III.3.2. Opposition « culturelle » entre les
acteurs sur la base des savoirs sur la nature : dépassement des
préjugés
Pour répondre à cette question, nous continuons
avec un notable de Pouébo :
« Le Kanak a besoin de la nature pour survivre, c'est
ce qui fait la différence entre le Kanak et l'Européen
vis-à-vis de la nature. Pour moi, c'est la domination, les
Européens ont voulu dompter la nature ! Le Kanak vit avec la nature,
l'Européen cherche à dominer et maîtriser la nature. [...]
Je dis cela parce que pour la fête de l'igname, la tortue on va
pêcher au dernier moment pour des questions de conservation, et on en
trouve toujours. On dirait qu'elles nous attendent les deux tortues à
prendre. Il n'y a que les esprits qui le savent, c'est le mystère de la
vie ».
Cette personne exprime alors l'idée que les
sociétés occidentales n'ont pas le même rapport à la
nature que le peuple autochtone. Si nous suivons son raisonnement, il met en
avant le fait que les perceptions culturelles façonnent les
modalités de l'action : parce que les Kanak vivent dans une relation de
complicité et de respect culturel envers la nature, elle leur offre ce
dont ils ont besoin au moment où ils en ont besoin, sans qu'ils ne
soient contraints de planifier ou de faire trop d'efforts.
Au contraire, l'« Européen » cherche à
dominer la nature puisque, comme nous l'avons remarqué
précédemment, sa conception de l'environnement est basée
sur la rivalité entre humain et « non-humain », en employant
la terminologie de Philippe Descola (2007). L'homme, bien plus qu'il ne tente
d'imiter ou de s'en inspirer, souhaite recréer voire surpasser la
nature. Cette manière de penser la nature est attribuée à
l' « Occident » que l'on peut définir comme une civilisation
transfrontalière qui se confond souvent au « capitalisme
historique ». Selon Immanuel Wallerstein, il est « assez
évident que la description de l'activité capitaliste cadre avec
les principales tendances de la pensée « universelle »
occidentale depuis la fin du Moyen-Âge. » (Wallerstein,
1990).
À travers son discours, l'habitant de Pouébo a
certainement voulu désigner cette manière « capitaliste
» d'être au monde, qu'il oppose à sa propre culture. Il
indique qu'il existe deux groupes culturels distincts : les Kanak, qui
possèdent une relation de complicité et de filiation avec la
nature, et les Européens, qui pensent la nature comme une ressource
exploitable que l'homme peut maitriser, notamment grâce aux sciences.
Encore une fois, il s'agit là d'une stratégie de distinction des
uns par rapport aux autres, ce qui signifie très clairement que la
nature possède une dimension identitaire forte, que cette personne
souhaite affirmer.
Cette distinction ne prend donc absolument pas en compte les
possibles hybridations entre les deux modes de pensée ou encore les
autres manières de considérer l'environnement «
européenne » qui se fondent sur une autre relation que
l'exploitation. A ce propos, une stagiaire de l'IRD parisienne de vingt ans
nous a communiqué sa fascination pour le milieu marin qu'elle a
elle-même désignée comme une « relation
basée sur le plaisir ». De plus, elle était aussi
bénévole à l'Aquarium de Nouméa car, pour elle,
« si on perd le milieu marin, les premiers à en subir les
conséquences, c'est nous parce que tu n'as plus la ressource marine que,
mine de rien, on utilise beaucoup. [...] Tant que les gens n'ont pas
réussi à se l'approprier de telle ou telle manière, [...]
ils ne s'en intéressent pas et ca leur passe au dessus ». Elle
a tenu à transmettre ses connaissances scientifiques au grand public
parce que dans un but de préservation de
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DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
l'environnement. Son témoignage indique donc deux types
de relations « européennes » à la nature autre que
celle de l'exploitation : le plaisir et la protection de l'environnement.
D'ailleurs, la perception de l'environnement en tant que
ressource exploitable n'est pas uniquement attribuable aux seuls
Européens, ce serait donner raison aux opinions communes et aux images
que chaque culture se fait d'elle-même. La distinction entre le Kanak et
l'Européen joue ainsi sur le plan des idées communes : quand les
sociétés mélanésiennes reflètent une
idée de la nature et de l'organisation sociale dans une relation de
continuité et de tradition, la société occidentale est en
rupture avec l'élément naturel et paraît résolument
moderne. Par conséquent, ces idées alimentent la distinction que
la « population locale », a fortiori certains Kanak, opère
entre « eux » et
« nous » (les Européens, les scientifiques,
les politiques publiques, les conservationnistes, les capitalistes etc.),
entre les « savoirs traditionnels » et les « savoirs modernes
».
Cependant, la catégorie des « savoirs
traditionnels » n'est pas homogène en Nouvelle-Calédonie
puisqu'elle est aussi l'objet de revendication ou de différenciation
identitaire. Comme nous l'avons évoqué
précédemment, les Kanak sont un peuple « autochtone »
et ainsi, si l'ensemble de leurs savoirs est « traditionnel »
puisqu'il se transmet de génération en génération,
il est aussi « autochtone ». En reprenant l'exemple du rapport
à la nature, est-ce que cela signifie qu'ils sont les seuls à
posséder un rapport « privilégié » à
l'environnement ? Comment comprendre et qualifier les savoirs relatifs à
la nature dans l'ensemble de la brousse néo-calédonienne ?
Si les perceptions et les pratiques relatives à
l'environnement sont parfois associées ou différenciées
dans les discours suivant les appartenances communautaires, elles sont aussi
partagées entre communautés, notamment entre Kanak et
Calédoniens d'origine européenne. Les frontières entre les
deux cultures précédemment évoquées sont plus
minces qu'il n'y paraît. Si chaque communauté s'affirme dans son
rapport aux autres identités culturelles en présence, il existe
depuis les premiers contacts entre les « cultures » un réel
phénomène d'acculturation entre les groupes, qui se traduit par
des emprunts dans les manières de vivre. Certains
préfèrent alors insister sur les ressemblances entre les groupes,
comme un Calédonien d'origine européenne de soixante ans, qui
affirme que « la tradition calédonienne et
mélanésienne c'est la même. Les cultures se ressemblent.
Par exemple, que tu sois en tribu ou pas, le premier geste quand tu arrives
chez quelqu'un : on te propose du café ».
De même, leur approche de la nature est souvent
abordée avec pragmatisme, autour de certaines activités relatives
à la nature comme l'élevage ou l'agriculture. Toutes les
habitations que nous avons visitées dans la Zone Côtière
Ouest, que ce soit en tribu ou non, comportent un jardin, un poulailler et de
nombreuses plantes, et ce même au sein des villes-villages. Cela prouve
bien une certaine partage des savoir-faire par delà les
frontières communautaires, y compris concernant le rapport à la
nature. Concernant l'agriculture et l'élevage, il s'agit parfois des
professions des personnes interrogées : beaucoup se sont
spécialisés dans l'élevage de boeuf, de cerfs, de porcs,
de brebis et de chevaux, dans les vergers, dans l'apiculture ou encore dans
l'horticulture, dans la pêche et la vente d'un poisson particulier etc.
Puisque toutes les personnes de la Côte Ouest partagent un mode de vie
proche en lien avec l'environnement, mais aussi un certain nombre de savoirs et
pratiques, nous avons choisi de le qualifier de « broussard ».
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DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation
de savoirs et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
Pourtant, d'après nos observations dans la Zone
Côtière Ouest, à l'inverse des peuples autochtones
d'Océanie, les Calédoniens d'origine européenne ne
revendiquent pas la valeur symbolique de la nature car ils n'ont
aucune « croyance particulière » dans ce domaine. Par
exemple, ils ne disposent pas d'une « culture » basée
sur le totémisme et ils ne confèrent aucune symbolique aux
espèces animales et végétales. Mais il nous semble que ce
constat doit être nuancé puisqu'un homme de la région de
Bourail, ayant toujours vécu avec les Kanak car étant le seul
« Blanc » autour de son domicile, explique :
« Mais tout de même, il y a certaines
superstitions qui sont assez communes entre nous. Les Vieux, ils disaient par
exemple qu'il ne fallait pas faire de mal à un tricot rayé
pendant la pêche, cela portait malheur. Pareil, à la chasse, quand
tu tues un animal qui est trop petit, trop jeune, on rentrait souvent
bredouille ».
Ces « superstitions » jouent finalement le
rôle de règles de conduite à observer pour récolter
les fruits d'une pêche ou d'une chasse. Elles partent du
présupposé que toute mauvaise action d'une personne, celui qui ne
respecte pas la règle, est directement sanctionné par la nature
elle-même. Autrement dit, l'environnement possède ses propres lois
qu'il faut respecter. Cette logique se rapproche beaucoup des interdictions qui
existent sur les « lieux tabous » en milieu kanak par exemple, qui
représentent à des lieux « sacrés » qu'il faut
respecter. Il faut comprendre que ces endroits ont souvent été
marqués par la présence, la lutte, la mort d'un ancêtre
(historique ou mythique), ce qui leur vaut l'appellation « sacrés
» (Wickel et Herrenschmitt, GIE Océanide, 2009).
Toutefois, ces « superstitions » qui se
transmettaient de génération en génération sont
celles des anciens Calédoniens d'origine européenne, du temps du
père de l'homme interrogé. Il s'agit donc de « savoirs
traditionnels » plus ou moins propres à la communauté
calédonienne d'origine européenne. Il est fort probable qu'elles
ne soient plus enseignées aujourd'hui aux générations
actuelles. Le temps qu'évoque notre interlocuteur est perçu comme
révolu, celui où les Caldoches parlaient les langues
vernaculaires kanaks et où les proximités entre les deux cultures
étaient nécessaires pour la survie de chacun. Par exemple, il
raconte comment son père aidait les Kanak à l'époque de
l'indigénat : comme ils ne pouvaient pas posséder de fusil pour
chasser, son père chassait pour eux ou leur céderait quelques uns
de ses boeufs. Il pratiquait la philosophie du partage et de la
solidarité avec tout un chacun. Depuis les Évènements,
selon lui, les deux peuples ont pris l'habitude de s'affronter et de se
critiquer, ce qui a nourri des antagonismes réciproques.
Nous retrouvons ces conflits entre les deux communautés
dans certaines pratiques anciennes relatives au dugong, comme celle de la
pêche. Concernant les « savoirs traditionnels » liés
à cet animal et propres à la Nouvelle-Calédonie, ce sont
les deux peuples les plus longtemps installés sur le territoire qui les
ont développés. Ce constat paraît plutôt
évident si nous considérons que le dugong est animal
endémique que l'on retrouve en grand nombre autour des côtes de la
Grande-Terre et qu'un savoir traditionnel relève de
sociétés « une longue histoire d'interaction avec leur
environnement naturel » (définition UNESCO, cf. Lexique).
Toutefois, la reconnaissance du statut « traditionnel » des pratiques
de pêche des Calédoniens d'origine européenne ne semble pas
du goût de tout le monde, comme nous le démontrons dans la partie
suivante.
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DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
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