1
UNIVERSITE CHEIKH ANTA DIOP DE DAKAR
FACULTE DE LETTRES ET DES SCIENCES HUMAINES
DEPARTEMENT DE LETTRES MODERNES
MEMOIRE DE MAITRISE
D'ORPHEE ET DES POETES NOIRS DE
L'ANTHOLOGIE OU LES RAISONS D'UNE
COMPARAISON IMAGOLOGIQUE
Présenté par : Sous la direction
du
Mor Anta KANDJI Pr MAMADOU
BA
Université Cheikh Anta DIOP de DAKAR
Année académique 2005 -2006
2
Dédicace
A toutes les personnes qui, par leur soutien, leur
compréhension, leur encouragements et leur
rigueur ont contribué à rendre possible ce
travail, je dédie cette recherche.
Il s'agit de :
- mes parents,
qu'Allah, le Maître de l'Univers, illumine leur
séjour éternel !
- mes épouses,
Mariama GUEYE, Ndèye Diarra MBAYE et Khady
Thiaw
que se raffermisse davantage leur amitié dont ma
personne reste le bienheureux complice !
- mon grand frère
M. Mamadou Baïdy DIENG,
qu'il trouve ici la reconnaissance d'avoir fait de moi un ami
!
- mes enfants,
Bidi, Joe, Yaye Fatou, Ndèye Marie, Ndèye
Sokhna, Sokhna Mai, Bébé Diarra,;
qu'ils continuent d'être un motif de fierté, de
satisfaction dans la famille !
- mes amis,
pour leur fidélité.
Je tiens, parmi ces gens, à distinguer en particulier
mon Directeur de mémoire, pour la disponibilité dont il a fait
preuve, la vigilance et la rigueur avec lesquelles il a conduit cette
recherche.
3
Mes remerciements
Ils sont adressés à :
- M. Moustapha Thialaw Diop, mon Conseiller
Pédagogique national, pour son
soutien et son assistance à tous mes projets.
- M. Mamadou Baïdy DIENG, Coordonnateur du P.R.F. /
Kaolack, parce qu'il m'a ouvert la section littérature de sa
bibliothèque personnelle.
- mes collègues Conseillers pédagogiques du
Pôle Régional de Formation de Kaolack, parce qu'ils ont tout fait
et tout mis à ma disposition pour que rien ne puisse constituer un
obstacle à l'aboutissement de ce travail.
- M. Dembo SADIO, Professeur de Lettres modernes au
Lycée Valdiodio Ndiaye de Kaolack, un frère qui a toujours
accordé un intérêt particulier à toutes mes
initiatives.
- mon Directeur de Mémoire pour l'attention qu'il a su
accorder à ce travail dont il a bien voulu qu'il soit une contribution
à l'hommage rendu cette année, sur le plan international, au
défunt poète-président, Léopold Sédar
SENGHOR (1906 - 2003), qui aurait fêté le 9 octobre dernier ses
cent ans parmi nous.
4
INTRODUCTION GENERALE
5
Une certaine lecture de « Orphée noir » de
Jean - Paul Sartre, de cette Préface à l'Anthologie de la
nouvelle poésie nègre et malgache de langue
française1 de Léopold Sédar Senghor, a
permis de nous interroger sur un certain nombre de rapports dont la pertinence
impose au lecteur que nous sommes certaines appréciations.
Quel rapport y a-t-il entre le titre de la Préface et
la lecture critique de la poésie nègre et malgache que propose le
philosophe français ? entre Orphée, ce personnage de la
mythologie gréco-romaine et les poètes que nous présente
Senghor dans son oeuvre ?
C'est à ces genres de rapports que nous nous sommes
intéressé, des rapports qui se dégagent déjà
des titres du texte de Jean-Paul Sartre et de l'oeuvre du poète
sénégalais, parce que « noir » et « nègre
» se rejoignent, du moins, dans la perspective imagologique2
qui a effectivement influencé l'intitulé à travers lequel
nous avons voulu présenter notre sujet.
Nous nous sommes donc rendu compte que le projet de
Orphée de descendre aux Enfers pour récupérer sa femme,
rappelle celui des poètes nègres qui, dans leur désir de
retrouver l'Afrique originelle, initient un mouvement de descente aux sources,
même s'il est, pour eux, seulement spirituel, comparé à
l'expérience vécue de l'époux d'Eurydice.
C'est le rapprochement de ces deux expériences, la
descente aux Enfers et la descente aux sources, qui a inspiré le titre
que porte le sujet de notre mémoire de maîtrise,
D'Orphée et des poètes noirs de l'Anthologie ou
les raisons d'une comparaison imagologique.
1 Senghor (L.S.), Anthologie de la nouvelle
poésie nègre et malgache de langue française, Paris,
PUF, 1948
2 Dans sa Préface à l'ouvrage de
Léon Fanoudh-Siefer, Le Mythe du Nègre et de l'Afrique dans la
littérature française de 1800 à la
2ème Guerre mondiale (NEA, 1980), p.9, Guy Michaud
définit l'imagologie comme cette branche de la littérature
comparée qui étudie à travers les documents écrits
la représentation que les peuples se font les uns des autres.
En cela, elle permet, par rapport à nos
préoccupations, de mettre en évidence certaines images de
l'Afrique et de l'Occident, à travers la lecture comparative de la
descente aux Enfers de Orphée et de la descente aux sources
initiée - même si c'est d'une manière spirituelle - par les
poètes noirs de l'Anthologie.
6
En effet, il s'agit, à travers ce sujet, de convoquer,
dans l'analyse, des niveaux qui permettent de lire deux expériences,
mais aussi deux aventures, à partir de la Préface de Jean-Paul
Sartre et des textes que nous propose Léopold Sédar Senghor dans
son Anthologie1.
Ces niveaux de comparaison, nous les avons identifiés
en rapport avec la chronologie des événements, à partir de
la décision prise par le héros mythologique de descendre aux
Enfers pour récupérer sa femme Eurydice.
C'est ainsi que dans la première partie de notre
travail, intitulé Discours colonial et poésie
négro-africaine, nous avons considéré l'Afrique comme
cette autre « Eurydice » que les poètes noirs de
l'Anthologie veulent sortir de l' « Enfer ». En effet, c'est
l'image du continent noir que le discours colonial a pendant longtemps
vulgarisée dans les Métropoles. C'est un continent qui, dans la
poésie négro-
africaine, est représenté comme une terre
souillée, une terre qui a longtemps souffert de l'esclavage et de la
colonisation, même si les misères favorisées par ces
situations historiques sont loin d'influencer négativement les auteurs
dans leur volonté de revendiquer leur identité bafouée,
c'est-à-dire de retrouver l'Afrique originelle.
Ce qui n'est pas sans avoir ce que nous appelons dans la
deuxième partie un prix, le prix d'une rédemption ,
c'est-à-dire de tout désir de sauver le continent noir et ses
valeurs de civilisation dans un contexte politique non encore favorable
à l'émancipation des peuples noirs dans les colonies. Ce qui a
d'ailleurs fait de la descente aux sources non seulement un moment de
révolte, de remise en cause, par les poètes noirs de
l'Anthologie, de l'ordre colonial, des violences et injustices que le
Noir a connues dans ses rapports avec l'Occident, mais aussi un moment
d'affirmation des valeurs nègres originelles, qui ne fait pas obstacle
à leur désir de rencontrer les autres races, de fraterniser avec
tous les hommes.
1 Notre corpus, dans cette recherche, est
constitué de l'ensemble des textes et oeuvres des poètes de
l'Anthologie (ainsi sera définitivement cité l'ouvrage de
Senghor) excepté ceux des auteurs malgaches. Nous élargissons ce
corpus aux poètes présentés par Marc Rombaut dans son
anthologie, La Poésie négro-africaine d'expression
française (Paris, Ed. Seghers, 1976), parce que Senghor dans son
oeuvre n'a représenté le continent noir qu'à travers trois
poètes, et seulement du Sénégal (Birago Diop, David Diop,
L.S. Senghor)
7
Mais comme Orphée qui a tourné la tête et
vu Eurydice disparaître à ses yeux, nos poètes, dans leur
quête initiatique, se sont rendu compte des écueils que
constituent l'adoption dans l'expression de leurs oeuvres de la langue du
colonisateur et l'assimilation dont ils se plaignent d'être les victimes,
des écueils qui semblent limiter leur projet de remise en cause, voire
de rejet de tout ce qui les relie à l'Occident et à ses valeurs
de civilisation. C'est là une difficulté rencontrée par
les « Orphées noirs » dans leur volonté de
faire corps avec l'Afrique-Eurydice, c'est-à-dire l'Afrique
authentique.
C'est une situation dont les conséquences sont
analysées dans la troisième partie du mémoire. Dans cette
partie, nous nous intéressons aux misères et splendeurs de
l'aventure orphique de nos poètes.
A l'image de Orphée mis en pièces par les femmes
de Thrace dont il avait, par fidélité à son épouse,
refusé l'amour, les poètes noirs de l'Anthologie, du fait
de l'assimilation, sont partagés entre deux civilisations, deux visions
du monde, qui ont fini de faire d'eux des métis culturels. C'est une
condition, a-t-on remarqué, qui n'est pas une solution à leur
malaise, ni même la Civilisation de l'Universel qui est d'ailleurs
beaucoup plus un idéal de vie1 qu'une réalité
vécue.
C'est ce qui nous permet de constater l'échec de
l'entreprise de nos poètes. En effet, l'Afrique authentique dont ils
veulent retrouver le visage n'est plus. Comme Eurydice, elle a disparu à
jamais, parce que les mutations, en particulier socio-économiques, dont
elle a été le théâtre, ont gravement dégarni
l'objet de leur quête, à savoir cette Afrique des traditions,
gardienne des valeurs négro-africaines originelles.
Ces valeurs sont effectivement celles convoquées par la
Négritude. C'est pourquoi, dans la quatrième et dernière
partie, après avoir rappelé les définitions que les
ténors ont données à l'idéologie, nous nous sommes
intéressé à Jean-Paul Sartre à travers sa
retentissante Préface, aux admirateurs et détracteurs de la
Négritude.
1 L'édification de la Civilisation de
l'Universel à l'époque, à l'image de celle de la
mondialisation aujourd'hui, a suscité des inquiétudes et des
interrogations.
Il est vrai que l'idéologie de la Négritude a
divisé, dans son appréciation, le monde intellectuel. Elle a fait
l'objet d'une critique virulente. Ce que nous avons relevé, tout comme
il n'a pas été question pour nous de nier la place que l'histoire
et la pratique des textes ont réservé à nos poètes,
à tous ces poètes noirs dont le « panthéon » qui
se confond avec leurs oeuvres, reste, d'une manière ou d'une autre,
notre mémoire collective, une mémoire collective qui rappelle
cette sépulture que les Muses1 ont accordée au pied de
l'Olympe aux membres épars de Orphée.
Ce sont là des rapports que nous nous proposons
d'éclairer davantage dans le présent travail de recherche.
8
1 Filles de Zeus et de Mnémosyne
(personnification de la mémoire), ce sont les déesses qui
inspirent les chants et qui président aux différentes formes de
la poésie. Elle sont au nombre de neuf : Clio (Histoire), Euterpe
(Poésie lyrique), Thalie (Comédie), Melpomène
(Tragédie), Terpsichore (Danse), Erato (Poésie érotique),
Polhymnie (Hymne), Uranie (Astronomie) et Calliope (Poésie
épique). Cette dernière est la mère d'Orphée.
PREMIERE PARTIE
9
Discours colonial et poésie
négro-africaine
10
« ... tous ceux, colons et complices, qui ouvriront
ce livre, croiront lire, par-dessus une épaule, des lettres qui ne leur
sont pas destinées. (...) cette poésie qui parait d'abord raciale
est finalement un chant de tous et pour tous. En un mot, je m'adresse ici aux
blancs, et je voudrais leur expliquer ce que les noirs savent
déjà : pourquoi c'est nécessairement à travers une
expérience poétique que le noir, dans sa situation
présente, doit prendre conscience de lui-même. »
Jean - Paul Sartre, « Orphée noir
»
« Le révolutionnaire nègre est
négation parce qu'il se veut pur dénuement : pour construire sa
Vérité, il faut d'abord qu'il ruine celle des autres.
»
Id. ibid.
11
Une certaine image de l'Afrique a été pendant
longtemps vulgarisée par la littérature coloniale. Nous voulons,
à travers elle, saisir, pas de manière exhaustive, un discours
qui a négativement présenté le continent noir, puisque,
par ce fait, il a vu sa dignité bafouée, ses valeurs de
civilisation mises à mort.
En portant notre intérêt à un tel
discours, nous cherchons à comprendre l'Afrique à travers cette
Eurydice de la mythologie, qui a perdu la vie après la morsure du
serpent1. Comme elle, arrachée à
Orphée, l'Afrique dans le discours colonial est
représentée non sous son vrai visage mais pour répondre
à l'idéal d'une politique de domination. Il s'agissait en fait
pour les écrivains coloniaux2 de satisfaire
la curiosité des lecteurs occidentaux en présentant, à
travers des stéréotypes, le continent noir et ses hommes.
Ce refus de l'objectivité dans la représentation
de l'Afrique était délibéré, puisqu'il était
question, pour les uns comme pour les autres, de justifier
l'entreprise coloniale, c'est -à - dire d'aider à
légitimer l'idéologie coloniale.
Ce que précise Bernard Mouralis dans son ouvrage,
Littérature et développement la fonction de cette
idéologie est essentiellement d'expliquer et de justifier les
déterminismes internes et externes qui, dans la société du
colonisateur et celle du colonisé, ont permis et rendent
légitimes l'établissement de la situation coloniale
»3.
C'est contre cette idéologie que vont se dresser les
poètes de l'Anthologie de Léopold Sédar Senghor
Dans leurs textes, ils procèdent à la remise en cause du discours
colonial et cherchent, par la dénonciation et la révolte,
à rétablir le vrai visage de l'Afrique, par conséquent le
vrai visage de
1 Poursuivie par le berger Aristé qui
était amoureuse d'elle, Eurydice a été mordue par un
serpent. Elle mourut. Las de pleurer et ne pouvant supporter son absence,
Orphée, son époux obtint de Zeus la permission d'aller la
réclamer à Pluton , dieu des Enfers.
2 Essentiellement des voyageurs, des agents
métropolitains, des fonctionnaires de l'administration coloniale.
3 Mouralis (Bernard), Littérature et
développement, Paris, Edit. Silex, 1984, p. 21
12
cette nymphe dont la beauté, parce qu'elle se doit
d'être recouvrée, mobilise, et à l'unisson, tous les «
Orphées noirs ».
En effet nous pensons que la poésie
négro-africaine, surtout pour l'époque qui nous intéresse,
est essentiellement une poésie militante, autrement dit une
poésie qui lutte pour la réhabilitation des Noirs, leur
dignité en tant qu'hommes à part entière, en un mot pour
la libération de l'Afrique.
Chapitre I
L'Afrique dans le discours colonial
I.1 Le pays et son paysage
La littérature coloniale s'est largement plu à
présenter le continent noir comme une terre de perdition et de
déchéance. Dans Littérature
nègre1 Jacques Chevrier
a beaucoup insisté sur cet aspect très important de la
thématique des oeuvres romanesques de l'époque, comme Tartarin
de Tarascon (1872) d'Alphonse Daudet, Le Roman d'un Spahi (1881) de
Pierre Loti et Bel-Ami (1885) de Guy de Maupassant. « Le
héros romanesque de toutes ces oeuvres, écrit-il, est le
soldat français exilé, dont la présence n'est le plus
souvent qu'un prétexte permettant de dévoiler le monde malsain de
la colonie... ».2
Ce monde malsain de la colonie, comme l'a si bien
indiqué Léon Fanoudh-Siefer3, est
largement décrit par Pierre Loti. L'Afrique, pour cet auteur, est un
monde de fauves, un « continent brûlé par (un) soleil
»4 implacable, un « pays de mort
».5
C'est d'ailleurs la peinture du Sénégal qu'il fait
dans une des pages du Roman d'un Spahi : « Le
Sénégal de Faidherbe, avec son morne ennui, ses midis
écrasants de lumière inexorable et de silence, la
mélancolie de ses
1 Chevrier (Jacques), Littérature
nègre, Paris, A. Colin, 1984
2 Chevrier (J.), op.cit, p.17
3 Fanoudh - Siefer (Léon), Le Mythe du
Négre et de l'Afrique noire dans la littérature française
de 1800 à la 2ème Guerre mondiale,
op.cit.
4 Fanoudh - Siefer (Léon), op.cit, p.64
5 Fanoudh - Siefer (Léon), op.cit, p.64
13
crépuscules, la tristesse des nuits qu'emplit le
cri des chacals et des hyènes
»1.
Rien ne semble épargné dans le paysage de
l'Afrique, représenté par Pierre Loti. Tout est étrange
sur cette terre d'Afrique de la chaleur qui compromet la santé physique
au monde des animaux sinistres, en passant par la végétation
« luxuriante et écrasante où grouille et fourmille dans
des marécages traîtres, un monde de reptiles et d'animaux
terribles »2.
L'Afrique que décrit en effet Loti est une Afrique qui
fait peur, surtout par « (sa) végétation imposante, sa
verdure épaisse, touffue, mais qui ne rassure pas plus que les sables du
désert, tant elle impressionne, tant elle écrase l'homme
»3.
Cette description, précise Léon Fanoudh -
Siefer, est celle de la région des rivières du Sud, vers la
Guinée. En effet les rivières et les forêts, celles
africaines en particulier, constituent des zones qui n'ont rien de rassurant.
Elles symbolisent, aussi bien dans le roman de Loti que dans le mythe, le
danger, celui-là même qui a entraîné la mort
d'Eurydice, cette nymphe des forêts mordue par un serpent caché
dans l'herbe au bord d'une rivière.
En effet l'Afrique de Pierre Loti, qui apparaît dans
Le Roman d'un Spahi4, avec ses reptiles, les moustiques de
ses grands marais fétides, est une Afrique noire désolée,
épouvantable, étrange, mystérieuse, infernale, une terre
de mélancolie et de mort. C'est la terre de Cham, une terre maudite et
oubliée de Dieu.
1 Loti (Pierre), Le Roman d'un Spahi,
cité par Fanoudh - Siefer (Léon), Le Mythe du Négre et
de l'Afrique noire dans la littérature française de 1800 à
la 2ème Guerre mondiale , op.cit, p.64
2 Fanoudh - Siefer (Léon), op.-cit., p.75
3 Fanoudh - Siefer (Léon), op.-cit., p.76
4 Loti (Pierre), op. cit.
14
I.2. Le pays et ses hommes
La littérature coloniale est une justification de la
« mission rédemptrice de l'Occident »1,
mission qui se veut une réponse aux images infernales
véhiculées par les oeuvres d'un certain nombre de romanciers.
Jacques Chevrier dans le n° 90 de Notre
Librairie2 rappelle l'expérience du voyage en Afrique des
héros romanesques de l'époque : « ... le voyage au coeur
de l'Afrique s'effectue le plus souvent par la remontée d'un fleuve qui
fait inéluctablement songer à l'Achéron, le fleuve des
Enfers conduisant aux sombres demeures d'Hadès
»3.
L'Afrique, ainsi présentée aux lecteurs
occidentaux, est un monde mystérieux, un monde obscur. Comme dans les
Enfers, ce lieu de séjour des âmes maudites, ce pays de l'ombre,
le continent noir est habité par des hommes qui vivent dans les
ténèbres.
Les ténèbres, les ombres renvoient au mythe, car
Orphée, après la permission des dieux d'aller
récupérer sa femme, descend aux Enfers et trouve Eurydice parmi
les ombres dans le domaine du Tartare4. En effet le Tartare dans le
« Livre VI » de L'Enéide (30 - 19 av. J.C) de Virgile
est une région sans joie, une région triste, sombre où
coulent les fleuves maudits et empoisonnés de l'Achéron, du
Pyriphlégéton5, du Cocyte et du Styx. Il est envahi,
comme le décrit Fénelon dans le « Livre quatorzième
» des Aventures de Télémaque
(1699) , d'une fumée noire et épaisse qui couvre
un fleuve de feu (le Phlégéton) et des tourbillons de flammes
bruissants qui font qu'on ne peut rien entendre de cet empire des
damnés.
C'est dire que les Enfers dans la mythologie
gréco-romaine comme l'enfer représenté par Dante dans
La Divine Comédie (1307 - 1327), sont un
1 Chevrier (Jacques), « Les romans coloniaux,
enfer ou paradis ? », « Images du Noir dans la littérature
occidentale », Vol I « Du Moyen-âge à la conquête
coloniale », dans Notre Librairie , N°90 Octobre -
Décembre 1987. p. 62
2 Chevrier (Jacques), in Notre Librairie
n°90, op.cit.
3 Chevrier (Jacques), dans Notre Librairie
N°90, p.63
4 Le Tartare s'oppose dans la mythologie aux Champs
Elysées, domaine des bienheureux.
5 Pyriphlégéton ou
Phlégéton
15
lieu de supplice, un lieu qui ne garantit aux âmes qui le
peuplent aucune espérance. Ce que rappelle par ailleurs ce soleil
d'Afrique : «un soleil implacable dont les morsures ne peuvent
être que mortelles, surtout pour un Européen. Un soleil qui ne
revigore pas, mais engourdit les sens et les facultés, qui plonge
l'homme dans la torpeur, dans un état d'atonie totale propice aux
obsessions, au désespoir... ».1
A travers ces images entretenues par la littérature
coloniale, Léon Fanoudh - Siefer relève une fois de plus cette
mythologie infernale que les romanciers ont développée sur le
continent noir et ses hommes. Pour eux « si l'enfer est le lieu des
ténèbres, il est également le foyer d'un intense brasier
»2 qui fait du continent non seulement un pays d'exil où le
destin fait échouer les Européens mais surtout une terre de Cham,
parce que considérée par la littérature coloniale comme
une terre affectée par l' « antique malédiction, qui
contribue à marquer et à renforcer l'atmosphère à
la fois macabre et démoniaque que les romanciers distillent à
dose variable dans leur présentation de l'Afrique
».3
Chapitre II
Le continent noir dans la poésie
négro-africaine
La littérature coloniale a largement vulgarisé une
image absolument négative du
continent noir. Les poètes noirs de la diaspora comme
ceux de l' « Afrique noire » ont dans leurs oeuvres tenté
de corriger cette représentation de l'Afrique en développant un
discours en rapport avec leur situation historique.
II.1 Les poètes de la diaspora et l'image de
l'Afrique
II.1.1 Une expression nostalgique
La nostalgie du continent noir est un thème majeur dans
la poésie négro-africaine, en particulier dans les oeuvres des
poètes de la diaspora. Elle semble
1 Fanoudh - Siefer (Léon), op. cit. p.64
2 Chevrier (Jacques), dans Notre librairie
n°90, op.cit, p.16
3 Chevrier (Jacques), dans Notre librairie,
n°90, op.cit, p.65
16
cristalliser tous les discours, comme aussi toutes les
manifestations qui ont aidé en Amérique, aux Antilles, à
entretenir une image positive de l'Afrique.
En fait il s'agissait pour les auteurs de réagir contre
l'idéologie esclavagiste, c'est-à-dire d'opposer le continent
noir aux réalités d'un vécu de tensions sociales, de
discrimination raciale.
A remarquer que les poètes de la diaspora que nous
évoquons ici n'ont souvent, au moment où paraissent leurs
oeuvres, qu'une connaissance livresque de l'Afrique, de cette Afrique-là
même dont parlent certains explorateurs et ethnologues avertis. Le
continent noir, pour eux, est non seulement une patrie mais surtout «
le lieu même où se subliment l'espoir et la foi de l'homme
»1 « une terre de bonheur infini
»2, celui d'un peuple qui vivait, comme le disait
Aimé Césaire, « sous les hautes futaies de l'innocence
»3 .
L'Afrique, dans l'imaginaire des auteurs, est un paysage qui
rappelle le paradis perdu. C'est l'origine, la terre des Ancêtres que
René Belance revendique dans son poème « Couvercle »
:
« Je porte en mes yeux la nostalgie de mes
déserts perdus. J'ai mes racines lointaines que perd la
frondaison.»4.
En effet, le monde lointain des Ancêtres dont parlent les
poètes se présente comme un univers de traditions
harmonieuses5. C'est un univers dont l'évocation «
réveille l'espérance »6, en un mot toute
une mythologie sur l'Afrique, chargée d'images qui renvoient aux
idées de résurrection, de rédemption, idées
chères à ces poètes noirs «
déportés aux Etats-Unis et aux Antilles
»7.
1 Nkashama (Pius Ngandu), La littérature
africaine écrite, Paris, Ed. Saint-Paul, Coll. Comprendre, 1979,
p.27
2 Nkashama (Pius Ngandu), op.cit., p.27
3 Césaire (Aimé), Soleil Cou
coupé, 1948, « La pluie », in Anthologie de L. S.
Senghor, op.cit., p.74
4 Belance (René), Luminaires, 1941,
« Couvercle », poème in Anthologie de L. S. Senghor,
op.cit., p.130 5Nkashama (Pius Ngandu), op.cit., pp.23 - 24
6Nkashama (Pius Ngandu), op.cit., p. 24 7 Nkashama (Pius
Ngandu), op.cit., p. 27
17
II.1.2. L'ombre de l'esclavage
Cette image de l'Afrique apparaît aussi à travers
la représentation que les poètes ont faite de l'esclavage.
Celui-ci, autant dans ses violences que dans ses conséquences, surtout
humaines, occupe une place centrale dans la thématique des oeuvres.
Il est vrai qu' « aucun écrivain
négro-africain n'a fait l'expérience de l'esclavage dans son
corps et dans son âme »1. Cependant, qu'il soit
d'Afrique, d'Amérique ou des Antilles, chacun, d'une manière ou
d'une autre, a parlé de cette réalité historique
douloureuse.
Avec ses conséquences sociales particulières en
Amérique et aux Antilles, la traite négrière dans la
poésie de la diaspora se présente comme une situation qui a fini
de faire des Noirs une humanité à part. Dans les poèmes,
ce sont les drames que la discrimination raciale a favorisés qui ont
surtout retenu l'attention des auteurs.
En effet l'esclavage apparaît comme une blessure de
l'histoire, une
humiliation qui a aidé à entretenir chez l'homme de
couleur le sentiment d'être
bafoué dans sa dignité. En fait il est
marqué, dans les rapports entre l'Afrique,
l'Europe et l'Amérique, par la violence, cette violence
dont parle Léon-Gontran
Damas dans Pigments2, où un
Nègre, à travers une complainte, rappelle les
réalités douloureuses de cette page de
l'histoire.
«Les jours inexorablement tristes jamais n'ont
cessé d'être à la mémoire de ce
que fut
ma vie tronquée
Va encore mon hébétude du temps jadis
de
coups de corde noueux de corps calcinés
de l'orteil au dos calcinés
de chair morte de tisons de fer rouge de bras
1 Mboukou (J.P. Makouta), Les Grands traits de la
poésie négro-africaine, Abidjan, NEA, 1985, p.26
2 Damas (L.G.), Pigments, Paris, GLM
Editeur,1937
18
brisés sous le fouet qui se déchaîne sous
le fouet qui
fait
marcher la plantation s'abreuver de sang
de mon sang de sang la sucrerie
et la bouffarde du commandeur crâner au ciel
»1.
Ce tableau des misères de l'esclavage a amené
les poètes à entretenir, dans le rejet des valeurs de
civilisation non africaines, le sentiment de leur différence, puisqu'ils
se sont rendu compte, comme Aimé Césaire, que « le blanc
est la juste force controversée du noir »2.
Dans leurs oeuvres poétiques, des auteurs comme Damas,
Guy Tirolien, Léon Laleau, pour ne citer que ceux-là, ont
dénoncé, à travers ses valeurs, le monde blanc, d'ailleurs
présenté par Paul Niger comme une terre de
Pénitence3, parce qu'à l'opposé de cette terre
d'Afrique où « un peuple en marche promissoire »,
4 des hommes qui enseignent l'amour, oeuvrent pour réaliser
le rêve d'une fraternité universelle.
II.2 Représentation du continent noir chez les
poètes de l' «Afrique noire »
II.2.1 Une expression réaliste
L'Afrique que présentent les écrivains
appelés dans le cadre de cette recherche poètes de l' «
Afrique noire » (cf. Table des matières de l'Anthologie de
L.S. Senghor), est la terre natale des auteurs, c'est-à-dire un
continent que l'on a connu après y être né et y avoir
grandi avant de le quitter à un moment déterminé de sa
vie.
Le réel qu'ils convoquent dans leur
représentation fait qu'ils ne parlent pas du continent comme l'ont fait
les poètes de la diaspora, même s'il y a dans les oeuvres de ces
derniers, par endroits, des traits de réalisme qui recoupent
certainement nos préoccupations.
1 Damas (L.G.), Pigments, « La complainte
du nègre », in Anthologie de L. L. S. Senghor, op.cit. pp.10
- 11
2 Césaire (Aimé), Soleil Cou
coupé, « Couteaux midi », in Anthologie de L.S.
Senghor, p.77
3 Niger (Paul), Initiation, 1944, « Je
n'aime pas l'Afrique », in Anthologie de L.S. Senghor, p.97
4 Niger (Paul), op.cit p.99
19
A ce titre, il convient de relever l'image de l'Afrique que
laisse entrevoir le poème de Paul Niger, « Je n'aime pas l'Afrique
». Nous ne la retenons pas, parce que nous pensons qu'elle a toute
l'allure d'un pastiche, du pastiche du roman colonial. Ce que d'ailleurs
indique le titre du poème, puisque l'auteur a pris le soin de dire
à son lecteur qu'il n'aime pas cette Afrique-là1, car
l'Afrique dont il veut parler est « une terre de Rédemption
»2 « une terre de grandeur
»3, une terre où les hommes sont réellement
des hommes.
En réalité, même les poètes de l'
«Afrique noire » n'ont pas échappé à pareille
représentation de l'Afrique. Senghor, en évoquant dans «
Femme noire » cette Eurydice - Afrique, parle d'une « Terre
promise »4. Son village natal, Joal, écrit Gusine
Gawdat Osman, est « synonyme de paradis. Cet espace paradisiaque de
l'Enfant du Royaume de Sine, rejoint ainsi l'Eden révolu de tout son
continent, dans ses premiers temps, où ses ancêtres (...) vivaient
dans la paix et dans la prospérité, au sein d'une nature
foncièrement accueillante »5.
C'est à cette Afrique des Ancêtres que fait
référence Joseph Miézan
Bognini dans son recueil de poèmes Ce dur appel de
l'espoir, une Afrique de
liberté, de paix et d'espoir dont il annonce le retour
avec la victoire sur les
injustices de l'histoire.
« Afrique - c'est ma couronne de paix !
La paix d'un monde épanoui.
Afrique - l'étoile qui gicle
Dans la montagne
La flamme qui jaillira demain. »6
1 L'Afrique de la désolation, de la mort.
2 Niger (Paul), op.cit., « je n'aime pas
l'Afrique », in Anthologie de L.S. Senghor, op.cit, p.99
3 Niger (Paul), op. cit., « je n'aime pas
l'Afrique » , in Anthologie de L.S. Senghor, op.cit, p.98
4 Senghor (L.S.), Chants d'Ombre, 1945, «
Femme noire », in Anthologie de L.S. Senghor, op.cit, p.151
5 Osman (Gusine Gawdat), L'Afrique dans l'univers
poétique de Léopold Sédar Senghor, Dakar, NEA, 1978,
p.183
6 Bognini (Joseph Miézan), Ce dur appel de
l'espoir, 1960, in La Poésie négro-africaine d'expression
française de Marc Rombaut, Paris, Ed. Séghers, 1976, p.71
20
Ces évocations nostalgiques n'enlèvent rien au
réalisme1 dont les poètes ici considérés
ont fait montre dans leur représentation de l'Afrique. Dans les
poèmes, le paysage a particulièrement retenu l'attention des
auteurs. Il est évoqué dans ce qu'il a de spécifique, de
caractéristique pour le continent. Dans « Neige sur Paris
», Senghor s'en prend à l'Occident pour avoir détruit
les forêts africaines. En effet ni le pardon, ni l'oubli
manifestés tout au long du poème ne l'empêchent de pointer
un doigt accusateur sur
« Les mains blanches qui abattirent la forêt de
rôniers, qui dominait l'Afrique, au centre de l'Afrique
(Celles qui) abattirent la forêt noire pour en faire
les traverses de chemin de fer
(Celles qui) abattirent les forêts d'Afrique pour
sauver la Civilisation parce qu'on manquait de matière première
humaine .»2
Ce paysage, parmi d'autres réalités3,
tout comme les expériences individuellement vécues par les
poètes dans le terroir natal, rendent compte d'une image du continent
noir opposée à celle vulgarisée par la littérature
coloniale. Il s'agit, dans le sillage de la Négritude, de manifester la
présence des Noirs dans le monde, et comme le dit Senghor, de «
manifest(er) l'Afrique ».4
C'est un réalisme qui est caractéristique des
oeuvres des poètes de l'«Afrique noire ». Gusine Gawdat Osman
en a parlé, et plus exactement à propos de l'Afrique que
présente la poésie de Léopold Sédar Senghor :
«Cette Afrique se manifeste dans son oeuvre comme il l'a toujours
voulu et sa vision du continent noir n'est pas pure invention ou exotisme.
Quand le poète d'Hosties noires parle des palmes, de la tornade,
ou des hommes de la danse, il ne fait pas appel à son imagination, il
n'invente rien, ce sont des réalités
1 Nous pensons à David Diop qui est né
à Bordeaux et à Tchicaya U'Tamsi qui est arrivé
très jeune en France.
2 Senghor (L.S.), Chants d'Ombre, 1945, in
OEuvre poétique, Paris, Ed. Seuil, 1990, p.22
3 En rapport avec la nature, avec la vie sociale,
religieuse et politique.
4 Senghor (L.S.), Chants d'Ombre, 1945,
« A la mort », in OEuvre poétique, op. cit. , p.26
(«...je manifesterai l'Afrique comme le sculpteur de masques au regard
intense »)
21
tangibles qu'il connaît fort bien, qu'il a vues,
qu'il a "vécues" . L'univers poétique ne fait que transposer par
l'écriture sa réalité quotidienne
»1.
A cette réalité quotidienne appartiennent aussi les
Ancêtres « ceux qui
sont morts (et qui) ne sont jamais partis,
» parce qu'ils
« ne sont pas sous la terre :
ils sont dans l'ombre qui frémit,
ils sont dans le bois qui gémit,
ils sont dans l'eau qui coule,
ils sont dans l'eau qui dort,
ils sont dans la case, ils sont dans la
foule.»2
C'est « une croyance fortement ancrée chez le
Négro-africain »3, une vision du monde,
écrit Amadou Ly, qui, à travers « le souffle des
ancêtres (...) continue de féconder toutes les activités
des Africains »4.
Comme les Ancêtres, les héros de l'Afrique
ancienne ont permis aux poètes de parler du continent et de son
passé. A travers les personnages de l'Almamy Samory Touré, de
Lat-Dior, de Chaka, de Béhanzin, ils ont cherché à
réhabiliter les figures de l'histoire africaine, les héros qui
ont lutté pour la libération de l'Afrique, des héros
présentés alors par le colonisateur comme « des tyrans,
des "monstres sanguinaires"et des brigands »5.
C'est là une peinture de l'Afrique qui a seulement
privilégié quelques traits du réalisme des oeuvres
poétiques publiées pour la période qui nous
intéresse. Ce n'est pas une simple évocation nostalgique, mais
une présentation objective de l'Afrique, de ses hommes, de ses
réalités, mais aussi de ses valeurs de civilisation.
1 Osman (G.G.), L'Afrique dans l'univers
poétique de Léopold Sédar Senghor, op.cit., p.10
2 Diop (Birago), Leurre et Lueurs, 1960, «
Souffles », in Anthologie de L.S. Senghor, op.cit. p.145
3 LY (Amadou), « Le souffle des ancêtres
» , art. in Notre Librairie N°68, « Approche historique
et thématique des littératures africaines », Janvier-Avril
1983, p.37
4 LY (Amadou), art. cit., p.37
5Nkashama (Pius Ngandu), op.cit. p.29
22
II.2.2 L'enfer de la situation coloniale
La situation coloniale a beaucoup inspiré les
poètes de l' « Afrique noire ». En fait c'est une
réalité qu'ils ont vécue dans le terroir natal ou dans
l'exil de leur âme qui, dans la douleur, s'identifie aux souffrances
d'une race. David Diop en est un exemple. Dans son poème «
Afrique »1 , il fait de la découverte du continent
une occasion de rappeler, à travers l'esclavage et la colonisation, ces
« souffrances vécues par les nègres
»2.
C'est dire qu'en parlant ici de la situation coloniale, nous
entendons apprécier seulement une expérience
particulièrement vécue par les Noirs d'Afrique, d'où sont
originaires les poètes que nous considérons dans cette partie de
notre recherche.
Nous ne reviendrons pas, pour autant, sur tout ce qui a
été dit à propos des violences et des injustices de cette
société coloniale. Les historiens ont suffisamment donné
des éclairages sur les massacres occasionnés par l'opposition et
la résistance des populations indigènes à la politique du
colonisateur. « L'occupant, écrit Joseph Ki-Zerbo,
avait imposé non pas tant la paix que sa paix, (...) parce que, en
raison de la puissance des armes, ses guerres de conquête et de
répression avaient fait beaucoup plus de victimes que les batailles
menées par les meilleurs leaders de l'Afrique n'en avaient
prélevées pour créer des royaumes où régnait
la paix »3.
C'est une situation que les poètes ont
évoquée dans leurs oeuvres.
David Diop en a parlé dans son poème
intitulé « Le temps du martyre » :
« Le Blanc a tué mon père
Car mon père était fier
Le Blanc a violé ma mère
Car ma mère était belle
1 Diop (David), « Afrique », Coups de
pilon, 1956
Il ne s'agit pas dans ce poème de l'Afrique des tyrans
comme représentée dans la littérature coloniale, mais de
l'Afrique de la résistance, de l' « Afrique des fiers guerriers
dans les savanes ancestrales », donc de cette Afrique des hommes qui
luttent contre l'oppression, c'est-à-dire contre tout ce qui constitue
une entrave à la liberté des peuples noirs, à la
liberté de l'homme tout court.
2 Mboukou (J.P Makouta), Les Grands traits de la
poésie négro-africaine, Abidjan, NEA, 1985, p.33.
3 Ki- Zerbo (Joseph), Histoire de l'Afrique
noire, Paris, Hatier, 1972, p.425
23
Le Blanc a courbé mon frère
Sous le soleil des routes
Car mon frère était fort
Puis Le Blanc a tourné vers moi
Ses mains rouges de sang
Noir
M'a craché son mépris au visage »1
C'est ce mépris dont les Noirs sont l'objet qui est
à l'origine de la coexistence non pacifique entre les deux races. Il a
non seulement fait des Nègres une humanité à part par
rapport à une humanité supérieure, favorisé des
comportements racistes, mais aussi permis à l'homme noir de prendre
conscience de sa différence, et par conséquent de dénoncer
l'Occident et ses valeurs de civilisation.
En fait la société coloniale est une
société qui refuse toute dignité humaine aux Noirs. Dans
les poèmes, elle rappelle pour l'homme de couleur la misère, le
désespoir, la prison et la mort, faisant ainsi de l'Afrique une terre de
populations opprimées, donc des Nègres :
« Le Peuple que l'on traîne
le Peuple que l'on jette en pâture
Dans les champs avides de boucherie
Le Peuple qui se tait
Quand il doit hurler
Hurle
Quand il doit se taire
Le Peuple lourd de siècle de servitude
Sur ses épaules de bon géant
Le Peuple que l'on caresse
Comme le serpent caresse sa proie »2
1 Diop (David), Coups de pilon, 1956, in
Anthologie de L.S. Senghor, pp.174 - 175
2 Diop (David), Coups de pilon, 1956, «
Peuple noir », poème cité par Mboukou (J.P. Makouta), Les
Grands traits de la poésie négro-africaine, op.cit., p.32
24
C'est cette Afrique qui nous a intéressé dans
cette première partie de notre recherche, plus précisément
l'image d'une Afrique - Eurydice historiquement souillée, mais dont la
beauté, même niée, rappelle celle légendaire de
cette nymphe, épouse d'Orphée.
Nous avons essayé de retrouver cette image du continent
noir dans le discours colonial, à travers essentiellement la
littérature de l'époque. Celle-ci, parce qu'elle répondait
aux motivations d'une politique de domination, présente l'Afrique
à travers des stéréotypes qui réfèrent
curieusement à certaines images de la mythologie infernale
gréco-romaine. Le pays, le paysage et les hommes dans cette
littérature coloniale, sont situés, dans un cadre où
dominent essentiellement, du fait de la malédiction, le danger, la
chaleur et les ténèbres.
Cette image de l'Afrique, comme nous l'avons montré,
est récusée par les poètes que nous avons
considérés dans notre corpus. Le continent noir dont ils parlent
est une terre des origines pour les des poètes de la diaspora et une
terre natale pour ceux que nous avons appelés poètes de l' «
Afrique noire ».
Nous relevons cela, parce qu'il nous a paru important de
distinguer deux attitudes qui ont prévalu dans la représentation
qui est faite de l'Afrique. Loin d'être exclusives, ces attitudes sont
complémentaires, même si nous avons reconnu
particulièrement le réalisme mobilisé par les oeuvres des
poètes de l' « Afrique noire » dans leur représentation
du continent.
L'évocation de l'histoire répond aussi aux
objectifs de l'analyse que nous avons voulu faire d'une part de l'esclavage et
d'autre part de la colonisation. Ces moments du passé des Nègres
ont permis la naissance d'idéologies dont les conséquences, pour
avoir été contextuellement et spécifiquement
mesurées, obligent les poètes à initier, ne serait-ce que
par l'imaginaire, des démarches en vue de faire sortir de l'ombre cette
Afrique - Eurydice dont l'image se doit d'être redorée.
Ce que, à la lumière des oeuvres des
poètes noirs de l'Anthologie1, nous entendons montrer
dans la deuxième partie de notre recherche.
25
1 Senghor (L. S.), Anthologie, op. cit.
DEUXIEME PARTIE
26
Le prix d'une rédemption
27
« Il s'agit d'une quête, d'un
dépouillement systématique et d'une ascèse qu'accompagne
un effort continu d'approfondissement. Et je nommerai "orphique " cette
poésie parce que cette inlassable descente du nègre en
soi-même me fait songer à Orphée allant réclamer
Eurydice à Pluton. Ainsi, par un bonheur poétique exceptionnel,
c'est en (...) chantant ses colères, ses regrets ou ses
détestations, en exhibant ses plaies, sa vie déchirées
entre la " civilisation " et le vieux fond noir, bref en se montrant le plus
lyrique, que le poète noir atteint le plus sûrement à la
grande poésie collective : en ne parlant que de soi il parle pour tous
les nègres. »
Jean - Paul Sartre, « Orphée noir
»
28
Le désir de retrouver l'Afrique dans son
authenticité a amené les poètes noirs de
l'Anthologie à entreprendre une descente aux Sources1.
C'est une descente qui rejoint la descente aux Enfers d'Orphée, car dans
leur volonté de recouvrer l'image réelle du continent noir, ils
ont procédé à la dénonciation de tout ce qui est
discrimination raciale, injustice, préjugés, en un mot de tous
les comportements qui, dans la situation coloniale2, faisaient du
Nègre une victime parce que dominé et du Blanc un bourreau parce
qu'il avait avec lui la force nécessaire pour ériger en
règle sa domination.
En effet les poètes ont bravé courageusement le
système colonial. Leurs textes, parce qu'expression de la
réhabilitation d'une race, se présentent comme un discours
discordant en ce qu'ils s'opposent à un état de choses qui fait
la quiétude d'une seule communauté : la communauté
blanche. En fait, il s'agit pour les auteurs de manifester la volonté de
libérer leur continent, le désir de le sauver, par
conséquent de trouver là le sens de leur combat, tout ce qui
anoblit leur mission, en un mot la justification de leurs oeuvres.
C'est là, nous semble-t-il, qu'il y a lieu de mettre en
évidence le caractère « révolutionnaire
»3 de la poésie noire, car c'est une poésie
qui vient justement briser un mythe, celui d'un homme blanc technologiquement
et intellectuellement supérieur pour être déifié.
Tout comme Orphée qui a pris des risques en allant
comme vivant dans le royaume des Ombres, les poètes noirs de
l'Anthologie, en défiant justement le pouvoir colonial,
procèdent en même temps à la remise en cause d'une
autorité qui ne permettait pas aux intellectuels noirs de «
ressusciter (leur) peuple asservi »4 .
1 Nous l'avons ainsi écrit, parce que nous lui
donnons le contenu et la personnification du mot Enfers dans la mythologie.
2Nous allons faire seulement référence
à la colonisation, dans la mesure où la descente aux
Enfers-Sources, telle que nous l'apprécions, est un acte de
témoignage, donc d'engagement.
3 Sartre (J.P.), « Orphée noir »,
p.XII, Préface à l'Anthologie de L.S Senghor .
« La poésie noire de langue française est,
de nos jours, la seule grande poésie révolutionnaire
»
4 Kesteloot (Lilyan), Négritude et situation
coloniale, Yaoundé, Ed. Clé, 1968, p.11
29
En effet, parce qu'ils ont récupéré leur
fierté1, ils vont dans leurs oeuvres assumer leur
responsabilité, non seulement par rapport à une situation devenue
intolérable2 , mais aussi par rapport à tout ce qui
les rattache aux valeurs de civilisation occidentales.
Chapitre I
La descente aux Enfers - sources
I.1. Par l'acte révolutionnaire
Il ne s'agit pas, dans cette partie de la recherche, de
revenir sur les considérations qui ont permis à Jean-Paul Sartre
de relever le caractère révolutionnaire de la poésie
noire. Cela est perceptible tout au début du texte de sa préface
où le philosophe français a pris le soin d'indiquer au lecteur
européen ce qu'il est en droit d'attendre de cette poésie.
« Qu'est-ce que donc vous espériez, quand vous
ôtiez le bâillon qui fermait ces bouches noires ? Qu'elles allaient
entonner vos louanges ? Ces têtes que nos pères avaient
courbées jusqu'à terre par la force, pensiez-vous, quand elles se
relèveraient, lire l'adoration dans leurs yeux ? Voici des hommes debout
qui nous regardent et je vous souhaite de ressentir comme moi le saisissement
d'être vu. Car le blanc a joui trois mille ans du privilège de
voir sans qu'on ne le voie (...) (Il) éclairait la création comme
une torche, dévoilait l'essence secrète et blanche des
êtres. Aujourd'hui ces hommes noirs nous regardent et notre regard rentre
dans nos yeux ; des torches noires, à leur tour, éclairent le
monde... »3.
En effet, pour pouvoir manifester leur présence dans le
monde, les poètes noirs ont d'abord volé « les armes
miraculeuses »4 au Blanc, des armes miraculeuses dont ils
se sont servi pour dénoncer et critiquer l'Europe et sa vision du
monde.
1 L'expression est de Lilyan Kesteloot,
Négritude et situation coloniale, op.cit., p.11
2 Kesteloot (Lilyan), Négritude et situation
coloniale, op.cit., p.48
3 Sartre (J.P.), « Orphée noir »,
p.IX, in Anthologie de L.S Senghor, op.cit.
4 Titre d'un recueil de poèmes de Aimé
Césaire.
A travers cette expression, on peut comprendre tous les moyens,
linguistiques en particulier, que l'éducation occidentale a su mettre
à la disposition des gens qui ont choisi d'être « la
bouche des malheurs qui n'ont point de bouche » (Cahier d'un
retour au pays natal, 1939)
30
En fait les poètes de l'Anthologie luttent,
comme l'a montré Jean-Pierre Makouta Mboukou, pour « la
libération totale de l'homme noir dans son milieu d'origine, ou
"exilé", libération du corps, de l'âme, de la conscience et
de son intelligence »1.
Leur poésie est une poésie de combat ; elle
développe un discours qui se veut une condamnation de la colonisation,
de la politique de l'administration coloniale, donc une volonté, comme
dit Jean-Paul Sartre, de « briser les murailles de la culture- prison
»2.
Pour ce faire, les auteurs, comme Orphée allant
réclamer Eurydice à
Pluton3, opèrent une descente aux Sources, mais
aussi une descente en eux-
mêmes, en exprimant, « en chantant,
écrit Sartre, (leurs) colères, (leurs) regrets
ou (leurs) détestations, en exhibant (leurs) plaies
»4. Autant de misères de
l'histoire que nos poètes noirs ne pardonnent pas à
ceux qui ont favorisé une
telle situation. Jacques Roumain, d'ailleurs, s'en fait
l'écho dans son recueil,
Bois d'ébène :
« Nous ne leur pardonnerons pas, car ils savent ce
qu'ils font
Ils ont lynché John qui organisait le syndicat
Ils l'ont chassé comme un loup hagard avec des chiens
à travers bois
Ils l'ont pendu en riant au tronc du vieux sycomore
Non, frères, camarades
Nous ne prierons plus
Notre révolte s'élève comme le cri de
l'oiseau de tempête, au dessus du
clapotement pourri des marécages
Nous ne chanterons plus les tristes spirituals
désespérés
Un autre chant jaillit de nos gorges
Nous déployons nos rouges drapeaux
Tachés du sang de nos justes
1 Mboukou (J-P. Makouta), Les Grands traits de la
poésie négro-africaine, op. cit. , p.55
2 Sartre (J.P.), « Orphée noir », in
Anthologie de L.S Senghor, op. cit. , p.XVII
3 Il s'agit du même dieu, appelé Pluton
par les Latins et Hadès par les Grecs
4 Sartre (J.P.), « Orphée noir », in
Anthologie de L.S Senghor, op. cit. , p.XVII
31
Sous ce signe nous marchons Debout les damnés de la
terre Debout les forçats de la faim. »1
Cet appel à la révolte est très
présent dans Coups de pilon2 de David Diop. L'auteur,
dans un poème intitulé « Défi à la force
», interpelle un frère de race, à qui il demande de refuser
la situation qui lui est imposée.
«Toi qui meurs un jour comme ça sans savoir
pourquoi
Toi qui luttes qui veilles pour le repos de
l'autre
Relève-toi et crie : Non ! »3.
En fait la révolte, dans les oeuvres de nos poètes,
est perçue comme un
passage obligé pour les Noirs qui posent le
problème de la colonisation.
Décisive pour leur avenir, cette révolte scelle le
rejet de l'Occident et de ses
valeurs. Elle va se manifester, promet Léon-Gontran Damas,
le jour où :
« Alors je vous mettrai les pieds dans le plat
ou bien tout simplement la main au collet
de tout ce qui m'emmerde
en gros caractères
colonisation
civilisation
assimilation et la suite
En attendant vous m'entendrez souvent
claquer la porte »4.
Il s'agit d'une remise en cause systématique de l'ordre
colonial, et pour parler comme Sartre, d'une entreprise de dénonciation
de tout ce qui concourt à ternir l'image de l'Afrique, à
compromettre la dignité des Nègres, donc d'une entreprise de
démolition de tout ce qui fait obstacle à leur liberté.
1 Roumain (Jacques), Bois
d'ébène, 1945, « Nouveau sermon nègre », in
Anthologie de L. S. Senghor, op. cit, p.120
2 Diop (David), Coups de pilon, Paris,
Présence Africaine, 1956
3 Diop (David), Coups de pilon, 1956, «
Défi à la force », poème cité par J.P Makouta
Mboukou, Les Grands traits de traits de la poésie
négro-africaine, op. cit. p.33
4 Damas (L.-G), Pigments, 1937, « Pour
sûr », poème cité in Anthologie de L.S.
Senghor, op.cit, p-12
32
« ... cette démolition en esprit,
écrit Jean-Paul Sartre, symbolise la grande prise d'armes
future par quoi les noirs détruiront leurs chaînes
»1.
I.2. Par l'affirmation des valeurs de civilisation
négro-africaines
Il est important de souligner la part que les poètes
noirs de l'Anthologie ont réservée au thème de la
révolte. En effet, c'est un thème que la critique a l'habitude de
privilégier dans l'appréciation des oeuvres poétiques
négro-africaines. Ce que regrette Pius Ngandu Nkashama qui pense que
cela n'est qu'une façon de « rétréci(r) le
concept même d'une lecture poétique2 ».
« ...si, écrit-il, le thème de
la révolte et de la violence, dans la contestation des conditions
nouvelles créées en Afrique par la colonisation, a réussi
à donner quelques textes littéraires importants, il ne faudra pas
pour autant négliger les autres thèmes qui apparaissent dans la
même poésie et qui, eux aussi, ont inspiré de nombreux
ouvrages et méritent d'être commentés, tout comme la
révolte»3 .
Il est vrai que ce constat est loin d'avoir influencé
l'orientation que nous donnons, à ce niveau, à notre analyse.
Seulement il nous a semblé intéressant de voir le traitement que
les poètes noirs ont fait des thèmes de l'enracinement et de
l'ouverture, parce que, avons-nous considéré, ils s'inscrivent
comme le thème de la révolte, dans ce mouvement de la descente
aux Enfers-Sources, d'autant plus que celui-ci exige de la part des uns et des
autres un engagement, une responsabilité, mais aussi une attitude par
rapport à des valeurs à défendre ou à proposer aux
hommes, compte non tenu de leur appartenance raciale.
Remarquons qu'une des tendances de l'inspiration
poétique dont nos textes rendent compte, c'est cette fierté que
les auteurs trouvent dans la revendication de leur identité, de leur
histoire, de leurs traditions. Jamais le contexte politique qui a vu
l'émergence, à l'époque, d'une certaine population
fortement assimilée, n'a eu raison de la passion qu'ils ont de
s'identifier au passé de la race noire, aux valeurs de civilisation
négro-africaines originelles.
1 Sartre (J.P.), « Orphée noir »,
p.XVII, in Anthologie de L.S Senghor, op. cit.
2 Nkashama (Pius Ngandu), La Littérature
africaine écrite, op. cit., p.11
3 Nkashama (Pius Ngandu), La Littérature
africaine écrite, op. cit., p.12
33
Dans un poème de Pigments, Léon - Gontran
Damas se plaint d'avoir
perdu « ses poupées noires ». A travers
elles, il réclame ainsi sa personnalité
authentique dissipée par des valeurs
étrangères :
«Rendez-les moi mes poupées noires que je joue
avec elles
les jeux naïfs de mon instinct
rester à l'ombre de ses bois
recouvrer mon courage
mon audace
me sentir moi-même
nouveau moi-même de ce que hier j'étais
hier
sans complexité
hier
quand est venu l'heure du déracinement
»1.
C'est une situation présentée par le
poète guyanais comme « un désastre
»2 dans « Hoquet », poème où il
met en évidence le complexe entretenu par certains hommes de couleur,
à l'image de sa mère désireuse de le voir rompre avec
certains comportements. En effet elle avait l'habitude de lui dire :
« les mulâtres ne font pas ça
laissez donc ça aux nègres
»3.
Si Damas s'identifie, effectivement, à un monde, c'est
à celui des valeurs nègres, un monde malheureusement mis à
mort par les hommes de race blanche :
« ils ont cambriolé l'espace qui était le
mien
la coutume les jours la vie
la chanson le rythme l'effort
1 Damas (L.-G), Pigments, 1937, « Limbe
», poème cité in Anthologie de L.S. Senghor, op.cit,
p-9
2 Damas (L.-G), Pigments, 1937, « Hoquet
», in Anthologie de L.S. Senghor, op. cit., p.15
3 Damas (L.-G), Pigments, 1937, op. cit.,
« Hoquet » », in Anthologie p.17
34
le sentier l'eau la case
la terre enfumée grise
la sagesse les mots les palabres »1.
Guy Tirolien, de même, dans « Prière d'un
petit enfant nègre » dit qu'il ne veut plus aller à
l'école parce qu'il veut vivre comme son père et non imiter ces
« messieurs de la ville » :
« qui ne savent plus danser au clair de lune
qui ne savent plus marcher sur la chair de leurs pieds qui
ne savent plus conter les contes aux veillées
»2.
En fait les poètes, dans cette revendication de la
vision du monde négro-africaine, ont développé des
attitudes critiques vis-à-vis des valeurs de civilisation occidentales,
des préjugés entretenus à propos de l'Afrique et des
Nègres d'une manière générale .
C'est donc à ce titre que Senghor, dans «
Prière aux masques » récuse l'identité des Noirs
inventée par les Blancs en rapport avec l'idéologie qui
accompagne et motive la politique métropolitaine dans les colonies.
« Ils nous disent les hommes du coton du café de
l'huile
Ils nous disent les hommes de la mort
Nous sommes les hommes de la danse dont les pieds reprennent
vigueur en frappant le sol dur »3.
Cette affirmation des valeurs originelles par nos
poètes n'a pas été non plus un obstacle à leur
désir de rencontrer les autres races. Ce qu'Aimé Césaire
dans le Cahier d'un retour au pays natal, précise en prenant son
coeur à témoin.
« ...mon coeur, préservez- moi de toute
haine
ne faites point de moi cet homme de haine pour qui je n'ai
que haine car pour me cantonner en cette unique race
1 Damas (L.-G), Pigments, 1937, « Limbes
», in Anthologie de L.S. Senghor, op. cit., p.9
2 Tirolien (Guy), Balles d'or, 1943, «
Prière d'un petit enfant nègre », in Anthologie de L.
S. Senghor, op.cit, p.86
3 Senghor (L.S.), Chants d'Ombre, 1945, «
Prière aux masques », in La Poésie négro-africaine
d'expression française de Marc Rombaut, op.cit, p.166
35
vous savez pourtant mon amour tyrannique
vous savez que ce n'est point par haine des autres races que
je m'exige bêcheur de cette unique race»1.
C'est cette ouverture à l'autre, qui va permettre tous
les espoirs, en ce qu'elle est pour l'humanité, annonciatrice d'un jour,
le jour tant attendu, le jour qui mettra fin aux misères de l'histoire,
à tout ce qui n'est pas amour entre les hommes.
« un jour pour nos pieds fraternels
un jour pour nos mains sans rancunes
un jour sans nos souffles sans méfiance
un jour pour nos faces sans vergogne
»2.
Chapitre II
Les écueils d'une épreuve initiatique
II.1 La langue d'expression
Il n'est pas moins important, avant d'aborder cette question
de la langue d'expression, de relever la tendance qui consiste à signer
la naissance de la littérature négro-africaine avec des auteurs
qui ont fait de la revendication des Noirs, le thème principal de leurs
oeuvres3. Pourtant avant la fulgurante parution du seul
numéro de Légitime défense4 le
1er juin 1932, il a existé des textes poétiques et
surtout romanesques5, qui ont annoncé les débuts de
cette littérature.
1 Césaire (Aimé), Cahier d'un
retour au pays natal, 1939, in La Poésie négro-africaine
d'expression française de Marc Rombaut, op.cit., pp 301 - 302
2 Césaire (Aimé), Soleil Cou
coupé, op. cit., « Couteau, midi », in Anthologie
de L.S. Senghor, op. cit., p.78
3 Les poètes de la Négro - Renaissance
américaine, puis les poètes de la Négritude. Sur le plan
romanesque, René Maran avec Batouala (1921) est
considéré comme l'auteur « qui le premier, a
exprimé "l'âme noire" avec le style nègre, en
français » (L.S. Senghor, Liberté I,
Négritude et humanisme, Paris, Seuil, 1964, p.410)
4 Ses auteurs, une équipe de jeunes
intellectuels antillais, invitaient les Nègres à accorder dans
leurs oeuvres une importance particulière à l'histoire de la
race, aux idéologies qui permettent de libérer l'homme noir.
5 Nous pensons à des textes romanesques
comme Les Trois volontés de Malic (1920) de Mapaté Diagne,
Force-Bonté (1926) de Bakary Diallo, à l'oeuvre de Massyla
Diop, Le Réprouvé (1926)
36
Nous pensons, en ce qui concerne la poésie, à
certains textes des « Poèmes perdus » de L.S.Senghor et de
Leurres et lueurs de Birago Diop où les réminiscences de
la poésie française du XIXe siècle sont
réelles. C'est une poésie en langue française comme celle
présentée par l'auteur de Chants d'ombre dans son
Anthologie. Mais il s'agit d'une part d'une poésie d'imitation
qui se plait à développer des thèmes universels comme par
exemple l'amour et la mort, et d'autre part d'une poésie de rupture
aussi bien dans l'écriture des textes que dans l'inspiration.
C'est ainsi que l'amour et la mort dans cette poésie de
rupture n'apparaissent plus seulement comme l'expression de la condition
humaine, mais comme des thèmes qui n'ont de sens et de valeur que par
rapport aux situations que l'histoire, dans la douleur, a imposées
à l'humanité nègre, à travers, nous l'avons
montré déjà, des réalités historiques que
sont l'esclavage et la colonisation.
Il convient de rappeler, pour ce qui est de la colonisation,
que c'est une période qui a vu l'implantation dans les colonies de
l'école étrangère et la formation des premiers
intellectuels qui vont constituer, dans les Antilles comme en Afrique
l'élite noire, à laquelle d'ailleurs, appartiennent les
poètes noirs de l'Anthologie.
En indiquant cela, nous ne cherchons pas à
évaluer la fascination exercée par les valeurs de civilisation
occidentales sur certains intellectuels négro-africains. Il nous a paru
seulement intéressant de constater que ces valeurs, dans la
période que nous avons considérée, ont été
dénoncées, condamnées par nos auteurs , à travers
non des langues locales, mais dans la langue du colonisateur, donc dans ce que
ces valeurs ont de non authentique, et par conséquent
d'aliénant.
Cette situation est à l'origine d'un malaise qui est
exprimé par le poète haïtien, Léon Laleau, dans son
poème, « Trahison ».
« ... sentez-vous cette souffrance Et ce
désespoir à nul autre égal
37
D'apprivoiser avec des mots de France Ce coeur qui m'est venu
du Sénégal ? ».1
En fait rejeter l'Occident et ses valeurs, c'est aussi, pour les
poètes, vivre
ce malaise d'user d'une langue véhicule de ces
mêmes valeurs. Dans les familles qui ont fait de l'assimilation leur
cheval de bataille, la situation est souvent des plus tendues, comme le
montrent les injonctions de la mère de Damas, quand le fils se donne
dans la maison la liberté de parler une langue autre que le
français.
« Taisez-vous
Vous ai-je dit qu'il vous fallait parler
français
Le français de France
Le français du français
Le français français
»2.
C'est ce désir même de se révolter contre
la langue de l'oppresseur, qui a amené les poètes noirs à
poser le « problème de la recherche d'une authentique
expression nationale »3.
Il ne s'agit pas pour nous de revenir sur les débats
suscités par ce problème et les considérations qui ont
porté sur l'intérêt d'une poésie nationale qui
ferait corps avec les sentiments et préoccupations de tous les
frères de race, donc avec leur vision du monde4. Mais compte
tenu de la réaction des uns et des autres, nous avons jugé
important de relever le point de vue de David Diop. En effet, l'auteur de
Coups de pilon a reconnu les limites expressives d'une poésie
négro-africaine en langue étrangère, en ce que celle-ci
« rend plus
1 Laleau (Léon), Musique nègre,
1931, « Trahison », in Anthologie de L.S. Senghor, op. cit.,
p.108
2 Damas (L-G), Pigments, 1937, « Hoquet
», in Anthologie de L.S. Senghor, op., p.16
3 Wauthier (Claude), l'Afrique des Africains,
Paris, Seuil, Coll. « L'histoire immédiate », 1977, p27
4 On peut lire avec profit Mouralis (Bernard),
Littérature et développement, op. cit., pp 432 - 444, et
Wauthier, l'Afrique des Africains, op. cit, pp 27 - 29
38
difficile le contact du poète avec son peuple
»1. Cependant, considère-t-il, pour éviter
les piéges d'une négritude superficielle, il urge de se servir de
la langue du colonisateur pour se faire comprendre et mieux combattre la
politique et la situation imposée aux Nègres dans les
colonies.
Le poète, écrit-il, « sait qu'en
écrivant dans une langue qui n'est pas celle de ses frères, il ne
peut véritablement traduire le chant profond de son pays. Mais en
affirmant la présence de l'Afrique avec toutes ses contradictions et sa
foi en l'avenir, en luttant par ses écrits pour la fin du régime
colonial, le créateur noir d'expression française contribue
à la renaissance de nos cultures nationales »2.
Obligés alors de recourir à la langue
française, de l'utiliser comme moyen d'expression, les poètes
noirs de l'Anthologie se trouvent ainsi limités dans leur projet
de remise en cause totale et systématique des valeurs de civilisation
occidentales, dans la mesure où l'obstacle linguistique qu'ils veulent
franchir, et qu'ils ne franchiront pas, est révélateur de la
difficulté qu'il y a pour ces « Orphées noirs »
à retrouver cette Afrique- Eurydice dans son visage le plus
authentique.
II.2. Le poids de l'assimilation
Comme nous l'avons vu avec la langue d'expression, il s'agit
de montrer que l'assimilation est encore un de ses phénomènes
sociaux qui permettent de rendre compte, aussi bien aux Antilles qu'en Afrique,
de l'influence des valeurs de civilisation occidentales.
Nous avons déjà parlé de certains parmi
les premiers intellectuels négro-africains qui ont été
fascinés par ces valeurs, et des parents préoccupés de
voir leurs enfants rompre avec des comportements qui rappellent des formes
d'éducation non occidentales. C'est ce qui motive les réactions
de la mère de Damas. Son désir, son rêve, c'est de voir son
fils adopter des « manières »qui
1 Mouralis (Bernard), Littérature et
développement, op. cit., p. 442
2 Mouralis (Bernard), Littérature et
développement, op. cit., p. 443
39
répondent aux aspirations sociales des
Mulâtres1 , ce qui l'éloignerait le plus possible de
tout ce qui peut rappeler le Nègre.
En effet le Nègre, pour elle, c'est
l'anti-modèle. Par conséquent les valeurs qu'il incarne sont
à combattre, à détruire, parce que négatives pour
une communauté qui a fini de trouver dans la culture occidentale un
idéal de vie, donc une vision du monde à nulle autre pareille.
C'est d'ailleurs une situation que Léon Laleau a
évoquée dans son poème « Trahison » que nous
avons déjà cité. Il a évoqué le fait
d'être assimilé comme une expérience
particulièrement vécue par l'intellectuel nègre. Parce
qu'il est formé par le Blanc dont il a souvent adopté la
façon de vivre, de s'habiller, donc les valeurs sociales, il vit parfois
l'assimilation comme un drame auquel il est souvent difficile
d'échapper. C'est cette impuissance vis-à-vis de ces valeurs
étrangères que le poète haïtien avoue. Il
reconnaît que sa personnalité profonde, exhibée par la
métonymie, se trouve atteinte par ces valeurs imposées par
l'histoire. Il s'en prend à « ce coeur »
étranger qui est venu se substituer, et à regret, à son
coeur authentique.
« Ce coeur obsédant, qui ne correspond Pas avec
mon langage ou mes coutumes, Et sur lequel mordent, comme un crampon, Des
sentiments d'emprunt et des coutumes D'Europe (...) »2
C'est un malaise vécu par nos poètes qui se
trouvent obligés, comme au théâtre, d'inhiber leur moi
authentique pour répondre, par le comportement, aux exigences de la
civilisation. Ce que souligne bien Damas dans son poème intitulé
« Solde » :
« j'ai l'impression d'être ridicule
dans leurs salons dans leurs manières
1 Comme catégorie sociale
intermédiaire, les Mulâtres pensent qu'ils sont beaucoup plus
proches des Blancs que des Nègres.
2 Laleau (Léon), Musique
nègre, op. cit., «Trahison », in Anthologie de L.
S. Senghor, op. cit. p.108
dans leurs courbettes dans leurs formules dans leur
multiple besoin de singeries »1
Il est affecté par la situation. A l'image
d'Aimé Césaire qui a souffert d'avoir fait preuve de
lâcheté avec le Nègre rencontré dans le
tramway2, le poète guyanais n'a pas aussi la conscience
tranquille. Il pense que l'adoption des valeurs de civilisation occidentales
pourrait amener les Nègres à voir en lui un « complice
» de la race des oppresseurs, celui qui a aidé, aux
côtés des Blancs, à la politique de la violence
instaurée, à l'époque, par l'administration coloniale.
«J'ai l'impression d'être (...)
parmi eux complice parmi eux souteneur
parmi eux égorgeur les mains effroyablement rouges du
sang de leur civilisation »3.
Il est vrai que la formation dont les intellectuels de
l'époque en général, des poètes en particulier, ont
bénéficié, a accordé une importance
particulière à la culture occidentale. En fait la civilisation
qui est considérée comme une trouvaille de
l'Occident4, est véhicule d'une vision du monde qui, dans les
enseignements, ne réservait aucune place aux cultures
négro-africaines traditionnelles.
40
1 Damas (L-G) , Pigments, 1937, « Solde
», in Anthologie de L. S. Senghor, op.cit., p.11
2 Césaire (Aimé), Cahier d'un retour
au pays natal, op.cit., pp. 40-41
3 Damas (L-G) , Pigments, 1937, « Solde
», in Anthologie de L. S. Senghor, op.cit., p.12
4 Pour le colonisateur, il n'y a de civilisation
qu'occidentale. Aussi sa politique dans les colonies, prétendait-il,
consistait fondamentalement à lutter contre la barbarie.
41
Nous avons ainsi situé la responsabilité qui a
été celle de nos poètes, les réactions qui ont
été les leurs par rapport à la situation coloniale et aux
valeurs de civilisation occidentales dont l'adoption a été un
obstacle pour les uns et les autres dans leur volonté de faire corps
avec le visage d'une Afrique authentique.
Pour cela, nous avons tout d'abord porté notre
attention sur le discours révolutionnaire mobilisé par les
oeuvres. Les auteurs ont procédé à la remise en cause des
injustices et violences de la situation coloniale, affronté un pouvoir,
comme l'a fait Orphée venu réclamer Eurydice, sa femme, à
Hadès.
Cet engagement, les poètes noirs de l'Anthologie
l'ont mis aussi au service de l'affirmation d'un certain nombre de valeurs qui
témoignent non seulement de leur enracinement, mais aussi de leur
ouverture à tout ce qui favorise l'amour entre les hommes.
Il est vrai que nos poètes, à l'image
d'Orphée qui n'a pas su répondre à la condition de
Hadès, ont rencontré des écueils dans leur projet de rejet
systématique des valeurs de civilisation occidentales. Ils ont
découvert assez tôt les limites de leur engagement, non seulement
dans le choix du français comme langue d'expression, mais aussi dans le
sentiment qu'ils ont de vivre l'assimilation comme un drame existentiel, donc
comme une épreuve.
Ce qui va nous permettre d'aborder, dans la dernière
partie de notre recherche, les problèmes psychologiques qui se sont
posés aux poètes noirs de l'Anthologie, en ce qu'ils sont
à l'origine de la réception que la critique a
réservée à la poésie négro - africaine dont
il est ici question.
TROISIEME PARTIE
42
Misères et splendeurs d'une quête
43
«La situation du noir, sa "déchirure "
originelle, l'aliénation qu'une pensée étrangère
lui impose, sous le nom d'assimilation le mettent dans l'obligation de
reconquérir son unité existentielle. »
Jean - Paul Sartre, « Orphée noir
»
« Dans le moment que les Orphées noirs embrassent
le plus étroitement cette Eurydice, ils sentent qu'elle
s'évanouit entre leurs bras. »
Id. ibid.
44
Il est vrai que la situation imposée par la
colonisation a, d'une manière décisive, influencé la
première génération des intellectuels négro
-africains. Les oeuvres, en effet, rendent compte du malaise dans lequel
l'adoption des valeurs de civilisation occidentales a installé les
poètes noirs de l'Anthologie, en particulier ceux de la
diaspora.
En fait l'assimilation dont nous avons déjà
parlé a fait de nos poètes des êtres hybrides, des
êtres dont la situation , parce que douloureuse, est insupportable
puisqu'elle oblige les auteurs à trouver dans la Civilisation de
l'Universel une alternative à leur drame existentiel.
Comme Orphée, dont la femme est « noyée
» par les Ombres infernales, les poètes de l'Anthologie
voient, à travers les valeurs étrangères, l' «
Ombre » qui est venue envahir le continent noir, compromettre les
valeurs de civilisation négro-africaines traditionnelles, par
conséquent cette image authentique de l'Afrique dont la
préservation, et non seulement la découverte ou la revendication,
semble motiver le discours présent dans leurs textes.
Malgré les mutations qu'elle a connues, cette Afrique
n'a pas complètement disparu, d'autant plus qu'elle continue plus ou
moins à se manifester à travers certaines traditions qui rendent
compte des valeurs de civilisation nègres originelles
Chapitre I
Conscience d'être(s) divisé(s) ou
l'impossible reconquête d'une unité existentielle
C'est une conscience qui est née de l'influence de
l'Occident et de ses valeurs de civilisation, donc d'une situation que
l'Histoire, en Afrique et aux Antilles, a rendu irréversible en ce
qu'elle ne permet plus à nos poètes de circonscrire leur avenir
et l'avenir de leur peuple dans la seule convocation des valeurs de
civilisation originelles.
45
I.1. La condition de métis culturels
En abordant, à ce niveau, le problème du
métissage culturel, il ne s'agit pas pour nous, de dire que les
poètes noirs dans leurs oeuvres ont fini de renier leur civilisation
originelle. Dans les analyses que nous avons faites jusque là, nous
avons présenté l'assimilation comme une situation difficile,
parce que vécue douloureusement par les aèdes nègres ; en
ce sens elle ne pourrait aucunement être un prétexte pour que les
Nègres renoncent à leur originalité ou échangent
délibérément leur civilisation originelle contre la
civilisation du métissage hybride1.
C'est une situation qui a permis aux poètes de
constater néanmoins l'échec de leur entreprise, celle-là
même qui a consisté à faire sortir de l'ombre l'Afrique
authentique, à travers l'épreuve initiatique de la descente aux
Sources. Les poètes noirs, comme le montre bien Aliko Songolo à
propos de Aimé Césaire, ont en fait échoué dans
leur tentative de retrouver le paradis perdu2 , perdu parce que la
situation politique a fait de ce paradis un enfer, en même temps qu'elle
a fini, à travers l'assimilation, de conférer à nos
poètes un « destin de métis culturels
»3.
En effet le concept de métis culturel a suscité
des commentaires les plus remarquables, des commentaires qui sont plus
particulièrement à apprécier en rapport avec les
idées développées par L. S. Senghor sur la question.
Nous n'entendons pas revenir sur ces commentaires, car ils ont
le mérite d'avoir, d'une manière ou d'une autre,
éclairé le sens du concept et de procéder à son
analyse critique4.
Il s'agit pour nous de jauger les conséquences du
métissage culturel à partir des situations et expériences
dont ces créateurs ont rendu compte dans leurs oeuvres.
1 Mboukou (J.-P.Makouta), Introduction à
l'étude du roman négro-africain de langue française,
NEA, 1980, P.46
2 Songolo (Aliko), Aimé Césaire, une
poétique de la découverte, Paris, l'Harmattan, 1985, P.37
3 Senghor (L.S.), Liberté I
Négritude et Humanisme, « De la liberté de l'âme ou
éloge du métissage », op.cit., P.103
4 Nous pensons à Jean-Pierre Makouta Mboukou,
Introduction à l'étude du roman négro-africain de
langue française, op.cit., pp 44 - 90, du chapitre II au chapitre
V, soit quatre chapitres traitant du problème du métissage
culturel sur les seize constituant l'ouvrage
46
Ce sont des poètes qui sont conscients du drame qui est
le leur, qui vivent dans la souffrance leur condition qui a fini de faire d'eux
des êtres divisés. Cette situation rappelle celle d'Orphée
qui a vu ses membres dispersés par les femmes de Thrace dont il
dédaigna l'amour, parce qu'il a juré de rester fidèle
à Eurydice1 .
Cette fidélité, nous l'avons montré, nos
poètes l'ont aussi manifestée à propos de l'Afrique et de
ses valeurs de civilisation. Elle ne les a pas empêché, comme
Senghor, de reconnaître ce qu'ils doivent à l'Europe, à la
France en particulier, en termes de valeurs à partager, même si
les réalités de l'histoire, en ce qui concerne les hommes de
couleur, s'imposent par leur cruauté.
En effet dans le « Poème liminaire » de
Hosties noires, le poète
sénégalais se présente comme un de ces
intellectuels nègres qui ont accepté
d'être les porte-parole de leur peuple, de lutter pour la
réhabilitation de l'homme
noir, mais qui ont aussi admiré les autres peuples dans ce
qu'ils peuvent
apporter de positif à l'humanité tout
entière.
« Ah ! ne dites pas que je n'aime pas la France - je
ne suis
pas la France, je le sais -
Je sais que ce peuple de feu, chaque fois qu'il a
libéré ses mains
A écrit la fraternité sur la première
page de ses monuments
Qu'il a distribué la faim de l'esprit comme de la
liberté
A tous les peuples de la terre conviés solennellement
au festin
catholique.
Ah ! ne suis-je pas assez divisé ?
»2.
Ce drame, certains de nos poètes en ont fait
l'expérience dans leur chair, d'autres comme Damas l'ont vécu au
niveau familial par la mise en évidence de deux visions du monde dont
l'une qui se veut le modèle cherche à détruire l'autre qui
est la marque des valeurs originelles, donc des valeurs à
préserver, à défendre, parce qu'expression de
l'authenticité.
1 Eurydice disparue à ses yeux, Orphée
refusa dès lors tout amour féminin, et n'aima plus que les jeunes
garçons.
2 Senghor (L.S.), Hostie noires, 1948 in
Oeuvre poétique, Ed. du Seuil, 1990, p.56
47
C'est dire que « le métissage culturel,
remarque Jean-Pierre Makouta Mboukou, n'est donc pas un fait librement
consenti. L'école l'impose aux Nègres qui ne peuvent opposer
aucune résistance. Leur vie même est une vaste défaite,
même si les Nègres se battent encore, pour tenter de conjurer le
sort ; ne pouvant vaincre, le Nègre est obligé de se
compromettre. »1
C'est là le drame véritablement vécu par
nos intellectuels, même si les apports de l'Occident, au niveau
matériel et sanitaire surtout, ne se sont pas sans avoir
influencé le mode de vie de la grande masse des populations
nègres, parce que amenées elles aussi, par ce fait, à
s'éloigner de leur milieu sociologiquement originel, autrement dit,
à sortir de leur sociologie2.
I.2. La Civilisation de l'Universel : leurres et lueurs
d'une alternative
L'attention que nous avons portée, dans le temps et
dans l'espace, à la situation des Nègres et à l'influence
qui a été celle des valeurs de civilisation occidentales en
Afrique comme aux Antilles, nous a permis de circonscrire le destin des peuples
noirs dans son rapport avec l'histoire, l'histoire dans ce qu'elle a
d'irréversible.
En ce sens, le métissage culturel déjà
évoqué se présente non seulement comme une situation qui
est venue répondre au dialogue culturel qui naît de la rencontre
de peuples divers, mais aussi comme une solution qui s'impose à un
peuple qui lutte et continue à lutter, parce que son originalité
culturelle qui se veut manifestation de sa présence au monde se trouve
menacée par d'autres cultures.
Comme solution donc, le métissage culturel, pour les
poètes noirs de l'Anthologie, pour Senghor en particulier,
n'invite pas les Nègres à renoncer à leur
originalité. Au contraire, ils souffrent de voir cette
originalité compromise par des valeurs étrangères qui ne
réservent aucune place à d'autres, aux leurs
1 Mboukou (J.-P.Makouta), Introduction à
l'étude du roman négro-africain de langue française,
op.cit. p.52
2 Mboukou (J.-P.Makouta), ibid., p.56
48
qui se trouvent d'ailleurs dénoncées parce
qu'expression de la barbarie, et non véhicule de la "civilisation" en
tant que telle.
Dans ces conditions, le combat qui urge pour les poètes
noirs, celui qui se lit dans leur révolte, dans la revendication de leur
identité bafouée et leur volonté de réhabiliter la
race noire, c'est le combat pour la reconnaissance des valeurs nègres de
civilisation, autrement dit pour la reconnaissance de la part
d'originalité du Nègre.
En effet l'apport culturel des Nègres est un apport de
complémentarité, un apport nécessaire à la
Civilisation de l'Universel, civilisation dont l'édification impose la
présence de tous, puisqu'il s'agit, à travers elle, « de
construire, plus qu'un ordre, une vie nouvelle aux dimensions du monde et de
l'Homme »1.
C'est, considère Senghor, une civilisation du futur qui
se veut « la symbiose de toutes les valeurs, de toutes les
civilisations particulières »2.
Cet idéal de vie, Aimé Césaire, dans le
Cahier d'un retour au pays natal en a fait une préoccupation. Il
a exprimé dans cette oeuvre son rêve de voir un jour tous les
hommes, indépendamment de leur appartenance raciale, oeuvrer dans le
sens de réaliser la fraternité universelle, c'est-à-dire
lutter ensemble pour « la faim universelle », pour «
la soif universelle » :
« que ce que je veux
c`est pour la faim universelle
pour la soif universelle »3.
L'humanité est une, par conséquent,
considère le poète martiniquais, cette terre, parce qu'elle
appartient à tous, a besoin d'entente, de solidarité, d'amour
pour permettre aux uns et aux autres d'être, comme le dit
1 Senghor (L.S.), Liberté I,
Négritude et Humanisme, op.cit, p.311
2 Senghor, ibid., p 310
3 Césaire (Aimé), Cahier d'un retour
au pays natal, 1939, in Anthologie de L. S. Senghor, Op. cit., pp.
60 - 61
49
Michel Quoist, « des hommes intérieurement
disponibles à leurs frères »1, des
hommes conscients de leur responsabilité :
« Et voyez l'arbre de nos mains !
il tourne pour tous, les blessures incises en son
tronc
pour tous le sol travaille »2.
Un tel message est révélateur de la
volonté d'ouverture à l'autre, manifestée par les
poètes noirs. Même leur dénonciation des valeurs de
civilisation occidentales a fini de leur imposer de reconnaître
l'irréversibilité de leur itinéraire. L'assimilation a
fait d'eux des êtres dont les options axiologiques sont davantage
influencées par l'Occident, encore qu'ils n'ignorent pas la
difficulté, voire l'impossibilité qu'il y a à
reconquérir totalement leur unité existentielle.
Ce que relève, à propos de la poésie de
la Négritude, assez nettement Jean - Paul Sartre. Le préfacier de
l'Anthologie de Senghor montre que la Négritude -- et c'est
là ce qu'il appelle sa beauté tragique -- « est cette
tension entre un Passé nostalgique où le Noir n'entre plus tout
à fait et un avenir où elle cédera la place à des
valeurs nouvelles. »3
C'est d'ailleurs là une situation qui a donné
à la théorie de Senghor sur la Civilisation de l'Universel tout
le retentissement dont elle a bénéficié à
l'époque. En effet c'est une théorie qui est fille d'un malaise,
du malaise de ces intellectuels que l'assimilation a rendus, pour les leurs,
méconnaissables. Elle a mobilisé, il est vrai, des idées
généreuses qui ne cachent cependant pas - du moins avec les
multiples visages du néo-colonialisme ambiant - non seulement les
relents de racisme dont l'Allemagne et la Russie, ces dernières
années, ont été le théâtre4 mais
aussi et surtout des désillusions en rapport avec le sort
réservé, encore aujourd'hui dans le monde, aux cultures
négro-africaines, du fait des préjugés dont elles ont
souffert avec la période coloniale.
1 Quoist (Michel), Réussir, Paris, Ed.
Economie et humanisme, 1961,, p. 118
2 Césaire (Aimé), Cahier d'un retour
au pays natal, 1939, in Anthologie de L. S. Senghor, Op. cit., p.
61
3 Sartre (J-P), « Orphée noir »,
Préface à l'Anthologie de L. S. Senghor, op. cit,
p.XLIII.
4 Séquestrations, meurtres, assassinats de
Noirs, en particulier des travailleurs émigrés, des
étudiants.
50
Chapitre II
L'Afrique -Eurydice, est-elle ensevelie ?
Il y a des situations - et nous l'avons montré - qui
ont aidé à compromettre la quête des poètes noirs de
l'Anthologie. Entrent dans cet ordre, avons-nous déjà
considéré, l'assimilation dont les intellectuels nègres de
l'époque ont été victimes et les mutations sociales que
l'Afrique a connues pendant cette période de la domination coloniale.
I.1. L'Afrique « européanisée
»
Nous avons reconnu que « la colonisation a
déstructuré l'univers traditionnel africain1
». C'est une situation dont nos poètes ont bel et bien rendu
compte, parce qu'elle produit à leur niveau une «
déchirure2 » mentale qui n'est pas sans rapport
avec ce que nous avons appelé les idées généreuses
de la Civilisation de l'Universel.
Parler donc de cette civilisation, c'est aussi parler, en ce
qui concerne les Africains, de l'adaptation à un monde qui ne semble pas
se préoccuper de leur part d'originalité.
En fait le Blanc a toujours fait comprendre que l'entreprise
coloniale, en Afrique et dans les autres parties du monde, avait
fondamentalement une mission civilisatrice. L'Europe était venue lutter
contre la barbarie des autres peuples, parce qu'il n'y avait de civilisation
qu'occidentale.
Ce qui a favorisé en Afrique un climat d'injustice et
de violence dans les rapports entre les autochtones et la communauté
blanche, climat entretenu par le mépris dont les valeurs de culture
nègres, le Noir et sa vision du monde faisaient l'objet dans la
société coloniale.
1 Lezou (Gérard Dago), La Création
romanesque devant les transformations actuelles en Côte d'Ivoire,
NEA, 1977, p.81
2 Le mot est de Jean - Paul Sartre
51
Le Nègre, dans cette société, n'est pas
du tout respecté. Il est considéré par le colonisateur
comme un homme entièrement à part, un sous - homme, un être
dont on cherchait à détruire la personnalité, à qui
on a refusé toute dignité humaine.
En effet des propos racistes de cet ordre sont
rapportés dans un poème
de David Diop, intitulé « Un Blanc m'a dit... »
:
« Tu n'es qu'un nègre !
Un nègre !
Un sale nègre !1 ».
Ce mépris dont le Noir est l'objet répondait
à une volonté du colonisateur d'amener les Africains à se
renier eux-mêmes, à apprécier négativement leur
monde originel, parce que, il faut l'avouer, la destruction des
sociétés traditionnelles se trouvait au coeur de son action
politique.
Cet objectif que nous évaluons ici en rapport avec
l'échec de nos poètes dans leur désir de retrouver
l'Afrique authentique et ses valeurs de civilisation, a été
atteint, dans la mesure où ce colonisateur a apporté un
changement aux société africaines, a su créer en Afrique
un ordre social nouveau, en procédant à la mise en place d'une
société coloniale qui n'a pas, il est vrai, son modèle en
Occident2.
C'est cet ordre social nouveau qu'on se plaît à
mettre au compte des bienfaits de la colonisation, en ce que celle-ci,
considère-t-on, a « (créé) des emplois nouveaux,
dans le commerce, l'administration, l'armée et la police, les Travaux
Publics, l'industrie et (offert) ainsi aux Africains des
possibilités d'enrichissement et de promotion sociale
»3.
1 Diop (David), Coups de pilon, 1956, «
Un Blanc m'a dit », poème cité dans l'Anthologie de la
nouvelle poésie nègre et malgache de langue française
de Léopold Sédar Senghor, op. cit. p. 175
2 Sur la question, on lira avec
intérêt les deux premiers chapitres de l'ouvrage de Bernard
Moralis, Littérature et développement, op. cit.
3 Mouralis (Bernard), Littérature et
développement, op.cit., p.25
52
Ces mutations que le continent noir, pendant la période
coloniale, a connues, les poètes noirs de l'Anthologie en ont
parlé. Ils ont parlé non seulement du fait qu'elles ont rendu
méconnaissable la terre ancestrale, mais aussi et surtout des
misères qu'elles ont favorisées dans les rapports entre les Noirs
et la communauté blanche présente dans les colonies.
Les Nègres, victimes des injustices et violences de la
société coloniale, vivaient dans la peur et l'angoisse dans une
situation qui rappelle celle de ce frère de race que David Diop dans
« Défi à la force » interpelle :
Toi qui ne regardes plus avec le rire dans les
yeux
Toi mon frère au visage de peur et
d'angoisse1».
En fait le traitement inhumain qui est réservé
à ce frère et l'exploitation dont il est l'objet dans ce qu'il
produit, dans les services rendus à son maître blanc, sont des
réalités qui n'ont rien à voir avec l'image rassurante que
l'Afrique des origines a fini d'offrir à nos poètes.
Nous n'entendons pas, cependant, revenir sur l'ensemble des
mutations, sur ce qu'elles comptent comme pièges, déviations,
problèmes et misères de la société coloniale.
Joseph Ki-Zerbo s'est largement penché sur la question. Comme historien,
il ne peut que nous éclairer davantage sur cette période qui a vu
se compromettre les valeurs, voire la vision du monde noir.
« En général, écrit-il,
la colonisation a mis en train un processus de transformation
intérieure. Des sociétés closes et repliées sur
elles - mêmes sont désormais travaillées par le levain de
l'argent et des idées nouvelles. La propriété
privée peu connue jusque-là s'implante surtout dans les zones
côtières et dans les villes. La dot qui était versée
à la fiancée, jusque - là symbole et lien, se transforme
surtout dans les villes en un prix comme les autres »2.
1 Diop (David), Coups de pilon, 1956, «
Défi à la force », poème cité dans
l'Anthologie de L.S. Senghor, op. cit, p.176
2 Ki-Zerbo (Joseph), Histoire de l'Afrique
noire, Paris, Hatier, 1972. p. 435
53
Dans cette Afrique coloniale, cette Afrique du «
Nègre noir comme la Misère »1, «
des boys suceurs, des maîtresses de douze ans
»2, le Noir, pour avoir la vie comme le Blanc, «
a du tronquer sa liberté, sa dignité, sa foi ancestrale contre la
vie domestique, de bâtard et de chrétien, il a dû "se
dépersonnaliser" »3 pour se rapprocher du Blanc et
« lui ressemble(r) le plus possible »4.
C'est une attitude, d'ailleurs, qui lui est dictée par
sa conscience, la
conscience qu'il a de l'irréversibilité de cette
situation imposée par l'histoire.
I.2. L'Afrique des traditions
L'immixtion décisive des valeurs de civilisation
occidentales dans le vécu quotidien des Africains apparaît comme
un coup dur porté sur l'avenir des valeurs qui ont aidé à
véhiculer, pendant longtemps, la vision négro-africaine du
monde.
Nous l'avions montré dans nos analyses
précédentes. Nous avons remarqué que c'est là un
mouvement irréversible en ce qu'il ne permet plus aux poètes
noirs - à commencer par eux - de réapprendre, du fait de
l'assimilation, à vivre comme leurs ancêtres.
En parlant donc de l'Afrique authentique non encore
influencée par l'Occident, ils ont donné à leur
évocation un cachet nostalgique5 qui témoigne de
l'échec programmé de leur quête6.
Ce qui ne veut pas dire que l'Afrique, pour autant, a perdu
à jamais les valeurs qui motivent cette quête. C'est un fond
idéologique mobilisé dans leur
1 Diop (David), Coups de pilon, 1956, «
Souffre pauvre Nègre», poème cité dans
l'Anthologie de L.S. Senghor, op. cit., p.176
2 Niger (Paul), Initiation, op.cit., « je
n'aime l'Afrique », in Anthologie de L.S. Senghor, op. cit, p.94
3 Mboukou (J-P Makouta), Les Grands traits de la
poésie négro-africaine, op.cit, p.191
4 Mboukou (J-P Makouta), Les Grands traits de la
poésie négro-africaine, op.cit., p.190
5 Même pour les poètes de l' «
Afrique noire », l'Afrique authentique appartient au passé,
même si, dans leur enfance, les relents de cette Afrique ne sont pas sans
influencer, à différents niveaux, leur éducation.
6 La colonisation et l'assimilation sont des
obstacles, qui ne leur ont pas permis de retrouver cette Afrique-Eurydice.
54
discours par les poètes noirs de l'Anthologie, qui,
d'une manière ou d'une autre, continue d'influencer la vie sociale en
Afrique.
Ce que L.S. Senghor a bien relevé, lorsqu'il interpelle
les Nègres par rapport au sort qu'ils doivent réserver à
leurs valeurs de civilisation. « Le problème qui se pose,
maintenant, à nous, Nègres de 1959, est de savoir comment nous
allons intégrer les valeurs négro-africaines (...) au monde de
1959. Il n'est pas question de ressusciter le passé, de vivre dans le
Musée négro-africain ; il est question d'animer ce monde, hic et
nunc, par les valeurs de notre passé. »1
Ces valeurs, Senghor les a indiquées dans ses
développements sur la civilisation nègre, sur ce que l'homme noir
apporte au monde nouveau2.
Ce sont des développements qui mettent en
évidence le sens communautaire des Africains, puisque celui-ci, dans les
villages, et même dans les villes, à travers les cadres qui
regroupent par exemple les ressortissants d'un même village, n'a pas
cessé d'influencer, d'une manière ou d'une autre, les rapports
sociaux.
« La morale consiste à ne pas rompre la
communion des vivants, des Morts, des génies et de Dieu (...). Et
celui-là est puni proprement d'isolement qui rompt ce lien mystique
»3.
C'est un sens communautaire, un sens de la solidarité
qui fait que « dans (la) communauté, personne surtout aucun de
ceux qui ont quelque pouvoir ne peut agir seul. Tous se font la charité
»4 .
Ce sens de l'humain dans les rapports sociaux est un
témoignage d'amour, amour de l'Autre qui ne semble pas, dans la
situation coloniale, préoccuper les Blancs dans leurs relations avec les
hommes de race noire.
1 Senghor (L.S.), Liberté I,
Négritude et humanisme, op. cit. p.283, « Eléments
constitutifs d'une civilisation d'inspiration négro- africaine »,
IIème Congrès des Artistes et Ecrivains noirs, Tome I, Mars -
Avril 1959 2Lire « Ce que l'homme noir apporte » et «
Vue sur l'Afrique noire ou assimiler, non être assimilés » in
Liberté I, Négritude et humanisme de L.S. Senghor, op.
cit
3 Senghor (L.S.), Liberté I,
Négritude et humanisme, op.cit., pp26 - 27, « Ce que l'homme noir
apporte »
4 Senghor (L.S.), Liberté I,
Négritude et humanisme, op.cit ; p.29 « ce que l'homme noir apporte
»
55
D'ailleurs David Diop, pour mettre en évidence leur
inhumanité, les appelle des « hommes étranges
».
« Hommes étranges qui n'étiez pas des
hommes
Vous saviez tous les livres vous ne saviez pas l'amour
»1.
En fait cette civilisation négro-africaine
communautaire dont parle Senghor, parce qu'elle ne rompt pas la communion des
vivants et des morts, a fait de l'Ancêtre et de la femme, « la
Mère, dépositaire de la vie et la gardienne de la tradition
»2, des valeurs qui ont marqué et continuent de
marquer en Afrique, d'une façon ou d'une autre, la vie en
société.
Il est vrai que l'impact social de ces valeurs n'est pas,
depuis la colonisation, le même partout. Dans les villes, comme l'a
remarqué, Louis-Vincent Thomas, « il n'existe plus à
proprement parler d'Afrique " traditionnelle " tant il est vrai que les valeurs
islamiques ou chrétiennes et les idées-forces de la civilisation
occidentale ont apporté des perturbations profondes (...), affectant
plus ou moins selon les cas les structures (institutions, croyances), les
comportements, les mentalités»3 .
Heureusement que Vincent Thomas a mis l'adjectif
traditionnelle entre guillemets, car la situation est autre dans la
plupart des villages du continent où, plus ou moins, et malgré
les mutations, se trouvent encore préservées certaines de ces
valeurs négro-africaines originelles.
Ce qui ne nous permet pas, en rapport avec nos analyses, de
dire que l'Afrique dont les valeurs authentiques sont recherchées par
nos aèdes , a complètement disparu comme Eurydice qui est
retournée, et d'une manière définitive, dans le royaume
des Ombres.
Au contraire, c'est une Afrique traditionnelle qui continue de
proposer, voire d'offrir à nos sociétés modernes des
valeurs de référence, des valeurs qui
1 Diop (David), Coups de pilon, 1956, «
Les vautours » cité par Marc Rombaut, La Poésie
négro - africaine d'expression française, op.cit., p. 147
2 Senghor (L.S), Liberté I,
Négritude et humanisme, op.cit. p.26, « Ce que l'homme noir apporte
»
3 Thomas (Louis - Vincent), La Terre africaine et
ses religions, Paris, Ed. L'Harmattan, 1980, p.266
permettent de faire face à ce que Louis-Vincent Thomas
appelle des « tentations ».
« En fait, écrit-il, l'Africain doit
éviter deux tentations : celle d'un retour inconditionnel à un
passé révolu, celle d'une occidentalisation sans frein au moment
précis où l'Occident lui-même, s'interroge sur le
bien-fondé de ses options techniciennes ; il s'agit plus simplement pour
lui de bien connaître son passé afin de pouvoir enfin librement
choisir son avenir »1.
L'influence des valeurs de civilisation occidentales a fait de
nos poètes des métis culturels. C'est une situation qui a
créé, à leur niveau, un malaise qu'ils ont cherché
à dépasser par la convocation de valeurs que se doit de mobiliser
la Civilisation de l'Universel qui est, comme le dit Senghor, une civilisation
de l'homme nouveau, c'est-à-dire une civilisation à travers
laquelle se reconnaissent toutes les civilisations particulières.
C'est une volonté de la part des poètes noirs de
l'Anthologie de résoudre, avons-nous relevé, un drame
existentiel, un drame qui s'est d'ailleurs accru avec les mutations que
l'Afrique a connues, même si ces mutations, il faut le dire, n'ont pas
signé la disparition effective de certaines valeurs et traditions
négro-africaines.
56
1 Thomas (L.-V.), La Terre africaine et ses
religions, op. cit., p.276
57
QUATRIEME PARTIE
Du bilan de l'expérience orphique des
poètes négro-africains
58
« Ainsi la négritude (...) est annonciatrice
de sa naissance et de son agonie, elle demeure l'attitude existentielle choisie
par des hommes libres et vécue absolument, jusqu'à la lie. Parce
qu'elle est cette tension entre un Passé nostalgique où le noir
n'entre plus tout à fait et un avenir où elle cédera la
place à des valeurs nouvelles, la négritude se pare d'une
beauté tragique qui ne trouve d'expression que dans la poésie.
»
Jean - Paul Sartre, « Orphée noir
»
59
Ces valeurs négro-africaines originelles que
désirent retrouver les poètes noirs de l'Anthologie sont
effectivement à l'origine de l'expérience orphique mise en
évidence par leur oeuvres. C'est une expérience qui se confond
avec la naissance de la véritable poésie
nègre1.
Celle-ci, du fait de l'idéologie de la
Négritude, a été diversement appréciée non
seulement par la critique littéraire négro-africaine, mais aussi
par des lecteurs occidentaux, soucieux de relever la spécificité
des textes poétiques en rapport avec les systèmes de
pensée du moment, leur vision du monde ou leur conception de la
littérature.
Quelle que soit la critique dont ils ont d'ailleurs
été l'objet, ce sont des poètes qui ont fini d'appartenir
à l'Histoire. Pour avoir aimé leur race, l'Afrique et ses valeurs
de civilisation, assumé des responsabilités, fait preuve de
fidélité à leur peuple, lutté pour la
fraternité universelle, ils restent, pour la mémoire collective,
des hommes qui, à un moment de l'histoire, ont revendiqué
l'émancipation des Noirs, en défiant sans regret l'Occident et
ses valeurs.
Chapitre I
La Négritude, sa poésie et Jean-Paul
Sartre
La poésie négro-africaine, pour la
période qui nous intéresse, a mobilisé, en ce qui concerne
sa critique, les points de vue les plus divers. La Négritude dont elle a
été l'expression a influencé les uns et les autres dans
l'appréciation des théories et des oeuvres.
I.1. Les ténors et leurs conceptions de la
Négritude
Au lieu de parler des divergences dans la conception de la
Négritude, nous avons jugé nécessaire de rappeler tout
simplement certaines définitions
1 Celle que l'on oppose à la poésie
d'imitation dénoncée par les auteurs de Légitime
Défense, parce qu'ils la considèrent comme non authentique
60
que Senghor, Césaire et Damas ont données au
concept, parce qu'ils l'ont illustré et défendu, exhibé
partout la vision du monde dont il a été porteur.
I.1.1. Léopold Sédar Senghor
Ce poète sénégalais a été
le grand théoricien de la Négritude. Il a consacré un des
quatre volumes de Liberté1 au concept, un volume dont
le sous -titre rappelle L'Existentialisme est un humanisme2
de Jean-Paul Sartre.
La Négritude, pour Senghor, est aussi un
existentialisme, parce que véhicule de valeurs qui permettent à
l'homme noir de donner un sens à sa vie. « C'est, comme il
le dit, l'ensemble des valeurs culturelles du monde noir », donc,
« l'affirmation de la personnalité noire, précise
Michel Têtu, par la recherche des valeurs essentiellement africaines
»3
C'est un enracinement, mais aussi une ouverture à
l'Autre, c'est-à-dire un enracinement africain à l'Universel,
d'autant plus qu'il s'agit, pour Senghor, non seulement de rassembler ces
valeurs africaines, mais aussi et surtout de « les dépasser
afin de préparer avec les Blancs dont on reconnaît aussi les
valeurs, la civilisation de l'Universel »4.
I.1. 2. Aimé Césaire
Comme Senghor aime à le dire, à le rappeler, le
mot Négritude, c'est Césaire qui l'a forgé.
Le poète et dramaturge martiniquais la définit
comme « la simple reconnaissance du fait d'être noir, et
l'acceptation de ce fait, de notre destin de noir, de notre histoire et de
notre culture »5.
Il s'agit, à travers la Négritude, de
revendiquer le passé et la dignité de l'homme de race noire, de
manifester son originalité culturelle, c'est-à-dire ce que
Jean-Paul Sartre appelle « l'être-dans-le-monde du Nègre
»1.
1 Léopold Sédar Senghor,
Liberté I, II, III, IV, Paris, Ed. du Seuil, 1964.
2 Sartre (J.-P.), L'Existentialisme est un
humanisme, Paris, Nagel, 1946
3 Tétu (Michel), La Francophonie, Paris,
Hachette, 1988, p.144
4 Tétu (Michel), La Francophonie,
op.cit., p.144
5 Césaire (Aimé) cité par Paul
Désalmand, 25 Romans clés de la littérature
négro-africaine, Paris, Hatier, 1981, p.11
61
La Négritude comme idéologie n'est pas racisme.
En même temps qu'elle est expression de l'authenticité, elle est
désir de vivre dans un monde de solidarité, de fraternité,
par conséquent dans un monde d'amour.
« Partant de la conscience d'être noir,
précise Aimé Césaire, (...) la Négritude
est la simple reconnaissance de ce fait, et ne comporte ni racisme, ni
reniement de l'Europe, ni exclusivité, mais au contraire une
fraternité entre tous les hommes »2.
I.1.3. Léon-Gontran Damas
Pour parler de la Négritude, Damas fait souvent
référence à la situation qui était, à
l'époque, celle des Noirs vivant au Quartier Latin, situation qui avait
amené un groupe d'étudiants africains et antillais à
créer L'Etudiant noir, un périodique dont il était
co-fondateur avec Césaire et Senghor.
Il s'agissait, à travers ce périodique «
de mettre fin au système clanique en vigueur au Quartier Latin (et
de) rattacher les Noirs à leur histoire, à leurs traditions et
leurs langues »3.
En cela, la Négritude pour le poète guyanais,
est l'expression d'une prise de conscience, celle des Noirs par rapport aux
injustices de l'histoire.
« Le terme " Négritude" qui couvre aujourd'hui
une plus vaste compréhension, revêtait des significations bien
précises au cours des années 1934 - 1935, à savoir que le
Noir cherchait à se connaître, qu'il souhaitait devenir un acteur
historique, un acteur culturel et non point simplement un objet de domination
ou un consommateur de culture »4.
Cependant, précise Damas, la Négritude,
même si elle est volonté de réhabiliter le patrimoine
africain, n'invite pas les Noirs à se replier sur eux-mêmes.
« Il n'était nullement de notre intention de ressusciter une
Afrique du
1 Sartre (J.-P.), « Orphée noir »,
p.XXIX, in Anthologie de L.S.Senghor, op.cit.
2 Césaire (Aimé) cité par Paul
Désalmand, 25 Romans clés de la littérature
négro-africaine, op.cit., p.11
3 Damas (L-G), cité par Jacques Chevrier,
Littérature africaine, Paris, Hatier, 1987, p.14
4 Damas (L-G), cité par Daniel Racine,
Léon -Gontran Damas, l'homme et l'oeuvre, Présence
Africaine, 1983, p.189
62
passé, de transformer l'avenir en une sorte de
musée. Mais nous pensons que la vie ne pouvait être fondée
que sur une prise de conscience du passé, une prise de conscience
claire, critique et certainement sélective »1.
Cette prise de conscience, considère Damas, en
elle-même, est positive ; elle a été le point de
départ qui a aidé l'homme noir a approcher l'universel, ce point
qui a permis la jonction des civilisations européenne et africaine. En
effet : « Il n'y a rien de plus anti-africain que le racisme, que la
haine de l'autre, que le refus de l'autre »2.
L'auteur de Pigments et de Black
Label3 montre que l'histoire ne peut nier cette attitude du Noir
vis-à-vis de l'autre.
« Depuis le Moyen âge, tous les explorateurs
ont découvert cette ouverture de la nature essentielle de l'homme noir,
orienté vers l'universel, vers tous les courants étrangers
quelles que soient leurs origines. Et je crois, maintenant plus que jamais, que
c'est ce qu'il nous faut »4.
I.2 Sartre et le discours de la Négritude
La Négritude, à travers même les nuances
qui ont opposé dans sa définition ses partisans (en particulier
Senghor, Césaire et Damas), a reçu un retentissement assez
particulier avec « Orphée noir », la Préface de
Jean-Paul Sartre à l'Anthologie de Senghor. Elle a
fasciné, non sans les influencer, un certain nombre d'intellectuels qui
ont su donner les raisons qui motivent leurs réactions,
c'est-à-dire leur appréciation de l'idéologie qu'elle a
été.
I.2.1.1Un discours de rupture
La poésie de la négritude est
présentée par Sartre comme un discours de rupture, de rupture
avec un discours traditionnel, celui de l'homme blanc, qui avait pendant
longtemps présenté au monde, d'une manière
stéréotypée, l'Afrique et les Nègres.
1 Damas (L-G), cité par Daniel Racine,
Léon -Gontran Damas, l'homme et l'oeuvre, op.cit., p.189
2 Damas (L-G), cité par Daniel Racine, op.cit.,
p.190
3 Damas (L-G), Black Label, Paris, Gallimard,
1956
4 Damas (L-G), cité par Daniel Racine, op.cit.,
p.190
63
Le Blanc a, des siècles durant, monopolisé la
parole et a donc parlé au nom de tous les hommes, en particulier des
hommes de race noire. Il s'agit, avec la poésie de la Négritude,
d'inverser les rôles dans le champ de l'interlocution, dans la mesure
où ce n'est plus l'Occident qui regarde et juge l'Afrique et les Noirs,
mais des hommes noirs qui, ayant pris conscience de leur race, jugent
l'Occident, incapable désormais de manifester leur présence dans
le monde, après avoir jeté l'opprobre sur leur
identité.
C'est une poésie révolutionnaire , parce qu'elle
se veut non seulement remise en cause des rapports d'influence , mais aussi
volonté de lutter pour que le Nègre puisse recouvrer totalement
sa dignité humaine.
« ... puisqu'on l'opprime dans sa race,
relève Sartre, et à cause d'elle, c'est d'abord de sa race
qu'il lui faut prendre conscience. Ceux qui, durant des siècles, ont
vainement tenté parce qu'il était nègre, de le
réduire à l'état de bête, il faut qu'on les oblige
à le reconnaître pour un homme»1.
Dans ce combat pour l'émancipation, ce n'est plus,
comme dans la littérature coloniale, le Blanc qui se fait centre du
monde. Au contraire, ce sont les Noirs, des « regards »,
pour parler comme Sartre, que le colonisateur avait qualifiés de «
sauvages » « qui jugent notre terre
»2, en même temps qu'ils revendiquent leur
dignité, leur liberté, la liberté pour tous.
I.2.2. Un discours de l'exil
La descente aux Sources évoquée dans nos
précédents développements est à évaluer
essentiellement en terme de volonté. Il s'agit en fait, pour les
poètes de la Négritude, de mettre en place un projet de «
retour au pays natal »3 qui s'est imposé
à leur conscience mais motivé surtout par la situation
d'exilés et de colonisés qu'ils vivent respectivement en Europe
et dans le monde noir, en Afrique et aux Antilles4.
1 Sartre (J.-P.), « Orphée noir », in
Anthologie de L.S.Senghor, op. cit. , pp.XIII-XIV 2Sartre
(J-P.), « Orphée noir, in Anthologie de L.S.Senghor, op.
cit. » , p.X
3 Expression employée par Sartre («
Orphée noir », P.XVII) mais qui rappelle le titre de l'oeuvre
poétique d'Aimé Césaire, Cahier d'un retour au pays
natal (1939)
4 Pour Sartre, les Antillais vivent déjà
l'exil, après que « les Négriers ont arraché
(leurs) pères à l'Afrique »
64
« Le héraut de l'âme noire,
déclare Sartre, a passé par les écoles blanches, selon
la loi d'airain qui refuse à l'opprimé toutes les armes qu'il
n'aura pas volées lui-même à l'oppresseur. C'est au choc de
la culture blanche que sa négritude est passée de l'existence
immédiate à l'état réfléchi. Mais du
même coup il a plus ou moins cessé de la vivre. En choisissant de
voir ce qu'il est, il s'est dédoublé, il ne coïncidait plus
avec lui-même (...). Il commence donc par l'exil, un exil double : de
l'exil de son coeur l'exil de son corps offre une image magnifique
»1.
L'Europe, d'où certains poètes noirs de
l'Anthologie ont écrit ou vu leurs oeuvres publiées, a
été une source d'inspiration, non seulement par rapport au
contexte politique dans les colonies, mais aussi et surtout par rapport
à la situation d'écartèlement psychologique de
l'élite noire exacerbée par les deux grandes Guerres
mondiales.
Cette situation comme l'expérience qu'on a souvent
considérée comme celle qui a, d'une manière
décisive2, poussé Aimé Césaire à
écrire son Cahier d'un retour au pays natal, n'est pas
étrangère à la littérature, à la
création littéraire, à l'écriture des oeuvres.
Elle rappelle même cette autre expérience dont
Senghor rend compte, non sans ambiguïté, dans son poème, un
poème intitulé « Chant d'ombre » dans son recueil
portant d'ailleurs le même titre3. En effet le poète,
dans le texte, parle à une Africaine avec qui il partage les mêmes
valeurs, la même vision du monde, une amie qu'il interpelle dans les
derniers vers que voici :
« Ecoute ma voix singulière qui te chante dans
l'ombre
Ce chant constellé, de l'éclatement des
comètes chantantes,
Je te chante ce chant d'ombre d'une voix nouvelle.
Avec la nouvelle voix de la jeunesse des mondes
»4.
1 Sartre (J-P.), « Orphée noir »,
P.XV-XVI, in Anthologie de L.S.Senghor, op. cit
2 Lire II-2 « le poids de l'assimilation »
dans le chapitre II de la deuxième partie de cette recherche
3 Il s'agit du recueil de Chants d'ombre
publié en 1945
4 Senghor (L.S), «Chant d'ombre », Chants
d'ombre, in Oeuvre poétique, op-cit, P.40
65
Au-delà des commentaires que le mot ombre a
suscité dans l'interprétation de l'oeuvre de Senghor, du titre en
particulier, il serait malaisé de voir dans le premier vers autre chose
qu'une situation dans l'espace, donc une situation à comprendre par
rapport au lieu qui a servi de cadre pour l'écriture du poème, et
pourquoi pas, de l'oeuvre, c'est-à-dire du recueil de Chants d'ombre.
Ce serait, dans ce cas, « l'ombre » parisienne,
c'est-à-dire ce contexte de la guerre qui a vu naître les «
chants », donc ces poèmes, écrits dans une situation
particulière de l'Europe, qui convoquent l'Afrique et ses valeurs de
civilisation, parce qu'elles rassurent l'auteur et lui permettent de faire face
à la réalité douloureuse et angoissante de cette
période de l'histoire de l'humanité.
Ce sont des situations qui ne sont pas sans rapport avec
certaines des réactions de nos poètes, quand on sait que la
plupart d'entre eux ont eu à vivre1 pendant longtemps en
Europe.
I.2.3. Un discours de l'échec
Sartre a analysé le discours des poètes comme un
discours de l'échec, l'échec d'une quête qui n'est qu'une
simple aventure spirituelle, parce que : « En fait la Négritude
apparaît comme le temps faible d'une progression dialectique :
l'affirmation théorique et pratique de la suprématie du blanc est
la thèse ; la position de la Négritude comme valeur
antithétique est le moment de la négativité. Mais ce
moment négatif n'a pas de suffisance par lui-même et les noirs qui
en usent le savent fort bien ; ils savent qu'il vise à préparer
la synthèse ou réalisation de l'humain dans une
société sans races. Ainsi la Négritude est pour se
détruire, elle est passage et non aboutissement, moyen et non fin
dernière. Dans le moment que les Orphées noirs embrassent le plus
étroitement cette Eurydice, ils sentent qu'elle s'évanouit dans
leurs bras »2.
Les valeurs qui font l'objet de leur quête appartiennent
au passé, et comme le dit Jean-Paul Sartre, à un passé
nostalgique. En fait, il ne s'agit pas, pour le philosophe français, de
contester la légitimité de ce que revendiquent
1 Les uns partis en Europe pour poursuivre des
études ou suivre une formation, les autres nés dans un pays
européen ou qui y vivent avec un statut de réfugiés
politiques.
2Sartre (J.-P.), « Orphée noir »,
P.XLI, in Anthologie de L.S.Senghor, op. cit.
66
nos poètes, ni de nier le rôle que la
Négritude comme mouvement a pu jouer dans la prise de conscience des
Nègres du monde entier.
La situation historique qui justifie l'émergence de ce
mouvement, remarque Sartre, est appelée à être
dépassée. « La Négritude est dialectique
»1. Par conséquent les valeurs au nom desquelles
elle justifie son idéologie, sont effectivement celles-là dont
l'humanité a besoin pour faire le monde de demain, ce monde où
l'amour et l'acceptation de l'Autre triompheront du racisme, de tout ce qui est
revendication raciale, c'est-à-dire de tout ce qui n'aide pas, dans les
rapports entre les races, à « trouver l'aurore de l'universel
»2.
C'est donc une idéologie dont la disparition est
envisagée à l'aune des valeurs que le monde nouveau se doit de
mobiliser. C'est ce que Jean-Paul Sartre nous fait comprendre à travers
ces propos : « La Négritude n'est pas un état, elle est
pur dépassement d'elle-même »3.
Chapitre II
Admirateurs et détracteurs de la
Négritude
II.1. Points de quelques admirateurs
II.1.1.Paulin Joachim
La Négritude est saluée par le béninois
Paulin Joachim comme une idéologie qui a permis aux Africains de renouer
avec le passé, de relever ses splendeurs et misères, en vue d'une
meilleure compréhension de la personnalité nègre
authentique.
« La Négritude, écrit-il,
m'aide à retrouver mes sources, non pour les pleurer, mais pour y puiser
cette sève somptueuse dont le monde a besoin »4.
Donc, à travers elle, il s'agit de retrouver les
valeurs négro-africaines originelles, non pour s'y complaire mais pour
trouver les ressources
1 Sartre (J.-P.), « Orphée noir », in
Anthologie de L.S.Senghor, op. cit. , P.XLIII
2 Sartre (J.-P.), « Orphée noir », in
Anthologie de L.S.Senghor, op. cit. , P.XLII
3 Sartre (J.-P.), « Orphée noir », in
Anthologie de L.S.Senghor, op. cit. , P.XLII
4 Joachim (Paulin), cité par Jacques Chevrier,
Littérature nègre, op-cit, P-44
67
susceptibles d'aider l'Afrique et les Noirs à
répondre conséquemment aux exigences du monde moderne,
donc à « participer, comme le dit Marc Rombaut,
à la parturition de peuples qui portent la promesse du monde
»1.
Ce qui va d'ailleurs dans le sens de ces propos
mitigés de René Depestre : « la
vérité n'est peut-être pas un
assujettissement aveugle au concept de négritude, ni dans sa
négation systématique »2.
II.1.2 Alioune Diop
Il est appelé par Frédéric Grah Mel
« le bâtisseur inconnu du monde noir». En effet,
présenté comme celui qui « a donné au monde noir
la revue et la maison d'édition Présence Africaine
»3, Alioune Diop, selon Mel, reste
l'intellectuel négro-africain dont on parle le moins,
alors qu'il s'est imposé comme « figure de
proue de l'émancipation des peuples noirs
»4.
Il a très tôt compris la
nécessité qu'il y avait pour les Noirs du monde entier de
s'impliquer dans la construction d'une culture commune en
créant les conditions qui permettent, « face à un
Occident négateur »5, de sauver la culture noire,
les valeurs culturelles du monde noir pour parler comme Senghor.
Alioune Diop considère que «
l'Européen (...) est partout à l'aise parce
qu'il a écrasé la langue des autres,
violé la spiritualité des autres, falsifié
l'histoire des autres, dévalorisé l'expérience
technologique ou artistique des autres, humilité et
étouffé la créativité des autres
»6.
Par conséquent, pour lui, « la
négritude n'est autre que le génie nègre
et en même temps, la volonté d'en révéler la
dignité »7. C'est une
perception positive de l'idéologie de la
Négritude, qui ne l'a pas empêché, en 1947,
c'est-à-
1 Rombaut (Marc), La Poésie
négro-africaine d'expression française, op-cit, P-56
2 Depestre (René), cité par Marc
Rombaut, La Poésie négro-africaine d'expression
française, op-cit, P-45
3 Mel (Frédéric Grah), Alioune Diop,
Le bâtisseur inconnu du monde noir, PUCL, ACCT, 1995, P-11
4 Mel (Frédéric Grah), Alioune Diop,
Le bâtisseur inconnu du monde noir, op-cit, P-12
5 Mel (Frédéric Grah), Alioune Diop,
Le bâtisseur inconnu du monde noir, op-cit, P-89
6 Mel (Frédéric Grah), Alioune Diop,
Le bâtisseur inconnu du monde noir, op-cit, P-95
7 Diop (Alioune), cité par Marc Rombaut, La
Poésie négro-africaine d'expression française,
op-cit-, P-31
68
dire dès le premier éditorial de
Présence Africaine, de se prononcer contre toute logique
partisane.
« Cette revue ne se place sous aucune
obédience idéologique, philosophique ou politique. Elle veut
s'ouvrir à la collaboration de tous les hommes de bonne volonté
(blancs, jaunes ou noirs), susceptibles de nous aider à définir
l'originalité africaine et de hâter son insertion dans le monde
moderne »1.
II.1.3. André Breton
Ce chef de file du Surréalisme ne s'est pas, de
manière spécifique, intéressé à la
Négritude. Il a seulement fait référence à sa
thématique, la thématique de sa poésie, dans la
Préface qu'il a faite à l'édition Bordas de 1947 du
Cahier d'un retour au pays natal de Aimé Césaire.
Dans cette oeuvre, Breton a surtout admiré une
poésie de rupture, parce que la mission qu'elle assigne à
l'homme, c'est « de rompre violemment avec le mode de penser et de
sentir qui l'ont mené à ne plus pouvoir supporter son existence
»2.
C'est une poésie de révolte, une poésie
à travers laquelle les Noirs ont montré à la face du
monde, « l'opinion que l'émancipation des peuples de couleur ne
peut être que l'oeuvre des ces peuples eux-mêmes
»3.
En effet les situations intolérables qu'ils ont connues
rendent légitime leur revendication. « Cette revendication,
écrit Breton, on ne saurait trop faire observer qu'elle est la
plus fondée du monde, si bien qu'eu égard au droit seul le Blanc
devrait avoir à coeur de la voir aboutir »4.
C'est pourquoi Césaire, qui s'est
révélé à lui à travers le Cahier d'un
retour au pays natal, lui apparaît comme ce « Noir qui est
non seulement un
1 Diop (Alioune), cité par
Frédéric Grah Mel, Alioune Diop, le bâtisseur inconnu du
monde noir, op.cit., p.91
2 Breton (André), Préface à
l'édition Bordas de 1947, Cahier d'un retour au pays natal de
Aimé Césaire, Présence africaine, 1947, p.80
3 Breton (André), Préface à
l'édition Bordas de 1947, in Cahier d'un retour au pays natal,
op. cit. p.85
4 Breton (André), Préface à
l'édition Bordas de 1947, in Cahier d'un retour au pays natal,
op. cit. p.85
69
Noir mais tout l'homme, qui en exprime toutes les
interrogations, toutes les angoisses, tous les espoirs et toutes les excuses et
qui s'imposera de plus en plus à moi comme le prototype de la
dignité »1.
I.2. Les détracteurs et leurs thèses
La poésie négro-africaine de la période
que nous avons considérée, parce qu'elle a servi de
véhicule à l'idéologie de la Négritude, a
été l'objet des critiques les plus virulentes, celles d'auteurs
qui ont discuté « la signification et les implications de la
Négritude telle que l'ont définie Aimé Césaire,
Léopold Sédar Senghor et Léon-Gontran Damas
».2 Leur réaction, par rapport au contenu
idéologique manifesté par les oeuvres de nos poètes peut
se lire à travers trois attitudes différentes.
I.2.1. La Négritude comme « une
idéologie dangereuse »
La Négritude est un mouvement très
contesté par les intellectuels noirs anglophones de l'époque,
parce qu'elle est, pour eux, véhicule d'une idéologie dangereuse.
Elle présente, considèrent-ils, le monde de façon
manichéenne, en ce sens qu'elle fait du Noir l'incarnation du bien et de
l'homme blanc celle du mal, comme d'ailleurs certains textes l'ont mis en
évidence, textes dans lesquels - nous l'avons déjà
montré- les auteurs ont cherché à opposer deux
systèmes de valeurs, les deux visions du monde, occidentale et
négro-africaine.
En cela la Négritude comme idéologie ne permet
pas aux poètes de faire une présentation objective du continent
noir. L'Afrique traditionnelle convoquée dans leur discours est «
un symbole d'innocence et de pureté, à jamais figée
dans la dimension du mythe »3 .
1 Breton (André), Préface à
l'édition Bordas de 1947, in Cahier d'un retour au pays natal,
op. cit. p.80
2 Rombaut (Marc), « Introduction » de son
ouvrage, La Poésie négro-africaine d'expression
française, op. cit, p.38
3 Chevrier (J.), Littérature
nègre, op.cit., p. 43.
L'ouvrage fournit au lecteur des informations qui permettent
de mieux comprendre la réaction de ces intellectuels noirs anglophones,
dont Wole Soyinka, d'ailleurs, est le porte-parole.
70
C'est une vision qui a été aussi
dénoncée par le Malien Yambo Ouologuem. Dans son ouvrage Le
Devoir de violence1, il s'en prend non seulement à cette
image idyllique de l'Afrique, mais aussi à tous les Africanistes comme
Léo Frobenius, à tous ceux qui se sont laissé influencer
par leurs idées2, parce qu'ils ont aidé à
vulgariser cette « vision d'une Afrique précoloniale
parée de toutes les vertus »3, donc cette utopie
derrière laquelle se dissimulent la réalité des situations
vécues dans les grands empires médiévaux
célébrés par les ethnologues, à savoir la violence,
l'injustice et l'esclavage.
Dans une autre perspective, le caractère «
dangereux » de l'idéologie de la Négritude est perçu
par Marcien Towa à travers la pensée senghorienne en ce qu'elle
apparaît comme une justification de la supériorité
biologique de l'homme blanc par rapport à l'homme de race noire. En
effet la formule, « l'émotion est nègre, comme la raison
hellène »4 amène le philosophe camerounais
à dire que Senghor, non seulement cautionne la subordination du
Nègre au Blanc, mais aussi « admet avec
sérénité la domination européenne
»5.
I.2.2. La Négritude comme déviation
idéologique
L'on a par ailleurs considéré la
Négritude comme un moment de l'histoire, une « affaire de
génération »6 qu'il convient de
dépasser, parce que l'idéologie qu'elle véhicule
recèle des relents de racisme.
Ce que relève à la suite de Thicaya U'Tamsi,
V.Y. Mudimbé : « La Négritude me paraît avoir
été une remarquable subversion contre un pouvoir aliénant.
Sa coloration particulière, son caractère racial proviendra d'une
aimable duperie sur la spontanéité révolutionnaire.
C'était à l'époque, un peu normal. Lorsqu'on parcourt par
exemple la farce qu'est Sang et tempérament, de L. Bourdel
(Juliard, Editeur), on « comprend » le nazisme et l'on peut,
dans
1 Ouologuem (Yambo), Le Devoir de violence,
Paris, Ed. du Seuil, 1968.
2 En particulier Senghor
3 Chevrier (J.), Littérature africaine,
op. cit., p.228
4 Senghor (L.S.), Liberté I,
Négritude et Humanisme, op.cit., p.24, « Ce que l'homme noir
apporte »
5 Towa (Marcien), Léopold Sédar
Senghor, Négritude ou servitude ?, Yaoundé, Ed. CLE, 1971,
p.113
6 L'expression est de Thicaya U'Tamsi, citée
par Jacques Chevrier dans Littérature nègre, op.cit.,
p.43
71
un moment de sentimentalité, bénir Senghor,
Césaire, Damas, d'avoir eu le courage d'ériger, contre toute
raison, un racisme antiraciste... »1
Les auteurs, donc, n'ont pas méconnu le rôle
qu'elle a joué dans la période qui a vu naître le mouvement
dont elle a été à l'origine. On reconnaît qu'elle a
été « un moyen de combat contre l'oppresseur blanc
»2, et comme le dit René Depestre, « un
effort de la part de certains intellectuels des Amériques noires, des
Antilles et de l'Afrique, qui se sont retrouvés à Paris et qui
ont mené un combat pour revaloriser nos cultures, pour établir
une revalorisation à la fois morale, esthétique et politique de
nos divers héritages africains. A ce moment, la Négritude avait
une signification bien précise et s'intégrait dans la lutte pour
la décolonisation »3.
En effet, pour ce poète haïtien,
l'idéologie de la Négritude s'est compromise lorsqu'elle s'est
convertie en idéologie politique, en une
idéologie-panacée. Par conséquent, remarque Daniel
Boukman, elle ne répond plus en cela à sa mission originelle.
« La négritude a été, avant la
Seconde Guerre mondiale, un électrochoc salutaire, mais son rôle
est aujourd'hui terminé »4.
C'est ce que pensent des auteurs comme Frantz Fanon et
Sembène Ousmane qui considèrent que « sa prolongation
artificielle bien au-delà des conditions de son émergence aboutit
à en faire une mystique équivoque. L'évolution de la
situation, la disparition de la tutelle coloniale entraînent un
déplacement des problèmes et provoquent en particulier
l'oppression de l'homme noir par l'homme noir : il faut donc se méfier
de la Négritude »5.
1 Mudimbé (V.Y.), Interview in La Parole
noire (Marc Rombaut), cité par Marc Rombaut, La Poésie
négro-africaine d'expression française, op.cit., pp.40-41
2 Salifou, auteur nigérien, lors du colloque
organisé par le Centre d'études littéraires francophones
de l'Université, Paris - Nord, en Janvier 1973, cité par Jacques
Chevrier, Littérature nègre, op. cit., p.45
3 Depestre (René), cité par Marc
Rombaut, La Poésie négro-africaine d'expression
française, op.cit., p.40
4 Boukman (Daniel), Interview in Jeune
Afrique n°531 ; cité par Marc Rombaut, La Poésie
négro-africaine d'expression française, op. cit., p.39
5 Chevrier (J), Littérature
nègre, op.cit. pp.43-44
72
I.2.3 La Négritude ou l'univers de la culture -
écran
Cette attitude vis-à-vis de la Négritude se
justifie aussi parce que certains la considèrent « l'univers de la
culture - écran ». Ainsi Marcien Towa ne pardonne-t-il pas au
poète - président, qu'il considère comme principal
vulgarisateur de la Négritude, d'avoir présenté la race
non comme « quelque chose de dynamique dont le devenir
dépendrait du milieu, mais [comme] une entité absolue (...), une
essence immuable », et d'avoir parler du Nègre comme de la
« victime d'une véritable fatalité biologique
»1.
Ce sont d'ailleurs des idées de ce genre qui laissent
apparaître ce que Stanislas Adotévi, auteur de Négritude
et Négrologues2 appelle l' « essence rigide du
Nègre que le temps n'atteint pas »3, celle qui
« fait des nègres des êtres semblables partout et dans le
temps »4.
C'est à cette essence et à ses multiples
implications raciales que s'en prend l'Antillaise Maryse Condé, dans son
intervention lors du Colloque de Paris -Nord.
« Je refuse, déclare-t-elle, toute
étiquette, toute catégorisation visant à limiter,
orienter, canaliser l'expression de mes aspirations et de mes revendications.
»5
En effet l'idéologie de la Négritude est
perçue comme une idéologie - écran, parce que ses «
thèse(s) fixiste(s) » pour parler comme Adotévi ne
répondent plus aux préoccupations des sociétés
modernes négro-africaines, des sociétés du tiers-monde.
« La négritude a échoué, dit René
Depestre, parce qu'elle n'a pas pu être l'idéologie de
développement des sociétés du tiers-monde
»6.
1 Towa (Marcien), op.cit., p.108
2 Adotévi (Stanislas), Négritude et
Négrologues, , Paris, U.G.E, coll. 10/18, 1972
3 Adotévi (Stanislas), Interview in La
Parole noire, (Marc Rombaut) cité par Marc Rombaut, La
Poésie négro-africaine d'expression française, op.cit
p.39
4 Adotévi (Stanislas),ibidem
5 Condé (Maryse), Intervention citée par
Jacques Chevrier, Littérature nègre, op. cit., p. 46
6 Depestre (René), propos cités par
Jacques Chevrier, Littérature Nègre, op. ci.t., pp.
46-47
73
C'est un échec envisagé, attendu par des auteurs
comme Jean Baptiste Tati-Loutard. Ils ont même reproché aux
tenants de la Négritude, le fait d'établir des différences
entre les peuples par une quelconque spécificité ou essence
raciale. C'est une façon, ont-ils considéré, de
circonscrire tout dans une thématique raciale, et même
l'écriture de l'oeuvre littéraire négro-africaine : «
Un inconvénient de la Négritude et qui est une
conséquence de toute conception essentialiste, c'est que du point de vue
de la critique littéraire on juge l'écrivain noir non par ce que
vaut son oeuvre, ce que vaut sa personnalité, son individualité
artistique, mais on cherche dans l'oeuvre africaine ou d'un
Africain une spécificité raciale. C'est
ainsi que Senghor ne relève invariablement, dans toutes les oeuvres
des Africains que le rythme, l'émotion, l'union avec les forces
cosmiques »1.
C'est une situation que Tati-Loutard a effectivement
déplorée, parce qu'il considère qu' « Entre
l'homme et l'art, il faut ôter l'écran de la race
»2 qui paralyse, selon lui, les vocations
littéraires et empêche les jeunes écrivains africains de
« libérer leur tempérament d'écrivain
»3.
Chapitre III
Le « Panthéon » des poètes
négro-africains
Les critiques faites à l'idéologie de la
Négritude, qu'elles proviennent des admirateurs ou des
détracteurs, ont fini d'influencer l'image de chacun de nos
poètes4. L'histoire dont ils ont été les
témoins a réservé ses pages négro-africaines les
plus illustres non seulement à leur nom, à leurs oeuvres
littéraires,
mais aussi et plus particulièrement à leurs
oeuvres par rapport aux préoccupations socio-politiques des peuples
noirs.
1 Tati - Loutard (J.B.), Interview in La Parole
noire (Marc Rombaut), cité par Marc Rombaut dans La Poésie
négro-africaine d'expression française, op.cit., p.39
2 Tati - Loutard (J.B.), cité par J.-P. M.
Mboukou, Introduction à l'étude du roman négro-africain
de langue française, op.cit., .188
3 Tati-Loutard (J.B), cité par Marc Rombaut,
La Poésie négro-africaine d'expression française,
op. cit. p.42
4 Ce sont des hommes, par conséquent ils ne
peuvent réaliser que des oeuvres humaines, c'est-à-dire
imparfaites.
74
III.1. Piédestal des lettres
négro-africaines
Nous n'entendons pas revenir sur les conditions qui ont permis
la naissance de la littérature africaine écrite. Des auteurs
comme Lylian Kesteloot1, Mouhamadou Kane2, Pierre
Cornevin3, Jacques Chevrier4 et Bernard
Mouralis5 se sont largement penchés sur la question.
Dans son ouvrage, Pierre Cornevin, par exemple, a
réservé tout un chapitre aux précurseurs de cette
littérature, c'est-à-dire à ceux qu'il considère
comme des « écrivains "indigènes français" du
XIXe siècle »6.
Il ne serait cependant pas inutile de discuter leur statut
d'écrivains. En effet, leurs écrits avaient beaucoup plus une
tendance journalistique, ethnographique, géographique et historique que
littéraire. Ce sont des écrits qui, en réalité,
rappellent les oeuvres de ces historiens du Moyen âge comme Joinville et
Commynes que Gustave Lanson présente dans son Manuel illustré
d'histoire de la littérature française7 aux
côtés de Chrétien de Troyes et de Villon.
Nous avons aussi fait des remarques sur les premières
oeuvres romanesques et poétiques négro-africaines, qui ne
semblaient pas, selon la critique, répondre à la
thématique qui se doit d'être convoquée dans l'expression
des réalités et situations auxquelles les Noirs font face dans
leur rapport avec le Blanc et ses valeurs de civilisation8.
1 Kesteloot (Lylian), Les Ecrivains noirs de langue
française : naissance d'une littérature, Bruxelles, ULB,
1965
2 Kane (Mouhamadou), Roman africain et
tradition, Dakar, NEA, 1982.
3 Cornevin (Pierre), Littératures d'Afrique
noire de langue française, Paris, PUF, 1976
4 Chevrier (Jacques) Littérature
Nègre, op.cit
5 Mouralis (Bernard), Littérature et
développement, op. cit.
6 Cornevin (Pierre), Littératures d'Afrique
noire de langue française, op. cit. p.107
Il s'agit de Felix Darfour (esclave libéré
d'origine soudanaise), de Léopold Panet (né à
Gorée), des Abbés David Boilat (métis
sénégalais né en 1814), Pierre Moussa (prêtre noir
en Haïti, né en 1815) et Léopold Diouf (né à
Gorée en 1850) et de Paul Holle (métis de Saint Louis,
administrateur, chef de poste au service du Gouverneur Faidherbe)
7 Lanson (Gustave), Manuel illustré
d'histoire de la littérature française, Paris, Librairie
Hachette, 1953
8 Nos remarques ont été
développées dans le chapitre II (lire II.1 « La langue
d'expression ») , deuxième partie.
75
C'est, en effet, cette thématique qui est au coeur de
l'inspiration de nos poètes. C'est elle d'ailleurs qu'on salue comme
celle ayant donné une orientation décisive à la
littérature négro-africaine.
Ce que Cornevin reconnaît bien mais non sans relever le
rôle joué par l'idéologie de la Négritude dans les
milieux intellectuels de l'époque.
« L'impact du mouvement de la Négritude, de
Césaire et Senghor, revêt dans les milieux universitaires et
littéraires une importance telle qu'il a éclipsé les
auteurs d'avant la Deuxième Guerre mondiale »1.
C'est un mouvement qui a marqué l'histoire des grandes
idées mobilisées dans le siècle. Il a d'une part
aidé les Nègres à prendre conscience de leur condition, et
d'autre part suscité des réactions qui permettent difficilement
de trouver ailleurs la période qui a signé définitivement
ce que Jacques Chevrier appelle « la montée de la grande
poésie nègre »2 d'expression française.
III.2 Témoins de l'histoire politique
Nous reconnaissons que ce sont leurs oeuvres
littéraires qui ont révélé au monde la plupart des
poètes noirs de l'Anthologie.
Cependant il y a lieu de noter ce que l'action politique a
ajouté dans la geste de certains d'entre eux qui ont marqué,
d'une manière indélébile, l'histoire de leur pays. Ce sont
des poètes qui n'ont pas seulement été des témoins
de l'histoire mais comme acteurs de la vie nationale, ils ont assumé des
responsabilités politiques le plus souvent les plus hautes en Afrique,
aux Antilles, dans leur pays d'origine.
C'est le cas de Aimé Césaire qui a pris une part
active dans la départementalisation de la Martinique,
c'est-à-dire dans son intégration à la
1 Cornevin (Pierre), Littératures d'Afrique
noire de langue française, op. cit. p.105
2 Chevrier (Jacques) Littérature
Nègre, op.cit., p. 48
76
Métropole1, en tant que président du
Parti Progressiste Martiniquais et député - maire de Fort de
France2.
Léon -Gontran Damas a été aussi
élu député de la Guyane en 1948 à la place de
René Jadfard. Ce qui lui a permis de siéger à
l'Assemblée nationale sur le banc des socialistes S.F.I.O. Tout comme il
a été membre de nombreuses commissions et participé aussi
à la discussion de nombreux projets portant sur les rapports entre la
France et les Territoires d'Outre-Mer.
De même, Léon Laleau est un homme de lettres
doublé d'un diplomate. Ministre et plusieurs fois membre du gouvernement
haïtien, il a représenté son pays dans plusieurs rencontres
panaméricaines.
Cet engagement politique de nos poètes trouve en la
personnalité de Senghor une autre figure non moins
révélatrice des options prises, à l'époque, par une
certaine partie de l'intelligentsia négro-africaine.
Elu en 1945 député du Sénégal
à l'Assemblée Constituante, comme membre de la commission
chargée d'étudier la représentation des colonies, l'auteur
de Chants d'ombre a été aussi un homme de cabinet et un
ministre, avant d'être hissé, après la dislocation de la
Fédération du Mali et la proclamation de l'indépendance du
Sénégal, à la présidence de l'Etat le 5 Septembre
19603.
C'est, pour Senghor une mission à l'égard de son
peuple, mais aussi à l'égard de l'Occident, parce qu'elle fait de
lui, comme le laisse apparaître l'idéologie de la
Négritude, un ambassadeur qui accepte « de mourir pour la
querelle de (son) peuple »4 et qui rêve en
même temps « d'un monde de soleil dans la fraternité de
(ses) frères aux yeux bleus »5
1 Sur Césaire et la politique, on lira avec
profit l'ouvrage de M. a M. Ngal, Aimé Césaire, un homme
à la recherche d'une patrie, NEA, 1975, pp.205-242
2 Il a été élu en 1945
3 Cf Kesteloot (Lilyan), Les Poèmes de L. S.
Senghor, coll. Comprendre Ed. Saint-Paul, Paris 1986, p.19
4 Senghor (L.S.), « Le retour de l'enfant
prodigue », Chants d'ombre, in Oeuvre poétique,
op.cit., p.51
5 Senghor (L.S.), « Le retour de l'enfant
prodigue », Chants d'ombre, in Oeuvre poétique,
op.cit., p.50
77
« L'ambassadeur, écrit Lylian
Kesteloot, dans toutes les civilisations, est avant tout un diplomate. Non
la tête, mais l'intermédiaire. »1
Birago Diop l'a été à Tunis au lendemain
de l'indépendance du Sénégal, même s'il a
été, à l'époque, réticent à certaines
idées de la Négritude2, alors que Senghor, son
compatriote, a poursuivi cette mission avec le projet de la francophonie, ce
projet d'édification d'une civilisation francophone.
En effet, souligne Michel Têtu : « Lorsque,
prenant sa retraite, en 1981, L.S. Senghor a laissé les rênes de
l'Etat sénégalais avec son premier ministre Abdou Diouf, il ne
s'est pas arrêté pour autant de célébrer la
francophonie et de travailler à la rendre plus vivante, en multipliant
ses interventions à travers le monde »3.
Ce sont là autant d'actions qui ont fait des
poètes noirs, en particulier ceux dont nous venons de mettre en
évidence l'engagement politique, des hommes qui se sont
préoccupés de leurs sociétés, donc des hommes dont
les faits et gestes appartiennent désormais à l'Histoire,
à l'histoire des peuples, à l'histoire politique des nations.
III.3. Trésors de la mémoire
collective.
Les déclamations dont les textes de nos aèdes
font souvent l'objet ont, en partie, aidé à vulgariser leurs
noms.
A l'école, l'enfant apprenait par coeur ces textes,
terminait sa récitation par le nom de celui qui en est l'auteur, sans se
préoccuper de la race à laquelle il appartient, de son
étiquette sociale ou de son pays d'origine.
C'est un exercice qui, en ce qui concerne le
Sénégal, continue d'être pratiqué, en particulier,
au niveau de l'élémentaire.
1 Kesteloot (Lilyan), Comprendre Les Poèmes
de L. S. Senghor, op.cit., p.20
2 Il n'a pas suivi les autres « dans la
vitupération du Blanc, dans l'engagement politique » note Mohamadou
Kane, son biographe, dans son ouvrage Essai sur les contes d'Amadou
Coumba, NEA, 1981, p.63
3 Têtu (Michel), La Francophonie, op.cit.
p.68
78
L'engouement, peut-être, n'est pas resté le
même. Ce que semble, d'ailleurs, regretter J.-P.Makouta Mboukou qui parle
de cette expérience positive comme d'une expérience qui rappelle
une époque révolue.
« La poésie, écrit-il, a
cessé de nourrir l'esprit des jeunes Africains. Les programmes scolaires
l'ignorent presque totalement. Les temps ne sont plus, en effet, où nous
déclamions Victor Hugo, La Fontaine ou Alfred de Vigny. Nous ne les
comprenions sans doute pas. Mais, tout au moins sentions-nous que
c'étaient des textes particuliers chargés d'une beauté
également particulière, des textes différents de la prose
(...) Toute cette poésie tapissait notre esprit, façonnait notre
intelligence. Nous ne déclamions pas seulement la poésie, nous la
chantions aussi. »1
Ce sont des situations, remarque Mboukou, qui permettent aux
élèves candidats au Certificat d'Etudes Primaires
Elémentaires « de préparer entre autres une
épreuve orale de récitation comportant des textes choisis.
C'étaient des poèmes, généralement, pour ne pas
dire toujours »2.
C'est une tradition, nous l'avons déjà dit, avec
laquelle le Sénégal n'a pas encore rompu. Elle a l'avantage
d'aider les jeunes à asseoir des connaissances, et par conséquent
à leur faire aimer la poésie, à travers la
mémorisation de ces textes et le moment de bonheur que procure souvent,
à leur niveau, la récitation réussie d'un poème.
Par rapport à cette situation, il faut, en ce qui
concerne le Sénégal, relever la tendance remarquée dans le
choix des poèmes de David Diop, de Senghor et de Birago
Diop3, les seuls auteurs, d'ailleurs, qui figurent dans
l'Anthologie, de Senghor.
Par ailleurs des poètes comme Césaire et Damas,
au-delà de ce qu'ils représentent respectivement à la
Martinique et à la Guyane, ont fini d'imposer
1 Mboukou (J.P-M), Les Grands traits de la
poésie négro-africaine, op.cit., « Introduction
générale », pp.5-6
2 Mboukou (J.P-M), op.cit. p.6
3 Beaucoup de poèmes de David Diop pour leur
veine engagée ; « Femme noire » et « Joal » en
particulier pour Senghor et « Souffles » pour Birago Diop.
Ce qui ne veut pas dire que les autres textes poétiques
des mêmes auteurs ou d'autres ne sont jamais déclamés.
79
leur image dans la conscience des Négro-africains, en
particulier élèves ou étudiants, qui se sont
familiarisés avec leurs idées dans les
universités1 et dans les lycées d'Afrique.
Ils ont été, comme tous les autres poètes
de l'Anthologie, les porte - paroles de la race noire, des
libérateurs en luttant pour l'émancipation des Nègres,
donc des intellectuels qui marqueront à jamais la mémoire
collective négro-africaine.
C'est une situation que nous avons appréciée
à partir de l'idéologie de la Négritude qui a, d'une
manière ou d'une autre, influencé la thématique des textes
et oeuvres considérés, idéologie que nous avons
tenté de comprendre avant de parler des réactions qu'elle a
favorisées, autant dans le monde des lecteurs occidentaux que dans celui
de l'intelligentsia négro-africaine.
En effet les réactions, qu'elles soient
justifiées ou non, sont loin d'avoir terni l'image de nos poètes,
puisque leurs productions littéraires et leurs actions politiques
appartiennent désormais à l'histoire.
1 Nous pensons seulement aux thèses,
à tous ces travaux universitaires qui ont porté sur leurs oeuvres
analysées souvent en rapport avec l'idéologie de la
Négritude.
80
CONCLUSION GENERALE
81
Au terme de notre travail, il nous a paru important de dire
l'intérêt que nous avons trouvé dans la lecture des textes
des poètes noirs, à partir des données comparatives que
Jean-Paul Sartre, à travers le mythe d'Orphée, propose dans sa
Préface à l'Anthologie de Léopold Sédar
Senghor.
C'est une recherche qui entre dans le cadre de cette vielle
tradition qui consiste, dans la littérature, à se servir des
mythes comme espace de symbolisation des actes humains primordiaux. A ce titre,
des personnages comme Orphée restent
pour la mémoire collective - en particulier dans la
culture occidentale - des personnages à travers lesquels les hommes,
aujourd'hui plus qu'hier, lisent le premier geste, celui qui, d'une
façon ou d'une autre, influence la condition humaine,
c'est-à-dire l'homme et tout ce qui permet de le comprendre, de
comprendre les origines de l'humanité.
Dans la Bible, par exemple, Caïn, fils aîné
d'Adam, est resté le premier homme à porter atteinte à la
vie d'un autre homme, et Abel, le frère tué, le premier homme
victime d'un meurtre fratricide.
Dans l'antiquité grecque, des personnages comme OEdipe,
Antigone, Achille, ont, dans ce sens, marqué l'histoire, à
travers des expériences singulières dont ils sont restés,
chacun en ce qui le concerne, l'incarnation.
En littérature, donc, il a semblé commode, le
plus souvent, de convoquer ces figures symboliques pour trouver en elles un
fondement par exemple à la révolte, à l'amour, au savoir,
à l'aventure, c'est-à-dire à toute expérience
humaine.
Ceci pour montrer que les situations que l'homme, aujourd'hui,
est en train de vivre, ont été vécues par d'autres hommes
qui, effectivement, s'imposent comme des repères, puisqu'ils sont les
premiers à baptiser des attitudes, des valeurs ou des traditions qui
viennent illuminer les grandes interrogations de l'être humain, les
réalités du monde ou les manifestations qui ponctuent la vie de
l'homme sur terre.
82
C'est à ces images que Jean-Paul Sartre, à
travers Orphée, fait référence, en ce que le personnage
dont il parle dans sa Préface est dans la civilisation occidentale
l'ancêtre d'une tradition qui a marqué pendant des siècles
le génie créateur de l'homme, pour ne pas dire le génie
créateur de l'homme blanc.
Ce génie, d'ailleurs, les « Orphées noirs
» l'ont manifesté dans leurs oeuvres, par conséquent il
n'est plus, comme le dit Sartre dans son texte, le monopole d'une race, puisque
l'aventure des poètes de l'Anthologie rejoint - et d'une
manière fort curieuse -- celle d'Orphée, telle que le mythe l'a
entretenue dans le temps et dans l'espace.
Cependant l'époux d'Eurydice est un élu des
dieux. C'est Apollon1 qui a fait de lui le grand poète
légendaire qu'il est devenu. Les neuf cordes de sa lyre, qui rappellent
les neuf Muses témoignent de l'origine divine de ses dons. Tandis que
les poètes noirs ont été les témoins de l'histoire
; ils ont fait de l'Afrique et des Nègres le centre de leur inspiration,
et de leurs oeuvres une expression de leur responsabilité historique,
parce que porte-parole d'une race qui se trouve dans l'impératif
d'adresser un message au monde, à l'humanité tout entière,
donc « trompette »2, pour parler comme Senghor,
d'une race qui cherche par la magie du verbe à se faire entendre.
Il s'est agi pour eux d'une lutte, d'une lutte que nous avons
appréciée par rapport au contexte colonial qui était un
obstacle réel à l'émancipation des Nègres, à
la volonté de libération qu'ils avaient toujours
manifestée dans les colonies.
C'est une situation que nous avons effectivement
relevée dans nos analyses. Elle a été à l'origine
de la révolte de nos poètes, mais aussi de tout le discours
mobilisé par les textes que nous a proposés L.S. Senghor dans son
Anthologie.
1 Divinité tutélaire de tous les arts,
Apollon, ce fils de Zeus et de Léto, est pour les Grecs le reflet du
génie artistique de leur pays, l'idéal de la jeunesse, de la
beauté et du progrès.
2 Senghor (L.S.), « Poème liminaire
», Hosties noires in Oeuvre poétique, op. cit., p.
56
83
Comme écho des réalités sociales
vécues pendant la période coloniale, la poésie
nègre à laquelle nous nous sommes intéressé, n'a
pas été, quand même, l'expression ultime des souffrances et
misères des hommes de race noire.
Ces souffrances et misères, en Afrique, ont
continué avec les indépendances. « Ces
indépendances (qui) n'ont pas, remarque Mboukou, permis
à tous les espoirs de s'épanouir. Elles nous
révèlent que les Nègres, nouveaux dirigeants africains,
ont relayé, sur un certain plan, les oppresseurs venus de l'autre
côté de la mer. Il est vrai que ces oppresseurs respirent sous la
peau des Nègres devenus eux-mêmes profiteurs, ou de simples
prête-noms, tandis que le reste des Nègres gémissent encore
sous le poids de la souffrance. »1
C'est dire que nous n'avons pas été
influencés par une orientation thématique quelconque. Ce qui nous
aurait obligé, peut-être à prendre en compte dans notre
recherche cette période de l'histoire négro-africaine, cette
période des indépendances africaines, qui, par certains aspects,
semble recouper nos préoccupations.
C'est une période remarquable et d'un
intérêt certain en matière de création
poétique2. Elle pourrait nous intéresser dans
l'avenir, dans la mesure où elle serait une occasion pour nous
d'apprécier, en continuité comme en rupture, les
caractéristiques d'une écriture poétique qui a plus ou
moins tourné le dos à l'idéologie de la Négritude,
pour ne pas dire à toute idéologie d'ordre essentialiste.
1 Mboukou (J.-P. M.) , Les Grands traits de la
poésie négro-africaine, op. cit., p.34
2 Entre autres, nous pensons à des
poètes comme Maxime Ndébéka (Soleils neufs, 1969),
Charles Nokan (La Voix grave d'Ophimoï, 1970), Cheik Aliou Ndao
(Mogariennes, 1970), V. Y. Mudimbé ( Déchirures,
1971), Paul Dakeyo (Le Cri pluriel, 1976).
84
ANNEXE
85
Schéma actanciel comparé des deux
aventures
ORPHEE
(un poète, un artiste)
|
SUJET
|
LES POETES NOIRS
(des dyâlis, des ambassadeurs, des porte-parole)
|
EURYDICE
(une nymphe morte après la morsure d'un serpent)
|
OBJET
|
L'AFRIQUE
(une mère souillée, bafouée dans sa
dignité, une terre-mère dont les valeurs sont mises à mort
par le colonisateur)
|
LES DIEUX
(Zeus et Apollon qui ont aidé Orphée à
entreprendre son voyage dans le monde des Ombres)
|
ADJUVANT
|
L'HISTOIRE
(l'esclavage et la colonisation, des situations historiques qui
ont aidé les poètes à prendre conscience de leur
responsabilité)
|
HADES
(à travers une condition- obstacle : ne pas regarder
derrière. Le faire, c'est perdre définitivement Eurydice)
|
OPPOSANT
|
L'ECOLE ETRANGERE (condition-obstacle :
ne pas être assimilés. Aller à l'école du Blanc,
c'est être fasciné par l'Occident et ses valeurs)
|
CONTEXTE
MYTHOLOGIQUE
(à l'origine, un désir de
libération : libération de Eurydice pour lui
permettre d'être à l'abri de la tutelle de l'impitoyable dieu des
Enfers)
|
DESTINATEUR
|
CONTEXTE POLITIQUE
(celui de la manifestation d'un désir de
libération : libération de
l'Afrique, émancipation des Nègres)
|
EURYDICE
(triomphe de la fidélité, de l'amour, même
après l'échec de son projet, c'est-à-dire la disparition
d'Eurydice, puisque Orphée est mort pour n'avoir pas voulu
répondre à la demande des femmes de Thrace)
|
DESTINATAIRE
|
L'AFRIQUE ET LES NEGRES
(fidélité aux valeurs de civilisation nègres
originelles, témoignage d'un amour pour le continent noir, même si
les mutations qu'il a connues, du fait de l'influence de valeurs nouvelles, ont
aidé progressivement à la disparition de l'Afrique
authentique)
|
86
BIBLIOGRAPHIE
87
I - CORPUS
Sartre (Jean-Paul), « Orphée noir », pp. IX -
XLIV, Préface à l' Anthologie de la nouvelle poésie
nègre et malgache de langue française, Paris, PUF, 1948
Senghor (L.S.), Anthologie de la nouvelle poésie
nègre et malgache de langue française, Paris, PUF, 1948
Rombaut (Marc), La Poésie négro-africaine
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II - OEUVRES LITTERAIRES D'AFRIQUE ET DE LA DIASPORA
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Césaire (Aimé), Cahier d'un retour au pays
natal, Paris, Présence Africaine
1939
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Damas ( Léon-Gontran ), Pigments, Paris,
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1945
Hosties noires, 1948
Tirolien (Guy), Balles d'or, Paris, Présence
Africaine, 1943
III - Autres textes
Dante, La Divine Comédie, 1307 - 1327
Daudet (Alphonse), Tartarin de Tarascon, 1872
88
Fénelon, Les Aventures de
Télémaque, 1699 Loti (Pierre), Le Roman d'un Spahi,
1881 Maupassant (Guy de), Bel-Ami, 1885
Virgile, L'Enéïde, 30 - 19 av. JC
IV - OUVRAGES GENERAUX
1. Littérature
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Paris, A. Colin, 1984
Cornevin (Pierre), Littératures d'Afrique noire de
langue française, Paris, P.U.F., 1976
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littérature négro-africaine, Paris, Hatier, 1981
Kane (Mohamadou), Roman africain et tradition, Dakar,
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française : naissance d'une littérature, Bruxelles, U.L.B.,
1965
Mboukou (J.-P. Makouta), Les Grands traits de la
poésie négro-africaine, Abidjan, NEA, 1985
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négro-africain de langue française, NEA, 1980
Mouralis (Bernard), Littérature et
développement, Paris, Ed.Silex, 1984
Nkashama (Pius Ngandu), La Littérature africaine
écrite, Paris,
Ed. Saint-Paul, Coll. Comprendre, 1979
2. Histoire
Brunet (A.), La Civilisation occidentale, Paris,
Hachette, 1985
Histoire générale de l'Afrique, VIII
« L'Afrique depuis 1935 », Paris, UNESCO, 1998, Directeur du volume :
A.A. Mazrui, Co-directeur : C. Wondji
Ki-Zerbo (Joseph), Histoire de l'Afrique noire, Paris,
Hatier, 1972 Lanson (Gustave), Manuel illustré d'histoire de la
littérature française, Paris, Hachette, 1953
3. Sociologie
Thomas (L.V.), La Terre africaine et ses religions,
Paris, Ed. L'Harmattan, 1980
V - ETUDES SPECIALISEES
89
Fanoudh - Siefer (Léon), Le Mythe du Nègre et
de l'Afrique dans la littérature française de 1800 à la
2ème Guerre mondiale, NEA, 1980
Lezou (Gérard Dago), La Création romanesque
devant les transformations actuelles en Côte-d'ivoire, NEA, 1977
Kesteloot (Lylian), Les Poèmes de L. S. Senghor,
Coll. Comprendre, Paris, Ed. Saint-Paul, 1982
Cahier d'un retour au pays natal d'Aimé
Césaire, Paris, Ed. Saint-Paul, 1982
Mel (Frédéric Grah), Alioune Diop, le
bâtisseur inconnu du monde noir, PUCL, ACCT, 1995
Ngal (M.a M) Aimé Césaire, un homme à
la recherche d'une patrie, NEA, 1975
Osman (Gusine Gawdat), L'Afrique dans l'univers
poétique de Léopold Sédar Senghor, NEA, 1978
Racine (Daniel), Léon-Gontran Damas, l'homme et
l'oeuvre, P. A., 1983 Songolo (Aliko), Aimé Césaire, une
poétique de la découverte, Paris, L'Harmattan, 1985
VI - OUVRAGES SUR LA NEGRITUDE ET SA CRITIQUE
Adotévi (Stanislas), Négritude et
Négrologues, Paris, U.G.E., Coll. 10/18, 1972
Kesteloot (Lylian), Négritude et situation
coloniale, Yaoundé, Ed. CLE, 1968
Ouologuem (Yambo), Le Devoir de violence, Paris, Ed. du
Seuil, 1968 Towa (Marcien), Léopold Sédar Senghor,
Négritude ou servitude ?, Yaoundé, Ed. CLE, 1971
VII- ESSAIS
Kane (Mohamadou), Essai sur les contes d'Amadou Coumba,
NEA, 1981 Quoist (Michel), Réussir, Paris, Ed. Economie et
Humanisme, 1961 Rombaut (Marc), La Parole noire, Paris, Librairie
Saint-Germain- des-Prés, 1976
Sartre ( J.-P.), L'Existentialisme est un humanisme,
Paris, Nagel, 1946
90
Senghor (L.S.), Liberté I, Négritude et
humanisme, Paris, Seuil, 1964 Têtu (Michel), La
Francophonie, Paris , Hachette,1988
Wautier (Claude), L'Afrique des Africains, Paris, Seuil,
Coll. « L'Histoire immédiate », 1977
VIII - ARTICLES ET REVUES
Ethiopiques N° 24, « Hommage à Alioune
Diop », Octobre 1980
Ly (Amadou), « Le souffle des ancêtres », art. in
Notre librairie N° 68, « Approche historique et
thématique des littératures africaines », Janvier -Avril,
1983
Chevrier (Jacques), « Les romans coloniaux, enfer ou paradis
? », in Notre librairie N° 90, Vol. I « Du moyen
âge à la conquête coloniale », Octobre -
Décembre, 1987
IX - DICTIONNAIRES
Balandier (Georges) et Maquet (Jacques), Dictionnaire des
civilisations
africaines, Paris, Fernand Hazan, Editeur, 1968
Dictionnaire de culture générale (rédaction
dirigée par Alain Rey),
Paris, Dictionnaires Le Robert, 1990
Dictionnaire des personnages littéraires et
dramatiques de tous les temps et de tous les pays, S. E. D. E. et V.
Bompiani, 2ème édition, 1962
Schmidt (Joël), Dictionnaire de la mythologie grecque et
romaine , Paris, Larousse, 1965
91
TABLE DES MATIERES
Dédicace 1
Mes remerciements 2
INTRODUCTION GENERALE 3
PREMIERE PARTIE : DISCOURS COLONIAL ET POESIE
NEGRO-AFRICAINE 8
Chapitre I : L'Afrique dans le discours colonial
11
I.1 Le pays et son paysage 11
I.2 Le pays et ses hommes 13
Chapitre II : Le continent noir dans la
poésie négro-africaine 14
II.1 Les poètes de la diaspora et l'image de l'Afrique
14
II.1.1 Une expression nostalgique 14
II.1.2. L'ombre de l'esclavage 16
II.2 Représentation du continent noir chez les
poètes de l' «Afrique noire » 17
II.2.1. Une expression réaliste 17
II.2.2. L'enfer de la situation coloniale 21
DEUXIEME PARTIE : LE PRIX D'UNE REDEMPTION
25
Chapitre I : La descente aux Enfers - sources
28
I.1. Par l'acte révolutionnaire 28
I.2. Par l'affirmation des valeurs de civilisation
négro-africaines 31
Chapitre II : Les écueils d'une
épreuve initiatique 34
II.1 La langue d'expression 34
II.2. Le poids de l'assimilation 37
TROISIEME PARTIE : MISERES ET SPLENDEURS D'UNE
QUETE 41
92
Chapitre I : Conscience d'être(s)
divisé(s) ou l'impossible reconquête d'une unité
existentielle 43
I.1. La condition de métis culturels 44
I. 2. La Civilisation de l'Universel : leurres et lueurs d'une
alternative 46
Chapitre II : L'Afrique -Eurydice, est-elle
ensevelie ? 49
I.1. L'Afrique « européanisée » 49
I.2. L'Afrique des traditions 52
QUATRIEME PARTIE : DU BILAN DE L'EXPERIENCE
ORPHIQUE DES POETES
NEGRO-AFRICAINS 56
Chapitre I : La Négritude, sa
poésie et Jean-Paul Sartre 58
I.1. Les ténors et leurs conceptions de la
Négritude 58
I.1.1. Léopold Sédar Senghor 59
I.1.2. Aimé Césaire 59
I.1.3. Léon-Gontran Damas 60
I.2. Sartre et le discours de la Négritude 61
I.2.1. Un discours de rupture 61
I.2.2 Un discours de l'exil 62
I.2.3. Un discours de l'échec 64
Chapitre II : Admirateurs et détracteurs
de la Négritude 65
II.1. Points de vue de quelques admirateurs 65
II.1. 1. Paulin Joachim 65
II.1. 2. Alioune Diop 66
II.1. 3. André Breton 67
II.2. Les détracteurs et leurs thèses 68
II.2.1. La Négritude comme « une idéologie
dangereuse » 68
II.2.2. La Négritude comme déviation
idéologique 69
II.2.3. La Négritude ou l'univers de la
culture-écran 71
93
Chapitre III : Le « Panthéon
» des poètes négro-africains 72
III.1. Piédestal des lettres négro-africaines
73
III.2. Témoins de l'histoire politique 74
III.3. Trésors de la mémoire collective 76
CONCLUSION GENERALE 79
ANNEXE 82
BIBLIOGRAPHIE 85
TABLE DES MATIERES 90
|