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La conservation du dugong en nouvelle- Calédonie. La mobilisation et la confrontation de savoirs et pratiques pour la protection d?une espèce « emblématique » menacée.

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par Audrey DUPONT
Université Aix-Marseille - Master Professionnel Anthropologie et Métiers du Développement durable 2014
  

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III.3.2. Opposition « culturelle » entre les acteurs sur la base des savoirs sur la nature : dépassement des préjugés

Pour répondre à cette question, nous continuons avec un notable de Pouébo :

« Le Kanak a besoin de la nature pour survivre, c'est ce qui fait la différence entre le Kanak et l'Européen vis-à-vis de la nature. Pour moi, c'est la domination, les Européens ont voulu dompter la nature ! Le Kanak vit avec la nature, l'Européen cherche à dominer et maîtriser la nature. [...] Je dis cela parce que pour la fête de l'igname, la tortue on va pêcher au dernier moment pour des questions de conservation, et on en trouve toujours. On dirait qu'elles nous attendent les deux tortues à prendre. Il n'y a que les esprits qui le savent, c'est le mystère de la vie ».

Cette personne exprime alors l'idée que les sociétés occidentales n'ont pas le même rapport à la nature que le peuple autochtone. Si nous suivons son raisonnement, il met en avant le fait que les perceptions culturelles façonnent les modalités de l'action : parce que les Kanak vivent dans une relation de complicité et de respect culturel envers la nature, elle leur offre ce dont ils ont besoin au moment où ils en ont besoin, sans qu'ils ne soient contraints de planifier ou de faire trop d'efforts.

Au contraire, l'« Européen » cherche à dominer la nature puisque, comme nous l'avons remarqué précédemment, sa conception de l'environnement est basée sur la rivalité entre humain et « non-humain », en employant la terminologie de Philippe Descola (2007). L'homme, bien plus qu'il ne tente d'imiter ou de s'en inspirer, souhaite recréer voire surpasser la nature. Cette manière de penser la nature est attribuée à l' « Occident » que l'on peut définir comme une civilisation transfrontalière qui se confond souvent au « capitalisme historique ». Selon Immanuel Wallerstein, il est « assez évident que la description de l'activité capitaliste cadre avec les principales tendances de la pensée « universelle » occidentale depuis la fin du Moyen-Âge. » (Wallerstein, 1990).

À travers son discours, l'habitant de Pouébo a certainement voulu désigner cette manière « capitaliste » d'être au monde, qu'il oppose à sa propre culture. Il indique qu'il existe deux groupes culturels distincts : les Kanak, qui possèdent une relation de complicité et de filiation avec la nature, et les Européens, qui pensent la nature comme une ressource exploitable que l'homme peut maitriser, notamment grâce aux sciences. Encore une fois, il s'agit là d'une stratégie de distinction des uns par rapport aux autres, ce qui signifie très clairement que la nature possède une dimension identitaire forte, que cette personne souhaite affirmer.

Cette distinction ne prend donc absolument pas en compte les possibles hybridations entre les deux modes de pensée ou encore les autres manières de considérer l'environnement « européenne » qui se fondent sur une autre relation que l'exploitation. A ce propos, une stagiaire de l'IRD parisienne de vingt ans nous a communiqué sa fascination pour le milieu marin qu'elle a elle-même désignée comme une « relation basée sur le plaisir ». De plus, elle était aussi bénévole à l'Aquarium de Nouméa car, pour elle, « si on perd le milieu marin, les premiers à en subir les conséquences, c'est nous parce que tu n'as plus la ressource marine que, mine de rien, on utilise beaucoup. [...] Tant que les gens n'ont pas réussi à se l'approprier de telle ou telle manière, [...] ils ne s'en intéressent pas et ca leur passe au dessus ». Elle a tenu à transmettre ses connaissances scientifiques au grand public parce que dans un but de préservation de

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l'environnement. Son témoignage indique donc deux types de relations « européennes » à la nature autre que celle de l'exploitation : le plaisir et la protection de l'environnement.

D'ailleurs, la perception de l'environnement en tant que ressource exploitable n'est pas uniquement attribuable aux seuls Européens, ce serait donner raison aux opinions communes et aux images que chaque culture se fait d'elle-même. La distinction entre le Kanak et l'Européen joue ainsi sur le plan des idées communes : quand les sociétés mélanésiennes reflètent une idée de la nature et de l'organisation sociale dans une relation de continuité et de tradition, la société occidentale est en rupture avec l'élément naturel et paraît résolument moderne. Par conséquent, ces idées alimentent la distinction que la « population locale », a fortiori certains Kanak, opère entre « eux » et

« nous » (les Européens, les scientifiques, les politiques publiques, les
conservationnistes, les capitalistes etc.), entre les « savoirs traditionnels » et les « savoirs modernes ».

Cependant, la catégorie des « savoirs traditionnels » n'est pas homogène en Nouvelle-Calédonie puisqu'elle est aussi l'objet de revendication ou de différenciation identitaire. Comme nous l'avons évoqué précédemment, les Kanak sont un peuple « autochtone » et ainsi, si l'ensemble de leurs savoirs est « traditionnel » puisqu'il se transmet de génération en génération, il est aussi « autochtone ». En reprenant l'exemple du rapport à la nature, est-ce que cela signifie qu'ils sont les seuls à posséder un rapport « privilégié » à l'environnement ? Comment comprendre et qualifier les savoirs relatifs à la nature dans l'ensemble de la brousse néo-calédonienne ?

Si les perceptions et les pratiques relatives à l'environnement sont parfois associées ou différenciées dans les discours suivant les appartenances communautaires, elles sont aussi partagées entre communautés, notamment entre Kanak et Calédoniens d'origine européenne. Les frontières entre les deux cultures précédemment évoquées sont plus minces qu'il n'y paraît. Si chaque communauté s'affirme dans son rapport aux autres identités culturelles en présence, il existe depuis les premiers contacts entre les « cultures » un réel phénomène d'acculturation entre les groupes, qui se traduit par des emprunts dans les manières de vivre. Certains préfèrent alors insister sur les ressemblances entre les groupes, comme un Calédonien d'origine européenne de soixante ans, qui affirme que « la tradition calédonienne et mélanésienne c'est la même. Les cultures se ressemblent. Par exemple, que tu sois en tribu ou pas, le premier geste quand tu arrives chez quelqu'un : on te propose du café ».

De même, leur approche de la nature est souvent abordée avec pragmatisme, autour de certaines activités relatives à la nature comme l'élevage ou l'agriculture. Toutes les habitations que nous avons visitées dans la Zone Côtière Ouest, que ce soit en tribu ou non, comportent un jardin, un poulailler et de nombreuses plantes, et ce même au sein des villes-villages. Cela prouve bien une certaine partage des savoir-faire par delà les frontières communautaires, y compris concernant le rapport à la nature. Concernant l'agriculture et l'élevage, il s'agit parfois des professions des personnes interrogées : beaucoup se sont spécialisés dans l'élevage de boeuf, de cerfs, de porcs, de brebis et de chevaux, dans les vergers, dans l'apiculture ou encore dans l'horticulture, dans la pêche et la vente d'un poisson particulier etc. Puisque toutes les personnes de la Côte Ouest partagent un mode de vie proche en lien avec l'environnement, mais aussi un certain nombre de savoirs et pratiques, nous avons choisi de le qualifier de « broussard ».

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Pourtant, d'après nos observations dans la Zone Côtière Ouest, à l'inverse des peuples autochtones d'Océanie, les Calédoniens d'origine européenne ne revendiquent pas la valeur symbolique de la nature car ils n'ont aucune « croyance particulière » dans ce domaine. Par exemple, ils ne disposent pas d'une « culture » basée sur le totémisme et ils ne confèrent aucune symbolique aux espèces animales et végétales. Mais il nous semble que ce constat doit être nuancé puisqu'un homme de la région de Bourail, ayant toujours vécu avec les Kanak car étant le seul « Blanc » autour de son domicile, explique :

« Mais tout de même, il y a certaines superstitions qui sont assez communes entre nous. Les Vieux, ils disaient par exemple qu'il ne fallait pas faire de mal à un tricot rayé pendant la pêche, cela portait malheur. Pareil, à la chasse, quand tu tues un animal qui est trop petit, trop jeune, on rentrait souvent bredouille ».

Ces « superstitions » jouent finalement le rôle de règles de conduite à observer pour récolter les fruits d'une pêche ou d'une chasse. Elles partent du présupposé que toute mauvaise action d'une personne, celui qui ne respecte pas la règle, est directement sanctionné par la nature elle-même. Autrement dit, l'environnement possède ses propres lois qu'il faut respecter. Cette logique se rapproche beaucoup des interdictions qui existent sur les « lieux tabous » en milieu kanak par exemple, qui représentent à des lieux « sacrés » qu'il faut respecter. Il faut comprendre que ces endroits ont souvent été marqués par la présence, la lutte, la mort d'un ancêtre (historique ou mythique), ce qui leur vaut l'appellation « sacrés » (Wickel et Herrenschmitt, GIE Océanide, 2009).

Toutefois, ces « superstitions » qui se transmettaient de génération en génération sont celles des anciens Calédoniens d'origine européenne, du temps du père de l'homme interrogé. Il s'agit donc de « savoirs traditionnels » plus ou moins propres à la communauté calédonienne d'origine européenne. Il est fort probable qu'elles ne soient plus enseignées aujourd'hui aux générations actuelles. Le temps qu'évoque notre interlocuteur est perçu comme révolu, celui où les Caldoches parlaient les langues vernaculaires kanaks et où les proximités entre les deux cultures étaient nécessaires pour la survie de chacun. Par exemple, il raconte comment son père aidait les Kanak à l'époque de l'indigénat : comme ils ne pouvaient pas posséder de fusil pour chasser, son père chassait pour eux ou leur céderait quelques uns de ses boeufs. Il pratiquait la philosophie du partage et de la solidarité avec tout un chacun. Depuis les Évènements, selon lui, les deux peuples ont pris l'habitude de s'affronter et de se critiquer, ce qui a nourri des antagonismes réciproques.

Nous retrouvons ces conflits entre les deux communautés dans certaines pratiques anciennes relatives au dugong, comme celle de la pêche. Concernant les « savoirs traditionnels » liés à cet animal et propres à la Nouvelle-Calédonie, ce sont les deux peuples les plus longtemps installés sur le territoire qui les ont développés. Ce constat paraît plutôt évident si nous considérons que le dugong est animal endémique que l'on retrouve en grand nombre autour des côtes de la Grande-Terre et qu'un savoir traditionnel relève de sociétés « une longue histoire d'interaction avec leur environnement naturel » (définition UNESCO, cf. Lexique). Toutefois, la reconnaissance du statut « traditionnel » des pratiques de pêche des Calédoniens d'origine européenne ne semble pas du goût de tout le monde, comme nous le démontrons dans la partie suivante.

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"Enrichissons-nous de nos différences mutuelles "   Paul Valery