1i
A ma mère Nya Jeanne Nicole,
pour tout le sacrifice consenti à la réalisation
de ce travail et de mon Etre.
Muna nu masengane na ngata.
Un enfant désobéissant obéit
enchaîné1.
2ii
1- Proverbe duala traduit en français par
Ebélé Wei in Le Paradis tabou : autopsie d'une culture
assassinée, Douala, Editions Cerac, 1999, P. 212.
iii
REMERCIEMENTS.
Ce travail n'aurait pas été
réalisé si nous n'avions pas bénéficié du
soutien de certaines personnes. Nous voulons ainsi penser au Dr Nug Bissohong
Thomas Théophile. Il est prié de trouver en ce Mémoire
l'hommage que l'effort rend à la vertu de sa rigueur
méthodologique et à la perspicacité de ses opinions.
Puisse le salut de sa paternité ignorer les insomnies que nos lacunes
lui ont causées tout au long de l'encadrement de cette recherche.
Un vibrant hommage est également rendu au Chef de
Département de Linguistique, Littérature et Civilisations
Négro-Africaines de l'Université de Douala, le Professeur Remy
Sylvestre Bouelet, dont la riche expérience et la « pression »
exercée sur nous ont été des facteurs non
négligeables dans l'accomplissement de cette tâche. Pensons aussi
à tous nos enseignants, de la première année
jusqu'à ce niveau.
Reconnaissons et saluons l'apport moral, psychologique et
surtout matériel, de Yankam Jacqueline, qui nous a été
indéniablement salvateur.
Que dire donc à tous nos frères et soeurs,
à tous nos amis et tous ceux qui nous ont aidé de près ou
de loin, tout simplement MERCI...
iv
RESUME.
Ce mémoire porte sur la transgression des lois du
mariage dans Le Fils d'Agatha Moudio de Francis Bebey. Ce sujet est
motivé dans une certaine mesure par le noeud puis le dénouement
de l'intrigue du roman. Le début du récit donne à voir le
personnage principal, Mbenda, en parfaite harmonie avec les siens, du fait de
sa bravoure et de son intégrité. La fin le présente
diminué et déçu, à cause de l'anti-conformisme dont
il fait montre tout au long de son parcours. La disparité
constatée entre ces deux moments et les châtiments subis par les
personnages qui se montrent anti-loyalistes, inspirent cette hypothèse :
la transgression des lois du mariage est le motif de la dégradation des
personnages. Ce postulat révèle en filigrane la
nécessité d'obéir aux lois et règlements en vigueur
dans sa communauté.
Le fonctionnement du phénomène de transgression
étant au centre de l'étude, l'analyse est faite suivant la
trilogie « Interdiction - Violation - Conséquence
»2. A cette démarche s'associent la
sémiotique selon la perspective de Greimas et la sémiologie de
Claude Bremond qui permettent d'une part la démonstration de l'immanence
des faits évoqués, et le structuralisme génétique
qui permet, d'autre part, de valider l'ancrage de l'oeuvre dans la culture de
l'auteur, notamment la culture sawa du Cameroun. La convocation de cette
deuxième grille tient au fait que, malgré la dimension
littéraire du sujet, il s'appuie sur une préoccupation d'ordre
anthropologique qui est la transgression.
2- Bremond, Claude, Logique du récit, Paris,
Seuil, 1993, P.104.
v
ABSTRACT
This work focuses on the disobedience of married'laws in the
novel titled Le Fils d'Agatha Moudio by Francis Bebey. We are
captivated to a greater extent by its subject-matter as a result of the plot
and ending of the novel. The introduction exposes us to the main character,
Mbenda, who is in full harmony with his kinsmen thanks to his bravery and
integrity. The end of story, on the contrary, depicts him as weakened and
disillusioned following his non-conformist attitude he shows through out his
actions. The disparity that is clearly observed between the two crucial stages
Mbenda has gone through, coupled with the ordeals suffered by characters who
happen to be unworthy and subversive, enables us to draw this logical
conclusion: the violation of married' laws is the root-cause of moral
degradation of characters. Such a situation undoubtedly calls for an urge for a
total and unconditional compliance with social laws and norms.
Since our discussion is centred around the assertion that
explains the phenomenon of transgression, we have endeavoured to look at it
from three dimensions: the ban, the violation and the consequence. We have,
furthermore, included the semiotic in the light of Greimas and the semiology of
Claude Bremond who contributed enormously to the explanation of the approach of
such a theme and the structural genetics that has helped to maintain authentic
fixed ideas in the novel, the traditional and belief of the author in
particular and the sawa people's tradition of Cameroon in general. Despite the
literal importance of our theme, its magnitude has been given an
anthropological impetus of transgression.
6vi
QUELQUES MOTS CLES
1- Mariage
2- Interdiction
3- Transgression / Violation
4- Conséquence / Sanction
5- Dégradation
6- Lois
7- Tradition
8- Valeurs / Règles
9- Personnages
10- Actions.
KEY WORDS
1-
7vii
Marriage
2- Ban
3- Disobedience / Violation
4- Consequence / Sanction
5- Degradation
6- Laws
7- Tradition
8- Values / Rules
9- Characters
10- Actions.
INTRODUCTION GENERALE.
8
9
Le style simple qui frise par moments le comique, c'est ce qui
a retenu notre attention dans Le Fils d'Agatha Moudio, un roman de
Francis Bebey. Loin de la syntaxe complexe et du vocabulaire recherché,
l'accessibilité à la sémantique du texte est d'une grande
facilité. Jamais une de nos lectures des oeuvres romanesques n'a permis
l'éloignement d'un support lexical qui permettrait de clarifier chaque
fois le sens des termes. Si tant est que le charme du style est
l'élément qui fonde l'intérêt pour ce corpus, deux
motifs sont à l'origine du sujet : La transgression des lois du mariage
dans Le Fils d'Agatha Moudio. D'abord, l'ambivalence de l'être
et du faire de Mbenda, le personnage principal, qui postule la transgression
comme un thème majeur de ce roman. Au lieu d'être l'incarnation de
la loi comme on pouvait s'y attendre, puisque son nom signifie « La Loi
»3, celui-ci s'affiche plutôt comme un
anti-loyaliste. Ensuite la nature de ses rapports avec les siens au
début et à la fin du récit, est une autre raison qui
justifie l'essence du thème de la transgression. Dès le
début de l'intrigue on peut entendre Mbenda, dont la bravoure et la
popularité attirent l'assentiment de tous, décrire ainsi sa
situation :
« Tous les habitants de notre village étaient
fiers de moi. Pensez donc : pour eux, [...] j'étais un fils de
Bilé, fils de Bessengué, j'étais un fils de ce village qui
comptait un certain nombre de faits glorieux dans son passé. Du reste,
depuis trois ou quatre ans, les yeux de tout le monde étaient
braqués sur moi [...] et j'étais en train d'entrer peu à
peu dans la légende... »4.
Ce passage démontre l'harmonie qui règne entre
le personnage et les siens dès le début de son aventure.
L'effritement de ce lien affectif l'amenuise et ceci à cause de son
attitude qui se révèle contradictoire avec l'ordre établi
dans la société du texte. Le principal motif de cette
dégradation est à rechercher dans la relation intime et coupable
qu'il entretient avec Agatha Moudio. La haine des autres à son
égard et surtout celle de Maa Médi, sa mère, prend un
goût amer lorsqu'il s'installe dans une vie maritale avec la fille
désavouée. Son divorce d'avec la communauté est alors
consommé, et la relation devient disjonctive. Mbenda décrit ainsi
la nature de leurs rapports à la fin de son parcours : «
Depuis, nous vivions tous les quatre, mes
3- « Mbenda », que ce soit dans le roman ou dans la
langue originelle de l'auteur, le duala , signifie « la loi ». Tout
comme dans le récit, nous allons par moment utiliser l'expression «
La Loi » pour désigner le personnage ainsi nommé.
4- Bebey, Francis, Le Fils d'Agatha Moudio,
Yaoundé, Editions Clé, 2001, P.20.
N.B.: Dans la suite de ce mémoire, nous citerons le
corpus à partir des initiales suivantes de son titre : FAM ; puis suivra
la page où la citation est extraite.
10
deux épouses, `'ma fille» et moi, tout le
monde nous évitait autant qu'il pouvait » (FAM, 169). La
déchéance dans laquelle il se retrouve démontre que le
dénouement du récit est une sanction qui réprimande une
attitude qui contraste avec l'ordre établi. Ainsi, la transgression se
présente comme un thème pertinent dans le corpus.
Nombreux sont les chercheurs qui approuvent cette idée,
si on s'en tient aux multiples critiques qui ont abordé ce sujet. Les
perspectives d'analyse diffèrent quelquefois. Josette Ackad qui y a
consacré une étude l'appréhende comme une séquelle
que la colonisation a léguée au continent noir :
« La société camerounaise, à
travers la littérature, apparaît tant avec les manifestations de
la vie quotidienne qu'avec les normes qui régissent la bonne marche de
toute la communauté. Le monde rural a donc ses interdits dont la
transgression expose toujours à des sanctions [...]. Il est donc
à noter que les différentes transgressions sont
consécutives à l'intrusion de la civilisation occidentale dans la
collectivité. » 5.
De façon générale, nombreux sont les
critiques qui s'accordent à reconnaître que les oeuvres de Francis
Bebey sont fortement imprégnées du mouvement colonial et de ses
manifestations. La thématique majeure de la quasi-totalité de sa
production romanesque a trait à la colonisation. Dominique Hoyet,
à cet effet, indique que : « Ses romans constituent autant de
témoignages sur l'Afrique précédant ou suivant
immédiatement l'indépendance, et s'attachent en particulier
à décrire les conséquences de la rencontre entre l'Europe
et le continent africain »6. L'analyse de ces deux
affirmations fait observer que les oeuvres de Bebey s'intéressent aussi
à « la critique des moeurs et des traditions
»7 ou à lire « Le Cameroun traditionnel
à travers le roman »8. Le résumé fait
à la quatrième de couverture de l'essai littéraire
intitulé Francis Bebey corrobore ce point de vue :
« Cet essai que David Ndachi Tagne consacre à
l'oeuvre romanesque de Francis Bebey se situe dans la même lignée
que l'ouvrage Roman et réalités camerounaises publié par
ce jeune critique aux éditions l'Harmattan en 1986. La lecture des
oeuvres est faite à
5- Ackad, Josette, Le Roman camerounais et sa critique,
Paris, Editions Silex, 1985, P.40.
6- Hoyet, Dominique, Francis Bebey, Paris, Nathan,
1979, P.25.
7- Ndachi Tagne, David, Roman et réalités
camerounaises, Paris, L'Harmattan, 1986, P.56.
8- Ibid, P.63.
11
travers le prisme des réalités
sociopolitiques d'une Afrique en mutation et en proie à de multiples
convulsions »9.
Les chercheurs, surtout ceux des deux dernières
décennies, s'inscrivent dans la vision de la critique senghorienne qui
voudrait que les oeuvres africaines portent les marques de la
société nègre, que celle-ci soit traditionnelle ou
non10. Les Mémoires de Maîtrise11 de
Rémy Sylvestre Bouelet et de René Kowap intitulés
respectivement La Femme dans l'oeuvre de Francis Bebey et Francis Bebey et
le petit peuple s'inscrivent dans cette perspective. En traitant de la
thématique de la femme et du petit peuple, les auteurs de ces travaux
examinent l'existence de ces catégories sociales dans les romans de cet
auteur et établissent du même coup des comparaisons entre leur
vécu dans le cadre social et celui-ci dans l'univers romanesque. En un
mot, la plupart des chercheurs jusqu'ici ont fait une lecture strictement
socio-historique du Fils d'Agatha Moudio.
Notre analyse, même si elle ne minimise pas les
données historico-culturelles des faits sociaux de l'oeuvre, vise
prioritairement à étudier le phénomène de
transgression des valeurs liées au mariage. Ce phénomène
s'inscrit dans une dynamique où des personnages qu'on peut qualifier de
récalcitrants posent des actions qui leur sont préjudiciables.
Les déconvenues que subissent ces derniers amènent à
s'interroger sur l'origine de leurs sorts : pourquoi sont-ils frappés ?
L'examen des différents rôles actantiels permet de comprendre que
la transgression des lois du mariage est le motif de la dégradation des
personnages. Cette hypothèse révèle la
nécessité d'obéir à la norme sociale établie
dans sa communauté.
La focalisation du sujet sur le mariage est liée
à la prépondérance de ce thème dans le roman. Le
titre éponyme, dans une certaine mesure, en est déjà
révélateur. Il indique le rôle central de l'enfant dans la
dynamique du récit. En principe, l'enfant est la quête du
personnage principal Mbenda. En tant qu'unique « fruit » d'une veuve,
il n'a pour seul objectif que de fonder un foyer - c'est-à-dire se
marier - dans lequel il assurera l'extension de sa famille et la
9- Ndachi Tagne, David, Francis Bebey, Paris,
L'Harmattan, 1993, Quatrième de couverture.
10- Sédar Senghor, Léopold, OEuvre
poétique, Paris, Seuil, 1990, PP.369-408.
11- Cette désignation est en rapport avec
l'actualité. Il y a de cela quelques décennies qu'on parlait de
D.E.S. (Diplôme d'Etudes Supérieures) en lieu et place de la
maîtrise.
12
pérennité de la mémoire de son
défunt père. Nombreux sont les penseurs qui adhèrent
à cette position, au nombre desquels David Ndachi Tagne qui
déclare :
« Pour nombre de critiques - parmi lesquels le
Professeur Bernard Fonlon - la grande valeur du Fils d'Agatha Moudio qui obtint
le Grand Prix Littéraire de l'Afrique Noire en 1968 réside dans
la révélation de la place de l'enfant dans nos
sociétés traditionnelles. `'Francis Bebey prouve, soutenait
Fonlon au cours d'une discussion, que chez nous, il n'y a aucune valeur
au-dessus de l'enfant, que ce soit la fortune ou le prestige.» Même
si dans cette oeuvre les enfants n'agissent pas concrètement, il demeure
qu'ils représentent le point de mire, l'objectif à atteindre.
C'est ce qui justifie le titre, résolument centré sur l'enfant.
Dans l'oeuvre, l'enfant constitue en effet une quête pour le jeune
Mbenda. Ayant perdu son père et vivant avec sa mère, il a pour
devoir de créer une famille et de pérenniser leur lignée.
»12
En circonscrivant notre analyse aux faits liés au
mariage, il est donc clair que si des personnages sont désavoués
dans le récit, c'est qu'ils ont violé des interdits se
référant à cette institution. Etant donné que c'est
une société traditionnelle qui est étudiée, les
lois examinées sont elles-mêmes traditionnelles. Cependant
l'analyse ne prend en compte que les éléments qu'offre le corpus.
Ainsi, elle n'assume pas toutes les données du mariage : elle ne
s'intéresse pas, par exemple, au veuvage.
Toutefois, il importe de signaler que le texte ne valorise pas
directement les lois identifiées. Il condamne les actes de violation.
C'est grâce à cette condamnation et aux interdits formulés
qu'on estime qu'il défend certaines valeurs. En clair, c'est parce que
le récit condamne l'infidélité, la fornication, la
frivolité, l'exogamie et la contestation du choix parental d'un conjoint
qu'on pense qu'il valorise la fidélité, la virginité de la
fiancée, la stabilité dans le flirt et le respect du choix
parental d'un conjoint. Il transparaît donc que l'étude se sert du
raisonnement par l'absurde pour opérer les démonstrations
nécessaires. C'est ce qui justifie les titres des chapitres qui
valorisent les lois relevées tandis que les sous-titres retracent les
procédés de violation. Cette démarche n'est pas
singulière à ce travail puisqu'elle est admise dans les milieux
scientifiques comme une méthode discursive.
La transgression peut donc être comprise comme une
« relation [...] qui lie la proposition cause à la proposition
effet »13. Elle s'inscrit dans la dynamique «
Interdiction - Violation - Conséquence. », étant
entendu que « la conséquence qui sanctionne
l'infraction
12- Ndachi Tagne, David, Roman et réalités
camerounaises, Op.Cit, P.126. 13 Bremond, Claude, Logique du
récit, Op.Cit, P.104.
13
[...] ouvre sur un réseau de possibles alternatifs
»14, (punition ou impunité). Notre analyse,
s'inscrivant dans cette démarche, se limite aux cas de punition.
L'objectif étant de sensibiliser les uns et les autres aux dangers
auxquels s'expose celui qui ne respecte pas les lois traditionnelles. La
corrélation des éléments de cette trilogie est telle que,
toute sanction présuppose un déclic qui est l'action
contrariante. En d'autres termes, « punir présuppose
pécher, qui présuppose interdire. »15
L'association à cette démarche des
modèles sémiotique de Greimas et sémiologique de Claude
Bremond d'une part, et du structuralisme génétique d'autre part,
permet d'enrichir l'analyse. La « critique de tendance greimassienne
»16 est indispensable dans la mesure où le sujet
invite à une évaluation des actions des personnages car le
programme narratif de cette orientation méthodologique « permet
d'appréhender la logique qui sous-tend le comportement d'un acteur
»17. Grâce à ses quatre séquences -
manipulation, compétence, performance et sanction - nous allons
évaluer les actions et les différents rôles actantiels. Car
ce programme a pour vocation de fixer les valeurs, de définir «
ce qui motive le personnage, quelles sont les normes et les individus qui le
font agir... »18. Au bout du compte, il permet
d'évaluer son succès ou son échec. Puisque la sanction qui
est la dernière séquence « permet de comparer les
valeurs réalisées et les valeurs proférées, de voir
comment et par qui est jugée l'action du sujet
»19.
Le modèle de Bremond, parce qu'il s'intéresse
aux « lois qui régissent l'univers raconté
»20 et à l'agencement des évènements
et actions dans un récit, nous aide à construire, quand c'est
possible, le processus de violation des interdits. L'exercice consiste à
s'enquérir des motivations du personnage, des aides dont il
bénéficie ou non, des méthodes
développées
14 - Ibid, P.76.
15 - Ibid, P.76.
16 - Jouve, Vincent, La Poétique du roman, Paris,
Armand Colin, 2000, P.51.
17 - Ibid, P.54.
18 - Ibid, P.54.
19 - Ibid, PP.54-55.
20 - Ibid, P.55.
14
pour opérer l'infraction. Ces deux approches permettent
une lecture véritablement immanente et structurale.
Cependant, l'obligation de rester accroché au texte
n'interdit pas d'établir un rapprochement entre l'intrigue et la
société car le sujet s'appuie sur une préoccupation
d'ordre anthropologique qui est la transgression. Les lois dont il est question
sont forcément inspirées par une réalité
culturelle. Dans le cas d'espèce, il s'agit de la culture africaine et
plus particulièrement, celle des Sawa du Cameroun, qui est le socle
traditionnel de l'auteur. Beaucoup d'indices dans le roman le
démontrent. Outre les faits de civilisation évoqués, on
peut citer les dénominations des personnages et des lieux qui renvoient
à des réalités concrètes. Dans le récit de
même qu'en duala (la langue traditionnelle de l'auteur), le nom
« Mbenda » signifie «la loi » (FAM, 15) ;
« Eboa », « la prison » (FAM, 120).
Un autre élément d'analogie c'est la
personnalité du personnage Eya. Il est présenté dans le
roman comme un terrible sorcier « dont on disait qu'il avait
supprimé un certain nombre de personnes » (FAM, 61). Francis
Bebey, dans son jeune âge a connu un certain Eya qui était un
redoutable sorcier. Il le déclare dans une interview qu'il a
accordée à Fred Hidalgo en 1981 : « Mais juste en face
[de notre maison], dans le village, habitait un homme qu'on appelait Eya
Moussé : c'était l'espèce de sorcier du village chez qui
les gens n'aimaient pas beaucoup aller, on disait qu'il était
responsable de nombreux décès dans la région...
»21.
Autre rapprochement, la scène de l'intrigue se passe en
Afrique, au Cameroun et plus précisément à Douala. Les
repères spatiaux tels que : « Yaoundé » (FAM,
195), « Douala » (FAM, 195), « L'estuaire du Wouri
» (FAM, 185), « Nord-Cameroun » (FAM, 195) ... le
justifient. Les rapports d'analogie entre l'oeuvre et la société
confortent la convocation du structuralisme génétique. Puisque
cette grille permet de démontrer l'ancrage des lois traditionnelles
identifiées, dans la société africaine en
général et Sawa en particulier.
L'ensemble de ces orientations méthodologiques et la
perspective thématique sur laquelle l'analyse se fonde, permettent de
structurer ce travail en deux parties. La première, subdivisée en
trois chapitres, porte sur la discipline des comportements sexuels
individuels. Nous nous intéressons ici aux lois qui donnent la
possibilité à un personnage de réguler lui-même sa
sexualité. D'abord, l'attention porte sur la stabilité dans
le flirt pour démontrer combien il est important d'éviter la
frivolité même dans une relation intime illégitime.
Ensuite,
21 - Centre Culturel Francais, Francis Bebey : Un homme du
monde, Douala, Centre Culturel Français, 2001, P.52.
15
l'analyse se penche sur la virginité de la
fiancée en vue de prouver que l'oeuvre condamne les rapports
sexuels avant le mariage. Enfin, notre regard s'intéresse à
la fidélité des époux dans le but de montrer que
le récit promeut cette attitude en réprimant l'inconstance des
mariés. Dans la deuxième partie intitulée
l'implication absolue de la communauté, les investigations sont
orientées vers les lois plus coercitives qui empêchent le
personnage de s'en dessaisir, faute de quoi il ne peut être marié.
Elle a deux chapitres. Dans le premier, les investigations démontrent
que le roman défend l'endogamie tandis que dans le second,
elles s'attardent sur le respect du choix des parents pour montrer les
inconvénients auxquels on s'expose lorsqu'on refuse d'épouser la
fille choisie par un ascendant.
PREMIERE PARTIE :
LA DISCIPLINE DES COMPORTEMENTS SEXUELS INDIVIDUELS.
Le Fils d'Agatha Moudio renferme des lois conjugales
qui sont plus ou moins coercitives. Les lois contraignantes astreignent les
personnages à s'y soumettre faute de quoi ils ne peuvent être
mariés. Elles sont relatives notamment à l'endogamie et à
l'implication prééminente des parents dans le processus du
mariage. La communauté a donc une influence notoire sur les choix et les
décisions des actants. A l'opposé, il existe des lois qui se
révèlent plus souples. Il n'en demeure pas moins que toute
violation, dans un cas comme dans l'autre, expose à de
sévères sanctions.
Cette partie s'intéresse à la catégorie
de lois qui militent pour le libre-arbitre, sans toutefois minorer le
self-control. Il est alors question de montrer que la société du
texte promeut les valeurs qui visent la discipline des comportements sexuels
individuels. Pour y parvenir, le travail est organisé en trois
chapitres. D'abord il s'attache à démontrer la valeur de la
stabilité dans le flirt, c'est-à-dire une union
illégitime. Ensuite il prouve que le récit promeut la
virginité de la fiancée. Enfin l'analyse montre comment l'oeuvre
fait l'éloge de la fidélité. La stabilité, la
virginité et la fidélité sont des valeurs dont
l'incarnation dépend de l'individu en fonction de son self-control. On
peut choisir de ne courtiser que des êtres non frivoles, de rester vierge
avant le mariage, d'être fidèle à son conjoint.
L'organisation des trois chapitres prend en compte les
étapes respectives qui aboutissent au mariage. C'est pourquoi le flirt,
considéré comme l'ancêtre des noces, est d'abord
examiné à partir de la stabilité qui assure l'harmonie de
la relation. La virginité est examinée au deuxième
chapitre parce que le moment où elle est constatée est proche du
mariage. L'épreuve de virginité à laquelle la
fiancée est soumise a lieu le jour du versement de la dot22.
La fidélité est analysée en dernier lieu parce qu'elle se
vit pendant le mariage. A notre sens, on ne saurait parler de cette valeur si
l'union n'est pas légitimée.
L'antéposition de cette partie est relative à
l'inféodation de la conscience individuelle à la mémoire
clanique. L'individu ne se définit que par rapport à son groupe
de parenté. La société a préséance sur lui.
Il est donc normal de parler de l'influence de la communauté en seconde
partie dans le but d'entériner son pouvoir.
17
22- Bureau, René, Recherches et études
camerounaises, Yaoundé, Editions Clés, 2001, P.171.
LA STABILITE DANS LE FLIRT.
CHAPITRE I :
18
Ce chapitre peut sembler embarrassant en raison de la valeur
qui y est défendue. Puisque la fidélité examinée au
chapitre trois est aussi un gage de stabilité. Pourtant, la place de
cette analyse est justifiée en ce sens qu'il établit une
distinction entre l'instabilité d'un marié et celle d'un
célibataire. Nous estimons que l'infidélité désigne
le caractère instable d'un époux tandis que si l'union des
conjoints est illégitime, il sied de parler de frivolité. Le
contraire de la frivolité étant à notre sens la
stabilité même si ce terme peut revêtir plusieurs
connotations. La colère d'Agatha et le fait qu'elle ne soit plus
disposée à rencontrer régulièrement
Mbenda23 après qu'elle s'aperçoit que les parents de
ce dernier sont en pourparlers pour son mariage avec Fanny, sont les deux
attitudes qui renseignent sur l'interdiction de la frivolité dans le
récit. En effet, après s'être rendue compte que La Loi
« [allait] prendre pour femme la petite Fanny, elle ne retint plus sa
colère »24 (FAM 93). Par la suite, puisque ce
dernier « [est] marié aux yeux de tout le monde, Agatha ne se
[met] plus à [sa] disposition comme autrefois. » (FAM, 93).
Ainsi, l'intrigue valorise la stabilité des personnages même en
dehors du cadre institutionnel du mariage. Notre souci dans ce chapitre est de
démontrer que même quand les conjoints ne sont pas mariés,
le sérieux est recommandé. C'est ce qui justifie le fait que Maa
Médi s'interpose à toute relation entre son fils et Agatha parce
que cette dernière est frivole. Pourtant Mbenda brave cet interdit.
Trois actes le démontrent. L'analyse s'attarde d'abord sur le
rendez-vous problématique qu'il donne à la
prostituée25 ; ensuite au scandale qu'il provoque ; enfin au
concubinage que les deux entretiennent malgré tout.
23- Mbenda et Agatha entretiennent un flirt (FAM, 17-94).
24- Agatha manifeste sa colère en cassant tout chez
Mbenda. Le narrateur précise qu'elle « ne repartit chez elle
qu'après avoir cassé [...] les trois verres et les cinq assiettes
en porcelaine constituant le grand complet de [sa] vaisselle de
célibataire. » (FAM, 93).
25- la frivolité d'Agatha s'apparente à la
prostitution. Ses randonnées au quartier européen,
c'est-à-dire des nantis, le démontrent (FAM, 21).
19
I.1- Le rendez-vous problématique avec la
prostituée.
La bravade de Mbenda commence par une invitation audacieuse
qu'il fait à Agatha. Il est important de relever, pour déplorer
cet acte, qu'il habite dans la même concession que Maa Médi ;
même si chacun a son propre domicile. C'est donc sous le nez de sa
mère qu'il fait venir la fille honnie. Cette invitation lui fait plus de
mal que de bien. C'est ce qui justifie son remord. L'espoir que Mbenda, en tant
que fils unique, représente pour sa mère, l'amène à
s'interroger sur les motivations qui l'ont poussé à donner
rendez-vous à la fille dans la concession familiale :
« J'étais son fils, le seul vrai cadeau
qu'elle eût jamais reçu du ciel, la seule personne aujourd'hui,
sur qui elle pût compter. Je représentais tout pour elle, et je ne
devais pas la décevoir et pourquoi avais-je donné rendez-vous
à Agatha chez moi, presque sous les yeux de ma mère, alors qu'il
était convenu que je ne m'occuperais pas de cette fille ? »
(FAM, 50).
Le remord qui se dégage de ce propos indique la prise
de conscience, par le locuteur, du drame qu'il a commis. La présence de
la fille chez lui à un moment qu'il estime non indiqué, le plonge
dans un sentiment mitigé qui l'amène à vouloir
écourter son séjour :
« Agatha entra et se mit à me faire
réfléchir : qu'allait dire Maa Médi si elle trouvait cette
fille chez moi seule avec moi ? [...] Mais aujourd'hui, un dimanche
après-midi où tout le monde était au village, ce
n'était pas le jour à choisir pour me rendre visite, bien que la
présente visite me combla littéralement de joie. -Il ne faut pas
que tu restes longtemps ici, dis-je à Agatha, non, il ne faut pas...
» (FAM, 17).
Seulement ce discours est une forme d'ironie dans la mesure
où c'est Mbenda qui est l'instigateur du rendez-vous. Aussi, dans la
mesure où les deux ont utilisé un moyen pour se mettre à
l'abri de tout soupçon. Dans le but de se soustraire du regard des
autres, Mbenda et Agatha utilisent un moyen pour détourner l'attention
des habitants du village. Avant de s'amener chez son amant, Agatha a au
préalable, versé une bonne poignée de sel de cuisine au
feu, question de faire tomber une grande pluie qui devrait empêcher les
autres de se rendre compte de sa présence chez celui-ci. Cette
opération paraît efficace en Afrique et notamment chez les Duala
en matière de stimulation d'un déluge. La fille de Moudio l'a
expérimentée et le résultat a été
satisfaisant :
«Agatha Moudio avait pris ses précautions
avant de venir me rendre visite : elle avait jeté toute une
poignée de sel de cuisine dans le feu. A Douala, tout le monde sait
fabriquer la pluie : il suffit de brûler un peu de sel, et aussitôt
le ciel se déclenche
20
comme au temps de l'Arche de Noé. Pas de ces pluies
insignifiantes, auxquelles résiste le premier imperméable venu.
Non, de la vraie pluie de saison, de l'eau du ciel tombant en grosses gouttes
serrées, et plus personne n'ose plus sortir » (FAM, 17).
La tactique est si réussie que les amoureux se sentent en
sécurité et à l'abri de tout regard:
« Je [savais] que c'était elle qui faisait
pleuvoir afin d'empêcher le village de s'inquiéter de sa
présence chez moi. Maintenant, il n'y avait aucun danger que Maa
Médi, qui habite deux maisons derrière la mienne, vint remarquer
d'elle-même qu'Agatha était chez moi » (FAM, 18).
Pourtant, le manège s'avère vain car l'objectif
n'est pas atteint. Tout le village est au courant de la présence
d'Agatha chez Mbenda ce dimanche. Dans cette localité, les informations
circulent à la borne-fontaine le matin. Les femmes se racontent des
ragots en attendant que leurs cuvettes se remplissent. Le lendemain du
rendez-vous, la mère Mauvais-Regard qui a d'« autres yeux »
qui lui permettent de voir même dans l'au-delà, renseigne ses
consoeurs :
« Et ce matin-là, [...], à la
borne-fontaine, la mère Mauvais-Regard était en train de raconter
à qui voulait bien l'entendre tout ce qu'elle savait des derniers
événements du village ; et naturellement, à la une de son
journal parlé matinal, il y avait la scandaleuse visite que la veille
Agatha m'avait rendue avec la tranquille assurance de n'avoir été
vue par personne » (FAM, 50).
Cette nouvelle irrite Maa Médi lorsqu'elle l'apprend et
elle le manifeste. Dès que la mère de Mbenda est informée,
elle rentre dans une grande colère, se sentant trahie par son fils :
« Maa Médi était elle furieuse contre moi, ce qui se
conçoit bien...» (FAM, 50). Tout compte fait, le manège
de La Loi se révèle inefficace. Il opte pour une autre
stratégie même si elle est plus risquée.
I.2- Le scandale du téméraire.
Cette démarche commence par la duperie. Pour apaiser la
colère de sa mère, Mbenda lui fait croire que ce n'est pas lui
qui a invité Agatha chez lui et qu'il n'était même pas
informé de son arrivée:
« Je pris des précautions pour expliquer
à Maa Médi, doucement, qu'Agatha était venue chez moi sans
me prévenir, et surtout qu'il n'eût jamais été
entendu entre elle et moi qu'elle viendrait me voir.- D'ailleurs, tu as bien
vu, dis-je à ma mère : de peur
21
d'être surprise par toi ou par quelqu'un d'autre, tu
as bien vu comme elle s'est ingéniée à faire pleuvoir
» (FAM, 50-51).
La redondance de « Tu as bien vu », (deux
occurrences), dans ce discours vise à convaincre l'interlocutrice et
l'amener à admettre la « véracité » de ces
déclarations.
L'amant d'Agatha profite de cette duperie pour continuer
d'entretenir sournoisement une vie amoureuse avec elle. L'aventure tourne au
vinaigre quand cette dernière apprend que les parents de son partenaire
sont en pleines négociations pour le mariage de leur fils avec une autre
fille. Sa colère est compréhensible dans la mesure où son
concubin lui a fait croire qu'il l'épouserait :
« Pour Agatha, ce temps pendant lequel je ne la
voyais plus était trop long. Naturellement, le bruit des
démarches que nous faisions en vue de mon mariage avait couru
jusqu'à elle [...]. Un après-midi, elle arriva chez moi comme
l'ouragan, et me sortit tout ce qu'elle avait d'amer contre moi. Et je manquais
de loyauté, parce que je lui avais donné l'espoir que je
l'épouserais, et que pendant ce temps, j'allais prendre une autre femme
» (FAM, 92-93).
La déception de celle-ci l'emmène à tout
détruire chez son prétendu prétendant avant de s'en aller
: « et Agatha ne repartit chez elle qu'après avoir cassé
sous mes yeux, les trois verres et les cinq assiettes en porcelaine constituant
le grand complet de ma vaisselle de célibataire » (FAM, 93).
L'objectif visé quand nous décrivons cette scène c'est de
rendre compte du caractère distrait et sournois de la relation de Mbenda
avec Agatha. Jusqu'ici, les deux vivent dans une discrétion. Le voeu du
fils de Maa Médi après le désastre de sa conjointe
l'approuve :
« Je ne voulais pas que Maa Médi, en rentrant
de sa plantation le soir, mourut d'une crise cardiaque en apprenant que cette
fille de mauvaise vie était venue allumer une bagarre scandaleuse chez
moi, en plein jour, ce qui aurait signifié pour ma mère, que ces
derniers temps encore j'avais donné à Agatha le sentiment que je
l'épouserais » (FAM, 93).
Le mensonge, comme le dit le proverbe duala, « a les
jambes trop courtes »26. Il finit toujours par être
dévoilé. Le secret des amoureux est divulgué quand Mbenda
manque publiquement de respect à sa mère. La grande gueule
d'Agatha vis-à-vis de Dooh et les siens qui sont surpris de la voir dans
la voiture d'un Blanc, se termine par cette
26-Ebélé, Wei, Op. Cit., P. 226.
22
interrogation : « Etes-vous contents à
présent ? ». Mbenda qui se trouve sur les lieux, ne cache pas
sa jalousie après cette réaction :
« Non, moi, je n'étais pas content. J'avais vu
Agatha la veille au soir, et elle ne m'avait pas dit qu'elle irait le lendemain
matin à la ville, et je la trouvais-là, dans une belle auto
bleue, et elle avait le toupet d'avouer à tout le monde,
d'elle-même, qu'elle allait chez le propriétaire de la voiture...
» (FAM, 150).
La jalousie ayant ceci de particulier qu'elle finit toujours
par pousser la victime à la colère, le concubin réagit
pour empêcher sa compagne de s'en aller : « Agatha, [cria t-il],
tu ne vas pas y aller...Je te défends d'y aller » (FAM, 150).
Maa Médi qui est dans les parages, ne laisse pas le temps à la
fille qui « s'apprêta à dire quelque chose »
(FAM, 150), de placer un mot. Elle intervient :
« Fils, mon enfant, de quoi te mêles-tu ?
Laisse donc partir cette fille perdue, dans sa voiture. Qu'elle aille où
elle veut, qu'est-ce que cela peut bien te faire ? Ce n'est pas ta femme, et tu
ne dois pas te salir à lui adresser la parole... » (FAM,
150).
Ce discours montre bien que la mère ignore la relation
des amoureux. La réaction de son fils après son intervention
révèle tout. Elle est virulente et méprisante. Sur un ton
menaçant, il rabroue sa mère, révélant ainsi au
grand jour toute l'intimité qui le lie à Agatha : « C'en
est assez, mère [dit-il] dans un ton de colère grandissante. Je
te dis que c'en est assez. Dans ce village vous insultez tous cette fille ;
elle n'est pas... » (FAM, 151). Malgré tout, la tendresse et
le sens maternel de la mère ne faiblissent pas. Elle s'évertue
autant que faire se peut de dissuader son fils. Mais en vain ; d'où sa
désolation et sa mélancolie :
« Maa Médi essaya encore de me contenir, ce
fut en vain. Alors, elle s'en alla en pleurant, disant que le ciel l'avait
injustement punie en lui donnant l'horrible fils que j'étais, un fils
qui ne lui épargnait même pas la honte d'être
désobéie devant la foule » (FAM, 151).
Mbenda continue de s'opposer au départ d'Agatha pour la
ville. Il menace de briser la voiture au cas où Dooh continue à
la faire sortir de la boue : « Dooh, Dooh, arrête de pousser
cette voiture, sinon je vais la mettre en morceaux » (FAM, 154). La
partie se termine quand le roi Salomon intervient : « calmes-toi fils,
sinon je vais te donner une correction exemplaire devant tout le monde »
(FAM, 152). L'influence de ce personnage dans tout le village oblige
l'insolent à se recroqueviller et à retourner chez lui fort
déprimé.
23
Rendu à son domicile, il trouve une oreille attentive,
son épouse Fanny, qui compatit à sa déculottée.
Elle lui propose même d'épouser Agatha en secondes noces si tant
est qu'il l'aime : « Si tu l'aimes, pourquoi donc ne pas
l'épouser ? » (FAM, 152). Mbenda saisit cette proposition
comme une bouffée d'oxygène et s'empresse de rétorquer :
« Ce n'est pas que je n'y pense pas, lui [répond- t-il], avec
la même simplicité, mais c'est ma mère qui ne veut pas la
voir. Si tu pouvais convaincre Maa Médi... » (FAM, 152).
Grâce au soutien de Fanny, Mbenda essaie de persuader sa mère pour
qu'elle lui pardonne son insolence et surtout pour qu'elle lui permette
d'épouser Agatha. Malgré le statu quo de Maa Médi, il
s'entête et s'engage contre toute attente à vivre maritalement
avec son amante.
I.3- Le concubinage malgré tout.
Toutes les stratégies déployées n'ayant
pas abouti, La Loi décide de vivre sous le même toit avec Agatha.
Mais avant d'y parvenir, il tente une réconciliation qui échoue,
après s'être rendu compte que tout le monde est désormais
informé de sa liaison avec Agatha. Il tient à se faire excuser et
à amener Maa Médi à approuver non seulement leur union,
mais également la possibilité de leur mariage. La rencontre est
ainsi décrite :
« L'incident de la rue, ce matin-là, ainsi que
la bonté de ma femme, m'encouragèrent à aller affronter ma
mère. - Tu sais, lui dis-je un soir tandis que nous dînions
ensemble chez-elle, tu sais, tu dois me pardonner d'avoir été
brusque l'autre jour. Tu es la seule personne au monde qui puisse vraiment me
pardonner. Je regrette beaucoup cet incident, mais tu dois comprendre, toi
aussi, qu'à présent j'ai grandi... » (FAM, 153.154).
La réaction de l'interlocutrice à l'entendre
dire qu'il a grandi, fait en sorte que « la discussion de ce
soir-là n'aboutit à rien » (FAM, 154). Chacun reste sur
sa position sans « aucune intention de démordre [des] points de
vue respectifs » (FAM, 154). Dans une hostilité ouverte,
Mbenda déclare :
« Il fallait en finir, et je considérais [...]
qu'il était temps pour moi de prendre des décisions,
moi-même. Pourtant, la première décision que je voulais
prendre, c'était d'épouser Agatha, et cela, je ne me sentais pas
la force de le faire sans l'avis de ma mère » (FAM, 154).
24
Malgré la flamme qui le parcourt et le soutien de
Fanny, Mbenda qui, pourtant, a la compétence d'épouser Agatha en
secondes noces, parce qu'il a le vouloir-faire27, ne se
sent pas la performance de réaliser son voeu. Car il sait que c'est une
tâche qui incombe aux parents et que la caution de sa mère est
importante pour une telle entreprise.
C'est dans ce sens qu'il cherche un médiateur qui a
pour mission d'infléchir la position de Maa Médi. Il sollicite la
sagesse du roi Salomon pour cela. Ce dernier n'adhère pas promptement
à ses intentions et lui rappelle d'ailleurs ceci : « fils, tu
vas tuer ta mère si tu fais cela » (FAM, 154). Son insistance,
parce qu'il pense que « [sa mère] n'en mourra pas »
(FAM, 154), oblige son vis-à-vis à affermir sa position :
« J'insiste, fils, je crois que tu vas faire beaucoup
de mal à ta mère si tu épouses cette fille-là et
puis, qui dans ce village te pardonnerait d'avoir pris une fille comme
celle-là qui a une si longue histoire derrière elle, et qui a
causé du tort à notre communauté... » (FAM,
155).
Cependant, Mbenda finit par avoir le dessus sur lui. Et le roi
Salomon décide de rencontrer la mère de Mbenda. Le sage roi,
à l'image de celui de la Bible, affronte ainsi la détermination
et la finesse d'esprit de Maa Médi :
« Femme, je reconnais avec toi que la conduite de
[Agatha] n'est pas exemplaire. Loin de là. Mais peut-être que si
elle était aux mains de quelqu'un qui l'aime, elle changerait vite, elle
deviendrait une autre femme, elle deviendrait même l'exemple de la vertu
? » (FAM, 156).
L'honneur et l'attachement viscéral de la mère
à la dignité inspirent une objection :
« C'est vrai que l'on a vu cela dans les temps
anciens ; c'est vrai, mais aujourd'hui, cela ne se voit plus nulle part, et
surtout pas dans ce village et puis, roi, dis moi : qui veux-tu qui porte la
honte d'avoir une bru qui a fait la vie avant l'âge, sous les yeux de
tout le monde, et qui vient se caser chez mon fils alors que personne ne veut
d'elle ? Qui ? Moi ? » (FAM, 156).
L'intelligence des deux « anciens » du village rend
le débat très houleux et très enlevé. Mais, tout
compte fait, « du haut de son rang d'ancien [le plus sage] »
(FAM, 152) et sa notoriété dans le village, Salomon ne
réussit pas à l'emporter sur Maa Médi. Les derniers
arguments sont fort précis, déterminants et tranchés. Le
roi qui croit pouvoir infléchir en
27- Groupe d'Entrevernes, Analyse sémiotique des
textes, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1985, P.17.
25
dernier ressort la position de son adversaire, en lui
rappelant que la première épouse de Mbenda lui a
été imposée et donc il est normal de respecter son choix,
lance :
« Femme, tous tes arguments sont bons. Ce n'est pas
moi qui irais te donner tort. Mais il faut que tu comprennes les choses comme
elles se présentent : [ton fils] aime une fille. Il se trouve que c'est
selon nous, une fille perdue. Mais lui, il l'aime, et il voudrait
l'épouser. Il nous a d'abord témoigné son respect envers
nous, en épousant une femme que nous lui ordonnions pratiquement de
prendre ; mais il attend de même, que nous respections sa
personnalité en acceptant le choix qu'il a fait, de son plein
gré, d'épouser Agatha... » (FAM, 157-158).
La réplique est foudroyante et sans appel. Maa
Médi, visiblement, tient à mettre un terme à cette
discussion en étant plus catégorique et ferme sur sa position
:
« Jamais, roi, je te dis qu'il ne l'épousera
jamais sinon, moi, je cesserai d'être sa mère. Quoi ? [...]
Dis-moi que La Loi va épouser une telle créature, et je te
répéterai que je cesserai d'être sa mère s'il fait
cela malgré mon refus » (FAM, 158).
Malgré la grande sagesse, la notoriété et
la forte personnalité du roi Salomon28 dans le village, Maa
Médi, alors qu'elle n'est qu'une femme, ne cède pas. Ce qui
traduit sa ferme détermination à ne pas voir le mariage entre son
fils et Agatha se réaliser. Ce qui arrive pourtant. Mbenda finit par
« épouser » la fille honnie à la grande
déception de sa mère. L'histoire remonte à quelque temps
après l'altercation entre Salomon et Maa Médi. Agatha est
allée rencontrer son partenaire pour lui soumettre son projet de
« partir pour un long voyage. [...] Elle allait y rester très
longtemps» (FAM, 159). Elle sollicite pour cela son avis : «
Alors décide-toi... Que je parte demain ? » (FAM, 160)
demande-t-elle. L'amant a bien compris le manège de la « fille
perdue » : « C'était une véritable
déclaration que la belle Agatha était en train de [lui] faire
» (FAM, 160).
Fanny qui est-là et comprend tout, « cligna de
l'oeil » (FAM, 160), question de dire à son mari : «
Allons donc, pourquoi laisserais-tu passer une telle occasion ? Sois
raisonnable : une femme qui vient te demander de la prendre, ne t'y trompe pas,
c'est une femme qui meurt
28- Le roi Salomon est un personnage dont la
notoriété est établie dans tout le village Bonakwan. Sa
vivacité intellectuelle lui vaut son nom, à en croire ce passage:
« il disait les choses qu'il pensait, avec des pointes de sagesse
dignes du nom qu'il portait. C'était, du reste, à cause de cette
sagesse que notre village l'avait sacré roi, bien que de toute sa vie,
Salomon n'eut connu que son métier de maçon » (FAM,
62). La célébrité évoquée dans l'extrait
tire son fondement du parallélisme entre ce personnage et celui de la
Bible ayant le même nom. Ce texte sacré présente le roi
Salomon comme un personnage dont la sagesse est incommensurable.
26
d'amour pour toi » (FAM, 160). Ayant
découvert le manège, « l'aveuglement
»29 et surtout la naïveté de Mbenda, le pousse
à persévérer dans l'erreur. Au lieu d'encourager sa
concubine à s'éloigner de lui question d'obéir à sa
mère, il l'empêche plutôt de partir:
« Ecoute, [...] Maa Médi ne veut pas entendre
parler de notre mariage, et personne dans notre village [...]. Personne sauf
peut-être le roi Salomon. [...] A part lui, il y a Fanny. Elle ne te veut
pas de mal, bien au contraire. Nous sommes deux à vouloir que tu ne t'en
ailles pas en voyage demain, ni même après demain »
(FAM, 160-161).
Fanny toute aussi naïve que son mari, argumente
« Oui, c'est vrai [...]. S'il n'y avait pas les `'autres»
à considérer, tu sais, tu pourrais venir habiter ici n'importe
quand. Mais surtout il ne faut pas que tu partes » (FAM, 161).
A partir des deux dernières interventions, il
apparaît que dans le jeu de relations entre les personnages, Mbenda en
tant que sujet opérateur et d'état, bénéficie du
soutien de Fanny et du roi Salomon qui sont ses adjuvants. Quand à Maa
Médi qui est le chef de file des opposants, elle a, comme alliés,
tout le reste des habitants du village et surtout la mère Mauvais-Regard
qui lui manifeste publiquement son attachement. Reconnu comme un personnage
ayant des pouvoirs maléfiques capables de sonder l'invisible, son nom en
dit d'ailleurs long, elle envisage un mauvais sort contre Fanny et Agatha au
cas où Mbenda vient à épouser cette dernière. Ayant
été au courant de tout ce qui se trame entre les trois, elle va
tout raconter à Maa Médi ; «Puis elle rentra chez elle,
en se disant dans son for intérieur que si `'leur fils» s'amusait
à leur faire `'une chose pareille», elle `' couperait le fil des
grossesses à ses deux épouses» » (FAM, 161).
N'empêche qu'après cette nuit, le mariage factice entre Mbenda et
Agatha se concrétise. Le narrateur raconte la scène :
« En effet, quelque temps après ce
soir-là, [Agatha] revint une nuit accompagnée d'une de ses
tantes. [...] Chacune d'elles portait une valise, une lourde valise. Elles
s'étaient installées, et avaient d'elles-mêmes
décidé qu'Agatha ne repartirait plus dans son village. ?C'est ta
femme à partir de cette nuit? [...] avait dit la tante d'Agatha, et je
vous souhaite du bonheur pour toute la vie... » (FAM, 168-169).
La facticité de ce « mariage » tient au fait
qu'il ne s'est pas passé selon les règles traditionnelles de
l'art. C'est donc à juste titre qu'il est caractérisé de
concubinage. Puisque Mbenda qui s'engage dans une telle alliance viole un
interdit ; il en est sévèrement puni.
29- Bremond Claude estime que l' « élément
moteur de la faute [est] l'aveuglement. » in Communication, 8,
L'Analyse structurale du récit, Paris, Le Seuil, 1981, P.79.
27
Au terme de cette analyse, il est clair que ce chapitre
relève le distinguo qu'il y a entre l'instabilité d'un
marié et celle d'un célibataire. Il a aussi pour objectif de
démontrer l'importance de la stabilité des partenaires dans une
relation amoureuse même illégitime. Par conséquent, il vise
à prouver que la frivolité est interdite dans Le Fils
d'Agatha Moudio. Mbenda viole cette loi en développant une relation
intime avec Agatha qui est une prostituée, alors que sa mère s'y
oppose vivement. La répression de son acte se manifeste par la mise en
quarantaine dont il est victime de même que sa maisonnée.
Dès le lendemain du jour où il s'installe dans un concubinage
avec la fille honnie, sa mère ne tarde pas à réagir. Elle
vient le voir le lendemain, accompagnée de son acolyte la mère
Mauvais-Regard, et lui dit :
« Je viens te voir et te parler en présence de
quelqu'un qui doit être mon témoin même après ma
mort. Tu as refusé d'écouter mes conseils, et tu es allé
prendre cette fille. Reste avec elle, je te souhaite de ne jamais le regretter.
Je sais, quant à moi, que cette petite femme blanche que tu viens
d'épouser t'en fera voir de toutes les couleurs [...] et, entends bien
ce que je te dis : Ne t'attends plus à me voir chez toi. Jamais plus
» (FAM, 169).
La rupture est scellée. Le mouvement est suivi par les
autres habitants du village. Le coupable décrit ainsi sa nouvelle
situation à la suite de sa mère : « Et les deux femmes
étaient reparties sans me laisser placer un mot. Depuis nous vivions
tous les quatre, mes deux épouses, `'ma fille» et moi, et tout le
village nous évitait autant qu'il pouvait » (FAM, 169).
Même ses fidèles compagnons de pêche le rejettent, ne
voulant plus de lui dans leur équipe. Mbenda est « furieusement
mis en quarantaine » (FAM, 169). Malgré les supplications du
roi Salomon pour que ses amis le gardent dans leur groupe, la décision
reste inchangée :
« Depuis près de deux mois, je vivais seul,
avec mes deux femmes et l'enfant de Fanny. J'allais seul à la
pêche, malgré l'intervention personnelle du roi Salomon, qui avait
longuement supplié mes compagnons de me garder dans leur équipe.
`'Nous aimons bien La Loi, avaient-ils répondu, mais quand il s'amuse
à épouser une femme qui fait la honte de notre communauté,
alors, nous ne sommes plus d'accord avec lui... »» (FAM,
168).
Mbenda se retrouve donc seul, abandonné à
lui-même, à cause de sa relation intime avec une fille frivole.
C'est pour éviter la prostitution que la société exige que
la jeune fille soit vierge avant le mariage.
CHAPITRE II :
LA VIRGINITE DE LA FIANCEE.
28
Lorsque Hélène Yinda déclare que :
«La jeune fille qui [parvient] au mariage vierge [est] d'emblée
une femme vertueuse »30, elle valide par là la loi
de « la preuve de la virginité » qui a cours chez les
peuples de la côte du Cameroun le jour du mariage. En effet, «
la vérification de la virginité de la fiancée est
pratiquée [chez] les Duala, Malimba et Batanga...
»31. Ces deux affirmations consacrent cet
état comme un élément très important dans le
mariage d'une fille. Le Fils d'Agatha Moudio s'inscrit dans cette
logique en s'opposant aux rapports sexuels de la fille avant le mariage. Deux
éléments clarifient cette interdiction. D'abord l'opposition de
Maa Médi au mariage entre son fils et Agatha Moudio avec qui il a une
relation intime. Parce que cette dernière « connaît
déjà l'homme » c'est-à-dire entretient des
rapports sexuels alors qu'elle n'est pas mariée, la mère de
Mbenda trouve qu'elle n'est plus digne d'être sollicitée pour les
noces. Ensuite l'étonnement de La Loi vis-à-vis de l'attitude de
sa compagne, atteste que cette pratique est proscrite. L'indignation se
manifeste dans l'expression « pensez donc » glissée
dans ces paroles : « pensez donc qu'à son âge, elle
savait déjà `'tout faire» » (FAM, 18-19). «
Savoir déjà tout faire » et «
connaître déjà l'homme » revêtent la
même signification puisqu'elles sont des traductions littérales du
duala en français. Il transparaît donc que la virginité de
la fiancée est sacralisée dans le roman. Comment Agatha
viole-t-elle cette loi ? Trois attitudes déterminent sa démarche.
Premièrement la pratique sexuelle avant cours ; deuxièmement la
proposition indécente à laquelle elle se livre ;
troisièmement la grossesse aux allures de vengeance qu'elle contracte.
Au bout du compte, l'impudique subit des représailles.
30- Yinda, Hélène, (dir.), Femmes
africaines, Yaoundé, Editions Sherpa, 2002, P.97.
31- Bureau René renchérit la pensée de
Yinda en affirmant que : « Le soir même du mariage, la
mère du garçon fait le constat. Ou bien elle montre le sang qui a
coulé à la perforation de l'hymen, comme chez les Duala, ou bien,
plus discrètement, elle prévient son mari qui envoie des
félicitations au père de la fille. Dans le cas où la
fiancée n'est pas vierge, le garçon a le droit de la renvoyer
chez elle en la refusant définitivement. », in Recherches
et études camerounaises, Op.Cit, P. 171.
29
II.1- La pratique sexuelle avant cours.
Les rapports sexuels qu'Agatha entretient alors qu'elle n'est
pas encore mariée constituent la première action de violation
qu'elle pose. Qu'est-ce qui témoigne de la prématurité de
ces rapports ? Quelles sont les motivations de la fille ? Telles sont nos
préoccupations dans cette sous-partie.
Agatha est une fille de dix-sept ans. Malgré son
âge, elle n'est pas encore autorisée à avoir des rapports
sexuels. Deux éléments le démontrent. Le premier, c'est le
fait que Mbenda craint d'avouer à sa mère qu'il n'a jamais eu de
rapport intime avec Fanny alors que celle-ci a seize ans32. C'est
dire que Fanny, bien qu'elle soit plus jeune qu'Agatha, est autorisée
à s'investir dans cette pratique. On comprend que c'est la situation
matrimoniale d'Agatha qui pose problème.
Le deuxième élément qui justifie la
précocité, c'est la redondance de l'adverbe de temps «
déjà » qui se dégage dans les propos de Mbenda, le
compagnon d'Agatha. Ce dernier s'inquiète lui-même de l'attitude
de sa compagne :
« J'avais en face de moi une enfant de [vingt-et-un]
ans, qui faisait déjà parler d'elle comme peu de gens y arrivent
au bout de toute une vie. Je ne souhaiterais jamais à aucune fille
d'aucun pays d'avoir la réputation d'Agatha Moudio [...] Elle savait
déjà `'tout faire» [...] `' Elle connaît
déjà l'homme» » (FAM, 18-19).
Même si on peut expliquer ce comportement, il demeure
qu'il transgresse une loi. Il est important de préciser les motivations
de cette attitude non pour la défendre mais pour argumenter son
caractère zélé. Agatha est une enfant dont la naissance a
beaucoup irrité son père parce qu'il ne s'attendait plus à
la venue d'une fille dans son ménage. Elle explique en ces termes
l'ambiance qui a entouré sa naissance :
« Pour ce qui est de mon père, je reconnais
toutefois qu'il se montra bon avec ma mère, car il lui accorda
jusqu'à une troisième chance [pour faire un garçon]. Ce
fut alors que je vins au monde, moi que mon père n'attendait pas,
puisqu'il voulait un garçon. Mon arrivée déclencha son
courroux. On n'avait encore jamais vu un homme dans une telle colère
lors de la naissance d'un enfant » (FAM, 33).
Pour calmer cette colère, la famille de la mère
de l'enfant a confectionné des présents qu'elle a remis au
père. Agatha s'en souvient :
32- Fanny a seize ans au moment où elle contracte la
grossesse. Ceci transparaît dans les propos de Mbenda qui explique
pourquoi il refuse d'avoir des rapports sexuels avec elle : « Je ne
m'étais pas encore proposé de faire un enfant avec cette gamine
de seize ans à peine. Elle avait beau être ma femme, je ne la
connaissais pas davantage pour cela. `'Il faut qu'elle soit plus grande»,
me disais-je chaque fois que je sentais une envie sérieuse de commettre
un détournement de mineure. » (FAM, 141).
30
« Ma mère me raconta un jour, que mon
père refusa de me voir, pendant les deux ou trois premiers mois de ma
vie, et que les gens de la famille de maman allèrent le supplier de me
pardonner d'être venue. Ils apportèrent un coq au plumage blanc,
deux cabris, deux grosses ignames et un billet de cinq cents francs qu'ils
remirent à mon père pour le réconcilier avec moi »
(FAM, 33).
Malgré tous ces cadeaux, le père ne
désarme pas totalement. La fille pense même qu'en dehors de la
maladie qui est à l'origine de la mort de sa mère, les peines que
ce dernier lui a fait subir en sont aussi une cause. Elle l'explique dans sa
réponse à la question de Mbenda qui veut savoir si la
réconciliation ne profitait pas aussi à la mère :
« Mais tu sais, dans le fond, il ne m'a jamais
pardonné tout à fait. Quant à maman, il lui mena la vie de
plus en plus dure, et si la pauvre femme est morte à la suite d'une
longue maladie, les mauvais traitements que mon père lui infligea ne
l'aidèrent pas beaucoup à s'en remettre, crois-moi. Je suis
persuadée qu'elle est morte de chagrin, autant que de maladie »
(FAM, 34).
À la suite de cette intervention, Mbenda veut se
rassurer à combien de temps cela remonte. Elle répond :
« il y a trois ans de cela... » (FAM, 5) et poursuit :
« Oui elle est morte depuis trois ans. J'avais un peu plus de quatorze
ans quand ma mère mourut. Depuis, j'ai été
abandonnée à moi-même. Et toute seule, j'ai grandi, oh,
j'ai beaucoup grandi, c'est moi qui te le dit » (FAM, 35). Il ressort
dans les deux dernières phrases de cette déclaration une
tonalité rageuse qui révèle en filigrane une intention de
révolte. Même si son compagnon la comprend, il n'en demeure pas
moins qu'il reconnaît que sa conduite est des plus mauvaises :
« Je voyais mieux, dans mon esprit, la succession des
faits : c'était en effet depuis deux ou trois ans que cette petite fille
était devenue la personne la plus en vue de la région,
c'était donc après la mort de sa mère, que seule ou
presque seule dans la vie, avec un père qui s'occupait plus de ses trois
autres épouses et `'de ses enfants garçons», elle avait peu
à peu acquis sa célébrité, une
célébrité de fort mauvais goût. [...] La mauvaise
conduite d'Agatha était la conséquence d'une éducation mal
conduite, laissée au hasard » (FAM, 34-35).
Ce discours justifie implicitement le caractère vengeur
de l'attitude d'Agatha. Elle est révoltée d'une part contre son
père qui n'a jamais voulu d'elle; et d'autre part contre la
société qui ne l'a pas récupérée
après la mort de sa mère. Mais qui l'a aussi abandonnée
à elle-même. Depuis lors, elle viole tabous et interdits. Sa
vengeance se poursuit avec la demande en mariage qu'elle fait à son
partenaire.
31
II.2- La proposition indécente faite par
l'impatiente.
L'acte de violation se poursuit par la demande en mariage
faite à un homme. Dans un environnement où ce sont les hommes qui
doivent s'engager dans une telle entreprise, Agatha a l'audace de faire une
proposition de mariage à Mbenda. Sur un ton au départ doux et
nuancé, sa déclaration se termine par une affirmation plus
précise et imposante :
« Mon avenir, ce sera désormais le tien, La
Loi. Tu feras de moi ce que tu voudras, si tu veux me prendre pour
épouse [...]. Non je vais te dire : c'est moi que tu épouseras,
parce que tu m'aimes, et que moi je t'aime plus qu'aucune autre femme ne
t'aimera jamais au monde » (FAM, 36-37).
Cette déclaration rend l'interlocuteur circonspect et
méfiant : « Ecoute, Agatha, [...] écoute, tu me parles
exactement comme les blanches parlent à leurs hommes. Je vois parfois,
ici, le dimanche quand les chasseurs viennent chez nous, je vois parfois
comment l'une des dames gronde son mari. Tu m'effraies car je pense que tu
ferais la même chose si nous étions mariées »
(FAM, 38). Cette réaction est compréhensible. Agatha a
posé un acte qui est à la limite étrange et extraordinaire
: une femme qui demande en mariage un homme, cela relève du jamais vu et
du jamais entendu. La frustration de La Loi le dispose moins à
épouser la fille. Pourtant, avant la proposition indécente, il
est littéralement séduit par cette dernière ; il entrevoit
même un bel avenir pour eux : « nous serions heureux [...] ; et
nous aurions des enfants, beaucoup d'enfants... » (FAM, 30).
Sa méfiance l'amène à reconsidérer
les perspectives de leur relation : « L'avenir est si
mystérieux, Agatha, continuons à nous aimer, et nous verrons les
choses se préciser d'elles-mêmes dans le temps et puis, toi, tu es
encore jeune, tu sais bien que... » (FAM, 37). L'évocation de
la jeunesse de la fille l'irrite. Elle se sent dénigrée, car elle
a le sentiment que son compagnon veut utiliser son âge comme un alibi
jouant en sa défaveur dans leur probable futur mariage. Les
interrogations dont elle accable son interlocuteur démontrent qu'elle
est en colère:
« Quoi ? Je suis encore jeune ? Tu veux dire que je
suis encore trop jeune pour devenir ta fiancée ou ta femme ? Je suis
jeune, et je te parle comme une grande personne ? Et je te dis que nous nous
marions, je t'aiderais à devenir un homme ? Je suis trop jeune pour toi,
dis moi : as-tu donc une fille plus vieille que moi à épouser ?
Et puis, qui t'a dis qu'il te faille nécessairement une vieille femme,
comme si tu étais déjà vieux, toi-même ? »
(FAM, 37).
32
L'indignation qui s'empare davantage de Mbenda, indique de
plus en plus que les femmes ne doivent pas poser un tel acte :
« Agatha m'inquiéta un peu par cette
manière de m'annoncer que j'allais l'épouser, elle, et pas une
autre femme. Je ne sais quelle sensation désagréable parcourut
d'un trait mon épine dorsale, comme la jeune fille parlait avec cet air
plein d'assurance. J'eus un peu peur. Je me dis qu'avec une femme comme
celle-là, l'avenir me réservait sans doute, entre autres
surprises, celle d'avoir à compter avec la personnalité
très marquante de ma chère épouse » (FAM,
37).
Le narrateur justifie son attitude et même la
règle d'une manière générale en affirmant que leur
village n'a pas encore atteint un niveau de « modernité » qui
établit une égalité entre l'homme et la femme.
L'entreprise de la fille de Moudio est propre aux réalités de la
civilisation occidentale. En conséquence, puisque nous sommes dans un
contexte purement africain, il est inadmissible qu'une femme veuille jouer le
rôle de l'homme à qui il revient le plein droit de mener les
démarches en matière de noces. Même si, dans le texte, on
reconnaît à la femme africaine une liberté d'expression et
d'action, on ne lui reconnaît pas encore ce droit. Le narrateur le
précise :
« La femme africaine des temps modernes, elle a
quelque chose à dire. Je lui souhaite de placer son opinion à
l'endroit opportun de la conversation afin que son mari, civilisé
à cent pour cent, tienne compte de l'avis exprimé par elle. Tout
le monde doit profiter du progrès. Mais dans notre village, [...] les
choses n'en étaient pas encore arrivées à ce stade
élevé de la civilisation européenne, qui prône sans
réserve l'égalité entre les hommes et les femmes d'ici-bas
» (FAM, 38).
L'acte d'Agatha est d'autant plus audacieux dans ce sens qu'il
viole non seulement un droit réservé aux hommes, mais encore plus
aux parents. Le droit de demander une fille en mariage ne revient même
pas aux jeunes même s'ils sont des garçons. C'est une
exclusivité des parents. En Afrique, le mariage n'est pas l'affaire de
deux individus, mais de deux familles. En tant que tel, seuls les parents sont
à même de procéder aux négociations y relatives. A
ce sujet, Mey et Spirit affirment que « la conception traditionnelle
veut que [...] l'influence des vieux sur le choix des partenaires [soit
établie], parce que, eux seuls connaissent les bonnes familles
»33.
33- Mey, Gerhard et Spirik, Hermann, La Famille africaine
en milieu africain, Yaoundé, (Maison d'édition S.P.), 1975,
P.144.
33
Le rôle central des parents, du début à la
fin, dans tout processus de noces justifie donc l'institutionnalisation de la
dot comme seule instance de légitimation du mariage en
Afrique34. Ainsi, au moins deux motifs peuvent argumenter le grief
contre Agatha : non seulement elle viole le principe selon lequel la femme ne
doit pas demander un homme en mariage, mais aussi elle écarte les ayant
droits dans la démarche, en jouant leur rôle. On comprend donc la
réaction de Mbenda qui tente de ramener sa partenaire à l'ordre
:
« Tu sais bien qu'une femme ne dit jamais à un
homme : `'Tu m'épouseras, c'est moi que tu épouseras »... Et
puis, tu sais bien que la chose ne dépend pas de nous, mais surtout de
nos parents. Toi, tu n'as plus ta mère ; quant à moi, j'ai perdu
mon père voici plus de quinze ans ; mais cela ne signifie nullement que
nous soyons seuls au monde, et autorisés à prendre une
décision quelconque au sujet de notre mariage : il reste tout de
même nos deux familles respectives à consulter » (FAM,
38-39).
Malgré le fait que le père de Mbenda ne vit
plus, et qu'en conséquence sa mère peut être seule à
décider de son mariage, Maa Médi rencontre le chef Mbaka pour lui
confier la mission. Ce dont elle informe son fils : « Je suis
allée voir Mbaka. [...] Je lui ai dit que tu voulais te marier. Je ne
lui ai pas caché mon inquiétude au sujet d'Agatha, et je lui ai
rappelé que la fille de Tanga t'est destinée. Il a bien compris
toute l'affaire » (FAM, 58-59).
La démarche de Maa Médi démontre bien
l'exclusion de la femme dans une affaire de mariage. La preuve, durant tout le
processus et pendant toutes les négociations avec la belle-famille, elle
n'intervient même pas une seule fois, pourtant il s'agit bien d'une
question qui concerne son unique enfant. D'ailleurs, elle ne fait même
pas partie du collectif composé, exclusivement des hommes, pour les
négociations de la dot. Après que le chef a suivi l'affaire, Maa
Médi poursuit : « Il a réfléchi, puis il a
réuni les anciens. Ils y étaient tous : Moudiki, Bilé,
Ekoko, Mpondo-les-deux-bouts, le roi Salomon, et même Eya. Avec Mbaka
lui-même, cela faisait sept personnes. [...] Ces sept hommes les plus
vieux du village... » (FAM, 59).
La négociation de mariage n'est pas seulement une
affaire d'hommes mais surtout des parents. C'est donc à juste titre que
nous qualifions l'attitude d'Agatha de prétentieuse, de même que
celle qui la conduit à accoucher d'un mulâtre.
34- Ibid, PP. 67-74.
34
II.3- La grossesse de l'impudique.
La transgression de la loi sur la virginité de la jeune
fille avant le mariage se termine par l'enfant auquel la compagne de Mbenda
donne naissance alors qu'elle n'est pas encore mariée. L'enfantement
survient à la suite d'un affrontement. L'audace de la fille de Moudio se
termine par l'accouchement d'un mulâtre. Tout remonte à la
première dispute qui l'oppose à Fanny, depuis que Mbenda s'est
installé dans une union libre35 avec elle. Celui-ci fait ce
témoignage à ce sujet : « Un jour, tandis que
j'étais parti pour quelque temps en haute mer, Agatha et Fanny
trouvèrent le moyen de se quereller, `'mon fils comme tu n'as encore
jamais vu ça», me raconta le roi Salomon à mon retour.
» (FAM, 72). Cette querelle naît du fait que chaque femme
accuse l'autre de vouloir l'utiliser comme une « esclave » en lui
abandonnant tous les travaux domestiques (FAM, 172-173). Une
légère accalmie les réconcilie. Mais une autre dispute les
divise encore après que le conjoint est allé vaquer à son
occupation. Il en rend compte ainsi :
« Ce fut alors d'une rentrée de pêche
qu'un jour, je provoquais le `'départ définitif» d'Agatha.
Pendant mon absence, les deux femmes s'étaient encore violemment
querellées, `'mon fils tu n'as encore jamais vu chose pareille...Elles
ont failli en venir aux mains» me rapporta le roi Salomon. »
(FAM, 175).
Cette énième altercation inspire une vengeance
à Agatha. Après que Mbenda a écouté les deux
femmes, question de connaître l'instigatrice du trouble, chacune est
rentrée dans son domicile, en espérant que le « mari »
viendrait d'abord chez elle avant d'aller chez l'autre : « chacune
repartit dans sa maison avec la certitude que je viendrais la voir avant de me
rendre chez l'autre » (FAM, 176). N'ayant pas le don
d'ubiquité, Mbenda utilise Adèle, la fille de Fanny, comme
prétexte pour s'inviter d'abord chez celle-ci :
« Comment un homme pouvait -il se départager
et se rendre simultanément chez ses deux épouses ? Je ne trouvai
guère la solution à ce problème grave. J'allai d'abord
...chez Fanny en prétextant que je voulais voir la petite Adèle.
» (FAM, 176).
La réaction d'Agatha fut immédiate. Elle se
sentit ridiculisée, moins importante parce qu'elle n'a pas d'enfant :
« Du coup, je faisais perdre à Agatha le pari selon lequel
j'entrerais d'abord chez elle avant d'aller chez Fanny. Quelle affaire...
Agatha entra dans une colère
35- Mbenda et Agatha finissent par vivre sous le même
toit bien que celui-ci reste marié à Fanny. Mais leur union n'est
pas légitime parce qu'il n'y a pas eu de dot. (FAM, 169).
35
folle. [...] J'aurai dû la rassurer dans son orgueil
d'avoir été `'la première à me
connaître» » (FAM, 177). Sa colère se manifeste
à travers l'affront qu'elle relève:
« Elle vint jusque dans la maison de Fanny. [...]
Elle entra comme un ouragan : j'ai compris, dit-elle, tu viens voir ta femme
avant de venir chez moi. Tu n'entres pas chez moi d'abord, parce que moi je
n'ai pas d'enfant à te montrer. Eh bien, je vais te faire un enfant, moi
aussi » (FAM, 177).
Le défi d'Agatha se concrétise par la grossesse
qu'elle entraîne dans son foyer après sa fugue. Après la
dispute, la fille de Moudio abandonne son foyer pour n'y revenir
qu'après deux semaines (FAM, 177-178). La grossesse qu'elle porte
à son retour, provoque beaucoup de réticence au moment où
les autres s'en aperçoivent. Cette grossesse semble amener Maa
Médi à reconsidérer sa position vis-à-vis de
l'union de son fils et Agatha36 parce qu'elle croit que l'enfant qui
va naître est celui de son fils. La mère Mauvais-Regard, son
alliée, se veut beaucoup plus prudente. Après que Mbenda informe
sa mère de la situation de sa concubine, celle-ci à son tour va
voir son acolyte pour lui porter la nouvelle. Seulement, son interlocutrice se
montre réservée :
« Il faut que l'on voit ça de près, dit
la [femme sceptique]. Toi, Médi tu te laisses trop facilement embobiner.
Et si cette fille a forgé un mensonge, dans le seul but de te rallier ?
Tu vas croire ça comme quelqu'un qui l'avait vérifié ?
Nous devons vérifier la chose avant de dire quoi que ce soit, et surtout
avant de nous réconcilier avec notre fils » (FAM, 190).
Même après s'être rassurée au terme
d'un test magico-traditionnel37, la mère Mauvais-Regard
demeure sceptique. Dans le but de la contenter, Mbenda va la voir deux jours
après « pour lui remettre un petit cadeau : du tabac, du sel de
cuisine, un foulard multicolore et une pipe en terre cuite » (FAM,
193). Mais le scepticisme demeure : « Pourtant, malgré tout
cela, la mère Mauvais-Regard n'arrivait pas à se départir
de sa réserve au sujet de la grossesse de ma femme. [...] Cette vieille
sorcière aux quatre yeux, décidément, devait penser
à quelque chose de difficile à exprimer » (FAM, 194).
La réserve de celle-ci qui est considérée jusqu'ici comme
l'empêcheuse de tourner en rond, finit par affecter la Loi qui commence,
lui aussi, à s'inquiéter. Parlant de la « sorcière
», il dit :
36- La mère de Mbenda a toujours condamné sa
relation avec Agatha à cause des mauvaises habitudes de cette
dernière. La mère Mauvais-Regard la soutient dans sa position. La
suite de ce travail en dit long.
37- Quatre vieilles femmes parmi lesquelles la mère
Mauvais-Regard procèdent à certains rituels traditionnels pour
s'assurer de l'effectivité de la grossesse d'Agatha. (FAM, 192).
36
« Son attitude créa une atmosphère
pessimiste qui, peu à peu, m'enveloppa ne me laissant pas sans crainte
au cours des mois suivants, où pourtant, les dimensions abominables
d'Agatha, prenant des proportions qu'on ne leur connaissait pas
jusque-là, démontraient clairement que ma femme attendait un
enfant » (FAM, 194).
Alors que « personne n'arrivait à trouver ce
qu'avait la mère Mauvais-Regard » (FAM, 194), et que
même Mbenda cessait de s'inquiéter parce que la grossesse
était maintenant visible, l'avenir lui donna raison. Agatha, quelque
temps après, accoucha d'un enfant « tout blanc, avec de long
cheveux défrisés » (FAM, 204). A la surprise
générale de ceux qui étaient jusque-là
crédules. Le fils de Médi, quand même, garde espoir dans la
mesure où, il estime qu'au bout d'un temps plus au moins court,
« le fils d'Agatha allait prendre sa couleur définitive »
(FAM, 206): « Je gardai bon espoir un mois entier après la
naissance du petit garçon, mais son teint chocolat au lait ne changea
guère, ou si peu, que c'était à peine perceptible »
(FAM, 206). Pour mettre fin aux questionnements qui alimentent
l'étonnement des uns et des autres au sujet de l'enfant d'Agatha, la
mère Mauvais-Regard, visiblement réconfortée,
décide enfin de parler. Elle s'adresse à Mbenda :
«Je la voyais, ta femme, quand le Blanc grand et fort
et avec des dents en or venait la chercher la nuit, lorsque tu étais
absent. Il venait à bicyclette afin de n'attirer l'attention de
personne. Je l'ai vu plusieurs fois. Mais, fils, que voulais-tu que je dise
alors ? Tout le monde ne serait-il pas parti à parler de ma mauvaise
langue ? Aussi avais-je refusé de révéler ce que je
voyais... Un jour, ta femme est rentrée très tard, au petit
matin, et j'ai encore vu le blanc sur sa bicyclette ; il était venu la
raccompagner... Ne cherche pas, et n'essaie pas de t'y tromper : l'enfant
d'Agatha, ce n'est pas le tien, fils » (FAM, 206).
Voilà qui clarifie les choses. Agatha a réussi
son coup. Elle a aussi fait un enfant. Et surtout un mulâtre, pour
davantage meurtrir Mbenda. Mais sa vengeance a un effet boomerang.
Tout compte fait, les investigations qui visent à
démontrer que la virginité avant le mariage est sacralisée
dans le texte, attestent aussi que Agatha a violé cette loi d'abord en
entretenant des rapports sexuels précoces, puis en faisant des avances
à un homme, enfin en contractant une grossesse extraconjugale.
Même si on peut considérer ses actes comme une vengeance contre
son père et sa société qui l'ont abandonnée
après la mort de sa mère, il n'en demeure pas moins qu'ils
violent des interdits. Les offenses dont elle est victime sont une
forme de sanction de son forfait. Elle est affublée des
qualificatifs que Mbenda, son compagnon, a du mal lui-même à
supporter: « Je ne souhaiterais jamais à aucune fille d'aucun
pays d'avoir la réputation d'Agatha Moudio. Dans notre village, comme
dans le sien, tout près du notre, ainsi que dans tous les villages des
environs, on pensait généralement que l'extraordinaire
beauté de cette `'créature de Satan» masquait tout le mal
qu'elle savait déjà faire » (FAM, 18). Les
rétributeurs, notamment toute la société du texte à
l'exception de Mbenda, trouve que « Agatha n'était pas une
fille, mais le diable en personne... » (FAM, 20).
Les invectives de Maa Médi sont plus crues lorsque son
fils s'attaque à elle dans le but de défendre sa partenaire en
démontrant qu'elle est une jeune fille comme toutes les autres :
« `'Jeune fille, jeune fille», [...]. Tu t'imagines donc avoir
affaire à une jeune fille [...] Pour l'instant, elle ne vaut pas
chère, et ce n'est pas à toi d'aller t'encombrer des
déchets... » (FAM, 20-21). Hélène Yinda justifie
la haine contre la coupable en affirmant que :
« Dans la plupart de nos sociétés
traditionnelles, la virginité est célébrée et est
un signe de bonne éducation, de bonne tenue. [...]. En effet, la
dignité, la considération que les autres t'accordent tient de tes
options sexuelles en rapport avec ce que la société s'est
donnée comme normes. Plus un enfant, ou un adulte, se [laisse] aller sur
le plan sexuel, plus il [est] montré du doigt et taxé de paria
dans [nos] cultures »38.
À cause de la fornication, Agatha est devenue une paria
dans sa société. Cette pratique est condamnée en vue de
préserver les mariages des probables risques de
l'infidélité. Car les conjoints qui ont forniqué peuvent
être tentés de continuer à entretenir des relations intimes
avec le partenaire qu'ils n'ont pas finalement épousé.
37
38- Yinda,Hélène, Op.Cit., P. 97.
CHAPITRE III : LA FIDELITE DES EPOUX.
38
L'harmonie conjugale passe sans doute par la confiance qui est
le ferment de la fidélité des conjoints. Ce principe inscrit
l'adultère au rang des attitudes qui mettent en péril la
stabilité du ménage. La grossesse extraconjugale que contracte
Fanny39 avec Toko, un ami de son mari Mbenda40 en est une
illustration parfaite dans le récit. Même si on peut
considérer cet acte comme une vengeance41 contre un
époux qui infantilise sa partenaire en la trouvant immature à la
pratique de l'acte sexuel42, il n'en demeure pas moins qu'il est un
cas de violation vivement condamné dans l'univers fictionnel. Dès
lors, il est question de démontrer qu'en stigmatisant l'adultère,
le roman valorise la fidélité. Toutefois, il importe de clarifier
les interdits et les sanctions enregistrées afin que l'acte de Fanny
soit considéré comme un méfait. Car en l'absence d'une
réglementation spécifiant ces deux éléments, tout
comportement à priori contraire aux moeurs, est susceptible de
disculpation. Ainsi, des interrogations se posent : quelle est l'interdiction
violée ? Comment s'exprime-t-elle dans le texte ? L'analyse du corpus
permet de constater que l'interdit relatif à l'infidélité
s'exprime à travers deux attitudes : le secret préservé
par le mari cocu et l'angoisse due au forfait révélé.
39- Fanny est l'épouse choisie par le père de
Mbenda (FAM, 142).
40-Fanny, l'épouse de Mbenda, a conçu
un enfant avec Toko au cours de ses infidélités. Cette grossesse
étonne plus d'un au rang desquels le mari cocufié qui exprime son
indignation en ces termes : « Toko se disait mon ami ; moi aussi, je
le considérais comme tel. N'empêche que c'est lui qui se chargea
de faire proprement le premier enfant de ma femme. Les amis et les femmes sont
ainsi. Alors que j'aurais juré tous les dieux de la terre que Fanny ne
connaissait pas encore l'homme, pour la simple raison que je lui avais
laissé une paix royale depuis que nous étions mariés,
voilà qu'elle se mit à grossir du ventre, sans me
prévenir...lentement, mais sûrement. » (FAM, 142).
41- Le fait de choisir un ami de son partenaire justifie
à suffisance le souci de vengeance de l'adultérine.
42- Malgré la légitimité dont jouit leur
union, Mbenda trouve que Fanny est une mineure qui n'est pas encore prête
à se livrer aux rapports sexuels. Il s'explique de cette façon :
« Je ne m'étais pas encore proposé de faire un enfant
avec cette enfant de seize ans à peine. Elle avait beau être ma
femme, je ne la connaissais pas davantage pour cela. `'Il faut attendre qu'elle
soit plus grande», me disais-je chaque fois que je sentais une envie
sérieuse de commettre un détournement de mineure. »
(FAM, 141).
39
III.1- Le secret préservé par le mari
cocu.
La discrétion que les personnages mariés
emploient pour soustraire de l'attention des autres leurs intimités
extraconjugales est une preuve que l'infidélité est interdite
dans le milieu représenté. L'embarras de Mbenda à dire ce
qu'il ferait le soir du jour où Fanny sera kidnappée et le
silence qu'il adopte au sujet de l'absence des rapports sexuels dans son
couple, en sont des illustrations.
Mbenda craint de révéler son adultère au
roi Salomon qui l'approche pour un renseignement. En principe, les «
anciens » de son village décident d'envoyer un groupe de jeunes
pour kidnapper Fanny. Seulement, ils ne veulent pas que le mari de celle-ci
soit de la commission. Et même, ils tiennent à s'assurer que ce
dernier, parce qu'il a coutume de se rendre régulièrement chez sa
belle-famille, n'aille pas là-bas le soir où l'opération
doit avoir lieu. C'est pourquoi, ils chargent le roi Salomon d'aller
s'informer. Ce dernier le rencontre la veille et lui pose la question :
« Fils [...] que fais-tu demain soir ? » (FAM, 97). Mbenda
qui, visiblement, n'avait « aucune intention d'aller chez Tanga »
(FAM, 96) parce que, dit-il, « d'abord, je n'avais pas d'argent
à dépenser en cadeaux ce jour-là, ensuite je voulais aller
voir... mais oui : Agatha Moudio » (FAM, 96), hésite à
répondre :
« Demain soir ? Demandai-je au roi Salomon, un peu
embarrassé, et vous savez bien
pourquoi. Demain soir ?...Euh...je ne fais rien de
spécial...je serai chez moi, je vais me coucher, je me sens un peu
fatigué depuis quelques jours. Je me reposerai » (FAM, 97)
L'idée du kidnapping est nourrie par le fait que la
famille de Fanny la garde toujours alors que les négociations de son
mariage avec Mbenda ont été menées à bien et que la
dot a même déjà été versée. Toko est
le principal acteur de l'opération. C'est lui qui trouve le
prétexte qui invite la mariée à les accompagner, le
dernier soir de la visite.
La tradition de la société du texte veut qu'au
terme des fiançailles, le futur époux ou ses proches rendent
régulièrement visite à la belle-famille. Les amis qui sont
à l'honneur le jour ultime ont une mission à eux confiée
par les anciens de leur village : ils doivent rentrer avec Fanny par tous les
moyens43. C'est Toko qui trouve l'astuce qui permet de
réaliser l'opération. Lorsque Tanga, le beau-père, demande
à sa femme qui somnole (FAM, 98-99) d'aller se coucher, il profite de
l'occasion et dit : « Et nous aussi [...] allons nous retirer ; il
commence à
43 - Les parents de Mbenda trouvent que les fiançailles
ont trop duré. Depuis qu'ils ont versé la dot, Tanga ne se
décide pas à leur « donner » leur femme. C'est pour
cette raison qu'ils commettent une expédition qui a pour mission de
kidnapper Fanny. Dans l'environnement culturel du texte, la démarche est
permise (FAM, 94-100).
40
se faire tard...Fanny tu ne veux pas nous raccompagner
jusqu'à la porte du jardin ? Juste-là, dans la rue, puis tu
reviens... » (FAM, 99). A ces mots, le père réagit
favorablement en demandant à sa fille de faire quelques pas avec les
visiteurs. Le narrateur décrit ainsi ce qui s'en suit :
« Bientôt, ils atteignirent la rue. C'est alors
que tout changea. Toko et Ebanga prirent la petite fille, chacun par un bras,
fermement, tandis que son cousin Ekéké, sifflant un air convenu
à l'avance, appelait les autres gaillards cachés dans les
buissons. Tous entourèrent soudain Fanny, qui en fut effrayée.
Elle essaya de crier, d'appeler au secours, de pleurer, impossible ; quelqu'un
lui mit une main dans la bouche, et personne, dans le voisinage, n'entendit de
plainte d'aucune sorte. [...] Nous t'emmenons chez nous cette nuit, Fanny,
annonça Ekéké ; à partir de cette minute, tu es la
femme de La Loi, tu es notre femme. Allons-y, emmenons-là. »
(FAM, 100).
Après le kidnapping, Mbenda ne tient pas Fanny en
considération. Il la délaisse en refusant tout contact sexuel
avec elle parce qu'il se complait dans l'intimité extraconjugale qu'il
entretient avec Agatha. Mais il fait le black-out sur ce sujet lorsqu'il
informe sa mère que l'enfant de Fanny n'est pas le sien. Il estime que
lever le voile sur un tel secret impliquerait son manque de sérieux et
son inconstance dans la mesure où on sait que des conjoints ne sauraient
mener une existence durable sans acte sexuel. Si l'un d'eux refuse de s'engager
dans une telle pratique, cela suppose qu'il se complait ailleurs. De cette
manière l'adultérin justifie son attitude :
« Ce n'est pas vrai, je n'avais pas tout avoué
à Maa Médi, lorsque j'étais allé lui dire que
l'enfant de Fanny n'était pas le mien. Tout avouer à ma
mère ? Je n'y pensais pas, car cela eût impliqué que je lui
[révélais] en même temps mes propres
infidélités à Fanny » (FAM, 147).
La Loi sait pertinemment qu'il ne pourrait être
pardonné s'il avoue son adultère. La
sérénité dont jouit Maa Médi après le
mariage de son fils, atteste son sentiment de victoire dans le combat contre
Agatha. Car celle-ci est une fille avec qui son fils entretient une
intimité qu'elle condamne. Maintenant que ce dernier est marié,
sa tranquillité est assurée. Elle ne craint plus une autre
présence féminine qui pourrait nuire à sa stabilité
:
« Quoi qu'il en soit, aujourd'hui, Maa Médi,
allait dormir tranquille. Son fils était marié, bien
marié. Il n'y avait plus à craindre l'entrée d'une fille
[...] quelconque, qu'elle fût Agatha Moudio ou une autre »
(FAM, 129).
41
Cette sérénité est une preuve que la
mère de Mbenda ignore l'infidélité parce qu'elle n'est pas
inscrite dans son schème vital. Pour elle, c'est une pratique qui ne
saurait exister puisque son environnement la méconnaît. Ainsi, on
peut comprendre la peur qui domine les personnages dont les
infidélités ont été mises à nu.
III.2- L'angoisse due au forfait
révélé.
La preuve de l'infidélité suscite des frayeurs
qui justifient l'interdiction de cette pratique. C'est dans ce sens qu'il faut
comprendre la peur d'Endalé qui a conçu un enfant
adultérin pendant que son mari est incarcéré44.
L'impudence de celle-ci développe en elle une anxiété
débordante. Malgré l'absence prolongée de son conjoint
légitime du fait de son incarcération, Endalé sait que son
acte n'est pas pardonnable. La grossesse qu'elle a « gagnée
» au cours de ses randonnées est la preuve palpable de sa
tricherie. Elle redoute la violence de son mari qui pourrait être
confronté à la dure réalité après sa
libération. Le narrateur décrit ainsi le trouble qui l'anime:
« Endalé était-là, le coeur
battant. Qu'allait dire son mari en rentrant [de la prison] ? Elle
n'était pas seule à avoir ? gagné? un enfant en perdant
momentanément son mari, mais c'était elle qui avait le plus peur,
connaissant bien le caractère violent de son époux »
(FAM, 195).
Malgré le fait que le pauvre « est mort
à Mokolo » (FAM, 195), toujours est-il que l'enfant de son
épouse tout comme ceux des autres femmes qui ont accueilli leurs maris
sortis de prison avec des enfants naturels, porte « le nom d'Eboa, qui
signifie `'la prison» » (FAM, 120). L'infidélité
est d'autant plus scandaleuse lorsqu'il en résulte une grossesse. C'est
pourquoi on décide d'appeler ainsi toute la progéniture des
épouses dont les maris étaient
incarcérés45 lors de leur conception. Ceci pour
permettre à ces derniers de toujours se souvenir des quatre
années qu'ils ont passées en prison, et surtout de la faute que
leurs épouses ont commise. Le détail à ce propos est ainsi
livré :
« Les femmes étaient lasses de pleurer leurs
maris absents pour si longtemps. Bientôt, celles d'entre elles qui
n'étaient pas encore près de la vieillesse, se mirent à
se
44- Endalé est l'une des trois femmes qui ont
conçu des enfants pendant que leurs maris purgent leur peine de
« quatre ans de prison ferme [...] dans le Nord du pays, à
Mokolo. » (FAM, 116). Parmi les adultérines, elle est seule
à avoir peur de la réaction de son conjoint quand il constaterait
la preuve de son infidélité.
45-Ces personnages sont incarcérés
parce qu'ils ont torturé leur congénère oncle Gros-Coeur
qu'ils accusent injustement de sorcellerie (FAM, 105-117).
42
consoler ardemment avec de jeunes gens malhonnêtes
soit de chez nous, soit d'autres villages des environs. Elles poussèrent
le scandale jusqu'à la conception d'enfants à qui l'on donna par
la suite, à tous, les noms d'Eboa qui signifie la `'prison». Ce nom
rappelle toujours aux `'pères» les quatre années qu'ils
passèrent en prison et pendant lesquelles ils ne s'attendaient pas
à trouver des enfants `'à eux», à leur retour au
village » (FAM, 120).
Même si toutes les trois grossesses sont « une
ironie du sort » (FAM, 120) parce qu'aucune des femmes qui les ont
contractées n'a pu faire d'enfant avec son partenaire légitime,
il n'en demeure pas moins que les époux cocufiés sont
déçus. D'ailleurs tout ceci est considéré comme un
scandale que la mère Mauvais-Regard, grâce à ses dons
surnaturels, aurait provoqué pour semer le trouble dans les couples. On
lui reconnaît des pouvoirs occultes qui empêcheraient les femmes de
concevoir si elle le souhaite. Et même, on lui attribue la
responsabilité de l'infertilité de ces trois femmes avant
l'emprisonnement de leurs conjoints. A la question de Mbenda : «
pourquoi donc a-t-elle permis à trois femmes de concevoir en l'absence
de leurs maris ? » (FAM, 132), Maa Médi répond, en
haussant les épaules : « Pourquoi...pourquoi, mais tu ne sais
donc pas qu'elle n'a pas peur de provoquer de petits scandales de temps en
temps ? » (FAM, 132).
L'infidélité est d'autant plus un scandale que
tous les enfants adultérins sont considérés comme ceux des
époux légitimes. En adoptant les enfants issus des unions
extraconjugales, la société du texte voudrait effacer toutes les
traces de l'infidélité. Cette conduite cadre avec celui de la
tradition duala en particulier et le code civil camerounais en
général. Dans ce code, en son article 312, il est indiqué
que « l'enfant conçu pendant le mariage a pour père le
mari ». Plus loin, dans l'article 313, précision est faite que
: « le mari ne pourra, en alléguant son impuissance naturelle,
désavouer l'enfant : il ne pourra le désavouer même pour
cause d'adultère ». Ces deux articles, en consacrant de prime
abord le mari comme père de l'enfant né pendant le mariage, nient
implicitement l'infidélité et l'adultère. La loi exaltant
d'ailleurs en son article 212 que « les époux se doivent
mutuellement fidélité, secours, assistance ».
Un parallèle est établi entre ces dispositions
et les lois qui régissent le mariage dans la société du
texte. Mbenda est sommé de s'approprier la paternité de l'enfant
à qui Fanny a donné naissance, même s'il est
avéré qu'il n'est pas le géniteur. Tout le monde sait que
l'épouse de Mbenda a commis un adultère. Mais compte tenu du fait
que l'on recuse l'infidélité, on feint d'ignorer le
véritable géniteur, pourtant bien connu :
43
« Tout le monde, ma mère en tête,
considérait l'enfant qui venait de naître comme mon enfant.
Personne ne se souciait de savoir qui en était le vrai père :
tout le monde savait que Fanny était ma femme, elle ne pouvait mettre au
monde que mes enfants à moi, et non ceux de quelqu'un d'autre »
(FAM, 145).
Tout compte fait, l'instabilité conjugale ne jouit
d'aucun assentiment. Elle est vivement condamnée et même
réprimée.
En conclusion, on constate que l'infidélité est
interdite dans l'environnement textuel malgré les cas de violation.
C'est ce qui explique la sanction appliquée à Fanny qui a eu la
maladresse de faire un enfant avec Toko, l'ami de son mari Mbenda. Elle subit
des invectives de Maa Médi qui regrette de s'être
démenée pour que son fils l'épouse46:
« Si j'avais su que les choses en viendraient-là, je ne me
serais jamais tracassée pour ton mariage, dit-elle à son fils,
[...] Je ne [t'] aurais pas forcé à prendre tout de suite cette
petite écervelée et hypocrite de Fanny » (FAM, 144).
L'inconduite de cette dernière provoque une amertume qui pousse les
siens à la vouer aux gémonies. A travers des chansons de
méchanceté, on lui souhaite toutes sortes de maléfices :
« Il [...] eut des chansons pour elle, et pour son enfant aussi,
chacune d'elle portant une dose de méchanceté que j'avais du mal
à supporter moi-même. C'est ainsi par exemple qu'on lui
prédisait la naissance d'un enfant `'sans tête, ni cou, ni
menton». » (FAM, 144-145)
Il n'est pas donc superflu de terminer ce chapitre en avouant
qu'en condamnant l'adultère, le roman de Francis Bebey
célèbre la fidélité. C'est en vue de garantir cette
stabilité que la communauté s'investit de façon
prééminente dans la dynamique du mariage. Puisque l'inconfort
conjugal peut entraîner le déséquilibre social.
46- Maa Médi a tout fait pour que son fils épouse
la fille choisie par son mari (FAM, 58-59).
DEUXIEME PARTIE : L'IMPLICATION ABSOLUE DE LA
COMMUNAUTE.
45
La postposition de cette partie est liée à la
prééminence que le groupe social exerce sur l'individu en
l'empêchant de s'engager dans n'importe quelle relation intime. Il vient
d'être démontré que le respect de certaines lois
dépend du self-control et même si la communauté
réprime les personnages qui les violent, il n'en demeure pas moins
qu'elle ne peut les empêcher d'exprimer leur libre-arbitre. A coté
de ces valeurs, il en existe d'autres qui musèlent la liberté
individuelle. Il s'agit notamment de celles relatives à l'implication
absolue des parents dans la démarche de mariage. Ainsi, l'objectif dans
cette partie est celui de démontrer la préséance du
pouvoir institutionnel et plus précisément du consentement de la
communauté dans la dynamique des noces. Les lois traditionnelles
reconnaissent la dot comme seul élément de légitimation
d'une union. On peut donc comprendre pourquoi les sociétés sawa
attestent qu' « il n'y a pas de `'dibà» sans dot. Les
autres formes d'union sont déviantes ou atrophiées
»47. Or en matière de négociation de la dot,
seuls les parents sont concernés puisqu'en Afrique, le mariage n'est pas
une affaire entre deux individus, mais une union de deux familles voire deux
sociétés. C'est ce qui fait dire à René Bureau que
« la plupart des rites successifs ont trait à l'alliance entre
deux groupes »48 . Une question mérite d'être
posée lorsqu'on se réfère au corpus. Comment se traduit
l'implication absolue de la communauté ? L'analyse du texte montre que
ce pouvoir se manifeste à travers l'exaltation de l'endogamie d'une part
et le respect du choix des parents d'autre part. L'examen de ces lois est faite
respectivement aux chapitres quatre et cinq.
47- Bureau René, Recherches et études
camerounaises, Yaoundé, Editions Clé, 2001, P.166.
48- Ibid, P.176.
CHAPITRE IV : L'ENDOGAMIE.
46
Dans le but de préserver la pureté du sang et
d'éviter la déstabilisation des équilibres culturels, les
sociétés traditionnelles sont généralement
favorables à l'endogamie. Ce régime délimite l'espace hors
duquel un membre d'une communauté ne peut aller chercher un conjoint
faute de quoi sa relation ne peut être validée. Ceux qui viennent
d'ailleurs sont considérés comme « n'importe qui
» (FAM, 22), pour rester dans la terminologie du corpus. La
connotation péjorative que revêt cette expression indique que la
société du texte s'oppose à l'exogamie. Ainsi, il est
question de démontrer dans ce chapitre que Le Fils d'Agatha Moudio
encourage les mariages entre membres d'un même groupe ethnique.
Agatha viole cette loi en entretenant d'abord une relation intime avec un
congénère qui n'est pas de la même tribu qu'elle. Nous
caractérisons une telle relation d'intertribale49 . Ensuite
en se mettant avec un Blanc. L'interdiction de ces actes transparaît
d'une part dans le désaveu des relations intertribales ; d'autre part
dans l'hostilité contre les unions interraciales.
49- Nous entendons par relation intertribale ou interethnique
toute union entre des personnages de race noire mais de tribus ou d'ethnies
différentes.
47
IV.1- Le désaveu des relations
intertribales.
L'antipathie des Bonakwan à l'égard de toute
relation intime avec un étranger, notamment un congénère
issu d'une autre tribu, montre que l'exogamie est proscrite dans
l'environnement textuel. Headman par exemple est considéré comme
« n'importe qui » parce qu'il n'est pas de Bonakwan,
c'est-à-dire de la même tribu que sa partenaire, Agatha. La haine
développée contre lui entraîne aussi la désaffection
de la communauté vis-à-vis de cette dernière qui viole la
loi de l'endogamie en se mettant avec un étranger. L'inconduite de
celle-ci est l'un des motifs pour lesquels Maa Médi refuse toute union
entre son fils et elle. Dans un tête-à-tête où Mbenda
veut convaincre sa mère de ce que sa partenaire « n'est pas ce
que... » (FAM, 21), il se heurte à la réplique
suivante:
« Dis moi qu'elle n'est pas ce que l'on en dit ? Ce
n'est pas moi qui vais te rappeler [...] son inexplicable histoire avec
Headman, le chef des manoeuvres de la voirie. Un homme comme celui-là,
un homme qui n'est rien et qui n'a rien, et qui n'est même pas de chez
nous... Agatha se laisse emmener par lui, et tu me dis qu'elle n'est pas ce que
je pense, et qu'elle ne mérite pas que je t'éloigne d'elle ?
» (FAM, 21).
Non seulement on condamne l'étrangeté de
Headman, mais aussi sa pauvreté. Ce qui démontre l'esprit
matérialiste des membres de la société du texte.
L'étonnement du narrateur lorsque sa mère le rappelle à
l'ordre justifie cet élan porté vers le matériel :
« Maa Médi avait raison. Je n'avais pas
pensé au scandale que Agatha avait provoqué quelque temps
auparavant, lorsqu'il s'était révélé qu'elle avait
été `'embarquée» par Headman. Personne chez nous ne
le lui pardonnait. Une jeune fille comme il faut n'a pas à se laisser
emmener par n'importe qui. Et Headman, qui n'était qu'un employé
de la voirie, et qui travaillait debout toute la journée, même
sous la pluie quand il pleuvait, et qui par surcroît n'avait même
pas l'avantage d'être `'de chez nous», Headman était
n'importe qui. » (FAM, 22).
Cette attitude se manifeste également contre Tante
Adèle, une allogène qui a épousé Oncle Gros-Coeur,
un originaire de Bonakwan. Dina, une autochtone « à l'allure
mesquine et insignifiante » (FAM, 41), s'appuie sur le statut de son
mari ressortissant de la même ethnie qu'elle, pour la mépriser
régulièrement :
«Elle ne manquait jamais l'occasion de lui rappeler,
avec quelque mépris dans le ton, qu'elle n'était pas d'un village
voisin, mais que mon oncle était allé la prendre loin, des jours
et des nuits de marche plus loin dans la brousse, déclare le narrateur.
» (FAM, 42).
48
La haine de Dina est motivée par le fait que le mari de
Tante Adèle est un fonctionnaire, c'est-à-dire un homme nanti
différent de ses pairs qui n'ont pour activités que la
pêche et les travaux champêtres. La querelleuse fonde donc sa
jalousie sur l'aisance matérielle dont jouit sa rivale et approuve par
conséquent l'esprit matérialiste de la société du
texte. Le narrateur justifie l'idée de jalousie en ces termes :
« Mon Oncle Gros-Coeur était le seul de notre village qui
travaillât d'une manière régulière à la ville
; et Dina , dont le mari était pêcheur comme la plupart des hommes
de chez nous, enviait terriblement tante Adèle » (FAM, 41).
Les Bonakwan manifestent aussi leur acrimonie en
développant des réflexions et des racontars qui vont à
l'encontre des leurs qui sont mariés aux congénères
étrangers. Mbenda lui-même n'en est pas exempt. Il dévoile
son esprit endogamique en s'interrogeant sur les raisons qui ont poussé
Oncle Gros-Coeur à épouser Tante Adèle : « Je me
demande pourquoi l'Oncle Gros-Coeur était allé prendre ma tante
des jours et des nuits de marche si loin dans la brousse » (FAM,
42).
Epouser quelqu'un d'une autre tribu anime les passions. Les
femmes en font un sujet phare dans leurs ragots à la fontaine publique.
Ceci transparaît dans les propos du narrateur qui ironise sur
l'avènement de cet appareil dans son village : « Si vous voulez
apprendre que le vieux Eboumbou va prendre sa troisième femme, et que
celle-ci vient de chez les Bakokos, [...] alors, allez à la
borne-fontaine et là, vous apprécierez le progrès à
sa juste valeur » (FAM, 40).
Aucune discrimination n'est faite lorsqu'il s'agit de
désavouer les relations interethniques. Les Blancs eux-mêmes en
sont victimes.
IV.2- L'hostilité contre les unions
interraciales.
Les Occidentaux, bien qu'ils soient les Maîtres parce
que ce sont des colons, et malgré leur richesse, n'ont pas les faveurs
des Bonakwan. Ainsi, le matérialisme de ce peuple a des limites quand il
s'agit de préserver la pureté du sang. Tout lien affectif avec
les Blancs suscite des passions. Maa Médi accuse Agatha d'avoir des
randonnées avec des Occidentaux : elle va tous les jours « au
quartier européen se faire inviter par le premier blanc »
(FAM, 21).
L'étonnement de Dooh lorsqu'il aperçoit cette
dernière dans la voiture d'un Blanc est aussi fort illustratif. En
effet, une belle voiture bleue appartenant à un Européen s'est
amenée
49
dans le village d'Agatha pour l'embarquer. À son
retour, elle s'est embourbée au niveau de Bonakwan : « C'est
alors que les gens, qui s'affairent autour d'elle, [pour la faire sortir de la
boue] remarquèrent à l'intérieur...Agatha »
(FAM, 149). Et Dooh de s'écrier : « Tiens, Agatha, [...].
C'est donc toi, notre soeur, qui part, ainsi dans la voiture d'un blanc ?
Connais-tu donc le propriétaire de cette auto ? » (FAM, 150).
Que d'interrogations qui désapprouvent l'exogamie !
Rien d'étonnant dans cette attitude quand on sait que
Le Fils d'Agatha Moudio a un fort enracinement dans la culture Sawa et
notamment duala. Et de ce fait, fort du principe selon lequel « toute
oeuvre littéraire, dans sa construction et ses effets, entretient
d'étroites relations avec les dimensions sociales, historiques et
mythiques de l'existence »50, l'auteur a dû puiser
dans sa culture d'origine. Car il est connu que les Duala nourrissent une
certaine antipathie pour l'étranger. Ebélé Wei, de son
vrai nom Valère Epée, un grand dignitaire de cette
communauté a voulu contester cette identité, pourtant il la
confirme et la justifie plutôt lorsqu'il dit : « Accusé
à tort d'une [exogamie] largement justifiée, [les Duala] ont
quand même mieux que d'autres contribué à renverser au
Cameroun le règne colonial blanc... »51
Un élément permet de comprendre cette haine :
les excès de la colonisation. Malgré le fait que Le Fils
d'Agatha Moudio est une oeuvre qui a été publiée en
1967, c'est-à-dire après l'indépendance du Cameroun, les
séquelles du mouvement colonial et notamment ses vices, y sont
très présents. Outre le phénomène de transgression
qui traduit les velléités d'abandon des traditions locales, on
peut citer les pillages52. On peut aussi penser à
l'assassinat des chefs Duala à l'instar de Rudolph Douala Manga Bell,
pendu le 08 août 1914. Ebélé Wei rappelle à cet
effet que : « Les Duala, [...] sont depuis le grand sacrilège
de1914, foncièrement méfiants envers les Blancs...Lesquels,
à en croire la vieille rumeur générale, ?vous soutirent
tout sans rien vous livrer d'eux? »53.
Ainsi, on comprend pourquoi la société du texte
est anti-occidentale en particulier et contre les étrangers en
général. Ce comportement tire son fondement de la fierté
que ce peuple éprouve pour sa tribu.
50 - Glaudes, Pierre et Reuter, Yves, Le Personnage,
Paris, P.U.F., 1998, P.32.
51 - Ebélé, Wei, Le Paradis Tabou : autopsie
d'une culture assassinée, Op.Cit,, P.29.
52- Les chasseurs blancs pillent la forêt de Bonakwan
(FAM, 5-16).
53- Ebélé, Wei, Op.Cit., P.23.
50
Les Bonakwan éprouvent un grand engouement lorsqu'il
s'agit de préserver leur identité. Ceci explique les
châtiments dont ils accablent ceux d'entre eux qui transgressent les
lois. Leurs ancêtres sont des conquérants qui ont pu imposer leur
hégémonie dans les localités riveraines. Ils ont
glané beaucoup de richesses au cours de leurs conquêtes. Les
Bonakwan se sentent le devoir de pérenniser ce dynamisme. Pour ce faire,
ils préservent le lien de sang en évitant d'embrasser «
n'importe qui ». Le narrateur l'approuve en ces termes :
« Nous étions, dans la proche banlieue de
Douala, les descendants de Bilé, fils de Bessengué, cet homme qui
avait autrefois étonné toutes les tribus doualas par son
incomparable richesse, et qui régna sur la tribu des Akwas `'pendant des
siècles», même après sa mort. Nous ne pouvions donc
pas `'épouser n'importe qui»» (FAM,13).
Le narcissisme que ce peuple éprouve le porte vers le
courage et l'entrain à défendre leurs intérêts. Deux
éléments le démontrent : la pression que Moudiki exerce
sur le chef Mbaka pour qu'il revendique un dédommagement des singes que
les colons pillent et le challenge que Mbenda oppose aux Blancs afin qu'ils
cèdent à la doléance.
La forêt de Bonakwan est pillée sans contrepartie
par les chasseurs blancs qui y pratiquent leur activité tous les
dimanches. Cette situation irrite les autochtones qui se sentent
dépossédés indûment de leurs biens et
ridiculisés dans leur fierté. Moudiki est le premier à
manifester son ras-le-bol en exigeant au chef Mbaka de réclamer un
dédommagement. Après une vive dispute motivée par
l'hésitation du chef qui évalue les risques d'une telle action
puisqu'il s'agit quand même de s'opposer aux Blancs, donc aux
Maîtres, Moudiki finit par convaincre son vis-à-vis en affirmant
:
« Chef Mbaka, j'ai toujours eu l'impression que ton
sens pratique n'était pas placé au bon endroit, mais cette
fois-ci, je crois que je ne me trompe pas. Je vais t'expliquer ce que je veux
dire : ces gens-là ce ne sont pas des gens de chez nous ; ce sont des
étrangers. S'ils viennent chasser ici, nous ne pouvons pas leur
permettre de le faire gratuitement. Ils devraient payer quelque chose... »
(FAM, 7).
La seconde action revendicatrice est posée par Mbenda.
Dans un affront ouvert, il défie les chasseurs qui s'entêtent
à ne pas plier l'échine. La pression de Moudiki décide le
chef qui formule finalement la doléance de la communauté aux
colons. Mais ceux-ci refusent de céder :
« Tu ne l'auras pas, ton sel54 pour la
tribu. Nous ne vous devons rien. Nous venons ici chasser des singes qui
n'appartiennent à personne. D'ailleurs sans nous et nos fusils,
54- Le locuteur parle de sel parce que dans sa requête,
le Chef Mbaka a réclamé de l'argent pour acheter du sel pour la
communauté (FAM, 11).
51
la colonie des singes de votre forêt vous causerait
bien du tort jusque dans votre village. Nous sommes des bienfaiteurs, et c'est
vous, au contraire, qui devriez penser à nous payer quelque chose, au
lieu de nous faire perdre notre temps alors que nous avons faim... »
(FAM, 13).
Cette réaction irrite profondément Mbenda qui sort
de sa réserve. Il le confirme en déclarant :
« Vous faire perdre votre temps ? Parce que vous avez
des fusils, vous croyez que nous aurons peur de vous demander de nous
dédommager si vous venez chasser dans notre forêt ? Eh bien, je
vous déclare que vous ne partirez pas d'ici avec ces singes, si vous ne
faites pas comme vous le demande le chef Mbaka... » (FAM, 14).
La dureté du ton de ce propos traduit le souci de
défendre l'orgueil et l'identité transmis par les ancêtres.
L'intérêt porté à la défense du patrimoine
communautaire est si grand que tout le village se désole de l'attitude
d'Agatha qui a eu l'impudence d'aller avec « n'importe qui
». Le narrateur l'approuve :
« Personne chez nous ne lui pardonnait. [...] Elle
avait été une affaire dégoûtante. Je me souviens, en
entendant Maa Médi me [...] rappeler [l'histoire], de la honte que nous
avions tous eues à l'idée qu'une descendance de Bilé, fils
de Bessengué, s'était abaissée à ce point,
entraînant dans l'ignominie le souvenir de l'ancêtre
irremplaçable. [...] c'est vrai, Maa, dis-je, c'est vrai, j'avais
oublié tout cela » (FAM, 22).
Il est donc clair que les Bonakwan éprouvent une grande
fierté d'eux-mêmes. Ceci se matérialise par le narcissisme
et l'entrain à défendre le patrimoine ancestral qui les
caractérisent. Ces attitudes particularisent l'endogamie car cette
institution préserve l'identité. On comprend alors pourquoi les
méfaits d'Agatha lui valent une punition.
Force est de constater que les relations intimes avec un
étranger sont proscrites dans l'univers de notre corpus. C'est pour
cette raison que la « justiciable »55 est
vivement raillée. Maa Médi est la première qui manifeste
son mépris lorsque, évoquant l'aventure avec Headman, elle avance
: « Dis moi qu'elle n'est pas [une fille perdue] » (FAM,
21).
Tout le village, à travers les rires de moquerie de
Dooh et ses amis, se joint à elle pour accabler Agatha. Cette
désapprobation se manifeste au lieu où l'automobile bleue
s'est
55- Bremond, Claude, Op.Cit., PP. 66-82 (Les justiciables,
selon la terminologie de Bremond, sont les mis en cause dans la violation d'un
interdit).
52
embourbée, à la suite de l'outrage de la
coupable. Cette réaction suscite la dérision que le narrateur
décrit ainsi : « Et la foule moqueuse se mit à rire,
rire jusqu'au point de décontenancer Agatha... » (FAM, 150).
Dans un autre contexte, on aurait vu les villageois affichant un regard envieux
à l'égard de leur congénère et ceci à cause
du confort dans lequel elle se retrouve. Que non ! Ils la vilipendent au
contraire.
Agatha, de même que sa lignée, est aussi mise en
quarantaine. Le fait qu'elle soit allée avec Headman est si honteux et
humiliant que les descendants de Bilé se désolidarisent de
l'arbre généalogique qui unit leur lignée à celle
de la traître :
« Dans notre village, nous étions
consolés en nous disant qu'après tout, les gens de chez Agatha
appartenaient à une branche de l'arbre généalogique tout
à fait différente de celle dont nous étions descendus.
Nous avions tenu bon dans cette façon d'expliquer les `' [bêtises]
des filles de Bonakamé» et face à cette philosophie... de
fuite, nous en étions peu à peu arrivés à
considérer que le scandale ne nous regardait que de loin »
(FAM, 22).
En somme, les contacts intimes avec un étranger sont
des liaisons dangereuses dans le roman de Bebey. L'endogamie que l'intrigue
promeut vise à sélectionner les conjoints à
épouser.
LE RESPECT DU CHOIX DES PARENTS.
CHAPITRE V :
53
La sécurisation du régime endogamique donne le
pouvoir aux parents de marier leur progéniture. C'est le cas dans le
roman de Francis Bebey. Le père de Mbenda avant de mourir, lui a
trouvé une femme même si celle-ci n'était pas encore
conçue. Cette dernière volonté est au centre des
préoccupations de toute l'intrigue car c'est elle qui
déchaîne les passions et permet le déploiement des actions
qui débouchent sur la malédiction de Mbenda qui viole cette loi
à travers une ruse bien concoctée. La prééminence
de cet élément dans le récit justifie la position de ce
chapitre. Puisque c'est le non-respect de cette dernière volonté
qui donne au roman tout son sens. Dès lors, il se pose le
problème de l'acceptation d'un conjoint choisi par des ascendants. En
effet, il est strictement interdit dans la société du texte de
désavouer le partenaire choisi par un parent. La violation de ce
principe se fait d'abord à travers l'opposition ouverte contre la
dernière volonté, ensuite l'adhésion hypocrite de
l'entêté et enfin les secondes noces en guise
d'expédient.
54
V.1- L'opposition ouverte contre la dernière
volonté.
La ruse de Mbenda commence par le fait qu'il minimise sans
détour Fanny, la fille choisie par son défunt père.
Celui-ci avant de rendre l'âme, a pris la peine de lui trouver une femme
même si celle-ci n'était pas encore née. C'est à
Tanga, son ami intime, qu'il s'est confié. C'est pour cette raison que
nous pensons qu'il s'agit d'une dernière volonté. En ces termes,
le défunt s'adresse à son ami : « Ecoute, Tanga, si
jamais l'une quelconque de tes femmes a une fille un jour, je t'en supplie,
donne la pour épouse à mon fils, tu m'entends, Tanga ? »
(FAM, 26). Le narrateur précise que : « Et Tanga avait
répondu oui en pleurant, voyant que son ami fermait les yeux pour de bon
» (FAM, 26-27). Les propos du mourant indiquent que, jusqu'alors,
Tanga n'avait pas encore un enfant de sexe féminin. Et Mbenda, à
ce moment n'avait que six ans. Il se rappelle des fiançailles entre lui
qui n'était qu'un gamin et une fille qui n'était même pas
encore conçue : « C'est ainsi qu'à l'âge de six
ans, je me trouvais déjà fiancé, bien que ma future femme
ne fut même pas encore conçue dans le ventre de sa mère.
» (FAM, 27).
Malgré la jeunesse de La Loi et
l'imprévisibilité de l'avenir - il pouvait ne pas avoir de fille
plus tard - Tanga ne dénie pas la dernière volonté de son
ami. Connaissant toute la sacralité d'un voeu formulé à
l'heure de la mort, il fait tout pour que celui-ci se réalise. Sa plus
grande contribution est avant tout celle de mettre au monde une fille.
S'étant rendu compte que ses deux épouses ne lui font que des
garçons, il est obligé de prendre une troisième femme,
qui, finalement, donne naissance à Fanny, sa première fille. La
quête d'un enfant de sexe féminin dure trois années ; ce
qui veut dire que l'opération n'a pas été facile. Le
narrateur explique :
« Quelques trois années passèrent,
avant [que ma fiancée] se montrât enfin au grand jour :
c'était Fanny, la première fille de la femme de Tanga, ou
plutôt de sa troisième femme ; car voyant qu'aucune des deux
épouses qu'il avait, lors de la mort de mon père, n'arrivait
à mettre de fille au monde, Tanga, par amitié pour mon
père, prit une troisième femme, qui lui donna finalement une
fiancée pour moi. » (FAM, 27).
Toutes les peines que Tanga s'est donné pour avoir une
fille justifient à suffisance la puissance de la « dernière
parole » et l'obligation d'honorer la mémoire des morts. Mbenda le
confirme : « Chez nous, le meilleur testament écrit n'avait
guère la force de la parole de l'homme devant la mort. La parole
signifie la vie, la vie qui continue, et que l'homme doit respecter à
tout moment, parce qu'elle est la seule chose d'ici-bas qui ne passe
guère » (FAM, 25).
55
Pourtant, La Loi désobéit avec ruse à son
père, même si on peut considérer que ses arguments ne sont
que des prétextes. Puisque la jeunesse de la fille et l'impatience qu'il
évoque, ne sont pas fondées. Il trouve que Fanny qui lui est
destinée est beaucoup plus jeune que lui. Car elle a treize ans tandis
qu'il en a vingt-deux. Il s'imagine que Agatha, pourtant vilipendée, qui
a dix-sept ans, lui convient mieux :
« Fanny avait maintenant treize ans. J'en avais
vingt-deux. Je me demande pourquoi je fis machinalement ce rapprochement,
mentalement, pour découvrir qu'Agatha, qui avait un peu plus de dix-sept
ans, me conviendrait certainement mieux, comme épouse, que Fanny. »
(FAM, 27).
Sa mère qui porte une grande attention sur lui parce
qu'elle ne veut pas qu'il dérape en déshonorant la mémoire
de son défunt époux, comprend l'alibi. Elle s'engage à
dissiper l'embarras de son fils au cours d'un échange:
« Tu sais, ce n'est pas parce qu'elle n'a que treize
ans que tu vas refuser de l'épouser... Au contraire, son âge est
un atout pour toi. Une femme, mon fils, ça se travaille.
Prends-là pendant qu'elle est encore toute petite, et tu auras tout le
temps de la façonner à ta manière, et d'en faire une
épouse tout à fait à ta convenance. A treize ans, elle
n'est pas trop jeune pour se marier, crois-moi » (FAM, 27).
Dans le strict souci de voir se concrétiser le voeu de
son défunt époux, Maa Médi va plus loin dans son
argumentaire en invitant son fils à la patience. Si celui-ci trouve que
Fanny est très jeune, rien ne l'empêche cependant d'attendre
quelques années, le temps qu'il estime déjà la fille plus
mature afin de l'épouser. L'insistance de la mère dévoile
en filigrane la sacralité de la dernière volonté. Pour
elle, quel que soit le temps que cela va prendre, le plus important c'est que
Mbenda se marie avec celle que son père a choisie. C'est pourquoi,
poursuivant sa réflexion, elle déclare : « Et puis,
dis-moi : Qu'est-ce qui te presse de te marier tout de suite ? Tu peux bien
attendre encore un an ou deux, et prendre femme lorsque Fanny aura quinze
ans... C'est l'âge que j'avais, moi-même, lorsque ton père
m'épousa... » (FAM, 28).
Maa Médi croit pouvoir infléchir la position de
son fils en l'invitant à la patience. Pourtant elle lui donne là
l'occasion de montrer qu'il ne peut plus attendre. Mbenda se saisit de la
proposition de sa mère comme une bouffée d'oxygène puisque
cet argument suscite en lui un autre prétexte. Il estime qu'il ne peut
plus attendre quelque temps avant de se marier. Sachant que le mariage a une
grande valeur dans son environnement, il croit que sa mère va
céder à son
56
voeu d'épouser Agatha sur le coup. Il ignore que le
problème n'est pas de se marier mais celui de savoir qui est-ce qu'il
doit épouser. Il se dévoile ainsi :
« C'était-là que commençaient
les divergences. C'est que je n'avais plus l'intention d'attendre un an ou deux
pour me marier. Je voulais le faire le plus tôt possible, je crois que je
l'aurais fait tout de suite, si Maa Médi m'avait donné
l'autorisation d'épouser Agatha Moudio » (FAM, 28).
Ces propos révèlent son irrespect
vis-à-vis des dernières paroles de son père ; il s'en
moque d'ailleurs. Selon lui, c'est sa mère qui est l'empêcheuse de
tourner en rond. Pourtant, celle-ci n'a pour seul souci que celui de voir le
voeu de son défunt mari se réaliser. Il confirme son
entêtement et le désaveu de la volonté de son père
en rétorquant à sa mère : « Si j'épouse
Fanny parce que je suis obligé de le faire, [...] eh bien, je le ferai,
Maa. Seulement que j'attende encore deux ans, je ne le voudrais pas »
(FAM, 28). Son seul souhait quand il s'entête c'est de ne pas
épouser Fanny mais plutôt Agatha même si son mariage avec
cette dernière déboucherait sur une fatalité. Il
s'accroche davantage sur son impatience pour discréditer Fanny :
« Je venais de fixer un point sur lequel je me
voulais intransigeant. J'espérais par là conduire ma mère
à admettre qu'il me fallait une femme tout de suite, et une femme qui en
fût déjà une, non une épouse-enfant [...] Je me dis
que cette "femme qui en fût déjà une" serait Agatha »
(FAM, 29).
Maa Médi comprend aussi cet autre alibi. C'est
pourquoi, très intelligemment et avec beaucoup de courtoisie, elle
rétorque : « Si tu la veux tout de suite, mon fils, rien de
plus simple, puisque son père n'attend qu'un mot de nous »
(FAM, 29).
Précédemment, on a vu que deux motifs la
motivaient à condamner la relation de Mbenda avec Agatha : le
caractère prostitué de cette dernière et ses rapports
intimes avec des infortunés et des étrangers. Un autre motif
vient se greffer à ceux-ci : le devoir de mémoire. Elle veut voir
traduite dans les faits la dernière volonté de son cher
époux. Pour cela, elle tient à écarter tout danger, toute
présence féminine qui peut détourner son fils :
« La position de Maa Médi était
nettement définie. Ma brave mère restait d'autant plus
fidèle à la dernière volonté de son mari, qu'elle
considérait Agatha comme la seule fille
au monde à qui je ne devrais jamais faire de
proposition de mariage. » (FAM, 29).
Pourtant, malgré tout, Mbenda s'enlise dans l'erreur et
la bêtise. Il cède au charme de la fille désavouée :
« Devant Agatha, je me sentais encore plus incapable que jamais de
suivre les conseils de ma mère. Elle m'ensorcelait,
littéralement... » (FAM, 30).
57
Le regret qu'il éprouve plus tard indique que rien ne
l'oblige à se marier plus tôt, surtout qu'il ne connaît rien
du mariage. Si aucune motivation ne peut justifier son impatience, on peut donc
conclure qu'il est tout simplement animé par le seul besoin de
désobéir à ses parents. Et c'est la raison pour laquelle
nous qualifions ses arguments de prétexte. Il l'approuve en ces termes
:
« Je ne sais pas, moi non plus, ce qui me pressait
tant. Aujourd'hui, cela me paraît même ridicule, que j'aie voulu
à tout prix me marier le plus tôt possible, juste au moment
où ma mère pensait le contraire : c'est d'autant plus ridicule,
que je ne savais pas très bien ce qu'un homme faisait d'une femme une
fois qu'il l'avait épousée ». (FAM, 28-29).
Malgré l'aveuglement de Mbenda par le charme d'Agatha,
il s'aperçoit qu'il ne peut faire fi de Fanny. Il feint d'obéir
à sa mère en optant pour une autre stratégie beaucoup plus
insidieuse qui limite ouvertement l'affrontement.
V.2- L'adhésion hypocrite de
l'entêté.
Persuadé qu'il ne peut convaincre sa mère,
Mbenda fait semblant de s'aligner. Il s'agit là d'une autre forme de
ruse. L'échec de la contestation ouverte conduit l'obstiné dans
une sorte d'hypocrisie. Il fait semblant d'obéir à ses parents en
feignant d'être d'accord avec les anciens de son village qui sont
chargés de rencontrer la famille de Fanny. Lorsque sa mère
l'informe qu'elle a vu le chef Mbaka pour qu'il mobilise ses pairs afin qu'ils
aillent rencontrer la famille de Fanny, Mbenda ne manifeste aucune
résistance. Seulement, on peut s'apercevoir que ce n'est pas de
gaieté de coeur qu'il adopte cette attitude. Pour lui, c'est un moyen de
se mettre à l'abri des haines et des tentatives de meurtre dont il peut
être victime. Surtout que parmi les anciens consultés pour la
cause, il y a Eya dont tout le monde redoute le pouvoir maléfique.
Pourtant, le chef Mbaka, en compagnie des autres, se montre très
démocrate quand il le reçoit pour un entretien pour avoir son
avis au sujet de leur intervention dans son mariage :
« Ecoute, fils, dit le chef, je dois t'annoncer tout
d'abord que l'esprit de ton père est présent ici, avec nous, en
ce moment même. Sache donc que nous ne faisons rien qui aille contre sa
volonté [...] nous allons te marier. C'est notre devoir de te marier,
comme cela a toujours été le devoir de la communauté de
marier ses enfants. Mais, si à l'exemple de certains jeunes gens
d'aujourd'hui, tu crois que tu peux mener à bien, tout seul, les
affaires de ton propre mariage, nous sommes, prêts à te laisser
les mains libres, et à ne plus nous occuper de toi dans ce
domaine-là » (FAM, 60).
58
La liberté que le chef laisse à Mbenda est
motivée par le fait que Maa Médi n'ait « pas
caché [son] inquiétude au sujet d'Agatha, et [qu'elle] lui [ait]
rappelé que la fille de Tanga [lui était] destinée »
(FAM, 59). Même si Mbenda pense que cette liberté est
« toute théorique » (FAM, 61), on ne peut pas manquer
de relever son désintérêt pour son mariage avec Fanny.
D'ailleurs, lui-même affirme que, n'eut été sa peur pour un
mauvais sort, il n'aurait pas admis la médiation des anciens ; et par
conséquent, il n'aurait pas épousé la fille de Tanga. Il
avoue en ces termes:
« Et puis, comment oser dire à ces gens graves
et décidés, que je voulais me passer d'eux ? Je vous dis qu'il y
avait-là, entre autres personnes, Eya, le terrible sorcier, le mari de
la mère Mauvais-Regard. Dire à tout le monde présent que
je refusais leur médiation, c'était presque sûrement signer
mon arrêt de mort » (FAM, 61).
Le choix que Mbenda opère dans l'alternative du chef
n'est pas de son initiative. Il est motivé, au cours de l'entretien
où tous les sept anciens sont-là, par le roi Salomon qui, d'un
geste discret de la tête, le lui a inspiré. Coincé
« au carrefour des temps anciens et modernes » (FAM, 61),
comme il le dit, il ne sait pas où donner la tête. Il sollicite du
regard le roi Salomon afin que celui-ci l'oriente dans son choix.
« Je pensai, dans mon for intérieur, que de
tous ces hommes groupés autour de moi, seul le roi Salomon pouvait
m'inspirer une certaine confiance [...]. Je tournai les yeux vers lui, comme
pour lui demander conseil. Il secoua affirmativement la tête, assez
légèrement pour que les autres ne voient pas, assez cependant
pour que je comprenne, et moi je devais me ranger à son avis, »
(FAM, 62).
C'est dire que, si le roi avait réagi
négativement, il se serait mis d'accord avec lui et n'aurait pas
cédé au choix de son père. Jusqu'à lors, son
engagement n'est pas total. Il prie Dieu pour que les négociations
engagées plus tard avec la famille de Fanny échouent. Pendant que
les pourparlers se déroulent et vont d'ailleurs bon train, il prie pour
qu'ils aboutissent à une impasse : soit que la famille de Tanga refuse
de se soumettre à la volonté d'Edimo, son père, soit
qu'elle complique la tâche au point de décourager Mbaka et les
autres :
« Les parents de Fanny pouvaient aussi bien refuser
notre mariage. Après tout, rien ne les forçaient à
l'accepter : les dernières volontés d'un homme qui n'était
pas de chez eux, ne pouvaient guère engager toute leur
communauté. `' Seigneur, souhaite-t-il, s'ils pouvaient seulement avoir
la bonne idée de refuser, ou de nous compliquer les choses à tel
point que nous soyons, nous-mêmes amenés à nous
désister...» » (FAM, 72).
59
Au moment où les négociations au sujet de la dot
sont de plus en plus houleuses et que les deux familles sont déjà
sur le point de s'entendre pour la somme et les cadeaux à verser, un
fait embarrassant vient perturber les pourparlers. Un des parents de Fanny
prend la parole et informe ceux de Mbenda que, parce qu'ils ont
traîné avant de venir demander leur fille en mariage, celle-ci est
déjà fiancée à Manfred Essombé, un jeune
homme de Bonapriso, vendeur à la « Compagnie Soudanaise »
(FAM, 81). Cette déclaration ravit Mbenda qui, parce que les
négociations allaient jusque-là bon train,
désespérait déjà. On peut l'entendre dans un regain
d'espoir et de joie s'exclamer : « tout espoir de me voir
débarrassé de Fanny n'était-il pas encore perdu ? »
(FAM, 81). Mais cette satisfaction est éphémère. Car
Mbenda qui voit dans les précédentes fiançailles une
entorse pour son mariage avec Fanny, est surpris de voir sa famille rembourser
la dot précédente. Et le mariage entre le fils d'Edimo et la
fille de Tanga est conclu. Mais Fanny continue d'habiter chez eux. Un soir
où Mbenda et ses amis se font raccompagner par la jeune fille au terme
d'une visite chez la belle-famille, on peut l'entendre se dire :
« De toute façon, Fanny était encore
une petite gamine, et je n'avais pas encore commencé à la
considérer comme une fille devant bientôt devenir mon
épouse. [...] Je ne pouvais pas dire que cette petite compagne timide
jusqu'au mutisme me ravit tellement le coeur. (FAM, 96-97).
Même le soir du kidnapping où, de son retour de
chez Agatha, il trouve Fanny et Maa Médi chez lui, il continue de
s'entêter. En le voyant, sa mère dit à la jeune
mariée : « Ma fille, [...], voici mon fils. C'est ton mari.
Reste ici avec lui, pour le servir et lui faire des enfants, beaucoup d'enfants
» (FAM, 101). Il réagit ainsi dans son for intérieur
:
« Je ne fis pas davantage attention à la
pauvre Fanny que lorsque j'allais voir ses parents, soit disant pour faire la
cour à ma fiancée. Pour moi, c'était une petite fille,
dont il fallait avant tout achever l'éducation en attendant que, plus
tard, elle se mit à me faire des enfants » (FAM, 101).
Il se dégage de ces propos un
désintérêt de Mbenda à l'égard de Fanny bien
que les deux soient mariés. Enfin, l'hypocrisie se manifeste à
travers le refus de tout contact sexuel avec l'épouse choisie. Ceci nous
amène à qualifier leur union de prétendu mariage. Car,
l'acte sexuel qui est le fondement de l'intimité d'un couple et d'un
mariage, puisque le but principal du mariage est la procréation, est
absent entre eux. Depuis que les deux sont mariés, il y a environ deux
ans, ils n'ont jamais connu ce type de plaisir, ceci à cause de Mbenda.
Il estime que sa
60
partenaire est une gamine et qu'il ne voudrait pas «
commettre un détournement de mineure » malgré les seize
ans de la jeune fille. Lui-même donne les raisons pour lesquelles il la
délaisse :
« Vous savez que je ne m'étais pas encore
proposé de faire un enfant avec cette enfant de seize ans à
peine. Elle avait beau être ma femme, je ne la connaissais pas davantage
pour cela. "Il faut attendre qu'elle soit plus grande ; me disais-je chaque
fois que je sentais une envie sérieuse de commettre un
détournement de mineure" » (FAM, 141).
Ce refus est une forme de contestation du choix de son
père tout comme la bigamie dans laquelle l'entêté se
retrouve.
V.3- Les secondes noces en guise
d'expédient.
Dans le but de détourner l'attention des siens, Mbenda
prend Agatha en secondes noces. Il adopte cette stratégie parce qu'elle
lui permettrait de se passer de Fanny sans que ses détracteurs ne s'en
aperçoivent. On se rappelle que la tante de cette dernière l'a
emmenée un soir, chacune d'elle chargée d'une grande valise, chez
son concubin sans que celui-ci s'y attende. Mais on ne pouvait parler en ce
moment de mariage puisque l'union ne s'était pas passée selon les
canons traditionnels. Le narrateur s'en souvient :
« En effet vous vous rappelez dans quelles
circonstances j'ai fini par épouser Agatha Moudio. Vous savez comment
elle-même était venue s'installer chez moi, à un moment
où je ne l'attendais plus, d'ailleurs [...] vous vous en souvenez. Et
lorsqu'elle vint chez moi un [...] soir, avec ses deux lourdes valises et
accompagnée par sa tante, elle se maria à la manière d'une
fille tout à fait libre de ses mouvements et de ses actes. »
(FAM, 197).
Mais la relation est normalisée peu après la
sortie de prison du père de la concubine. Ayant constaté,
après sa détention, que sa fille est « mariée »,
ce dernier réclame des présents qui tiennent lieu de dot :
« Dès le retour de Moudio, aussitôt
qu'il apprit que sa fille était mariée, il s'empressa de venir me
voir ; pour me souhaiter `' un bon mariage avec sa fille», et me demander
ce que je comptais faire à l'avenir. Cela voulait dire tout simplement
que je devais envisager l'avenir avec beaucoup de bouteilles et de cadeaux
destinés à mon beau-père : - Comment ? Tu me prends ma
fille, et je n'ai même pas bu une gorgée `' d'eau `' ? Me demanda
Moudio. » (FAM, 197-198).
Les cérémonies de pourparlers en vue de donner
ou de prendre une fille en mariage ne nécessitent pas toujours, dans le
contexte africain, la présence de tous les parents des deux parties. Un
seul individu, surtout du côté du prétendant, suffit pour
représenter les autres. On
61
peut considérer que le roi Salomon, qui accompagne
Mbenda pour aller remettre les cadeaux au père d'Agatha, est le
représentant des autres anciens de leur village. Le plus important, lors
de ce type de négociations, c'est la dot. Mbenda explique la
démarche qui les a conduits à normaliser sa relation avec la
fille de Moudio:
« C'est ainsi que le jour même, j'achetai un
pagne long et large, ainsi que deux bouteilles d'eau d'écosse, de la
célèbre marque Johnny Walker. Le soir, j'appelai le roi Salomon,
et ensemble, nous allâmes voir Moudio [...] » (FAM, 198).
Celui qui respecte cette démarche se sent
soulagé, fier d'avoir suivi les voies de la légitimation. Il
n'est plus considéré comme un « voleur de femme » ou
celui qui a pris « une fille perdu ». C'est ce qui arrive au
narrateur.
« Je venais de gagner la partie. Je savais que
désormais, personne dans ce village ne me refuserait d'être le
mari d'Agatha. [...] aussi, lorsqu'à son retour Moudio vint me voir pour
me demander `' une gorgée d'eau», considérai-je sa
démarche comme un véritable soulagement pour moi, plutôt
qu'un devoir à accomplir. La preuve était faite à
présent que je n'épousais pas `' une fille n'appartenant à
personne», comme des gens l'avaient dit volontiers chez nous.
J'étais heureux d'aller lui offrir les cadeaux que le roi Salomon et moi
avions apportés. » (FAM, 200-201).
La consécration de ce mariage se confirme lorsque la
famille de la fille exige qu'il verse une somme d'argent, devant servir de
montant de la dot, comme participation aux festivités
célébrant le retour de Moudio :
« Mon beau-père alla plus loin que je ne
l'avais prévu, car lui et ses gens m'obligèrent, en outre,
à contribuer en argent à la préparation des
festivités qui allaient avoir lieu pour saluer son retour au pays natal.
Lorsqu'il surent que j'allais le faire, ces braves gens de Bonakamé se
croisèrent les bras, en se disant que [...] ma contribution pouvait
équivaloir à la dot que j'aurais dù normalement payer pour
prendre Agatha... » (FAM, 201).
Il n'est pas donc erroné de parler de polygamie en ce
qui concerne la situation matrimoniale de la Loi. Puisque, si son mariage avec
Agatha est caractérisé de factice au début, il se
normalise par la suite comme nous venons de le démontrer. Seulement,
cette bigamie est un acte de désobéissance qui vise à
léser l'épouse choisie par le père. Il épouse
Agatha parce qu'il ne considère pas Fanny comme sa femme. Les
déboires qu'il rencontre dans son ménage à trois
justifient son mal-être.
62
De bout en bout, La Loi se distingue dans le récit
comme le personnage le plus récalcitrant. Son refus d'épouser la
fille que son père a choisie avant de mourir lui est grandement
préjudiciable. La stérilité dont il est victime est la
matérialisation de la malédiction dont il est victime. Dans un
milieu où la procréation constitue la raison d'être de tout
individu et même de tout mariage, Mbenda n'a pas fait d'enfant bien qu'il
ait épousé deux femmes fécondes. Ses deux mariages
s'avèrent donc inutiles. Son rêve de procréation, comme le
souligne Ndachi Tagne56, ne se réalise pas quand on sait
combien compte l'enfantement dans son environnement. L'enfant assure
l'intégrité, la pérennité de l'espèce
humaine et même l'immortalité. Les recherches de l'anthropologue
américain Bohannan, menées sur les cultures africaines, valident
cette affirmation :
« Ce n'est qu'en mettant au monde un enfant qu'une
femme devient authentiquement membre du groupe de parenté de son mari,
et ce n'est qu'à la naissance de l'enfant qu'un homme est assuré
de "l'immortalité" d'une position dans la généalogie de sa
lignée, ou même de sécurité et d'estime
auprès des membres les plus importants de sa communauté
»57.
Eboumbou, un des amis de Mbenda, soutient cette idée.
En réaction à Ekéké58 qui condamne la
polygamie parce que, dit-il, elle nécessite beaucoup de dépenses
; car entretenir plusieurs femmes n'est pas facile, il déclare :
« Il ne s'agit pas de les entretenir, [...], il s'agit simplement de
leur donner la chance de mener une vie de femme : être dans un foyer, y
faire des enfants pour la continuation nécessaire de l'espèce
humaine... » (FAM, 185). Ce propos encourage et célèbre
la polygamie parce qu'elle permet d'avoir un maximum d'enfants. Ce qui n'est
pas le cas pour La Loi. Son infertilité est un signe de colère de
ses ancêtres, représentés par son défunt
père.
L'importance de l'enfant dans le texte peut également
être considéré comme un élément justificatif
de la stérilité de Mbenda. Puisque dans un contexte où la
progéniture assure l'intégrité et une valeur sociale, la
stérilité s'apparente à la mort. David Ndachi Tagne
s'inscrit dans cette vision lorsqu'il pense que :
« Le caractère sacré de l'enfant en
tant que signe de vie dans une famille apparaît clairement dans le roman
camerounais, que le site soit exclusivement le village ou la ville
56- Confer introduction.
57- Bohannan, Paul, L'Afrique et les Africains, Paris,
Editions Inter-Nationales, 1969, P.240.
58- Ekéké est lui aussi un ami et même un
cousin de Mbenda (FAM, 184).
63
ou à cheval entre les deux univers. Un [homme]
n'a-t-il pas d'enfant que cela apparaît comme une malédiction
qu'il faut conjurer par tous les moyens. »59.
Ebélé Wei partage ce point de vue lorsqu'il
atteste que, chez les Duala, la naissance fait partie des cinq missions ou
fonctions du corps, et par conséquent d'un homme60. Pour
être plus précis, Ndachi Tagne s'inscrit dans cette logique et
affine sa pensée quand il déclare:
« Si l'on s'oppose au mariage de Mbenda avec Agatha,
c'est qu'elle a jusque-là mené une vie désinvolte qui
risquerait de l'empêcher d'avoir des enfants. [...]. Le drame de Mbenda
dans Le Fils d'Agatha Moudio, c'est que Fanny - qu'il
considérait comme étant trop jeune - et Agatha qu'il
épouse en secondes noces lui produiront toutes des enfants
adultérins. »61.
Le dépaysement du fils de Maa Médi à la
fin du récit est donc compréhensible : malgré son statut
de polygame, il n'a pas procréé. Il a été
prouvé qu'il n'est pas le géniteur des deux enfants qui ont vu le
jour dans son foyer. Le premier, à savoir la fille de Fanny, a pour
père Toko. Le second qui est un mulâtre est celui d'un Blanc.
L'amertume dans laquelle la dernière naissance le plonge, justifie son
désenchantement. Après la naissance du fils d'Agatha, il est
invité à attendre un mois pour voir si cet enfant prendrait la
« couleur définitive » (FAM, 206). Cette invitation
l'excite vivement : « Encore une fois, les événements me
forçaient ainsi à tourner mes yeux vers l'avenir. `' Mais quand
donc vivrai-je le présent complet ?» [Pensa-t-il] avec amertume
» (FAM, 205). Il dit « encore une fois » parce
qu'après la naissance de Adèle, le roi Salomon l'avait
consolé en lui faisant croire que : « mon fils, un enfant est
un enfant, [...]. Un enfant, c'est avant tout ce qu'il sera demain. Je te
répète, les yeux n'ont pas besoin de regarder derrière...
» (FAM, 146).
Pourtant, cette fois-ci, la situation est plus douloureuse
à supporter. C'est avec beaucoup d'angoisse et d'anxiété
qu'il s'en va rechercher du réconfort auprès de Salomon.
Après la confirmation de la mère Mauvais-Regard du fait qu'il
n'est pas le père de l'enfant d'Agatha, il raconte : « Je m'en
allai, la tête lourde, répéter au roi Salomon ce que je
venais d'apprendre. Que faire ? Lui demandai-je » (FAM, 206). Les
conseils et le réconfort que Salomon lui apporte à la fin du
récit montre qu'il est abattu :
59- Ndachi Tagne, David, Roman et réalités
camerounaises, Op.Cit., P.126.
60- Ebélé, Wei, Op.Cit., P.58.
61- Ndachi Tagne, David, Op.Cit., P.126.
64
« Allons, fils, remets-toi, [...] ; et puis regarde
donc les choses en face. Tu n'as pas le droit de te laisser abattre ainsi, toi.
La Loi, le plus fort des jeunes gens de chez nous. Et puis, tu sais, qu'il
vienne du ciel ou de l'enfer, un enfant c'est toujours un enfant. »
(FAM, 207).
Deux raisons peuvent justifier le dépaysement de
l'insoumis : d'abord l'adultère de ses épouses certes, ensuite et
surtout la stérilité dont-il est victime à la fin de son
aventure. Il s'en tire d'ailleurs comme le grand perdant. Il se souvient
amèrement des propos maléfiques tenus à son encontre par
sa mère après qu'il engage une vie de concubinage avec Agatha
: « Mon fils, me répétait-elle, c'est moi qui te le dis,
cette femme-là...elle t'en fera voir de toutes les couleurs »
(FAM, 208). Sa malédiction n'est pas seulement le fait de Maa
Médi ; la providence s'acharne aussi contre lui. Il pense qu'il a
été « trompé par le sort » (FAM, 208).
La Loi est donc victime d'une ironie du sort. Les regrets qui clôturent
l'intrigue sont une leçon qui invite les uns et les autres à
l'obéissance et surtout au respect du choix d'un conjoint fait par un
parent.
CONCLUSION GENERALE.
66
En conclusion générale, on constate que Francis
Bebey laisse transparaître son traditionalisme dans Le Fils d'Agatha
Moudio à travers les sanctions auxquelles il soumet les personnages
qui enfreignent les lois coutumières. Dans un style hautement
humoristique, il peint les ambiguïtés qui se sont installées
dans sa société au lendemain de l'indépendance de son
pays, le Cameroun. Il s'inscrit dans le sillage des auteurs, à l'instar
de Josette Ackad et David Ndachi Tagne, qui estiment que le contact entre le
Blanc et le Noir est la cause de l'immixtion de la thématique de la
transgression dans les oeuvres africaines. La colonisation impose aux
Africains, notamment les Sawa, les valeurs occidentales. Les cultures d'accueil
se trouvent dans une impasse où elles sont menacées
d'annihilation. L'écrivain se fait donc l'écho de ces traditions
si séculaires, en vouant à la déchéance les
personnages qui ne s'y conforment pas.
L'analyse de la question de la transgression des lois du
mariage à travers la trilogie « Interdiction - Violation -
Conséquence » a été bénéfique à
double titre : d'abord elle a permis de mettre ce travail en marge de la
mêlée des critiques qui perçoivent ce thème comme
une séquelle de la colonisation ; ensuite elle a permis d'analyser le
fonctionnement de ce phénomène à travers l'oeuvre qui a
servi de corpus. Car l'hypothèse, à savoir la transgression des
lois du mariage est le motif de la dégradation des personnages, exige
non seulement de démontrer l'enracinement de l'oeuvre dans la culture de
l'auteur, notamment la culture sawa, mais aussi, de décrire les rapports
entre les personnages, d'évaluer ceux-ci et d'étudier
l'enchaînement de leurs actions. D'où la convocation des grilles
telles que la sémiotique et la sémiologie d'une part et le
structuralisme génétique d'autre part.
L'intérêt scientifique d'une telle recherche est
double. Le sujet traitant d'une préoccupation d'emblée
anthropologique, livre aux chercheurs dans ce domaine des rudiments culturels
devant leur permettre de fonder leur recherche. Surtout pour ceux qui
travaillent sur la culture Sawa. Les littéraires qui
s'intéressent eux aussi à la thématique de la
transgression, pourront trouver dans ce mémoire les orientations
méthodologiques utiles à leur recherche.
L'organisation de ce travail en deux parties a permis de
sérier les valeurs transgressées en deux catégories. La
première invite à la discipline des comportements sexuels
individuels. Elle traite des lois qui sont plus souples et moins
contraignantes, c'est-à-dire des lois dont le respect dépend du
libre-arbitre. Dans cette logique, l'analyse s'est premièrement
intéressée à la stabilité des conjoints dans le
flirt. Le chapitre qui traite de cette valeur permet d'établir le
distinguo entre l'instabilité d'un marié
(l'infidélité) et celle d'un célibataire (la
frivolité). Il a été question ici de
67
montrer que la frivolité est condamnée
même quand les personnages ne sont pas mariés. Le deuxième
chapitre s'est attelé à démontrer que la virginité
de la jeune fille avant le mariage est recommandée. Le troisième
argumente l'éloge de la fidélité auquel l'oeuvre se livre.
Le souci de ce chapitre est donc de récuser l'infidélité.
En clair, l'oeuvre condamne les personnages frivoles, ceux qui forniquent et
ceux qui sont infidèles. La deuxième partie, quant à elle,
interroge les lois plus coercitives en raison du fait qu'elles ne
dépendent pas du self-control. Il s'agit de prouver l'implication
absolue de la communauté dans la dynamique des noces. Les valeurs
examinées ici démontrent qu'aucun mariage ne peut être fait
sans l'implication de la société et surtout des ascendants. Car
en Afrique, ce sont les familles qui se marient et non les individus. Ces lois
exaltent l'endogamie et le respect du choix d'un parent. Leur étude,
respectivement faite aux chapitres quatre et cinq, donne à constater que
le texte condamne l'exogamie et la contestation du conjoint choisi par un
parent. Il urge de signaler que la démarche discursive utilisée
est le raisonnement par l'absurde.
Les principaux coupables sont Agatha et Mbenda. Mais c'est le
cas de ce dernier qui est le plus marquant. Car en plus du fait qu'il soit le
personnage principal et le narrateur, les paradoxes que dégagent son
être et son faire, donnent à l'oeuvre tout son sens. Le premier
dérive de l'inadéquation entre ses actions et la signification de
son nom. « Mbenda » signifie « La Loi ». Ainsi on
se serait attendu que ce personnage incarne l'honnêteté, la
justice et le respect de la norme, fort du principe de corrélation qui
doit exister entre le nom et la destinée. Balzac commente ainsi ce
principe :
« Il [existe] une certaine harmonie entre la personne
et le nom. [...] Je ne voudrais pas prendre sur moi d'affirmer que les noms
n'exercent aucune influence sur la destinée. Entre le fait de la vie et
les noms des hommes, il est de secrètes et d'inexplicables concordances
[...] visibles qui surprennent... »62.
Or Mbenda se distingue plutôt par son hypocrisie, sa
désobéissance, son anticonformisme et son anti-loyalisme.
Le deuxième contraste se dégage du noeud et du
dénouement de l'intrigue. La lecture de l'oeuvre à travers les
approches susdites, donne à constater que malgré le
caractère homo- et intra-diégétique du narrateur, la
subjectivité de ses opinions ne domine pas, ni n'épouse celle de
l'auteur. La preuve, en tant que créateur de son intrigue, ce dernier a
voulu que le parcours de
62- Glaudes, Pierre et Reuter, Yves, Op.Cit., PP. 62-63.
68
son personnage principal, le narrateur, soit progressivement
dégradant au point de donner lieu à une déchéance
totale. Contrairement à ce qui transparaît très souvent
lorsque le narrateur est intra- et homo-diégétique, les points de
vue de Mbenda, puisqu'il s'agit de lui, contrastent avec ceux de l'auteur et
par conséquent, ne constituent pas des enseignements. La
désacralisation de La Loi à la fin du récit le postule
comme un « personnage négatif »63. Le
résumé de son anti-héroïsme peut être
appréhendé à travers le contraste entre le début et
la fin de l'intrigue.
Le culte que la tribu lui voue à l'incipit, est une
marque de sympathie et de gratitude qui témoigne du grand amour et de la
parfaite harmonie qui les unit. La loyauté et la justice qui lui sont
reconnues le consacrent comme un être intègre. Si du fait qu'il
n'est pas chef, il ne règne pas sur plusieurs villages comme ses antres,
il n'est pas à exclure l'hégémonie dont jouit son village
sur les autres grâce à sa force musculaire. Les parties de lutte
remportées - quand on sait combien compte cette épreuve dans les
villages d'Afrique - justifient fort opportunément sa mythification. Ses
exploits et son sacre sont ainsi peints par lui :
« Tous les habitants de notre village étaient
fiers de moi. Pensez donc : pour eux, je représentais des temps disparus
depuis longtemps dans la nuit sombre des ans et de l'injustice. J'étais
un vrai fils de Bilé fils de Bessengué, j'étais le fils de
ce village qui comptait un certain nombre de faits glorieux dans son
passé. Du reste, depuis trois ou quatre ans, les yeux de tout le monde
étaient braqués sur moi : les parties de luttes engagées
avec les villages des alentours m'avaient donné l'occasion de prouver ma
force musculaire, et j'étais en train d'entrer peu à peu dans la
légende, tout comme les grands lutteurs de chez nous qui m'avaient
précédés » (FAM, 14).
Comme le démontre cette illustration, les rapports
entre Mbenda et les siens sont excellents au début de l'intrigue. Rien
ne projette un signe de dysharmonie et de distorsion entre les relations.
Pourtant l'héroïsme du personnage, du fait d'une conduite
anti-conformiste, va glisser pour le laisser échoir à la
décadence et la disgrâce. Les raisons de cette dégradation
sont à chercher dans la violation de l'ordre établi. La
malédiction dont il est victime en est la conséquence la plus
saisissante. Elle réprime la transgression de la dernière
volonté de son défunt père. Celui-ci, en mourant, a pris
la peine de marier son unique fils. Malheureusement ce dernier a
contesté son choix malgré les conseils de sa mère. Ce qui
lui a valu un mariage angoissant et surtout sa stérilité, alors
qu'il a épousé deux femmes fécondes. Et que lui-même
n'est pas déclaré infertile. La première, Fanny ; celle
choisie par son père, et qu'il « épouse » à
regret et malgré lui, a fait un enfant adultérin avec son ami
intime Toko. La seconde, Agatha
63- Ibid, PP. 35-36.
69
Moudio, celle qu'il aime vraiment alors qu'elle est
détestée par tout le monde, fait un enfant mulâtre.
L'attitude de sa mère de même que celle des
autres à son égard, au dénouement, n'est pas des plus
réconfortants. Devant le sort qui éclabousse son fils tout en lui
extirpant la fierté d'être finalement grand-mère, Maa
Médi reste silencieuse et pantoise. La naissance, une fois de plus, dans
le foyer de son fils, d'un enfant adultérin, et de surcroît d'un
métisse, l'assomme littéralement. Elle est, peut-on le dire,
dépassée par les évènements et le silence en est la
meilleure forme d'expression. Elle n'est pas seule à s'émouvoir,
tout le village se sent aussi accablé :
« Il était là, tout blanc, avec de
longs cheveux défrisés. Agatha me regarda et baissa les yeux.
Elle ne savait que dire, Maa Médi non plus, Fanny non plus. Aucune
d'entre elles n'avait attendu un enfant aussi tout blanc. Dans le village on se
perdait en conjecture à propos de l'enfant d'Agatha... » (FAM,
204).
Pourtant au début de l'intrigue, la fierté de la
mère pour son brillant et vaillant garçon n'est pas à
démontrer. Les conseils qu'elle lui prodigue sans cesse
témoignent de la solide harmonie qui les unit. Il l'approuve
lui-même :
« J'étais un homme courageux et l'orgueil de
ma mère à qui l'on rapportait que j'étais le plus fort des
pécheurs de mon âge. Et depuis qu'elle me considérait comme
un homme un homme véritable, Maa Médi se faisait de moi une image
qu'elle voulait immuable :»que je demeure brave et honnête»
» (FAM, 24).
Le contraste relevé entre l'incipit et le
dénouement du récit fait penser à une ironie du sort dont
est victime le personnage principal de Francis Bebey. Ces deux contrastes
s'apparentent à la différence de sens qui est créatrice de
sens selon les sémioticiens. Car c'est dans cette ambiguïté
que se dégage la vision réelle de l'oeuvre et, qui dans le cas
d'espèce, est une vision traditionaliste. A cet effet, notre
étude valide les thèses de Glaudes et Reuter selon lesquelles
:
« Aucun récit n'est absolument `'neutre»,
car il propose une certaine représentation de la réalité,
parmi d'autres possibles , · à ce titre, il porte les marques
d'une vision du monde, qu'elles soient manifestes ou latentes , · ces
marques textuelles peuvent être analysées avec les instruments de
la linguistique et de la sémiotique , · elles se concentrent
pour une bonne part sur ces objets sémiologiques. Complexes que sont les
personnages, dans la mesure où ils figurent - directement ou
indirectement - des sujets, leurs conduites, leurs rapports aux autres et au
monde. »64
64 Glaudes, Pierre et Reuter, Yves, Le Personnage, Ibid,
PP. 63-64.
70
Tout compte fait, Le Fils d'Agatha Moudio est un
hymne à l'obéissance. C'est le culte du respect inconditionnel
des lois et normes qui régissent la société
traditionnelle.
BIBLIOGRAPHIE.
72 II
I- CORPUS
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Yaoundé, Editions Clé, 2001, Réedition.
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12- Mouralis, Bernard, Les Contes d'Amadou Koumba,
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19- Bernault, Florence, (dir.), Enfermement, prison et
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20-
III7
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roman, Paris, P.U.F., 1972.
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récit, Paris, Le Seuil, 1981, PP 66 - 81.
23- Dirkx, Paul, Sociologie de la littérature,
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32- Valette, Bernard, Le Roman : initiation aux
méthodes et aux techniques modernes d'analyse littéraire,
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33- Zeraffa, Michel, Roman et société,
Paris, P.U.F., 1971.
V- OUVRAGES GENERAUX
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Dalloz, 2002.
36- Bureau, René, Recherches et études
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37- Ebélé, Wei, Le Paradis tabou : autopsie
d'une culture assassinée, Douala, Editions Cerac, 1999.
38- Mey, Gerhard et Spirik, Hermann, La Famille africaine en
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Yaoundé, Presses Universitaires de Yaoundé, 2002.
40- Olawalé, Elias, La Nature du droit coutumier
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41- Rosny, Eric de, Les Yeux de ma chèvre,
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42- Yinda, Hélène, (dir.), Femmes
africaines, Yaoundé, Editions Sherpa, 2002.
VI- WEBBOGRAPHIE
74 IV
www.bebey.com
TABLE DES MATIERES.
76 VI
DEDICACE i
EXERGUE ii
REMERCIEMENTS iii
RESUME iv
ABSTRACT v
QUELQUES MOTS CLES vi
KEY WORDS vii
INTRODUCTION GENERALE. 7
PREMIERE PARTIE : LA DISCIPLINE DES COMPORTEMENTS
SEXUELS
INDIVIDUELS 15
CHAPITRE I : LA STABILITE DANS LE FLIRT.
17
I.1- Le rendez-vous problématique avec la
prostituée. 18
I.2- Le scandale du téméraire. 19
I.3- Le concubinage malgré tout. 22
CHAPITRE II : LA VIRGINITE DE LA FIANCEE.
27
II.1- La pratique sexuelle avant cours. 28
II.2- La proposition indécente faite par
l'impatiente 30
II.3- La grossesse de l'impudique. 33
CHAPITRE III : LA FIDELITE DES EPOUX. 37
III.1- Le secret préservé par le mari cocu.
38
III.2- L'angoisse due au forfait
révélé. 40
DEUXIEME PARTIE : L'IMPLICATION ABSOLUE DE LA
COMMUNAUTE 43
CHAPITRE IV : L'ENDOGAMIE. 45
IV.1- Le désaveu des relations intertribales.
46
IV.2- L'hostilité contre les unions interraciales.
47
VII
CHAPITRE V : LE RESPECT DU CHOIX DES PARENTS
52
V.1- L'opposition ouverte contre la dernière
volonté. 53
V.2- L'adhésion hypocrite de
l'entêté. 56
V.3- Les secondes noces en guise d'expédient.
59
CONCLUSION GENERALE. 64
BIBLIOGRAPHIE. I
TABLE DES MATIERES. V
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