IV. Perceptions et pratiques relatives à la
protection du dugong : articulation des savoirs et des intérêts
des acteurs « locaux » et « institutionnels » ?
IV.1. Conscience environnementale en question :
est-ce que les « populations locales » sont susceptibles de
protéger le dugong ?
Que devons-nous entendre par « conscience
environnementale » ? S'il l'on considère l'acception la plus vaste
du terme « environnement », comme le font Isabelle Leblic et Jean
Trichet (2008), celui-ci désigne tout objet qui entoure un être.
En ce sens, l'homme s'inspire de ce qui est à côté de lui,
de l' « autre » en général, pour bâtir son
univers psychique, mental, relationnel et social. Et vice-versa, par son action
et selon son idée préalable, il modèle son environnement
qui se modifie à son contact. « L'homme est aussi l'acteur de
l'étude de son propre environnement, juge et partie. C'est un
privilège qui le met, seul, à même de procéder
à des choix utiles ou nuisibles à son environnement »
(Trichet & Leblic, 2008 : 6). Il s'agit là d'un trait commun
à toutes les sociétés du monde. La communauté
mélanésienne de Pouébo est donc consciente de son
environnement, y compris naturel car une partie de son organisation sociale est
basée sur une certaine compréhension et interprétation
collective de cet élément.
Par exemple, certaines zones font l'objet d'une protection
stricte, telles les réserves coutumières
traditionnelles.62 Ces espaces sont mis en place par le petit-chef
d'une tribu de bord de mer de Pouébo afin d'être sûr d'avoir
suffisamment de poissons pour les cérémonies coutumières
comme la cérémonie de la Nouvelle-Igname. La protection de la
nature est ainsi assimilée à la protection de la ressource, et
les coutumiers ne cherchent pas à sauvegarder directement
l'environnement pour lui-même mais pour assoir l'organisation sociale en
place. Les règles coutumières ont avant tout pour objectif de
normaliser les actions humaines plus que pour protéger la nature, qui
est un effet plus qu'un objectif de cette règlementation. Cela ne
signifie pas que, traditionnellement, les Kanak ne se préoccupent pas de
l'environnement. Seulement, ils le font pour de certaines raisons, dont la plus
primordiale est celle de la survie de leur culture.
De plus, les habitants ont adopté le discours des
environnementalistes et le vocabulaire propre au monde du développement.
Il semble que les sociétés mélanésiennes, notamment
celle de Pouébo, ont très bien intégré le concept
de « développement durable »63 et l'enjeu
environnemental. Si, à partir des années 1970, on constate la
montée des « réactions spontanées d'une opinion
qui prend conscience de la croissance des risques qu'engendre une recherche
effrénée du profit par l'application de n'importe quelle
conquête technique, quelles qu'en soient les conséquences à
long terme » (citation du géographe Pierre Georges ; Brunel,
2004 : 23), le peuple kanak n'a pas été épargné par
cette mobilisation et ce mouvement. Parmi les problèmes majeurs touchant
l'environnement aujourd'hui, nous pouvons citer le réchauffement
climatique ou
62 cf. IV.2.3. Zones taboues et réserves
coutumières.
63 Le « développement durable, c'est
s'efforcer de répondre aux besoins du présent sans compromettre
la capacité des satisfaire ceux des générations futures.
» (Rapport dit Brundtland, 1987). Aujourd'hui, une action s'inscrit dans
le développement durable « quand elle parvient à concilier
les trois « E » : Économie, Équité,
Environnement » (Brunel, 2004 : 5).
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DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation
de savoirs et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
encore les pollutions de toutes sortes. Or, certaines
personnes de la tribu de Diahoué s'inquiètent du fait que des
« indicateurs écologiques », guidant et rythmant le «
calendrier » des Vieux qui se base sur l'observation de la nature et de la
lune, sont moins fiables qu'avant à cause du changement climatique qui
modifie les mouvements naturels. Certains Vieux, quelques notables et certains
jeunes des tribus de la commune de Pouébo emploient d'elles-mêmes
des termes comme « changement climatique », ce qui prouve bien qu'une
partie de la population est pleinement consciente des problèmes
environnementaux en jeu actuellement.
Il est également possible que de récents projets
de conservation dans la région, comme l'aire marine
protégée de Hyabé/Lé-Jao dans le district Sud au
milieu des années 2000, aient modifié les représentations
que les gens ont et se construisent de l'environnement, notamment maritime,
ainsi que leurs pratiques. C'est ce que nous tâchons de décrire
à travers la présentation d'éléments d'analyse sur
les représentations et les usages de l'espace naturel et maritime, qui
prennent en compte leurs évolutions temporelles.
« Avant, on ne s'en préoccupait pas parce
qu'on pensait que la ressource était inépuisable. Et puis, les
gens faisaient n'importe quoi, ils pêchaient à la dynamite ou
à la bombe à carbure quand j'étais gamin. J'ai vu faire
mais j'ai jamais fait, c'était trop dangereux. [...] Par contre, ils ne
savaient pas que certaines méthodes de pêche étaient
dangereuses pour l'environnement ».
Ce témoignage d'un homme de plus de soixante ans d'une
tribu de Pouébo met en lumière une conception de la nature comme
une ressource tellement abondante que la question de la sauvegarde des
espèces ne se pose pas. En ce sens, il n'existe aucune « conscience
environnementale ». Cette représentation de l'environnement est
encore très ancrée dans les mentalités en
Nouvelle-Calédonie, que ce soit dans la Zone Côtière Ouest
ou sur Pouébo. En effet, un pêcheur d'une tribu de la commune a
toujours entendu son père et son grand-père lui
répéter que « plus on pêche du poisson et plus le
poisson est abondant ». Un tel discours illustre combien les
Néo-calédoniens perçoivent/percevaient leur nature comme
généreuse, ce qui a engendré des pratiques de
prélèvements assez extrêmes.
« Quand j'étais jeune, je devais avoir 16-17
ans, il y a eu un grand rassemblement chez les Atiti à Yaté. Ils
avaient pêché 53 tortues en 3h30 ! Bon je veux bien qu'on tue des
tortues pour faire un bougna, mais autant ! C'était devenu un concours,
à celui qui en ramenait [à terre] le plus et le plus vite.
C'était comme cela avant les mentalités, c'est encore le cas
d'ailleurs » (Bourail, homme de plus de soixante ans).
Ce type de concours et de surenchère semblait donc
faire partir des pratiques broussardes depuis au moins cinquante ans, à
en croire notre informateur. Lors de notre enquête, nous avons
également rencontré des personnes qui s'adonnent à ce
genre de pratiques, notamment autour du cerf. Plus elles touchent de cerfs et
plus la reconnaissance des autres chasseurs, et donc leur prestige, est
grand(e). Un autre interlocuteur, un gendarme de Bourail à la retraite,
rajoute que cette manière de considérer la ressource naturelle
est toujours actuelle pour une partie de la population :
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DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
« Au niveau des pratiques de pêches et de
chasse, les [broussards] vivent comme il y a 30 ou 40 ans, ils
n'évoluent pas avec la société. Ils sont dans une logique
d'abondance, c'est un problème ».
Toutefois, à cette époque, « les gens
pêchaient selon leur besoin et maintenant, ce n'est plus le cas
». De nombreuses personnes s'entendent pour dater les dérives
de la surpêche, de la chasse intensive et de la surconsommation à
l' « arrivée du congélateur », qui a facilité le
mode de conservation du gibier. A la place de partager les fruits de leurs
activités vivrières, les habitants des campagnes
préféraient garder la nourriture pour eux-mêmes, marquant
ainsi la perte d'une certaine philosophie de la redistribution et le
début de l'aire « individualiste ». Nous n'avons pas
réussi à savoir avec exactitude le moment où les
congélateurs ont été introduit en Brousse mais nous savons
que le courant électrique était accessible sur la commune de
Pouébo à la fin des années 1980-début des
années 1990 et sur le Côte-Ouest à la fin des années
1960-1970.
De plus, les broussards donnent souvent comme explication
à cette suractivité l'augmentation de la densité de
population, l'amélioration des outils, méthodes et moyens de
prélèvements des animaux dans le milieu naturel, ainsi que le
non-respect des espaces côtiers en général par le
développement touristique et les nouveaux arrivants sur le territoire.
Mais la raison qui reste la plus largement invoquée est celle de «
l'argent » : certains Néo-calédoniens seraient tellement
intéressés par devenir de plus en plus riche, à travers la
vente de leur pêche ou de leur chasse, qu'ils n'auraient aucune
considération pour les conséquences environnementales de leur
activité. Ainsi, les « temps modernes » signent la fin du
mythe de l'abondance et le début de l'attrait pour l'argent au
détriment de la nature.
Cependant, d'autres Néo-calédoniens ne cessent
de constater les dégradations massives depuis quelques années sur
l'environnement, ce qui a peut-être eu pour effet de réveiller la
« conscience environnementale » de certains et le souci de la
transmission aux générations futures :
« On a fait un grand-pas et depuis pas très
longtemps en matière d'environnement. [...] Et c'est pour cela que je me
suis engagé dans l'environnement. C'est venu du constat qu'il avait de
grosses dégradations sur la mer comme dans les terres. Et puis, j'ai
envie de préserver la nature pour nos enfants, pour qu'ils connaissent
ce que l'on a connu » (Bourail, homme de plus de soixante ans).
Selon cette personne, la population s'est aperçue d'un
changement dans la densité et la fréquentation des espèces
dans les lieux où elle a l'habitude de pêcher et de chasser. Cette
prise de conscience a bouleversé les comportements de ceux qui sont les
plus sensibles à la cause environnementale et qui se sont parfois
engagés dans la protection de la nature. Cette responsabilité
était souvent déléguée aux seuls coutumiers, comme
en témoigne cette déclaration d'un employé de la mairie de
Poya à la retraite : « Nous, on n'est pas des coutumiers. On
participe à la protection de la nature alors que c'est un rôle qui
d'habitude est attribué aux coutumiers. Mais ca va rentrer dans les
mentalités aussi, c'est un processus long ». La protection
environnementale est peut-être une nouvelle attitude que beaucoup
d'habitants aimeraient voir se propager, mais aussi un moyen de redynamiser la
cohésion sociale et la vie en Brousse à travers des
réunions d'informations, des actions, des foires, des projets...
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DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
A ce propos, le gendarme à la retraite,
précédemment cité, indique qu'en l'espace de trente ans,
il a remarqué que de nombreux projets relatifs à
l'éco-tourisme ou à la protection de l'environnement se sont
développés dans les alentours de Bourail et de la Côte
Ouest en général. Un autre complète cette idée en
expliquant que, depuis la fin des années 1990 et le début des
années 2000, les décideurs politiques sont de plus en plus
tournés vers ces questions, avec la création des Provinces par
exemple. Il ajoute :
« Mais je trouve qu'il y a un vrai changement.
Maintenant on commence à faire attention à la nature, à la
respecter. Par exemple, les sociétés minières ne peuvent
plus faire n'importe quoi. C'est une bonne chose. Avant ils rasaient la
montagne n'importe comment et maintenant, il y a des procédures, donc ca
montre bien... Au niveau de la mer, c'est pareil avec les réserves.
»
Pour conclure, il semble qu'une évolution à
double vitesse des « mentalités » concernant la protection de
la nature est en marche. Si certains continuent à vivre sans se soucier
des conséquences de leurs activités sur la population animale, de
nombreuses associations locales, avec des légitimités
différentes en matière de gouvernance environnementale, ont vu le
jour depuis cinq à dix ans. Cela ne signifie pas que tous les broussards
se sentent concernés par la protection environnementale mais
plutôt que les discours et les manières de penser sont de plus en
plus sensibles à ces enjeux-là. Des idées et des pratiques
renouvelées ou renforcées autour de la protection de
l'environnement font leur apparition parmi la population
néo-calédonienne.
Concernant la protection du dugong, l'aire marine
protégée est l'outil juridique le plus utilisé par les
acteurs institutionnels. Elle s'accompagne d'une surveillance maritime plus ou
moins stricte en fonction des statuts légaux. Ces acteurs mobilisent un
certain type de savoir pour défendre cet animal, ce qui pose la question
de la compatibilité de telles méthodes avec les modes de vie
locaux. Est-ce que les populations côtières possédaient
déjà leurs propres modes de gestion maritime ? Est-il possible
que cet instrument légal court-circuite les pratiques locales, ou au
contraire les complète ?
Pour répondre à ces interrogations, nous
exposons deux cas où la place des pratiques locales en matière de
protection environnementale n'est pas abordée de façon similaire
par les acteurs de la conservation. Nous proposons dans le premier cas, celui
de l'aire marine de Hyabé-Lé-Jao dans la commune de
Pouébo, une analyse à l'échelle micro-locale des
mécanismes engagés pour sauvegarder le dugong. Dans la seconde
situation, nous changeons d'échelle en considérant les pratiques
et savoirs de plusieurs acteurs institutionnels, environnementaux et locaux.
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DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
IV.2. Mobilisation des « savoirs locaux »64
au service de la protection environnementale : l'aire marine
protégée Hyabé / Lé-Jao
IV.2.1. Clans de la mer et gestion maritime à
Pouébo
La mer est un élément important dans la commune
de Pouébo puisque nombre de tribus se réclament d'être du
bord de mer, comme la tribu de Saint-Denis de Balade (district de Balade au
nord), les tribus de Yambé et Diahoué (district de Lé-Jao
au sud). Suivant la position géographique d'un foyer dans une
tribu65, les habitants se définissent comme issus de la
« chaîne » ou du bord de « mer », ce qui modifie
considérablement leurs univers spirituels et leur pratiques sociales.
Dans la tradition locale, un clan de la « terre » et
un autre de la « mer » ne se référaient pas aux
mêmes espèces végétales ni animales. Par exemple,
les indicateurs temporels observés par la population dans le milieu
naturel variaient selon le lieu d'habitation. Si les tribus de bord de mer de
la commune de Pouébo savent lorsqu'ils doivent planter l'igname en
fonction de l'apparition des baleines, les tribus de la chaîne
repèrent cette période grâce aux feuilles jaunissantes d'un
arbre précis. De même, les membres interrogés de ces tribus
ont souvent exprimé leur illégitimité à parler du
milieu maritime parce que, pour eux, « on ne parle que ce qu'on
connaît ». Or, comme ils sont davantage reliés aux
plantes et aux animaux de la forêt, ils peuvent difficilement aborder le
thème de la mer.
En outre, en fonction de leurs environnements naturels
proches, la population ne pratiquait pas les mêmes activités. Si
les clans d'une tribu n'étaient pas tous dévolus à la
même tâche, seuls certains clans de la montagne étaient
habilités à chasser, et d'autres clans de bord de mer à
pêcher. Ce faisant, ils n'observaient pas non plus les mêmes
rituels de préparation à ces activités. D'après un
entretien réalisé auprès d'une employée de la
médiathèque de Pouébo-village, depuis les années
1870, les tribus de la chaîne s'approvisionnent occasionnellement en
poissons auprès des clans de pêcheurs. Ils faisaient une demande
et un geste auprès d'un individu de la tribu de bord de mer qui, en
réponse, organisait une pêche collective66. Selon cette
même personne, l'inverse était aussi vrai concernant les clans de
bord de mer et l'approvisionnement en viande.
L'organisation traditionnelle de la vie entre les tribus de la
commune de Pouébo reposait sur la répartition entre « peuple
de la mer » et « peuple de la terre » qui étaient
reliés par un système d'échanges réguliers entre
les deux milieux. Ce grand partage, encore reconnu aujourd'hui, oriente
certaines règles sociales et certains modes de penser, ce qui signifie
que les personnes n'ont pas les mêmes perceptions de la mer en fonction
de leur lieu d'origine. Pour résumer, il existe une distinction entre
ceux qui sont nés près de la mer et ceux qui ne la connaissent
« que de loin » et ce sont bien les clans de la mer qui sont
traditionnellement garants de sa gestion.
64 En l'occurrence de « savoirs traditionnels
» kanak ou « savoirs autochtones ».
65 Selon que la tribu se situe du côté
« mer » ou du côté « terre » le long de la
route provinciale.
66 Samuel Cornier explique la même chose dans
son mémoire (2010 : 81).
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DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
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