A.2 -- Naissance du « bleu Lanvin ».
Jeanne Lanvin aime la couleur pour ses modèles, mais
aussi dans sa vie personnelle. Sa collection de tableaux regorge d'oeuvres aux
couleurs harmonieuses comme celles d'Auguste Renoir ou Odilon
Redon287 et ses modèles sont régulièrement
rehaussés de couleurs. La couturière crée elle-même
certaines nuances de couleurs pour ses collections grâce à ses
ateliers de teinture comme le « vert Vélasquez ». Cependant,
dans toutes ses collections, une couleur se détache de manière
significative du reste des modèles : le bleu, qui l'amène
à imaginer le « bleu Lanvin ». Le bleu est une couleur dont la
symbolique a souvent changé en histoire de l'art. L'historien de l'art,
Michel Pastoureau, explique dans l'un de ses ouvrages les différentes
symboliques de cette couleur288. Le bleu devient une couleur en
vogue à partir du XIIème siècle, et se retrouve
alors plus répandu pour les vêtements de l'époque. Le bleu
est alors présent dans les mosaïques
paléochrétiennes. La couleur est aussi connotée d'une
forte symbolique dans la religion chrétienne. C'est la couleur du
manteau de la Vierge en deuil. Dans les vitraux des monuments religieux
chrétiens, le bleu est aussi particulièrement présent.
285 Propos de Clarisse dans la revue de l'Art Vivant au
1er juillet 1925. PICON, Jérôme, Op. Cit., p.
136.
286 Propos de Clarisse dans la revue de l'Art Vivant
vers le 15 Juillet 1925. Ibid.
287 GROSSIORD, Sophie (dir.), Op. Cit., p. 162.
288 PASTOUREAU, Michel, Bleu l'histoire d'une couleur,
Paris, Éditions du Seuil, 2000.
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Comme, par exemple, les réputés vitraux de
Chartres, qui offrent un verre d'un bleu très lumineux à fondant
sodique et coloré au cobalt. Le bleu est aussi la couleur de la
royauté et de l'aristocratie, faisant référence au sang
bleu des nobles, mais aussi à la pierre lapis-lazuli, souvent
considéré comme « l'une des pierres précieuses les
plus nobles »289. Le bleu se retrouve dans les vêtements
jusqu'au milieu du XVème siècle. À cette
période, le bleu devient une couleur morale par opposition au rouge et
au noir.
Cette couleur est quasiment présente dans toutes les
collections réalisées par Jeanne Lanvin, des débuts de la
maison de Haute Couture aux années 1940, en passant par les
départements « Enfants » et « Femme ». Dans le
département « Femme », le bleu est présent sur les
robes, les manteaux ou les accessoires290. Parfois, en étant
l'élément majeur d'une collection comme le prouve cette citation
: « Chez Jeanne Lanvin, une belle collection bleue et blanche ; toutes
sortes d'impressions bleu [es], d'un bleu exquis de porcelaine de Delft ou de
Sèvres sur fond blanc »291. Le « bleu Lanvin »
est présent dans tous les détails des modèles comme les
doublures, les ceintures ou les sacs.
Le « bleu Lanvin » connaît différentes
interprétations autour de sa nuance. Alors, que Catherine
Ormen292 le définit comme un « bleu à base de
lapis-lazuli », Janine Alaux293 le voit comme un « bleu
tirant sur le mauve ». Aujourd'hui, la maison Lanvin définit le
« bleu Lanvin », dans un texte réalisé par ses soins,
comme un « bleu céleste, frôlé de mauve
»294. Plus précisément, la maison Lanvin affirme
que la couturière a choisi une nuance dans le Répertoire de
couleurs pour aider à la détermination des fleurs, des feuillages
et des fruits295, pour officialiser ce fameux « bleu
Lanvin » (ill. 40). Il s'agit de la nuance « bleue outremer ton
n° 2 bleuet des champs » (ill. 40), choisi entre 1926 et
1927296. Jeanne Lanvin s'approprie cette teinte en son nom et
créer le « bleu Lanvin » à l'aide de ses ateliers de
teinture. L'appellation « bleu Lanvin » semble
réfléchie par Jeanne Lanvin, cependant le nom ne dispose de rien
d'officiel. Il s'apparente aux dénominations faites comme « le
tailleur Chanel » ou « le Smoking de Saint-Laurent ». Les
origines de ce « bleu Lanvin » sont floues. Pour le construire,
Jeanne Lanvin s'est inspirée d'un répertoire de couleurs, de
livres du domaine de la biologie, tout en puisant dans l'art des vitraux et aux
influences de l'art italien. En effet, il est affirmé par
différents auteurs comme Dean Merceron que le « bleu Lanvin
»
289 PASTOUREAU, Michel, Op. Cit., p. 21-23.
290 GROSSIORD, Sophie (dir.), Op. Cit., p. 33.
291 Art et la mode, juillet 1943, p. 11. GROSSIORD, Sophie
(dir.), Op. Cit., p. 34.
292 GIRAC-MARINIER, Carine (dir.), ORMEN, Catherine, Un
siècle de mode, Paris, Larousse, 2012, p. 9.
293 ALAUX, Janine (dir.), Op. Cit., 1998, p. 22.
294 Texte Interne de la maison Lanvin sur le « bleu Lanvin
», écrit en 2013 et 2014.
295 Ibid.
296 Ibid.
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est bien la démonstration que la couturière
puise ses inspirations dans les différents domaines artistiques. Pour le
« bleu Lanvin », on suggère une inspiration de Fra Angelico,
des vitraux médiévaux ou des miniatures
médiévales297, comme l'atteste cette citation : «
elle a ravi [É] au doux Fra Angelico un peu de son bleu céleste,
pour le fixer Ñ bleu vitrail, bleu Lanvin Ñ comme une parure
d'idéal sur les robes »298. De plus, un voyage de la
couturière en Italie est attesté dans les années 1920, lui
permettant certainement d'observer les oeuvres des maîtres italiens comme
Fra Angelico299. En effet, de nombreuses oeuvres de l'artiste sont
présentes à Florence au début du XXème
siècle. Dans les différents ouvrages ou articles de
l'époque, il est dit que la couturière aurait observé les
oeuvres de Fra Angelico à « s'en raidir la nuque
»300, ce qui laisse supposer que les oeuvres étaient
exposées au plafond. Il s'agirait alors très certainement de
fresques, comme celles du couvent de San Domenico réalisée vers
1435 ou celles de San Marco réalisée par Fra Angelico vers 1440.
Dans les deux cas, ce sont des fresques présentes à Florence,
où Jeanne Lanvin s'est hypothétiquement rendue. De plus, la
couturière collectionne les ouvrages de la collection Les Villes d'Art
célèbres, et même s'il n'est pas avéré
qu'elle possède le tome sur Florence, l'hypothèse est probable.
En supposant que la couturière a accès à cet ouvrage dans
sa bibliothèque, elle a pu observer les représentations d'oeuvres
de Fra Angelico comme L'ensevelissement du Christ, La Vierge aux
étoiles, La Crucifixion de Fra Angelico, La Vierge et l'Enfant
Jésus accompagné de plusieurs saints301. Un
article paru lors de la vente aux enchères des oeuvres d'art de Jeanne
Lanvin suppose que le « bleu Lanvin » serait inspiré de la
couleur d'un ciel d'une fresque302. Ainsi, Jeanne Lanvin a aussi pu
observer les oeuvres de Fra Angelico en gravures dans les très nombreux
ouvrages d'art de sa bibliothèque, ou dans des représentations
d'oeuvres placées ensuite dans ses carnets de voyage. Les origines de ce
fameux bleu interrogent déjà les spécialistes de la mode
dans les colonnes de la Gazette du Bon Ton : « Pour le choix des
couleurs, Lanvin allie son bleu, le bleu vitrail Lanvin au bleu marine
»303. Le « bleu Lanvin » est un donc un
mélange de plusieurs bleus dont ceux présents dans les vitraux
médiévaux et dans les fresques de Fra Angelico. Jeanne Lanvin
joue sur ces nuances et ces origines floues en offrant différentes
déclinaisons de ce « bleu Lanvin ». Grâce, encore,
à ce Répertoire de couleurs pour aider à la
détermination des fleurs, des feuillages et des fruits, elle
utilise des
297 PICON, Jérôme, Op. Cit., p. 136.
298 Gazette du Bon ton, 1925, sans auteur,
supplément n°7, p. 318. PICON, Jérôme, Op.
Cit., p. 136.
299 BOUCHER, François, Art. Cit., Juin 1924, p. 7-10.
300 PICON, Jérôme, Op. Cit., p. 136.
301 GEBHART, Émile, Op. Cit., p. 50.
302 PRAT, Véronique, « Un défilé de
maîtres : la collection Jeanne Lanvin redécouverte », le
Magazine, 11 octobre 2008, p. 66-72.
303 Gazette du Bon Ton, n°2, 1924-1925, p. 52.
GROSSIORD, Sophie (dir.), Op. Cit., p. 33.
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nuances comme le bleu lavande, le bleu de cobalt factice, le
bleu de Sèvres et bien d'autres pour ses modèles. L'album de la
collection Biarritz de 1920 montre ces différentes variations
de bleu304. La maison Lanvin comptabilise environ une vingtaine de
tons au cours des années 1920, allant parfois jusqu'à superposer
plusieurs tons de bleus dans un seul modèle selon Jérôme
Picon305. Il s'agit du modèle Cléopâtre
de 1926-1927, c'est une robe en tissu d'un ancien bleu et or avec du tulle
en bas. La robe est garnie de rubans à figures or sur fond de
crêpe de Chine bleu, avec une ceinture en tissu bleu avec un noeud. Il
existe aussi d'autres modèles superposant plusieurs nuances de couleurs.
Le modèle Bleu nuit de 1926-1927 est une robe en caprice bleu
avec par dessus du velours bleu, les deux bleus présentent des nuances
différentes.
Ainsi, le bleu nommé par la couturière «
bleu Lanvin » est un bleu royal tirant parfois sur le mauve.
Au-delà d'une référence à une couleur
précise, l'appellation « bleu Lanvin » désigne surtout
l'utilisation régulière de ces nuances de bleu par la
couturière dans ses modèles tout au long de sa carrière.
Jeanne Lanvin aime la couleur bleue, qui renvoie l'idée de raffinement
et de rareté, toujours dans la recherche d'un goût exquis et d'un
idéal de féminité.
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