Université Paris-Est
Marne-la-Vallée Spécialité : Science Politique
Démocratie et écologie :
des relations complexes et nuisibles au traitement du
changement
climatique ?
John Digesare
PERRIN Jacques-Aristide
Sous la direction de Chantal Delsol
Mémoire de Master 2 Recherche Etudes
politiques Année 2010-2011
soutenu en septembre 2011
2
Epigraphe
« Tu comprends ainsi que notre connaissance sera morte
à partir de l'instant où sera fermée la porte du futur
», Dante, Chant X de l'enfer
« C'est cette absence de pensée - tellement courante
dans la vie de tous les jours où l'on a à peine le temps et pas
davantage l'envie, de s'arrêter pour réfléchir - qui
éveilla mon intérêt », Hannah Arendt, La Vie de
l'esprit, Introduction, Paris, PUF, p.19
« Enseigner à philosopher a-t-il encore un sens
à la fin du 20ème siècle, lorsque le monde semble ne
vouloir recevoir que des réponses immédiates et
préfabriquées, lorsque les questions qui s'aventurent vers
l'insoluble sont perçues comme incommodantes ? », Fernando Savater,
Las preguntas de la vida dans l'introduction de El por qué
de la filosofia , 1999
« La faculté de rêverie est une faculté
divine et mystérieuse ; car c'est par le rêve que l'homme
communique avec le monde ténébreux dont il est environné
», Baudelaire, Les paradis artificiels
« La Terre est ici plus et autre chose qu'une
planète. C'est le nom mythique de notre ancrage corporel dans le monde
», Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, p.178
3
Remerciements et avant-propos
Bien que je ne sois guère coutumier du fait - non pas
que je ne sois pas reconnaissant ou oublieux - des remerciements s'imposent
pour les personnes ayant participé de près ou de loin,
directement ou indirectement, consciemment ou inconsciemment à
l'élaboration et à la rédaction des pages qui suivent.
A contrario de tout protocole et solennité
affectée, mes remerciements ne sont pas de convenance. Un mémoire
de recherche, bien que travail individuel et souvent isolant, n'est pas un
exercice autarcique : a fortiori lorsqu'il aborde le et la politique.
Des décisions m'ont amenées à débuter la
rédaction de cet écrit dans un environnement qui m'était
a priori étranger. Pourtant il m'apparaît que cette
destination (exotique pour certains) me rapproche de mon pays d'une
manière différente : avec un regard enrichi par
l'extérieur (étymologie de étranger en latin
extraneus). De la même manière dont je me rends compte
que la différence entre le chez moi et l'ailleurs est superficiellement
exagérée, que de nombreux éléments - en dehors de
la globalisation - nous réunissent par notre humanité, le constat
sur la politique reste toujours le même des deux côtés de
l'Atlantique : insatisfaisant et frustrant. Ce serait à
désespérer si je ne croyais pas en elle et en ses
possibilités ultimes pour gouverner enfin nos cités avec sagesse
et raison, c'est à dire ce pourquoi elle fut créé.
C'est donc naturellement que mes remerciements s'adressent au
Professeur Chantal Delsol : non pour avoir encadré ce travail mais avant
tout pour l'avoir rendu possible et lui avoir donné vie par ses
commentaires. Nous ne nous serons finalement que peu vu mais l'apport de nos
échanges dans le cadre de la correspondance électronique est
indéniable de par les pistes de lecture, les remarques bienveillantes ou
les critiques apportées.
Ma reconnaissance, peut-être la plus profonde, est
à destination de ma famille pour m'avoir permis d'étudier et de
réfléchir à la fois sur ce qui m'environne et m'emprisonne
: son empreinte sur ce mémoire est flagrante bien que latente.
Ce mémoire n'existerait pas non plus sans les
professeurs du Master 1 de Science Politique de Paris-Est pour leurs
enseignements, leurs thèmes de recherche, leurs capacités
d'écoute et avant toute chose pour m'avoir redonné foi en le
monde de la recherche quelquefois si rêche et obtus.
Enfin un grand merci à tous ceux qui ont accepté de
relever l'épreuve de relecture du mémoire si fastidieuse, ingrate
et néanmoins tellement impérative.
4
Sommaire
Remerciements et avant-propos p.3
Introduction p.6
I-Intégration des questionnements écologiques
dans l'espace public et mise en cause des ressorts de notre
société
A- Emergence de nouvelles craintes engendrant
un retour du catastrophisme en politique
1- Incertitudes sociétales et catastrophisme
|
p.15
|
2- Théories catastrophistes sur le changement
climatique
|
p.20
|
3- La décroissance, un principe intéressant pour
un avenir décourageant
|
p.23
|
|
B- Le catastrophisme éclairé
comme méthode pour stimuler l'action
|
|
1- Parvenir à réaliser ce qui se joue et à
agir en conséquence
|
p.26
|
2- L'urgence du changement climatique du point de vue
temporel
|
p.29
|
3- La pauvreté du sens de la responsabilité en
politique
|
p.33
|
|
C- Technique et libéralisme
économique, démocratiquement inévitables malgré
leur coût écologique ?
|
1-La technique, génératrice de notre
modernité, en question
|
p.39
|
2-... pour sa nature incertaine et anxiogène
|
p.41
|
3- Une démocratie sans capitalisme est-elle possible ?
|
p.44
|
II- Difficultés et capacités de la
démocratie à réfléchir sur ses défauts : du
savoir scientifique au savoir profane
A-La démocratie comme construction
politique permanente pour satisfaire son imperfection 1-Le pourquoi de la
démocratie : des réponses historiques à des temps
difficiles p.49
2-La démocratie comme cadre pour répondre aux
effets du changement climatique :
une solution imparfaite et par conséquent critiquée
p.52
3- La démocratie examinée au regard de ses
opposés : un affrontement stérile et
handicapant p.55
5
B- Face à une imperfection difficile
à accepter : la tentation autoritaire
1-Critiques de la démocratie par des défenseurs de
l'environnement ou comment
parvenir à défendre par défaut
l'autoritarisme pour ses vertus supposées p.57
2-La fin exigée de la démocratie par les
écofascistes p.60
3-La société ouverte et la biopolitique sont-elles
compatibles ? p.63
C-Un nouveau modèle de démocratie
à l'étude
1-Comprendre la différence entre la démocratie des
Anciens et des Modernes p.67
2-Une démocratie écologique comme panacée
à nos problèmes ? p.70
3-Changer pour perdurer en respectant l'esprit de la
démocratie p.73
III- Vers des démocraties adaptées aux
défis de notre temps A-Réformer pour une
meilleure prise en compte de l'environnement
1-Un consensus difficile autour des réformes politiques
à apporter p.77
2-Vers des avancées de la démocratie participative
p.82
3- Vers une révision de l'éducation et de la
recherche p.87
B- Les aléas du réformisme et ses dangers
1-La tentation d'aller au-delà de la réforme ou de
la faire échouer p.89
2-Eviter l'élitisme et la confiscation du débat
par les experts p.91
C- Une re-politisation des enjeux à travers le rôle
et la fonction des Etats
1-Une redéfinition de l'action publique avec le principe
de subsidiarité p.94
2-La coopération internationale : une bravade et la
clé du succès p.97
3-Une réflexion sur le politique pour aider la politique
p.101
Conclusion p.104
Bibliographie p.107
Annexes p.111
6
Introduction
La démocratie, à ses prémices, plus qu'un
changement de régime politique, est un espoir engendré par la
conviction que toute condition humaine est capable de se parfaire et de
s'améliorer. La constatation effectuée après chaque
révolution qui naquit en opposition à un régime bafouant
ses principes, peut se résumer aisément par un goût nouveau
pour le sentiment de liberté et par un état d'esprit parfois
audacieux : l'optimisme. La démocratie, en tant que projet et mise en
oeuvre permanente, relève d'une relation positive avec le futur et
l'optimisme permet de l'envisager d'une manière réjouissante.
Or, il semblerait que cet espoir concomitant à la
démocratie se consume et perde de son pouvoir dans une partie du monde :
optimisme et futur ne sont plus à l'unisson. Les acteurs de nos
démocraties modernes se sont progressivement appuyés sur le seul
présent pour gouverner : aussi le temps long et la vision à long
terme sont les grands absents de la vie politique telle que nous la connaissons
aujourd'hui, notamment dans les pays qui pratiquent la démocratie depuis
plusieurs décennies. Faut-il rappeler que ce qui donne du sens à
notre action n'est autre que la prise en compte de l'avenir et du lendemain. Ce
qui, par ailleurs, peut être énoncé sans pour autant faire
l'apologie du planisme comme seule politique s'opposant au pragmatisme,
hypertrophie du présent. Gérer une situation sur le seul temps du
moment représente une insuffisance et un syndrome de nos maux actuels.
Ce manque de discernement explique en partie pourquoi la politique à
travers l'action publique ne se préoccupe que des problèmes les
plus immédiats, les plus perceptibles et bien souvent les moins
onéreux. Cette attitude n'est pas viable à long terme : c'est par
le prisme de l'écologie que l'on décèle le mieux cette
faiblesse et que le problème en devient le plus inquiétant.
Les problèmes de temporalité du politique
surgissent et prennent leurs pleines mesures aujourd'hui dans une
période de retour à l'ésotérisme et à la
superstition. L'incapacité, face aux problèmes écologiques
notamment climatiques, à discerner un futur viable se manifeste par la
réapparition de l'idée de la fin du monde, de la disparition de
l'Humanité ou de l'Apocalypse. Cette parenté de l'écologie
avec la catastrophe est souvent mise en avant par ses détracteurs. Ce
blâme s'explique par le fondement même de la discipline,
résultant du travail
7
du biologiste Haeckel1: considère-t-on
l'écologie comme la science étudiant les corrélations
entre les êtres vivants et le milieu qui les entoure ou tire-t-on de ses
racines l'idée d'une manière de vivre et d'agencer sa maison pour
contrôler les impacts négatifs possibles de nos
sociétés ? Pour Bruno Villalba2,
l'ambiguïté de l'écologie s'établit dans la connexion
des quatre grands éléments la composant3 : nous
trouvons à l'intérieur une vision utopique, une dimension
scientifique, un point de vue esthétique et enfin une approche
prophétique. Ses contempteurs voient en l'écologie un rôle
d'Antéchrist et de héraut de malheur tandis que pour ses
thuriféraires, cet agrégat est une solution afin de
maîtriser les contradictions de notre monde et la dégradation de
l'environnement. Pourtant ce qui la rend si difficile à saisir et ce qui
renseigne sur sa complexité à gagner en légitimité
sur le terrain politique, est bien le manque d'uniformité du concept.
L'écologie porte en elle les ingrédients qui peuvent lui nuire.
Si bien que démocratie et écologie ne vont pas
nécessairement de pair selon la définition et le sens que l'on
peut donner à la notion d'écologie.
Le doute plane sur le fait de savoir s'il s'agit d'une
discipline scientifique, d'une nouvelle idéologie ou d'un simple corpus
de propositions. Selon le positionnement de chacun, l'écologie peut
être envisagée comme anti-humaniste ou considérée
comme un projet double de reconquête de l'éthique politique et de
refondation des politiques publiques environnementales. En 1973 parurent deux
articles pionniers qui mirent en lumière cette idée de double
identité dans une période de constitution de mouvements
politiques issus de l'écologie politique. Le premier (« A-t-on
besoin d'une nouvelle éthique, environnementale ? ») nous est venu
de la plume de Richard Routley, philosophe australien, qui, le premier,
développe l'idée d'une éthique environnementale en
interrogeant la relation Homme-nature. C'est pourtant le second (« The
Shallow and the Deep, Long-Range Ecology Movements », Revue Inquiry) du
norvégien Arne Naess qui est resté à la
postérité pour avoir introduit la différence entre
écologie profonde et écologie superficielle. La deep
ecology se veut être un biocentrisme reconsidérant la place
de l'Homme dans son environnement en tant qu'être parmi d'autres
êtres et mettant ainsi fin à la suprématie de l'Homme sur
la Nature. Pour sa part,
1 Haeckel dans son ouvrage « Uber
Entwinckungengsgang und Aufgabe der zoologie, jenaische Zeitschrift fur Medezin
und Naturwissenschaft », (5, 1870, p. 159) cité par P. Matagne,
Comprendre l'écologie et son histoire, la bibliothèque du
naturaliste, Delachaux et Niestlé, Paris
2 Sociologue de l'environnement et des technologies de
l'information et de la communication membre du CERAPS
3 Les grands dossiers des Sciences Humaines,
n°19
8
l'écologie classique fonde sa pensée dans un
anthropocentrisme et un humanisme issu des Lumières. Cette dichotomie
explique le soupçon constant que traîne l'écologie
politique derrière elle4.
Cette diversité dans l'unité est une source
d'explication de la crainte qu'inspire l'arrivée des thématiques
écologistes et de ses réponses dans la sphère politique.
Depuis une vingtaine d'années en corrélation avec les
progrès de la recherche scientifique, de nouvelles peurs se sont
emparées des consciences. Dans un premier temps, elles concernaient la
dénonciation des diverses pollutions et catastrophes écologiques
depuis les années soixante. Puis les difficultés se sont
avérées plus techniques avec la révélation des
trous dans la couche d'ozone en passe maintenant d'être remblayés.
Enfin il s'agit aujourd'hui de prendre conscience progressivement d'une
modification possible du climat de notre planète.
L'uniformité complexe des écologistes
pèse lourd lorsque sont abordés les problèmes
environnementaux car cette double étiquette de prophète de
malheur et contributeur de solutions la dénigre continuellement. Il faut
alors interpréter les nombreux livres cherchant à
discréditer l'écologie dans cet ensemble de critiques. Des
ouvrages comme ceux de Bjorn Lonborg ( The skeptical environmentalist,
Cambridge University Press, 2001 ), de Pierre Kohler ( L'imposture
verte, Albin Michel, 2002 ), d'André Fourcans ( Effet de serre,
le grand mensonge, 2002, Seuil ) ou encore de Luc Ferry ( Le nouvel
ordre écologique, 1992 ) constituent des efforts dont l'intention
est de dénoncer le scientisme écologique ou le catastrophisme
prôné par certains écologistes. Ils reflètent la
difficulté que connaît l'écologie politique à parler
de démocratie et d'humanisme malgré le fait qu'elle contribue au
développement des instances démocratiques en avançant des
concepts fructueux tels que le développement durable ou l'empreinte
écologique très populaires aujourd'hui.
Sur un plan théorique, la relation écologie et
démocratie est encore plus difficile à appréhender lorsque
l'on prend connaissance des idées écologistes très
critiques envers les sociétés dîtes libérales,
celles-là même qui permirent la mise en place de la
démocratie. Elle prend pour cible par exemple l'emprise négative
de l'Homme sur la nature, héritée de la conception de Descartes
de « maître et possesseur de la nature »5. Les
promoteurs de l'écologie proposent à leur tour une critique du
capitalisme et échafaudent sur le plan
4 Etant donné que la deep ecology est
ancrée dans la grande famille écologie, bien qu'elle soit
marginale
5 Descartes, Discours de la méthode (1637), 6e
partie, Bibliothèque de la Pléiade, Éd. Gallimard, 1966,
p. 168
9
philosophique des théories nouvelles et aventureuses
comme celle accordant des droits à la Nature ( Michel Serre et le
contrat avec la nature ).
C'est dans ce cadre que le long débat sur la
responsabilité de l'Homme dans l'apparition du changement climatique est
à appréhender. Ce questionnement environnemental est pourtant
séculaire et n'a rien de spécifique à l'écologie
politique comme le démontre par exemple le travail6 de deux
historiens français. Ainsi l'incertitude d'un changement climatique et
la réflexion sur la possible responsabilité de l'Homme date du
milieu du 18ème siècle. Longtemps les hommes se sont
interrogés sur leur place et leur rôle dans l'environnement mais
c'est bien aujourd'hui dans notre monde qualifié de postmoderne par
certains (Maffesoli, Sloterdjik, Lyotard entre autres), que ce débat
prend la tournure d'une controverse.
En effet, les débats concernant la
réalité du changement climatique, notre part
d'imputabilité et sur les moyens d'y faire face, ne sont pas seulement
scientifiques mais bien sociétaux. Il suscite de nombreux examens
concernant notre économie, la viabilité de nos
sociétés ou encore la fiabilité et durabilité de
nos valeurs démocratiques. Les débats scientifiques animés
depuis plusieurs années notamment à l'intérieur du Groupe
d'Expert Intergouvernemental sur l'Evolution du Climat (GIEC), ont des effets
réels qui transcendent la sphère épistémologique et
scientifique. Le changement climatique comme nouvelle inquiétude majeure
dans la sphère politique, met en question notre vie sociale dans ses
fondements puisque celle-ci est indubitablement liée aux
évolutions techniques et technologiques depuis deux
siècles7. La part sociale du réchauffement climatique
doit être reconnue pour pouvoir ensuite être discutée dans
l'espace public et prendre pleinement in fine sa dimension politique.
Nous considérons donc dans cette argumentation l'existence du changement
climatique et la part de responsabilité de l'Homme dans ce
phénomène adoptant ainsi la position de l'Académie des
Sciences dans son rapport8 du 26 octobre 2010 intitulé «
le changement climatique ».
Le réchauffement climatique est un risque dont les
conséquences ne peuvent être niées pour leur importance :
le danger est qu'il nous coupe (étymologie de risque : resecur
« ce qui
6 Jean-Baptiste Fressoz & Fabien Locher, « Le
climat fragile de la modernité. Petite histoire climatique de la
réflexivité environnementale », La Vie des idées, 20
avril 2010. ISSN : 2105-3030. URL :
http://www.laviedesidees.fr/Le-climat-fragile-de-la-modernite.html
7 A tel point que Jacques Grinevald souhaite que l'on
demande à passer officiellement de l'holocène à
l'anthropocène
8
http://www.academie-sciences.fr/activite/rapport/rapport261010.pdf
10
coupe ») de l'existence telle que nous la connaissons
aujourd'hui et qu'il bouleverse les équilibres sanitaires, alimentaires
et géopolitiques. Au travers des conférences et sommets
internationaux9 qui s'enchaînent sans parvenir à des
accords significatifs et contraignants, les Etats, par l'intermédiaire
de leurs représentants, tentent d'élaborer conjointement une
action publique préventive. Si bien que plus des mesures seront prises
rapidement, moins les modifications climatiques et leurs contrecoups seront
conséquents. L'échec jusqu'à présent de
l'aboutissement de ces mesures collectives astreignantes mais efficientes,
s'explique par l'impossibilité de bâtir un dessein collectif : non
seulement en raison de l'évincement de la notion de futur mais aussi de
par une incapacité à fonder un projet sur la philia, au
sens de lien social et d'amitié. Nous nous renfermons sur
nous-mêmes en même temps que nous nous opposons à un Autrui
parfois plus imaginé que réel. Cette construction symbolique
d'autrui a un effet des plus néfastes sur notre manière de
concevoir et d'orienter l'action : nous agissons par rapport à un
adversaire, à une peur ou à ce que nous prenons pour un danger
afin d'assurer notre sécurité et garantir notre mode de vie.
Cette position n'est pas viable et consacre la victoire de la vision de l'Homme
et de la société de Thomas Hobbes. A l'opposé, des
réponses trop candides et éloignées de la
réalité telles celles de Habermas sont développées.
Elles se proposent d'aboutir à la création d'un Etat
planétaire pensé comme consécration de la collaboration
des peuples et de la paix mondiale. Une orientation intermédiaire est
possible si l'on parvient à construire ensemble sur des valeurs communes
un projet susceptible de répondre au défi écologique.
C'est ici qu'intervient la démocratie et son rôle
potentiellement fédérateur. Nombre de démocraties
dysfonctionnent, croient peu en elles-mêmes au moment où
paradoxalement leurs effectifs ne font que grandir depuis vingt-cinq ans.
L'espoir et l'optimisme évoqués ci-dessus se
révèlent plus efficaces et convaincants que le modèle
d'Etat autoritaire que semble suivre la Chine et la Russie. La contradiction
est là et il faut la prendre en compte pour repenser l'action d'Etat et
des Etats. Le cadre démocratique est le seul à même de
satisfaire ce projet commun puisque des théories humanistes comme la
Terre-Patrie10 d'Edgar Morin sont encore trop abstraites pour jouer
la ligature. C'est pour cette raison qu'il nous semble important de nous
intéresser à la définition de la démocratie comme
entreprise en constant mouvement et non comme simple état de fait. Telle
que Tocqueville l'a démontré dans De la démocratie
en
9 Conférence de Bali en 2007, de Poznan en
2008, de Copenhague en 2009 et de Cancun en 2010
10 Morin Edgar, Terre-Patrie, Seuil, 1996, 220p
11
Amérique, la démocratie est davantage
une forme de vie et de pratique dans la société qu'un type de
gouvernement se manifestant par le respect de la loi et de la constitution.
Elle peut à la fois être représentative et expressive par
la manifestation de la volonté d'un peuple mais aussi par la
participation à la détermination d'une histoire collective bien
que ces derniers éléments soient parfois rejetés et mis de
côté par les gouvernants. Enfin, les antagonismes entre citoyens
sont pris en compte, considérés comme légitimes et
constitutifs de la communauté en perpétuelle construction sous la
forme d'une institutionnalisation du conflit.
Chaque démocratie est différente selon son
histoire, son identité, ses idéaux mais il existe une forme
d'universalisme des grandes valeurs démocratiques telles qu'elles ont
été authentifiées par la Déclaration universelle
des droits de l'Homme de 1948 et le Pacte international relatif aux droits
civils et politiques de 1966. C'est à la fois sur cette charpente mais
aussi sur notre sens moral que nous devons nous appuyer pour penser le cadre
dans lequel la démocratie doit répondre au « défi
écologique ». Celui-ci possède différents
visages11 comme la pollution, la santé, l'alimentation, le
climat, la biodiversité, la sur-consommation, le contrôle de la
technique...
Le réchauffement climatique en tant que
phénomène mondial d'augmentation de la température moyenne
de l'atmosphère et des océans, comporte en lui-même ces
nombreux risques et menace de bouleverser l'ordre de nos
sociétés. Une action concertée des Etats est
impérative mais ne peut s'effectuer dans la précipitation sous la
seule pression des opinions publiques. Elle doit trouver sa mesure dans une
transition pacifique et supportable pour ses populations. De ce fait le
problème revient autant à amortir individuellement notre
empreinte carbone et à faire baisser nos émissions de CO2,
productrices de gaz à effet de serre, que d'interroger nos modes de vie
et de déterminer les rapports entre écologie et démocratie
sous peine de repousser le problème sine die.
A cet égard, cette composition se veut être une
réflexion sur les imperfections de la démocratie et ses
inaptitudes actuelles à maîtriser les problèmes
écologiques. Repérer les fondements de ses faiblesses et de ses
complaisances constituera une part de ce travail à la
11 De manière plus détaillée :
une multiplication de certains événements
météorologiques extrêmes comme les inondations,
sécheresses, canicules, submersions marines ; un bouleversement de
nombreux écosystèmes, avec un risque d'extinction possible, des
crises liées aux ressources alimentaires avec des conséquences
sociales et migratoires, des risques sanitaires potentiellement dangereux pour
l'homme, l'augmentation du niveau de la mer.
12
manière d'Alain Etchegoyen12 qui souhaitait
dévoiler les mensonges de la démocratie pour
révéler ses manques dans lesquels s'engouffrent ces mensonges.
L'exigence démocratique nécessite de la considérer en
mouvement et de la faire vivre à chaque instant sous peine de la voir
péricliter et d'assister à son essoufflement et, par la
même, celui des sociétés contemporaines. En effet dans ses
travaux13, Jared Diamond mentionne les concepts d'écocide et
d'effondrement sociétal en raison de la dilapidation des ressources
naturelles de certaines d'entre elles. L'Histoire ne doit pas se
répéter. Le mouvement de la démocratie et les
réponses à apporter peuvent prendre différentes formes
auxquelles nous allons nous intéresser : réforme, amendement,
réglementation, incitations, espace public, opinion publique
réflexive, vie intellectuelle foisonnante...
Toute cette activité politique nécessite au
préalable une prise de conscience individuelle, collective et une
capacité d'action qui semblent freinées par la notion
polysémique d'écologie. De facto, de nombreux discours
et plaidoyers furent diffusés pour dénoncer la mainmise et la
bien-pensance de l'écologie sur les consciences : la fiction d'un
défi écologique constituerait un nouvel asservissement moderne.
Cette défiance envers l'écologie entendue comme un totalitarisme
vert, ne fait pourtant que retarder la réaction des gouvernements et ne
les incite guère à plus d'initiatives. Cette suspicion a
même favorisé le développement d'idées contraires
dont voici quelques arguments :
« il n'y a pas de preuve scientifique du changement
climatique ; la faute revient à la génération
précédente et la vie est suffisamment compliquée
aujourd'hui ; les mesures restrictives écologistes contrarient notre
liberté parce qu'elles sont contraignantes ; il existe d'autres
problèmes plus pressants comme le chômage et le manque de
redistribution ; je fais déjà plus pour l'environnement que mes
voisins »14.
Cet ensemble de raison pour ne pas agir,
répertoriées par Mayer Hillman, est le reflet des convictions
d'une partie de la population qu'il reste à convaincre malgré
leur circonspection.
La représentation du changement climatique chez les
individus et le consensus pour parvenir à sa reconnaissance
représentent un début encourageant. Le passage à l'acte
par une modification de nos comportements et de l'organisation de notre
économie, est encore une étape supplémentaire à
franchir. C'est par le biais de la psychologie sociale que l'on
12 Etchegoyen Alain, La démocratie, malade
du mensonge, éditions François Bourin, 1994, 228p
13 De l'inégalité parmi les
sociétés, Gallimard, 2000, 484p et Effondrement,
Gallimard, 2009, 873p
14 Mayer Hillman, How we can save the planet,
Pengouin Books, 2004, 192p
13
appréhende le mieux cette césure. Elle est
importante à déchiffrer pour le politique puisque les actions
contraignantes qui visent à modifier les comportements, se terminent
souvent par des échecs. La corrélation entre la
pensée/état mental et nos actes est extrêmement variable
car prendre connaissance ne signifie pas automatiquement changer. Il est
également primordial de considérer le facteur social qui
détient une influence flagrante sur le sujet. Différentes
théories ont été élaborées15 pour
parvenir à faire modifier et rendre acceptable certains comportements
écologiques pour les individus tels que le dilemme temporel (entre court
terme et long terme ) mais il n'existe encore aucune panacée en ce
domaine16 17.
Le seul, pour le moment, qui semble avoir produit un
réel effet sur les esprits, est l'ouvrage controversé de Hans
Jonas, Le Principe Responsabilité. Le philosophe allemand fut
l'un des premiers à faire appel à l'éthique pour aborder
le sujet sensible de notre responsabilité environnementale et
bio-technique sur le monde. Son livre constitue un véritable
succès, d'ailleurs inattendu par l'auteur, pour un ouvrage de philosophe
mais reste très contesté pour ses critiques relatives à la
démocratie. Les critiques écologistes parfois radicales de la
démocratie sont intéressantes à plus d'un titre. Elles
permettent de s'interroger d'une part, sur la solidité de la
démocratie dans nos sociétés, mais aussi de mettre le
doigt sur ses points faibles évidents. C'est pourquoi dans cet
écrit, nous nous appuierons sur une partie de ces critiques pour en
comprendre la portée et dégager l'exigence d'un changement de la
démocratie dans son mode de fonctionnement. Il ne s'agit pas d'exiger
une mutation dans ses principes mais bien d'une volonté de voir
évoluer les institutions inadaptées aux problèmes qu'elles
rencontrent et ainsi d'être à la hauteur des défis
environnementaux.
Nous tâcherons tout au long de ce mémoire de
développer des pistes pour répondre à la question suivante
: en quoi l'arrivée du changement climatique, comme nouvelle
préoccupation majeure dans la sphère politique s'accompagnant de
critiques de la démocratie au nom d'impératifs
écologiques, est-elle révélateur de sa nécessaire
évolution pour garantir sa pérennité ?
15 Par exemple nous notons la théorie de
l'action raisonnée, théorie de l'engagement de Joule et Beauvois,
le Community-Based Social Marketing...
16
http://www.etopia.be/spip.php?article839
17 Ouvrage collectif sous la direction de Karine Weiss
et Fabien Girandola, Psychologie et développement durable,
éditions in Press, 2010, 284p
14
Afin de répondre à cette problématique
générale, nous avons choisi de suivre trois axes principaux. Le
premier cherche à analyser l'immixtion du thème du changement
climatique dans l'espace public à travers la naissance
d'inquiétudes nouvelles découlant de notre société.
Nous nous intéresserons aux théories résolvant les effets
de la modification de notre climat, mais aussi à l'importance de la
notion du temps et de la responsabilité face à ce problème
puis au rôle de l'économie et de la technique dans sa
résolution.
La seconde partie s'attache davantage à une
étude de nos démocraties de manière à comprendre
les critiques émises par les écologistes radicaux. Ainsi nous
verrons que la démocratie est caractérisée par son
imperfection et que celle-ci alimente les nouvelles critiques liées
à son impossibilité de résoudre le changement
climatique.
Enfin la troisième partie est consacrée à
des évolutions souhaitables du point de vue institutionnel et des
politiques publiques. Pour cela nous examinerons des propositions de
réformes et verront quel peut être le rôle du politique et
de la politique.
15
I-Intégration des questionnements écologiques dans
l'espace public et mise en cause des ressorts de notre société
Dans son milieu démocratique, la société
est sujette à de plus en plus de critiques notamment concernant ses
difficultés de compatibilité avec l'écologie dans le cadre
d'une résolution du changement climatique. Nous allons nous efforcer
dans cette première partie de réaliser un examen critique des
fondements de nos sociétés libérales que sont
l'idée de progrès ( à travers la technique ) et
l'économie. Nous les mettrons en parallèle avec le pessimisme
croissant lié à un sentiment d'échec de la
démocratie. Nous tenterons de comprendre de quelle manière nous
pouvons arriver à dépasser ce pessimisme et l'inaction actuelle
afin de démontrer que la pratique de l'écologie n'est pas une
gageure.
A- Emergence de nouvelles craintes engendrant un retour du
catastrophisme en politique
L'enjeu des prochaines années est de se trouver en
position de maîtrise et d'action concertée pour faire face aux
défis qui nous attendent ou plus exactement de se situer de nouveau dans
ce que Bertrand de Jouvenel a appelé un futur dominable en comparaison
au scénario actuel vers lequel nous nous tournons de futur
dominant18. Une telle situation constituerait un danger pour la
stabilité de nos sociétés ainsi que pour la
démocratie. Pour cela, nous devons nous dégager de tout
raisonnement pessimiste et catastrophisme non constructif.
1- Incertitudes sociétales et catastrophisme
La tâche n'est pas évidente en ces temps
incertains exposés à toutes sortes de vicissitudes. Nous
assistons depuis le début du nouveau millénaire à un
retour du catastrophisme se manifestant de différentes manières
mais aboutissant à un résultat identique
18 Bertrand de Jouvenel, L'art de la
conjecture, Futuribles, Editions du Rocher, 1964, p. 63
16
: une angoisse du futur. En effet au moyen d'une
plongée dans la mythologie ou dans les légendes comme celle du
Déluge, le monde du cinéma fut le premier dans les années
1970 à s'intéresser aux catastrophes naturelles, anthropiques ou
techniques19 dans une période où le progrès
semblait sempiternel et les problèmes écologiques faiblement
médiatisés. Or, depuis le début des années 2000,
nous assistons à un retour au premier plan du catastrophisme à
travers des films à gros budgets ou la littérature20.
La nouveauté et peut être le plus inquiétant par rapport
à cet âge d'or des années soixante-dix, réside dans
l'adhésion du public au catastrophisme que ces oeuvres artistiques ne
font que renforcer. Diverses causes peuvent expliquer cette croyance, nous les
analyserons dans cette première sous-partie. Cependant toutes sont
à relier avec une crise du politique et plus précisément
de la démocratie qui n'est plus capable de faire face à
l'incertitude anxiogène du futur de ses citoyens. Rappelons que
l'étymologie du mot crise (du latin crisis) signifie «
temps de la décision » : elle implique une prise de décision
et des actions pour s'en sortir.
L'ensemble des critiques de l'écologie politique, pour
sa dénonciation des risques engendrés par nos modes de vie, est
un des vecteurs de la crise que nous traversons mais pas l'unique. Il faut
l'additionner aux craintes d'ordre économico-social (déclassement
social, doute sur les retraites et la pérennité du système
de santé...) et institutionnel (déception face aux
capacités de la démocratie de nous permettre de nous
développer en tant qu'individu, la citoyenneté n'est pas la
même pour tout le monde...)21.
Dans une ère incertaine comme celle où nous
vivons - particulièrement dans les pays occidentaux où la peur du
déclin domine -, la position catastrophiste se manifeste par la
concentration de nos attentions sur le pire des scénarii possibles et la
considération que cette position est la plus certaine. Deux attitudes
plausibles dérivent de celle-ci. L'une est positive puisqu'elle permet
d'engager un ensemble de mesures visant à l'éviter. Quant
à l'autre, la plus négative, elle comporte le risque de
déboucher sur une inaction liée au désespoir que ce
dernier génère. Un des enjeux actuels pour proscrire cette
conduite est de travailler sur la
19 Nous pourrions citer Tremblement de Terre
et la Tour infernale sortis tous les deux en 1974 qui sont les
plus connus
20 Par exemple le livre particulièrement
sombre de Cormac McCarthy La route ou le film Le jour
d'après sorti en 2004
21 Ceci n'étant pas le sujet direct de notre
étude, nous nous permettrons de ne faire que l'évoquer de
manière à pondérer notre propos et à le replacer
dans une perspective d'évolution sociétale
17
manière d'instruire et de faire prendre conscience des
conséquences possibles du changement climatique.
En effet sa technicité, la complexité des
processus climatiques et ses différents effets à court, moyen et
long terme ne jouent pas en la faveur de sa compréhension par le plus
grand nombre. Par définition, le complexe (du latin complexus
qui signifie selon le dictionnaire de l'Académie française
« faits d'éléments différents imbriqués »
ou ce qui est tissé ensemble) nécessite exigence et effort pour
être enseigné et compris. Or, aujourd'hui le monde de
l'information express au détriment de la qualité ne
permet que modérément de prendre le temps d'éclaircir, de
déchiffrer et d'expliciter. L'information, nouvelle denrée pour
les sociétés de la connaissance, est énoncée sous
sa plus brève forme et génère les plus mauvaises
interprétations comme c'est par exemple le cas du catastrophisme
apathique. Aussi il est important d'en parler sans effet de mode,
d'exagération et surtout de fatalité pour éviter tout
ésotérisme22.
L'ensemble des activités humaines, les industries, les
modes de transport, l'agriculture participent au rejet dans l'atmosphère
de gaz à effet de serre. Leur concentration et leur nocivité ont
deux effets principaux : l'un de ne plus être en mesure d'absorber le
rayonnement infrarouge émis par la surface terrestre et l'autre de
favoriser une élévation des températures à la fois
de la Terre et de son atmosphère. Ces gaz sont pour la plupart
présents « naturellement » dans l'atmosphère dans le
sens où l'Homme ne les a pas directement générés.
Ce sont leur accumulation et leur densité qui présentent un
risque de dérèglement. Les études scientifiques les moins
polémiques23 estiment que le seuil de concentration de
dioxyde de carbone dans l'atmosphère à ne pas dépasser est
de 450 parties par millions (ppm), auquel cas le réchauffement
climatique pourrait devenir irréversible. En 2005 nous étions
à 380 ppm soit une augmentation de 100 ppm en 250 ans24, le
développement des pays du Sud ne faisant qu'attiser la crainte de
transgression de ce seuil. Plusieurs représentations du futur à
moyen terme existent, allant du moins mauvais au pire selon le niveau
d'augmentation moyen des températures. Les idées catastrophistes
se développent à partir de ces scénarii : cette
22 Claudie Voisenat et Pierre
Lagrange, L'ésotérisme contemporain et ses lecteurs - Entre
savoirs, croyances et fictions, Paris 2005, Edition Etudes et recherches,
Bibliothèque publique d'information
23 Elles sont recensées dans
le livre de Dyer Gwynne, Alerte Changement climatique : la menace de
guerre, Robert Laffont, p.94-95
24 ibid
18
mesure ne sert non pas d'avertissement comme elle le devrait
mais alimente des peurs démesurées comme par exemple la croyance
d'une extinction des hommes sur Terre. Cette conviction est à comprendre
en fonction des menaces potentielles du changement climatique.
Notre but n'est pas d'en faire la liste exhaustive mais il est
important de rappeler les principaux périls qui, parfois, pourraient
nous paraître contradictoires : ils sont de trois ordres climatique,
humain et économique25. D'un point de vue climatique, nous
notons principalement une modification des précipitations aggravant la
désertification de territoires ou les effets d'inondations, la fonte des
glaciers pouvant entraîner à la fois une montée des eaux
des océans et un engloutissement des côtes, une altération
de la circulation de courants marins conduisant possiblement au refroidissement
de certaines régions du monde dont l'Ouest de l'Europe. Ces changements,
ayant un effet direct sur la biodiversité de la faune et de la flore
menacées par la déforestation et par un risque d'extinction, les
conséquences humaines seraient multiples : rendements agricoles
moindres, maladies, guerres potentielles liées à la distribution
de l'eau et d'un point de vue sanitaires et géopolitiques l'augmentation
massive du nombre de réfugiés climatiques.
L'économie subirait de plein fouet ces contrecoups
mettant en danger la stabilité de nos sociétés : en 2006,
le rapport Stern26 fut la première étude portant sur
le changement climatique financée par un gouvernement. Cette
dernière fut conduite par un économiste de formation. Des sept
cent pages de ce rapport, nous pouvons tirer la conclusion suivante. Il
suffirait de consacrer au moins 1% du PI3 mondial pour amortir
considérablement les conséquences du changement climatique. A
l'inverse si rien n'était fait, le rapport évalue une
récession possible de 20% du PI3 mondial. Le taux d'investissement
à effectuer fait figure de vétille si on le compare aux risques
encourus : pourtant aucun effort n'est fait en ce sens pour le moment.
Une partie de l'explication - outre le manque de
coopération à un niveau mondial - est à trouver dans la
suspicion qu'engendre l'écologie. Effectivement jusqu'à
récemment, il était
25 Il existe également des
conséquences positives éventuelles qui semblent toutefois bien
minimes comme une plus faible mortalité hivernale dans les zones
tempérées, une augmentation de la production de bois ou encore
une hausse des rendements agricoles dans les zones tempérées
26 Disponible en anglais à cette adresse
http://webarchive.nationalarchives.gov.uk/+/http://www.hm-treasury.gov.uk/stern_review_report.htm
19
difficile de déterminer à travers le
GIEC27 si le réchauffement climatique était une
prédiction scientifique ou alarmiste. Force est de constater que
catastrophisme et mouvance écologique sont donc liés de longue
date. L'exemple le plus probant est certainement le livre de Paul R. Ehrlich en
1968 intitulé la Bombe P. Vendu à deux millions
d'exemplaires et loué par les écologistes en son temps, l'ouvrage
du biologiste états-uniens prévoyait une terrible famine
résultant d'un manque de nourriture lié à une
surpopulation (P pour population). Cette erreur d'appréciation et
surtout le manque d'humanisme dont il fit preuve dans les propositions qu'il
soutint pour faire face à cette « bombe », lui valurent de
nombreuses critiques à l'image de Malthus en son temps. Après
lui, d'autres études, rapports et livres sont parus annonçant par
exemple un monde sans pétrole ou une croissance zéro en avance
sur la réalité des faits... L'histoire du changement climatique
s'inscrit dans cette lignée d'ouvrages à la différence
près - mais non moins importante - que ce dernier est aujourd'hui
appuyé et étayé par un consensus scientifique. Nous
remarquons d'ailleurs que les anciennes inquiétudes fondées ou
non comme la surpopulation, la sous-nutrition, la fin de la croissance à
travers la prisée décroissance, ou encore les risques de
catastrophes nucléaires se joignent à l'homologation du
changement climatique pour réapparaître sous une nouvelle forme
afin d'exister de nouveau et de se développer.
Cette politique de la peur utilisée par certains est
historiquement issue de la théorie scientifique catastrophiste venue de
la biologie et datant du 19ème siècle. Celle-ci cherchait
à élaborer rigoureusement les croyances sur les origines et la
chaîne évolutive des espèces en étudiant les effets
des catastrophes et des bouleversements majeurs dans l'Histoire. Cette
idée se colporta dans d'autres champs scientifiques jusqu'à
influencer la pensée politique à travers la perte de sens due
à la dégradation de notre environnement. Le terme de catastrophe
est riche d'enseignements : il nous vient du grec katastrophê
qui caractérisait dans le théâtre antique l'ultime
partie de la tragédie grecque révélant le
dénouement. Celui-ci symbolisait souvent les malheurs humains au travers
des châtiments divins liés au destin funeste du héros. La
katastrophê était la partie la plus tragique de la
pièce mais aussi la plus belle. Elle démontrait la
fragilité des hommes mais aussi leur humanité face à leur
rude sort. L'ultime acte de la pièce dans la conception grecque
étant consacré à la catharsis des personnages, le
27 Le Groupe d'Experts Intergouvernemental sur
l'Evolution du Climat est un organe intergouvernemental ouvert à tout
les pays membres de l'ONU. Il fut crée en 1988 par l'action conjointe du
PNUE (Programme des nations unies pour l'environnement et de l'OMM (
Organisation météorologique mondiale )
20
spectateur puis le lecteur pouvaient s'interroger sur le
rôle et les agissements des personnages : une manière en somme de
ne pas reproduire les erreurs du passé.
Toutefois une confusion s'est glissée dans notre
vocabulaire au fil du temps : le terme de catastrophe est devenu bien souvent
un synonyme d'accident. Le hasard et le destin (au sens grec qui aujourd'hui
semble être plus proche du terme d'avenir), se sont amalgamés
jusqu'à fonder notre propre déresponsabilisation. L'accident, en
tant que perte de contrôle et soumission au hasard, relève du
profane alors qu'aujourd'hui la croyance en la technologie nous assure un monde
sans catastrophe imprévisible. Tout semblerait ne plus pouvoir se
produire que par accident. Ce sont le champ du social et du politique qui
semblent le plus souffrir de cette confusion avec une inquiétude
grandissante que les écologistes furent les premiers à
révéler. Catastrophes naturelles et catastrophes humaines sont
pourtant distinguées pour représenter deux types de risques qui
diffèrent par leurs causes mais se rejoignent dans leurs
conséquences. Il existe bel et bien des catastrophes prévisibles
et d'autres imprévisibles se superposant à la typologie de
catastrophes naturelles et humaines. Pourtant les deux sont perçues
comme une seule et même chose dans nos sociétés
post-industrielles dont la confiance en la technique est sans limite. Ainsi
leurs préventions ne peuvent passer que par un retour du sens de la
responsabilité mettant fin à notre précarité
présente, née des risques encourus dus au changement climatique.
L'exemple des théories catastrophiques et leurs liens avec la science
est particulièrement significatif.
2- Théories catastrophistes sur le changement
climatique
Bien que l'analogie était déjà
présente dans les esprits, le premier ouvrage qui lia la science
écologique avec la catastrophe fut celui de François
Ramade28. Tout au long des chapitres, il dépeint les
principaux risques écologiques que sont l'explosion
démographique, les dangers de la déforestation et de la
désertification, les différents types de pollutions ainsi que la
menace nucléaire. Depuis cette parution, une évolution
terminologique s'est produite. Le mot de catastrophe étant
déjà usité, une autre catégorie qualificative l'a
remplacée : la situation apocalyptique. Comme le fait très
justement remarquer Jean-Pierre Dupuy, l'expression est précieuse et
pleine de sens. Son étymologie (apokalupsis signifiant mise
à nu,
28 François Ramade, Les catastrophes
écologiques, McGraw-Hill, Paris, 1987. L'auteur est professeur
émérite d'écologie et de zoologie à Paris-Sud 11
21
enlèvement du voile ou révélation) nous
signale que la réalisation de l'apocalypse révèle quelque
chose, dévoile une vérité. Son utilisation n'est pas
anodine et nous nous trouvons à l'heure actuelle spectateur du jeu de
celui qui utilisera l'expression ou l'idée la plus choquante pour faire
parler de lui. Jean de Kervasdoué, économiste et membre de
l'Académie des technologies, dans son ouvrage Les prêcheurs de
l'Apocalypse, dénonce ces « prophètes de l'apocalypse
» jouant sur les craintes environnementales pour accréditer leurs
théories parfois scientifiquement non justifiées et
vérifiées.
Le livre le plus emblématique du courant alarmiste nous
vient d'un scientifique éminent et mondialement connu, Martin Rees. Cet
astrophysicien britannique29 a publié en 2003 un
ouvrage30 qui fit grand bruit dans lequel il explique qu'au cours du
XXIème siècle, nous pourrions passer de l'évolution de
l'homo faber à l'homo catastrophicus. En effet Rees
donne une chance sur deux à l'Humanité pour relever les
défis qui l'attendent en pointant du doigt les problèmes de la
bioéthique, du nucléaire et du changement climatique. Le but de
cet ouvrage n'est pas d'être catastrophiste et c'est ce qui fait son
intérêt, bien qu'il participe à la diffusion de ces
idées. Il nous permet, avec un peu de recul, de nous interroger du point
de vue des « sciences dures » sur notre réalité.
L'astronome évalue d'une part les risques auxquels nous sommes
exposés par probabilité pour ensuite nous soumettre des
propositions dont le dessein est d'y faire face. Deux types de réponses
sont envisageables selon lui : un ensemble de solutions dites techniques comme
par exemple une transformation génétique ou une transformation
des êtres humains par l'implantation de puces qui confierait notre
sécurité aux nouvelles techniques avec une fin programmée
de la vie privée. Rees n'est pas favorable à ce type de moyens et
privilégie des mesures allant dans le sens du principe de
précaution avec un ralentissement de la science et l'abandon
intentionnel de domaines de recherche jugé trop imprudents et
aléatoires.
Ce ne sont pas seulement les théories sur l'existence
du changement climatique qui sont anxiogènes mais aussi les
résolutions avancées. Comme nous le voyons avec le livre de Rees,
il existe tout un pan de propositions technicistes. Nous observons en outre des
thèses peut être plus sérieuses mais tout aussi effrayantes
comme la géo-ingénierie qui assure pouvoir
29 Professeur plumien d'astronomie et de
philosophie expérimentale de 1973 à 1991 à Cambridge puis
de 2005 à 2010, il devient directeur de la Royal Society
équivalent de l'Académie des Sciences en France
30 Rees Martin, Notre dernière heure.
L'avertissement d'un scientifique : comment la terreur, l'erreur et la
catastrophe écologique menacent l'avenir de l'humanité dans ce
siècle - sur la terre et au-delà, New York, Basic Books
22
résoudre cette énigme socio-technique du
changement climatique. Ces suggestions soulèvent des interrogations
bioéthiques qui doivent être posées : jusqu'où le
pouvoir et le rôle de la science doivent-ils se développer et dans
quelle mesure cet outil de civilisation peut-il être
maîtrisé ? Pour Jean-Michel Besnier, philosophe et politiste
à Paris IV Descartes, nous serions au commencement d'un post-humanisme
dépassant de loin notre culture. A la lecture de l'ouvrage de Gwynne
Dyer31, nous ne pouvons lui donner tort. Ce dernier nous
démontre d'une part à quel point la géo-ingénierie
et la guerre sont deux champs particulièrement contigus et d'autre part
les dangers de ce qu'il nomme l' « aléa moral ».
En effet conscientes du danger, les principales armées
mondiales s'intéressent aux stratégies pour répondre aux
effets et conséquences du changement climatique. Les mêmes
techniques utilisées par exemple pour le bouclier spatial antimissile
Star Wars sous Reagan sont ainsi repensées pour repousser des
augmentations de température. Certaines pages du livre de Dyer sont
angoissantes notamment lorsqu'il énumère et nous explique les
extravagantes solutions technologiques envisagées. Nous retiendrons
principalement l'idée32 de Paul Crutzer d'envoyer du soufre
ou de l'hydrogène sulfuré dans la stratosphère à
l'aide de ballons pour produire du dioxyde de souffre (aérosols) par
imitation du processus naturel visant à limiter l'augmentation des
températures sur Terre. Un autre projet a pour but d'effectuer une
fertilisation forcée de l'océan arctique par le
déversement de sulfate de fer permettant ainsi de développer en
grande quantité les planctons qui absorberont plus de CO2. D'autres ont
aussi pensé à lancer dans l'espace un ensemble important de
miroirs/écrans pour réduire le rayonnement sur Terre et jouer le
rôle d'un parasol spatial.
Cependant Gwynne Dyer voit dans la
géo-ingénierie un aléa moral qu'il définit en ces
termes :
« Appliqué à la science du changement
climatique, l'aléa moral se présente sous la forme suivante : si
les gens (et les gouvernements) pensent qu'il existe une recette magique pour
endiguer le changement climatique grâce à une nouvelle merveille
technologique, ils perdront toute motivation et ne chercheront plus à
résoudre le problème par des moyens plus ardus comme la
réduction de leurs émissions de gaz à effet de serre
»33.
C'est assurément une réalité qu'il faut
prendre en compte en plus des risques technologiques encourus puisque pour le
moment aucune de ces « solutions » n'a été
testée et
31 Dyer Gwynne, Alerte Changement climatique : la
menace de guerre, Robert Laffont, 318p
32 Op. cit, p.245
33 Ibid, p.246
23
est présentée comme fiable. L'attitude
catastrophiste est donc présente autant dans les conséquences
potentielles du changement climatique que dans son
règlement34.
Intéressons-nous justement à une des solutions
envisagée comme une réponse au catastrophisme et à la
potentielle crise à venir.
3- La décroissance, un principe intéressant pour un
avenir décourageant
Pour reprendre un intitulé du Forum de
Libération35 et comme nous avons pu le voir, le
catastrophisme peut être considéré comme la maladie
infantile de l'écologie politique. Une nouvelle illustration nous est
donnée depuis les années 2000 avec l'apparition, dans le champ
des idées et sur la scène politique, de la décroissance.
Cet ensemble d'idées n'est pas nouveau étant donné que ses
principaux pères fondateurs connurent leur heure de gloire dans les
années soixante-dix avec notamment le rapport Meadows en 1972, les
travaux sur la bioéconomie de Nicolas Georgescu Roegen, les
écrits par exemple d'Ivan Illitch ou encore de Günther Anders. Le
contexte morose des années 1990 et 2000 et la révélation
irrécusable d'une déplétion promise du pétrole ont
nourrit le terreau duquel germent à nouveau ces idées.
Actuellement ses principaux contributeurs en France sont Yves Cochet à
l'échelle politique, Serge Latouche pour la théorie et Pierre
Rabhi pour la pratique tandis qu'à l'étranger le concept est
moins en vogue.
La décroissance peut être
considérée comme une réponse au catastrophisme car elle se
veut anticipatoire des rejaillissements de la fin du pétrole et des
conséquences du changement climatique. En effet ses partisans mettent en
avant leur sens de la responsabilité et c'est un point qu'il leur est
difficilement reprochable : envisager le futur et remettre en cause le
pragmatisme ambiant sont assez rare de nos jours. Bien qu'il y ait autant de
décroissance que de décroissants, les objecteurs de croissance
présentent leurs idées en prévision d'un chaos à
34 Dyer présente aussi à la page 47 de
son livre les prévisions de Fuerth, professeur d'affaires
internationales qui voit dans le changement climatique un grand chamboulement
de nos sociétés avec un retour de la lutte des classes entre
riches et pauvres, la fin de la mondialisation, une amorce du déclin
économique en raison de l'effondrement du système financier et de
production, une désintégration des systèmes d'alliances et
des institutions multilatérales, une agitation religieuse, une
idéologie autoritaire comme l'écoterrorisme, un rejet du
rationalisme, des pandémies en raison de l'effondrement du
système de santé public
35 à Lyon le 23 septembre 2010
24
venir dans lequel des solutions autoritaires pourraient
être données. Pour eux, la crise est à la fois actuelle et
à venir ce qui explique la part idéologique (sans sens
péjoratif donné à l'idéologie) importante de leurs
propositions. En effet leur constat sur le monde les amène à
dénoncer une impuissance de la démocratie, un
ultra-matérialisme à terme destructeur pour l'environnement, un
individualisme mettant à mal l'esprit de solidarité et surtout,
elle se présente comme une réponse au développement
durable en tant qu'imposture écologique et bonne conscience
donnée au monde économique.
Face à cela, leur réponse en est encore à
ses balbutiements puisque très théorique : ils tentent de fonder
à la fois un meilleur ancrage du social dans la société et
son efficace imbrication dans l'écologie puisque les conséquences
possibles toucheront en premier lieu les plus démunis. Ils promeuvent
slogans et formules recherchés pour inciter à penser autrement et
résumer leur idée centrale : faire plus avec moins. En voici
quelques exemples : « Moins de biens, plus de liens », «
décoloniser l'imaginaire » ou encore « décroître
pour vivre mieux ». Conscients de l'impopularité de telles mesures,
les laudateurs du mouvement adjoignent au concept des épithètes
pour l'enrichir et le rendre moins déplaisant. C'est pourquoi dans leurs
discours, nous retrouvons des expressions telles que décroissance
soutenable, équitable, harmonieuse ou même frugalité
heureuse.
La conception générale de la décroissance
n'est pas incommodante en soi. En effet son principe du « less is more
», expression fameuse de l'architecte Mies Van der Rohe, comporte de
nombreuses idées intéressantes à retenir comme le calcul
de l'empreinte écologique des produits consommés, une
relocalisation de la production agroalimentaire sans remettre en cause la
mondialisation, un développement du processus de la
décentralisation et son affinement.
Hans Jonas fut l'un des premiers à jeter les bases d'une
définition :
« il s'agirait en outre de consentir à
l'appauvrissement économique, tout au moins temporaire, qui
résulterait d'une telle contraction de la consommation - mais aussi
à l'intervention publique dans la sphère la plus privée
qui soit, celle de la procréation, à laquelle pouvait contraindre
le problème démographique36. »
Il apparaît clairement à travers ce type de
définition que la décroissance est également un mouvement
capable de promouvoir des mesures dangereuses à la fois pour la
société et pour l'individu. Ses réponses
idéologiques anti-productivistes, anticonsuméristes à
travers la
36 Jonas Hans, Pour une éthique du
futur, p.106
25
simplicité volontaire ou encore malthusiennes la
déconsidère totalement, ce qui explique les minces
résultats des partis politiques décroissants dans la
décennie des années 2000.
Il est possible de dégager, chez les partisans de la
décroissance, deux types de profils principaux. Certains font preuve
d'un anti-économisme jusqu'à confondre économie et
libéralisme et d'autres développent leurs idées sur un
fond de communisme. Leur antilibéralisme économique les pousse
à croire en la nécessité ou l'irrévocabilité
d'un renversement du système mais leur opposition au système
économique n'est finalement que peu constructive jusqu'ici,
excepté pour quelques concepts cités un peu plus haut. L'exemple
de la décroissance est un paroxysme de la difficile (mais pas
impossible) relation, en démocratie, entre écologie politique et
écologie scientifique. Leurs thèses écologiques sont
structurées à travers un prisme idéologique et non pas
uniquement sur des constatations scientifiques comme ils le prétendent :
c'est pourquoi leurs propositions débordent le cadre écologique
et deviennent une vision du monde éthérée.
La solution décroissante au catastrophisme n'est en
somme pas la panacée qu'elle voudrait être mais participe bien
à cette peur croissante et au fatalisme d'un déclin et d'une
chute inévitable de nos sociétés à travers leurs
économies et la destruction de notre environnement. Nous constatons en
outre qu'en réaction à ce type de partis extrêmes sur la
scène politique, se développe des idées aux antipodes,
peut être encore plus pernicieuses cherchant à remettre en cause
les acquis écologiques comme le développement durable à
travers l'Agenda 2137. Comme bien souvent dans l'Histoire, les deux
extrêmes se stimulent mutuellement et c'est tout l'équilibre des
forces politiques qui peut en être bouleversé.
Le catastrophisme peut servir d'outil comme nous allons le
voir pour favoriser la prise de conscience et non pas être un mode de
déstabilisation qui mettrait en péril la démocratie. La
peur ou la sensation de vertige, que peut provoquer l'immensité de ces
conséquences, ne doivent pas s'imposer. En ce sens, le changement
climatique peut être considéré comme une épreuve et
un défi de notre temps qui exige un travail de démystification,
de déconstruction et de pédagogie.
37 Crié-Wiesner Hélène, USA : le
développement durable comme nouveau nom du communisme, Rue89,
02/05/2011
26
Dans la prochaine sous-partie, nous allons nous
intéresser à deux théories qui nous serviront de base de
réflexion pour se questionner sur la manière d'arriver à
faire prendre conscience aux individus et aux politiques qu'il faut agir pour
être à la hauteur de ce défi.
B- Le catastrophisme éclairé comme méthode
pour stimuler l'action
La crise écologique favorise l'émergence de
nombreuses critiques de la modernité jusqu'à parfois prendre la
forme d'un « épistémodicée » c'est à dire
d'un procès fait à la science. En majorité, ces critiques
ne sont pas catastrophistes mais constructives au sens où elles nous
permettent de réfléchir sur notre monde. Deux
élèves de Heidegger vont particulièrement nous
intéresser pour leurs dénonciations des menaces que nous font
encourir notre connaissance sur le monde: Günther Anders et Hans Jonas.
Nous nous inspirerons de la pensée de Jean Pierre Dupuy, démiurge
de l'astucieux catastrophisme éclairé et héritier des deux
philosophes allemands cités, pour penser la prise de conscience
collective.
1- Parvenir à réaliser ce qui se joue et à
agir en conséquence
De nombreux scientifiques38 depuis Vilfredo Pareto
ont réfléchi sur la construction du chaînon manquant entre
la prise d'information et la disposition à l'action. En effet il ne
suffit pas d'être informé pour entreprendre ou mettre en oeuvre.
Divers mécanismes peuvent être trouvés pour être en
mesure d'expliquer la motivation de l'action. De nombreux paradigmes ou type
d'explication sont alors nés dans différentes disciplines
scientifiques tels que l'homo-oeconomicus, la théorie du choix
rationnel, le diffusionnisme ou encore le caractère mimétique du
désir. Finalement toutes ces tentatives butent sur l'échelle
appropriée pour penser cet agencement information-conscience-action et
nous ramènent au vieux débat sociologique entre holisme et
individualisme méthodologique à propos des relations entre
l'individu et la société. La prise de conscience joue ce
rôle de liant étant donné que l'information n'est pas la
seule clef pour réaliser et se rendre compte d'un
événement.
38 En psychologie, économie, sociologie,
philosophie...
27
Nous avons vu qu'un des procédés usité
pour favoriser cette « conscientisation » était le
catastrophisme pour sa brutalité et l'âpreté de sa
survenue. Mais rien ne nous assure que cette méthode pousse
gouvernements et citoyens à (re-)devenir responsables. Tout ce qui
dépasse une certaine limite d'informations crée une sorte de
saturation dans l'esprit de l'individu et celui-ci ne peut plus analyser les
informations d'une manière efficace et prendre un minimum de hauteur. En
raison de la complexité de cet exercice, l'individu
préfère abandonner le traitement de l'information et ne pas
savoir. Il se sent dépassé par les événements et
préfère ignorer la réalité. Ainsi le catastrophisme
peut potentiellement devenir « supraliminaire »39
40, c'est à dire qu'il peut dépasser un certain seuil
au-delà duquel on ne peut plus saisir et assimiler les informations
pouvant déboucher sur de la langueur et de la torpeur. Cependant toute
forme de catastrophisme en soi n'est pas à rejeter. Il en va de la
manière de le présenter, de son contenu et surtout de ses
conséquences pour pouvoir le juger et l'apprécier. Il semble que
pour le changement climatique, le catastrophisme éclairé de Jean
Pierre Dupuy représente une voie constructive permettant une prise de
conscience de la réalité-vérité que les grecs de
l'Antiquité nommèrent aletheia.
Cet ingénieur et philosophe français est, ce que
Walter Benjamin dans Sur le concept d'Histoire a
dénommé, un « avertisseur d'incendie » bien que
paradoxalement semble-t-il, Dupuy se réclame du catastrophisme comme
unique manière à ses yeux de stimuler l'action. Toute l'ambition
et la spécificité de son travail peut se résumer dans
cette idée tirée de son ouvrage Pour un catastrophisme
éclairé41 :
« obtenir une image de l'avenir suffisamment
catastrophiste pour être repoussante et suffisamment crédible pour
déclencher les actions qui empêcheraient sa réalisation,
à un accident près ».
S'inspirant à la fois d'intellectuels comme
Günther Anders ou Hans Jonas sur lesquels nous reviendrons, Dupuy fait la
démonstration que l'inaction actuelle est la résultante de notre
incapacité à croire que le pire va arriver. Les faits
récents semblent lui donner raison étant donné que les
discours ou les discussions internationales n'aboutissent pas sur un
changement
39 Günther Anders, Et si je suis
désespéré, que voulez-vous que j'y fasse ?, Entretien
avec Mathias Greffrath, Allia, 2001, p. 72 : «J'appelle supraliminaires
les événements et les actions qui sont trop grands pour
être encore conçus par homme : si c'était le cas, ils
pourraient être perçus et mémorisés»
40 Anders Günthers, Le temps de la fin,
p.45 : « ce danger par lequel « je » ne suis pas seulement
menacé mais par lequel « on » est menacé ne me menace
pas personnellement. Il ne me concerne en rien personnellement. Par
conséquent, il n'a pas non plus besoin de m'inquiéter ou de me
pousser à agir personnellement »
41 Dupuy Jean Pierre, Pour un catastrophisme
éclairé, p. 213-214
28
de mentalité ou de comportement. La reconnaissance du
réchauffement climatique par les gouvernements mondiaux à travers
le sommet de Copenhague n'a en effet rien modifié des habitudes de
consommation et de production puisque les émissions de CO2 dans le monde
ont atteint leur plus haut niveau historique en 2010. Il n'est pas bien
difficile alors de considérer cela comme « un sérieux revers
» selon les mots42 du chef économiste de l'Agence
Internationale de l'Energie (AIE) Fatih Birol.
L'originalité de Jean Pierre Dupuy est de chercher
à prévoir l'avenir dans l'intention de le changer. Il ambitionne
de réexaminer la spécificité même de la catastrophe
à savoir son imprévisibilité, moyennant un pessimisme
prescrit. Voici comment l'auteur définit son concept
provocateur43 :
« le catastrophisme éclairé consiste
à se projeter par la pensée dans le moment de l'après
catastrophe et, regardant en arrière en direction de notre
présent, à voir dans la catastrophe un destin - mais un destin
que nous pouvions choisir d'écarter lorsqu'il en était encore
temps. C'est une ruse qui, pour nous inciter à veiller, nous enjoint de
faire comme si nous étions les victimes d'un destin tout en sachant que
nous sommes seuls responsables de ce qui nous arrive ».
La posture proposée rejette donc toute politique de
prévention telle que le principe de précaution jugé
inefficace et faible par sa capacité de dissuasion. L'auteur penche pour
une méthode plus radicale fondée partiellement sur «
l'heuristique de la peur » que Jonas a développée dans
Le Principe Responsabilité. Tenant compte de l'absence de la
responsabilité chez les individus, l'anticipation de la
menace-catastrophe ne peut s'effectuer pour Dupuy qu'au prix d'une contrainte
que constitue la préservation de la peur au sein de la
société. Ainsi la prophétie de malheur du catastrophisme
éclairé serait capable de stimuler cette peur jusqu'à
provoquer une réaction d'anticipation de cette même catastrophe.
La peur (comme pouvoir d'alerte voire comme morale pour Dupuy) et la vision du
pire sont les moyens donnés à l'élaboration de sa
théorie lorsque sa finalité consiste à développer
une mémoire de l'avenir. Elle consiste à s'extirper de la
tyrannie de ce qu'il nomme « le temps de l'histoire » et d'arriver
à tirer des conclusions sur l'anticipation du futur : c'est alors «
le temps du projet » en unissant passé et futur qui permet à
la catastrophe de ne jamais avoir eu lieu. En somme le catastrophisme
éclairé peut se résumer à l'idée de la
concentration de nos attentions sur le pire
42
http://tempsreel.nouvelobs.com/actualite/planete/20110530.OBS4180/les-emissions-de-co2-bondissent-a-un-niveau-record.html
43 Interview de Jean Pierre Dupuy, Les Grands Dossiers
des sciences humaines, n° 19, juin-juillet-août 2010
29
des scénarii, considéré non pas comme le
plus probable mais comme certain, afin d'être suffisamment lucide et apte
pour choisir notre avenir.
L'intérêt de cet ouvrage pour notre
réflexion générale est qu'il développe des
idées à contre-courant. Son renversement de point de vue avec un
usage particulier de la raison dans une situation catastrophique fournit sa
singularité à l'analyse et permet de proposer une solution aux
perturbations à venir. Même si Dupuy ne les évoque pas
toujours explicitement, les armes de destruction massive et le changement
climatique sont deux variétés de catastrophes.
La critique que l'on peut faire à cette théorie
et qui ne lui permet pas d'être à elle seule une solution à
la négligence existante, est de deux ordres. Alors que le philosophe
part de l'absence de crédibilité de la catastrophe aujourd'hui
pour miser sur un défrichage de la catastrophe, l'usage inversé
de la raison et de la mesure paraît tout à fait
éloigné de la réalité politico-sociale. Comment
parier sur la peur et sur l'incertitude de la catastrophe pour en pensant que
d'un doute naîtra une conviction ? Trop d'enjeux et de scepticisme
veilleront à ne jamais voir se réaliser ce renversement de la
raison. Enfin, bien que ce concept ait le mérite de rappeler
l'importance de la prise en compte du futur, la fin (la vie, la garantie de la
démocratie) ne peut pas primer sur les moyens (la peur, gageure de
l'assurance de la catastrophe). Finalement à l'instar de Jonas, Dupuy
bute lui aussi sur le noble mensonge de Platon44 même s'il ne
reprend pas l'expression du philosophe de l'Antiquité. Il choisit
finalement le pragmatisme et la vision réaliste de la politique
(appelée aussi machiavélienne) pour proposer une issue à
la gestion anticipée des effets du changement climatique. Le
catastrophisme éclairé est donc un outil efficace pour l'action
mais aussi une manipulation qui ne favorise pas la prise de conscience des
citoyens qui, elle seule, peut les pousser à se mobiliser pour
l'environnement. L'importance apportée à la contrainte du temps
est une voie possible en ce sens si on ne considère pas seulement le
temps sur le modèle de Dupuy comme un instrument mais bien comme un
élément clef du problème.
2- L'urgence du changement climatique du point de vue temporel
La confirmation scientifique et politique du changement
climatique donne une nouvelle acuité à la gestion de cette crise
environnementale et met en avant l'importance de la
44 La République, III, 414b-415c
30
notion du temps dans sa résolution. En effet le temps
devient un critère majeur pour prendre en compte et juger les processus
décisionnels que se donne le politique pour réussir. La
longévité des négociations internationales en raison des
contraintes que chaque Etat doit s'imposer, en est un exemple. La tentation
d'une gouvernance dans l'urgence peut s'effectuer au détriment de la
démocratie tandis que nous sommes encore dans la réception et la
contemplation de la nature du changement climatique qui peut rapidement se
transformer en éblouissement si nous ne nous animons pas. Notre
développement rendu possible par la croissance économique est
pour le moment responsable du rejet de dioxyde de carbone dans
l'atmosphère entraînant le réchauffement climatique. Le
seuil de 450 parties par million à ne pas dépasser, prend la
forme d'une course contre la montre bien que le monde scientifique ne puisse
garantir le risque d'irréversibilité du climat. Ce risque auquel
nous nous exposons est en somme un choix de civilisation et de mode de vie.
Il apparaît que notre présente situation
s'apparente en partie aux analyses de Günther Anders, à la
différence importante que ce philosophe allemand s'intéressait
à un autre péril issu de la technique : celui de la bombe
atomique. Son axiome général se résume à
l'idée que la modernité a fait basculer notre
réalité. En raison d'une perte de contrôle potentielle
liée aux conséquences démesurées de la bombe
atomique, l'Homme ne maîtrise plus l'écriture de son Histoire et
crée les conditions de son asservissement. Nous serions ainsi dans un
processus de perte de contrôle de notre destin. C'est pourquoi d'une
manière un peu provocatrice, il décrète l'année
1945 comme étant l'année 0 et agence véritablement un
nouveau type d'analyse centré sur la notion du délai. Son
raisonnement, un peu extrémiste et subversif construit sur le principe
de l'exagération, n'en est pas moins intéressant pour sa
considération du futur : celui-ci est remis en cause à la fois
par son absence dans le présent et la pauvreté de notre
clairvoyance face à la menace. Cet « aveuglement face à
l'apocalypse45 », selon les mots d'Anders, est une
caractéristique centrale de notre monde depuis l'utilisation de la bombe
atomique par deux fois (Fat man et Little boy) en 1945 contre
l'Empire japonais. Il existerait pour lui deux dates en somme : celle qui vit
l'usage de la bombe et celle ultérieure de l'anéantissement des
hommes par celle-ci. La conception de délai qu'il suggère, fait
disparaître le principe d'époque ou de siècle pour un
renversement du temps. De cette manière, Anders a pour objectif final de
parvenir à prolonger l'échéance autant que possible : il
en va de la conservation du monde.
45 Titre de son livre De la bombe et de notre
aveuglement face à l'apocalypse publié en 1995 chez Titanic
Eds
31
Dans le cadre du rôle qu'il se propose de jouer d'
« apocalypticien prophylactique46 », Anders se veut
réactif (et non réactionnaire pour son acceptation du
conservatisme) et souhaite instaurer une forme particulière de
désobéissance civile pour pousser à l'action. Mais il le
fera parfois maladroitement par des « appels à la légitime
défense » bien souvent violents qui le discréditeront lui et
sa vision du monde avec. Pourtant le fond de son analyse reste pertinent. Il
cherche assez tôt au cours du siècle à critiquer deux
formes d'éthique défendues par la technique et la technocratie :
premièrement « l'ontologie de l'économie » qui vise
l'exploitation de ce qu'il est possible de mettre en valeur et
deuxièmement « la morale de la société de
consommation » qu'il définit comme « l'apprentissage à
avoir besoin de ce qui nous est offert ». Voici un extrait tiré de
son livre Le temps de la fin47 :
« le temps de la fin dans lequel nous vivons
désormais est notre oeuvre. Et la fin des temps, si elle arrivait,
serait, elle aussi, notre oeuvre, du moins serait-elle l'oeuvre de nos oeuvres.
C'est pour cette raison qu'il semble que nous n'ayons pas besoin d'exclure
comme impossibles l'empêchement de la fin des temps et la
rémission du temps de la fin. Il semble que nous puissions respirer un
instant, soulagés d'apprendre que notre situation catastrophique est en
fait une situation de suicide, et reconnaissants d'apprendre que le danger qui
nous menace n'a pas été décrété contre nous
par une sombre superpuissance hors de portée ou sans pitié mais
par nous-mêmes, c'est à dire que cela n'a
précisément pas été décrété
».
En somme le délai est une manière originale
d'annoncer, de dénoncer une possible catastrophe et de tout faire pour
éviter l'avènement de l'ultime jour. Lorsque nous perdons le sens
du futur pour Anders, c'est l'utopie qui cesse d'exister et la recherche de la
satisfaction des besoins hic et hunc qui l'emporte. Or, il
défendra l'idée48 d'un monde auquel nous avons droit
en tant qu'Homme et non pas un monde qui nous est simplement donné et
imposé. D'où ce besoin d'utopie, très proche de la
vitalité finalement. C'est à travers l'utopie qu'Anders pense le
passage à l'action pour mettre fin à notre cécité
et prévenir notre renoncement. Pourtant l'ancien mari de Hannah Arendt
confessa qu'il ne croyait pas en son aboutissement49. Enfin il
relève un paradoxe très communicatif et manifeste : pour
conserver notre monde, il faut le changer ce qui permettra d'éviter la
réalisation du délai.
46 Anders , Nous ne sommes apocalyptiques que pour
avoir tort, p30
47 p. 28-29
48 Idée surtout
défendue dans ces premiers écrits des années trente
49 Il se définira dans un
entretien en 1977 comme un philosophe désespérée qui
donnera lieu à la publication Et si je suis
désespéré, que voulez-vous que j'y fasse ?
32
De cette manière, le changement climatique peut
s'inscrire dans la lignée des analyses de Günther Anders avec
Hiroshima ou d'Hannah Arendt avec la révélation de la
banalité du mal en chacun de nous comme probabilité de voir se
reproduire un nouvel Auschwitz. Notre situation instable doit, sans
accablement, nous amener à agir pour arriver à un avenir
désiré et non pas subi : le tout obtenu dans les limites du laps
de temps qui nous est imparti. Nous ne sommes pas dans une course contre la
montre puisqu'à la fois nous ne savons pas combien de temps nous avons
et surtout nous conservons notre destin en notre main jusqu'à
l'irréversibilité du phénomène climatique. Ce sont
finalement nos quantités de rejet atmosphérique qui pourraient
assigner une mise à mort de nos sociétés libérales
héritières de la Révolution industrielle du XIXème
siècle.
La notion du temps dans la résolution du changement
climatique fait précisément référence à la
concertation et la prise de décision politique. Pour le moment, il a
fallu le bombardement atomique du belliqueux Japon, sans que la dissuasion soit
suffisante, pour ne plus voir se renouveler l'expérience atomique.
D'autre part la découverte des camps de concentration nazis ne fut pas
suffisamment décourageante pour les voir réapparaître sous
d'autres formes. La différence importante avec ces deux
précédentes catastrophes, en partie prévisibles, est que
le changement climatique concerne non plus seulement les hommes mais leurs
conditions de vie à travers leur environnement. C'est cette
caractéristique inédite de catastrophe naturelle
incontrôlable et irrémédiable qui lui confère sa
spécificité. Sa complexité nécessite du temps pour
le comprendre, se mettre d'accord au terme de négociations et pour
entamer une phase de transition afin d'appliquer des contraintes et des quotas
en terme de rejet de gaz carboniques.
Il y a un conflit des temporalités qu'il s'agit de
réconcilier pour conserver notre maîtrise. Cette confrontation
oppose d'une part la temporalité de la nature symbolisée par ce
que les scientifiques nomment « le temps de réponse »
correspondant à l'ajustement nécessaire d'un système
climatique pour retrouver un nouvel équilibre du fait des
transformations liés au gaz carbonique. De l'autre côté,
nous trouvons la temporalité des institutions et plus
généralement du politique qui, par la réception, un
partage de l'information puis une coordination, vise à donner une
réponse à un problème identifié.
A partir de cette discorde, deux analyses peuvent être
dégagées. La temporalité n'est finalement qu'une partie du
problème de la prise de conscience puisqu'elle est encore trop abstraite
et conceptuelle pour obliger à faire des efforts conséquents qui
profiteront aux générations futures. Du fait de la
détermination du climat par des comportements du passé,
33
c'est davantage la question du court terme, moyen terme et
long terme qui semble tangible. Cet embrouillamini temporel dans nos
sociétés modernes n'a pas encore trouvé son
élucidation pour le moment. La refondation du temps comme l'appelle
Anders pour la conservation de notre monde ne trace la voie qu'à des
ébauches de réponse d'ordre plus symbolique que pratique. Ainsi
nous retiendrons du philosophe allemand à la fois sa notion dramatique
et effrayante de délai qu'il faut emprunter avec précaution pour
ne pas voir le catastrophisme l'emporter sur la raison et l'idée -
singulière - que la préservation et la protection de notre monde
oblige et astreint à son changement.
3- La pauvreté du sens de la responsabilité en
politique
Comme nous venons de le voir dans les deux dernières
sous-parties, la connaissance n'est pas toujours le meilleur remède
contre l'ignorance et l'action : savoir et prendre conscience sont donc deux
choses bien distinctes. Une information n'est pas toujours acceptée
lorsque nous avons une opinion pré-existente : nous serions plus
réceptifs à ce qui nous conforte dans nos positions. C'est pour
cela qu'il est plus facile de convaincre des individus déjà
sensibles ou du moins sans a priori négatif. Ainsi un individu
souhaiterait connaître uniquement ce qu'il accepte de savoir confortant
de fait sa vision du monde. Cette analyse50 renforce la
célèbre phrase de Benjamin Franklin51 qui veut que la
rationalité d'un individu soit une rationalité de façade :
nos sentiments sont premiers et les raisons sont inventées a
posteriori pour les justifier ou les désavouer52. De
cette manière, l'information du changement climatique est
considérée en priorité par les individus les plus ouverts
et aptes à recevoir l'information.
Or, l'enjeu politico-social du changement climatique n'est pas
de convaincre les convaincus mais bien les sceptiques et les personnes les
moins à même de remettre en cause leur mode de
50 Elle est tirée de l'ouvrage de Jonah
Lehrer, Faire le bon choix : comment notre cerveau prend les bonnes
décisions, Robert Laffont, 2010, 322
51 La postérité lui prête la
phrase « Il est commode d'être un animal raisonnable, qui sait
trouver ou forger une raison, pour justifier tout ce qu'il peut avoir envie de
faire I »
52
http://www.lemonde.fr/week-end/article/2011/05/13/comment-prenons-nous-nos-decisions_1521812_1477893.html
34
vie. C'est pourquoi des méthodes comme celle de
l'heuristique de la peur d'Hans Jonas furent proposées pour pallier
cette difficulté. Ce concept contestable d'un point de vue moral que ses
détracteurs présentent comme une abdication de la raison,
consiste à stimuler une peur de la catastrophe au sein de l'espace
public dans l'optique de pousser in fine les individus à
réagir. Jonas le justifie sa conception dans Une éthique pour
la nature53 :
« lorsque le principe espérance ( théorie
de Ernst Bloch qui prône la nécessité de l'utopie dans un
sens positif ) n'a plus de force inspiratrice, alors c'est peut-être
l'avertissement de la peur qui peut nous conduire à la raison. La peur
ne constitue peut-être pas en elle-même une position noble, mais
elle est tout à fait légitime. Et s'il y a quelque chose à
redouter, la prédisposition à une peur justifiée est en
elle-même un commandement éthique ».
En souhaitant faire de la peur une faculté de
connaissance afin de prendre conscience des menaces de la technique sur nos
sociétés, le philosophe allemand entend tirer de « ce
sentiment moral » un pouvoir d'anticipation dont Jean Pierre Dupuy
prolongera l'idée comme nous l'avons vu. L'imagination joue alors un
rôle central pour détecter, déceler et
révéler les menaces potentielles. Bien qu'il entende souligner
les limites de la rationalité scientifique et évoque la peur non
dans son sens pathologique mais « spirituel54 », une
question doit être posée. Peut-on faire de la peur un principe
moral ? En définitive Jonas légitime sa proposition par la
finalité visée mais ne justifie pas en détail
l'utilisation de ce moyen controversé. Il élude et
préfère mettre en avant l'objectif principal comme le
démontre cet exemple :
« l'éthique du futur ne désigne pas
l'éthique dans l'avenir - une éthique future conçue
aujourd'hui pour nos descendants futurs - mais une éthique d'aujourd'hui
qui se soucie de l'avenir et entend le protéger pour nos descendants des
conséquences de notre action présente55 ».
Outre le débat sur la moralité de son concept
auquel nous laisserons chacun juge, la peur en tant qu'outil pour la prise de
conscience paraît viable et fonctionnelle seulement sur un plan
personnel, individuel voire sur des cas isolés. En effet
l'autorité qui distillerait la crainte, est toujours plus forte,
efficace et respectée lorsque l'on s'adresse à un petit nombre.
Dans un monde aujourd'hui où à la fois les Etats sont
reliés par les télécommunications et sont
interdépendants, où les jeunes générations
accordent plus d'importance à leur image et à
53 p.135
54 Jonas Hans, Le principe
responsabilité, traduit par Jean Greish, Paris,Ed. du Cerf, 1990,
p. 51 : « d'une peur de type spirituel qui en tant qu'affaire
d'attitude est notre propre oeuvre »
55 Jonas Hans, Pour une éthique du
futur, p.69
35
l'opinion des autres dans leur auto-définition, nous
sommes dans une situation plus complexe que par le passé où
l'autorité étatique a fort à faire avec l'individualisme
et le matérialisme exacerbé pour garantir son prestige.
L'heuristique de la peur ne paraît pas pertinente dans nos
sociétés démocratiques du XXIème siècle :
d'une part pour sa potentialité autoritaire sur laquelle nous
reviendrons et d'autre part elle n'est pas adaptée à nos
sociétés, pourtant plutôt réceptives aux discours
anxieux et catastrophistes. La peur aurait plus de chance d'aboutir sur de
l'aboulie qu'à une réelle volonté d'agir étant
donné l'indifférence généralisée pour les
affaires communes, le sur-investissement dans le domaine privé et la
saturation du discours écologiste donneur de leçon.
Ces trois données débouchent pour le moment sur
ce qui pourrait se passer de pire dans le règlement politique du
changement politique. En effet et paradoxalement au développement de
l'individualisme depuis quarante ans, le changement climatique n'implique pas
l'individu en lui-même mais donne la fausse impression qu'il
relève d'un « on » particulièrement énigmatique.
Le changement climatique est l'affaire de tous - citoyens, monde
économique, sphère politico-administrative - et le danger est de
se cacher derrière une pluralité qui occulterait le rôle de
chacun. Le message actuel n'est pas le bon puisqu'il évoque
l'impersonnalité empêchant de facto chacun de se sentir
engagé et responsable. Comme l'a signalé Heidegger - certes dans
un autre contexte - nous serions dans une dictature du « On » :
« Le "On" qui n'est personne de déterminé
et qui est tout le monde, bien qu'il ne soit pas la somme de tous, prescrit
à la réalité quotidienne son mode d'être (...) Il
retire au « moi » toute responsabilité concrète. Le
"On" ne court aucun risque à permettre qu'en toute circonstance on ait
recours à lui. Il peut aisément porter n'importe quelle
responsabilité, puisqu'à travers lui personne jamais ne peut
être interpellé. On peut toujours dire : on l'a voulu, mais on
dira aussi bien que "personne" n'a rien voulu56 ».
Pour Heidegger, les hommes, étant incapable d'affronter
leur liberté et leur finitude, préfèrent se
réfugier dans ce qu'il nomme « une vie inauthentique » pour
éviter de s'attaquer à la nature fondamentale de l'être
qu'est le souci (« Die Sorge »). Par conséquent il serait
ainsi nécessaire de sortir du discours catastrophiste qui, en sus de
pouvoir déclencher de la peur et de ne plus considérer la
catastrophe comme une surprise, est capable également d'aboutir à
une apathie inquiétante lorsque, par une nomination collective abstraite
et impersonnelle, nous nous déresponsabilisons et nous dispensons de
vivre.
56 L'Etre et le temps, p.158-160, Paris, Gallimard,
1964
36
Pareillement d'autres discours extrêmes comme
l'accablement ou la proclamation d'une innocence de tout un chacun ne sont pas
des solutions à défendre. Ce travail de communication et
d'éducation n'est pas évident à réaliser. Parler de
responsabilité peut être à double tranchant : a
fortiori lorsque les responsables politiques ne le sont pas
eux-mêmes. L'exemple le plus frappant reste la polémique
suscitée durant la promotion du documentaire Une
vérité qui dérange par Al Gore. Alors que le
documentaire, convaincant par ailleurs, présentait les dangers du
réchauffement climatique et appelle à économiser
l'énergie limitée de notre planète, le centre de Recherche
Politique du Tennessee révélait que la maison de l'ancien
candidat à l'élection présidentielle consommait vingt fois
plus d'énergie que la moyenne nationale. Les hommes politiques ont
l'obligation ardue d'être irréprochable afin de donner l'exemple
mais les nombreux scandales médiatico-politiques révèlent
cette impossibilité. Comment alors demander à travers des
politiques de communication et d'éducation, que les citoyens le soient
au nom des dangers du changement climatique ? A plus forte raison lorsque la
plus grande partie des émissions de CO2 dans l'atmosphère
relève non pas de la consommation domestique mais des secteurs de
l'industrie et du transport. Le travail du politique est donc bien de
réunir l'ensemble des acteurs afin qu'il se sente impliqué et ne
se cache pas derrière des statistiques ou derrière des galimatias
à propos de plus grands responsables qu'eux-mêmes : l'effort
collectif partagé entre les nations devient nécessaire. Le
secteur économique ne fait pas exception lorsque nous abordons le
thème de la responsabilité : d'ailleurs le développement
durable intégra la Responsabilité Sociale des Entreprises.
L'expérience du développement durable est un
premier pas responsable du monde politique, économique et de la
société civile pour une solution pacifique et moderne des
problèmes écologiques. Nous pouvons lui reconnaître des
premiers résultats concluants notamment dans le domaine de
l'éducation à l'environnement ou des Agendas 21 locaux mais il
reste encore beaucoup de points non résolus et insatisfaisants.
Rappelons que responsabilité vient du latin respondere
(répondre) qui signifie qu'il est de notre devoir de
répondre de nos actes. Le terme, valeur centrale de l'écologie
politique, comprend la nécessité de rendre compte de ses actes et
de les assumer à titre personnel ou collectif. La responsabilité,
que nous pouvons considérer comme distante du sens de
culpabilité, implique une réflexion et une prise de conscience.
Elle a cette vertu unique par sa considération d'éviter la
répétition des erreurs commises par un examen de ce qui a failli.
Nous nous prêterons à ce type d'exercice dans la
37
prochaine sous-partie pour mettre en exergue
l'inadéquation de certaines caractéristiques de nos
sociétés pour affronter le défi du changement
climatique.
Il serait excessif de parler de crise de la
responsabilité à la fois pour son caractère trop
général et parce que cela désavouerait les progressives
tentatives d'inscriptions dans le droit de la responsabilité
environnementale. Toutefois l'éducation à la
responsabilité reste une tâche à peaufiner pour la simple
raison que la responsabilité, en tant qu'action ou obligation selon les
cas, est mal connue. D'ailleurs selon la manière dont on l'envisage,
elle peut beaucoup changer et être interprétée
différemment. Comme nous l'avons vu brièvement avec Hans Jonas,
la responsabilité peut être appréhendé
différemment afin de combler « le vide éthique » qui
caractériserait notre temps : il appelle à ne plus la
considérer comme une réponse mais bien comme la solution à
un futur périlleux que la peur doit nous inviter à repousser.
D'autres travaux plus récents se sont
intéressés à la relation entre éthique,
environnement et changement climatique pour repenser notre
responsabilité et nos capacités d'agir57 58. Dans
cette optique, l'UNESCO joue un grand rôle à travers la Commission
mondiale d'éthique des connaissances scientifiques et des technologies
(COMEST). Celle-ci est chargée depuis 2009 de réfléchir
à une déclaration universelle de principes éthiques en
rapport avec le changement climatique. Le « besoin urgent d'établir
des principes éthiques universels capables de guider les réponses
aux défis du changement climatique qui se posent au niveau mondial,
régional, national et local59 » explique sa mise en
place.
La responsabilité est un acte de liberté au sens
où elle représente un choix de s'exposer à un risque et de
l'assumer : plus précisément elle est le corollaire de la
liberté. Pourtant elle suggère un minimum de confiance en soi et
une base de valeurs solides pour être suffisamment capable de se
défendre et d'accepter les critiques. C'est ce socle sur lequel nous
pouvons nous appuyer que nous chercherons à développer dans la
prochaine partie. N'entend-on pas souvent que la responsabilité nous
grandit en tant qu'être ? L'assertion est probablement vraie dans sa
forme positive mais elle est certaine si nous l'appliquons à son
57 Olivier Abel, Edouard Bard, André Berger,
Jean-Michel Besnier, Roger Guesnerie, Michel Serres, Ethique et changement
climatique, Le Pommier, 208p
58 Sous la direction de Henk A. M. J. Ten Have,
Ethique de l'environnement et politique internationale, UNESCO,
248p
59 Rapport de la COMEST intitulé Les
implications éthiques du changement climatique mondial
publié en 2010 et disponible à cette adresse
http://unesdoc.unesco.org/images/0018/001881/188198f.pdf
38
contraire. Une société dans laquelle plus
personne n'assume ses charges et ses devoirs, est une société
condamnée à l'autoritarisme avec un Etat imposant sa
volonté sur les plus faibles. C'est le risque que nous courons si nous
ne parvenons plus à comprendre les événements que nous
créons.
La situation actuelle nécessite donc un retour de la
responsabilité pour éviter une conduite insouciante envers les
générations futures. Pour cela nous énonçons les
conditions nécessaires et suffisantes permettant d'imputer à
quelqu'un une responsabilité morale. Premièrement, il faut que le
sujet n'ignore pas les circonstances et les conséquences de son action :
cela fait appel à la conscience. Enfin il faut que la conduite d'un
individu soit libre. Pour le moment ces deux conditions sont réunies
pour nous voir imputées l'inaction et la responsabilité du
changement climatique.
Déjà en son temps Edouard Herriot écrivait
:
« Ce fût une erreur grave de la démocratie
de croire qu'il était bon pour elle de se confier à des
gouvernements faibles, accessibles aux influences, complaisants pour les
particularismes sans cesse en variation. L'intérêt bien compris de
la liberté veut qu'il se trouve, au sein du pouvoir, des hommes assez
préparés à leur devoir pour le comprendre, assez fiers
pour opposer aux assauts de l'opinion une volonté claire et forte,
exigeant l'autorité, acceptant la responsabilité
»60.
La vision de l'ancien maire de Lyon, un peu élitiste,
oublie tout de même la place de la citoyenneté et les
responsabilités qui en découlent : les citoyens ont des devoirs
envers la communauté politique à laquelle ils appartiennent
tandis que cette dernière doit servir les intérêts de ces
administrés. De fait il y a donc une responsabilité mutuelle qui
s'établit entre deux parties au nom d'intérêts
supérieurs.
Finalement la responsabilité, en tant qu'action ou
obligation, est une des valeurs sur lesquelles nous devons nous appuyer pour
agir contre le changement climatique. Elle implique un socle d'éducation
et une éthique qu'il faut conserver à tout prix dans des
sociétés où l'économie et la technique sont
devenues les moteurs principaux de satisfaction de nos besoins fondamentaux et
secondaires. Il s'agira dans la prochaine sous-partie d'analyser les liaisons
entre démocratie libérale, économie capitaliste et
promotion de la technique devenues incontournables aujourd'hui alors qu'elles
déciment l'environnement et contribuent au changement climatique.
60 Lyon n'est plus, 4 volumes («
Jacobins et Modérés », « Le Siège », «
La Réaction », « La Répression »), Hachette,
Paris, 1937-1940
39
C- Technique et libéralisme économique,
démocratiquement inévitables malgré leur coût
écologique ?
La solution la plus vraisemblable au changement climatique
consiste à réduire nos émissions de CO2 dans
l'atmosphère pour éviter son irréversibilité. Les
négociations internationales échouent pour le moment du fait des
trop grandes restrictions économiques à s'imposer sur des plans
nationaux. Intéressons-nous particulièrement à examiner
les fondements de nos économies libérales pour tenter d'apporter
des critiques constructives sur la manière dont chaque Etat-nation peut,
avec responsabilité, refréner ses rejets et être en mesure
d'accepter un accord international partagé entre les nations.
1- La technique, génératrice de notre «
modernité », en question...
La responsabilité et la recherche d'une éthique
face au changement climatique doivent être pensées dans un monde
qui a connu une accélération de son mouvement depuis près
de deux siècles à travers deux phénomènes bien
distincts mais imbriqués : la technique et la mondialisation. Notre
volonté de redéfinir nos comportements environnementaux et nos
obligations ne peut faire l'économie de les insérer dans le monde
d'aujourd'hui qui se targue d'être à une époque moderne ou
post-moderne (modernus signifiant « récent, actuel »)
en comparaison aux terminaisons « ancien », « antique » ou
encore « classique ». Notre conception de l'Histoire, grandement
influencée par le positivisme, nous a longtemps conditionné
à penser en terme d'évolution bénéfique et
constructive de notre Histoire dont l'une des seules théories contraires
fut celle cyclique de Giambattista Vico qui, par une série de phases
dans son célèbre ouvrage La science nouvelle datant de
1725, voulait démontrer un retour de la barbarie de l'humanité
après avoir atteint la civilisation. Pourtant force est de constater
empiriquement qu'il n'y a pas de barbarie sans civilisation et vice-versa
puisque les deux disparaissent et réapparaissent au fil des
époques : voir le monde à tout prix et invariablement en terme
d'évolution ne paraît pas la meilleure solution à l'heure
du réchauffement de notre climat, évènement d'une ampleur
peu connue depuis que l'Homme a commencé à se penser.
40
L'avènement de la technique dans notre ère
« moderne » participa à ce type d'analyse
positiviste voyant la technique comme l'ustensile de notre
progrès. Il semble alors nécessaire de reprendre le
questionnement d'Anders pour réfléchir sur son rôle :
« La technique est désormais notre destin et nous
devons nous interroger sur ce que la technique a fait, fait et fera de nous,
bien avant que nous puissions faire quoi que ce soit d'elle61
».
Préalablement nous devons rappeler ce que la technique
a apporté à la qualité de notre bien-être pour nous
distancier de tout « anti-technicisme ». Nos savoir-faire
accumulés et intensifiés depuis la Révolution Industrielle
à travers un développement inédit de la science, ont
favorisé à la fois une baisse de la mortalité et une
hausse de la durée de vie par des progrès en médecine et
une meilleure connaissance des conditions d'hygiène indispensable
à une vie saine. Grâce à la technique, nos qualités
de vie ont été facilitées par une diminution de la
pénibilité du travail physique ou encore par l'avènement
de l'informatique. Enfin la technique a permis de révolutionner les
domaines de l'alimentation, de l'éducation, de la culture ou encore de
la sécurisation de nos sociétés. Les progrès
accomplis sont indubitables et ne peuvent être remis en cause mais c'est
pourtant l'importance du rôle de la technique et de ses
conséquences qui doivent être pensées. Les progrès
scientifiques qui engendrèrent l'eugénisme, la bombe atomique,
l'informatique, les nanotechnologies et tant d'autres progrès doivent
faire l'objet d'une réflexion générale sur la place que la
technique détient dans nos sociétés. L'immixtion de la
politique dans la science à travers, par exemple, des commissions de
bioéthique est un bon exemple du modèle à suivre.
Cette surveillance ne viserait pas inévitablement
à freiner la science et son application par la technique mais bien de la
contrôler pour éviter les dérapages, errements ou
fourvoiements. La technique doit être examinée à partir de
son caractère exomoral, c'est-à-dire qu'il faut veiller
sur les exigences sociales de ses conséquences afin de respecter
notamment notre milieu naturel. Le principe de précaution, promu au
Sommet de la Terre en 1992 et finalement inscrit dans le droit français
par la loi Barnier de 1995, est l'application imparfaite d'une vigilance de
l'usage de la science. Mais nous voyons bien à quel point il est
difficile de mettre en place de tels processus étant donné les
contempteurs du principe de précaution que sont à la fois les
secteurs économiques et les différentes écoles
catastrophistes se rejoignant pour dénoncer l'inutilité ou la
faiblesse de la mesure.
61 Günther Anders, L'obsolescence de l'homme.
Sur l'âme à l'époque de la deuxième
révolution industrielle, Paris, Éditions de
l'encyclopédie des nuisances / Ivrea, 2002 (1956)
41
Il faut dire que la technique est le moteur de nos
sociétés du XXIème siècle. Sa relation avec
l'économie a fait d'elle l'instigatrice de notre « modernité
» puisque le progrès tant désiré par la recherche de
la croissance économique, est dépendant des innovations
technologiques. Le symbole de cette avancée sans fin est l'idée
dogmatique de développement. Les racines de cette course sont à
trouver dans les livres de quelques auteurs européens comme René
Descartes, Condorcet ou surtout Francis Bacon. Ce dernier dans La nouvelle
Atlantide en 1627 défendait la thèse que la science et son
application, la technique, permettent un accroissement du savoir susceptible
d'entraîner les sociétés dans un monde radieux. Cette
utopie scientifique a finalement beaucoup influencé notre vision du
monde jusqu'à créer l'effet d'une irréversibilité
du temps dont les philosophies de l'Histoire sont les meilleures
représentantes. L'avenir était alors pressenti avec optimisme
a contrario de l'époque moderne actuelle dans laquelle les
analyses catastrophistes sont légions.
Un tel contrôle de la technique évoqué
plus haut, permettrait ultimement de redéfinir le but de la technique et
son utilité réelle. Or, pour le moment le devenir du
progrès et du développement est encore quasiment intouchable
malgré les critiques provenant des écologistes ou de
personnalités religieuses.
2- ... pour sa nature potentielle incertaine et
anxiogène
En France c'est à partir des années 1960 que les
pionniers intellectuels de l'écologie politique se manifestent par une
nouvelle vague de critiques désapprouvant l'emprise de la technique sur
nos sociétés. Avec les écrits par exemple de Ivan Illich,
André Gorz, Gilbert Simondon ou encore Jacques Ellul, de nouvelles
idées apparaissent annonçant une critique de la modernité
et à travers elle, de la technique. Ces réflexions portent sur
son rôle, son usage et l'influence qu'elle détient sur le
bien-être des individus. La reconsidération de la technique la
plus emblématique à cette époque fut celle d'Illich par
l'intermédiaire d'une analyse par l'absurde de la
contre-productivité de la technique mais aussi par une typologie
distinguant une technique dite conviviale (dont son but est d'accroître
l'autonomie de l'individu) de celle hétéronome (restreignant ou
asservissant nos vies). Notre propos ne consiste pas à nous inscrire
dans ce courant critique mais de nous inspirer de ces motivations originelles
pour rejeter l'attitude béate de la sphère politique et
économique consistant à penser que la technique détient la
solution aux problèmes environnementaux et plus
généralement à notre
42
progrès. Elle est effectivement un atout notoire dans
la lutte contre les pollutions et le changement climatique mais ne peut servir
qu'en tant que complément de politiques publiques impliquant le plus
grand nombre.
La technique, comme composante essentielle de nos
sociétés développées, joue un rôle moteur
dans l'économie : elle la stimule par le truchement du progrès
technique en améliorant l'efficacité de la production et permet
de générer des gains de productivité. Cela pose toutefois
deux problèmes. L'un est d'ordre environnemental en raison des
pollutions occasionnés et de l'obsolescence constante des
produits62. L'autre versant, peut être encore plus grave d'un
point de vue éthique, relève de la promesse
débridée du progrès technique prenant la forme d'une
croyance. L'agir humain est désormais dépendant de ce
progrès technique à la fois pour maintenir un régime de
croissance économique et perpétuer l'idée que le
progrès est la voie du bien-être. Le matérialisme excessif
et le scientisme, comme seul mode de connaissance valable et
d'interprétation du monde, représentent des voies incertaines et
mettent à mal l'idée de progrès.
Avant d'aller plus loin dans l'analyse, rappelons que le terme
de progrès vient du latin progressus qui signifie « marche
en avant, avancée ». En lui se trouve cette idée de
développement, de maturation et de perfectionnement qui n'est en rien
une mauvaise chose puisque, c'est une lapalissade de l'écrire mais nos
sociétés évoluent au fil du temps. Là où le
bât blesse, c'est l'idée dogmatique de la recherche du
progrès qui doit se réaliser exclusivement sur les plans de la
connaissance, du matériel et donc de la technique avec en point de mire
un incessant meilleur confort. Cela a pour effet d'isoler l'aspect moral,
écologique mais aussi de mettre de côté le lien social. En
somme pour reprendre le langage caractéristique de Heidegger,
l'être est réduit à la physique moderne et les relations
interindividuelles et individu-environnement passent au second plan. Hans Jonas
dans Principe Responsabilité explique cet égarement du
progrès par le fait que la technique est utopique. Celle-ci se
caractériserait par un nihilisme optimiste constitué d'une foi
déraisonnable en le progrès. Force est de constater aujourd'hui
que cette croyance dont son catéchisme s'apparente à la
manière d'enseigner les sciences aujourd'hui, compromet notre futur et
celui des générations à venir.
62 Appelée aussi désuétude
programmée : la désuétude planifiée est l'effet
pervers du système économique qui consiste à créer
un bien en prévoyant sa date de désuétude
43
Comme nous l'avons vu, il est plus commode de faire passer le
changement climatique pour une catastrophe naturelle ou un accident afin
d'éviter d'en incomber à une personne la responsabilité.
Pire encore, certains discours dé-responsabilisants font croire à
une culpabilité sans faute pour reprendre l'expression d'Anders.
Pourtant la forme de nos économies avec le rôle central
accordé à la technique est bien à l'origine du
désordre climatique. De nombreuses thèses depuis les
années 1970 soutiennent l'idée que la technique est devenue
autonome et capable d'affronter l'Homme. Le monde artistique à travers
les romans et le cinéma s'est emparé de ce thème pour
imaginer le dépassement de l'Homme par la machine ou encore
l'avènement futur d'un Homme-machine plus puissant et résistant
(ou transhumanisme). La technique érigée, par les hommes de la
science, en messie et de par son envahissement progressif sur la vie, se
signale par son caractère virtuellement totalisant.
C'est pourquoi de nombreuses réflexions sont apparues
d'abord pour appeler à son contrôle puis pour favoriser un nouveau
type d'analyse plus efficace et exhaustif. Georges Canguilhem, médecin
et philosophe français méconnu du 20ème
siècle, est l'un d'entre eux et le principal précurseur de ce
type d'analyse. Dans une conférence63 datant de 1974, il
présentait l'idée suivante. Nous ne pouvons plus nous contenter
d'analyser la technique comme un « effet de la science »,
théorie appliquée de la science. Envisager la technique comme
« un fait de la vie » à l'heure de nos sociétés
techniques serait plus judicieux pour la raison que ce cadre d'analyse
permettrait de comprendre d'une part cette totalisation de la technique sur nos
sociétés puis d'autre part de repérer la nature incertaine
de la technique et ses conséquences sur nos sociétés
post-industrielles.
Par l'intermédiaire de son célèbre livre
La société du risque, le sociologue allemand Ulrich Beck
est allé plus loin en démontrant qu'il est vain de penser que les
risques sont de plus en plus nombreux et importants dans nos
sociétés étant donné que le risque est devenu
l'essence même de nos sociétés. L'amplitude d'un risque
n'est pas modifiée par rapport au passé : c'est en effet sa
« scientifisation » qui devient anxiogène et la nature n'est
alors plus responsable. Ainsi la technologie a remplacé la nature comme
facteur de risque tandis qu'elle devait prétendument assurer plus de
confort et de sécurité aux individus. La société
post-industrielle dans laquelle nous sommes est ainsi anxiogène et
minée par l'incertitude en raison de l'imperceptibilité de ces
risques. La science se voit confronter à ses propres productions et
63 Georges Canguilhem, « La question de
l'écologie. La technique ou la vie », conférence
prononcée à Strasbourg en 1973, publiée dans la revue
Dialogue, de mars 1974 (p. 37-44), jointe en annexe du livre de François
Dagognet, Considérations sur l'idée de nature, Paris,
Vrin, 2000 (p. 183-191)
44
défauts, d'où un processus réflexif
engagé. L'auteur parle de « modernisation réflexive »
pour qualifier nos sociétés perçues elles-mêmes
comme un problème en se réfléchissant comme risque pour la
vie. Les critiques antérieures sur le progrès participent
à cette réflexion générale de type
anxiogène. Le principal apport de Beck est de démontrer de
manière convaincante que le risque s'est transposé de la nature
à nos sociétés. Par nos formes d'organisations et nos
manières d'échanger, nous représentons désormais un
risque que nous ne sommes pas encore en mesure de circonscrire et de
contrôler expliquant la popularité des catastrophismes et les
critiques touchant à la démocratie et l'économie.
Les récents évènements de Fukushima au
Japon en début d'année 201164 en sont la
démonstration. Nous connaissions les dangers potentiels des centrales
atomiques mais la sous-estimation des risques naturels sur l'énergie
atomique d'une part et l'environnement scientifique et sociétal d'autre
part, ont alimenté le climat de crainte amenant finalement l'Allemagne
à renoncer à l'énergie atomique. En somme la politique
doit se réapproprier le domaine de la science premièrement par un
contrôle démocratique de son fonctionnement pour étudier
les risques générés ou encourus et secondement
réformer nos sociétés dans ce qui les rend instables et
nerveuses. Notre système économique et social est
concerné.
3- Une démocratie sans capitalisme est-elle possible ?
L'épreuve du changement climatique nécessite une
présence régulière de l'Etat pour anticiper ce qui est
possible et gérer les conséquences à venir. La technique
est donc un des ressorts explicatifs de la crise actuelle mais c'est bien son
cadre économique qui est plus généralement à
réviser. Au préalable avant d'aller plus loin dans l'analyse, il
est nécessaire de préciser deux éléments.
Premièrement il est extrêmement difficile d'aborder cette
thématique sans être catalogué comme libéral,
socio-démocrate, protectionniste ou marxiste. Deuxièmement il
faut avoir à l'esprit que parler de capitalisme au singulier
relève plus de la gageure que du réel puisqu'il a connu de
nombreuses évolutions depuis plus d'un siècle mais nous prendrons
ce risque pour rendre compréhensible notre propos. Il est
nécessaire de réaliser un examen rapide de la relation entre le
capitalisme, en tant que système économique
64 cf article du journal Le Monde en annexe I
du mémoire
45
en vigueur hérité du libéralisme
économique, et l'augmentation de la production des émissions
carboniques afin de comprendre l'impasse dans laquelle nous nous trouvons si
nous ne modifions rien de nos modes de vies et de nos manières de
produire et d'échanger.
On ne peut pas mettre en doute l'incorporation des
préoccupations environnementales au sein du capitalisme avec par exemple
le développement durable, la création du dispositif de conversion
de la pollution des gaz à effet de serre en marchandise
échangeable dans le cadre d'un marché du carbone ou encore plus
récemment les efforts consentis dans les énergies vertes.
Toutefois le passage à un capitalisme vert, comme le nomme ces
contempteurs, s'effectue à un rythme insuffisant dans la course à
la réduction des émissions carboniques pour prétendre
être la solution à nos problèmes. C'est pourquoi la
question de la réforme du capitalisme ou de son abandon se pose au sein
de la société civile. Des partis extrémistes de gauche et
de droite s'en donnent alors à coeur joie pour pourfendre ce
système économique, inscrit dans le droit depuis des
décennies. L'affaire est encore plus problématique lorsque l'on
sait que beaucoup d'individus ou de groupes s'échinent à
vitupérer mais que peu proposent des solutions alternatives
réalistes.
Aussi difficile qu'il soit de l'énoncer sans être
considérer comme partisan, le problème principal du capitalisme
aujourd'hui du seul point de vue du changement climatique se résume
finalement à deux paramètres se trouvant en haut du chaînon
explicatif. La première se résume à l'idée
d'Aristote de chrématistique signifiant une accumulation de l'argent
pour lui-même. Les préceptes des fondateurs du capitalisme que
sont Adam Smith ou Ricardo ont été oubliés :
l'économie à présent ne sert plus le bien-être du
plus grand nombre. Cet amour de la richesse ou ce que plus récemment
Stiglitz nomma le triomphe de la cupidité65, s'oppose
à l'économie puisqu'elle ne vise plus la norme de conduite de la
communauté. Le second élément est la production
disproportionnée de biens ou surproduction pour donner lieu à des
gabegies affectant la richesse, la diversité de la Terre et engendrant
des rejets carboniques supérieurs à ce que notre planète
peut supporter.
En parallèle au capitalisme et au libéralisme,
une autre dérive s'est opérée. L'individualisme,
émancipation positive datant du 19ème siècle,
s'est exacerbée jusqu'à disloquer une partie du tissu social en
raison de la promotion des intérêts privés. Pourtant il est
nécessaire de rappeler
65 Stiglitz Joseph, Le triomphe de la
cupidité, Les liens qui libèrent, 2010, 473p
46
qu'il existe d'autres variantes de l'individualisme :
l'individualisme peut très bien être assorti à l'altruisme.
Edgar Morin dans Une politique de civilisation
écrivait66 :
« l'individualisation est à la fois cause et effet
des autonomies, libertés et responsabilités personnelles, mais
elle a pour envers la dégradation des anciennes solidarités,
l'atomisation des personnes, l'affaiblissement du sens de la
responsabilité envers autrui ».
Tout en conservant les bons côtés de
l'individualisme, une véritable solidarité dans nos
sociétés pourrait prendre forme et se multiplier. Pour revenir
à nos problèmes écologiques, cela permettrait d'être
plus à même de consentir à des sacrifices au profit
d'autres individus pour une cause qui nous concerne tous.
Remettre en doute le capitalisme revient à être
assimilé à un révolutionnaire, un extrémiste ou un
idéaliste. Ceci révèle la difficulté de penser une
possible conversion. Le fait que nos sociétés modernes se soient
développées grâce à une partie des préceptes
du capitalisme, complique également la tâche. Il paraît
même ridicule de demander un changement de régime
économique lorsque les autres existants sont seulement valables à
des petites échelles ou furent des échecs. Toutefois il est
nécessaire d'y réfléchir afin de maintenir nos
démocraties libérales en place sous peine de chamboulements
difficiles à administrer.
A ce propos, un des questionnements centraux consiste à
savoir s'il peut exister un maintien de la démocratie sans un
régime économique capitaliste. L'Histoire pour le moment nous a
démontré qu'il est possible d'établir un capitalisme sans
démocratie mais l'inverse est-il possible ? Nous sommes peut-être
dans une relation asymétrique dans laquelle le développement
économique n'est pas un prérequis à la
démocratisation mais reste du moins une condition pour rendre une
démocratie viable. Le contraire n'est pas vérifié pour le
moment et c'est cette interrogation qui plane sur le capitalisme. On peut en
revanche affirmer que la démocratie libérale sert le capitalisme
du fait de la garantie des droits individuels et de l'attachement de la
démocratie à l'existence d'une société civile.
Noberto Bobbio, résistant et grand spécialiste
italien de la philosophie politique, a dans ses travaux démontré
que les concepts de démocratie et de libéralisme
économique se sont affrontés au cours du 19ème
siècle en raison de la méfiance des libéraux envers la
démocratie perçue comme la recherche de l'égalitarisme et
l'implantation d'un holisme à grande échelle sur le modèle
de la démocratie athénienne. En somme la question à poser
est autant celle du
66 Morin Edgar, Une politique de
civilisation, p. 127, Arléa, Paris, 1997
47
type de démocratie que nous voulons mettre en place que
le régime économique à appliquer. Accepter ou refuser l'un
sans l'autre n'a pas grande valeur si nous n'identifions pas en détail
quels types de démocratie et d'économie nous souhaitons.
Par exemple André Gorz en bon post-marxiste voyait
l'origine du problème en le seul mode de production. Il
écrivait67 :
« je ne dirai donc pas qu'il y a une morale de
l'écologie, mais plutôt que l'exigence éthique
d'émancipation du sujet implique la critique théorique et
pratique du capitalisme, dans laquelle l'écologie politique est une
dimension essentielle. Si tu pars en revanche de l'impératif
écologique, tu peux aussi bien arriver à un anticapitalisme
radical qu'à un pétainisme vert, à un écofascisme
ou à un communautarisme naturaliste. L'écologie n'a toute sa
charge critique et éthique que si les dévastations de la Terre,
la destruction des bases naturelles de la vie sont comprises comme les
conséquences d'un mode de production ; et que ce mode de production
exige la maximisation des rendements et recourt à des techniques qui
violent les équilibres biologiques ».
D'un tout autre courant philosophique, le livre de Tim Jackson
intitulé Prospérité sans croissance : la transition
vers un monde soutenable et tiré d'un rapport du même nom de
la commission anglaise du développement durable qu'il a
rédigé pour le compte du gouvernement britannique, est
également une réflexion sur l'économie capitaliste
excluant un quelconque rôle de la démocratie. Ce professeur de
développement durable au Centre for Environmental strategy
(CES) à l'Université du Surrey, entrevoit une troisième
voie pour dépasser le développement durable et la
décroissance. Il donne des pistes pour surmonter l'a priori
aporétique de la prospérité actuelle ne tenant pas
compte des limites de la Terre. Le britannique confirme d'une part que ce sont
de front le système économique et notre mode de vie qui doivent
évoluer conjointement et d'autre part qu'une croissance propre, c'est
à dire non néfaste pour l'environnement, est possible. Le plus
grand intérêt de son travail réside dans son utilisation du
concept de la résilience. La notion appliquée à
l'écologie, appréhende une situation de choc, de perturbation et
de traumatisme que nos sociétés font subir à la
planète. La résilience suppose une anormalité qu'il s'agit
d'accepter et non pas de refouler. C'est dans notre capacité à
retrouver la stabilité que la résilience peut se réaliser.
Jackson défend donc une économie macroéconomique
résiliente et durable.
Finalement penser le/les capitalisme(s) ou l'après
capitalisme sans la/les lier au poids de la démocratie revient à
concevoir l'économie comme autonome, autant que la technique
étudiée
67 Gorz André, Ecologica, p.15
48
plus haut. La démocratie par l'intermédiaire de son
ficelier principal, l'Etat, ne peut pas être exclue dans la
réflexion. Ce sera l'objet de nos réflexions dans la suite de ce
mémoire.
Dans cette première partie, nous nous sommes
attachés à analyser les différentes
déficiences et insuffisances nous empêchant de nous
mobiliser contre le changement climatique que sont le développement du
catastrophisme dans l'espace public, la difficulté de remplir son devoir
de responsabilité et le peu de contrôle de nos
sociétés sur la technique. Cet
ensemble est générateur de trouble et
d'anxiété se manifestant par le déséquilibre et la
discordance de notre système économique capitaliste avec le
défi écologique. Il y a une nécessité de redonner
du poids au politique face à la sphère économique et dans
cette optique, il est nécessaire de revoir ce que sont nos
démocraties et de comprendre quels sont les risques pour elles et ses
possibilités face au changement climatique.
49
II- Difficultés et capacités de la
démocratie à réfléchir sur ses défauts : du
savoir scientifique au savoir profane
Après avoir étudié quelques un des
travers de nos sociétés, il est nécessaire de s'interroger
sur le rôle de la démocratie et sur sa capacité de conduite
face au changement climatique. Revenir sur les raisons de son existence et son
rôle historique permettra de mettre en perspective les critiques des
écologistes radicaux reprochant à la démocratie
libérale son immobilisme et son inadaptation. Nous démontrerons
que les trois conceptions - une reprenant la formule de Churchill « la
démocratie est le plus mauvais système de gouvernement, à
l'exception de tous les autres », un écofascisme et une
dernière de Dominique Bourg avec sa proposition de démocratie
écologique - desservent la démocratie. Il faut écarter
l'idée que la démocratie est une réponse immédiate
à tous les problèmes de la vie : la concevoir comme imparfaite
mais cherchant à réduire son imperfectibilité constitue la
meilleure voie pour éviter son déclin comme le présage Guy
Hermet.
A- La démocratie comme construction politique
permanente pour satisfaire son imperfection
1- Le pourquoi de la démocratie : des réponses
historiques à des temps difficiles
A l'amorce de cette nouvelle partie, il apparaît
important de rappeler le contexte de l'émergence de quelques
démocraties dans le but de comprendre ses capacités
d'évolution selon les contextes historiques et sociaux.
La démocratie athénienne que nous
considérons en Occident comme la première expérience de ce
nom68, est née de la stasis, crise politico-sociale
de la cité grecque. Une réflexion générale de la
part des hommes publics de la Grèce antique eut lieu pour
déterminer la
68 D'autres parties du monde pensent que la
première démocratie naquit au sein de la civilisation Sumer ou en
Inde au 6ème siècle avant JC
50
meilleure manière d'organiser la cité et de
faire face aux crises économiques et financières69 en
conservant la politeia caractérisant le droit de cité -
ancêtre de la citoyenneté -. C'est ainsi que quatre grands types
de réformes furent menées qui favorisèrent progressivement
ce que l'on considère aujourd'hui comme une démocratie directe,
du moins pour les seuls citoyens libres. Les réformes les plus connues
furent celle de Solon touchant au constitutionnel, celle de Clisthène
concernant des réorganisations institutionnelles et enfin celle de
Périclès pour avoir facilité l'entrée des citoyens
les moins aisés dans la vie politique. D'autres expériences
démocratiques ou pré-démocratiques se mirent en place
ensuite. Nous notons principalement à grande échelle la
République Romaine qui diffusa l'idée que la vie politique est
une affaire publique et collective, la Magnus Carta Libertatum de 1215
en Angleterre garantissant la liberté individuelle. D'une manière
plus insurrectionnelle, les révolutions britannique, américaine
ou française ont démontré que la démocratie pouvait
être conquise par les armes et s'inscrire dans la discontinuité
face au passé avec plus ou moins de succès.
Ce rapide et partiel retour historique a le mérite de
démontrer que la démocratie naît bien souvent de la crise,
du conflit et des difficultés rencontrées par les
sociétés. Nous la concevons comme une solution ad hoc et
assorti aux problèmes et aux demandes des individus. Assurément
il lui est arrivé de trahir les espoirs fondés en elle ou de
faire le lit d'autres types de régime politique. Pourtant jusqu'ici,
elle a souvent su réapparaître ou se réorganiser pour se
maintenir. C'est une de ses forces de pouvoir lui donner différents
visages selon les demandes et besoins : directe, semi-directe,
représentative, participative.... Nous considérons dans ces
conditions que la démocratie est la voie la plus fiable pour
remédier aux effets du changement climatique.
Ainsi l'un des enjeux de ce siècle pour la
démocratie libérale telle que nous la connaissons devant le
défi climatique, est d'être à même d'agir dans la
stabilité par la voie d'un aggiornamento. Elle est en mesure de
l'affronter par sa créativité et des ajustements mais pour cela
il est nécessaire qu'elle se retrouve afin de répondre à
la vague de critiques qui s'abat sur elle. En effet la démocratie
contemporaine a désillusionné sur son compte depuis la chute du
mur de Berlin. Dans la continuation de cette intervention écrite, nous
étudierons les blâmes la concernant mais en guise d'introduction,
voyons dès à présent en quoi ces grands principes sont
attaqués.
69 Rivalité commerçants/nobles
liée à l'apparition de la monnaie et la servitude pour dette
51
La démocratie se conçoit théoriquement
lorsque la volonté d'un peuple impose sa décision et que le tout
compose une société. Dans l'Histoire des peuples, la formation
des sociétés fut rendue possible par l'intermédiaire de
l'urbanisation et de la « volonté réfléchie »
d'une communauté (Tönnies) pour se transformer en
société. Dans la lignée de Rousseau, d'autres penseurs ont
théorisé l'implicite contrat social pour manifester l'idée
que la juste organisation politique repose sur un pacte habile entre
égalité et liberté pour tous les citoyens. Mais celui-ci
s'érode face à l'affaiblissement du sens du civisme et de
manière plus général du principe de l'intérêt
général. La société se délite tandis que le
risque communautaire s'accentue : les valeurs fondatrices de la
République pour le cas français n'y change rien voire en sont
à l'origine. L'intérêt particulier revient au premier plan
en raison de l'individualisme qui n'a plus de borne sociale et d'un isolement
social qui favorise l'identité communautaire. C'est la fin du dessein
partagé d'un peuple qui se dessine à long terme si les principes
de la démocratie (dont la responsabilité pour chaque citoyen) ne
retrouvent pas un second souffle. Ainsi que l'a démontré
Montesquieu, la vertu70 est une caractéristique centrale de
la démocratie. Si celle-ci disparait, c'est l'irresponsabilité
qui domine, la fin du respect de l'autorité de l'Etat et l'amour de la
force et des richesses qui s'installe. L'idée centrale
d'intérêt général est donc à restaurer pour
ne pas voir disparaître un principe essentiel de la démocratie.
Or, les préoccupations climatiques de ce siècle
vont en sus mettre à mal l'idée de commun, du partagé
puisqu'elles interrogent les notions de bien environnementaux et l'appartenance
de la nature. Il est alors impératif de repenser le mutuel, le
général, la propriété pour répondre à
la fois aux problèmes que connait la démocratie et à ceux
qu'elle rencontrera petit à petit avec le changement climatique.
Rapprocher et unir les composantes de la société dans les
démocraties libérales constitue donc un objectif prioritaire que
nous pouvons lui fixer. Sans remettre en cause le droit de
propriété, le repenser pour les affaires environnementales ne
serait pas superflu étant donné la contradiction suivante
énoncée par Hervé Brédif et Didier
Christin71 : « La propriété découpe ce que
le vivant relie ».
70 Elle correspond au civisme en langage
républicain
71 Hervé Brédif et Didier Christin,
« La construction du commun dans la prise en charge des problèmes
environnementaux : menace ou opportunité pour la démocratie ?
», VertigO - la revue électronique en sciences de l'environnement
[En ligne], Volume 9 Numéro 1 | mai 2009, mis en ligne le 11 juin
2009
52
Attachons-nous désormais à un examen un peu plus
détaillé des critiques faites à la démocratie et
à ses imperfections pour en comprendre malgré cela les espoirs,
nous amenant ainsi à penser qu'elle représente l'unique
réponse au défi écologique.
2- La démocratie comme cadre pour répondre aux
effets du changement climatique : une solution imparfaite et par
conséquent critiquée
Lorsque l'on parle de démocratie dans le monde, nous
pouvons distinguer d'une part les démocraties libérales qui
connaissent des faiblesses et d'autre part celles qui tentent de vivre le fait
démocratique mais en sont encore aux balbutiements. Enfin une
dernière catégorie représente les pays se donnant le titre
de démocratie pour la forme mais dont le fond ne suit pas par manque de
volonté. Nous parlerons dans cette sous-partie de la première
catégorie qui représente bien souvent les plus vieilles
démocraties.
Force est de constater que la démocratie
déçoit, voire exaspère les populations alors que celles-ci
par le passé ont parfois lutté pour acquérir des droits
sociaux, des libertés individuelles et assister à la mise en
place d'un régime démocratique. Nous distinguons
différents types de revers pour la démocratie dont voici quelques
illustrations : une défiance dans la représentation entravant la
voix du peuple, un discrédit du pouvoir parlementaire et des partis
politiques, une corruption et une immoralité endémiques et enfin
l'idée que le pouvoir ne se trouve plus au sein de l'arène
politique mais dans les sphères économiques. Cet
échantillon de critiques s'explique en grande partie pour Marcel Gauchet
de la manière suivante72 :
« la démocratie s'en est prise au principe du
pouvoir en général et partout. Elle a universellement sapé
les bases de l'autorité du collectif au nom de la liberté... Elle
a fait passer au premier plan l'exercice des droits individuels, jusqu'au point
de confondre l'idée de démocratie avec lui et de faire oublier
l'exigence de maitrise collective qu'elle comporte. »
Dans une autre interview, il ajoute73 :
72 Interdépendances n°75,
octobre-novembre-décembre 2009, p.49
73 Nouvel Observateur, n° 2398, disponible
également avec ce lien
http://marcelgauchet.fr/blog/?p=351
53
« Notre nouveau problème est de savoir comment
permettre à une société d'individus de se gouverner alors
qu'elle ne sait même plus qu'elle est une société. Ce n'est
pas simple avec des citoyens pour lesquels la démocratie est très
populaire principalement parce qu'elle ne leur demande rien et surtout pas de
penser à la chose publique ».
Une partie de l'explication se situe en effet dans la
déliquescence de la notion de société en raison de la trop
grande protection des droits individuels sans contrepartie obligatoire qui
finalement dépend du bon vouloir du citoyen, équivalent moderne
de la vertu. Or, celle-ci faillit par la perte du sens de la
responsabilité des individus et par manque de conscience de
l'utilité de la cohésion sociale et du lien social. La
liberté du laissez-faire l'a emporté à la fois sur les
idées d'égalité et de fraternité ainsi que sur la
notion de devoir.
Les problématiques de l'identité, de la
communauté, de l'échec de la réduction des
inégalités sont des types d'explication mais aussi des effets de
l'effondrement de la chose publique. Alain Caillé signale dans ses
travaux74 que nous serions passés d'une démocratie de
la redistribution du 19ème siècle jusqu'aux 30 Glorieuses
à celle de la reconnaissance centrée sur la notion de
l'identité. Le péril communautaire constituerait une
barrière de plus pour mettre en place des politiques publiques uniques.
Le politique, en tant qu'autorité pour gérer les affaires
communes ou publiques (publicum : intérêt public et
populus : peuple), doit affronter l'ensemble de ces difficultés
et trouver en la politique la manière de réunir de nouveau la
population pour reformer une société unie et solidaire qui,
certes, n'a vraiment existé historiquement que dans les moments de
crises (en tant de guerre bien souvent). Mais tout se complique davantage
lorsque l'on sait que la capacité de l'Etat est amoindrie ces derniers
temps notamment en raison de l'état de ses dettes et comptes publics
mais aussi par la représentation populaire bien ancrée - dans les
Etats à tradition jacobine spécialement - que l'Etat peut tout et
est responsable de l'ensemble de la vie de la nation.
Toutes ces raisons poussent Guy Hermet75 à
penser que la gouvernance tend à évincer la démocratie
étant donné que nos sociétés ne sont plus
gérables comme elles purent l'être par le passé. «
L'hiver» dans laquelle s'engoncerait la démocratie
c'est-à-dire dans une phase d'amenuisement jusqu'à
peut-être son trépas, se produirait conjointement avec le
déclin de l'Etat providence. La majorité populaire est
discréditée par les élites intellectuelles et
74 Caillé Alain ( sous sa direction ),
Quelle démocratie voulons-nous ? Pièces pour un
débat, La Découverte, Paris, 2006, 140p
75 L'hiver de la démocratie ou le nouveau
régime, Armand Colin, 2007, 229p
54
technocratiques tandis qu'un populisme grandissant se
développe : c'est le paradoxe qui produit un recul de la
démocratie « en densité, en profondeur ou en
qualité76 ». Cette analyse pessimiste de la
démocratie le conduit à penser que d'une part nous serions
à un moment décisif : il compare le moment dans lequel nous
vivons à la date de 1780. D'autre part il s'agit de penser la
véracité et la faisabilité du passage de la
démocratie à la « gouvernance démocratique »
qu'il définit comme un mode de règlement discret des « vrais
problèmes en cercle restreint, dans des conciliabules où se
retrouvent les gens « utiles » ; confier, comme l'écrivait le
sociologue Pareto au début du XXe siècle, la gestion des affaires
sérieuses aux vrais décideurs »77.
Toutefois parler de crise à propos de la
démocratie comme le font Hermet et Gauchet, semble excessif. A la
manière de Pierre Rosanvallon78, analyser l'état de la
démocratie en termes de « tension structurante » paraît
plus judicieux. En général, nous constatons une recomposition en
cours et à venir de « l'émoussée démocratie
» se déroulant de manière plus informelle et non
conventionnelle (prise de parole dans des forums, engagement dans des
collectifs de défense, autre rapport à la politique surtout chez
les jeunes comme le constate la politologue Anne Muxel). Il n'y a pas en tant
que telle de crise de la démocratie à l'heure actuelle bien
qu'une crise couve si rien n'est corrigé. C'est pourquoi l'expression
« tension structurante » prend tout son sens puisqu'il s'agit
d'étudier les rapports divergents par exemple entre les institutions
représentatives et la société civile pour Rosanvallon,
dans le but de re-politiser la démocratie pour accomplir une «
reconstitution de la vision d'un monde commun ».
Le changement climatique peut alors se transformer en
possibilité pour redynamiser la démocratie et combler le vide de
sens de l'intérêt public et de la société.
Même si encore aujourd'hui l'environnement est un thème peu payant
sur le plan électoral, il représente une opportunité pour
relancer la démocratie afin d'éviter des crises à venir
autres que celles économiques que nous vivons depuis maintenant trente
ans. Parvenir à rassembler les citoyens autour de nouveaux défis
en perpétuant les grands principes fondateurs, donnerait un nouvel
élan à la démocratie et aux sociétés pour
garantir leurs unités.
76 « La démocratie telle que nous la concevons va
disparaïtre », publié le lundi 7 janvier 2008 (No 5) dans
journal Le Soir, page 14, édition Namur/Luxembourg
http://archives.lesoir.be/t-20080107-00EF5J.html?query=hermet&andor=and&when=-1&sort=datedesc
77 ibid
78 La contre démocratie, Paris, Seuil,
2006
55
Edgar Morin voyait plus grand en 1993 lorsqu'il proposa le
concept de Terre-Patrie79. Considérant la prise en compte de
l'environnement comme un problème mondial, il appela de ses voeux
à « une prise de conscience de la communauté du destin
terrestre ». Ainsi sa proposition franchit le simple cadre de la
démocratie, des Etats-nations pour faire émerger une conscience
planétaire proche du cosmopolitisme. Sans renier son identité
nationale, il s'agirait d'entreprendre à une plus grande échelle
dans l'optique d'un apaisement des inquiétudes environnementales. Mais
sa proposition que l'on classera dans les idées humaniste de gauche
connaît davantage de succès sur le plan idéel et
intellectuel que sur un plan pratique. Il est déjà suffisamment
difficile de penser en terme national dans le cadre d'Etat-nation pour
envisager dès maintenant de dépasser cette échelle.
Finalement il semble que les démocraties peuvent
profiter de la période d'hésitation et d'errance dans laquelle
elles sont pour engager de nouveaux projets. Cela aurait le mérite de
les rendre aptes à faire face aux nouvelles épreuves qui les
attendent : une des possibilités pourrait être de se servir du
défi climatique pour entamer les discussions et convaincre le plus grand
nombre de la nécessité du changement démocratique. Mais
encore faut-il que la démocratie se pense pour ce qu'elle est et non pas
par rapport à ses contraires.
3- La démocratie examinée au regard de ses
opposés : un affrontement stérile et handicapant
En effet la démocratie est continuellement
pensée non pas pour ce qu'elle est mais par rapport à ce qu'elle
n'est pas. Lors des siècles passés, les lettrés
méditaient en termes de monarchie, d'Empire, de dictature, de tyrannie,
de royauté, d'oligarchie et de démocratie bien souvent
influencés par la célèbre classification d'Aristote sur
les régimes politiques. Au cours du 20ème
siècle en réponse au nazisme et au communisme, une nouvelle
catégorie vit le jour dénommée totalitarisme. La Guerre
Froide ayant duré une quarantaine d'années, le monde
démocrato-libéral dit libre et le monde communiste
s'opposèrent, aboutissant in fine à la confrontation
systématique entre les démocraties et les totalitarismes à
la fois sur le plan des idées et de la realpolitik.
79 Morin Edgar, Terre-Patrie, Seuil, 1996,
220p
56
Tout en reconnaissant que les motivations poussant à
enseigner les erreurs et les horreurs du passé sont pleinement
justifiées, cette opposition courante est malsaine. Par ce
procédé, nous légitimons la démocratie non pour son
esprit mais pour ce qu'elle n'est pas. Cette forme de comparaison s'inscrit
dans la continuité de la fameuse formule de Winston Churchill
énoncée le 11 novembre 1947 à la Chambre des communes :
« La démocratie est le pire système de gouvernement,
à l'exception de tous les autres qui ont pu être
expérimentés dans l'Histoire ». Tout cela ne fait que
desservir et déprécier la démocratie en utilisant la
litote ou la dépréciation comme figure de style. Cette vision
s'oppose à une conception plus propice et porteuse de la
démocratie qui est celle de Claude Lefort.
Ce dernier, bien connu pour avoir étudié la
démocratie et le totalitarisme, avait le mérite de les concevoir
en tant que phénomènes politiques distincts et non pas l'un comme
contraire de l'autre. Démocratie et totalitarisme furent analysés
en parallèle dans le cadre d'une étude du politique et de sa
nature. Ainsi sa conception de la démocratie partait de la distinction
renommée de Kantorowicz80 des deux corps du roi afin de
démontrer que la démocratie est « le lieu du pouvoir vide
qui met fin à la représentation du pouvoir-Un et à
l'incorporation du pouvoir politique, et donc de la société, dans
la figure du Roi81 ». Il est nécessaire de la concevoir
comme toujours en mouvement, en construction afin de combler un vide
inépuisable par définition. Cette mobilité incessante,
terreau d'invention, doit s'étudier sans considérer le
totalitarisme comme partie prenante de la modernité. Défendre la
démocratie comme un paravent en faisant planer le risque totalitaire est
antidémocratique car cette position se fonde sur la crainte tandis que
la démocratie se construit à partir de la confiance, de
l'optimisme et d'un projet commun. Dans le cas contraire, les bases de la
démocratie sont viciées.
Enfin comparer la démocratie au totalitarisme au
XXIème siècle comporte un autre travers. La penser dans une
relation à des contraires stimulera toujours sa critique : c'est une
fenêtre ouverte permettant de relever les points positifs et
négatifs de chacun des régimes politiques. L'autoritarisme, bien
que discrédité, voire le totalitarisme se voient finalement
renforcés car les contempteurs de la démocratie seront toujours
au rendez-vous pour présenter les bienfaits d'un régime
autoritaire en temps de difficulté ou de crise. C'est notamment le cas
dans l'exemple qui nous intéressera dans la poursuite du mémoire,
des partisans d'un
80 Les deux corps du roi. Essai sur la
théologie politique au Moyen-âge, 1957
81 Robert Landry dans un article en hommage à
Lefort intitulé « Claude Lefort, la passion de la
démocratie »
57
autoritarisme/totalitarisme vert qui voient là le seul
moyen de résoudre le défi climatique. N'oublions pas que les
totalitarismes du XXème siècle furent des réponses aux
carences des démocraties libérales en raison comme le
révéla Hannah Arendt, de la difficulté d'insérer
les masses déracinées et/ou égarées par la
révolution industrielle. Disserter sur l'autoritarisme et/ou le
totalitarisme pour éveiller les mémoires comporte
également un risque de vivifier un péril hypothétique
qu'il s'agit d'accepter. Ces imperfections de la démocratie existent
toujours comme nous l'avons vu : il s'agit d'éviter que les commentaires
pro-autoritaires l'emportent sur les idéaux démocratiques et le
suffrage universel.
B- Face à une imperfection difficile à accepter :
la tentation autoritaire
1- Critiques de la démocratie par des défenseurs de
l'environnement ou comment parvenir à défendre par défaut
l'autoritarisme pour ses vertus supposées
C'est en analysant les reproches faits à la
démocratie par les défenseurs de l'environnement que nous pouvons
obtenir une vision plus ample des relations tendues entre la démocratie
et l'écologie. Dans ce premier paragraphe, nous nous attacherons
brièvement à analyser les critiques faites à la
démocratie par des individus qu'il est pourtant difficile de taxer
d'antidémocrates. L'état de la planète leur a davantage
fait perdre leur modération pour se laisser aller à
discréditer vertement la démocratie. En revanche, une autre
catégorie de penseurs que nous analyserons dans la prochaine section,
existe et se démarque pour être beaucoup plus offensive et
prête à en découdre avec la démocratie. La
distinction établie pourra paraître déconcertante et
déplacée tant il est malaisé de ne pas considérer
les individus contempteurs de la démocratie comme
antidémocratique. Il est préférable d'expliciter en
premier lieu cette différenciation afin qu'elle soit comprise avant
d'exposer les arguments des intéressés.
Assurément il est possible de critiquer la
démocratie sans être un opposant notoire : il en va d'ailleurs du
bien de la démocratie qu'elle soit discutée au nom de son
progrès. Mais il faut aller au-delà pour comprendre les relations
entre une partie des écologistes et la démocratie. La frustration
de ne pas être écouté ou pire de voir ses recommandations
enfreintes, l'angoisse chronique face aux effets du changement climatique
encore peu connus et surtout la
58
résignation de certains des
écologistes/intellectuels peuvent les conduire à écrire et
énoncer des propos extrémistes. La mémoire et l'Histoire
sont rudes pour quelques-uns d'entre eux puisque la postérité ne
retient bien souvent qu'une phrase ou une idée dans tout un ensemble
d'écrits et de discours. La présentation de cette distinction ne
revient pas à défendre, acquitter ou réhabiliter ces
individus mais à comprendre leur excès dans le but de clarifier
leurs rapprochement à l'extrême.
Deux auteurs que nous avons abordés au cours de ce
mémoire, peuvent appartenir à cette catégorie. Hans Jonas
est aussi bien connu pour son livre Principe Responsabilité que
pour ses doutes émis sur la démocratie. Le livre de Virginie
Schoefs traite de ce sujet polémique. La philosophe résume son
propos dès les premières pages82 :
« Croyant avoir démontré l'inaptitude des
démocraties à gérer le problème technologique, il
ne sait cependant pas par quoi elles devraient être remplacées.
Néanmoins il refuse de sombrer dans le désespoir ou le fatalisme,
l'avenir reste selon lui résolument ouvert ».
Dans le même ouvrage, les reproches de Jonas envers la
démocratie sont rapportés83 et nous nous contenterons
d'en donner un compendium. Principalement en raison de la vue à
court terme et de la priorité donnée aux intérêts
économiques, les gouvernements - élus en sus pour de courtes
périodes - ne sont pas en mesure d'adopter par eux-mêmes des
mesures afin de remédier aux préoccupations écologiques et
technologiques. Nous voyons bien à travers l'illustration de Jonas que
sa critique générale de la démocratie dans une optique
écologique, vise la résolution de problèmes qui jusqu'ici
n'étaient pas encore bien considérés. Nous n'en
sous-estimons pas moins les moyens pris par le philosophe allemand en faisant
le choix d'argumenter sur les éventuels avantages d'une tyrannie
bienveillante84. Karl Popper fut d'ailleurs l'un de ses adversaires
les plus coriaces et Jonas lui répondra à plusieurs reprises dont
voici deux exemples :
« cela signifie une perte terrifiante de liberté
car on ne pourra plus se permettre, du moins pendant un certain temps, cette
espèce de liberté que le monde occidental avait engendrée.
C'est la raison pour laquelle Karl
82 Schoefs Virginie, Hans Jonas :
écologie et démocratie, l'Harmattan, Paris, 2009, p.14
83 Op. cit p.92
84 Elle peut imposer des mesures
impopulaires et des restrictions, elle pense aux intérêts du
futur, elle rend possible une utilisation de la mystification ( noble mensonge
de Platon ). D'autre part il développe des arguments défavorables
à la tyrannie que sont l'encouragement du vice, la dénonciation
de la vertu, un effet corrupteur et démoralisateur
59
Popper m'a accusé de trahir l'idée de
démocratie et d'être un partisan de la dictature, une accusation
grotesque et injuste85 » ;
« le pronostic en forme d'avertissement selon lequel la
pression croissante d'une crise écologique mondiale entrainerait le
sacrifice non seulement des niveaux de vie matériels, mais aussi des
libertés démocratiques, jusqu'à ne laisser subsister
finalement qu'une tyrannie prétendant faire oeuvre de salut, m'a valu
l'accusation de songer à la dictature pour mieux résoudre nos
problèmes. Je puis ignorer ce qui relève dans ce cas d'une
confusion entre l'avertissement et la recommandation. Toutefois, j'ai dit
effectivement qu'une telle tyrannie serait toujours préférable au
désastre, et je l'ai donc approuvé pour le cas où ce genre
d'alternative se présenterait86 ».
Un autre auteur déjà étudié s'est
lui aussi illustré cette fois-ci pour des appels à la violence.
En effet Günther Anders prôna à plusieurs reprises la fin de
la non-violence qu'il comparait à du théâtre. Le temps de
la fin aboutissant au désespoir ne laissait plus d'autres alternatives
pensait-il à la fin de sa vie. Pourtant lorsque l'on compare ces
passages à l'ensemble de son oeuvre, il est hâtif de
considérer Anders comme un extrémiste antidémocratique.
Tel que l'a écrit Osvaldo Bayer87,
« Anders a renoncé au rêve de parvenir
à un socialisme anti-autoritaire et écologiste en suivant le
chemin de la raison. A 85 ans, il n'est pas allé poser des bombes mais
il aura au moins donné un bon coup de pied dans le conformisme
».
Ainsi les deux intellectuels allemands du XXème
siècle ont fait le choix discutable de critiquer la démocratie
mais non dans une optique résolument antidémocratique mais bien
au nom de son inadaptation face aux problèmes futurs. La fin justifiait
les moyens : c'est davantage en mettant en avant l'esprit de leur argumentation
qu'il serait bon de les considérer et non pas en les prenant aux pieds
de la lettre.
Plus récemment d'autres scientifiques et militants
écologistes entreprirent de nouvelles critiques de la démocratie
toujours pour son inadaptation à la résolution du changement
climatique. Nous pouvons nommer Joseph Wayne Smith et David
Shearman88 pour le livre Le défi du changement climatique
et l'échec de la démocratie qui mettaient en exergue la trop
grande importance donnée à la liberté dans nos
démocraties. Celle-ci pousserait à la
85 Une éthique pour la nature, p.74
75
86 Pour une éthique du futur,
p.112-113
87 Agir pour repousser la fin du monde dans Tumultes
n°28-29, 2007, p.253
88 Professeur émérite à
l'Université d'Adélaïde
60
surconsommation, au superflu ainsi qu'à une pollution
au nom même de la liberté. Dans un autre registre, David Suzuki,
célèbre généticien et défenseur de
l'environnement, allait trop loin, au cours d'une conférence en
février 2011, pour avoir suggéré d'emprisonner les hommes
d'Etats ne prenant pas en compte les résultats scientifiques du GIEC.
Nous voyons bien dans ces quelques exemples qu'il s'agit
davantage de critiques de la démocratie que de promotion d'un
despotisme. Aucun des individus cités n'invoque la
nécessité de rééduquer l'Homme comme
prétendirent le faire les totalitarismes, aucun ne souhaite construire
un nouveau régime sur le respect de l'obéissance ou sur la
crainte comme dans un régime autoritaire ou un despotisme. Les individus
de cette première catégorie préfèrent attaquer les
NIMBY (Not In My Back Yard), les NIMEY (Not In My Election Year) ou encore
l'incapacité des bureaucraties. La frustration en est davantage la cause
qu'une réelle envie de laisser tomber la démocratie. D'ailleurs
tous adhèrent aux principes fondateurs de la démocratie
libérale mais ils ne font qu'en dénoncer certains excès
jusqu'à parfois laisser divaguer leur langue ou leur plume voire flirter
avec l'admissible.
En revanche une seconde catégorie d'individus, plus
idéologique, se définit ouvertement comme favorable à
l'autoritarisme et/ou le totalitarisme le considérant mieux
disposé à faire face au défi climatique.
2- La fin exigée de la démocratie par les
écofascistes
En France l'ouvrage de Luc Ferry intitulé Le nouvel
ordre écologique paru en 1992 marqua un tournant intellectuel dans
la manière d'apprécier l'écologie. En interrogeant les
fondements de l'écologie qu'il dénommait écologisme pour
différencier l'aspect idéologique de la science en tant que
telle, il soutient la thèse qu'il existe trois tendances philosophiques
que sont un mouvement environnementaliste démocratique, un courant
utilitariste pour la cause animale et enfin une écologie profonde.
L'annonce par Ferry d'une influence grandissante de la deep ecology
sur les autres tendances fit polémique pour avoir présenté
l'écologie comme un des successeurs potentiels du nazisme et du
communisme en tant que nouveau totalitarisme vert. Chacun se fera son opinion
sur la véracité de l'analyse mais aujourd'hui il est courant
d'entendre qu'il pourra exister dans le futur un autoritarisme vert.
61
Le mouvement autoritaire au sein de la deep ecology
prend en effet de l'ampleur au fil des années avec la formation de
petits partis politiques de plus en plus idéologisés et un nombre
grandissant de militants doctrinaires confortés dans leurs idées
par l'inaction des démocraties pour préserver l'environnement. La
tendance la plus extrémiste de la deep ecology se
définit ouvertement comme écofasciste en hommage aux
expériences nazies et mussoliniennes. Favorable à un
régime autoritaire pour préserver la planète, ses
partisans dénoncent une surpopulation à l'origine des pollutions.
Encore peu prolixes, ils sont pour le moment composés de diverses
tendances extrémistes favorables à une
désindustrialisation du monde et à la fin d'un
développement de la technologie. En cela ils appartiennent à
l'écologie profonde pour leur promotion d'une vie simple et
supposée en harmonie avec la nature mais leurs appels à la
violence en font la frange ultra à l'intérieur d'une deep
ecology déjà réprouvée. Le principal
théoricien de l'écofascisme vert se nomme Pentti Linkola,
naturaliste finlandais assez énigmatique ne possédant selon ses
dires ni voiture ni eau courante. Très connu dans son pays, il l'est en
revanche beaucoup moins dans le reste du monde même si des versions en
anglais de ses ouvrages sont désormais disponibles sur internet.
Linkola se démarque des autres penseurs de la deep
ecology par le fait d'encourager une diminution de la population, une
immigration zéro ainsi que l'euthanasie des déficients afin de
réduire la population sur Terre. A plusieurs reprises dans ses
livres89, il manifeste son accord avec l'eugénisme
pratiqué au temps du nazisme et approuve également
l'éclatement de toute sorte de guerre dans le monde, utiles - suivant
son opinion - pour faire baisser le nombre d'êtres humains. Militant pour
la dictature d'une élite intellectuelle, celle-ci se bornerait à
bannir le concept de majorité populaire qui s'est signalée dans
le passé selon lui par sa stupidité. La dictature aurait pour
seule mission d'empêcher une croissance économique responsable des
pollutions et du rejet de CO2 dans l'atmosphère. Enfin le projet de
rééduquer l'Homme se retrouve chez lui au point de proposer de
supprimer l'envie de consommer aux individus. Une de ses sources d'inspiration
du point de vue intellectuel fut les écrits de Julius Evola,
traditionnaliste italien plutôt complexe qui acclama une partie de sa vie
le national-socialisme.
Dans un essai intitulé Ecofascism : lessons from
the German experience, Peter Staudenmaier entreprend un examen des racines
de l'écofascisme. Il considère que les premiers linéaments
datent du XIXème siècle en Allemagne lorsqu'Ernst Moritz Arndt et
Wilhelm Heinrich Riehl
89 Par exemple Linkola, Pentti, Can Life Prevail?
A Radical Approach to the Environmental Crisis, 2009
62
développèrent des thèses à partir
d'un amour de la terre, d'une aigreur envers la ville et d'un puissant
nationalisme. Les deux précurseurs allemands prirent une autre ampleur
lorsque le Völkish, courant intellectuel et politique
conservateur favorable à un paganisme germanique, connut son heure de
gloire au début du XXème siècle. L'auteur tente
d'expliquer enfin le passage de l'amour de la nature au fascisme en
évoquant les travaux de Ludwig Klages sur la force vitale et le
controversé Martin Heidegger à la fois pour ses écrits et
pour son adhésion temporaire au NSDAP.
Toutefois l'écofascisme représente pour le
moment une menace peu sérieuse à court terme étant
donné sa faible implantation dans le monde. Il existe aux Etats-Unis un
parti se réclamant de l'écofascisme qui a pour nom The
Libertarian National Socialiste Green Party mais son activité
jusqu'à maintenant est bien plus importante sur Internet que sur le
terrain politique. Ce danger, encore mineur pour la démocratie, n'est
toutefois pas à sous-estimer car les potentialités d'Internet par
l'intermédiaire des forums et la recrudescence de l'extrême droite
depuis les années 2000 représentent des voies réalistes
pour leur déploiement et la diffusion de leurs idées. Ainsi
chaque extrême politique présente des idées et s'organisent
en parti politique antidémocratique au nom de la défense de
l'environnement. La nostalgie d'un jardin d'Eden représente l'essence
même de leurs conceptions. S'y joint la croyance tenace que l'Homme doit
retourner à la nature pour retrouver sa bonté originelle que la
civilisation lui a dérobée. La branche de la décroissance
la plus subversive et l'écofascisme constituent donc deux directions
pourtant contraires mais qui se rejoignent autour de l'idée d'un amour
de la nature idéalement déchargée du poids de
l'activité humaine.
Laurent Larcher dans La face cachée de
l'écologie90 n'évoque pas spécifiquement
ce courant politique mais s'élève contre la deep ecology
pour son caractère antihumaniste. Il écrit91 :
« l'écologisme à son tour, réunit un
ensemble de croyances, de constructions intellectuelles, de fantasmes dont les
objets sont l'animal, la nature, la Terre ; mais qui en réalité
expriment implicitement ou explicitement le rejet de la culture humaniste.
L'écologisme profite de la faillite des grands systèmes pour se
constituer à son tour en système. En intégrant
l'environnement, l'animal, la nature, la planète au coeur de sa
réflexion, l'écologisme reprend à son compte la vieille
tentation holistique pour la renouveler en termes plus contemporains ».
90 2004, CERF
91 Op. cit, p.13
63
Le journaliste-universitaire pense que «
l'écologiste rechercherait dans la Nature non seulement une cause
à défendre mais aussi un motif d'obéissance92
». Confondant peut être un peu toutes les diverses tendances de
l'écologie politique, son livre n'en conserve pas moins un
intérêt pour sa représentation de l'écologie et la
déconstruction des idées de l'écologie profonde.
Karl Popper, qui si l'on se rappelle fut un des
détracteurs de Jonas, s'est plongé lui aussi dans un examen de la
démocratie et des totalitarismes dans un livre intitulé La
société ouverte et ses ennemis. Notifiant les dangers du
totalitarisme pour ses ambitions d'instituer un nouvel ordre social et de
détruire tout pluralisme politique, l'intellectuel autrichien forge le
concept de société close dans le but, à l'époque,
de combattre tout mouvement favorable au maintien ou au retour du
totalitarisme. Il évoque en ces termes la société close :
elle
« est une société organique et immobile au
sein de laquelle les individus n'effectuent pas de différence entre les
lois de la nature et les prescriptions de la société, participent
à des activités identiques et pensent en terme magique leur
rapport au monde93 ».
En tant que libéral déclaré, il veille au
respect de la démocratie tout en lui reconnaissant sa nature
délicate et agitée. La démocratie se révèle
imparfaite et c'est dans ces conditions que nous devons relever le défi
de l'améliorer pour maintenir cet état de liberté que
garantit l'Etat de droit. De la même manière que les sciences
avancent par essais et erreurs pour Popper dans sa célèbre
théorie de la philosophie des sciences, la démocratie doit
reproduire cette méthode en effectuant des réglages incessants
pour combler ces imperfections. Nous pouvons donc dire que le totalitarisme
vert tel qu'il se présente, est une critique acerbe et une
réponse extrême aux dysfonctionnements de la démocratie
analysés dans les sections précédentes.
3- la société ouverte et la biopolitique sont-elles
compatibles ?
La démocratie avec ses vides continuels à
combler et ses imperfections à corriger, se distingue par son ouverture
à la société civile. Ce que Popper nomme
société ouverte définit une structure sociale qui valorise
l'intercommunication des individus dans un primat accordé à la
raison. L'indéterminisme des sociétés ouvertes
contrairement aux théories historicistes de
92 Op. cit, p.132
93 Baudoin Jean, Karl Popper, Que sais-je ?
PUF, 1089, Paris, p.86
64
Platon, Hegel et Marx, est une assurance du progrès de
l'Humanité. Elle se fonde sur les potentialités créatrices
de la discussion et sur la diversité des idées tandis qu'une
société close que représente la vision écofasciste,
est - en dehors de toute considération morale - vouée au
déclin économique, politique et social du fait du rejet de la
liberté et par la même du déploiement de nos
capacités si l'on suit le raisonnement de Popper.
Une des faiblesses originelles de la démocratie se
trouve dans l'adoption de la délicate manière à adopter
pour lutter contre ses adversaires. Popper pense que
« la tolérance illimitée conduit à
la disparition de la tolérance. Si nous étendons la
tolérance illimitée même à ceux qui sont
intolérants, si nous ne sommes pas disposés à
défendre une société tolérante contre l'impact de
l'intolérance, alors le tolérant sera détruit, et la
tolérance avec lui94 ».
Dans un monde qui risque de connaître quelques
chamboulements pour résister aux effets du changement climatique, la
relation des démocraties avec ses détracteurs est essentielle
à appréhender et repenser. Sans utiliser les armes de ses
adversaires, elles ne peuvent pas se permettre d'être moquées et
accusées en permanence avec le risque de voir se développer des
partis extrémistes favorables à l'autoritarisme ou au
totalitarisme. La liberté d'expression et la notion de contrôle de
la population auront peut-être à faire face dans le futur à
leurs limites les plus tangibles : il en va de la continuité de la
démocratie de s'y intéresser dès à présent
pour ne pas être accusée d'avoir été
imprévoyante.
La question centrale des années futures compte tenu du
changement climatique sera la suivante : comment rendre conciliable dans une
société ouverte au sens de Popper la garantie de vivre en
démocratie et la nécessité pour l'Etat de veiller à
la fois sur le bien être de sa population et au respect des exigences et
obligations environnementales de chacun d'entre nous ? Cette
problématique d'avenir doit devenir constitutive de notre
modernité au sens où nous devons nous construire et consolider
nos bases à partir de réponses à donner. Pour certains, il
pourra sembler excessif de songer à une fin possible de la
démocratie. Pourtant le changement climatique touchera davantage les
pays déjà exposés aux aléas climatiques comme
l'Afrique pour la sécheresse, l'Asie pour les moussons et les îles
pour la montée des eaux. L'effet de ces bouleversements se fera
certainement ressentir dans un monde désormais mondialisé et
certaines démocraties auront fort à faire pour ne pas tomber si
la transition vers une démocratie adaptée et prête n'est
pas effectuée. Dans leur globalité, les effets du
94 Popper Karl, La société
ouverte et ses ennemis
65
changement climatique sont encore ignorés et
éventuellement insoupçonnés. Il dépendra de
l'action ou de l'inaction politique et citoyenne pour prendre connaissance de
l'ampleur de ces effets. C'est pourquoi il est nécessaire dès
aujourd'hui de penser aux inflexions possibles de l'Etat et
réfléchir à des questions morales sur des points
névralgiques de nos démocraties comme le sont les deux exemples
cités de la liberté d'expression et du contrôle
étatique des actions et attitudes citoyennes face à leurs devoirs
environnementaux.
Michel Foucault fut le premier intellectuel français
à s'intéresser dans les années 1970 à la relation
qui lie un Etat, sa population et le corps des individus de la population de
cet Etat pour se démarquer des analyses de son temps qui se
concentraient simplement sur la notion de territoire. De ce fait le philosophe
analysa, dans un cadre général d'étude des formes de la
gouvernementalité libérale, ce qu'il nomma le biopouvoir
c'est-à-dire une forme de pouvoir touchant directement à la vie
et aux corps d'une population.
« Cette année, je voudrais commencer
l'étude de quelque chose que j'avais appelé comme ça, un
peu en l'air, le biopouvoir, c'est-à-dire cette série de
phénomènes qui me paraît un peu importante, à savoir
l'ensemble des mécanismes par lesquels ce qui, dans l'espèce
humaine, constitue ses traits biologiques fondamentaux va pouvoir entrer
à l'intérieur d'une politique, d'une stratégie politique,
d'une stratégie générale de pouvoir, autrement dit comment
la société, les sociétés occidentales modernes,
à partir du XVIIIème siècle, ont repris en compte le fait
biologique fondamental que l'être humain constitue une espèce
humaine95 ».
L'ambition de son travail était d'analyser les
interactions entre libéralisme et étatisme concernant lesquelles
Foucault déclara qu'elles ne s'excluaient pas mais se
complétaient. Prenant l'exemple dans l'Histoire du traitement de la
lèpre et de la peste par les sociétés de l'époque,
Foucault remarqua que l'exclusion des malades dans une communauté
villageoise ou citadine constitua une nouvelle manière d'agir en
politique : il en analysa les formes pour constituer la biopolitique.
Cherchant à perfectionner la force collective d'un
groupe pour le bien-être du plus grand nombre, de nouvelles pratiques
existèrent et s'étendirent à des secteurs comme l'habitat,
l'hygiène de vie, la natalité. L'auteur de Surveiller et
Punir constata qu'il existe deux manières d'appréhender le
biopouvoir : l'une vise la prise en compte de la vie, l'autre se concentre sur
la surveillance des individus qui donnera naissance au pouvoir
disciplinaire.
95 Michel Foucault, Sécurité,
Population, Territoire, Cours au Collège de France, 1977-1978,
Leçon du 11 janvier 1978, Édition établie sous la
direction de François Ewald, Alessandro Fontana et Michel Senellart,
Paris, Gallimard-Le Seuil, 2004, p. 3
66
Dans son sillage, Gilles Deleuze parlera de manière
plus polémique de sociétés de contrôle sur la vie
pour qualifier l'évolution des sociétés occidentales
depuis 1945.
La prise en compte par les Etats de la vie de ses populations
est un élément central du défi climatique : c'est pourquoi
les évènements nous contraignent à réfléchir
sur les manières d'administrer (ou sur les raisons du refus
d'administrer) les citoyens dans leur vie de tous les jours sur des faits aussi
prosaïques que l'utilisation de l'eau pour la toilette, le tri des
déchets, l'optimisation de l'électricité. Administrer
n'est pas nécessairement contrôler mais les modalités de
réglementations et de sanctions doivent être pensées dans
le cadre et pour le cadre démocratique. Tout un nouveau pan de
règles, de recommandations, d'encadrement disciplinaire sont
peut-être à imaginer et doivent l'être rapidement si l'on ne
souhaite pas que cela se fasse dans la précipitation et de
manière abrupte voire agressive. Les opinions des membres de la
société civile et des citoyens doivent se faire entendre,
être entendues et reconnues pour ne pas que l'Etat devienne un Big
Brother grandeur nature.
Pour préparer les changements, une réflexion sur
la conduite à mener des démocraties est un élément
central qui déterminera leurs solidités et leurs fonctionnements.
En revanche une précipitation et une immixtion intrusive dans la vie des
citoyens ne seraient pas comprises et donneraient l'impression d'une recherche
de contrôle sur le modèle des régimes autoritaires. Une
autre question essentielle concernant la liberté individuelle, tant
décriée et telle que nous la connaissons aujourd'hui, se pose :
de quelle manière un citoyen pourra continuer à être libre
dans un Etat qui cherchera à l'administrer d'une manière
différente par l'intermédiaire de la biopolitique ? Ainsi la
société ouverte que nos démocraties symbolisent, se doit
de penser le biopouvoir pour en recueillir les fruits car Foucault a bien
démontré que la biopolitique peut aussi bien viser la croissance
de la vitalité et l'amour de la vie que le contrôle de tous et le
rejet des malades/parias. Des sujets aussi importants que la natalité et
la mortalité doivent être pris en main par les politiques et plus
uniquement laissés aux démographes pour répondre
favorablement ou objecter aux idées malthusiennes proférés
par les décroissants et les écofascistes.
Il est donc impératif de penser la démocratie
dans son nouvel environnement et dans un futur proche. « Gouverner, c'est
prévoir » disait Emile de Girardin, journaliste et homme politique
français du 19ème siècle et il serait temps de
penser sur le long terme pour atténuer les effets du
réchauffement climatique. Certains intellectuels ont commencé
à le faire : le travail le plus
67
remarquable par sa complétude revient au livre de
Dominique Bourg et de Kerry H. Whiteside auquel nous allons en partie nous
intéresser dans la prochaine sous-partie.
C- Un nouveau modèle de démocratie à
l'étude
1- Comprendre la différence de la démocratie des
Anciens et des Modernes
Auteurs du livre Vers une démocratie
écologique : le citoyen, le savant et le politique, Dominique Bourg
et Kerry Whiteside partent du constat de l'impuissance des démocraties
occidentales pour protéger la biosphère en raison d'une
inadaptation structurelle de leurs institutions et en arrivent à la
conclusion d'un inévitable besoin « de repenser la
démocratie elle-même96 ». Leur thèse
énoncée dès les premières pages se résume
à l'idée que le système représentatif tel que nous
le connaissons depuis les observations de Benjamin Constant, est vicié
dans son principe même. En conséquence il doit être
accompagné de nouveaux dispositifs institutionnels afin de
répondre à des impératifs de politique sur long terme et
de participation citoyenne.
Leur point de départ reprend une distinction du
19ème siècle établie par Constant entre la
démocratie représentative et la démocratie directe. Dans
son discours de 181997, le grand libéral français
baptise la démocratie représentative comme celle des Modernes en
comparaison à la démocratie directe des Anciens de
l'Antiquité grecque. Ce qui différencie finalement les deux types
de démocratie, en plus de leurs tailles, est la conception de la
liberté au sein des valeurs des deux sociétés. La
célèbre analyse de Constant permet de comprendre que le
gouvernement représentatif s'appuie sur une liberté qui ne vise
plus à « exercer la souveraineté avec ses concitoyens, mais
plutôt » permet à chacun d'« épanouir son
individualité en exprimant ses opinions, en exerçant la
profession de son choix et en tirant plaisir de la consommation
»98. Si l'on reformule autrement, les citoyens ont
délégué à des
96 Bourg Dominique et Kerry Whiteside, Vers une
démocratie écologique : le citoyen, le savant, le politique,
Seuil, Paris, octobre 2010, p.10
97 Intitulé De la liberté des
Anciens comparée à celle des Modernes prononcé
à l'Athénée royal
98 Bourg Dominique et Kerry Whiteside, Vers une
démocratie écologique : le citoyen, le savant, le politique,
Seuil, Paris, octobre 2010, p.23
68
représentants leurs pouvoirs de souveraineté
chèrement acquis lors de la Révolution française -
c'est-à-dire la possibilité de prendre part par leurs voix aux
décisions de la nation - pour profiter de la liberté individuelle
et de leur temps pour leurs propres intérêts. Les citoyens ont
dès lors le loisir de jouir de leur temps libre et privé mais
aussi de consommer étant donné que des hommes politiques -
bientôt professionnalisés - s'occupent de leurs
intérêts. Les citoyens sont déchargés du poids de la
politique qui nécessitait beaucoup de temps, d'énergie et un sens
moral bien ancré. Ceci explique l'existence d'un monde parallèle
en Grèce Antique où les esclaves remplissaient les tâches
quotidiennes et productives tandis que leurs maîtres participaient aux
réunions politiques.
La conception moderne de liberté dont parla Constant il
y a près de deux siècles, est dénoncée par Bourg et
Whiteside pour deux raisons. D'une part les intérêts privés
et la recherche du bonheur deviennent une priorité qui délita peu
à peu le principe de l'intérêt général puis
d'autre part la politique est laissée aux seules élites tandis
que la population est vouée au commerce devenant le principal moyen de
gagner sa vie. En conséquence ils ajoutent99 :
« Si l'on suit le raisonnement de Constant sur les liens
entre consommation, liberté et représentation, la
démocratie représentative apparaît doublement
déficiente eu égard à l'ampleur des problèmes
environnementaux. Primo, l'une des caractéristiques de la
représentation moderne est précisément d'affirmer la
liberté de consommer des individus. Loin de conduire les citoyens
à réfléchir aux conséquences de leurs choix de
consommation, le gouvernement représentatif soutient une conception de
la vie politique pour laquelle une telle réflexion devient ipso
facto suspecte, aux yeux des citoyens eux-mêmes. Le second
défaut découle du premier : on peut douter de ce que les
institutions représentatives modernes aient assez de
légitimité pour légiférer de manière
routinière sur des questions touchant les individus dans
l'intimité de leur vie quotidienne ».
Bernard Manin, politologue français enseignant aux
Etats-Unis, fit plus tôt le même type d'analyse relatif à la
démocratie pour démontrer les imperfections de l'esprit du
gouvernement représentatif. Celui-ci ferait fusionner à la fois
des paramètres démocratiques et non démocratiques en
raison de l'apparition d'élites « qui ne sont pas strictement
tenues de réaliser les voeux de leurs mandants » avec
néanmoins « la possibilité pour tous les citoyens
99 Dominique Bourg & Kerry Whiteside, « Pour
une démocratie écologique », La Vie des idées, 1er
septembre 2009. ISSN : 2105-3030. URL :
http://www.laviedesidees.fr/Pour-une-democratie-ecologique.html
69
de demander des comptes aux représentants à la
fin de leur mandat et de les congédier si leur performance au pouvoir
n'est pas jugée satisfaisante100 ».
Nous voyons bien que la démocratie
représentative, mise en place progressivement, s'est accompagnée
d'idéaux et de principes qui rendirent inéluctable in fine
la production matérielle de richesses de grande ampleur par le
truchement du commerce. C'est ce qui pousse à écrire les auteurs
de Vers une démocratie écologique que :
« Il y a, en effet, une contradiction désormais
frontale entre le cahier des charges de nos sociétés,
hérité de la philosophie du contrat, selon lequel il convient de
permettre à chacun de produire et de consommer le plus possible, et la
sauvegarde de ces nouveaux biens publics que sont la stabilité du climat
ou l'intégrité des services écologiques. C'est un nouvel
équilibre entre les droits de l'individu, et ce qui conditionne leur
exercice, les biens publics en question, et plus largement
l'intérêt collectif, qu'il va falloir inventer101
».
Au regard de ce que nous avons écrit dans la
première partie du mémoire, nous trouvons à présent
chez Constant un éclaircissement à l'origine de certains
processus nuisibles à la démocratie et à l'environnement.
Le matérialisme démesuré par l'intermédiaire du
commerce et la baisse de l'esprit civique qui se manifeste par une
déresponsabilisation générale s'expliquent ainsi en grande
partie par la primauté donnée à la liberté dans nos
démocraties modernes. L'équilibre de nos démocraties de
l'époque en proie à des problèmes sociaux
considérables, fut difficilement réalisé par un
mélange complexe et confus entre liberté, égalité
et fraternité. Ce trio idéal conflictuel et pourtant
insécable, est un préalable à toute construction d'un
régime démocratique. Tandis que l'un essaye d'empiéter sur
l'autre pour l'emporter, la fraternité nécessite un peu des deux
pour prendre forme et créer ce lien au sein de la communauté.
Ainsi que l'a démontré Tocqueville, autre grand
libéral français du siècle, la démocratie
née d'un mouvement d'égalisation des conditions, et la
liberté peuvent se contredire dans certains cas. Les hommes
préférant l'égalité à la liberté -
car la recherche de l'égalité est inhérente aux hommes
selon lui - prennent le risque de tomber dans le conformisme et sous le joug de
la tyrannie de la majorité. Ceci s'explique par un
phénomène d'égalisation des opinions où chacun se
rallie à la voix majoritaire empêchant tout esprit critique et
contestataire. Il est alors
100 La démocratie représentative est-elle
réellement démocratique dans une interview réalisée
par Hélène Landemore à New York en avril 2007 disponible
à cette adresse
http://www.scribd.com/doc/16660704/La-democratie-representative
101 Dominique Bourg & Kerry Whiteside, « Pour une
démocratie écologique », La Vie des idées, 1er
septembre 2009. ISSN : 2105-3030. URL :
http://www.laviedesidees.fr/Pour-une-democratie-ecologique.html
70
nécessaire pour qu'une démocratie fonctionne que
le binôme liberté-égalité dialogue et
s'équilibre pour ne pas voir s'imposer l'un des deux : « la passion
pour l'égalité » est donc une menace pour la liberté.
Nos démocraties se sont conséquemment davantage
structurées sur le principe de liberté. Mais ce dernier a
finalement débouché sur d'autres dérives comme
l'individualisme égoïste que Tocqueville avait également
prévu ou encore un cadre plus favorable à la production pour
garantir un développement du commerce.
Confiant en l'égalisation des conditions et convaincu
par le système économique, l'individu pouvait accumuler un
bien-être matériel qui l'amenait à penser qu'il n'avait
plus besoin d'autrui pour garantir son existence et celles de ses proches.
L'organisation sociale et le type de lien social et de dépendance
entretenus des siècles par les aristocrates n'avaient plus lieu
d'exister : l'estoc donné à la citoyenneté fondée
sur la vertu, était donné. Tocqueville démontre de ce fait
que la démocratie peut mener à son propre abandon lorsque les
citoyens, obnubilés par leur liberté et en attente de toujours
plus d'égalité, délaissent leurs devoirs. Alors il existe
un risque que la politique en démocratie s'altère petit à
petit et perde de son sens : c'est ce qui est en train de se produire
aujourd'hui.
2- Une démocratie écologique comme panacée
à nos problèmes ?
Dans leur livre, Bourg et Whiteside soutiennent que la
démocratie écologique, doit être aussi différente de
la démocratie représentative que celle-ci ne l'était de la
démocratie directe des grecs. Bien que nous reconnaissions la justesse
de l'analyse et la nécessité de réformer nos institutions,
le concept de démocratie écologique pose quelques questions.
La première et la plus évidente porte sur le nom
et la vocation même de la démocratie écologique. Peut-on
ajuster exclusivement nos institutions sur le thème de l'environnement
lorsque de nombreuses difficultés ayant trait à la
démocratie, au social, à l'économie, sont saisissantes ?
Intituler la démocratie, suivie de l'épithète «
écologique », aurait le mérite d'énoncer clairement
les nouveaux objectifs mais déconsidérerait par la même
d'autres priorités politico-sociétales. Les démocraties
à la sortie de la seconde Guerre Mondiale, sont devenues en
majorité plus sociales en généralisant l'Etat Providence :
elles n'en ont pas pris pour autant le nom de démocraties sociales.
D'autres penseurs, tout autant écologistes mais hostiles à ce
nouveau qualificatif, sont davantage en faveur d'une articulation des
problèmes
71
économico-sociaux avec l'écologie. Nous pouvons
citer par exemple Eloi Laurent, auteur du livre
Social-écologie102. Cet économiste met en
évidence le rôle central des inégalités sociales
dans les crises écologiques puisque les effets des crises et des
catastrophes écologiques, reposent préalablement sur les
conditions économico-sociales et sur l'ampleur des
inégalités. Ainsi ce sont bien souvent les plus démunis
qui risquent d'être surtout exposés au risque écologique
mais également qui auront le plus de mal à s'adapter aux
nouvelles réglementations nécessitant des investissements
matériels et logistiques afin de moins polluer. Les soucis
écologiques ne se résoudront donc pas sans veiller aux
problèmes économico-sociaux et inversement : la durabilité
de nos démocraties en dépend.
Bourg et Whiteside reprennent la critique de Constant sur la
liberté pour en exposer les perversions. Dans leur ouvrage, ils ne
proposent pas de nouvelle manière de concevoir et de faire vivre la
liberté dans nos sociétés démocratiques. L'un des
défis à venir si nous modifions nos institutions voire nos
constitutions, est de savoir si nous donnerons un nouveau statut à la
liberté : il pourrait s'agir de l'encadrer tout en respectant l'essence
démocratique et sans donner l'impression de tomber dans un
éco-totalitarisme limitant les libertés. La liberté
d'aujourd'hui n'est pas une liberté totale mais bien limitative selon le
fameux précepte « la liberté des uns s'arrête
où commence celle des autres ». Il n'est donc pas choquant d'en
modifier les contours une nouvelle fois en incorporant le problème
écologique. Nous devons pour cela trouver la bonne mesure et le bon
équilibre, parvenir à justifier cette décision au nom
d'intérêts supérieurs comme la pérennité de
la démocratie. La liberté doit donc dorénavant
résonner avec responsabilité : le plus dur reste à faire
pour édifier un nouveau cadre constitutionnel et législatif
à partir de cette signification. De plus si un jour devait se
réaliser une redéfinition de la liberté, il serait
inconcevable qu'elle ne se fasse pas sans l'appui d'une majorité
électorale. Il s'agit justement d'éviter toute réforme
élitiste donnant raison aux contempteurs de la démocratie.
Comme nous l'avons vu dans d'autres sous-parties, Hans Jonas
proposa, lui aussi, d'améliorer la démocratie en pointant le
risque de la voir disparaître si rien n'était fait à temps.
Il n'emploie pas directement l'expression « démocratie
écologique » mais l'ensemble des réformes qu'il avance, va
dans le sens d'une adaptation de nos démocraties au contexte
écologique et technologique. Dans Une éthique pour la
nature, le philosophe allemand évoque les pistes d'un possible
aggiornamento de l'éducation pour sensibiliser sur les
102 Flammarion, 2011, 230p
72
thématiques écologiques ainsi qu'un ajournement
du droit public (par décrets constitutionnels notamment) en fonction des
incertitudes environnementales (qui donnera plus tard le principe de
précaution). C'est pourquoi pour éviter tout accaparement de ces
réformes par une élite intellectuelle ou technocratique, la
consultation de la population serait un préalable. Lancer des programmes
d'éducation de l'opinion et agir par décrets ne doivent pas se
faire sans l'accord des citoyens : ces réformes pouvant toucher
directement la vie des populations et donc appartenir à ce que Foucault
dénomma le biopouvoir, il est impératif que cela se fasse avec
l'assentiment des peuples. A l'avenir ce seront les modes d'acceptation de ce
type de réformes qui révèleront d'une part la
capacité de changement de nos démocraties et d'autre part notre
aptitude à suivre la voie de la démocratie en rejetant la
facilité des régimes autocrates.
Une autre interrogation issue du concept de démocratie
écologique, se fait jour : elle porte sur le sens à donner
à la nature. La reconquête du civisme et une re-politisation des
citoyens ne peuvent être rendus possible qu'à condition de
modifier notre manière de concevoir notre planète et ses
richesses. Nous ne parviendrons pas à faire accepter les
évolutions démocratiques et la participation citoyenne si nous ne
redonnons pas envie d'agir au nom du maintien de la démocratie et du
respect de la nature. Cette étape essentielle est très
délicate en raison des représentations et des perceptions de
chaque individu sur la nature et plus généralement sur
l'environnement. Ainsi des visions du monde différentes risquent de
s'affronter eu égard à l'omniprésence de la deep
ecology sur de tels sujets. En effet parvenir à faire
considérer différemment la planète et la nature d'une
manière plus scientifique en termes par exemple d'équilibre,
d'organisation et auto-organisation du vivant, d'écosystème,
d'autorégulation... aurait le mérite d'effacer pour de bon la
fameuse et nuisible phrase de Descartes « maître et possesseur de la
nature ». Mais les relations entre science écologique et
écologie politique et notamment la deep ecology, poseront
problème. Changer de vision à propos de la nature et de ses
équilibres sans tomber dans l'affabulation des théories comme
celle de la Terre Gaïa de Lovelock, représente donc un grand enjeu
sociétal indispensable à la réussite des réformes
politiques. De la compréhension des mécanismes de la nature et de
la nécessité de son respect dépend une réforme des
comportements écologiques.
Enfin agir politiquement en complétant nos actuelles
institutions par de nouvelles, est une avancée potentielle mais qui ne
sera réellement efficiente qu'à la seule condition
d'appréhender l'écologie par le bas, c'est-à-dire en
prenant compte de
73
« la structuration locale des enjeux et le rapport de
force entre les acteurs qui déterminent la portée effective des
solutions environnementales. La recherche de plus de flexibilité, de
transparence et de participation ne constitue qu'un élément d'une
mise en scène des conflits dans le registre pacifié de la
concertation, mais sans garanties d'une meilleure efficacité de l'action
environnementale103 ».
En effet une réforme politique effectuée
à l'amont de la prise de décision ne peut fonctionner sans une
prise en compte des rivalités de pouvoir et des solutions locales. La
devise « Agir localement, penser globalement » prendrait tout son
sens dans une telle redéfinition du pouvoir.
3- Changer pour perdurer en respectant l'esprit de la
démocratie
Depuis l'assise de la démocratie dans le monde
occidental il y a plus d'un siècle, les institutions n'ont jamais
été encore chamboulées et renouvelées. Par le
passé se sont réalisés des changements par petites touches
appelés réformes par incrémentation dans le langage de la
science politique, en ajoutant ici et là des corrections, en empilant
parfois des amendements constitutionnels les uns sur les autres ou bien en
effectuant des « réformettes » par esprit de modération
afin de faire évoluer en douceur - à défaut
d'efficacité - nos institutions.
Toutefois le besoin et le devoir de conserver notre monde pour
ne pas le voir s'altérer, nous contraint à une adaptation voire
une régénération de notre système
démocratique. Rappelons que les quatorze des quinze dernières
années furent les plus chaudes depuis 1850 et que le niveau de la mer
s'est élevé de 17 centimètres au XXème
siècle selon l'Observatoire national sur les effets du
réchauffement climatique104. Les premiers effets du
changement climatique ne sont donc pas les plus alarmants : ils
équivalent à un avertissement pour agir par anticipation. Comme
l'a dit Jean Jouzel, membre français du GIEC, dans un
article105 « actuellement le réchauffement est
perceptible mais pas dangereux. Le vrai danger, c'est plutôt pour
après 2050 ». A fortiori pour les pays les plus
exposés, notamment ceux situés aux pôles, pour les pays
souffrant déjà de la chaleur ou encore ceux dépendant du
niveau des
103 Salles Denis, Les défis de l'environnement :
démocratie et efficacité, éditions Syllepse, 2006,
Paris, p.155
104 Il fut créé en 2001 pour «formuler des
recommandations sur les mesures de prévention et d'adaptation à
envisager pour limiter les risques liés au changement climatique
105 Article du Nouvel Observateur avec AFP publié le
20-07-11 à 11:52 disponible en annexe du mémoire ( n°3)
74
océans. Redonner de la vie et du dynamisme au
système politique est donc impératif pour garantir la
continuité d'une démocratie qui aura fort à faire dans un
futur proche.
La conservation de ce qui fonctionne et prospère dans
notre système politique, constituerait un gage de réussite et de
compréhension de la part de l'opinion. Dans le respect des
équilibres entre les trois pouvoirs politiques que sont
l'exécutif, le législatif et le judiciaire, un meilleur
équilibre de la devise liberté, égalité,
fraternité devra être trouvé. Tout secteur ou
intérêt non-représenté doit le devenir. De telles
réformes demanderont de l'audace, de l'inventivité mais aussi de
la pondération et un esprit précautionneux.
Dans cette entreprise et en guise de gouvernail, un travail
sur l'éthique demeure indispensable afin d'agir de manière
réfléchie. La crise écologique ne doit pas se transformer
en opportunité pour résoudre tout ce qui dysfonctionne dans nos
sociétés. Ce serait le meilleur moyen de faire achopper les
réformes structurelles à venir. Cependant la recherche d'une
éthique permettrait d'éclaircir ces révisions, de leur
donner un fondement et de soumettre ce projet d'ensemble à un jugement
de valeurs. Agir selon une éthique bien définie permet
d'entreprendre une action consciemment après un examen rigoureux du
point de vue des valeurs. Une telle redéfinition de nos institutions
nécessite un dialogue et un consensus partagé par le plus grand
nombre dans une optique de crise : c'est pourquoi une posture responsable dans
un dessein de préservation et conservation de notre monde, doit trouver
un fondement philosophique pour lui donner un contenu et une direction à
suivre. A l'heure où nombre d'intellectuels parlent de crise
éthique ou morale, un débat devra être entamé sur
les manières et le sens à donner à ces réformes.
Enfin ces réformes doivent être accomplies dans
le respect de l'esprit de la démocratie, expression inspirée de
l'esprit des lois de Montesquieu. Son caractère et son essence sont
brillement synthétisés dans un chapitre106 de Karl
Popper. Considérant la démocratie comme fondamentalement
libérale, il détaille en huit points les grands principes de la
démocratie. Si réformes institutionnelles et politiques il devait
y avoir dans un futur proche, le cadre défini par Popper serait
certainement à respecter. Préférant ne pas appauvrir ces
principes, nous révélons comme tel - mais en résumé
- les postulats de la démocratie libérale avec les propres mots
de l'auteur :
106 Popper Karl, Conjectures et réfutations,
chapitre 17 Opinion publique et principes libéraux, 1953
75
« 1. L'Etat est un mal nécessaire : ses pouvoirs ne
doivent pas être multipliés au-delà de ce qui est
nécessaire. (. ..) Pour que l'Etat puisse remplir sa fonction, il doit
avoir plus de pouvoir qu'aucun individu privé ou aucune organisation
publique, et bien que nous puissions créer des institutions qui
minimisent le danger que ces pouvoirs puissent être mal utilisés,
nous ne pourrons jamais en éliminer le danger complètement.
(...)
2. La différence entre une démocratie et une
tyrannie est que dans une démocratie, les gouvernants peuvent être
rejetés sans effusion de sang.
3. La démocratie ne peut conférer aucun
bénéfice aux citoyens. Elle ne peut rien faire, seuls les
citoyens peuvent agir. Elle n'est qu'un cadre dans lequel les citoyens peuvent
agir de manière plus ou moins cohérente et organisée.
4. Nous sommes démocrates non parce que la
majorité a toujours raison, mais parce que les traditions
démocratiques sont les moins mauvaises que nous connaissons. Si la
majorité se décide en faveur d'une tyrannie, un démocrate
ne doit pas penser qu'il y a une contradiction fatale dans sa conception, mais
que la tradition démocratique dans son pays n'était pas assez
forte.
5. Les institutions ne sont pas suffisantes si elles ne sont pas
tempérées par des traditions, car elles sont toujours
ambivalentes (....)
6. Une utopie libérale, un Etat rationnellement
crée sur une table rase sans traditions, est impossible. Le
libéralisme exige que les limitations de la liberté de chacun
rendues nécessaires par la vie en société doivent
être minimisées et rendues égales pour tous autant que
possible (Kant). (...)
7. Les principes libéraux peuvent être
décrits comme des principes d'évaluation et si nécessaire
de modification des institutions. On peut dire que le libéralisme est
une doctrine «évolutionnaire» plutôt que
révolutionnaire.
8. Parmi ces traditions, nous devons mettre en premier ce que
l'on peut appeler le «cadre moral» (correspondant au «cadre
légal») d'une société. Cela comprend le sens
traditionnel de la justice ou équité
(«fairness»), ou le degré de sensibilité
morale que la société a atteint. Ce cadre sert de base pour
rendre possible des compromis équitables entre des intérêts
en conflit. Il n'est pas lui-même intouchable, mais il change
relativement lentement107.
Ce bréviaire de Popper comporte malgré sa grande
qualité, quelques défauts. Comme nous avons pu le voir plus
tôt dans cette intervention écrite, considérer la
démocratie comme un moindre mal n'est pas une voie à suivre pour
la raison suivante : cela encourage continuellement la comparaison de la
démocratie avec ses contraires et ne permet pas de considérer la
démocratie dans son sens positif c'est-à-dire pour ce qu'elle
est. Nous remarquons également une seconde carence dans cet écrit
: aucune allusion n'est faite aux notions de progrès social et de
justice. Il semblerait que Popper ait fondé sa conception de la
démocratie à partir du politique isolé du social tandis
que l'économie libérale est implicitement
évoquée108. Un autre autrichien, Karl Polanyi,
démontra pourtant un peu plus tôt
107 Le passage entier est disponible dans les
pages annexes du mémoire ( n°4)
108 Ceci s'explique peut-être par les
circonstances de cet écrit : « The paper was first prepared to
provide a starting point for debate at an international conference, the sixth
meeting of the Mont Pelerin Society, held in Venice in 1954. It was published
in Italian in 1955 and in German in 1956. It first appeared in English in the
1963 in this collection of papers(...) It may help to start with a summary of
the liberal principles that Popper
76
dans son livre phare La grande Transformation ( 1944
) que l'économie devait être encastrée dans la
société de manière à rendre possible une
reproduction et une régénération constante de la
société. L'auteur démontrait que l'économie,
considérée isolément du reste à partir du
XIXème siècle, a entrainé des effets néfastes comme
la dérégulation en raison de son désir d'autonomisation.
C'est une des raisons expliquant aujourd'hui la dépendance de l'Etat
envers l'économie et l'impossibilité d'agir sur le long terme
puisque l'économie et la finance se font au jour le jour : l'Etat doit
sans cesse s'adapter aux marchés économiques et financiers dont
il est devenu dépendant.
La primauté doit donc être redonnée
à la politique. Sans un tel changement de cap, les réformes ne
pourraient pas prendre effet ou ne seraient pas suivies jusqu'à leurs
termes dans un Etat retrouvant ses moyens et son rôle sans devenir
tentaculaire et sur-bureaucratisé. L'évolution positive de la
démocratie en dépend.
Alors que nos démocraties sont majoritairement
fondées sur un modèle conçu au XIXème
siècle, leurs structures connaissent certaines limites en ce
début du XXIème siècle. Les imperfections de la
démocratie sont encore difficiles à accepter au regard des
attentes et espoirs que la démocratie suscite. En conséquence de
sévères critiques lui sont faites dans le but de promouvoir un
régime autoritaire présenté comme plus efficace pour faire
face au défi climatique. Mais celui-ci ne peut trouver sa solution que
dans un régime démocratique en partie remanié et surtout
adapté aux nouveaux enjeux du siècle. Nous allons nous
intéresser de manière plus concrète dans la
dernière partie de ce mémoire, aux possibilités
d'évolutions institutionnelles et structurelles de la démocratie
tout en respectant son essence libérale.
spelled out in section 3. This will be helpful for a general
readership (unlike the Mont Pelerin meeting) where there are likely to be many
people who do not hold non-socialist liberal principles and some who are not be
clear about what these principles are»
77
III- Vers des démocraties adaptées aux
défis de notre temps
Réformer nos démocraties ne signifie pas que
nous retournions à la démocratie des Anciens. Le substrat
libéral de nos démocraties peut s'accompagner de quelques
aménagements institutionnels et fonctionnels afin de les rendre moins
vulnérables et d'anticiper en partie les conséquences directes et
indirectes du changement climatique. Réfléchir à son
adaptation pour redonner du sens au système politique, pourra sembler
injustifié pour certains car trop hâtif étant donné
l'incertitude de son envergure. Agir dans un cadre respectable afin
d'éviter des risques majeurs aux générations futures n'a
pourtant rien d'inepte et d'inique. Une démocratie qui a confiance en
elle, prend des risques en passant à l'action et en admettant qu'elle ne
saura jamais tout : entamer de telles réformes que nous allons
étudier en détail dans cette partie implique que nous vainquions
les incertitudes de l'action pour accepter occasionnellement la prise de
risque, inhérente à la vitalité d'une démocratie
à défaut de voir celle-ci s'écrouler.
A- Réformer pour une meilleure prise en compte de
l'environnement
1- Un consensus difficile autour des réformes politiques
à apporter
Concurrencé par des organisations internationales et
différents groupes économiques ou d'intérêts, l'Etat
reste malgré tout l'unité basique d'organisation administrative
avec un territoire bien délimité, un peuple à
l'intérieur des frontières et une souveraineté reconnue
par les autres Etats. Max Weber le définissait comme « une
entreprise politique de caractère institutionnel dont la direction
administrative revendique avec succès, dans l'application des
règlements, le monopole de la violence légitime109
». L'Etat conserve ainsi son statut et son rôle malgré les
prémices d'une fédéralisation de certaines régions
du monde. La France, Etat nation démocratique faisant partie de l'Union
Européenne, ne fait pas exception à cette règle des
relations internationales.
109 Weber Max, Économie et société,
Collection Pocket Agora, 2003, p. 96
78
Dans le cadre de l'analyse qui va suivre portant sur les
adaptations de nos démocraties aux nouveaux enjeux, nous en resterons
donc à l'échelle de l'Etat. Il est toutefois regrettable de ne
pas pouvoir aborder le problème à l'échelle
fédérale étant donné la très faible
harmonisation des structures politiques entre les Etats et la grande
diversité des systèmes politiques dans le monde. Toutefois chaque
proposition de réforme peut se voir reproduite à une
échelle supranationale si tant est que la volonté soit
partagée entre les Etats.
De plus, les institutions politiques des Etats étant
pour la majorité déjà tarabiscotés, les
réformes suggérées dans la suite du mémoire visent
une clarification, une cohérence et une meilleure relation entre les
institutions. Ces réformes ne pourront trouver leur pleine mesure
qu'à la condition de les stabiliser et les faire communiquer entre elles
dans un meilleur équilibre des pouvoirs et des rapports sociaux.
L'organisation de nos institutions politiques n'est pas à modifier de
fond en comble puisque l'équilibre des pouvoirs existe et les
institutions politiques cohabitent déjà : il s'agit seulement
d'apporter quelques corrections appropriées selon les besoins et les
intérêts futurs.
Le Parlement, pilier des démocraties libérales,
nous vient de l'Angleterre du XIIIème siècle et fait l'objet de
moult révisions depuis des décennies concernant son mode
d'élection, ses pouvoirs ou encore ses règlements
intérieurs. Sa fonction principale est d'intervenir dans trois domaines
: adopter le budget, élaborer la loi et contrôler
l'exécutif. Le Parlement étant dans la plupart des Etats
bicaméral, (Chambre basse ou Assemblée nationale et Chambre haute
ou Sénat), la chambre basse ne fait pas l'objet de critiques majeures
pour deux raisons simples à comprendre. D'une part elle est très
souvent élue au suffrage universel direct et a pour fonction de
représenter les intérêts des citoyens. La proximité
avec le peuple considérée comme le dépositaire de la
souveraineté populaire, et ses pouvoirs la rende intouchable. En
revanche il apparait que la Chambre haute n'a pas toujours
démontré son efficacité et est plutôt perçue
comme composée de vieux élus locaux rejetés bien souvent
des autres institutions politiques. A l'origine créée pour
défendre les collectivités territoriales de l'Etat et pour
instaurer de la modération dans les décisions de la Chambre
basse, la Chambre Haute/ Sénat pourrait faire l'objet d'une
révision institutionnelle et être dotée de nouvelles
compétences. Son prestige ne pourra en être que plus grand.
79
Deux110 propositions principales - et originales - ont
été faite pour régénérer le Sénat.
La
première nous vient de l'ouvrage de Dominique Bourg et
Kerry H. Whiteside dans leur livre. Ils écrivent111 :
« On pourrait prendre appui sur le bicamérisme, et
instituer une chambre haute dévolue à la représentation du
long terme. Les élus ne parviennent en effet que très
difficilement à considérer à la fois le court et le long
terme ; ce sont systématiquement les intérêts à
court terme qui l'emportent. Tel serait moins facilement le cas si nous
pouvions élire des représentants sur une durée plus
longue, à l'instar des neuf ans des sénateurs français,
pour incarner spécifiquement et exclusivement les intérêts
de long terme, et ce au nom et avec la légitimité du souverain,
puisqu'élus sur des programmes relatifs aux seuls enjeux de long terme
».
L'idée des deux philosophes est de réinstaurer
une politique sur le long terme en donnant la priorité à la
Chambre haute sur les thématiques politiques résolubles sur le
temps long comme le sont les problèmes technologiques ou
environnementaux. Ainsi les campagnes politiques en seraient
bouleversées et les hommes politiques deviendraient de vrais
spécialistes de ces questions et non plus intéressés de
temps à temps lorsque le problème fait l'actualité. Les
auteurs vont plus loin dans la suite du livre proposant d'attribuer au
Sénat un rôle de « laboratoire législatif, en amont de
l'Assemblée nationale, touchant les interactions entre la nation et la
biosphère112 » et en lui conférant une simple
mission de propositions de lois sans avoir aucun pouvoir de les adopter. Ils
ajoutent : « il ne se déterminerait que
négativement113 » par un droit de veto. Enfin selon eux,
un gage de légitimité démocratique reviendrait à
élire ces sénateurs par un recours au tirage au sort (par mode de
désignation clérocratique). Dans le détail, ils proposent
de manière contestable que deux tiers des sièges soient
destinés aux membres d'Organisations Non-Gouvernementales
Environnementales ayant prouvé leur dévouement pour
l'environnement et l'intérêt général et qu'un
dernier tiers soit issu de ce qu'ils nomment « la population
ordinaire114 ». Une réforme de ce type dérogerait
aux formes habituelles de la démocratie représentative et
comporte une dérive potentielle : la part accordée aux experts et
au monde associatif environnemental serait très
110 De ce que j'ai pu lire tout au long de cette
année de recherche
111 Dominique Bourg & Kerry Whiteside,
« Pour une démocratie écologique », La Vie des
idées, 1er septembre 2009. ISSN : 2105-3030. URL :
http://www.laviedesidees.fr/Pour-une-democratie-ecologique.html
112 Bourg Dominique et Kerry Whiteside, Vers
une démocratie écologique : le citoyen, le savant, le
politique, Seuil, Paris, octobre 2010, p.42
113 Op. cit, p.93
114 Op. cit, p.94
80
grande et représenterait un pied de nez fait aux
citoyens. De plus la Chambre haute ne pourrait plus se prononcer positivement
sur un sujet étant donné son rôle de seul censeur. Le
Sénat en tant que cerbère modifierait l'équilibre des
pouvoirs malgré quelques avancées comme la réelle prise en
compte de l'environnement, l'obligation de pensée sur le long terme et
l'encouragement à contrôler notre futur et celui des
générations futures.
La seconde proposition de réforme du Sénat nous
vient des travaux de Bruno Latour. Ce célèbre sociologue
français s'inscrit dans la lignée d'un autre sociologue, Serge
Moscovici, qui appelait à la création d'un « gouvernement de
l'ordre naturel » :
« consciemment et méthodiquement, nous sommes
à même d'intervenir dans l'équilibre biologique de la
plupart des espèces végétales ou animales, de les
préserver ou de les détruire, d'aménager le climat, de
modifier le cycle des transformations énergétiques115
».
Bruno Latour, évoquait dans une
conférence116 les bienfaits d'une réforme du
Sénat pour faire entrer ce qu'il appelle les « objets naturels
» dans le « Parlement des choses ». Il disait :
« Pouvons-nous faire entrer les sujets de débat -
qui ne seront jamais stabilisés - dans des institutions politiques
faites pour les accueillir ? Peut-on construire les institutions qui prennent
les anciens objets « naturels » et faire de la politique avec ces
êtres bizarres : les objets naturels avec leurs humains associés ?
Il faut moderniser la modernisation. (...) Elle ( la Terre ) deviendra
un objet politique à 3 conditions : que nous acceptions le
caractère controversé des objets sur lesquels nous allons
concentrer notre attention ; on ne peut plus les stabiliser ; que nous
inventions les institutions adéquates. En effet celles-ci n'existent
guère (à l'exception d'organismes comme le GIEC). J'avais
proposé naguère de remplacer le Sénat actuel par une
Assemblée des non humains ; il y aurait un Sénateur par type
d'objets : un sénateur des forêts, un sénateur des oiseaux
migrateurs, un sénateur des ordures ménagères, un
sénateur des particules de diesel, etc... Le Sénat est une
assemblée représentant les territoires. Or les territoires, c'est
ce dont nous avons besoin pour survivre : aujourd'hui, pour survivre, ce sont
des non humains que nous avons besoin. Mais : comment les élire ? (...)
Constituer ce Parlement des choses requiert une grande inventivité
politique117 ».
Pour expliciter les modes de désignation des objets
dans le « Parlement des choses », il ajoute :
« Le vrai problème n'est pas tant de savoir ce
qu'il faut inclure dans le collectif que ce qu'il faut en exclure. Dans
Politiques de la nature, j'ai proposé une Constitution pour
intégrer cette question. La seule chose
115 Essai sur l'histoire humaine de la nature, Paris,
Flammarion, 1977, p.6-7
116 Bruno Latour « Ecologie et démocratie : pour
une politique de la nature » dans les conférences d'Agora le 18
janvier 2008
117 Disponible à cette adresse :
http://www.agorange.net/Conf_bruno-Latour.pdf
81
absolument sûre c'est qu'on ne peut pas d'avance limiter
les êtres pertinents. Il faut remplacer la distinction fait / valeur
(fait : ce qui est : valeur : ce qui doit être) par quatre fonctions : il
y a les êtres qui nous rendent perplexes, ceux qui sont capables de nous
alerter (ex : les abeilles : c'est aujourd'hui un grand problème cosmo-
et géopolitique) ; il faut identifier les porte-parole
représentatifs de ce qui nous a rendus perplexes ; la question de la
hiérarchie se pose (...); il faut inventer l'institution
habilitée à établir cette hiérarchie. »
Avec une vision hétérodoxe finalement
très différente des travaux habituels de la science politique car
celle-ci s'est « préoccupée de la façon dont on
pouvait avoir des gouvernements représentatifs mais pas du tout des
procédures par lesquelles on allait pouvoir représenter
c'est-à-dire rendre présents les objets de dispute, le contenu
des affaires pour lesquelles les humains se sont assemblés118
», Latour n'envisage pas moins que de rompre avec l'anthropocentrisme de
nos institutions politiques et a fortiori au sein du Sénat afin
de prendre en compte ce qui nous environne et ce dont nous dépendons
pour vivre. Nous pouvons parler de révolution institutionnelle plus que
de réforme de nos institutions avec une telle proposition qui,
malgré son extravagance, aurait le mérite de prendre en compte
d'un point de vue scientifique les différents éléments
composant notre planète : finalement un nouveau Sénat verrait le
jour en tant que représentant des absents de nos institutions. Un «
Parlement des choses » placerait de fait la science écologique au
coeur des institutions politiques amenuisant le rôle de l'écologie
politique. Toutefois pourrions-nous encore parler de Sénat avec une
Chambre ne défendant plus les intérêts des individus mais
des autres êtres vivants ? Plus qu'une chambre parlementaire, ce serait
la démocratie représentative qui serait transformée avec
l'entrée dans l'arène politique d' « objets non humains
». L'essence de la démocratie libérale analysée
auparavant en serait fondamentalement modifiée voire perdue. Nous
pouvons faire la même critique que pour la première proposition de
réforme institutionnelle : la place accordée aux scientifiques
serait bien trop grande car pour Latour, ils sont les seuls à pouvoir
être les « portes paroles » des non-humains.
Enfin Dominique Bourg et Kerry H. Whiteside ont
également réfléchi à la création d'une
nouvelle institution, appelée le premier par Rosanvallon,
Académie du futur. Elle serait chargée d'informer et
d'accompagner les autres institutions politiques afin de favoriser la
compréhension des faits scientifiques notamment à propos des
limites de la Terre et des ressources naturelles. Composés de
scientifiques capables d'élucider les problèmes techniques et de
philosophes pour se charger de l'aspect éthique, « son domaine
relèverait de la science
118 Interview de Latour dans la revue EcoRev
n°34 « Remettre les non-humains au coeur de la politique »
82
éclairante et non agissante119 ». Cette
Académie du futur, dans son principe, reviendrait à jouer un
rôle similaire à celui du Conseil d'Etat mais
spécialisé sur les questions environnementales.
D'autres réformes sont imaginables comme par exemple
amender les Constitutions des Etats démocratiques en incluant une charte
de l'environnement comme l'a fait la France mais dotée d'un
caractère plus contraignant (ou encore inclure le devoir juridique de
préservation de bien public environnemental, création d'un
Conseil constitutionnel environnemental...). Les propositions sur la
création de nouvelles fonctions comme celles de Vice-Premier ministre ou
Vice-Président chargé de l'environnement sont
évoqués mais à défaut de débat sur les
compétences de ces fonctions, elles s'apparentent à de la
fanfaronnade pour le moment.
De pareilles réformes institutionnelles sont
principalement théorisées dans les pays anglo-saxons et restent
encore très marginales dans la pratique. L'exemple de la réforme
des institutions politiques de 2008 en France suivant les travaux du
Comité Balladur120 démontre bien le peu d'importance
accordé aux préoccupations environnementales : elles ne
constituent donc pas une priorité dans l'optique de futures adoptions de
réformes des institutions politiques.
2- Vers des avancées de la démocratie
participative
La démocratie représentative, nouvellement
envisagée, est vouée à être complétée
par une participation citoyenne d'une ampleur différente que ce que nous
connaissons aujourd'hui. Le risque d'« expertisation » du Parlement
et les limites inhérentes à la démocratie
représentative expliquent cette exigence de coopération des
citoyens bien difficile pourtant à mettre en oeuvre.
Depuis les années 1990, la démocratie
participative a souvent été brandie dans l'intention de
démocratiser la démocratie. En effet sa qualité principale
est de créer un cadre accordant aux citoyens le droit d'exercer plus
directement leurs pouvoirs politiques et de
119 Bourg Dominique et Kerry Whiteside, Vers une
démocratie écologique : le citoyen, le savant, le politique,
Seuil, Paris, octobre 2010, p.92
120 De son vrai nom Comité de réflexion et de
proposition sur la modernisation et le rééquilibrage des
institutions
83
permettre à l'individu de se sentir davantage
impliqué par ce qui l'environne. Toutefois un paradoxe demeure et enraye
le mécanisme de son exécution : comment encourager la
participation du plus grand nombre lorsque nous assistons à une
désagrégation du sens civique et à un éloignement
des citoyens de la res publica ? Cette contradiction doit être
prise en compte et intégrée aux réflexions favorables
à la mise en place de la démocratie participative,
complément de la démocratie représentative, sous peine de
compromettre toute réforme à venir.
Depuis son apparition, la démocratie participative
s'est très souvent bornée à un discours plus qu'à
son exercice. L'un des seuls exemples marquants reste celui du Brésil
suite à la promulgation de la Constitution de 1988 qui rendit possible
l'intervention de la population dans le choix du budget de la ville de Porto
Alegre, appelés aussi « budget participatif ». En dépit
de sa mise en pratique difficile, la démocratie participative reste
promue afin d'associer les citoyens à l'élaboration des
décisions politiques en prévision des effets du changement
climatique. Etant donné que des décisions liées au
biopouvoir peuvent porter atteinte à la vie privée des individus,
la participation citoyenne constituerait une voie plus sereine et moins
polémique pour tenir compte des revendications et positions de chacun,
par l'intermédiaire de débats, dans la prise de décision
finale. Ceci explique sa popularité sur le plan intellectuel, en
général associé à une nostalgie de la
démocratie directe des grecs.
Il est par ailleurs à noter que les
référendums populaires à l'instar de ce qui se produit en
Suisse ne sont point mentionnés comme modèle à suivre
alors qu'ils sont directement inspirés de la démocratie directe.
Les référendums facultatifs suisses - prenant effet lorsque 8
cantons ou 50 000 citoyens en font la demande - ou encore les initiatives
populaires - droit civique suisse permettant de proposer une modification de la
Constitution et de la soumettre au vote populaire - paraissent être des
alternatives crédibles à la démocratie participative qui
constitue encore une grande inconnue. La complexité de ses
modalités et la faible participation citoyenne des quelques initiatives
existantes (Jurys citoyens dans les années 1970 et en 2008 en France)
démontrent qu'elle n'est pas facile à mettre en oeuvre. Elle
aurait pourtant le mérite d'épauler la démocratie
représentative et d'appliquer les recommandations du cahier des charges
du développement durable.
En effet à côté des trois piliers du
développement durable que sont l'économique, l'écologique
et le social, le développement durable encourage une certaine conception
de la gouvernance - tant critiquée par Hermet - afin de mettre en oeuvre
des politiques publiques
84
respectueuses de l'environnement. La participation de la
société civile relève de cette gouvernance de
manière à intégrer l'opinion publique dans le processus de
décision121. Dans un souci de transparence, les citoyens sont
donc appelés à intervenir dans la décision dite
partagée.
Avant d'aller plus loin dans l'analyse, une distinction doit
être faite pour éviter toute confusion de langage entre la
démocratie participative et la démocratie
délibérative. Ces deux modes de participation se
différencient par leurs finalités : la démocratie
participative vise la « délibération
décisionnelle122 » tandis que celle
délibérative est un « espace de débat
précédant les décisions123 ». Toutes les
deux sont ouvertes à la population et diffèrent des
comités ad hoc de consultations (Conseil Consultatif National
d'Ethique et la Commission Nationale du Débat Public par exemple)
existants déjà en France. Ces comités sont « tous
suspectés d'illégitimité124 » comme le
révèle Jacques Testart en raison des conflits
d'intérêts ou de la surreprésentation des experts dans ces
comités. Ce type d'organisation n'en conserve pas moins une
utilité comme le rappelait125 Paul Ricoeur : ces cellules de
conseil entre politique, scientifique et homme de terrain garantissent une
pluralité des points de vue et des analyses du fait de la
diversité des compétences. Néanmoins ces comités
d'experts ne doivent pas freiner les efforts en faveur de la mise en place de
la démocratie participative. L'originalité de la
démocratie participative se résume donc d'une part par
l'ouverture de débats aux citoyens profanes en parallèle des
comités d'experts et suite à ces débats, de parvenir
à un consensus entre les différentes parties pour en
définitive délibérer. Par ce mode, la vox populi
pourra se faire connaitre et peut être entendre.
Dans la pratique, il existe deux modes opératoires
appelés jurys de citoyens et conférences de consensus. Leurs
principes sont les suivants : après un tirage au sort désignant
un certain nombre de personnes (entre 15 et 20 en général) sur
les listes électorales à l'égal des jurys populaires qui
opèrent dans le domaine de la justice, les individus sont priés
de se déterminer sur un sujet la plupart du temps polémique : en
général après un échec entre scientifiques et
121 D'après le principe n°10 de la Déclaration
de Rio de Janeiro de 1992
122 Dictionnaire de Science Politique, Dalloz-Sirey, 2005,
404p
123 Ibid.
124 Sous la direction d'Alain Caillé, Quelle
démocratie voulons-nous ?, La découverte, Paris, 2006,
p.35
125 Ecologie politique, n°7, été 1993
85
pour une durée de trois jours. Les membres de ce jury
n'étant pas a priori des spécialistes du sujet ou ayant
un intérêt direct avec celui-ci, ils sont davantage
disposés à être objectifs. Une formation
générale leur est dispensée afin de prendre connaissance
des paramètres, des enjeux, des conséquences ou encore de la
conjoncture. Cette architecture s'inspire du « voile d'ignorance »
chère à John Rawls dans son livre Théorie de la
justice.
Jacques Testart, célèbre biologiste et promoteur
de la démocratie participative, relevait dans un article un exemple
précis d'un telle démarche pourtant plus répandue aux
Etats-Unis :
« L'exemple de la conférence de citoyens
organisée sur le thème « changements climatiques et
citoyenneté » par la Commission française du
développement durable en 2002 l'a bien montré. Les citoyens ont
parfaitement compris les enjeux et ils ont été capables de faire
des recommandations dont la cohérence vaut bien celle de nos experts
officiels. A la différence de ces derniers toutefois, leur avis a
été ostensiblement ignoré par les médias
126»
A la fois conscient de la potentialité de la
démocratie participative et confiant en les participants pour agir au
nom de l'intérêt général, Jacques Testart analyse
ces modes participatifs comme un bon moyen pour lutter contre le «
court-termisme » des politiques. Cependant le problème de ces
initiatives réside dans leurs efficacités : ainsi le rôle
de cette participation reste essentiellement consultatif du fait bien souvent
du rejet du consensus par les représentants politiques. C'est pourquoi,
finalement, il s'agit plus de démocratie délibérative que
de démocratie participative. Les deux formes de démocratie
représentative et participative ne parviennent pas à cohabiter et
s'ignore la plupart du temps sans aucun moyen de trouver un médiateur
pour relier les positions contraires.
Dominique Bourg résume parfaitement les enjeux de la
démocratie participative pour notre futur :
« ( elle ) consiste à diffuser la fonction
politique dans l'ensemble de la société et vise à
accroître l'implication directe des citoyens dans des processus
jusqu'alors dominés par le pouvoir de décision des experts. (...)
Ainsi, la démocratie écologique répondrait à la
fois aux défauts de la représentation moderne en ce qui concerne
les générations futures et à la nécessité
d'une plus grande participation populaire dans l'évaluation des
innovations techno-scientifiques. Ainsi, la démocratie orientée
vers le futur étend la pratique d'exiger des
126 Politis, 3 juin 2010 « Rendre la parole aux citoyens
»
86
déclarations d'impact sur l'environnement et des
audiences publiques avant d'entreprendre des projets
d'aménagement127 ».
La démocratie participative se révèle
également nécessaire en tant que complément du principe de
précaution. En effet de nombreux sujets de sociétés
relatifs aux controverses socio-techniques nécessitent la participation
de la société civile pour accompagner la prise de décision
du pouvoir représentatif et exécutif : il s'agit de ne pas donner
le monopole de la pensée aux experts et d'éviter de créer
un pouvoir par le haut, décideur, et de voir l'opinion publique
négligée. Toutefois une telle conception de la démocratie
participative impliquerait une évolution de ses fondements. Mise en
place pour le moment afin de se charger des problèmes
d'aménagement du territoire ou d'équipement, la démocratie
participative pourrait prendre une autre dimension. Cette nouvelle
conceptualisation est présentée par le travail de Michel Callon,
Pierre Lascoumes et Yannick Barthe pour qui les institutions politiques de nos
démocraties ne sont plus adaptées aux nouvelles questions
contemporaines. Voici comment ces trois auteurs parlent des controverses
socio-techniques128 :
« Les controverses engendrées [...] vont bien
au-delà des seules questions techniques. Un de leurs enjeux est [...]
d'établir une frontière nette et largement acceptée entre
ce qui est considéré comme indiscutablement technique et ce qui
est reconnu comme indiscutablement social. [...] Reconnaître sa dimension
sociale, c'est redonner une chance [à un dossier] d'être
discuté dans des arènes politiques ».
Pour aborder ce nouveau type de controverse d'une
manière où ne seraient pas opposés profanes et
spécialistes, les trois sociologues proposent une
généralisation de ce qu'ils nomment les forums hybrides, lieu
d'apprentissage et de discussion entre citoyens, élus et membres
associatifs. Ce type de démocratie participative aurait le mérite
d'encourager ce qu'ils nomment « une prolifération du social »
soit le développement d'organisations associatives, de mouvements
riverains et de divers groupes sociaux régénérant le tissu
social. Cette forme de démocratie par le dialogue s'oppose ainsi
à la prise de décision arbitrale et a l'avantage de ne pas
ignorer la minorité au profit de la majorité et de garantir les
savoirs communautaires protégés par la Convention sur la
Diversité Biologique de 1992.
Mais ce type de démocratie participative, encore
à ses balbutiements, n'a pour le moment débouché sur aucun
grand consensus bien que cela ait permis un rapprochement entre expert
127 Dominique Bourg & Kerry Whiteside, « Pour une
démocratie écologique », La Vie des idées, 1er
septembre 2009. ISSN : 2105-3030. URL :
http://www.laviedesidees.fr/Pour-une-democratie-ecologique.html
128 Agir dans un monde incertain. Essai sur la
démocratie technique, Seuil, 2001 p.45
87
et profane et une meilleure information de l'opinion publique.
La relation entre représentants et citoyens est encore autre chose car
elle implique de repenser la prise de décision finale. Nous voyons bien
à travers cette section que la démocratie participative est
difficile à mettre en place lorsqu'elle implique des
redéfinitions générales du pouvoir. Très utile pour
une meilleure information des citoyens, elle est encore trop abstraite et
perçue comme rivale du monde politique professionnel pour avoir une
chance de se mettre en place à court terme. Une démocratie
adaptée aux défis écologiques nécessite
néanmoins une prise en compte des opinions publiques pour pouvoir d'une
part être acceptée et d'autre part se responsabiliser les
comportements citoyens sans qu'un Etat les y oblige.
3-Vers une révision de l'éducation et la promotion
de la recherche
En parallèle à ces deux grandes réformes
institutionnelles, une politique d'éducation à l'environnement
est encouragée par la charte de l'environnement et par les principes du
développement durable. Le monde de la connaissance et de l'information
dans lequel nous vivons ne permet pas paradoxalement aux citoyens de se sentir
concernés par le défi environnemental. L'excédent
d'information compromet l'implication du plus grand nombre : la saturation
d'informations et le sentiment de culpabilité proviennent de la
manière dont sont présentés les problèmes
environnementaux et plus particulièrement le changement climatique.
L'enjeu d'une nouvelle politique éducative est de parvenir à
faire comprendre que les solutions sont autant locales que globales, autant
politiques que citoyennes.
Une redéfinition du tronc commun de la formation
scolaire avec l'incorporation de cours sur l'environnement aurait d'abord le
mérite d'inculquer de bien meilleures connaissances de ce qui nous
entoure. Cette acquisition de connaissances s'accompagnerait de savoirs
pratiques afin de gagner en capacité de prévention (respect de
l'environnement) et de gestion du milieu naturel. Cette réforme peut
prendre exemple sur ce qui se déroule dans les cours d'éducation
civique afin de réfléchir aux pratiques écologiques et aux
valeurs qui en découlent. Pour cela il s'agit de réorganiser en
partie les programmes scolaires étant donné que pour le moment,
l'éducation à l'environnement n'existe pas réellement :
elle est encore confondue avec les programmes scolaires
d'histoire-géographie et des sciences de la vie et de la Terre. Or,
une
88
matière autonome et émancipée des autres
enseignements existe déjà dans certains pays comme en
Amérique latine et rendrait possible une mise en pratique des
enseignements avec des exercices concrets comme du jardinage ou de
l'horticulture : une telle voie représenterait un moyen de lutter contre
le malaise envers la terre et de repenser l'opposition ville-campagne
malgré quelques initiatives existantes éparses. La
représentation des citadins du monde rural et des travaux agricoles
ainsi que la fascination de la ville pour des campagnards seraient sans doute
modifiées. L'exode rural, évènement majeur du XXème
siècle dans le monde, n'est pas durable à plus long terme lorsque
des petites villes de province se dépeuplent.
Une éducation à l'environnement tel que le
prône le développement durable aurait plusieurs avantages. Plus
qu'une prise de conscience, la pertinence de cette éducation serait de
responsabiliser le citoyen sans que l'Etat n'ait à intervenir d'une
manière ferme pour faire changer nos comportements de la vie de tous les
jours comme le recyclage, l'utilisation de la vie voiture, les économies
d'énergies... L'autonomie accordée aux individus pourrait
redonner alors du sens à la citoyenneté et à la vie
commune par le maintien d'un esprit critique sur les valeurs écologiques
et démocratiques.
Une telle réforme de l'éducation serait utile
pour éviter d'assumer à l'Etat toute la charge et la
responsabilité d'atténuer les effets du changement climatique.
Cependant ce théorique retour à la terre ou du moins aux
régions qui serait prôné par une politique
éducative, est aujourd'hui défendu par les seuls
décroissants : toute la difficulté est alors de dissocier cette
idée du corpus idéologique de la simplicité volontaire
pour ne pas donner l'impression que l'évolution de nos modes de vie
devienne une régression. Cette politique éducative pourrait pour
cela s'accompagner d'une communication étatique progressive à
l'image de ce qui se produit avec le développement durable.
En marge de l'éducation, un investissement dans la
recherche et les institutions prospectives est important afin de trouver des
solutions techniques ou politiques aux problèmes qui se poseront dans
l'avenir. C'est pourquoi à l'instar de ce qui se passe dans les conseils
d'experts sur les questions bioéthiques, les instituts de recherche, les
conseils consultatifs scientifiques ou encore les cercles d'expertises
pourraient être amenés à travailler,
réfléchir et conseiller les collectivités territoriales
(prospective territoriale, prospective urbaine..). Pour le moment il existe une
seule structure officielle en France qu'est l'Observatoire national sur les
effets du réchauffement climatique (ONERC). Dans le cadre du
développement durable, ce type de prospective existe déjà
comme avec l'Agenda 21 ou les institutions statistiques (INSEE,
89
CREDOC...). Il s'agirait de développer ce secteur pour
favoriser l'adaptation des Etats et de ses territoires sur des questions comme
la gestion de l'eau, de l'aménagement, l'architecture et de confronter
certains types de réformes au principe de précaution.
B- Les aléas du réformisme et ses dangers
1- La tentation d'aller au-delà de la réforme ou de
faire la faire échouer
Les trois réformes proposées dans la
première sous-partie ne dérogent pas à la règle du
jeu politique : elles connaissent leurs défenseurs et leurs opposants.
La pédagogie et la communication sont donc des conditions pour leurs
réussites. Des réformes aussi difficiles à mettre en
oeuvre suscitent donc des critiques : des partisans de la décroissance
et de la deep ecology trouvent cet aggiornamento trop tendre
tandis que les sympathisants du système économique craignent que
ce changement politique se transforme en menace pour les libertés.
Suite au Sommet de Rio de Janeiro de 1992, les
problèmes environnementaux ont trouvé leurs réponses par
le truchement du développement durable. Ainsi des principes ont
été inscrits dans le droit afin d'inciter le monde
économique à participer à l'effort de préservation
de l'environnement : les deux plus connus furent le principe de
précaution et le principe pollueur-payeur. D'autres concepts et
réglementations ont été imposés au monde de
l'entreprise afin d'évaluer leur impact environnemental et de leur faire
intégrer sur une base volontaire des changements organisationnels
(Nouvelles régulations économiques129 imposées
par l'Union Européenne aux Etats et la Responsabilité sociale de
l'entreprise). A travers le développement durable, l'intervention du
politique visait l'anticipation au maximum des problèmes au nom des
besoins des générations futures d'après la
célèbre formule du Rapport Brundtland. Or, les faibles
avancées du développement durable démontrent la propre
limite du concept élaboré sur la bonne volonté des
acteurs. Dans une interview, Luc Ferry disait
déjà130 :
129 Chaque rapport annuel d'activité
d'une entreprise cotée en bourse a l'obligation de prendre en compte les
conséquences environnementales de son activité
130 Protéger l'espèce humaine
contre elle-même », entretien avec Luc Ferry dans la Revue des Deux
Mondes, octobre-novembre 2007, pp.75-79
90
« Je sais que l'expression est de rigueur, mais je la
trouve si absurde, ou plutôt si floue qu'elle ne dit rien de
déterminé. (...) Qui voudrait plaider pour un «
développement intenable » ! Évidemment personne ! [..]
L'expression chante plus qu'elle ne parle.».
Ainsi le développement durable dépend du bon
vouloir des protagonistes en jeu et en particulier du monde économique
encore peu convaincu par l'économie verte qui se définit comme un
« mode de développement organisé autour d'une
économie sobre en ressources naturelles, faiblement émettrice de
gaz à effet de serre et intégrant les dimensions humaines et
sociales131 ». La défense de l'environnement n'est pas
encore une préoccupation morale pour une majorité d'entreprise
française comme le prouve cette statistique : l'emploi dans les
professions vertes a représenté 132 000 postes sur l'ensemble des
emplois en France pour l'année 2007132. Ainsi le respect des
conditions du développement durable représente seulement pour le
moment un éco-label bénéfique sur les marchés et
n'est pas forcément une garantie de rentabilité : nous sommes
ainsi davantage dans un calcul coût/bénéfice que dans une
démarche éthique volontaire.
Une politique ambitieuse en recherchant l'accord du plus grand
nombre est possible mais doit revêtir une forme différente que les
politiques environnementales actuelles issues du développement durable :
la recherche d'adhésion des destinataires de ces politiques est un
préalable à la démocratie mais également un biais.
Ce trait inhérent à la démocratie qu'est le dialogue
nécessite par conséquent un retour à la politisation des
enjeux.
A l'opposé, des contempteurs du développement
durable voient d'un mauvais oeil de telles réformes politiques et
économiques. Davantage favorables à une décentralisation
intense, ils plaident pour un projet de société bien
différent de celui présenté par la démocratie
libérale. Cette écologie révolutionnaire, inspirée
de Murray Bookchin133, se développe à partir de la
notion de municipalisme libertaire. Adversaires des institutions politiques,
ils plaident pour un autogouvernement plus à même de faire
participer la population et d'autogérer des formes de production. Cette
nouvelle utopie, influencée par le socialisme du XIXème
siècle, représente
131 Définition d'après le Ministère de
l'Écologie, du Développement Durable, des Transports et du
Logement à partir du rapport du Commissariat général du
développement durable, n°43, juin 2011 « Activités,
emplois et métiers liés à la croissance verte
132 Selon la page 7 du rapport du Commissariat
général du développement durable, n°43, juin 2011
« Activités, emplois et métiers liés à la
croissance verte
133 (1921-2006). Essayiste anarchiste américain et
fondateur de l'écologie sociale
91
une autre face de l'extrémisme - après les
décroissants et les écototalitaires - opposées aux
réformes politiques relatives au changement climatique.
Finalement ce sont deux adversaires de l'évolution de
la démocratie - l'un par peur de voir le fonctionnement et l'essence du
système changer surtout concernant les libertés et l'autre
considérant que la réforme ne va pas assez loin et n'est pas la
solution viable - bien différents qui mettent en doute la
réussite de ce type de réforme. Les réformes
institutionnelles, politiques et économiques à venir auront
à faire face aux réticences du monde économique et
à l'épanouissement de divers extrémismes en fonction du
niveau d'incertitude du changement climatique et de l'envergure des
réformes si elles venaient à être défendues un
jour.
2- Eviter l'élitisme et la confiscation du débat
par les experts
Tandis que nous avons pu voir dans une
précédente partie que le catastrophisme était la maladie
infantile de l'écologie politique, l'élitisme caractérise
un autre grand paradoxe de la pensée écologiste. Alors que les
partis écologistes dénoncent la continuelle irruption des experts
et des technocrates dans les sphères de pouvoir influant de fait sur la
décision, l'expertise et la science sont pourtant interdépendants
pour évaluer des risques, des contaminations ou même une politique
publique pour résoudre un problème. Cette étrange relation
que les écologistes entretiennent avec la science et
l'expertise134 s'explique d'un côté par un rejet de la
haute administration, distante des problèmes locaux, et par une
distinction entre l'expertise et la science. L'une est partiale, subjective
voire partisane tandis que la science est jugée plus objective,
précise et productrice de données. Pourtant les relations entre
l'écologie en tant que science, et la pensée écologique
(d'où la distinction entre écologue et écologistes) sont
plutôt simples puisque les mouvements écologistes dépendent
des écologues pour obtenir les informations et c'est à partir de
ces informations qu'une expertise écologique est rendue possible.
L'un des exemples les plus frappants reste le cas de
Bjørn Lomborg, professeur danois de science politique, statisticien et
militant écologiste, célèbre pour avoir écrit un
livre polémique sur le changement climatique intitulé
L'écologiste sceptique et publié en 2001. Alors qu'il
est
134 Sylvie Ollitrault « Les écologistes
français, des experts en action », Revue française de
science politique 1/2001 (Vol. 51), p. 105-130
92
spécialiste des sciences humaines, il compta sur sa
capacité d'expertise militante et sur ses compétences
statistiques pour dénoncer les travaux du GIEC et défendre la
thèse d'un changement climatique principalement naturel. Finalement en
2010 dans un ouvrage collectif Smart Solutions to Climate Change, il
reconnut son erreur d'analyse.
C'est pourquoi cette notion sibylline d'expertise peut
prêter à confusion et est souvent portée par une partie des
écologistes, bien souvent les plus extrémistes. Rappelons que le
projet écototalitaire vert prônait un gouvernement d'experts,
considérés comme seuls gouvernants aptes et responsables pour
gérer les difficultés à venir. Une centralisation et
l'accaparement du pouvoir par une catégorie n'est pas nouvelle à
la fois en philosophie et au sein de l'écologie.
Platon, le premier, avec son récit du mythe de la
Caverne, parlait déjà de philosophe-Roi, seul à même
de diriger la Cité par sa sagesse : un philosophe est davantage enclin
à ouvrir les yeux
sur le monde que de rester aveuglé par les bassesses
des hommes. Il écrit dans la République135 :
« S'il n'arrive pas ou bien que les philosophes
deviennent rois dans les États ou que ceux auxquels on donne maintenant
le nom de rois et de princes ne deviennent philosophes, authentiquement et
comme il faut ; et que cet ensemble - pouvoir politique et philosophie - se
rencontre sur la même tête ; s'il n'arrive pas, d'autre part,
qu'aux gens cheminant de nos jours vers l'un de ces buts à l'exclusion
de l'autre (et le nombre est grand des gens qui sont ainsi faits), on ne barre
de force la route, alors, mon cher Glaucon, il n'y aura pas de trêve aux
maux dont souffrent les États, pas davantage, je pense, à ceux du
genre humain ».
Ce modèle élitiste et autoritaire s'inspirait de
sa célèbre typologie entre les individus de la Cité que
rapporte Nsasay dans son livre136 : tandis que les philosophes
gouvernent par la Raison et l'universel, les soldats se caractérisent
par leurs courages et la population est dominée par ses désirs et
la doxa.
Les appels à un régime autoritaire ou
totalitaire reprennent d'ailleurs cette classification pour démontrer
l'aveuglement des peuples et son consumérisme tandis qu'une
élite, souvent scientifique, est considérée comme plus
lucide et clairvoyante sur la réalité du monde et l'état
de la planète. Hans Jonas appela lui aussi à cette
démocratie des experts. Cette demande
135 Platon, La République, V, 473c, trad. L.
Robin
136 Ngambele Nsasay, René, La
cosmodémocratie : Un principe de gouvernance pour la
société technologique et mondialisée, 2008, p.156
93
d'« expertisme » comprend le risque de voir se
réitérer un despotisme éclairé. La Raison et les
réformes conçues d'après des résultats
scientifiques, ne sont pas à eux seuls des motifs de modernisation.
D'autres éléments comme le social ou l'Histoire doivent entrer en
compte pour imaginer une politique. Des réformes défendant
l'omniprésence des experts et des scientifiques constitueraient une
forme de retour au despotisme éclairé du XVIIIème.
La promotion du rôle de l'expert n'est pas à elle
seule la solution aux problèmes technologiques et climatiques qui se
poseront dans un avenir proche. Nous l'avons bien vu avec l'éventuel
développement de la démocratie participative à travers les
forums hybrides. Le fait que les experts puissent d'une part se tromper puis
d'autre part ne pas arriver à se mettre d'accord et enfin buter sur le
principe de précaution démontre bien qu'une telle
démocratie d'expert n'est pas souhaitable et ne garantit aucunement son
efficacité.
Dans les deux réformes présentées
relatives à la refondation du Sénat, l'importance accordée
aux experts (dans le livre de Bourg et Whiteside) et aux scientifiques (chez
Bruno Latour dans Politiques de la nature) est extrêmement
importante. Même si les deux livres ne donnent aucun pouvoir de
décision au nouveau Sénat et appellent au renforcement de la
démocratie participative, nos institutions entreraient dans un
régime politique d'expertise ou scientiste dans lequel la science aurait
pour vocation d'« organiser scientifiquement
l'humanité137 » selon le mot d'Ernest Renan. La
politique s'effacerait au profit de la science, ensuite examinée par les
experts.
Consciente du travers d'un tel fonctionnement, Virginie
Schoefs, auteur du livre Hans Jonas : écologie et démocratie
écrivait :
« Selon Hannah Arendt, il ne saurait être question
d'expertise en politique, c'est-à-dire dans le domaine de l'action
véritable, mais seulement dans le domaine technoscientifique. Placer
tout espoir quant à l'avenir dans une expertise est une illusion
moderne. En effet, la figure de l'expert politique est née de la
réduction moderne de l'agir au faire, de la croyance illusoire selon
laquelle il suffirait de savoir pour pouvoir. Croire en la force de l'expertise
dans le domaine politique, c'est se placer dans un schème de
pensée régi par l'articulation entre les moyens et la fin, c'est
se rapporter à une conception de la politique en terme de faire, comme
si la réalisation pouvait être séparée de la
conception138 ».
137 L'Avenir de la science - pensées de 1848, Ernest
Renan, éd. Calmann-Levy, 1890, p. 37
138 Schoefs Virginie, Hans Jonas : écologie et
démocratie, L'Harmattan, Paris, 2009, p.140
94
Par conséquent une re-politisation des enjeux et des
problèmes climatiques est indispensable et la démocratie
participative constitue une voie éventuelle - parmi d'autres - pour
éviter ces dérives comme le signale Denis Salles, dans son livre
:
« ces procédures tentent de prémunir les
nouvelles formes de débat démocratique des dérives
classiques de captation par des élites scientifiques et politiques ou
par des représentants d'intérêts organisés, en
garantissant
très en amont de la décision, la transparence du
débat par l'ouverture d'arènes élargies,
l'impartialité de l'animation et une large médiatisation de
l'ensemble du processus139 ».
Par conséquent si adviennent des réformes dans
un avenir proche pour adapter nos démocraties aux difficultés
climatiques et technologiques, elles seront tenues de se prémunir de
tout « expertisme » pour ne pas écarter les citoyens des
sphères du pouvoir auquel cas la politique se
décrédibiliserait.
C- Une re-politisation des enjeux à travers le rôle
et la fonction des Etats
1- Une redéfinition de l'action publique par le truchement
du principe de subsidiarité
Les réformes politiques octroyant plus d'importance aux
experts et aux scientifiques représenteraient une menace pour la
démocratie avec une concentration et une centralisation du pouvoir en
leurs mains : c'est un autre travers éventuel dans la mise en oeuvre des
réformes. Les effets du changement climatique sont à la fois
locaux et globaux c'est-à-dire qu'ils se retrouveront autant à
l'échelle locale, départementale, régionale que nationale
et internationale. La démocratie, même modifiée, ne peut
réussir seule le pari de résoudre le défi climatique. En
effet les problèmes environnementaux représentent un enjeu
transfrontalier tandis que les politiques publiques sont très
majoritairement nationales. Cette différence d'échelle est pour
l'heure un sujet de préoccupation auquel le développement durable
propose une solution. Une redéfinition des prérogatives et des
compétences de l'Etat est proposée afin de déterminer les
compétences des échelons politiques en matière
d'environnement.
139 Salles Denis, Les défis de
l'environnement : démocratie et efficacité, éditions
Syllepse, 2006, Paris, p.131
95
Alors que la centralisation des Etats est encore importante
dans le monde notamment parmi les régimes autoritaires, le
développement durable encourage l'application du principe de
subsidiarité. Celui-ci se définit de la manière suivante :
« l'octroi d'un certain degré d'indépendance à une
autorité subordonnée vis-à-vis d'une autorité de
niveau supérieur, notamment d'une autorité locale envers le
pouvoir central140». Cette maxime politique et sociale
s'inscrit dans un courant plus global de décentralisation et de
déconcentration administrative. Considérées comme proches
des citoyens, les collectivités territoriales des Etats
démocratiques sont ainsi capables de résoudre un problème
avec autant voire plus d'efficacité que leurs échelons
administratifs supérieurs. Les raisons sont multiples : une
proximité du terrain, une bonne connaissance de la conjoncture et du
cadre environnemental et enfin une coordination plus aisée des
différents acteurs concernés pour une organiser une concertation.
D'ailleurs le principe de subsidiarité constitue un terreau fertile pour
la mise en oeuvre de la démocratie délibérative et
participative étant donné que les décisions se prennent
après consultation des citoyens voire suite à leur participation
directe à la prise de décision.
Le fait de déléguer du pouvoir à un
échelon inférieur favorise un développement de la
démocratie. Ce principe a été introduit dans le droit
communautaire européen par le traité de Maastricht (article 5) et
donne un nouvel élan à l'article premier du traité de
l'Union Européenne qui promeut des décisions « prises le
plus près possible des citoyens ». L'intérêt
général est alors davantage privilégié que dans le
cas où la décision proviendrait d'une entité
administrative plus élevée dans la hiérarchie. Enfin un
tel principe permet un débat moins idéologique entre Etats,
entreprises, ONG, syndicats, collectivités territoriales, association
puisqu'il traite d'enjeux strictement locaux.
Un rapport de l'Observatoire Nationale sur les Effets du
Changement Climatique de mars 2011 intitulé « l'adaptation du
changement climatique en France » se réjouissait de la
réussite du principe de subsidiarité lorsqu'il soutient
l'adaptation des collectivités territoriales au changement climatique et
la collaboration que cela entraîne. Il relate :
« Plus de 200 collectivités se sont
déjà engagées dans la réalisation de plans
climat-énergie territoriaux, en particulier au niveau régional.
L'analyse d'une quinzaine de plans régionaux et départementaux
montre que l'adaptation est d'ores et déjà prise en compte,
même si les actions doivent être renforcées. L'essentiel des
propositions concerne le renforcement de la connaissance et le lancement
d'études, viennent ensuite les actions
140
www.europarl.europa.eu/factsheets/1
2 2 fr.htm
96
de communication. Trois plans prévoient des mesures
concrètes visant le domaine de l'eau et de la forêt. L'adaptation
doit devenir un domaine reconnu et un effort de formation et d'information doit
être conforté ».
Ainsi le principe de subsidiarité représente une
première étape concluante pour parfaire et ajuster l'action
publique nationale et trans-nationale avec les nouveaux enjeux du futur.
D'autres théories vont jusqu'à appeler à une
déterritorialisation qui risquerait de déstabiliser la notion
même de l'Etat. Prenons l'exemple d'un auteur proposant une relative
perte de souveraineté des Etats. S'inspirant de la pensée de
Jürgen Habermas et de sa théorie du patriotisme constitutionnel
(dépassement de l'Etat nation pour se réunir autour des valeurs
de l'Etat de droit), Nsasay présente ce que pourrait être une
démocratie cosmopolitique, désignée également par
l'abréviation cosmodémocratie.
Cette nouvelle forme de démocratie rend possible une
intégration politique des Etats dans un cadre régional ou
planétaire. Elle aurait le mérite d'harmoniser les relations
internationales et de trouver des points d'accords pour résoudre les
problèmes mondiaux comme le changement climatique. Garantissant les
principes de l'Etat de droit, il présente les avantages suivants :
« Loin d'ignorer l'Etat national, la démocratie
cosmopolitique le reprend et l'intègre avantageusement, tel un maillon,
dans un ensemble plus large où son pouvoir se voit conforté par
une solidarité transnationale démocratiquement et formellement
structurée. La cosmodémocratie exige par conséquent que
soit reconnue l'existence d'un patrimoine commun de l'humanité. (...)
L'Etat mondialisé, cosmodémocratiquement organisé, ne
serait pas un Etat fédéral mondial, ni l'Etat
hégémonique hégélien incarnant l'Esprit, mais une
constellation d'Etats politiquement intégrés qui s'engagent
à cogérer leur res communis selon les règles
contraignantes du droit positif, en courant, le cas échéant, aux
techniques de supranationalité et de subsidiarité141
».
Cette forme d'Etat paraît encore très utopiste
pour le moment étant donné un retour des identités
nationales conséquemment à la mondialisation. Par
rétroaction, la mondialisation a produit un effet de rejet partiel voire
un réveil des particularismes. De fait la cosmodémocratie par
définition universaliste, est encore une fiction bien que des petits pas
comme l'application du principe de subsidiarité peuvent construire
à moyen terme les structures de divers régionalismes, tous
liés par les valeurs de l'Etat de droit. En revanche une telle
théorie jette la lumière sur un élément fondamental
et déterminant dans la réussite d'un traitement politique du
changement politique : la nécessaire collaboration et entraide entre
Etats.
141 Nganbele Nsasay René, La cosmodémocratie :
un principe de gouvernance pour la société technologique et
mondialisée, édition P.I.E Peter Lang, Bruxelles, 2008,
p.22
97
2- La coopération internationale : une bravade et la
clé du succès
En tant que problème planétaire, le changement
climatique requiert une coopération entre tous les Etats mais qui
jusqu'à aujourd'hui n'existe pas. La solidarité se
présente sous plusieurs formes dans le contexte du réchauffement
climatique. D'une part et peut être la moins délicate, elle est
primordiale dans le domaine de la recherche, des technologies et de la
prospective pour que la connaissance et le travail scientifique soient
partagés afin de réduire la vulnérabilité des Etats
et afin d'anticiper au mieux les effets climatiques. Cela implique que les
informations soient divulguées en toute transparence par une
réforme des droits d'auteurs et de la propriété
intellectuelle.
D'autre part l'inégalité des effets du
changement climatique selon la position géographique de chacun des Etats
et leur dépendance ou indépendance envers les ressources
naturelles rend la solidarité indispensable afin de gérer des
situations qui paraissent difficilement surmontables dans l'avenir comme les
futurs réfugiés climatiques. En effet des pays sont et seront
plus touchés que certains autres bien que les conséquences soient
mondiales. Un resserrement des liens entre les Etats pour venir en aide lors de
catastrophes naturelles est d'ores et déjà imaginé sur le
modèle d'anciennes catastrophes environnementales et naturelles.
L'équilibre géopolitique en dépend.
Troisièmement la question de la donation de l'argent
des pays du Nord au Sud du fait de leurs plus grandes responsabilités
dans les émissions de gaz à effet de serre est centrale à
la fois pour ce que cela représenterait sur le plan symbolique et pour
encourager des politiques publiques anticipatives. Une aide financière
permettrait à ces pays de se préparer et se prémunir de
certains risques ou des effets secondaires de grandes transformations comme la
montée des océans à cause de la fonte des glaciers ou le
déneigement des hautes montagnes tout en facilitant leur
développement économique. Mais les problèmes
économiques et financiers que rencontrent le Nord en raison de leurs
dettes publiques et du fort taux de chômage, rendent le sujet encore
complexe à aborder.
Enfin l'ampleur de la réduction des émissions de
gaz à effet de serre que doit s'imposer chaque Etat est le point sur
lequel achoppent les discussions. En effet s'astreindre à respecter des
limites de rejet reviendrait à réduire la croissance des
économies voire entré en décroissance pour les pays en
développement. L'exemple incarnant la difficulté de
coopérer entre Etats est la manière dont se produisent les
négociations internationales sur le
98
changement climatique. Le cas le plus récent reste
l'échec du Sommet de Copenhague en 2009 lorsque les
délégations internationales échouèrent à
aboutir sur un consensus142 concernant le pourcentage de
réduction des gaz à effet de serre par rapport au PIB des Etats.
Comment expliquer ces échecs ? L'absence d'autorité centrale et
de leadership de pays majeurs se fait gravement sentir : l'ONU est encore
incapable d'influer sur la décision malgré les valeurs communes
qu'elle personnifie. Les égoïsmes nationaux ou régionaux
sont encore bien présents car il s'agit de ne pas affaiblir les
économies et le secteur industriel déjà mal en point dans
certaines zones du globe. Pourtant l'interdépendance des
économies par l'intermédiaire de la mondialisation
représente un point de convergence vers un accord possible : chacun
selon ses moyens est susceptible de faire un effort dans la limite de ses
capacités. Mais les relations post-coloniales, le débat sur la
part de responsabilité des pays développés dans ce
phénomène anthropique, la volonté des pays du Sud de se
développer et l'émergence de nouvelles grandes puissances
internationales rendent les négociations encore ardue.
Nous avons vu que la cosmodémocratie et le concept de
Terre-Patrie d'Edgar Morin considérant la planète comme un
patrimoine commun de l'Humanité sont trop alambiquées et
éloignées des intérêts particuliers de chacune des
parties. Pourtant comme le fait remarquer Nsasay, le droit cosmopolitique venu
de Kant143 constitue un moyen pour améliorer la
coopération étatique. Provenant de la conception thomiste de la
communauté universelle de la Terre, ce nouveau type de droit
international permettrait d'articuler les rapports entre chaque Etat et les
relations des citoyens avec les autres Etats. Tandis que le droit politique
traite des rapports entre citoyens dans un même Etat, le droit
cosmopolitique redéfinirait le droit international ( d'Etat à
Etat ) pour favoriser une coopération internationale sur des valeurs
patrimoniales et écologiques. Le droit cosmopolitique favoriserait donc
la création d'une société civile des nations, «
c'est-à-dire d'une société dans laquelle ce nouveau droit
des
142 Le texte final affirme la nécessité de limiter
le réchauffement planétaire à 2°C par rapport
à l'ère préindustrielle et ne comporte aucun engagement
chiffré de réduction des émissions de gaz à effet
de serre à l'horizon de 2050. Il met en avant l'importance de la
coopération internationale bien que beaucoup de pays refusent de
participer aux négociations. Un accord de principe établit que
seront accordés 100 milliards de dollars aux pays en
développement à partir de 2020.
143 Dans ces deux oeuvres : Idée d'une Histoire
universelle d'un point de vue cosmopolitique et Projet de paix
perpétuelle
99
nations serait un lien éthique et jouerait le
même rôle que le droit civil et politique dans les
sociétés particulières144 ».
Toutefois une telle avancée ne peut avoir lieu sans une
gouvernance internationale inexistante pour l'heure. Des négociations
comme celle de Copenhague démontrent bien que la structure de
l'organisation inter-étatique est inopérante et insuffisamment
agissante dans un contexte de crise écologique mondiale. En
matière de théories des relations internationales, deux types
d'approches existent pour mettre en oeuvre une gouvernance mondiale qui
permettrait de dépasser le cadre inter-étatique. Hormis celle
réaliste ne laissant que peu de place à la coopération
internationale en raison du rôle central accordé à l'Etat
et au conflit dans le système mondial, la position dite
libérale-institutionnaliste et celle constructiviste proposent la mise
en place d'une autorité centrale permettant la collaboration entre les
Etats.
Les libéraux institutionnalistes accordent un grand
rôle aux institutions internationales pour les principes et les normes
qu'elles imposent dans la construction d'un ordre international. Les
intérêts nationaux et internationaux ne s'opposent pas en soi
grâce aux différents acteurs faisant participer les Etats dans une
interface de coopération. Dans ce schéma, nous sommes assez
proches de ce qui se produit aujourd'hui avec l'ONU. Il dépend donc de
la redéfinition des normes pour rendre plus effective une collaboration
entre les Etats. La deuxième position un peu plus idéelle se
fonde sur l'importance des idées partagées et des
représentations. Comptant sur l'effet de solidarité qui se
crée lors de catastrophes naturelles, un rapprochement des Etats est
alors possible : la construction sociale est ainsi à la source de la
théorie des constructivistes. Mais ce type de solidarité est
souvent éphémère pour la raison qu'elle se construit
seulement à partir d'idées communes et est contradictoire avec la
réalité des faits car la réalité de l'Etat nation
l'emporte très souvent. C'est pourquoi cette solidarité de type
constructiviste ne peut être que momentanée et discontinue.
Chacune des théories représentent deux voies
distinctes mais toujours considérées comme inapplicables pour
l'heure. La mise en place d'une autorité centrale internationale sur un
modèle amélioré de l'ONU n'est pas au programme puisqu'un
pouvoir de contrainte n'est pas prêt à être accordé
à une nouvelle structure. La vision réaliste des seuls
intérêts étatiques en est l'explication principale
même dans des pays s'inscrivant dans la logique régionaliste comme
l'Union Européenne. Celle-ci s'est lancée en 2008 dans un Plan
nommé Paquet
144 Marc Belissa et Florence Gauthier, « Kant, le droit
cosmopolitique et la société civile des nations », Annales
historiques de la Révolution française [En ligne], 317 |
juillet-septembre 1999, mis en ligne le 11 avril 2006
100
Energie-Climat afin de réduire ses rejets de gaz
carbonique de 20% ainsi qu'augmenter son efficacité
énergétique et la part des énergies renouvelables de 20%
d'ici 2020. Mais cet engagement est plutôt basé sur le volontariat
car aucun Etat n'est prêt à se sacrifier plus qu'un autre
même dans un schéma régional. Cet accord à lui tout
seul ne garantit par son respect comme le prouve les premiers résultats
européens de réduction des gaz à effet de serre issu du
protocole de Kyoto qui démontrent qu'en vingt ans la quantité de
gaz à effet de serre s'est stabilisée145. Dans le
détail, la France, l'Allemagne et le Royaume-Uni sont parvenus à
réduire leurs émissions entre 0 et 10% tandis que des pays comme
l'Espagne, le Portugal ou l'Italie les ont augmentées. La structure
supra-nationale qu'est l'Union Européenne ne peut pas davantage
contraindre qu'à l'échelle étatique.
Par le passé il a fallu de véritables crises -
qui comme nous l'avons vu plus haut signifie « temps de la décision
» - avec la première et la seconde Guerre mondiale pour qu'une
coopération internationale émerge avec la création de la
Société des Nations et de l'Organisation des Nations Unies. Etant
donné que les réformes anticipatoires avancent à petit
pas, il semble que nous suivions le sillon du passé.
Ainsi la demande de plus de solidarité étatique
est encore un leurre : seule une redéfinition de l'Etat et de la
collaboration des Etats sur un plan régional peut donner un élan
à une coopération future. L'enjeu revient à articuler le
local et l'international et ainsi de dépasser le paradoxe de Garret
Hardin opposant rationalité individuelle et collective. Travaillant sur
la notion de bien communal comme la pêche, ce chercheur arrivait à
la conclusion que « la tragédie réside essentiellement non
dans la disparition de la ressource, mais dans le fait que la structure de la
situation force les joueurs rationnellement à ne pas coopérer
sous peine de tomber victime de la non-coopération de
l'autre146 ». Cette articulation local-global dépend
donc de la structure qui organise les relations entre les Etats. Si une telle
formation venait à être mise en place, l'imposition de contraintes
en fonction des rejets de gaz à effet de serre serait rendu possible.
Deux chemins sont alors possibles. Suivre un premier chemin
reviendrait à voir certains Etats accepter de faire des concessions et
guider les autres par le mode de l'exemple : nous entrerions dans une posture
responsable fondée sur la vertu. Un gouvernement voulant jouer
145 Rapport de la Caisse des dépôts, n°16,
2009, p.6
146 Grands Dossiers de Sciences Humaines, N° 19 -
juin-juillet-août 2010 Les pensées vertes, p.40
101
le jeu se verrait être alors confronté à
son opinion publique. La seconde piste la moins enviable mais la plus probable,
verrait le dénouement se produire en temps de crise. Dos au mur, des
décisions seraient prises mais dans un contexte peu enviable de
catastrophisme et d'instabilité démocratique. L'Histoire des
crises démontrent bien qu'elles sont à la fois salutaires et
douloureuses pour refonder du nouveau sur de l'ancien. La coopération
entre les Etats est donc dépendante des différents types de
réformes que nous avons analysé pour rendre possible cette
articulation local et mondial si l'on pense qu'un monde
cosmodémocratique n'est pas réaliste.
Au XXIème siècle, la politique a donc du travail
pour faire vivre l'avenir de la démocratie : ceci nécessite un
examen éthique et un travail préparatoire du politique sur la
politique.
3- Une réflexion sur le politique pour aider la
politique
En tant que prise de décision au bénéfice
des autres, la politique a pleinement son rôle à jouer pour
présenter des réponses importantes dans les domaines de
l'environnement, la technologie, la bioéthique, l'économie... Son
articulation avec le biopouvoir se doit également d'être
pensée pour éviter toute dérive. Les différences
entre Etat, autorité et pouvoir requièrent un
éclaircissement pour redonner de la légitimité à
l'Etat et démontrer que le pouvoir n'est pas voué à
être aux mains d'élites ou des seuls gouvernants. Pour cela une
re-politisation des problèmes doit être engagé afin
d'envisager la politique non plus comme une difficulté
supplémentaire au problème mais comme la solution.
Attaquée par les mondes de l'économie, de la finance et de la
science, décriée et moquée par la presse,
embarrassée et complexifiée par l'administration, la politique
peut retrouver sa capacité de consensus et arriver à laisser de
côté les sectarismes et les intérêts particuliers.
Les discours alarmistes ou moralistes lénifiants ont
leurs places dans la démocratie car la politique repose sur la
pluralité humaine comme le rappelle Hannah Arendt dans « La
politique a-t-elle encore un sens ? ». Mais la prise en compte et le
dépassement de telles pensées est impératif pour laisser
place à la notion de « res publica » ou chose
publique. Res, en langage juridique chez les latins implique le sens
de la cause plaidée. La politique a perdu sa signification de dialogue,
de pourparlers, de conduite qui ne prévaut que lors des campagnes
électorales au bénéfice de la communication et de la
séduction. L'argumentation
102
et le raisonnement dont l'aboutissement est la conviction
s'amenuisent et laisse le champ libre à la persuasion basée sur
les sentiments et la rhétorique.
Puisque la lutte contre le changement climatique ne convainc
pas suffisamment les citoyens pour agir, la cause plaidée et la
présentation de discours réfléchis doivent
réapparaître pour faire perdurer les démocraties. En outre
d'une éventuelle fin de la démocratie et du développement
d'un populisme, se présenterait un risque de transformation de la
politique avec le succès par chaos de l'individualisme exacerbé
et d'une économie considérée non plus comme un moyen mais
comme une fin. Rappelons qu'Hannah Arendt pensait que la politique « prend
naissance dans l'espace qui est entre les hommes147 ».
Toutefois un espace sans relation entre les individus et sans processus de
réflexion mettrait fin au politique. Celui-ci est autant fait consensus
que de la violence, autant constitué de projet et d'utopie que de
pragmatisme et réalisme. La diversité du politique est
dépendante de la diversité des opinions d'une
société en fin de compte mais encore faut-il que ces opinions
aient la place pour se développer.
Théoriquement en démocratie, la politique se
caractérise par le pouvoir accordé à la volonté
générale c'est-à-dire du plus grand nombre. Laissé
aux seuls représentants, la politique s'est éloignée des
citoyens qui d'une part ne participent que très peu aux décisions
et d'autre part n'ont plus les moyens de se charger d'une surveillance de ses
représentants. Son seul recours se présente lors des
élections pour changer les gouvernants.
Par conséquent une grande interrogation plane toujours
sur les démocraties libérales. Tant qu'aucune réponse ne
lui sera donnée, elle continuera à hanter les régimes
démocratiques. Elle est présentée par Pierre Rosanvallon
:
« Le système représentatif existe-t-il
parce que la représentation directe est impossible dans une grande
société ? Ou parce que le système représentatif a
des vertus propres par l'obligation qu'il entraîne de
délibérer, de s'expliquer en public ?148 »
La place du peuple a finalement été
délaissée en politique et dans l'étude du politique tandis
qu'il en est l'objet et la cible principale. Les grands débats sur le
changement climatique ne se préoccupent guère de l'opinion des
populations et l'on ne cherche pas à connaître les avis et
147 Qu'est ce que la politique ?, Seuil, 2001
148 Leçon inaugurale le lundi 18 juillet
à Montpellier lors de l'ouverture des Rencontres de Pétrarque
http://www.lemonde.fr/idees/article/2011/07/21/penser-le-populisme_1551221_3232.html
103
les impressions des citoyens à propos des solutions
à apporter au changement climatique. Bien que conscients de l'existence
du changement climatique et de ses conséquences potentielles, le sujet
est laissé aux savants du politique, aux élites
politico-administratives et enfin aux scientifiques. Un débat
sociétal paraitrait nécessaire pour déterminer la voie
à suivre mais les solutions sont laissées à ceux qui
savent et décident.
L'explication se trouve dans le fait que la notion même
de société est en crise donnant lieu à une recomposition
interne du pouvoir. La société se désarticule en raison de
problèmes sociaux. Il s'agirait de combler et de colmater les
brèches pour conserver une unité. Mais le système
représentatif du peuple s'est substitué à un espace public
consacré aux seuls partis politiques et l'exécutif ne respecte
que modestement la volonté populaire. La politique s'étant
écartée de ses devoirs, le rôle du politique est alors
nouveau. Présenter des solutions au changement climatique, ce sera
présenter un projet de réinvention et de reconstruction de la
démocratie libérale.
Loin de tout populisme, nouveau risque autoritaire de ce
siècle, ces réformes ne pourront pas répondre à
toutes les interrogations. L'imperfection de la démocratie n'est
acceptée qu'à la condition d'être guidée par une
éthique afin de donner un fondement et une direction aux
décisions politiques. L'éthique et la politique ne peuvent se
réduire l'une à l'autre : elles doivent cohabiter et converser
entre elles. Le dialogue, premier moyen donné à la politique en
démocratie, serait alors le garant - peut être imparfait - d'une
politique imaginée collectivement et acceptée par une
majorité de citoyens.
Ces transformations à apporter à la
démocratie peuvent sensiblement se faire dans un respect de la
politique dans sa forme démocratique et non pas autoritaire ou mystique.
La politique n'est pas une science pratique avec des réponses
techniques données par une élite mais caractérise un
ensemble complexe d'idées, de pratiques tantôt menaçantes
et tantôt bénéfiques pour autrui : il peut en ressortir
le pire comme le meilleur. Par conséquent le politique en tant que
fondement du pouvoir des sociétés, doit être
réfléchi et pensé par tous - profane et professionnel -
pour savoir de quelle politique avons-nous besoin braver le
changement climatique.
104
Conclusion
Le changement climatique correspond à une nouvelle
épreuve pour les démocraties de par ses conséquences
potentielles, sa nature très particulière touchant au quotidien
et aux équilibres naturels et la difficulté de
l'appréhender pour son caractère inédit parce que global
et trans-étatique dans un monde inter-étatique.
Ce phénomène climatique anthropique est une
vérité de fait c'est-à-dire démontré et
certain tandis qu'il ne parvient pas à être
considéré comme une vérité de raison. Le passage
entre les deux n'est pas encore franchi et empêche toute intervention
politique majeure en raison de la faible prise de conscience du danger.
Parvenir à convaincre les opinions publiques et les sphères
politiques et économiques afin de modifier les mentalités et les
comportements écologiques sont donc un préalable à la
réussite des futures politiques environnementales. Mais
l'équilibre est encore difficile à trouver entre le
développement de divers catastrophisme et la promotion de la
responsabilité citoyenne. Un tel défi doit se partager entre les
devoirs de citoyens et les obligations de l'Etat dans un cadre
démocratique : l'éducation à l'environnement et une
meilleure prise en compte des problèmes environnementaux locaux
constituent des voies envisageables pour traiter politiquement du changement
climatique. Comme le dit l'adage populaire, on ne prend soin que ce dont on
connaît et ceci s'applique autant à l'individu qu'à un Etat
démocratique.
La démocratie est encore inadaptée au nouveau
contexte climatique : c'est pourquoi elle a besoin d'être
réformée. Pour autant le projet de démocratie
écologique n'est pas la panacée puisqu'elle se concentre
uniquement sur les problèmes écologiques alors que comme nous
l'avons vu, les difficultés que rencontrent les démocraties sont
multiples. Centrer notre attention sur le seul milieu naturel ne
résoudra pas le changement climatique qui s'inscrit dans un ensemble de
difficultés de la démocratie. Celle-ci en tant que modèle
imparfait est en mouvement constant : elle vit et évolue sans se
transformer fondamentalement. A partir de son essence libérale et de sa
promotion de la diversité, nous pouvons la faire aller de l'avant.
Des réformes doivent être engagées afin
d'opérer des changements politiques : sans les remettre en cause, les
institutions, la participation populaire dans la prise de décision et
105
l'éducation sont à revoir. Ces réformes
sont toutes liées entre elles et forment un système : l'une ne
peut fonctionner sans les autres et le tout est plus fort que les parties.
Parallèlement à ces réformes, il s'agit d'arrêter de
tout attendre ou à l'inverse de ne rien espérer de l'Etat qui
doit jouer son rôle en s'ajustant lui aussi et surtout en
coopérant avec ses partenaires. La vision idyllique d'un monde uni et
d'un gouvernement mondial n'a pas plus de chance d'exister que par le
passé. Le politique doit retrouver son utilité d'origine et
proposer sa capacité de dialogue. Cependant le scénario vers
lequel nous nous profilons est bien celui d'une crise puisque l'anticipation
des difficultés ne semble plus envisageable dans un monde attaché
au court terme et au pragmatisme.
Jean Pierre Dupuy voit notre salut dans la catastrophe
à la condition sine qua non que nous l'esquivions non par la
fuite mais par l'action. Le caractère inédit du changement
climatique consacre un rôle primordial à la politique bien que par
le passé d'autres catastrophes comme Tchernobyl n'aient pas servis de
leçons. Paul Ricoeur écrivait avec justesse qu'« avant le
pouvoir sur, vient le pouvoir dans. Le pouvoir procède fondamentalement
de la capacité d'agir en commun ». Le politique incite dans son
essence même à penser, imaginer, mettre en place des
réponses adaptées à la situation et donner les moyens
à la politique pour réussir.
La difficulté pour le politique est d'écouter,
de prendre en compte les opinions des experts mais de ne point se
réduire à elles. La science se meut entre l'information et la
connaissance alors que la philosophie se situe entre la connaissance et la
sagesse. De fait le politique peut s'appuyer sur la science pour prendre
connaissance et comprendre le problème mais doit également se
servir de la sagesse philosophique pour penser et agir.
Agir dans le contexte actuel revient à évoluer
pour perdurer. Dans l'Histoire, toutes les sociétés qui ont
parcouru les siècles sont celles qui ont su respecter les règles
qu'elles s'imposaient tout en les actualisant. Après les
développements économiques et les besoins de développement
des XIX et XXème siècles, ces règles ont changé. Il
faut faire évoluer - sans révolutionner - nos démocraties
afin de conserver notre cadre démocratique inhérent au principe
de liberté.
Pour savoir comment évoluer et vers où nous
diriger, l'éthique, en dialogue avec le politique, peut nous guider. Une
éthique acceptée par les individus parait consubstantiel au
succès des réformes étant donné qu'il est bien
aisé de respecter des valeurs que l'on partage. Les valeurs de la
démocratie libérale forment une première ébauche
d'une société désirable et souhaitée avec notamment
la défense des libertés et de l'autonomie de l'individu, un mode
de
106
gouvernement respectant la pluralité des opinions et
des pouvoirs. Une éthique environnementale, notion encore confuse et
hétérogène, pourrait voir le jour dans ce cadre
démocratique. A condition d'être anthropocentrique et de
rapprocher la théorie de la pratique, elle constituerait un moyen
d'accompagner la politique. En effet sur un tel sujet de complexité
qu'est le changement climatique, la politique est pour le moment
velléitaire. Assujettie aux partis politiques et prit en tenaille par
l'antagonisme entre l'utopie et l'idéologie - dont le pragmatisme fait
partie aujourd'hui-, elle a perdu de son efficacité et de sa vigueur.
Dans son ouvrage L'utopie et l'idéologie paru
en 1997, Paul Ricoeur écrivait : « L'idéologie et l'utopie
opèrent toutes deux à trois niveaux. Là où
l'idéologie apparaît comme une distorsion, l'utopie se
présente comme une fantasmagorie irréalisable. Là
où l'idéologie est légitimation, l'utopie est une
alternative au pouvoir en place. La fonction positive de l'idéologie est
de préserver l'identité d'une personne ou d'un groupe ; le
rôle positif de l'utopie consiste à explorer le possible, les
possibilités latérales du réel. Idéologie et utopie
illustrent ainsi les deux versants de l'imagination-conservation et invention
». C'est de cet esprit de conservation et d'invention que la politique a
besoin à la fois. Le changement climatique, en tant qu'épreuve
pour la politique et la démocratie, aura au moins le mérite de
forcer la politique à dépasser l'opposition conservatisme et
progressisme : l'un et l'autre sont nécessaires. En revanche la question
est de savoir dans quelles proportions et si la capacité de
renouvellement de la politique ( contenu ) se fera dans un cadre limité
ou si ce cadre ( le contenant ) sera
débordé par l'audace et notre faculté
d'invention.
107
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108
Articles de presse :
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2011, p. 118-122, « Où va la démocratie ? », Rencontre
entre Marcel Gauchet-Pierre Manent-Pierre Rosanvallon
Le Nouvel Observateur, n° 23398, p.52, interview de
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Les Grands dossiers des Sciences Humaines, n°14
mars-avril-mai 2009, p.62-66 par Edwin Zaccaï
Les Grands dossiers des Sciences Humaines n°19
Juin-Juillet-Août 2010, Les pensées Vertes
Ecologie Politique, n°7, été 1993, p.8-9,
interview de Paul Ricoeur
Contre temps, n°4, mai 2002, Critique de
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Tumultes, n°18-19, 2007 sur l'oeuvre de Gunther Anders,
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Ouvrages pour approfondir le sujet :
Popper Karl, La société ouverte et ses
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1978-1979, Seuil, 2004, 384p
CALLON (Michel), LASCOUMES (Pierre), BARTHE (Yannick),
Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie
technique, Paris, Le Seuil (collection "La couleur des idées"),
2001, 358 pages
Sites Internet :
http://www.implications-philosophiques.org/philosophie-politique/la-question-de-l%E2%80%99ecologie-la-querelle-des-naturalismes/
( histoire de l'écologie )
http://www.cairn.info/revue-mouvements-2006-3-page-133.htm
( sur Anders )
http://appli7.hec.fr/amo/upload/AMO_Pour%20un%20catastrophisme%20eclaire.pdf
( sur Dupuy )
http://www.implications-philosophiques.org/philosophie-politique/comment-refaire-de-la-politique-2/
( sur le principe de précaution et sur Dupuy JP)
110
http://hal.inria.fr/docs/00/24/30/45/PDF/2007-01-09-1533.pdf
( sur le principe de précaution )
http://www.stjean.com/Aletheia/Download/aletheia33_thomasj.pdf
( sur les prophéties apocalyptiques dans les milieux scientifiques )
http://mneaquitaine.wordpress.com/2010/08/08/9638/
( interview de Pierre Rosanvallon )
http://hebdo.nouvelobs.com/sommaire/les-debats/061259/pour-un-catastrophisme-eclaire.html
( interview de Jean-Pierre Dupuy )
http://www.electron-economy.org/article-alerte-l-ideologue-james-lovelock-remet-en-cause-la-democratie-et-prone-une-eco-dictature-47653905.html
http://www.laviedesidees.fr/Pour-une-democratie-ecologique.html
( sur le livre de Dominique Bourg et Kerry Whiteside )
http://www.larevolutionencharentaises.com/spip.php?article176
( sur l'écofascisme )
http://www.agorange.net/Conf_bruno-Latour.pdf
( conférence de Latour )
http://www.laviedesidees.fr/La-democratie-representative-est.html
http://www.laviedesidees.fr/Reflexions-sur-la-post-democratie.html
http://www.laviedesidees.fr/Debanaliser-la-democratie-Marcel.html
Mémoires de recherche consultés :
Mémoire de Master 1 de Marc Josué, 2009-2010,
Université Paris Est-Marne la Vallée Mémoire de Master 1
de Jacques Perrin, 2009-2010, Université Paris Est-Marne la
Vallée
111
Annexes
Annexe 1 :
Fukushima, un accident de civilisation ?
Service Planète Article paru dans l'édition du
10.04.11 De Stéphane Foucart
Les médias en font-ils trop ? Ici ou là se
lèvent quelques voix pour relativiser le désastre en cours dans
la centrale de Fukushima 1. Certains rappellent quelques vérités
de bon sens. D'abord, le nombre de décès directement imputables
au dégagement de particules radioactives est, jusqu'à
présent, nul. Quant aux dommages économiques, ils sont
très limités - comparés à l'impact global du
séisme et du tsunami du 11 mars -, même s'ils s'inscrivent dans la
durée. Ensuite, force est de reconnaître que d'autres sources
d'énergie sont bien plus dangereuses que l'atome.
Le charbon, par exemple. Plusieurs milliers de mineurs meurent
chaque année dans les coups de grisou, sous les galeries
effondrées ; les mines de houille à ciel ouvert ravagent les
paysages, exproprient les paysans, étêtent les montagnes,
consomment et détruisent les terres arables... Ce n'est bien sûr
pas tout : une fois sorti de terre, le charbon aggrave le changement climatique
en cours, dont l'inertie rendra irréversibles - aux échelles de
temps humaines - les dégâts qu'il occasionnera sur l'ensemble de
la biosphère et sur les sociétés... Pourtant, les voix
sont rares qui demandent de "sortir du charbon", quand il n'est question que du
désastre nucléaire japonais.
Malgré leur bon sens apparent, les tentatives
d'objectiver la réelle portée de cette catastrophe sont hors de
propos. Car ce qui se joue dans la centrale nippone n'est pas seulement un
accident industriel de première grandeur. C'est, aussi, un accident de
civilisation.
Depuis la fin du XIXe siècle, l'Occident s'est
affirmé comme la civilisation techno-scientifique par excellence,
proposant ou imposant au reste du monde un mode de développement
fondé sur l'innovation technologique comme principal moteur de
croissance économique. Parce que nous l'assimilons de manière
univoque au progrès humain, le progrès technique prime sur toute
autre considération - politique, sociale, morale -, exception faite,
parfois, des situations dans lesquelles l'humain lui-même devient en
quelque sorte un matériau expérimental (cellules souches,
procréation assistée, etc.).
Cette prééminence de la techno-science repose
sur un contrat tacite : la promesse de domination de la nature et de
maîtrise du monde. Ce contrat tacite, passé entre les
élites techno-scientifiques et la société, fonde, en
somme, une large part de notre vision du monde et de l'avenir souhaitable. La
place occupée par la question nucléaire dans la couverture
médiatique du drame japonais ne tient pas à des données
objectives ; elle tient à la rupture de cette promesse.
112
Car, dans les opinions occidentales, la technophobie,
minoritaire mais émergente depuis quelques années, tient surtout
à la crainte de voir cette promesse non tenue, à la crainte que
les créations techno-scientifiques n'échappent à leurs
maîtres.
De fait, le rejet de la techno-science apparaît surtout
lorsqu'une technologie agit de manière invisible, qu'elle porte en elle
le risque de devenir ubiquitaire et qu'elle semble pouvoir s'émanciper
de son créateur ou échapper au contrôle du tout-venant. La
technophobie récente concerne surtout l'ingénierie
génétique et les nanotechnologies : ce sont, à chaque
fois, les mêmes ressorts qui sont à l'oeuvre. Dans le cas des
organismes génétiquement modifiés (OGM), par exemple, des
constructions génétiques sont introduites dans la matière
vivante : on redoute qu'elles se propagent de manière
incontrôlable dans la nature, on craint une toxicité
indécelable lors de leur introduction dans la chaîne
alimentaire... On s'inquiète aussi d'une perte de contrôle des
individus sur cette matière vivante modifiée, qui devient par la
grâce des brevets la propriété de grands groupes
industriels.
A Fukushima 1, que voit-on ? La matérialisation de
toutes ces craintes, la preuve tangible qu'elles sont fondées : les
événements échappent non seulement à la perception
de tout un chacun, mais aussi au contrôle des élites
techno-scientifiques. Dans le nord du Japon se compose le sidérant
tableau d'une technologie qui menace l'intégrité de vastes
régions par le biais de particules infimes et incontrôlables,
émettrices de rayonnements toxiques et invisibles, dispersées au
gré des masses d'air et des courants marins. Une technologie qui
supplante son créateur jusqu'à lui interdire de venir l'observer.
C'est un constat inouï : les maîtres de l'atome ignorent ce qui se
déroule précisément dans les lieux-clés de la
centrale - les réacteurs - puisque nul ne peut s'en approcher sans
périr aussitôt.
Les coeurs des réacteurs, partiellement fondus,
semblent avoir acquis une sorte de vie autonome. Les réactions de
désintégration des radioéléments qui les
constituent donnent à ces fauves de magma assez d'énergie pour se
maintenir pendant plusieurs mois à plus de 2 000 0C, sans la moindre
intervention extérieure. Un chercheur du Commissariat à
l'énergie atomique (CEA) parle de la nécessaire
"reconquête" de ces réacteurs, qui se fera au terme d'une "guerre
de tranchées". Les mots le disent : nous sommes entrés en conflit
armé avec notre créature. Et la désespérante image
des hélicoptères larguant de l'eau de mer sur les
réacteurs bouillonnants résume à elle seule l'ampleur du
désarroi des hommes dans cette bataille.
Dans la centrale japonaise, c'est la promesse de
maîtrise du monde et de contrôle de la nature qui part en
fumée. Un coup de grisou, un cyclone, un séisme, un accident
industriel classique, font partie de l'aléa. Le désastre de
Fukushima, lui, nous donne à voir, dans le pays le plus avancé en
la matière, une technologie cessant d'être l'alliée
inconditionnelle et servile de son créateur pour se rendre maître
d'elle-même, lui devenir hostile et s'emparer d'un territoire d'où
il sera durablement banni. C'est toute la notion occidentale du progrès
humain comme fonction linéaire du progrès technique que cette
catastrophe nous invite à repenser.
113
Annexe 2 :
Jeremy Rifkin : "Une empathie nouvelle gagne
l'humanité"
LE MONDE MAGAZINE | 15.04.11
Chaque essai de Jeremy Rifkin, connu pour ses travaux de
prospectives à la tête de sa Fondation pour les tendances
économiques, déclenche débats et polémiques dans le
monde entier, jusque dans la classe politique, que ce soit aux Etats-Unis (il a
conseillé le président Bill Clinton) ou en Europe
(l'ex-président de la Commission européenne Romano Prodi a fait
appel à lui). S'il a été critiqué pour ses vues
utopistes et parfois catastrophistes, même ses adversaires reconnaissent
qu'il fournit une masse de données colossales à l'appui de ses
analyses.
Son premier essai, Beyond Beef (Au-delà du
boeuf, 1993), a d'abord été attaqué. Jeremy Rifkin y
dénonçait la boulimie américaine de viande,
l'arrivée de l'obésité, du milliard de boeufs, vaches,
veaux, moutons vivant en permanence sur la terre, occupant 20 % des terres
cultivées, dévorant un tiers des céréales
mondiales, contribuant à l'appauvrissement du tiers-monde et produisant
quantité de méthane à effet de serre. Depuis, ses vues ont
été corroborées par nombre d'enquêtes.
En 1995, dans La Fin du travail (La
Découverte), Jeremy Rifkin poursuit la réflexion ouverte par
l'économiste Georges Friedmann sur le "travail en miettes", et annonce
que la révolution technologique va mettre fin à un emploi stable
et protégé pour tous, comme au rêve d'une
société sans chômeurs.
Les solutions qu'il propose ont été très
critiquées, et parfois reprises par la gauche européenne : les 35
heures, les travaux d'intérêt général, le
renforcement des réseaux d'entraide sociale, le développement des
associations, etc.
En 1997, dans Le Siècle biotech (La
Découverte), il décrypte les avancées extraordinaires des
biotechnologies - thérapie génique, séquençage du
génome, prolongation de la vie - et les risques nouveaux qu'elles font
courir : risque de pollution irréversible par les OGM, confiscation
industrielle du patrimoine génétique, individus catalogués
par génotype, etc.
Dans L'Age de l'accès. La Révolution de la
nouvelle économie (La Découverte, 2000), il
réfléchit sur les conséquences sociales de l'Internet
à haut débit, l'extension mondiale de la sphère marchande,
la circulation accélérée des produits culturels, la
délocalisation du travail grâce à l'"accès" au
réseau mondial, et s'interroge : "Existe-t-il encore une
différence entre communication, communion et commerce ?"
Aujourd'hui, Jeremy Rifkin propose un nouveau livre
enquête, Une nouvelle conscience pour un monde en crise. Civilisation
de l'empathie (Les liens qui libèrent, 656 p., 29 euros), où
il explique que l'humanité sort de l'ère amorcée par la
révolution industrielle du XXe siècle, symbolisée par
notre dépendance à l'énergie nucléaire et fossile,
qui nous a menés à la crise écologique actuelle, et par la
remise en cause de ses modèles de croissance comme d'une conception
égoïste de l'individu.
114
Pour commencer, qu'est-ce que vous inspire la tragédie
nucléaire au Japon?
Jeremy Rifkin : Fukushima sonne le glas d'une
époque. L'ère prométhéenne de l'humanité
s'achève, qui a débuté avec l'exploitation des
houillères, la construction des hauts-fourneaux et des locomotives,
quand nous promettions aux peuples la corne d'abondance et défions Dieu
lui-même, lui volant notre salut pour le réaliser par
nous-mêmes.
C'est ce rêve d'une humanité
libérée par l'industrialisation massive, l'exploitation
systématique des ressources terrestres, la manipulation de la
matière, perpétué avec le nucléaire et ses travaux
colossaux, ses spéculations d'ingénieurs et son pouvoir du
secret, qui s'effondre.
Cette catastrophe marque la fin du règne des
énergies dont l'accaparement a nourri les grands affrontements
géopolitiques du siècle dernier, autour de l'accès aux
gisements de charbon, pétrole, gaz naturel, uranium.
Des guerres coloniales et néo-coloniales ont
été livrées, des gouvernements destitués, des
dictatures soutenues ouvertement ou en coulisses, des pays pillés, de
nombreuses vies sacrifiées parce que les pays riches rivalisaient pour
sécuriser leur approvisionnement énergétique. Ils ont
accru considérablement leur niveau de vie, urbanisé la
planète et fondé des industries puissantes qui ont fini par
bouleverser les manières de vivre de tous.
Mais si, aujourd'hui, les pays du Sud accèdent à
une vie meilleure, nous mesurons les effets contre-productifs de la
révolution industrielle du XXe siècle. L'accident
nucléaire de Fukushima en est le dernier symbole dramatique.
La troisième grande révolution industrielle et
énergétique de l'humanité a déjà
commencé, elle se fonde sur le sentiment collectif que nous ne pouvons
plus continuer comme avant, s'appuie sur un nouveau sens de la
responsabilité écologique, faisant appel à des sources
d'énergie renouvelables, et se développe de façon
décentralisée : c'est ce que j'appelle la "politique de la
biosphère"...
Votre seconde réflexion ?
Nous assistons à une extraordinaire vague de
solidarité mondiale, comme nous en avions déjà connu pour
le tsunami de décembre 2004 ou le séisme d'Haïti en janvier
2010.
Un puissant sentiment d'inquiétude et d'altruisme
soulève des centaines de millions de personnes autour du monde. Ce sont
des exemples très forts de la nouvelle réalité empathique
qui gagne l'humanité. Aujourd'hui, un drame collectif, une catastrophe
écologique, un accident nucléaire touche chacun d'entre nous.
Nous partageons les souffrances des autres, nous nous rendons compte qu'elles
sont les nôtres, en nous identifiant à eux.
Comment comprendre une telle empathie ? D'abord, nous sommes
concernés par ces drames car nous savons qu'ils pourraient aussi bien
nous arriver, que ce qui affecte la biosphère là-bas nous
affectera bientôt ici. Nous sommes sortis de l'ère
égoïste de la fin du XXe siècle, nous nous découvrons
tous reliés, interdépendants, comme nous sommes tous
associés et menacés par les nuages de particules radioactives qui
se dispersent au-dessus du Japon.
115
En même temps, comme l'analysait déjà le
sociologue canadien Marshall McLuhan, les réseaux de communication
(téléphone, médias électroniques) constituent
désormais un "village global", nous sommes connectés en
permanence aux autres .Le tissu électronique mondial en quelque sorte
"extériorise" notre système nerveux, déploie nos capteurs
sensoriels, nos capacités d'écoute tout autour du monde.
Vous voulez dire que l'empathie s'étend au rythme des
réseaux sociaux ?
Tous les parents du monde se sont émus devant l'image
de cette petite fille terrorisée, entourée d'hommes en
combinaison stérilisée, braquant un détecteur de
radioactivité sur elle. Une véritable agora électronique
se développe, qui permet à des millions de personnes de
réagir massivement.
Quand, en décembre 2004, les tsunamis meurtriers ont
balayé les côtes asiatiques et est-africaines, des milliers de
vidéos ont été tournées, puis mises en ligne. Un
blogueur d'Australie a réuni sur son site des dizaines de vidéos
amateurs et enregistré 682 366 visiteurs en moins de cinq jours.
Du jour au lendemain, des milliers de blogs ont tissé
un réseau d'entraide planétaire permettant de prévenir les
familles, de collecter les dons et de monter les missions de secours. La
même chose arrive aujourd'hui pour le Japon ou pour la Libye.
Quand les tanks de Kadhafi ont commencé
d'écraser la rébellion, le fait de voir ces hommes
désarmés, enfin libres, se faire bombarder nous a semblé
insoutenable. Nous nous disions que nous ne pouvions pas laisser faire cela.
C'est ce sentiment qui a prévalu jusque dans les institutions
internationales, quand l'ONU a autorisé une intervention.
Décrivez-nous cette civilisation de l'empathie que vous
annoncez...
Pour la première fois dans l'histoire du monde, nous
devons faire face à notre possible destruction, et ce n'est pas utopique
de dire que nous tendons vers une civilisation globale, gouvernée
collectivement, connectée en permanence, devant affronter des dangers
communs.
De fait, l'humanité se trouve déjà
insérée dans un tissu d'institutions politiques,
économiques, humanitaires, environnementales d'envergure
planétaire, les Nations unies bien sûr, dont on mesure aujourd'hui
l'importance morale dans la crise libyenne, mais encore la Banque mondiale,
l'Organisation mondiale du commerce, le Fonds monétaire international,
l'Union européenne, l'Organisation mondiale de la santé,
l'Organisation météorologique mondiale, le Groupe d'experts
intergouvernemental sur l'évolution du climat , la Cour pénale
internationale et beaucoup d'autres...
Mais cette civilisation interdépendante, où
chaque pays apprend à s'écouter et développe des actions
d'entraide, se déploie à tous les niveaux de l'activité
humaine.
Au moment où je vous parle, 2 500 satellites tournent
autour de la Terre, scrutent les mouvements de troupes en Libye,
évaluent les dégâts écologiques, repèrent les
forêts incendiées, observent les conditions climatiques, font
circuler des milliards de documents électroniques pour des milliards de
personnes, facilitent les vols de 49 000 avions, aident des dizaines de
millions d'automobilistes à parvenir à destination, ou encore
surveillent les régimes dictatoriaux et les activités
terroristes.
116
Mais cette mondialisation fait-elle une civilisation ?
A l'heure d'Internet et des réseaux sociaux, des
milliards de personnes s'informent, s'éduquent, découvrent
comment vivent leurs voisins, tandis que la quasi-totalité des
recherches scientifiques, des créations artistiques, des livres, du
matériel politique deviennent accessibles. La mondialisation, tant
décriée, est d'abord celle de l'accès à la
connaissance.
En même temps, le commerce mondial se développe,
les pays pauvres entrent dans le marché, présentent leurs
produits et déjà concurrencent l'Occident. N'oublions pas qu'un
commerce florissant va de pair avec des échanges pacifiques, et combien
la monnaie et les promesses de paiement reposent sur le postulat d'une
confiance collective solide entre anonymes.
Aujourd'hui, à chaque minute, des quantités
considérables de fruits, légumes, céréales, viandes
parviennent tous les jours, frais, comestibles, contrôlés, dans
les magasins du monde entier. Quant à la plupart des biens industriels,
automobiles, avions, machines-outils, ils se voient fabriqués avec des
milliers de pièces détachées et de composants construits
dans des pays parfois très éloignés.
Nous sommes à l'ère de l'objet mondial. Quoi
qu'en disent les derniers défenseurs du nationalisme, de l'autarcie
économique et du repli sur soi, responsables des affrontements sanglants
du XXe siècle, notre interconnexion est totale. Sans celle-ci, les
révolutions arabes n'auraient pas eu lieu, et personne ne les
soutiendrait...
Comment analysez-vous ces révolutions arabes ?
C'est 1848 au Moyen-Orient ! Les peuples secouent le joug de
leurs monarques dans tous ces pays, comme au XIXe siècle en Europe.
Grâce à Facebook, à Twitter, aux blogs, les gens apprennent
en direct ce qui arrive chez eux comme chez les voisins, ils découvrent
la répression et comment y échapper, ils assistent à la
chute des dictateurs, et les héros de leur révolution deviennent
des martyrs en une heure.
Ici encore, nous assistons à une propagation
généralisée de la passion, la révolte, des
idées démocratiques comme de l'empathie pour ceux qui se battent
et meurent. Ces populations entrent dans ce que j'ai appelé, en 2000,
l'"âge de l'accès", elles ne veulent plus végéter en
dehors de l'univers des réseaux, elles veulent profiter des informations
et des richesses de toutes sortes qu'il propose. Elles veulent participer
à la marche du monde, ne plus vivre enfermées sur leur
passé comme le voudraient les fondamentalistes...
En France, les diverses droites semblent surtout craindre que
ces révoltes amènent une vague massive d'immigrés...
Notre planète se mondialise
irrémédiablement ; or un monde cosmopolite et "multiculturel"
effraie beaucoup de gens, et génère des réactions
d'agressivité certainement peu altruistes. Cela d'autant plus que toutes
les grandes villes deviennent des lieux d'intense brassage social et
culturel.
L'année 2007 a marqué un moment de bascule dans
l'histoire humaine, semblable par son ampleur à l'avènement de
l'agriculture. Pour la première fois, la majorité de
l'humanité, 3,5 milliards de personnes, vit dans de vastes zones
urbaines, villes, banlieues, cités-dortoirs, capitales
régionales, mégapoles de plus de dix millions d'habitants.
117
Nous sommes devenus un Homo urbanus, vivant en
contact permanent avec des populations d'origines diverses. Ce mouvement de
brassage est irrémédiable, et parfois difficile à vivre
pour les gens de
souche...
Des études sur les réactions de l'opinion
publique à ce nouveau "cosmopolitisme" ont été
menées par les équipes d'un sociologue américain, Ronald
Inglehart, dans 80 pays. La diversité apparaît toujours comme une
menace, analyse-t-il, quand la survie de la population d'accueil, ou d'une
partie d'entre elle, s'avère incertaine ou précaire.
Les étrangers sont alors perçus comme des intrus
qui risquent de priver les habitants de leur travail, de leur protection
sociale, même si la réalité n'est pas celle-là.
Inversement, dès lors que la vie quotidienne et
l'emploi ne posent plus problème, la diversité ethnique et
culturelle prend une valeur positive, elle est jugée stimulante.
Autrement dit, conclut Ronald Inglehart, "la sécurité
individuelle accroît l'empathie".
Faut-il en déduire que le nouvel altruisme cosmopolite
n'existe que chez les gens aisés ?
Dans les faits, il s'exprime dans les environnements urbains
du monde entier, évolue de génération en
génération, dépend pour beaucoup des politiques locales.
Je le vois bien dans ma propre ville, Washington, avec ses grandes banlieues de
Virginie et du Maryland.
En 1960, Washington comptait une importante population noire
et une riche communauté blanche, qui s'évitaient. Aujourd'hui,
des dizaines de milliers de personnes de toutes origines cohabitent et se
mélangent dans les quartiers. Les manières de vivre de chaque
communauté - nourriture, vêtements, musiques, etc. - ont
profondément transformé les rues, les magasins, la vie
culturelle.
Si les premiers venus ont tendance à rester
retranchés, leurs enfants et petits-enfants entretiennent des relations
beaucoup plus libres avec les autres jeunes. C'est ce qui se passe quand les
gens se côtoient quotidiennement à l'école, sur le terrain
de sport, les lieux de travail et dans la vie civique.
Peu à peu, et d'abord dans la jeunesse, le contact
régulier suscite ce que la sociologue Annick Germain appelle des
"cultures de l'hospitalité". Quand les enfants se tiennent par la main
pour traverser une rue, les élèves passent leur journée
ensemble, jouent au basket le soir en bas de chez eux, ils apprennent à
se connaître personnellement, à dépasser les
barrières culturelles.
Un géographe canadien a étudié comment
une vie cosmopolite se développe dans son quartier de Cedar Cottage,
à Vancouver. Des descendants d'anciennes vagues de migration du
Royaume-Uni, d'Europe centrale et du Moyen-Orient cohabitent avec des nouveaux
arrivants venus de Chine, Taïwan, d'Indonésie.
Il a observé que le jardinage joue un grand rôle
dans leur rapprochement. Une bonne partie des conversations de voisinage tourne
autour de l'échange de "tuyaux" sur l'entretien des potagers. En
important des semences de leur pays d'origine, les nouveaux migrants plantent
très concrètement leurs racines culturelles !
Aujourd'hui, Cedar Cottage est devenu un
écosystème "microcosmopolite" où l'on trouve des tomates
de Calabre, de la menthe du Vietnam, des bok choy de Chine et des fèves
du Portugal. Ce faisant, les habitants se parlent davantage, découvrent
l'histoire de chacun, si bien qu'une pensée plus altruiste se
développe...
118
Cette civilisation de l'empathie a-t-elle un avenir ?
Je n'en vois pas d'autre. Depuis une vingtaine
d'années, une vision neuve de la nature humaine émerge de la
biologie et des sciences cognitives. Les dernières découvertes
des spécialistes du cerveau et de l'apprentissage chez l'enfant nous
obligent à revoir la vieille conception d'un être humain
naturellement agressif, égoïste, utilitariste.
Ces recherches montrent que nous sommes des animaux sociaux
qui supportons mal la souffrance des autres et la destruction de ce qui vit,
réagissons de concert, en vue de l'intérêt
général, quand nous sommes menacés.
Le retentissement mondial de la tragédie de Fukushima
nous le confirme, de même que la priorité donnée aux enjeux
humanitaires, écologiques et énergétiques dans tous les
agendas politiques, ou encore le succès extraordinaire des
réseaux sociaux de toutes sortes.
Voyez ces chercheurs de l'université d'Oxford, qui ont
convaincu 100 000 personnes, dans 150 pays, d'offrir chacun un temps
d'ordinateur pour affiner les modèles de prévision climatique.
Ils disposent désormais d'une puissance de calcul plusieurs fois
supérieure aux ordinateurs les plus rapides...
Les projets de ce type prolifèrent en milieu
scientifique, que ce soit pour rechercher des solutions éco-compatibles,
identifier de nouvelles structures protéiques, étudier les
nanotechnologies ou développer des médicaments.
Pourquoi tant de gens s'associent-ils à ces projets ?
L'"altruisme" est la motivation invoquée le plus souvent par les
crunchers, les "moulineurs de données", et cette conception
coopérative s'accroît. La "wiki économie", dont
Wikipédia reste l'exemple le plus connu, réunit des centaines de
milliers de contributeurs qui enrichissent tous les domaines de la connaissance
et la recherche, contribuent à créer des logiciels performants
comme Linux, etc.
L'Américaine prix Nobel d'économie 2009 Elinor
Ostrom nous a appris que seule la coopération des acteurs permet de
faire respecter des "biens communs" aussi importants que les ressources
maritimes d'un territoire ou ses terres fertiles. Quant au "pair-à-pair"
ou peering, qui fait circuler les innovations dans un collectif, il devient un
principe opératoire courant dans les associations humanitaires comme les
plus grandes entreprises.
Tous ces modèles économiques reposent sur un
postulat diamétralement opposé à la conception
libérale orthodoxe d'un homme agissant seulement par
intérêt individuel. Quand on lui en donne l'occasion et les
moyens, l'être humain se révèle toujours disposé
à collaborer avec les autres dès qu'il s'agit de contribuer
à l'intérêt général ou à
améliorer l'existence de tous.
Propos recueillis par Frédéric Joignot
119
Annexe 3 :
Article du Nouvel Observateur avec AFP Publié le 20-07-11
à 11:52
Alors qu'a été dévoilé mercredi 20
juillet le plan national d'adaptation au réchauffement climatique, on
est en droit de s'interroger sur ce à quoi ressemblera l'Hexagone une
fois soumis à cette hausse des températures annoncée comme
inéluctable par certains scientifiques. Voici quelques
éléments de réponse.
A quoi faut-il s'attendre en France ?
"Actuellement le réchauffement est perceptible mais pas
dangereux. Le vrai danger, c'est plutôt pour après 2050", rappelle
le climatologue Jean Jouzel. Selon ce scientifique, la température en
France devrait encore gagner 0,5°C à 1°C d'ici à 2050,
mais surtout 3 à 3,5°C en moyenne d'ici à la fin du
siècle "si rien n'est fait contre les émissions de gaz à
effet de serre". On prévoit aussi une modification du régime des
pluies et la montée du niveau de la mer.
Y aura-t-il de l'eau pour tout le monde ?
"L'eau est l'une des questions prioritaires", estime
Stéphane Hallegatte, économiste de Météo-France. On
risque de voir se multiplier des printemps secs comme cette année, avec
une pluviométrie moindre dans des régions déjà
déficitaires, comme le Sud-Ouest, et une possible montée des
conflits entre les différents usagers (agriculteurs, industriels,
particuliers, etc.). Le plan d'adaptation doit comporter des mesures pour
lutter contre les fuites d'eau potable dans les réseaux ou
réutiliser les eaux usées afin de réduire la consommation
globale d'eau de 20% d'ici à 2020.
Faudra-t-il cultiver le maïs dans le nord ?
Pour certaines espèces, le changement climatique
pourrait être bénéfique. Néanmoins, le manque d'eau
va poser des problèmes pour nombre de cultures dépendant
fortement de l'irrigation, comme le maïs. L'une des pistes est de diminuer
la surface consacrée à cette culture au profit de cultures comme
le blé ou le sorgho, moins consommatrices en eau, une autre étant
de délocaliser ces cultures dans des régions un peu plus
septentrionales. Le changement climatique n'est pas non plus bon pour les
viticulteurs, les obligeant à s'adapter à une maturation beaucoup
plus rapide.
Comment alimenter les climatiseurs ?
Moins d'eau globalement, donc moins
d'électricité produite par les barrages et des difficultés
pour refroidir les centrales nucléaires. La production d'énergie
devra elle aussi s'adapter au changement
120
climatique, et ce alors que pourrait apparaître
progressivement un inédit "pic de consommation" estival provoqué
par l'usage de climatiseurs.
Faudra-t-il moins d'asphalte en ville ?
Le changement climatique devrait accentuer en ville le
phénomène d'îlots de chaleur urbain, qui fait que la
température est plus élevée en centre-ville qu'en
périphérie en raison du plus grand nombre de surfaces
bétonnées, qui accumulent la chaleur. Les pistes envisageables:
villes plus ouvertes, maillage végétalisé, voire
remplacement de l'asphalte noir par des surfaces captant moins le soleil.
Les médecins auront-ils plus de travail ?
En France, l'un des principaux risques sanitaires sera
vraisemblablement lié à la probabilité de voir se
multiplier les épisodes de canicule, comme en 2003, dans un contexte de
vieillissement de la population. Les allergies devraient aussi devenir plus
nombreuses en raison de pollens plus présents dans l'air, indique Michel
Thibaudon, directeur du Réseau national de surveillance
aérobiologique. En revanche, la possible arrivée en France de
maladies tropicales comme le paludisme est encore quelques chose de mal
identifié.
Les vacanciers préféreront-ils passer
l'été à la montagne ?
Les stations de moyenne montagne semblent "condamnées"
pour le ski en raison d'une diminution de l'enneigement, selon Stéphane
Hallegatte. Mais elles pourraient en revanche devenir la nouvelle destination
à la mode durant l'été, pour permettre aux vacanciers
d'échapper à des températures pouvant atteindre 45°C
dans le sud. Les stations balnéaires vont elles devoir s'adapter
à une érosion accrue de leur littoral avec la hausse du niveau de
la mer. Le Languedoc-Roussillon est ainsi considéré
comme une région à risque.
121
Annexe 4 :
Karl Popper, «Public Opinion and Liberal Principles
(1954), in Conjectures and Refutations, RKP, 1963, traduction originale d'Alain
Boyer.
Principes de Popper sur la démocratie :
1. L'Etat est un mal nécessaire : ses pouvoirs ne
doivent pas être multipliés au delà de ce qui est
nécessaire. On peut appeler ce principe le «rasoir
libéral» (par analogie avec le «rasoir d'Ockham», le
fameux principe selon lequel les entités ne doivent pas être
multipliées au delà de ce qui est nécessaire).
Afin de montrer la nécessité de l'Etat, je ne
fais pas appel à la conception hobbesienne (Léviathan, trad.
Folio, I, ch. XIII.) de l'homo homini lupus. Au contraire, sa
nécessité peut être montrée même si nous
supposons que homo homini felis, ou même que homo homini angelus, en
d'autres termes, si nous supposons qu'à cause de leur bonté
angélique, personne ne nuit à personne d'autre. Dans un tel
monde, il y aurait encore des hommes plus ou moins forts, et les plus faibles
n'auraient aucun droit légal à être tolérés
par les plus forts, mais devraient leur tenir gratitude d'être assez bons
pour les tolérer. Ceux qui (forts ou faibles) pensent que cela n'est pas
un état de choses satisfaisant, et que toute personne doit avoir un
droit à vivre, et une prétention (claim) légale à
être protégée contre le pouvoir des forts, accorderont que
nous avons besoin d'un Etat qui protège les
droits de tous. Il est facile de montrer que cet Etat
constituera un danger constant (ce que je me suis permis d'appeler un mal),
fût-il nécessaire. Pour que l'Etat puisse remplir sa fonction, il
doit avoir plus de pouvoir qu'aucun individu privé ou aucune
organisation publique, et bien que nous puissions créer des institutions
qui minimisent le danger que ces pouvoirs puissent être mal
utilisés, nous ne pourront jamais en éliminer le danger
complètement. Au contraire, la plupart des citoyens auront à
payer en échange de la protection de l'Etat, non seulement sous la forme
de taxes, mais même sous la forme de certaines humiliations, par exemple,
lorsqu'ils sont dans les mains de fonctionnaires brutaux.
2. La différence entre une démocratie et une
tyrannie est que dans une démocratie, les gouvernants peuvent être
rejetés sans effusion de sang.
3. La démocratie ne peut conférer aucun
bénéfice aux citoyens. Elle ne peut rien faire, seuls les
citoyens peuvent agir. Elle n'est qu'un cadre dans lequel les citoyens peuvent
agir de manière plus ou moins cohérente et organisée.
!!!!
4. Nous sommes démocrates non parce que la
majorité a toujours raison, mais parce que les traditions
démocratiques sont les moins mauvaises que nous connaissons. Si la
majorité se décide en faveur d'une tyrannie, un démocrate
ne doit pas penser qu'il y a une contradiction fatale dans sa conception, mais
que la tradition démocratique dans son pays n'était pas assez
forte.
5. Les institutions ne sont pas suffisantes si elles ne sont
pas tempérées par des traditions, car elles sont toujours
ambivalentes (....)
6. Une utopie libérale, un Etat rationnellement
crée sur une table rase sans traditions, est impossible. Le
libéralisme exige que les limitations de la liberté de chacun
rendues nécessaires par la
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vie en société doivent être
minimisées et rendues égales pour tous autant que possible
(Kant). Mais comment appliquer un tel principe a priori dans la vie
réelle ? Toutes les lois, étant universelles, doivent être
interprétées afin d'être appliquées, et ceci
nécessite certains principes de pratique concrète, qui ne peuvent
être fournis que par une tradition vivante.
7. Les principes libéraux peuvent être
décrits comme des principes d'évaluation et si nécessaire
de modification des institutions. On peut dire que le libéralisme est
une doctrine «évolutionnaire» plutôt que
révolutionnaire (sauf dans le cas d'une tyrannie).
8. Parmi ces traditions, nous devons mettre en premier ce que
l'on peut appeler le «cadre moral» (correspondant au «cadre
légal») d'une société. Cela comprend le sens
traditionnel de la justice ou équité («fairness»), ou
le degré de sensibilité morale que la société a
atteint. Ce cadre sert de base pour rendre possible des compromis
équitables entre des intérêts en conflit. Il n'est pas
lui-même intouchable, mais il change relativement lentement. Rien n'est
plus dangereux que sa destruction, laquelle fut consciemment visée par
les Nazis, qui ne peut conduire qu'au nihilisme, à la dissolution de
toutes les valeurs humaines.
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