plaignent dans leurs revendications politiques d'un
manque de normes contemporaines quant à la préservation
44
d'objets culturels. L'effervescence de nouveaux outils
technologiques peut aussi l'expliquer et de cette manière
dépouiller de moyens les populations locales déjà
écartées de scènes artistiques majeures. Cette explication
rejoint ma précédente pensée en rapport avec un
schéma de légitimation culturelle. Les artistes sont contraints
de créer leurs propres espaces, ou bien, ce sont les professionnelles
qui doivent s'armer d'idées afin de pérenniser les actions de
leur lieu et constituer un carnet d'adresses non-négligeable face
à leur manque de moyens matériels. Ainsi, cela explique la
naissance d'associations telles que Collectif des Espaces de Diffusion
Artistique et Culturelle ou encore de Textes en Parole, ce
dernier, qui, existant depuis 2003 sous l'initiative d'acteurs culturels comme
que Michèle MONTANTIN, s'active à la promotion des
écritures théâtrales caribéennes. Sur plusieurs
champs d'action, il est question d'un devoir de diffusion mais aussi de
formation avec une logique d'essaimage professionnelle en liant artistes,
compagnies, associations et professionnels de la sphère
théâtrale. Finalement, il existe tout de même quelques
espaces qui symbolisent une force de proposition en termes de ressources pour
les acteurs du secteur. Ajoutons à cela qu'avec notamment les
subventions de la DAC, d'ARTCENA, le Ministère des Outre-Mers, la
Région et le Département de Guadeloupe ainsi que quelques
communes, un festival gratuit et itinérant a pu avoir lieu du 26 juin au
1er juillet 2023. Cela a permis aux professionnels non seulement de parcourir
artistiquement les île de la Basse-Terre et de Grande-Terre et d'autant
plus de se former auprès de ARTCENA par le biais d'ateliers. En
approfondissant ma recherche, j'ai pu constater un volet de ces
ateliers/rencontres dont une intitulée Construire un budget de
production et d'exploitation. Ce regard porté sur le
développement des acteurs culturels est surprennant car il répond
à des problématiques actuelles. Nous pouvons alors citer le
scandal actuel dont fait l'objet le centre caribéen d'expression et de
mémoire de l'esclavage , le Mémorial ACte. Plutôt
axé sur les arts visuels, le lieu se trouve actuellement fermé
jusqu'à nouvel ordre depuis le 23 août 2023. Cet exemple met en
exergue la nécessité de former les professionnels à la
direction d'établissements culturels sous l'angle de la gouvernance.
Bien que les initiatives soient en bon nombre, il n'y a,
encore une fois, pas de formations importantes de longue durée. Ce que
suggère alors Dominique DAESLCHER, ancienne conseillère du
spectacle vivant, de l'action culturelle et de la coopération
régionale à la DAC de Martinique, c'est consolider les actions de
développement sur des principes de création, diffusion et
formation. Tout cela en tissant des liens avec les collectivités locales
et l'Etat. C'est ce qu'elle explique dans son interview menée en 2010
dans Africultures. Ce
45
point est en effet non négligeable comme elle le
souligne parfaitement: « Accompagner, c'est encourager les rencontres
avec d'autres artistes, la formation continue, les projets de création
métissée... Or élaborer un projet culturel sur un
territoire ça se construit à petits points, c'est de la broderie
! »43. Avant de s'exporter en dehors du territoire, il
faut d'abord s'assurer que les équipements culturels se nourrissent
mutuellement et soient dans une démarche d'accompagnement avec la
mutualisation d'espaces. Les politiques culturelles dictées par les
forces régionales semblent ne tenir qu'à moitié. Les
revendications des espaces de création et d'éducation artistique
le font remarquer. Il est alors peu vraisemblable de se rendre compte, au fur
et à mesure de mon étude, que ce sont souvent des professionnels,
des artistes ou bien même des non-professionnels qui oeuvrent au respect
des principes voulus par la Région.
Néanmoins, d'autres espaces de représentation
artistiques sont présents sur l'archipel bien qu'ils présentent
des limites observables. Nous pouvons citer le centre culturel Sonis
inauguré depuis 2002, qui est non seulement un lieu de formation
mais également un lieu de production équipé d'une salle de
250 places pour la programmation de concerts, de spectacles et de rencontres.
Cela reste à mon goût assez limité pas seulement pour la
population guadeloupéenne car les Abymes compte en 2015 selon l'INSEE 55
306 habitants. Ces paramètres renforcent ces critères de manque
d'accessibilité et de formation car les inscriptions aux cours sont bien
évidemment très limitées. De plus, comme nous l'avons vu,
il existe la scène nationale l'Artchipel présente
à Basse-Terre depuis 1996, cette scène nationale financée
par l'Etat tient des missions de diffusion et d'accompagnement d'artistes par
le biais de dispositifs de résidences de création. Avec le
Centre des Arts et de la Culture basé à
Pointe-à-Pitre, le territoire jouissait de emplacements dynamiques
à la diffusion et au divertissement culturel. Néanmoins, le
CAC a été abandonné depuis 2009 après des
travaux par manque de moyens budgétaires. Ce lieu ne connaît
aucune gouvernance pour l'instant bien qu'il ait été repris
depuis 2015 par la Communauté d'Agglomération Cap Excellence dans
son volet de dynamisme culturel. Des travaux sont, selon l'entité,
prévus pour les mois à venir mais il n'en reste pas moins qu'un
manque se fait ressentir lorsque des moyens ont été
déployés par les fonds nationaux et européens avec un
total de 26 milliards d'euros. Cela témoigne, selon le collectif
Awtis Rézistans d'une mauvaise gestion des collectivités
et plus encore, d'un désintérêt porté par
l'Hexagone. Il m'aurait été intéressant d'interviewer
le
43 Africultures « Pour une politique
culturelle sur mesure dans la Caraïbe », vol. 80-81, no. 1-2,
2010, pp. 42-45.
46
collectif mais ces derniers m'ont fait comprendre que la
distance géographique rendait mon étude compliquée
auprès d'eux. Je peux tout de même confirmer que ce lieu
pluridisciplinaire s'implantait fièrement dans la capitale avec une
programmation foisonnante et des offres culturelles intéressantes. Ma
famille voyait ce lieu en un espace de prédilection de divertissement
ainsi que de formation artistique. Il s'engageait depuis sa construction
à la diffusion de spectacles mais aussi à la formation culturelle
avec des cours de danses traditionnelles et contemporaines, des cours de
musique et d'ateliers de gwo ka. Il demeure toujours ouvert avec des
propositions culturelles, néanmoins, le manque de pouvoirs
administratifs dessert le lieu qui était autrefois géré
par la municipalité.
En comparaison, la Martinique connaît un essor culturel
divergent du cas de la Guadeloupe. Elle se montre en avance depuis ces 60
dernières années. Pour cause, la dominance culturelle de
Fort-de-France l'explique en plus du combat de l'auteur et ancien maire de
Fort-de-France de 1945 à 2001, Aimé CÉSAIRE. Il a
mené une vive lutte à l'égard de la promotion des arts et
de la culture sur son île avec des initiatives telles que la
création du Festival Culturel de Fort-de-France en 1970 au
Théâtre Municipal. Avant ces évènements, la
première prise de conscience d'une ouverture d'animation culturelle et
ainsi de programmation a été les représentations
théâtrales martiniquaises dans l'espace public bien qu'il existait
depuis le début des années 60 le Théâtre
Municipal et l'association du Théâtre Populaire
Martiniquais au Lamentin. L'éclosion des projets d'Aimé
CÉSAIRE s'est manifestée par le besoin de mettre en valeur les
pratiques culturelles folkloriques martiniquaises tout en laissant un espace de
formation aux amateurs. En 1971, le maire de Fort-de-France proposa donc le
projet du centre socio-culturel de Dillon spécialisé dans les
arts scéniques et les pratiques artistiques folkloriques où des
médiums artistiques tels que la danse et la musique traditionnelle
martiniquaise comme le bèlè ou la biguine. Ce centre, ouvert
à tous, constitue encore de nos jours le dynamisme culturel de la
Martinique. Il se positionne autour de sept centres culturels régis sous
le statut d'association loi 1901 et répertoriés sur le site de la
Ville de Fort-de-France. Ils oeuvrent pour la formation et la
préservation des pratiques artistiques. Tout comme la Guadeloupe, la
Martinique connaît une forte concentration d'associations culturelles sur
plusieurs de ses villes, mais à la différence, les structures
culturelles s'implantent d'une toute autre façon à la capitale et
se développent dans une volonté de pérennisation.
47
Pour revenir aux actions menées par l'ancien maire de
Fort-de-France, nous pouvons alors relever le Service Municipal d'Action
Culturelle, inauguré en 1975 et basé à la capitale.
Il accompagna le Festival Culturel de la ville, car celui-ci, connaissant un
fort essor en termes de formations et de stages représentait une charge
budgétaire trop lourde pour la municipalité. Ce lieu
pluridisciplinaire existe toujours aujourd'hui et permet des stages dans le
domaine du théâtre, des arts visuels. Dans la même veine,
l'association Centre Martiniquais d'Action Culturelle naît en
1974, de la volonté du Ministère de la Culture et du Conseil
Régional à Fort-de-France. Il apparaît dans la mission
d'action culturelle pensée par ces différentes entités en
1971 pour les besoins en matière culturelle de la Martinique. Un grand
volet autour du développement de la production artistique et culturelle
locale est relevé durant cette période où la culture
locale est mise à la même échelle que les productions
culturelles hexagonales. Ainsi, cet établissement se préfigure en
un lieu de création, de diffusion ainsi que de recherche favorisant les
relations entre les professionnels tout en allant à la recherche du
public et c'est en 1992 qu'il fut labellisé comme étant
scène nationale. Il a récemment fusionné avec la
scène artistique réputée qu'est l'Atrium. Ouvert
depuis 1998, ce dernier a également été financé par
le Ministère de la Culture et de l'Outre-Mer, le Conseil Régional
et en plus de cela par la ville de Fort-de-France. Ces deux lieux distincts
s'ouvrent une programmation éclectique avec des spectacles de danses, du
théâtre, des concerts et des expositions d'arts visuels.
Nous pouvons nous apercevoir que les efforts de mise en place
d'équipement et de dynamisme territorial menés par Aimé
Césaire ont été très favorables au maintien d'une
vie culturelle. Cependant, tout comme en Guadeloupe, il n'y a pas de
conservatoire sur l'île. Depuis octobre 2021, le président du
conseil exécutif de Martinique, Serge LETCHIMY a pour mission
d'inaugurer un Conservatoire de musique et d'arts en Martinique44
afin d'y transmettre non seulement les arts plastiques mais aussi les arts
scéniques sur 3 à 4 cycles. La Collectivité Territoriale
de Martinique (CTM) imagine ce projet courant 2023. La Guadeloupe doit
continuer à persévérer dans ses initiatives. Les
collectivités territoriales ainsi que la Région sont des acteurs
qu'il ne faut pas perdre de vue étant donné leurs pouvoirs. Ces
entités se doivent de soutenir les structures sans les laisser dans le
flou et s'engager à être des forces en termes de propositions.
44 Rédaction Martinique 1er, « Le
projet du "Conservatoire de Musique et d'Arts de Martinique" est lancé
» 21 octobre 2021 URL :
https://la1ere.francetvinfo.fr/martinique/le-projet-du-conservatoire-de-musique-et-d-arts-de-martinique-est-lance
-1133815.html
48
Ainsi, les politiques culturelles dictées par les
forces régionales semblent ne tenir qu'à moitié sur
l'archipel guadeloupéen. Les revendications des espaces de
création et d'éducation artistique le font remarquer. Persiste
alors ce réel besoin de directives à mettre en place pour le
développement de l'archipel dans le domaine de la culture.
b) Repenser la démocratisation culturelle
sur un territoire archipélique
Les axes de démocratie et de démocratisation
s'ancrent dans les politiques culturelles de l'Etat après la Seconde
Guerre mondiale. Nous les connaissons sous André MALRAUX (1959 -1969) et
Jack LANG (1981-1986 et 1988-1993). L'enjeu est de donner accès à
la culture au plus grand nombre des français. Néanmoins, ces deux
notions restent différentes dans leurs approches : André MALRAUX
défendait la démocratisation de la culture, se basant sur
l'accès de tous à un art élitiste lorsque Jack LANG voyait
par la démocratie culturelle, la possibilité de mettre sur un
pied d'égalité les diversités artistiques accessibles au
plus grand nombre. Dans les deux cas de figure, ces modèles se fondent
sur des principes de soutien à la création, le
développement des structures, l'aide à la production et
l'enseignement artistique. La démocratie culturelle permet cependant une
participation directe et active des citoyens à la vie culturelle ainsi
qu'à une dimension créative. Il y a une notion de diversification
des publics et de production culturelle tout en réduisant des
écarts sociaux.
Après avoir examiné ces termes, il m'a
semblé important de centrer mon propos sur le principe de
démocratie culturelle. En effet, comme nous avons pu le percevoir, la
Guadeloupe compte énormément d'établissements
pluridisciplinaires. En ayant remarqué cela dans ma recherche, je me
suis rappelée des mécanismes de créolisation dont fait
l'objet mon peuple. Elle se répercute dans une certaine mesure au niveau
des pratiques culturelles et de la structuration culturelle qui en
découle avec des établissements comme tel. Les Antilles et donc
la Guadeloupe sont plurielles. Il y a une multiplicité artistique ce qui
doit engendrer une multiplicité des publics. Ce sont des
éléments à prendre en compte dans l'étude de ces
territoires insulaires.
L'acheminement de notre réflexion arrive à
présent sur les moyens à mettre en oeuvre pour aller au plus
près des principes de démocratie culturelle voulus par les
engagements de
49
la Région Guadeloupe. Néanmoins, il reste
important de remettre en perspective les revendications des acteurs culturels
de l'archipel. Comme expliqué dans la précédente partie,
il y a une précarité au niveau des équipements culturels
et de la formation, celle-ci va bien évidemment de pair avec les
problématiques d'archipélisation. C'est sur ce point que cette
partie va dans un premier temps se centrer en prenant appuie sur l'interview d'
Alain FOIX, un journaliste et critique du théâtre et
opérateur culturel guadeloupéen. Il a été le
directeur de l'Artchipel. Dans son intervention auprès de
Africultures retranscrite en 2010, il livre les limites de la
création théâtrale en Guadeloupe en prenant tout autant en
compte les espaces de représentation et de formation artistiques
lacunaires sur le territoire.
Ainsi, des problèmes persistent, non seulement dans la
diversification des espaces, mais aussi dans la diversification et le
développement des publics. J'ai pris l'exemple du cas d'une salle de
spectacle pluridisciplinaire telle que l'Artchipel pour rendre compte des
problématiques d'archipélisation : basée la commune de
Basse-Terre, dans le sud-ouest de l'île de la Basse-Terre, des
problèmes d'accessibilité à la culture se fait ressentir
au niveau de la population. Le parcours d'Alain FOIX en tant que directeur
soulève bien cette faille:
« Il faut aller chercher les publics où ils se
trouvent. Or la ville de Basse-Terre n'a que 13 000 habitants, dont beaucoup
d'administratifs en congé le vendredi. Cela ne donnait pas de
possibilité de développement de public et créait des
problèmes de gestion pour venir jusqu'à Basse-Terre puisque les
frais d'approche sont exorbitants. » 45
Sylvie CHALAYE, dans son article Archipélisme et
création contemporaine dans la Caraïbe française : pour une
« é-margence » diasporique datant de 2010 rejoint dans sa
réflexion les quelques points que j'ai cité. De plus
l'éloignement dû à l'insularité pousse à une
fascination pour l'hexagone qui se place en une terre des chances et
opportunités comme nous avons pu le comprendre. La difficulté
d'accès aux oeuvres qu'éprouve les publics ne peut que se faire
ressentir du côté des artistes à la recherche de
reconnaissance mais aussi auprès des professionnels de la culture.
45 Africultures « Le théâtre
d'une identité en mouvement», vol. 80-81, no. 1-2, 2010, pp.
38-41.
50
Carte du réseau Karulis en 2018 (c)
Karulis
Par ailleurs, les problèmes liés au manque de
transports en commun en Guadeloupe accentuent ce phénomène
d'éclatement au niveau des publics. Le service de transport
Karulis, créé en 2004, ne dessert que les communes de la
zone Cap Excellence en plus de Sainte Anne et le François. En 2009
encore, des grèves importantes traversaient l'archipel avec des
revendications politiques à propos des conditions de vie
précaires et laissées au dépourvu à cause de
l'insularité. Le collectif Liyannaj Kont
Pwofitasyon46 rapportait déjà dans son discours
le manque de mise en place de services de transports sur tout l'archipel. La
voiture est le mode de transport privilégié pour les personnes
excentrées du plan desservi par Karulis. A partir de ces
considération, il est important de remarquer que, certes,
l'archipélisation oblige une distanciation entre chaque îles, mais
comment développer un contact avec des publics venant de communes de
parts et d'autres de la Basse-Terre et de la Grande-Terre, rappelons-le,
reliées par le Pont de l'Alliance ? Cet éclatement
géographique ne facilite guère la circulation des oeuvres et
perturbe un accès à la culture égal à tous.
Au-delà de cela, les conditions de vie difficiles doivent être
prises au sérieux par l'Etat français car tous ces
critères paramètrent avec lacunes le quotidien des
guadeloupéens. La commune de Petit-Canal, au nord de la Grande-Terre
s'est bien rendue compte de ces problématiques en mettant en place des
dispositifs pour ses habitants excentrés de la culture. La
précarité rentre en compte dans cette problématique et
rend la dimension de démocratisation culturelle peu vraisemblable.
Durant ma formation en master de direction de projets et
d'établissements culturelles parcours diversification des publics, nous
avons pu, de par la création de projets fictifs mettre en oeuvre des
idées afin de toucher les publics sans
46 Collectif guadeloupéen qui regroupe
organismes syndicaux, associatifs, politiques. Il a été à
l'origine de la grève de 2009 ayant touché l'archipel.
51
bafouer les principes de démocratisation culturelle. Le
manque d'accessibilité pour les personnes précaires relève
d'une discrimination. Je me suis alors demandée de quelle manière
les acteurs politiques de la Guadeloupe peuvent opérer afin de rendre
accessible la culture au plus grand nombre lorsque l'on sait que
l'éloignement géographique est une des problématiques les
plus courantes.
Ainsi, j'ai pu lire dans le média
France-Antilles47 le projet, porté par Rodrigue
VIRASSAMY, président du centre social La Source dans la commune
de Petit-Canal. Il a été pensé de manière à
mutualiser les moyens et afin de rendre possible l'accès à la
culture pour les publics exclus de la vie culturelle en Guadeloupe. Avec des
bus gratuits pour les habitants de ces communes, l'accessibilité aux
lieux de représentation, principalement sur la commune de Basse-Terre et
la zone Cap Excellence, est possible. Financé par la Préfecture,
il s'agit d'une proposition à l'appel à projet de 2022 «
Stratégie nationale de prévention de lutte contre la
pauvreté ». De cette manière, ce projet
Kilté épi penti est acté depuis 2023 et selon mes
constatations, il est nécessaire de déployer ce type d'actions
sur les communes excentrées en Basse-Terre.
Cap Excellence demeure la zone d'attractivité
culturelle. En effet, les politiques culturelles de cette communauté
d'agglomérations, gouvernées par la directrice Jocelyne DARIL
sont orientées vers la mise en valeur du patrimoine culturel qui se
hisse en un véritable atout du développement local. Les
territoires regroupant la communauté, et surtout Pointe-à-Pitre,
relèvent de zones prioritaires qu'il ne faut pas mettre de
côté. Entre la précarité, la délinquance et
des lacunes sur le plan de l'enseignement scolaire, Cap Excellence oeuvre
à redonner une attractivité à ces communes tout en mettant
les habitants au coeur des actions menées. C'est pour cette raison que
le CAC a été récupéré dans un
besoin d'animation et d'éducation culturel orientés
principalement auprès de ces publics prioritaires de par les
critères cités précédemment. Cependant, un retard
se fait ressentir comme nous avons pu le constater et retarde le rayonnement
ainsi que la liaison culturelle entre Pointe-à-Pitre, Baie Mahault et
les Abymes permise par le réseau des transports en communs
Karulis. Le plan du réseau a été pensé de
manière à, effectivement, lier les habitants et également
à rendre plus confortable et adapté l'accessibilité aux
lieux de spectacles en
47 Rédaction France-Antilles, «
Mutualiser un bus solidaire pour aller à la rencontre de l'art et
la
culture »,juin 2023.
URL :
https://www.guadeloupe.franceantilles.fr/actualite/social/mutualiser-un-bus-solidaire-pour-aller-a-la-rencontre-d
e-lart-et-la-culture-938213.php
52
fonction de la distance ainsi que des horaires de
programmation. Il s'agit d'une mutualisation des moyens, bien qu'elle soit bien
érigée, il demeure tout de même l'exclusion des habitants
dépourvus de transports en commun. Il est cependant envisageable que le
projet conçu à Petit-Canal s'étende sur le territoire car
le rayonnement ne peut pas seulement se faire sur trois communes de
proximité. L'ensemble des habitants ont besoin d'avoir accès
à ces équipements et cette problématique doit
également servir aux artistes.
De nombreux projets ont été créés
par la communauté d'agglomération et nous pouvons citer Cap
Excellence en théâtre engagé dans la
démocratisation du théâtre en portant les pratiques
amatrices comme professionnelles et la formation de ces dernières. De
plus, les politiques culturelles sont tournées vers les enfants avec des
projets comme Démos centré sur la pratique d'instruments
de musique en orchestre, rendant accessibles et gratuits des cours de musique
sur chaque année scolaire. Cette action cible, depuis 2017, les jeunes
enfants de 7 à 14 ans. Avec ces prises de mesures, la culture devient un
partage et un droit.
Par rapport à son île soeur, la Martinique
connaît un grand essor au niveau du développement de ses
politiques culturelles. Pour cause, la situation géographique de la
Guadeloupe scinde, encore une fois, d'une part l'accessibilité des lieux
culturels, les publics mais aussi l'organisation administrative. L'article de
Stéphanie BERARD48 met en exergue ce manque
d'uniformité qui se résulte dans la gestion des
équipements culturels. Le centre administratif de la Guadeloupe est en
effet basé à la commune de Basse-Terre car nous y trouvons
à la fois le Conseil Régional, le Conseil Départemental
mais aussi la Direction des Affaires Culturelles. Il aurait été
plus logique de concentrer les forces administratives là où il y
a une plus grande concentration d'habitants qui se répartissent comme
Pointe-à-Pitre, les Abymes et le Gosier. La ville de
Pointe-à-Pitre se présente en un point de concentration
administrative plus cohérente d'un point de vue stratégique car
il s'agit de la capitale de la Guadeloupe et c'est aussi en ce lieu voire
à ses environs (la communauté de communes Cap-Excellence
pour être plus précise) que se concentrent le plus de
structures culturelles. En reprenant les lignes de l'auteure, une nouvelle
fois, la répartition démographique est inégalitaire, nous
pouvons percevoir un véritable morcellement comparé à la
Martinique:
« En Martinique, 381 427 habitants se
répartissent sur une superficie de 1128 km2 avec une concentration sur
l'agglomération de Fort-de-France et de Schoelcher qui abritent plus
d'un quart de la population totale martiniquaise. En Guadeloupe continentale,
la
48 BÉRARD, Stéphanie. «
Panorama sur l'archipélisme théâtral de la Caraïbe
», Africultures, vol. 80-81, no. 1-2, 2010, pp. 14-23
53
population est beaucoup plus éparpillée sur
un territoire de 1438 km2, on compte 21 000 habitants à
Pointe-à-Pitre et 12 000 à Basse-Terre sur une population globale
de 453 000 habitants. »49.
La concentration des pouvoirs administratifs en Martinique
sont situés, comme il l'est suggéré à la capitale
qu'est Fort-de-France avec la Collectivité Territoriale de Martinique
ainsi que la DAC et à Schoelcher avec le Conseil Régional de
Martinique. Notons alors que la ville de Schoelcher est une ville avoisinant la
capitale de l'île comparé à Pointe à Pitre et
Basse-Terre qui comptent environ 60 kilomètres de distance.
De surcroît, j'ai pu remarquer en entrecroisant mes
lectures et la situation de la Guadeloupe que la fragmentation se fait aussi
bien démographiquement que idéologiquement. Un enfermement des
populations mène intrinsèquement à une marginalisation. De
ce fait, une enquête sur les habitudes culturelles des habitants d'Outre
Mer a été élaborée par l'INSEE avec le
département des études de la prospective des statistiques et
de la documentation. Il s'agit de la première étude de ce
caractère auprès de ces territoires. Elle a été
réalisée avant le COVID en 2018 elle révèle une
réalité concernant la fréquentation de lieux culturels
tant au niveau du spectacle vivant qu'au niveau des arts visuels. En effet:
« La fréquentation des musées, des
théâtres et des salles de cinéma reste inférieure
à celle de l'Hexagone. Souvent, l'offre culturelle y est moins
développée en Martinique par exemple, 200 films sortent en salle
tous les ans contre 700 en France hexagonale. Et parfois, cette offre
disponible ne correspond pas forcément aux attentes des populations. Sur
un an, 43% des Martiniquais se sont rendus au cinéma, 40% en Guadeloupe,
38% en Guyane, 44% à La Réunion, contre 62% en France hexagonale.
».
Avec cette étude assez générale, nous
pouvons constater qu'il est possible qu'un désintérêt
persiste au sujet des offres culturelles. Sans doute par rapport aux effets de
la stratification sociale, aussi appelée hiérarchisation sociale,
définie par la classe sociale, le bagage culturel et l'éducation
qui gravitent les uns autour des autres. De même, les pratiques
culturelles varient selon le sexe, le niveau de formation, la catégorie
socio-professionnelle et la tranche d'unité urbaine. Mon cours en
sociologie des publics dispensé en première année
de Master m'a été bénéfique pour l'analyse
suivante. Je peux affirmer que la notion de goût est en grande partie
socialement construite selon Pierre BOURDIEU. Il met en exergue le fait que
celui-ci est le produit de la position sociale de par les critères qui
suivent:
49 Ibidem.
54
- Capital économique étant la capacité
d'un individu à acquérir des biens selon la logique de Karl
MARX.
- Capital social qui ajoute de la complexité dans une
approche économique : cette stratification est produite de
manière dominante par le critère économique, mais d'autres
éléments interviennent. C'est la capacité de pouvoir
mobiliser des relations pour en obtenir une contrepartie économique ou
symbolique.
- Capital culturel qui se constitue de biens
matérialisés et de biens immatériels avec la notion
d'habitus. Il s'agit de la prédispositions à
apprécier ; on intègre inconsciemment des systèmes de
valeur qui nous font apprécier ou déprécier des
goûts). L'habitus est déterminant dans les pratiques
sociales et culturelles. Par l'intermédiaire de notre environnement,
nous modelons nos goûts.
A partir de cette réflexion large, plusieurs
hypothèses sont envisageables face à la différence de
fréquentation des lieux dédiés à la culture en
hexagone et aux Antilles. Au-delà de l'éloignement
géographique ainsi que la classe sociale, l'habitus joue un
rôle indéniable. Dans mon chapitre abordant les pratiques
folkloriques, je me suis rendue compte qu'il y a effectivement une autre
façon de concevoir la culture en Guadeloupe ce qui résulte
à un tout autre paramètre dans le mode de consommation de la
culture. Ceci peut alors expliquer ce qui semble, du point de vue de L'INSEE,
être un dysfonctionnement. De mon analyse, il s'agit de plusieurs
facteurs incluant la distanciation socio-démographique,
financière et enfin le critère de l'habitus. L'axe de
démocratisation culturelle voulu par la Région tend à
prendre en considération ces aspects au fur et à mesure des
années avec des actions.
c) Une coopération culturelle
caribéenne : une étape à franchir?
Les entretiens passés par Africultures
grâce à Sylvie CHALAYE auprès des acteurs culturels en
Guadeloupe ont été une ressource intéressante. Bien que
son étude se concentre sur le théâtre, de réelles
notions en faveur du développement des infrastructures culturelles en
découlent. Les différents parcours cités peuvent alors
donner des clés en termes de pistes d'amélioration.
Dans cette grande partie, j'ai mis en avant le fait que les
difficultés d'épanouissement et de diffusion poussent les
artistes à s'exporter en hexagone, et plus encore, à
l'étranger. Il me semble cependant nécessaire de
développer une coopération culturelle régionale dans le
55
bassin des Caraïbes. Pour résumer, mon observation
se fait de cette manière : mutualiser les moyens au niveau des
infrastructures, développer des réseaux professionnels,
accompagner et soutenir les artistes guadeloupéens par le biais de
dispositifs est indispensable. En addition, se rapprocher au plus près
des politiques culturelles voulues par la Région, rendre la culture
accessible au plus grand nombre tout en prenant en compte les besoins de la
population afin que les propositions artistiques coïncident. En ayant
rempli les devoirs que j'ai relevé, il est logique de
s'intéresser au rayonnement du territoire. Une expansion culturelle
inter-caribéenne doit avoir lieu dans un premier temps car ce serait
intéressant, d'une part d'un point de vue culturelle de par la
proximité géographique mais aussi en termes de liaison. Dominique
DAESCHLER relève alors que « les artistes bien souvent ne sont
pas très enclins à ce type de circulation et à faire
oeuvre de développement en faveur des territoires de proximité,
ils sont plus attirés par une diffusion à l'étranger et
vers le vieux continent. Or la circulation de proximité est un
engagement citoyen, elle apprend aussi aux artistes à s'adapter et les
prépare à des tournées
internationales.»50. Des échanges et rencontres
devraient cependant constituer un levier pour le développement de nos
territoires.
La coopération interrégionale en tant que
nouveau niveau de lecture m'a amené à rechercher les connexions
entre la Guadeloupe et la Caraïbe qui ont pu s'établir.
L'association Textes en Paroles créée en 2003 et
initiée en partie par Michèle MONTANTIN a su faire exporter les
oeuvres de la Caraïbe en partant de la Guadeloupe. A la même
période s'institue, par l'accord de la DRAC, le Comité
d'Experts Pour le Théâtre. Ces espaces de lectures et de
performances théâtrales comptaient, de cette manière, un
comité d'auteurs et d'universitaires internationaux. Il ne s'agissait
donc pas seulement de la Martinique, de la Guadeloupe et de la Guyane mais
aussi d'Haïti, qui, comme nous le savons, se propulse
particulièrement dans ce champ artistique. Comme nous pouvons le
constater, il est plutôt question d'une connexion
franco-créolophone ce qui résulte ainsi à un
réseautage de production, de promotion ainsi que de création. Des
rencontres annuelles avaient lieu par le biais d'appels à projets
d'écritures et des sélections de textes par le comité.
Avec des engagements à la diffusion théâtrale, des textes
sélectionnés comme celui de Marie Thérèse PICARD en
2008 ont été interprétés dans les Caraïbes et
en France. Il y a une possibilité de nourrir une effervescence
culturelle sur ces régions francophones en ouvrant des portes et en
élargissant des publics toujours à proximité. C'est
également ce que tend à faire l'Artchipel en faisant
circuler des spectacles d'artistes
50 « Pour une politique culturelle sur mesure dans la
Caraïbe », Africultures, vol. 80-81, no. 1-2, 2010, pp.
42-45.
56
pluridisciplinaires et internationaux dans l'enceinte de son
établissement par le biais de résidences artistiques et avec la
possibilité de programmer des artistes internationaux.
Incontestablement, les liens et échanges au coeur
même des Caraïbes sont une aubaine au développement de la
Guadeloupe, et plus large, du bassin caribéen. J'ai tenu à me
renseigner sur les projets de coopération culturelle entre la
Caraïbe et l'Union Européenne, lancé depuis le 13 novembre
2019 durant le Forum de la Paix de Paris. Ainsi, l'UNESCO s'est uni
avec l'UE et L'Institut International TRANSCULTURA. Cette
dernière, créée en 1988 et constituée
d'universitaires, a pour objectif d'établir un lien anthropologique
entre l'Europe et les territoires non-occidentaux pour une réflexion
plus élargie des cultures. Par le biais de leur projet tourné
vers les Caraïbes, ces entités s'engagent auprès des 17
territoires de la Caraïbes. A ce jour, sont comptés :
Antigua-et-Barbuda, les Bahamas, la Barbade, Bélize, Cuba, la Dominique,
la République dominicaine, la Grenade, la Guyane, Haïti, la
Jamaïque, Montserrat, Saint-Kitts-et-Nevis, Sainte-Lucie,
Saint-Vincent-et-les-Grenadines, le Suriname et enfin Trinité-et-Tobago.
Les Antilles françaises ne font malheureusement pas partie, pour
l'instant, de cette union mais j'ai trouvé cela intéressant
d'observer des actions de cette nature mises en oeuvre dans les Caraïbes.
L'un des volets de ce projet vise à favoriser l'accès à la
formation mais aussi à créer des emplois et des dispositifs de
professionnalisation tout en contribuant aux problématiques liées
au développement durable plus que jamais au coeur de nos
sociétés. En permettant l'épanouissement et l'entraide
interrégionale, les opportunités de circulations, de
réseautages, de diffusion sont consolidées. Cuba porte
fièrement ce programme avec son centre de formation culturel et
créatif. L'objectif sera, par ailleurs, d'accroître la
mobilité des jeunes qui se forment aux métiers de la culture et
des industries créatives par le biais de dons de bourses et l'octroi de
formations. Grâce aux fonds européens, les frais liés au
déplacement, l'hébergement sont pris en charge par le centre. De
plus, en mai dernier un appel à projet a été lancé
pour que 17 femmes caribéennes âgées de 18 à 35 ans
se forment aux métiers du management culturel sur 14 jours intensifs. En
parallèle des cours sont ouverts à La Havana pour les mois
à venir apprenant les métiers de la musique, la création
de scénarios, les métiers de la mode, etc. Plusieurs institutions
de Cuba sont associées au programme comme l'Université des Indes
Occidentales, le Collège Universitaire San Gerónimo de La Havane,
le Higher Institute for Industrial Design, l'Office of the City Historian et le
Ministère de la Culture de Cuba.
57
Ainsi, j'aurais aimé me pencher de plus près sur
toutes ces initiatives pour pouvoir y observer les résultats, cependant,
elles sont beaucoup trop récentes pour que je puisse les constater.
Après avoir résumé les objectifs et les actions de ce
programme, il reste tout de même certain que les Antilles
françaises doivent s'inscrire durablement dans des programmes de cette
envergure. Cela leur serait bénéfique et les aides
européennes constituent un tremplin pour oeuvrer au développement
de territoires. J'ai tout de même relevé un projet issu du
programme européen INTERREG qui s'est étendu de
septembre 2019 à avril 2020. Le projet «Un espace d'expression
et de promotion des cultures caribéennes populaires acte ii »
a réuni la Martinique, la Guadeloupe, la Guyane, Sainte Lucie,
Trinité-et-Tobago ainsi que Cuba autour de la valorisation et la
promotion des musiques populaires caribéennes, les danses, la
gastronomie et la vannerie. Avec un coût total de 1 160 686 €, il a
réuni plus de 15 partenaires comptant la ville de Sainte Marie en
Martinique, la DRAC de Martinique ainsi que des associations et
établissements de l'île accompagnés des autres territoires
cités.
Ces initiatives permettent une meilleure connaissance des
territoires ainsi que leurs pratiques culturelles de façon à les
propulser. Il est question d'échanges, de circulations tout autant
qu'une connaissance réciproque. Celle-ci peut être
intéressante afin de mutualiser les équipements culturels
à l'avenir ou encore d'exporter des artistes avec leurs pratiques
artistiques. Pour aller plus loin, il est tout aussi question de construire des
projets culturels qui prennent en compte les identités propres de chaque
région des Caraïbes bien qu'elles soient dans une certaine mesure
similaires. Il serait alors intéressant pour la Guadeloupe de s'inscrire
dans ces programmes lorsqu'on remarque que des structures telles que Textes
en Paroles ont été pensées dans un besoin de
coopération interrégionale. La scène qu'est
l'Artchipel peut s'inscrire davantage en tant que point de diffusion
et de promotion pour les artistes caribéens internationaux. Nous avons
pu pointer du doigt un manque d'accès à la formation. Bien
évidemment, combler cette lacune est plus que nécessaire mais il
est envisageable de se former au sein même de sa zone géographique
qu'est la Caraïbe. Cela peut être un atout incontestable et une
possibilité parmi les autres lorsque l'on sait que les artistes et
professionnels migrent en hexagone ou dans les pays de l'Amérique du
Nord afin de s'épanouir. L'intérêt particulier que je vois
dans cet objet passe aussi par le fait de pouvoir naviguer d'un environnement
à un autre avec des problématiques plus ou moins similaires. Il y
a un enjeu d'identification et d'appartenance fort en tant que caribéen.
L'insularité joue une place importante dans la structuration des
territoires, et comme j'ai pu le détailler, elle va influer sur la
manière de concevoir la culture.
58
Conclusion
En conclusion, cette recherche nous a permis de plonger au
coeur des dynamiques culturelles en Guadeloupe, en mettant en lumière
les complexités et les défis qui jalonnent ce territoire
insulaire. Nous avons constaté que l'histoire de la Guadeloupe,
marquée par une série d'événements et d'influences
culturelles diverses, a donné naissance à une culture hybride et
riche en diversité.
Afin de comprendre la conséquence des dynamiques
territoriales de cette région sur les pratiques artistiques et leur
préservation, il a été important de me pencher sur
l'histoire de l'archipel. Marquée en partie par l'esclavage et la
départementalisation, ces épisodes ont profondément
influencé ses pratiques culturelles. Le commerce triangulaire, d'une
part, a donné naissance à une culture créolisée,
imprégnée d'influences africaines, européennes et
asiatiques, qui se manifeste dans la musique, la danse, le théâtre
et la tradition orale. La départementalisation, quant à elle, a
entraîné une intégration culturelle plus qu'étroite
avec la France hexagonale, favorisant la diffusion de la culture
française en Guadeloupe. C'est de cette manière que nous avons pu
observer des champs de lutte et de sauvegarde s'opérer et des notions se
soulever telles que l'eurocentrisme face au folklorisme. Au-delà de la
fragmentation dû à l'insularité, une fragmentation
idéologique, dû à l'histoire et ses répercussions,
s'est construite dans les consciences du peuple. Elle a exalté une
culture occidentale plus-value d'un côté et a fait surgir, d'un
autre, un besoin de réappropriation identitaire en passant par la
pratique artistique d'un héritage afro-descendant.
La départementalisation a poussé d'autant plus
à une réorganisation de cette société sur le plan
structurel. Cependant, l'intégration culturelle a également
suscité des débats sur l'identité guadeloupéenne.
Encore une fois, elle a mis en lumière les tensions entre l'appartenance
à l'hexagone et la préservation de la culture locale du fait de
l'assimilation. Malgré ces défis, de nombreuses associations
culturelles en Guadeloupe ont cherché à réaffirmer leur
identité à travers la mise en avant de l'univers gwoka, les
musiques afro-descendantes, le théâtre créole ainsi que la
pratique du conte.
De ce fait, à travers mes recherches, j'ai pu observer
que la manière de concevoir la culture est toute autre sur mon archipel.
Par manque de moyens mais avec une volonté de préservation, des
espaces se sont créés par l'initiative du peuple et des
associations avant de
59
passer par les politiques culturelles de la Région
Guadeloupe. En effet, ces actions ont mis en exergue une question de
légitimité à exercer des pratiques culturelles locales en
dehors des institutions culturelles élitistes.
La fragmentation de l'archipel joue également un
rôle dans les dynamiques culturelles ainsi que les pratiques artistiques
comme j'ai pu le soulever. Ces éléments influent non seulement la
préservation des pratiques culturelles locales mais aussi
l'accessibilité des offres déjà peu nombreuses à
cause de moyens faibles malgré les politiques culturelles
définies par la Région. L'accessibilité aux oeuvres pour
le plus grand nombre est tout autant lacunaire que la possibilité de
formation artistique ce que bafoue le principe de démocratisation
culturelle voulue.
Cependant, les institutions artistiques en Guadeloupe se
caractérisent principalement par leur multidisciplinarité, ce qui
reflète une vision culturelle hybride. L'Artchipel et le CAC, bien que
ce dernier ait été réhabilité par un collectif, en
sont des exemples notables. À l'avenir, il est impératif de
persévérer dans nos efforts pour préserver cette richesse
culturelle tout en développant de nouvelles initiatives visant à
favoriser l'épanouissement des artistes et du public. La
démocratisation culturelle doit demeurer au coeur de nos
préoccupations, tout en reconnaissant la diversité des formes
artistiques et en encourageant la réappropriation du territoire par sa
population.
En définitive, cette étude nous rappelle que la
culture guadeloupéenne, malgré les défis auxquels elle est
confrontée, demeure une source d'inspiration et de résilience.
Elle incarne la richesse de la diversité culturelle et souligne
l'importance de la notion d'identité en passant par les pratiques
artistiques. Il est essentiel d'adopter des approches contemporaines pour la
gestion des équipements culturels, notamment en mutualisant les
ressources, en établissant des réseaux professionnels et en
promouvant une politique de coopération interrégionale. En
d'autres termes, les perspectives d'amélioration passent par la mise en
place de réseaux de collaboration culturelle, permettant aux artistes et
aux praticiens culturels de s'inspirer mutuellement et d'échanger des
idées et des ressources. Il est également nécessaire de
revoir le budget alloué par l'État pour soutenir les initiatives
telles que celles présentées dans cette étude afin de
garantir une véritable démocratisation culturelle en
Guadeloupe.
60
Dans le contexte guadeloupéen, la notion de dynamique
territoriale se réfère aux notions de fragmentation et
d'archipélisation. Cette dernière exerce une influence
significative sur les pratiques culturelles, dévoilant à la fois
des richesses et des difficultés. Cette diversité est à la
fois une source d'enrichissement et un défi à relever. La
dispersion géographique complexifie la préservation et la
diffusion de ces expressions culturelles uniques. Malgré ces obstacles,
l'archipélisation renforce la diversité culturelle de la
Guadeloupe, une richesse qui mérite d'être
préservée.
Il est néanmoins nécessaire de reconnaître
les limites de notre travail. Ces limites nous rappellent l'importance de
poursuivre la recherche et l'exploration pour une compréhension plus
complète et nuancée. Bien que nous ayons cherché à
inclure diverses perspectives, y compris celles des communautés locales,
des artistes et des acteurs culturels, il est possible que certaines voix
n'aient pas été suffisamment représentées, ce qui
pourrait affecter la profondeur de notre compréhension. Des ressources
limitées ont pu influencer certains aspects de notre
méthodologie, tels que le nombre d'entretiens, les lieux
étudiés ou d'autres paramètres. Cette limitation peut
avoir des répercussions sur la généralisation de nos
résultats. C'est aussi de cette manière que j'espère
trouver à l'avenir des ressources plus vastes sur le sujet, ne serait-ce
que l'implantation et la création de centres sur l'archipel, des
initiatives lancées par des acteurs culturels car je ne doute pas de
l'existence de celles-ci. Il serait alors nécessaire de mettre en
lumière ces prises mesures précieuses car il m'a fallu du temps
pour faire des recherches comme par exemple la mutualisation des moyens
établies à Petit-Canal pour rendre plus accessibles les lieux
culturels sur l'archipel.
61
Bibliographie/Sitographie
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Rédaction France-Antilles, « Mutualiser un bus
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URL :
https://www.guadeloupe.franceantilles.fr/actualite/social/mutualiser-un-bus-solidaire-pour-all
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Rédaction La Première, « Une étude
inédite révèle les pratiques culturelles en Outre-mer
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URL :
https://la1ere.francetvinfo.fr/une-etude-inedite-revele-les-pratiques-culturelles-en-outre-mer-1353056.html
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d'outre-mer, novembre 2022
URL :
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Économiques (INSEE), « 12 % des Guadeloupéens en
situation de grande pauvreté en 2018 », 11 novembre 2022
URL :
https://www.insee.fr/fr/statistiques/6468373#:~:text=En%20Guadeloupe%2C%2034%20%25
%20de%20la,%C3%A0%2014%20%25%20en%20France%20m%C3%A9tropolitaine
Institut National de la Statistique et des Études
Économiques (INSEE), « Étude des pratiques culturelles
en Guadeloupe en 2019 », novembre 2021.
URL :
https://www.insee.fr/fr/information/5895015
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