3.3 L'enjeu du « savoir parental »
Pour Martine et Eva, si elles ne rapportent pas directement le
« savoir parental » au féminin, en revanche, elles le
rapportent à la biologie. Eva n'étant pas la génitrice
d'Esteban saurait moins que Martine. Mais dans leur raisonnement, puisqu'elles
rapportent le « savoir », plus précisément à la
grossesse, on peut aussi en déduire qu'elles le rapportent au
féminin. Pourquoi déclarer que Martine sait mieux d'Eva mais pas
que George ?
Dans le premier cas, il y a cohabitation. George ne peut pas
concurrencer directement Martine puisque leurs temps parentaux sont
séparés et l'exercice de leur parentalité s'exerce sur des
lieux différents. Sans doute les choses auraient-elles été
différentes si tous deux vivaient ensemble. De plus, la
société a assigné des rôles différents aux
femmes et aux hommes dans la parentalité en créant les concepts
de mère et de père. Martine et George sont donc tou-te-s les deux
parents mais en étant perçu-e-s comme différent-e-s et
complémentaires. Par ailleurs, Martine affirme leurs différences
de point de vue quand à l'éducation. Chacun-e peut revendiquer le
droit d'avoir Esteban chez lui/elle partiellement, principalement ou
exclusivement. Tant que ce droit n'est pas en danger, et avec un espace et un
temps parental (celui de George) sur lequel Martine n'a pas emprise (il et elle
ne vivent pas ensemble), il est sans doute plus simple pour elle de se placer
sur un pied d'égalité avec George et de négocier la
différence effective.
Eva, elle, n'a pas de rôle défini par la
société. « Mère sociale », «
deuxième maman » dénote un rôle qui se
rapporterait plus au féminin alors que « coparent »
neutralise le rôle en termes de genre. Elle doit donc se définir
par rapport à ce qui est connu comme étant de l'ordre de la
parentalité (les rôles de père et de mère) tout en
se différenciant du père et de la mère d'Esteban et
surtout de cette dernière avec qui elle cohabite. L'idéologie
actuelle de la famille est celle de la complémentarité des
parents, laquelle justifie les inégalités mais assigne aussi
à la différence. Et les prises de décision quant à
l'éducation engendrent souvent des conflits comme on peut le voir entre
les mères et les pères des familles rencontrées. Dire que
l'une sait mieux sur les choses importantes permet aussi d'éviter la
confrontation des points de vue et les conflits (si les deux points de vue se
valent) dans le couple. Couple dont le lien est à protéger car la
législation n'assurant aucun droit à Eva, seule Martine
décide du lien entre Eva et Esteban en cas de séparation.
Eva explique qu'elle accompagnait Martine pour rencontrer les
éventuels pères des enfants que Martine porterait mais
qu'aujourd'hui, Martine préfère qu'Eva les rencontre seule dans
un premier temps. Certaines conceptions de la parentalité ont donc
changé chez Martine. Pour Martine, dire qu'elle sera « en
retrait » par rapport aux enfants d'Eva, permet de justifier le
« retrait » d'Eva par rapport à Esteban. Pour Eva,
différencier la relation « construite » et la
relation « naturelle » qu'ont respectivement elle et Martine
par rapport à Esteban, permet également de justifier ces
nouvelles inégalités.
Les inégalités sont donc très fortes. Elles
se jouent tant au niveau du statut que des questions de genre. J'insisterai sur
les premières tout en prenant en compte les secondes.
Entre un parent statutaire et un parent non statutaire,
après la séparation, la gestion du droit de visite se fait dans
la sphère privée et l'Etat n'intervient pas. Mais même,
durant l'union, on ne peut pas revendiquer son point de vue de la même
manière. Si cette inégalité de « savoir » est
renvoyée au biologique et plus précisément si elle est
renvoyée à la grossesse, elle n'en est pas moins due au statut.
Lors des mouvements féministes, l'enjeu était de faire passer le
privé dans l'espace public à travers la politique afin de
défendre l'intérêt des dominé-e-s95. La
démocratisation passe par une égalité de droit et donc par
une reconnaissance de ces droits et statuts dans l'espace politique.
Dans le cas de George qui n'a pas été enceint
d'Esteban, il peut choisir sa manière d'exercer la parentalité
même en cas de désaccord avec la mère. Car l'Etat lui offre
50% de l'autorité parentale depuis 1987. Cependant, cela semble plus
difficile pour Maël car il passe moins de temps auprès de l'enfant.
Le temps parental est donc également une variable de
légitimité.
Dans la partie suivante, je souhaite étudier comment
les parents qui n'en ont pas le statut se font reconnaître et font
reconnaître leurs rôles. Au fil des rencontres, je me rendrai
compte que la définition même de « parent » n'est pas
évidente, qu'elle est multiple et qu'elle dépend beaucoup du
milieu et de l'enfant lui-même.
95 COMMAILLE Jacques, MARTIN Claude (1999), «
Les conditions d'une démocratisation de la vie privée », in
Borrillo Daniel, Fassin Eric, Iacub Marcela, Au-delà du PaCS :
l'expertise familiale à l'épreuve de l'homosexualité,
Paris, PUF, p.61-78.
|