Université de Paris Ouest Nanterre - La
Défense Unité de Formation et de Recherche en
Sciences Sociales et Administration Département Histoire
Retour sur des témoins oubliés : les
Sonderkommandos d'Auschwitz- Birkenau
(1942-1944).
Mémoire de master 1 présenté par Morgane
LOISELLE, Sous la direction de Madame le professeur Annette BECKER.
Sommaire
INTRODUCTION 5
PARTIE I Ecrire pour témoigner : saisir les faits relatifs
aux Sonderkommandos....... 16
Chapitre I Situer le témoignage 17
1. Comprendre les auteurs, définir le texte 17
2. Admettre l?impensable : que sait-on d?Auschwitz ? 20
3. Les critères de sélection au SK : entre logique
et paradoxe 23
Chapitre II Situer le lecteur 28
1. Définir les lieux, saisir son organisation 28
2. Retranscrire le travail des Sonderkommandos entre
art et littérature 31
3. Survivre au Sonderkommando : analyse des conditions
de vie des SK 37
PARTIE II Ecrire pour exister : saisir l?univers des
Sonderkommandos..................... 41
Chapitre I Le témoin instrumentaire 42
1. L?adresse au lecteur 42
2. Toucher le lecteur 45
3. Convaincre le lecteur 49
Chapitre II Les limites du témoignage 52
1. Autocritique des Sonderkommandos 52
2. Ecrire pour se justifier ? 55
3. La question de l?indicible. 59
CONCLUSION 62
SOURCES 71
BIBLIOGRAPHIE 76
« Peut-être y aura-t-il des soupçons, des
recherches faites par les historiens, mais il n?y aura pas de certitude parce
que nous détruirons les preuves en vous détruisant. Et
méme s?il devait subsister quelques preuves, et si quelques-uns d?entre
vous devaient survivre, les gens diront que les faits que vous racontez sont
trop monstrueux pour être crus [~] ».
Témoignage de Simon Wiesental rapporté par Primo
Levi, Les naufragés et les rescapés, Paris, Gallimard,
1989, p. 11.
Introduction
Unique par son ampleur et les moyens mis en oeuvres dans un
contexte de causalité idéologique, la Shoah1,
« offre » aux historiens une étude et une
interprétation historique sans cesse mouvante. D?une analyse
précise des documents écrits à l?écoute minutieuse
des témoignages oraux, l?enjeu historique a été et est
encore de transmettre, dans un souci de compréhension et de lutte contre
la négation du crime2, une mémoire «
collective3 ». Cependant, il semblerait aujourd?hui, que le
phénomène de commémoration et de transmission de la
Shoah ait freiné la recherche historique : l?enseignement et le
« devoir de mémoire4 » du génocide juif
permettent certes une reconstruction mémorielle de la Shoah
(autour des musées, des lieux de mémoires, des expositions)
mais ne génèrent plus de nouvelles discussions qui nous
permettraient de mieux comprendre le génocide. En réalité,
l?histoire semble se heurter au moralisme contemporain, qui tend à
mettre en avant le caractère purement émotionnel de
l?évènement sans en expliquer réellement les causes :
« Abandonnant le strict terrain de l?Histoire, la
Shoah se voit investie de «vérités
éternelles», offrant l?occasion d?un enseignement civique tous
azimuts. Instrumentalisée, cette mémoire collective dilue le
génocide dans une leçon sur la tolérance
[ · · ·]5 ».
1 Nous choisirons dans cette analyse l?emploi du
mot hébreu Shoah qui renvoie directement à
l?anéantissement et à la catastrophe contrairement au mot
d?origine grecque Holocauste qui désigne dans l?histoire
religieuse juive un sacrifice par le feu. Le mot Shoah, choisi par
David Ben Gourion pour sa dimension laïque afin de désigner le
génocide et fixer le jour de commémoration au calendrier
israélien (Yom Ha-Shoah), tend à remplacer celui
d?Holocauste dans l?espace francophone depuis l?oeuvre
cinématographique de Claude Lanzmann, Shoah
réalisé en 1985.
2 Le néologisme « négationnisme
» a été créé par l?historien Henry Rousso en
1987 afin de désigner correctement ceux qui nient la
réalité du génocide par la négation des faits comme
Henri Roques à l?inverse du « révisionnisme historique
» qui réexamine de façon scientifique les sources pour en
proposer une nouvelle interprétation.
3 Le terme « mémoire collective »
a été inventé par Maurice Halbwachs par opposition
à la notion de mémoire individuelle. La mémoire collective
est partagée, transmise et aussi construite par le groupe ou la
société moderne.
4 La notion ou l'expression de « devoir de
mémoire » apparaît comme un concept élaboré non
pas par les historiens mais par les hommes politiques et les médias,
afin de reconnaître la responsabilité de l?Etat français
dans les persécutions et la déportation des Juifs pendant la
Seconde Guerre mondiale. Cela passe ainsi par une série de
commémorations désignées par Georges Bensoussan comme des
« machines à oublier » de par leur caractère trop
émotionnelle qui pousse alors à l?interprétation.
5 Cité par Georges Bensoussan, dans «
Ailleurs, hier, autrement. Connaissance et reconnaissance du génocide
arménien », Revue d'histoire de la Shoah, n°177-178,
janvier-août 2003.
Dès lors, le problème que pose une telle «
leçon sur la tolérance » est le détournement
historique qui s?y inclut ipso facto : la Shoah
apparaît alors comme l?unique représentatrice6 du mal
absolu de notre histoire, où seul le souvenir de la souffrance juive
doit prévaloir au sein de la mémoire collective. Voilà
sans doute tout le problème que pose la dichotomie existante entre
mémoire et histoire : la mémoire procède par tri et
simplification mettant dès lors de côté une partie de
l?histoire. L?image du martyr juif, de la souffrance juive représente,
dans la mémoire collective, le génocide : il devient
l?élément de comparaison qui permettrait de prévoir les
nouvelles dérives. Pourtant, comme nous le rappelle le philosophe
Emmanuel Kattan :
« Si l?on veut exposer les dangers que comportent le
totalitarisme, les dérives du racisme et de la haine, il convient
d?évoquer également d?autres évènements que la
Shoah. Si nous voulons être en mesure de déceler
l?injustice dans la multiplicité de ses dimensions, la prudence exige
que nous développions un sens historique plus profond, que nous
reconnaissions, dans chacune de leurs variations, les expressions du mal qui
balisent notre histoire7 ».
Il est possible alors, que la Shoah, en
monopolisant8 et en exploitant9 le concept de douleur
collective à travers l?expérience du génocide des juifs,
détourne notre regard sur l?histoire : le sentiment, l?affect, influent
sur notre vision des choses et nous empêchent de comprendre au mieux le
coeur de l?évènement. L?émotion rend en effet, inefficace
l?analyse sur le plan politique et donc mémoriel10 où
seule la finalité de l?évènement est
décriée.
Pourtant, les premières recherches effectuées
par Raul Hilberg11 et Léon Poliakov12 ont su
ouvrir la voie à une infinité de travaux et d?analyses sur les
fondements et les origines de la Shoah, mais celles-ci semblent aussi
mettre en évidence ce retard existant autour de l?étude du
génocide en soi13, plus précisément des
mécanismes de mise à mort ayant concrétisé le
6 De ce fait, les génocides
Arméniens, Ukrainien, Cambodgien, Rwandais, demeurent des
évènements incomparables avec le génocide des Juifs
d?Europe. Cette idée est développée par Enzo Traverso,
« La singularité d?Auschwitz. Hypothèses, problèmes
et dérives de la recherche historique », in Coquio, Parler des
camps, penser les génocides, Paris, Albin Michel, 1999, p.
128-140.
7 Emmanuel Kattan, Penser le devoir de
mémoire, Paris, PUF, 2002, p.78.
8 Voir l?ouvrage de Jean-Michel Chaumont, La
Concurrence des victimes. Génocide, identité,
reconnaissance, Paris, La Découverte, 1997.
9 Voir l?ouvrage controversé de l?historien
américain Norman G. Finkelstein, L'Industrie de l'Holocauste :
réflexions sur l'exploitation de la souffrance des juifs, Paris, La
Fabrique, 2001.
10 Lorsque l?on étudie la Shoah, on se
rend compte très vite, que les concepts très
problématiques fixés autour de l?individu dans l?Etat ont
été mis de côtés, alors qu?ils sont primordiaux pour
comprendre l?histoire de la Shoah.
11 N?ayant de cesse d?être repris et
approfondi, La destruction des Juifs d'Europe a été
publié pour la première fois en 1961.
12 Bréviaire de la haine : Le IIIe Reich et
les Juifs fût publié pour la première fois en 1951.
13 Ce sujet semble intéresser
majoritairement les historiens soutenant des thèses
révisionnistes, voire, négationnistes ; The Journal of
Historical Review génère par exemple, un débat
permanent sur la Shoah en remettant en cause les témoignages ou
en minimisant le travail effectué dans les camps. Robert Faurisson se
fait d?ailleurs connaître du grand public en affirmant par une lettre
ouverte publiée dans Le Monde et intitulée « Le
problème des chambres à gaz, ou la rumeur d'Auschwitz »
que les chambres à gaz tout comme le génocide lui-
programme de la « Solution finale »14. Cette
absence d?étude semble soulever une problématique majeure :
peut-on historiciser15 la dernière étape de la
Solution finale ?
Voilà, très certainement, l?enjeu de ce
mémoire aujourd?hui : c?est en plongeant au centre de l?univers de mise
à mort nazi, que nous allons tenter d?en comprendre son fonctionnement
et ses rouages.
Comment dès lors, alors que nous rentrons au coeur du
processus institutionnel et industriel du génocide lui-même, ne
pas s?intéresser de plus près aux « témoins » de
l?extermination, à savoir les Sonderkommandos16
eux-mêmes ? Et comment ne pas limiter cette étude à
l?immense complexe qu?est Auschwitz-Birkenau17, devenu au fil du
temps une véritable métonymie de la Shoah ?
La reconstruction de l?histoire du génocide, ne peut se
faire sans une étude précise des Sonderkommandos.
Ce nom de code, que l?on traduit par « commando
spécial18 » s?appliquait à divers programmes bien
distincts19 et successifs qu?il convient de situer : dans le premier
cas, les nazis avaient baptisé ainsi la police juive, responsable du
maintien de l?ordre dans le ghetto de Lodz. Dans le second, cette appellation
servait aussi à désigner une dizaine d?unités SS, alors
affectées à des tâches précises liées
à l?extermination et en partie intégrées aux unités
mobiles de tuerie : les Einsatzgruppen20. Ces
SS Sonderkommandos, composés alors d?Allemands et appartenant
à la bureaucratie nazie, possédaient à eux seuls, le
pouvoir de décider et d?exécuter. Aussi, l?utilisation du terme
« Sonderkommando » ou encore « Einsatzgruppen
», témoigne avant tout d?un euphémisme radical
où réside la volonté de camoufler le meurtre commis.
Un corrélat important est ici à définir :
la politique génocidaire nazie qui s?est construite dans le
désordre le plus complet (à travers les massacres sanglants
perpétrés en Europe de l?Est), a dû revoir son
système de fonctionnement en reprenant un certain ordre basé sur
les avancées technologiques et industrielles. Il semblerait alors que le
Sonderkommando formé à
même ne seraient quun sombre mensonge «
permettant une gigantesque escroquerie politico-financière dont
l'État d'Israël est le principal bénéficiaire».
Voir l?ouvrage publié et non diffusé de Robert Faurisson,
Ecrits révisionnistes (1974-1998), ed. privée hors
commerce, 1999.
14 La « Solution finale », est le nom de
code nazi pour la destruction délibérée et
programmée, des Juifs d'Europe. La Conférence de Wannsee du 20
janvier 1942, a permis de déterminer la façon dont la solution du
« problème juif », par des assassinats de masse, serait
transmise aux ministères et fonctionnaires concernés.
15 Autrement dit, peut-on faire l?étude du
concept sans effectuer une simple représentation des chambres à
gaz ?
16 Ce terme sera bien entendu, définit plus bas
pour des raisons de commodité.
17 Auschwitz-Birkenau, situé au coeur de
l?Europe, est principalement constitué de trois camps : Auschwitz I,
camp de concentration, Auschwitz II (Auschwitz-Birkenau) camp de concentration
et centre de mise à mort et Auschwitz III (Auschwitz-Monowitz) camp de
travail pour différentes usines.
18 L?appellation Sonderkommando est
composée de deux termes : le « Kommando » qui
appartient au jargon militaire et l?adjectif « Sonder »
signifiant en allemand « spécial ».
19 Israël Gutman, Encyclopedia of the
Holocaust, Vol. 4, New York, Macmillan Publishing Company, 1990, p.
1378.
20 De juin à novembre 1941, ces
opérations mobiles de tueries ont fusillé plus d?un million de
personnes, puis 400 000 autres l?année suivante.
Auschwitz, soit apparu progressivement et parallèlement
au développement technique des structures d?extermination, à
travers un système qui s?est substitué aux SS Sonderkommandos
et aux Einsatzgruppen.
Ce « perfectionnement », résulte aussi du
choix d?écarter le plus possible les Allemands de la mise en oeuvre de
la Solution finale, à la suite de l?expérience acquise à
travers la première phase de la politique d?extermination
réalisée par les Einsatzgruppen21 où
« l?exécution des Juifs a parfois atteint de telles proportions que
même les membres des Einsatzkommandos ont soufferts de
dépression nerveuse22 ».
Aussi, la dernière notion du terme
Sonderkommando23 qui fait l?objet de notre analyse
aujourd?hui, arrive parfaitement à son paroxysme lorsqu?elle s?applique
au camp d?Auschwitz : c?est par astreinte que des « équipes
spéciales » constituées principalement de détenus
juifs, ont été chargées par les SS, dès juillet
194224, de vider les chambres à gaz et de brûler les
corps des victimes, avant d?être éliminées à leur
tour au bout de quelques mois. Maintenus dans l?avilissement le plus total, les
membres du Sonderkommando sont devenus, malgré eux, les «
collaborateurs » forcés de l?extermination. C?est en étant
chargés du fonctionnement de l?appareil d?extermination, en étant
les premiers et les derniers témoins du mal absolu que très peu
ont survécu : la quasi-totalité d?entre eux25 fut
assassinée par les SS des camps afin d?éradiquer la moindre
possibilité de témoignages.
Il apparaît alors invraisemblable, que certains d?entre
eux aient pu laisser, alors même que l?extermination se produisait, une
trace écrite du crime perpétré : l?écriture de ce
mémoire a ainsi été motivée par la puissance
inaliénable des écrits enfouis et retrouvés26
après la guerre sous le sol d?Auschwitz, de Zalmen Gradowski, Lejb
Langfus et Zalmen Lewental, tous trois
21 Voir l?ouvrage de Christian Ingrao, Croire et
détruire. Les intellectuels dans la machine de guerre SS, Paris,
Fayard, 2010.
22 Citation extraite du journal Völkischer
Beobachter le 30 avril 1942 et rapporté par Saul Friedländer,
Les Années d'Extermination. L'Allemagne nazie et les Juifs,
1939-1945, Editions du Seuil, 2008, p. 427.
23 Le « Sonderkommando » est le
nom donné, dans le cadre des camps d?Auschwitz et de Majdanek, aux
équipes de travail affectées au quartier des chambres à
gaz et des crématoires. Cette appellation est reprise sous le nom
Todeskommando (le kommando de la mort) dans les camps de
Treblinka, Sobibor et de Belzec. Il convient de se rapporter à la
définition précise, donnée par Yad Vashem alors disponible
en annexe.
24 Le premier Sonderkommando à
Auschwitz fut créé le 4 juillet 1942, lors de la sélection
d?un convoi de juifs slovaques pour la chambre à gaz.
25 Pendant la période de fonctionnement des
installations d?anéantissements du printemps 1942 à novembre
1944, environ 2 000 hommes participèrent à ces «
équipes spéciales » dont les effectifs fluctuaient selon les
besoins, pouvant atteindre plusieurs centaines de prisonniers (près de
860 durant l?été 1944 lors de l?arrivage massif des juifs
hongrois). Sur une estimation de 1000 membres qui composaient le
Sonderkommando en septembre 1944, seul 90 auraient survécus.
Voir l?étude de Georges Bensoussan (dir.), Des voix sous la cendre.
Manuscrits des Sonderkommandos d'Auschwitz-Birkenau, Paris,
Calmann-Lévy, 2005, p. 9.
26 Les Meguilots (rouleaux) d?Auschwitz
(appelés ainsi en référence aux Meguilots de la
Bible hébraïque, rappelant notamment les rouleaux des «
Lamentations de Jérémie ») ont été
retrouvés sous la terre de Birkenau dès février 1945 en ce
qui concerne Zalmen Gradowski et Lejb Langfus. Une lettre a été
retrouvée la même année, celle-ci étant
attribuée à Haïm Herman. C?est en 1961, que le texte de
Zalmen Lewental est retrouvé. Il faudra attendre l?année 1980
pour découvrir une seconde lettre attribuée alors à Marcel
Nadsari. A l?exception de la lettre d?Herman écrite en français
et de celle de Nadsari en grec, tous les autres manuscrits sont
rédigés dans la langue yiddish.
rassemblés dans l?ouvrage Des Voix sous la
cendre27. Les témoignages de ces hommes placés
« comme gardiens aux portes de l?enfer28 », livrent
au-delà des informations factuelles brutes, une incroyable vision
interne du camp d?extermination d?Auschwitz. Là oü l?on pensait y
voir des descriptions écrites dans l?urgence extreme, se trouvent des
récits diverses dans leur forme et dans leur style, avant tout
encrés dans le désir d?aller prouver à la
postérité la réalité de l?extermination.
L?historien doit donc y voir un document de premier ordre puisque ces
témoignages fournissent des détails précis et
détaillés, sur le fonctionnement des centres de mise à
mort, en particulier sur celui de Birkenau. Ces documents permettent aussi
à l?historien de mieux saisir l?univers de ces hommes, contraints
malgré eux, de servir leurs bourreaux. Ainsi, ces écrits avec les
quatre photos29 prises clandestinement à Auschwitz,
constituent la seule et unique trace de ce que fût l?action
génocidaire nazie au moment méme oü les atrocités se
produisaient. Ils n?étaient donc soumis à aucun impératif
: là est la fine barrière existante entre celui qui
témoigne au moment des faits, et celui qui prend parole une fois les
évènements passés. Le fait de choisir le mot «
témoin » dans le titre de ce mémoire, prend ici tout son
sens : les Sonderkommandos, sont devenus les « spectateurs »
de l?horreur, les « Geheimnisträger30 » de
l?abjection, les qualifier de témoins, c?est admettre que leurs
témoignages ont une valeur pleinement historique.
Il était donc normal, que cette analyse commence
à l?année 1942 : date à laquelle a non seulement
commencé le travail de Zalmen Gradowski, Lejb Langfus et Zalmen
Gradowski au camp d?Auschwitz-Birkenau, mais aussi, le moment où ils ont
intronisé le travail d?écriture. Le choix de clôturer cette
analyse à la fin de l?année 1944 est naturellement lié
à la mort des auteurs qui ont su jusqu?au dernier moment décrire,
raconter, transmettre, l?horreur de leur quotidien. Il n?y a eu de fait, aucune
« distance mémorielle » entre la réalité
vécue par ces hommes et la formulation qu?ils en ont donnée.
Aussi, le fait d?analyser précisément dans ce
mémoire, les récits de ces Sonderkommandos,
résulte avant tout d?un désir idéaliste et surtout
personnel : ces témoignages encore méconnus non pas,
évidemment, des historiens mais des jeunes générations,
doivent être absolument étudiés et diffusés bien
plus largement aux sphères externes de la recherche historique, au sens
où ils diffusent incommensurablement des valeurs universelles de paix,
de tolérance et de justice.
27 Georges Bensoussan (dir.), Des voix sous la
cendre. Manuscrits des Sonderkommandos d'Auschwitz-Birkenau, Paris,
Calmann-Lévy, 2005. Cet ouvrage est une réédition revue,
corrigée et augmentée du n° spécial sur les
écrits des Sonderkommandos : « Des voix sous la cendre.
Manuscrits des Sonderkommandos d?AuschwitzBirkenau », Revue d'histoire
de la Shoah - Le Monde juif, Paris, CDJC, numéro 171, Janvier-Avril
2001.
28 Citation emprunté à Zalmen Gradowski,
Des voix sous la cendre, op.cit., p. 119.
29 En août 1944, les membres du
Sonderkommando d?Auschwitz-Birkenau réussissent à
photographier le processus d?extermination aux abords du crématoire V de
Birkenau. Georges Didi-Huberman dans Images malgré tout offre
une réflexion extraordinaire sur la portée de tels documents dans
la recherche historique. Georges Didi-Huberman, Images malgré
tout, Paris, Ed. de Minuit, 2003.
30 Littéralement « Les porteurs de secrets
».
Pourtant, l?histoire de ces hommes et plus largement des
Sonderkommandos d?Auschwitz, demeure un paradoxe certain de
la mémoire du génocide : la « collaboration " forcée
des Juifs à leur propre extermination empêche, en raison du
caractère complexe qui pèse sur eux, leur pleine
intégration au sein de la mémoire collective.
Il apparaît en effet encore bien difficile de concevoir,
lorsque le souvenir du génocide constitue bien souvent le coeur de
l?identité juive, que des juifs, méme malgré eux, ait pu
participer au processus d?extermination mis en place par l?Allemagne nazie. Il
y a eu de fait une « rétention31 ", en raison des
difficultés rencontrées encore aujourd?hui, autour de la question
de cette « participation " forcée. Cette « collaboration "
forcée a été soumise à toute une série
d?aprioris et d?amalgames, qui pour la plupart, ont été
véhiculés par les propres déportés eux-mêmes.
On a ainsi laissé la place à toute une série de rumeurs
alimentées par la terreur de ce qu?ils ont fait, empêchant alors,
une réelle compréhension de ce que fût le processus
génocidaire. Dès lors, certains philosophes et écrivains
se sont refusés à prendre en compte les écrits et les
témoignages des Sonderkommandos.
Primo Lévi explique de fait :
« D?hommes qui ont connu cette extrême destitution
de la dignité humaine, on ne peut attendre une déposition au sens
judiciaire du terme, mais quelque chose qui tient de la lamentation, du
blasphème, de l?expiation et du besoin de se justifier, de se
récupérer eux-mêmes. [...] Il nous faut attendre d?eux
l?épanchement libérateur plutôt qu?une vérité
à face de Méduse32. "
En réalité, ce qu?affirme Lévi et qui se
retrouve chez une grande partie des penseurs de cette période,
témoigne avant tout du manque total d?information33 circulant
sur les Sonderkommandos. L?on voit alors en ces hommes des êtres
dépourvus de toute humanité, pleinement liés, et de
façon volontaire, aux bourreaux. La méconnaissance des faits est
avant tout liée au cloisonnement des témoignages où les
membres survivants du Sonderkommando, alors peu nombreux à leur
retour des camps, ne sont entendus que dans une sphère totalement
privée34 : Miklos Nyisli en tant que médecin
affecté au Sonderkommando a été le premier
à témoigner en 1951, s?en suit, les témoignages de Szlama
Dragon, Alter Feinsilber et Henryk
31 Terme employé par Philippe Mesnard, «
Écritures d'après Auschwitz ", in L'extrême dans
la littérature, Letras Libres, 2007, n° 53.
32 Primo Levi, Les naufragés et les
rescapés. Quarante ans après Auschwitz, Paris, Gallimard,
1989, p.53.
33 Seul le témoignage de Miklos Nyisli,
médecin juif hongrois affecté au Sonderkommando
d?Auschwitz, avait été publié : la revue Les Temps
modernes publie, en deux fois, le récit de son expérience
(n° 65 et 66, mars et avril 1951).
34 Il en a été de même pour les
déportés de l?univers concentrationnaire. Le procès
d?Adolphe Eichmann en 1961 marquera alors un tournant décisif pour les
déportés au sens où il inaugure une nouvelle dimension du
témoignage : celle du « témoin-moral ". Cette idée a
été définie par Avishai Margalit, dans
L'éthique du souvenir, Paris, Climat, 2006, p. 159-190.
Tauber au procès de Cracovie35 de 1945, puis
Filip Muller et Milton Buki au procès de Francfort36 en 1964.
Sans compter que la méfiance37 des sociétés de
l?après Shoah à l?égard des survivants du
génocide ayant été accusés de « collaboration
» avec l?ennemi nazi, a suscité le silence des
Sonderkommandos. Il aura alors fallu une force de courage
exceptionnelle à Filip Müller38, pour sortir de cette
sphère privée, et pour écrire en 1979, ce qu?il a vu et
été obligé de faire à Auschwitz alors que personne
ne parlait ouvertement des Sonderkommandos.
Seul Claude Lanzmann, six ans plus tard, dans son film
documentaire Shoah39, lève le voile sur
l?histoire de ces hommes. Mais les écrits retrouvés sous le sol
d?Auschwitz, ne sont que furtivement évoqués alors qu?il s?agit,
certes, d?un témoignage sur ce que fût la dernière
étape de la Solution finale, mais aussi, et surtout, une incroyable
source d?information sur le monde qui était le leur. Les manuscrits nous
permettent de mieux saisir les pensées, les souffrances et les tourments
de ces hommes qui tendent à contredire cette image négative
portée à leur encontre.
Pourtant, force est de constater, que l?historiographie se
détourne totalement de ce sujet. Cette catégorie de prisonniers
affectés aux commandos des crématoires, n'ont, en effet, pas
suscité le même intérêt historique que les autres
prisonniers. Dès lors, excepté leur publication40 et
leur traduction, les écrits de Zalmen Gradowski, Lejb Langfus et Zalmen
Lewental, n?ont soulevé que très peu d?intérêt. Ber
Mark41 a ainsi été le premier à s?attacher
à la portée de ces textes, en consacrant un ouvrage à la
Résistance juive à Auschwitz. Il a ainsi été
soucieux des diverses informations contenues dans ces témoignages,
autour de la révolte42 des
35 Ces dépositions confirment, entre autres,
l'intensité du massacre des Juifs de Hongrie au printemps 1944. Tout
cela est malheureusement à resituer dans un contexte précis : ces
témoignages n?ont su trouver écho qu?auprès des personnes
comprenant la langue du procès : le Polonais. Il faudra attendre 2005
pour qu?une traduction française voit le jour.
36 L?une des particularités essentielle de
ce procès, outre sa durée et donc la quantité
d?informations qu?il contient, était que des Allemands y jugeaient des
Allemands. Les dépositions des Sonderkommandos sont donc
relatives.
37 Voir l?ouvrage d?Annette Wieviorka,
L'ère du témoin, Paris, Plon, 1998,
(réédition Hachettes littératures, 2009).
38 Juif Slovaque déporté à
Auschwitz au printemps 1942, Filip Müller témoigne en tant que
déporté membre d?un Sonderkommando dans son livre paru
en 1979, Trois ans dans une chambre à gaz d'Auschwitz, traduit
de l?allemand, Paris, Pygmalion, 1980.
39 Au cours de l?été 1973,
l'idée d'un documentaire unique prend forme. Ce projet, commandé
par le ministre des affaires étrangères israélien, allait
mettre douze années à se réaliser avant de s'afficher sur
les écrans du monde entier en 1985 : c?est Shoah de Claude
Lanzmann.
40 Une première édition est parue en
Israël en 1965, puis en 1977 mais uniquement en écriture yiddish.
Il faudra attendre l?année 1970 pour que la direction du musée
d?Auschwitz-Birkenau publie dans un même ouvrage les manuscrits des
Sonderkommandos en Polonais, puis en allemand (1972) et en anglais
(1973).
41 Intitulé Meggillah d'Auschwitz
(Le Rouleau d?Auschwitz), l?ouvrage de Ber Mark publié en 1977, retrace
toutes les formes de résistance qui ont pu exister à Auschwitz et
dans ses camps annexes. Son étude a ainsi été traduite en
français sous le titre : Des voix dans la nuit : la
résistance juive à Auschwitz, Paris, Plon, 1982.
42 Les membres du Sonderkommando furent
les seuls détenus du camp d?Auschwitz à s?être
soulevés en octobre 1944. Il est presque invraisemblable d?imaginer
qu?une telle action puisse avoir eu lieu. Malgré l?échec, la
révolte du Sonderkommando est un symbole puissant de
l?opposition Juive à l'extermination.
Sonderkommandos. C?est à travers ce travail de
recherche, suivies de nombreux témoignages et documents d?archives, que
le lecteur français a pu découvrir pour la première fois,
les manuscrits de ces Sonderkommandos. Mais il faut reconnaître
que cet ouvrage se fixe avant tout autour des passages relatant les moments de
révolte, de résistance au sein du camp. Il n y a pas une
réelle réflexion portée sur les manuscrits. Krystina
Oleksy43 en 1994, de la direction du Musée d?Etat d?Auschwitz
et Birkenau, a travaillé précisément sur le
témoignage de Zalmen Gradowski mais elle n?a publié ses
recherches44 que dans des articles privés et
édités uniquement en Pologne. Son travail relate avant tout, les
diverses fonctions astreintes aux Sonderkommandos, mais uniquement au
regard du manuscrit de Zalmen Gradowski.
Les recherches effectuées par Gideon Greif45
en 1995, proposent une nouvelle réflexion sur les
Sonderkommandos d?Auschwitz, mais ceux uniquement au travers des
différents témoignages de survivants. Les manuscrits ne sont
dès lors que furtivement analysés46.
En réalité, les ouvrages et les articles
liés au Sonderkommando en général,
témoignent avant tout d?un désir spécifique de vouloir
rendre compte de ce que fût la Résistance juive à
Auschwitz. Mais la barrière de la langue, et la difficulté
d?accès à ces travaux, sont un frein majeur à leurs
diffusions. Aucun ouvrage n?a entrepris une étude d?ensemble approfondie
de ces écrits. Il semble que la majeure partie des chercheurs se soient
contentés de les citer à titre de preuves et en notes dans la
plupart des cas. Il apparait aussi, que ces études soient avant tout
centrées autour de Zalmen Gradowski face à la qualité
littéraire qu?offre son témoignage. Quant à l?exceptionnel
ouvrage des Voix sous la cendre47, rassemblant pour la
première fois en français, les dépositions faites au
procès de Cracovie, et offrant une nouvelle traduction des écrits
de Zalmen Gradowski48, Lejb Langfus, et de Zalmen Lewental,
témoigne avant tout d?un désir réel de vouloir fournir au
chercheur, une classification des différentes analyses portées
sur le Sonderkommando. Il permet alors de mieux cerner, ce que
fût l?immense complexe qu?est le camp d?Auschwitz puisqu?il y fournit des
détails précis sur les étapes de sa construction et de son
fonctionnement. Il y regroupe alors les différents articles49
écrits sur les manuscrits. Mais cette analyse n?est en aucun cas une
synthèse des différentes données
43 Directrice adjointe de l?éducation, Kristina
Oleksy a été à l?origine du Centre international de
Formation sur Auschwitz et l'Holocauste mis en place en 1993 et ouvert au
public depuis 2006.
44 Kristina Oleksy, « Salman Gradowski. Ein Zeuge
aus dem Sonderkommando » in Miroslav Kàny,
Raimund Kimper (dir.), Theresienstädter Studien und Dokumente,
Prag, Theresienstäder Initiative Academia, 1994.
45 Gideon Greif a rassemblé dans son ouvrage
Wir weinten tränenlos...Augenzeugenberichte der jüdischen «
Sonderkommandos » in Auschwitz, toute une série d?interviews
réalisée auprès de membres rescapés du
Sonderkommando d?Auschwitz. Cet ouvrage sera
réédité, augmenté et traduit en anglais uniquement
en 2005. Gideon Greif, We wept without tears : testimonies of the jewish
Sonderkommando from Auschwitz , London, Yale University Press, 2005.
46 Cette analyse a d?ailleurs été
retranscrite dans l?ouvrage collectif Des Voix sous la cendre...,
op.cit., pp. 431 - 447.
47 Georges Bensoussan (dir.), Des Voix sous la
cendre..., op. cit.
48 Les deux textes écrits par Zalmen
Gradowski ont fait l?objet d?une publication antérieure à
l?ouvrage des Voix sous la cendre. Zalmen Gradowski, Au coeur de
l'enfer, Document écrit d'un Sonderkommando d'Auschwitz, Philippe
Mesnard et Carlo Saletti, Paris, Editions Kimé, 2001.
49 Notament l?article de Nathan Cohen, «
Diarries of the Sonderkommandos in Auschwitz : Coping with Fate and Reality
», in Jérusalem, Yad Vashem Studies, numéro XX,
1990. Mais aussi les analyses de Carlo Saletti et de Philippe Mesnard
déjà publié en français dans Zalmen Gradowski,
Au Coeur de l'enfer, op.cit.
traduites, ni d?une analyse laconique de ces écrits.
L?intérêt de ce mémoire sera alors de s?inclure parmi ces
différentes études afin d?y apporter une interprétation
pleinement personnelle et détaillée des textes
présentés dans Des Voix sous la cendre. Ce
mémoire tentera alors de mettre en avant la sagacité stricto
sensu des auteurs qui n?est pas tant la difficulté à
retranscrire l?horreur du crime, que la spécificité de la
représentation qui en est faite par chacun d?entre eux. Dès lors,
revenir sur les écrits de ces « témoins
oubliés50 » pose des interrogations
spécifiques :
Comment Zalmen Gradowski, Lejb Langfus, et Zalmen Lewental
retranscrivent ils des informations précieuses sur la
matérialité et le fonctionnement du génocide ?
Comment leurs témoignages, au-delà de la
portée onirique et symbolique, renseignent-ils l?historien sur l?univers
dans lequel les membres du Sonderkommando étaient
plongés ? Comment s?articule l?impératif de prouver au monde
libéré l?existence des camps de concentrations et des chambres
à gaz, et le besoin de mettre en garde les générations
futures ? Toutes ces interrogations viseront à répondre à
une question centrale : en quoi le Sonderkommando d?Auschwitz, que
l?on pourrait adapter dans le cadre de recherche future, aux autres camps de
l?Action Reinhardt, constitue-t-il un instrument de la politique
génocidaire nazie ?
Dès lors, différentes sources ont
été nécessaires pour répondre au mieux à ces
interrogations : aussi la reconstruction de l?action génocidaire
s?effectuera selon l?orientation des témoignages de Zalmen Gradowski,
Lejb Langfus, et Zalmen Lewental. C?est à partir d?eux que l?on saura
oü aller dans les archives. Ils apparaissent de fait comme source
principale et seront toujours cités selon la pagination donnée
dans l?ouvrage Des Voix sous la cendre. Ils seront
nécessairement appuyés de recherches externes : vingt
témoignages de survivants51 du Sonderkommando du
camp d?Auschwitz ont ainsi été réunis grâce aux
recherches effectuées au Centre de documentation juive contemporaine
à Paris et à la Bibliothèque nationale de France, afin
d?appuyer les faits retranscrits dans ces manuscrits. De ces sources orales et
écrites, une seconde attention sera portée aux oeuvres de David
Olère52, qui en tant que Sonderkommando du camp
d?Auschwitz a souhaité représenter l?horreur qu?il a vécue
à travers l?art. Cela permettra alors de situer le récit à
travers l?imaginaire pictural. Cette analyse s?appuiera aussi, de façon
plus relative, sur les écrits d?anciens déportés faisant
référence aux membres du Sonderkommando alors qu?il ait
évident qu?une majeure partie d?entre eux n?a jamais été
en contact avec ces hommes, ni vu ce qu?il se passait. Aussi, cette
différence tend à mettre en évidence les méfiances
et les préjugés qui demeuraient autour des
Sonderkommandos. A cela s?ajoutent les témoignages de SS, qui
en décrivant l?action
50 En référence au titre de l?article
publié par l?express : Les témoins oubliés, 17
janvier 2005, L?Express.
51 Tous ces témoignages seront réunis et
détaillés dans la catégorie « sources » de cette
étude.
52 Peintre et affichiste de l?Ecole de Paris, David
Olère est arrêté à l?âge de 41 ans et
déporté de Drancy au camp de Birkenau en 1943. Durant toute sa
période de détention il fit partie des
Sonderkommandos.
génocidaire, ont cité le Sonderkommando en
y détaillant son fonctionnement. Ces sources pourront et devront, bien
entendu, être complétées dans le cadre de recherches
ultérieures.
Ce mémoire s?articulera autour de trois grands axes
afin que chacun d?entre eux, en partant de l?analyse des différents
manuscrits, puisse apporter une réponse précise aux diverses
problématiques soulevées. Il conviendra alors dans un premier
temps, de mettre en évidence les faits relatifs aux
Sonderkommandos, qui ont été volontairement mis en avant
par Zalmen Gradowski, Lejb Langfus et Zalmen Lewental, afin de rendre compte du
fonctionnement et des divers mécanismes de destruction auxquels ils ont
été témoins et contraints de participer. Cela permettra de
compléter nos connaissances sur cette entité distincte dont il
semble possible de tracer une continuité évolutive avec le camp
d?Auschwitz. Dans un second temps, il sera intéressant d?analyser le
pouvoir du langage en tant que témoignage historique : il faudra avant
tout essayer de comprendre l?intellect des Sonderkommandos à
travers « l?expérience du langage53 », qui revient
non seulement à saisir toute la portée du fait historique
raconté, mais aussi et surtout, à observer les stratégies
narratives que les témoins ont choisies pour toucher leurs lecteurs. Il
conviendra alors de distinguer la fine barrière existante entre le
« témoin oculaire » qui retranscrit l?évènement
au moment des faits (ou peu après) et le « témoin
instrumentaire » qui a conscience de ce qu?il écrit, de ce qu?il
veut faire passer en tant que témoin historique54. De cette
distinction, l?on tentera de poser la question de l?indicible et de
l?insondable dans le témoignage historique. Si les
Sonderkommandos étaient au plus près de l?extermination,
sont-ils plus à même de transmettre l?horreur des camps ?
C?est donc sous l?égide des témoignages de ces
témoins oubliés, que l?on tentera de découvrir la
fonction réelle des Sonderkommandos.
53 Cette expression empruntée à
Philippe de Lara, est réutilisée et développée au
contexte de l?univers concentrationnaire par Yannick Malgouzou, « Comment
s'approprier l'indicible concentrationnaire ? Maurice Blanchot et Georges Perec
face à L'Espèce humaine de Robert Antelme », dans
Interférences Littéraires, nouvelle série,
n°4, Indicible et littérarité, s.dir Laurianne Sable, Mai
2010, p. 47.
54 Les notions de « témoin oculaire
», de « témoin instrumentaire » et de «
témoin historique » ont été développées
par Renaud Dulong, Le Témoin oculaire. Les conditions sociales de
l'attestation personnelle, Paris, Editions de l'EHESS, 1998.
PARTIE I
Ecrire pour témoigner : saisir les faits
relatifs aux Sonderkommandos.
« Comme vous le voyez ici, une [certaine] personne
s?intéressant à l?Histoire s?est efforcée de rassembler de
petits tableaux, des faits, des rapports et de simples informations qui,
à coup sûr, intéresseront le futur historien et lui seront
utiles55 ».
Zalmen Gradowski, Lejb Langfus et Zalmen Lewental ont tous
trois souhaité à travers le travail d?écriture, rendre
compte de l?enfer de leur quotidien et ce, dès leur arrivée
à Auschwitz. Par conséquent, c?est uniquement en plongeant au
coeur de ces écrits que l?on pourra connaître ce qu?était
véritablement le Sonderkommando56.
55 Zalmen Lewental, Des Voix sous la
cendre..., op.cit., p. 124.
56 A présent, pour ne pas alourdir le texte,
l?emploi du terme « Sonderkommando » sera alterné
avec l?abréviation de celui-ci à savoir « SK ». Elle
servira, toujours dans un souci de clarté, à désigner
l?équipe spéciale mais aussi ses membres.
Les écrits retrouvés sous le sol d?Auschwitz
témoignent avant tout d?un réel désir de transmettre
à qui les découvrira ce qui s?est passé, ce qu?ils ont
vécu. Les faits alors retranscrits dans les manuscrits de Zalmen
Gradowski, Lejb Langfus et Zalmen Lewental, doivent être analysés
non seulement en fonction du contexte d?écriture mais aussi et surtout,
en fonction des auteurs eux-mêmes qui ont souhaité tout au long du
témoignage, informer le lecteur.
1. Comprendre les auteurs, définir le texte
Qui sont les auteurs ? Voilà une question centrale, car
est-il possible de saisir toute la portée du témoignage si l?on
ignore tout de celui qui l?écrit ? Ce premier point volontairement
descriptif, va ainsi permettre de situer les auteurs et leurs écrits.
Zalmen Gradowski57, nous apprend dès
l?ouverture de son manuscrit, qu?il a été déporté
avec le reste de sa famille le 8 décembre 194258. Si l?on
s?attache à l?étude de cette date, il apparaît que
Gradowski faisait partie du convoi venant du camp de transit de
Kielbasin59 transportant alors plus de 1000 personnes. Selon les
recherches effectuées par Danuta Czech60, sur un millier de
Juifs déportés ce jour-là au camp d?Auschwitz, 796
personnes - en majorité des enfants, des femmes et des vieillards -
furent directement menées vers la chambre à gaz.
Seuls 231 hommes furent immatriculés au camp
d?Auschwitz. Autrement dit, Gradowski fût le seul membre de sa famille
à avoir pénétré dans le camp. L?auteur s?efforce
alors de décrire son arrivée au camp mais tente dans un premier
temps de retranscrire sa vie avant la déportation. Aussi, dans les
premières pages de son manuscrit, sur lesquelles nous ne nous
attarderons pas étant de fait anachroniques, l?auteur témoigne de
ce que fût l?horreur des persécutions61 en novembre
1942 dans la région de Grodno62. Zalmen Gradowski a ainsi
57 Zalmen Gradowski est né en 1910 dans une
petite ville de Pologne nommée Suwalki.
58 Comme il l?indique lui-même en
préambule de son manuscrit, Zalmen Gradowski, op.cit., p.
37.
59 Construit en premier lieu pour les prisonniers
de guerre soviétiques, le camp de transit Kielbasin - situé en
Biélorussie à une vingtaine de kilomètres de la
frontière polonaise - est converti dès l?automne 1942, en camp de
concentration pour les Juifs de Grodno et les villes environnantes. Au moins 35
000 personnes ont ainsi été transférées vers ce
camp. Il est important de rappeler que la Biélorussie, envahie par
l?Allemagne nazie le 22 juin 1941, a vu disparaître près de 25 %
de sa population dont plus de 800 000 juifs.
60 Danuta Czech, Kalendarium der Ereignisse im
Konzentrationslager Auschwitz-Birkenau 1939 - 1945, Hamburg, Rowohlt,
1989, p. 354.
61 L?auteur fait ainsi référence aux
milliers de Juifs persécutés et amenés au ghetto de Grodno
puis au camp de Kielbasin. Il donne ainsi des informations importantes sur
l?Aktion Judenrein mise en place dans cette région.
62 L?on y apprend ainsi que Zalmen Gradowski, pris
dans le ghetto de Grodno, dirigeait le département santé. Cette
fonction lui sera de nouveau attribuée au camp de Kielbasin
jusqu?à son départ pour Auschwitz.
pleinement conscience des étapes qui l?on mené
jusqu?au camp d?Auschwitz. Il se pose ainsi en tant qu?historien en tentant
d?en retracer une continuité logique. C?est donc tout naturellement
qu?il reprend son travail d?écriture à travers un compte rendu
précis détaillant les étapes de sa déportation, de
sa vie au camp de concentration puis de sa sélection au sein du
Sonderkommando.
L?on peut en réalité apercevoir une rupture dans
ce travail d?écriture entre la description faite de la
déportation, du camp etc. avant l?affectation au SK (ce qui fait l?objet
d?un premier manuscrit) et la retranscription des faits une fois arrivé
au SK63 (second manuscrit).
De fait, le premier manuscrit écrit de façon
plus journalistique qu?historique s?opposerait presque dans sa forme
stylistique au second manuscrit sur lequel l?on s?attardera
précisément dans cette étude et qui témoigne avant
tout d?un réel travail de transmission historique. Gradowski souhaite
ainsi retranscrire l?horreur de son quotidien à travers les divers
éléments qui l?ont marqué et ce jusqu?à sa mort
fixée autour de la révolte du 7 octobre 1944.
De façon plus modeste, le manuscrit de Lejb Langfus
témoigne avant tout d?un désir de rapporter des faits le plus
simplement possible. Aussi très peu d?indications ne sont données
sur sa vie personnelle : seul le souci de retranscrire ce qu?il a vu
l?importe.
En fonction des dates citées dans le texte et de la
description faite des convois l?on comprend malgré tout que Langfus a
été déporté d?Auschwitz en décembre 1942. Si
l?on effectue le même travail que pour Gradowski, l?on se rend compte
qu?à cette date, les Juifs arrivant à Auschwitz avaient
été déportés du camp de transit de
Mlawa64.
Dès lors, Langfus tente de décrire ce qu?il a vu
et vécu dans ce camp de transit : l?écriture de son manuscrit
commence alors dès le 31 octobre 1942 où moment même
où les persécutions s?accentuent dans le camp de Mlawa. Autrement
dit, l?auteur prend conscience très tôt qu?il lui faut
retranscrire ce qu?il voit : les premières pages servent alors à
décrire la situation de terreur existant dans le camp de transit. Un
attachement particulier semble être porté à la
communauté de Maków Mazowiecki65, dont il semble
originaire66 : il y décrit ainsi avec stupéfaction et
horreur les faits relatifs à cette déportation forcée.
Mais la partie sur laquelle l?on se penchera pleinement est
celle qui met un point donneur à retranscrire les faits relatifs au
camp d?Auschwitz. Il semble en réalité que Langfus ait avant
63 Il est impossible de connaître exactement
la date à laquelle fut affecté Gradowski au SK. L?on sait
simplement qu?il a été immatriculé au camp de
concentration d?Auschwitz en décembre 1942 et qu?au moment oü il
écrit en automne 1943, il fait déjà parti du SK.
64 Situé dans le nord de la Pologne, le camp
de transit de Mawa devait dès 1940 recueillir les 2450 juifs
officiellement recensés dans cette ville par les Allemands. Peu à
peu, les autres juifs des villes environnantes vont venir grossir les rangs de
ce camp si bien que les conditions de vies deviennent rapidement chaotiques.
Les premières déportations de Mlawa ont lieu en novembre pour
Treblinka, puis pour Auschwitz (Langfus fait ainsi parti des 6000 juifs
déportés vers Auschwitz).
65 Situé en Pologne, Maków Mazowiecki
était constitué en 1939 de 7000 personnes dont 3000 juifs et 4000
polonais.
66 Comme nous l?indique Szlama Dragon, un des rares
survivants du Sonderkommando, Lejb Langfus était
surnommé le Maggid de Maków ou encore le Dayan
de Maków en référence aux fonctions qu?il exerçait
en tant que juge rabbinique. Il prit cette fonction à la mort du
père de son épouse Devota Rosenthal.
souhaité témoigner au nom des victimes qu?il a
vu exterminée. A partir de ce moment, une multitude de discours sont
rapportés par l?auteur, autour de dates et de faits précis, afin
de rendre compte de l?horreur dans laquelle il était plongé. Il
témoigne alors de ce qu?il a vu de l?extermination en tant que membre du
Sonderkommando jusqu'à sa mort en 194467.
Il se pose de fait comme un journaliste retransmettant des
faits : au-delà de la souffrance vécue et du désir de
vouloir laisser une trace de son existence, il tente de devenir un
véritable chroniqueur qui se fait le dépositaire de la
mémoire68 de ceux qui ont croisé son chemin. Aussi
l?auteur devient à la fois témoin et journaliste : le choix de
diviser le témoignage en paragraphes titrés marque le
désir de l?auteur de retranscrire les faits tels qu?il les a
vécus et tels qu?il les a vus. Chaque mot employé par Lejb
Langfus mêle à la fois le regard de la victime - du
condamné - et le regard du témoin.
Contrairement à Zalmen Gradowski et Lejb Langfus,
Zalmen Lewental69 qui a tenté de retranscrire ce qu?il a
vécu depuis sa déportation au camp d?Auschwitz jusqu?au
soulèvement du Sonderkommando du 7 octobre 1944, utilise une
expression relativement complexe, entrecoupée de
répétitions et de passages incompréhensibles, qui tend
à rendre très difficile l?analyse de son
témoignage70.
Mais au-delà de ces difficultés, l?on comprend que
Zalmen Lewental souhaitait avant tout rendre compte des persécutions
incessantes qu?il subissait depuis le début de la guerre.
L?on apprend ainsi qu?il était originaire de
Ciechanów71 dont il fût déporté en
novembre 1942 vers le camp de transit de Malkinia72 avant
d?être transféré à son tour au camp de Mlawa, le 7
décembre 1942. C?est trois jours plus tard, le 10 décembre 42
qu?il sera immatriculé au camp d?Auschwitz. Ce même jour, les
membres de sa famille qui avaient été transférés
avec lui au camp d?Auschwitz, furent directement gazés.
La particularité du manuscrit de Lewental est qu?il a
pu connaître, certes durant un court laps de temps, la vie
concentrationnaire avant d?être sélectionné pour le SK en
janvier 1943. Cela permet ainsi de mieux saisir les étapes de
sélections opérées entre le nouvel arrivant, et le futur
SK.
67 Il est impossible de situer avec
précision la date exacte de la mort de Lejb Langfus : comme nous
l?indiquent les dates inscrites dans son témoignage, Langfus aurait
réussi à échapper à la liquidation des membres du
Sonderkommando du 26 novembre 1944. Il a donc été
tué très certainement à la fin de cette même
année.
68 Bien qu?il ne soit jamais allé au camp de
Belzec, Lejb Langfus a souhaité retranscrire le témoignage
précieux qu?il avait recueilli auprès d?un homme qui y avait
été déporté.
69 Zalmen Lewental est né le 5 janvier 1918.
70 Le manuscrit de Zalmen Lewental a été
attaqué par la moisissure. Ainsi, seulement 10 % était lisible,
le reste a alors été soumis à une analyse rigoureuse et
parfois, malheureusement, interprétative.
71 Située à plus de 100 km environ au
nord de Varsovie, Ciechanów a été occupée par les
Allemands dès 1939. Elle a été ainsi rebaptisée
Zichenau avant d?être placée sous la responsabilité de la
province Prusse-Orientale.
72 Malkinia est une petite ville de Pologne qui se
trouve le long de la voie ferrée principale Varsovie-Bialystok, à
80 kilomètres environ au nord de Varsovie. En réalité, le
camp de transit de Malkinia servait de point d?arrêt avant la
déportation vers les camps de la mort. Entre juillet et septembre 1942,
les nazis ont déporté plus de
300 000 Juifs du ghetto de Varsovie vers le camp de transit de
Malkinia avant d?être conduits directement au camp de Treblinka. Ces
informations sont pleinement détaillées dans l?ouvrage de Peter
Longerich, The Holocaust. The Nazi Persecution and Murder of the Jews,
Oxford University Press, 2010, p. 332 - 364.
A partir de ce moment et ce jusqu?au 10 octobre
194473, l?auteur fournit une analyse personnelle sur le
Sonderkommando, autour d?évènements précis et
chronologiques qui ont ainsi marqué sa vie. Il permet alors à
l?historien de mieux saisir l?univers de ces hommes pris entre volonté
de vivre et désespoir. Les conditions de travail, les conditions de vie
mais aussi les différents changements matériels
opérés au sein d?Auschwitz y sont partiellement
évoqués.
Zalmen Gradowski, Lejb Langfus et Zalmen Lewental ont alors
souhaité retranscrire des informations précises sur leur vie
avant et pendant Auschwitz en structurant leurs témoignages de
façon chronologique. Dès lors, il convient d?analyser pleinement
les diverses étapes de leur vie au camp afin de comprendre les
différents facteurs qui ont conduit ces hommes à devenir
Sonderkommando.
2. Admettre l?impensable : que sait-on d?Auschwitz ?
La description donnée par Zalmen Gradowski, Lejb Langfus
et Zalmen Lewental sur leur arrivée au camp nous pousse à nous
interroger sur ce qu?ils pouvaient savoir sur Auschwitz.
Il apparaît quelques indices nous permettant d?affirmer
qu?aucun d?entre eux ne connaissait véritablement l?existence de ce camp
: aussi Lewental explique que lui et sa famille ignorait totalement où
ils étaient emmenés « [...] nous, en fait, [--] ne savions
rien d?Auschwitz74 » pour affirmer paradoxalement : « nous
étions déjà pleinement conscients que nous allions
à la mort. » En réalité, bien qu?il admette qu?il ne
connaissait rien sur Auschwitz, l?auteur anticipe déjà la
finalité du camp face aux atrocités75 qu?il connut
dans le ghetto de Ciechanów entre 1940 et 1941, puis dans le camp de
Mlawa en 1942. Cela explique le fait qu?aucune révolte n?eut lieu au
moment même du départ : rien ne laissait envisager que la
situation puisse être pire que celle déjà vécue.
Si la plupart des éléments de l?extermination
des juifs étaient connus des alliés dès 194276,
la majorité des hommes enfermés dans les ghettos de l?Est, ne
pouvaient imaginer, ni croire, qu?il existait des camps destinés
à l?extermination. Les rares personnes qui purent s?échapper de
convois ou même des camps ne furent pas écoutées. Sans
compter que les communautés
73 Zalmen Lewental a lui aussi survécu
à la répression qui suivit la révolte du
Sonderkommando du 7 octobre 1944. Aussi, la dernière date qui
apparaît dans son manuscrit est le 10 octobre 1944. Il a très
certainement été tué quelques jours après.
74 Zalmen Lewental, Des Voix sous la
cendre..., op.cit., p. 130.
75 Les viols, les tortures, les meurtres
perpétrés à cette période ont été
décrits par Lewental, ibidem, p.127.
76 Le premier rapport qui parlait clairement d?un
plan méthodique de meurtre de masse des Juifs fut sorti clandestinement
de Pologne par des militants du Bund (Parti socialiste des
travailleurs juifs) et fut transporté en Angleterre au printemps 1942.
Voir l?ouvrage de Richard Breitman, Secrets officiels. Ce que les nazis
planifiaient, ce que les Britanniques et les Américains savaient,
Paris, Calmann-Lévy, 2005, p. 32.
juives d?Europe, très isolées les unes par rapport
aux autres, ne pouvaient véritablement faire circuler les informations
entre elles.
Aussi, ce qui revient lorsque l?on se penche sur les
manuscrits de Lewental et de Gradowski, ainsi que sur les nombreux
témoignages de déportés, est que tout était fait
pour tromper les victimes afin de prévenir et réduire au mieux
les risques de résistance. Chacun d?entre eux explique ainsi que selon
les SS, il était uniquement question de « déplacement de
population ", de « transfert " vers des camps de travail77
où les conditions de vies seraient meilleures que dans les ghettos. Le
vocabulaire volontairement elliptique employé par les nazis qui
cherchaient à dissimuler la « Solution finale ", laissait
pleinement imaginer aux juifs qu?ils étaient transportés dans le
seul et unique but de travailler. On demande ainsi aux familles de
préparer les bagages, de s?assurer du nécessaire.
Voilà très certainement pourquoi Zalmen Gradowski,
semble persuadé qu?on l?envoyait, lui et sa famille travailler dans un
des camps d?Allemagne.
Pourtant celui-ci s?interroge sur sa destination « [...]
qui sait oü l?on nous conduit, qui sait ce que le lendemain nous
réserve [...] peut-être là-bas, en liberté, ce sera
mieux et plus sûr. Il subsiste un rayon d?espoir78 ".
Gradowski se met ainsi à la place de ces confrères de
déportation, qui tentent de voir dans ce dernier voyage le spectre d?un
avenir meilleur. Tout homme voyageant avec sa famille n?a pas d?autre choix que
d?obéir et d?envisager un lieu plus serein pour lui et les siens. Lejb
Langfus plus soucieux de retranscrire les faits vécus de façon
impassible, n?informe pas le lecteur sur ce qu?il pouvait penser de cet ultime
voyage.
Seul le sentiment de tristesse apparaît lorsqu?il comprend
qu?il doit se préparer au départ.
Cette possibilité d?un avenir meilleur ou du moins
d?une situation égale à celle connue dans les ghettos, entre
pleinement en paradoxe avec la vision des déportés une fois
arrivés à destination. En réalité, avant même
de comprendre où ils sont, Zalmen Gradowski et Zalmen Lewental
apparaissent heurter par l?ambiance pesante qui règne autour des
convois.
Il semble que l?attention soit directement portée vers
les aboiements des chiens, les hurlements des allemands, et les pleurs des
enfants : « Des militaires avec casque sur la tête et grand gourdin
à la main, accompagnés de gros chiens méchants. [...] Dans
quel but ? [ .] Nous sommes simplement venus travailler en tant qu?hommes
paisibles et calmes. Alors, à quoi riment de telles mesures de
précaution ?79 " Aussi, avant même de distinguer le
lieu, l?auteur s?interroge sur la nécessité d?une telle violence
et d?un tel vacarme. Si l?objectif, non démenti par les Allemands
était bien de venir ici pour travailler, pourquoi épuise-t-on
physiquement et mentalement les déportés ?
Rien ne laissait présager qu?à Auschwitz l?on
pouvait exterminer les hommes. Un paradoxe reste à souligner : si
l?affolement entourait les déportés à leur arrivée,
un certain réconfort
77 Il est vrai qu?en 1942 les juifs de l?Est, et du
reste de l?Europe d?ailleurs, n?étaient pas sans ignorer les camps de
travail existants en Allemagne et dans les territoires occupés alors
dénoncés dans la presse.
78 Zalmen Gradowski, op.cit., p. 46.
79 Ibid., p. 77.
semblait être apporté à travers l?attitude
de certains SS : Lewental se surprend ainsi de voir des nazis conduire les
membres de sa famille vers « cet endroit » dont il ignore la
destination « [...] des SS aident très courtoisement les faibles,
femmes et enfants à monter dans le camion80 ». Gradowski
suppose quant à lui : « Peut-être les autorités ne
veulent-elles par leur imposer une marche à pied après un si
épuisant voyage81 ». L?un comme l?autre ignorent les
mécanismes qui font d?Auschwitz une industrie si bien rodée.
En effet, dès leur arrivée, les hommes devaient
se séparer des femmes et des enfants, ce qui comme en témoigne
Gradowski, revenait à « découper l?indécoupable,
[...] déchirer l?indéchirable82 ». En
réalité, les hommes paraissant en bonne santé et les
femmes n?ayant pas d?enfant étaient sélectionnés pour
entrer dans le camp d?Auschwitz-Birkenau, en quantité proportionnelle
aux besoins en main d?oeuvre. Pour les autres, autrement dit chacun des membres
de la famille des auteurs, c?était la chambre à gaz.
Après avoir pénétré l?enceinte de
Birkenau, Lewental et Gradowski semblent directement frappés par
l?extrême maigreur des internés du camp « Nous sommes saisis
de frissons à la vue de ces êtres [~]83 ».
Il transparait en effet que « le nouvel environnement du
déporté l?agresse d?abord par ses sens84 » avant
méme qu?il ne comprenne oü il se trouve. Aussi, la vue des
êtres informes choque les nouveaux détenus qui ignorent encore
qu?ils sont victimes de sous-alimentation, de maltraitance physique et morale.
Chacun s?interroge sur ce camp : Gradowski qui aperçoit des hommes
portant des pierres suppose que seul un travail épuisant, rendait ses
hommes méconnaissables. Il ignorait encore les affres du camp entre
maladie et violences répétées. Mais à cette vision
s?ajoute la parole de certains détenus qui affirment que les femmes et
les enfants sont destinés à une extermination certaine :
Gradowski admet alors ne pas les avoir cru et force le lecteur à
s?interroger sur la portée de telles paroles. Il était
inconcevable pour lui, comme pour quiconque, de croire en l?existence des
chambres à gaz. Un fait marquant avait d?ailleurs heurté l?esprit
de l?auteur et contredisait pour lui, ce qu?il avait pu entendre sur le devenir
de sa famille : un orchestre jouait85. Il semblait alors, que dans
ce nouveau lieu, un semblant de culture demeurait. La logique du sadisme, qui
pousse les musiciens déportés86 au camp d?Auschwitz
à jouer, trompe l?arrivant qui perçoit au milieu des cris et des
ordres, un mirage de sa vie passée, d?un apaisement possible.
L?orchestre entre alors en contradiction totale avec le climat régnant
et les informations qui pouvaient circuler dans le camp.
80 Zalmen Lewental, Des Voix sous la cendre...,
op.cit., p.131.
81 Zalmen Gradowski, ibid., p. 80.
82 Ibid., p. 76.
83 Ibid., p. 83.
84 Citation empruntée à Annette Becker,
in « Le corps en camps nazis et soviétiques », dans
Histoire du corps, (dir. Jean-Jacques Courtine), Paris, Le Seuil,
T.III, 2006, p. 324.
85 Zalmen Gradowski, op.cit., p. 94.
86 Le Kommando Lagerkapelle (l?orchestre du camp)
faisait pleinement partie du système d?organisation du camp et ce
dès juin 1941 : il était chargé de transmettre la bonne
cadence de marche aux équipes de travail partant ou revenant du camp.
Certains d?entre eux étaient d?ailleurs contraints de jouer uniquement
pour les SS.
Contrairement à Gradowski, Lewental affirme que les
détenus du camp l?avaient volontairement induit en erreur : on affirmait
ainsi que chaque dimanche, il serait possible aux détenus de revoir leur
famille dont ils avaient été séparés la veille.
Aussi, comment était-il possible d?imaginer la mort de ses proches ? De
concevoir l?extermination ?
La première nuit, décrite comme l?une des plus
horribles par les auteurs, témoigne de cette incompréhension
totale dans laquelle ils étaient plongés : les pleurs, la
séparation, les bruits sourds des balles qui retentissent, n?ont encore
aucune signification. Si l?on comprend très vite les conditions de vie
au camp87, qui s?articulent entre violence et obéissance,
rien ne laissait présager aux auteurs l?existence du meurtre de masse.
C?est bien au contraire, face au climat de peur et de brutalité
régnant, que les paroles de certains déportés certifiant
la réalité des chambres à gaz, ont été
rejetées : « Peut-être les gens, à cause de
l?atmosphère du camp, deviennent si cruels et si sauvages qu?ils
éprouvent un plaisir particulier à la vue des terribles tourments
d?autrui88 ».
Ce que comprennent très vite les auteurs, et ce
dès les premiers jours, c?est que les abjections vécues au camp
fragilisent totalement l?esprit du détenu. Ainsi, l?horreur
éprouvée aurait forcé l?imaginaire à concevoir les
pires abominations. Autrement dit, c?est uniquement une fois affectés au
Sonderkommando, que Lewental et Gradowski admettent avoir compris la
finalité du lieu.
3. Les critères de sélection au SK : entre
logique et paradoxe
Si nous sommes en mesure de comprendre avec facilité
comment était effectuée la sélection89 avant
l?entrée au camp, bien qu?elle soit, il faut le reconnaître,
totalement arbitraire90, il apparaît plus complexe de
déterminer comment des hommes une fois administrés à
divers commandos puissent être sélectionnés pour entrer au
SK. Gradowski affirme dans un premier temps, avoir été
affecté le temps d?une journée à un commando
spécial, chargé de creuser des fosses à l?extérieur
du camp « Il y avait du travail, on s?est tous mis à creuser des
fosses91 ».
87 Dès les premiers jours, il était
possible pour n?importe quel déporté de comprendre l?horreur du
camp face à l?image que renvoyait les premiers détenus :
épuisés par le travail et la violence accrue, exposés au
manque d?hygiène et soumis à la sous-alimentation, les hommes
s?apparentaient à de véritables cadavres.
88 Zalmen Gradowski, Des Voix sous la
cendre..., op.cit., p. 88. L?auteur ne comprend pas pourquoi, certains
affirment que sa famille a été directement tuée alors
qu?il vient lui-même de découvrir la vie au camp. Ces paroles
n?ont alors aucun sens dans l?esprit de celui qui n?a qu?une hate : retrouver
ceux dont il a été séparé.
89 La sélection est avant tout un rituel
terrifiant accompli par les médecins ou officiers SS : il ne s?agit pas
ici de la sélection effectuée à l?arrivée des
convois, mais de ces tris effectués à l?intérieur du camp
des différents « immatriculés », destinés
à sélectionner les plus faibles, les moins résistants, les
malades, les handicapés ou comme il sera le cas ici, les
Sonderkommandos.
90 Soit la distinction entre les aptes au travail
(hommes robustes, femmes sans enfants) et les inaptes (personnes
âgées, malades, enfants, mères de famille etc.)
jugés uniquement sur l?apparence physique voire au hasard.
91 Zalmen Gradowski, Des Voix sous la cendre...,
op.cit., p. 95.
En réalité, selon les différents
témoignages analysés, un corrélat est à
établir entre ce commando et celui du SK. Il s?agit en effet, d?une
ultime sélection : les membres choisis au hasard parmi les nouveaux
arrivants pour le commando de creuseurs de fosses, étaient de
facto adjoints au Sonderkommando. A l?origine, les personnes
employées aux opérations de mises à mort dès
juillet 1942, étaient divisées en deux groupes distincts : une
partie était alors chargée du traitement des cadavres (le
Sonderkommando) tandis qu?une autre était astreinte au
creusement des fosses (le Begrabungskommando). Une fusion a ainsi
été opérée entre ces deux fonctions en septembre
1942 et définie sous le nom unique de
Sonderkommando92. Ce travail en tant que
Begrabungskommando a été effectué le temps d?une
seule journée, l?auteur n?était donc pas en mesure de saisir la
finalité d?un tel travail. Il ignorait en effet, l?existence des
chambres à gaz, et ne pouvait savoir qu?il serait lui-même
astreint à en sortir les corps. Gradowski a donc été
sélectionné dès son arrivée en décembre 1942
pour rejoindre le SK et ce, sans en avoir conscience.
Il apparaît en effet, qu?au regard des différents
témoignages analysés dans ce mémoire, que certains
déportés tous justes arrivés en gare d?Auschwitz,
pouvaient être directement sélectionnés pour le
Sonderkommando. De là, si le détenu était
considéré en bonne santé, il était directement
affecté au SK. Selon Szlama Dragon93, déporté
à Auschwitz et affecté au SK le 6 décembre 1942, des
dizaines de prisonniers arrivant de Malkinia94, ont
été directement affectées à cette fonction.
Lewental affirme ainsi « Si chacun allant au travail avait reconnu les
membres de sa famille, c?est parce que le commando était nouvellement
formé [...] d?hommes qui venaient tout juste d?arriver et avaient
aussitôt été affectés à ce
travail95 ». Shlomo Venezia affirme ainsi avoir reconnu son
oncle dans la salle de déshabillage, avant que celui-ci n?entre dans la
chambre à gaz96. Yakov Gabbay affirme à son tour avoir
reconnu ses deux cousins en octobre 1944 et avoir attendu le dernier moment
avant de les incinérer97.
Cela n?a pas été le cas pour Lewental. L?on
apprend ainsi que durant au moins un mois98 il fut administré
à plusieurs travaux, notamment au sein de ce qu?il appelle «
Buna99 ». Il s?agit en réalité du camp
d?Auschwitz III100 où les détenus y étaient
employés pour diverses
92 Selon Shmuel Spector, Aktion 1005 À
Effacing the Murder of Millions, in Holocaust and Genocide Studies, vol.
5, n° 2, 1990, pp. 52- 64.
93 Dans une interview accordée à Gideon
Greif et publiée dans son ouvrage We wept without tears :
testimonies of the jewish Sonderkommando from Auschwitz , London, Yale
University Press, 2005 pp. 49 - 124.
94 Lors du convoi du 11 décembre 1942.
95 Zalmen Gradowski, op.cit., p. 134.
96 Shlomo Venezia, Sonderkommando. Dans l'enfer
des chambres à gaz, Paris, Albin Michel, 2007, p. 150.
97 Selon l?interview accordée à Gideon
Greif, Des Voix sous la cendre..., op.cit., p. 386 - 387.
98 Il est impossible de situer exactement la date
à laquelle se sont terminées ces différentes fonctions.
Lewental affirme lui-même de façon très approximative y
avoir travaillé durant « quelques semaines ». Zalmen Lewental,
op.cit., p.135.
99 Il s?agit d?une usine de produits chimiques de la
firme I.G Farbenindustrie, oü l?on y fabriquait de l?essence
synthétique et du caoutchouc artificiel.
100 Mis en place en octobre 1942, Auschwitz III connu aussi
sous le nom d?Auschwitz-Monowitz ou MonowitzBuna, était situé
à environ 14 km de Birkenau. Pour une représentation
cartographiée de ces trois camps, il convient de se
référer à l?annexe II présente en fin de cette
étude.
entreprises. Les fonctions ainsi effectuées par
l?auteur et les autres prisonniers n?étaient pas anodines : la force de
travail étant inépuisable101 et bien entendu bon
marché102, beaucoup d'entrepreneurs se sont montré
intéressés par le potentiel103 de ces nouveaux
ouvriers. Autrement dit, rien ne laissait présager à Lewental la
possibilité d?exercer un jour une fonction plus difficile que celle qui
lui était déjà impartie.
Le travail éreintant effectué par Lewental,
ainsi que les conditions de vie épuisantes marquée par la
sous-alimentation, le manque de sommeil etc., ont forcé implicitement
l?auteur, et très certainement aussi Lejb Langfus, à
cautionner104 un nouveau travail alors même qu?ils en
ignoraient totalement la fonction. Bien entendu, jamais un membre du SK
n?était volontaire. Il était sélectionné selon des
critères physiques « ceux qui plaisent sont envoyés aux
douches. Ceux qui n?ont pas trouvé grâce sont
renvoyés105 ». Ainsi, Lewental se réjouit de
cette nouvelle tâche : on lui avait laissé entendre106
qu?il serait mieux nourri et mieux logé. Dès lors,
exceptée la condition de devoir effectuer un travail plus dur, l?auteur
ignorait tout de ce qu?il devait accomplir : « [~] on leur a seulement
[dit ?] que le travail serait difficile. [...] Aucun d?eux n?en savait rien
[ · · ·]107 ». Ainsi au-delà du
devoir d?obéir aux ordres, certains des détenus
sélectionnés pouvaient entrevoir un allégement de leur
souffrance. Il en a été de même pour Gradowski alors qu?il
se trouvait pourtant, déjà astreint à l?une des
tâches du Sonderkommando. Il explique ainsi que
différents SS l?ont interrogé sur son âge et sur son
métier à son retour au camp. Cela tend avant tout à mettre
en avant un fait majeur : lorsque l?auteur a été affecté
au Begrabungskommando, les membres de la SS étaient
déjà en train d?effectuer une seconde sélection.
Dès lors la force physique, l?âge, la date d?arrivée au
camp d?Auschwitz, étaient des critères d?affectation au SK n?ont
plus en tant que fossoyeurs, mais en tant que convoyeurs de cadavres. L?auteur
affirme alors à son tour avoir été
sélectionné afin d?exécuter un travail moins
pénible : « La rumeur se répand qu?on sélectionne des
ouvriers pour une usine. Tous nous envient d?avoir la possibilité de
partir d?ici et de pouvoir travailler dans de meilleures
conditions108 ». Aussi, cette citation permet de mettre en
avant un aspect important sur l?organisation du camp : aucun détenu, du
moins en 1943, ne semblait se douter qu?il existait des équipes
spéciales chargées de vider les chambres à gaz. A cela
s?ajoutent les différents euphémismes utilisés par les SS,
qui empêchent alors à
101 Il suffisait malheureusement de sélectionner à
leur arrivée le nombre de déportés nécessaires pour
le travail demandé. Aussi, la « main d?oeuvre » n?avait de
cesse d?être renouvelée.
102 Les entrepreneurs ne payaient que quelques marks par
prisonnier à la SS. La somme variait beaucoup dans le temps et selon les
entreprises. En mai 1943, selon Léon Poliakov, les tarifs se sont
élevés jusqu?à 6 marks par jour pour un ouvrier
qualifié, 4 marks pour un ouvrier non qualifié, soit 50% environ
de moins que les salaires des ouvriers libres. Léon Poliakov,
Auschwitz, Gallimard-Julliard, 1964, p. 71.
103 Pourtant la rentabilité économique en
était pratiquement nulle si on en juge le bilan de l'usine Buna qui ne
put produire le moindre mètre cube de caoutchouc synthétique
avant d'être bombardée en août 1944.
104 Bien entendu, tout leur était imposé. Il s?agit
avant tout d?un choix psychologique.
105 Zalmen Gradowski, Des Voix sous la cendre...,
op.cit., p. 97.
106 Sous-entendu les SS.
107 Zalmen Lewental, op.cit., p. 136.
108 Zalmen Gradowski, Des Voix sous la cendre.., op.cit.,
p. 97.
chacun de comprendre le véritable rôle de ce
nouveau Kommando. Cet aspect-ci se retrouve constamment dans la
politique nazie, où le mensonge fait partie intégrante de ce
système109. Par ailleurs, grâce à Gradowski et
aux différents témoignages analysés dans ce
mémoire, il est possible d?affirmer qu?Otto Moll110
était généralement lui-même responsable du choix des
prisonniers sélectionnés pour le SK. Il effectuait ainsi son
choix au hasard, en trompant pleinement le déporté sur la
fonction qu?il devait exercer. En réalité, selon les sources
analysées, bien que l?attribution au Sonderkommando soit faite
au hasard au coeur des déportés récemment
immatriculés, le sadisme nazi tendait à faire croire qu?une
possible sélection spécifique était effectuée,
comme le fait de rechercher des coiffeurs ou des dentistes. Certains
prisonniers111 se revendiquaient alors comme tels, pensant obtenir
de meilleures conditions de vie. Il s?agit bien évidement d?un
stratagème : soit l?on proposait aux détenus d?effectuer un
travail physique qui avait besoin de spécialiste, soit l?on inventait un
travail spécifique extérieur au camp. Ces différents
processus ne pouvaient fonctionner que sur les nouveaux arrivants qui
ignoraient encore la finalité du camp. Voilà tout le paradoxe de
cette pseudo préparation : alors que toute l?organisation du camp
était régie par la menace de mort et la violence extrême,
l?on usait malgré tout, de méthodes diverses pour
réconforter le futur détenu dans sa nouvelle tâche.
Au travers, du témoignage d?Alter
Feinsilber112, ainsi qu?aux diverses archives relatives aux
évolutions du camp, il a été possible de distinguer et
dater les différentes équipes formées au SK. Aussi, si un
nouveau Kommando s?est formé à l?arrivée de Lejb
Langfus, c?est avant tout du fait que le précédent venait
d?être liquidé. En effet, selon Feinsilber alors affecté au
crématoire du camp principal, le Kommando administré au
Bunker 1, fût totalement éliminé113. Il
dû lui-même en sortir les corps, le 3 décembre 1942.
Langfus est entré au camp d?Auschwitz trois jours plus
tard. Si l?on suit cette trame chronologique, il apparaît qu?une
tentative d?évasion avait été organisée par
certains membres du SK, dont faisait partie Feinsilber. En
réalité, cette tentative s?est soldée par un échec
et a abouti à la mort de six d?entre eux, fusillés le 15
décembre 1942. Bien entendu, l?élimination de ces SK n?avait rien
d?exceptionnelle étant donné le fait, que dans la politique
génocidaire
109 Le terme « Schutzstaffel » qui signifie
protection et qui s?abrège SS en est la preuve. Il en est de même
pour le terme Sonderkommando. Tout ce système de langage
codé permettait ainsi de protéger la politique génocidaire
nazie.
110 Membre de la SS depuis mai 1935, et connu pour son sadisme
et sa cruauté, Otto Moll est affecté au camp d?Auschwitz en tant
que Hauptscharführer du 02 mai 1941 à janvier 1945. Il
sera nommé chef des crématoires de Birkenau en 1943.
Arrêté en mai 1945 par les Américains, puis jugé par
le tribunal Américain à Dachau, il sera pendu le 28 mai 1946
à Landsberg.
111 Comme se fût le cas pour Shlomo Venezia,
déporté au camp d?Auschwitz le 11 avril 1944 et affecté au
SK trois semaines plus tard : « [...] on nous a demandé quels
métiers nous exercions. Dans l?espoir de travailler à
l?intérieur, j?ai répondu «coiffeur» [...] ».
Shlomo Venezia, Sonderkommando..., op.cit., p. 81.
112 Déporté à Auschwitz en mars 1942, et
affecté au SK en avril, Alter Feinsilber a témoigné au
procès de Cracovie de 1945. Cette déposition a été
traduite et publiée dans l?ouvrage Des Voix sous la cendre...,
op.cit., pp. 304 - 330.
113 Chacun d?entre eux a été tué dans la
chambre à gaz du crématoire du camp principal.
nazi, aucune trace de l?extermination ne devait subsister.
Aussi, était-il logique d?éliminer chacun des témoins.
Mais est-il alors plausible de supposer un lien entre ces meurtres et la
sélection de Gradowski ou de Langfus au SK ? Il est difficile de
répondre véritablement à cette question, cela dit, il
était évident que les SS n?avaient pas d?autres choix que de
remplacer la « main d?oeuvre » éliminée la veille.
Dès lors, le fait que Gradowski et Langfus soient arrivés peu
après cette exécution, a certainement
accéléré leur sélection pour le SK.
Lewental fût quant à lui affecté au
Kommando de la mort fin janvier 1943, au moment même où
les convois en provenance du ghetto et des prisons de Cracovie arrivaient. La
masse des nouvelles victimes arrivantes, a certainement forcé
l?administration SS à accélérer les « rendements
» de l?extermination, aussi fallait-il agrandir les rangs du SK.
Les faits retranscrits des trois auteurs permettent bel et
bien de compléter nos connaissances sur les différentes
étapes de la sélection au SK qui s?articulent entre logique et
total paradoxe. Il a été alors nécessaire à
Gradowski, Langfus et Lewental de situer les faits, d?abord en tant que
déportés à part entière du camp, puis en tant que
membres astreints au Sonderkommando. Il convient dès lors,
d?analyser et de situer, les diverses fonctions exercées et
retracées par les SK.
Il est indéniable que pour l?historien qui travaille
sur l?ultime phase de la Solution finale, les témoignages des
Sonderkommandos deviennent indispensables à toute analyse, au
sens où chacun des différents auteurs a souhaité
décrire et informer le lecteur sur les divers mécanismes et lieux
de destruction.
1. Définir les lieux, saisir son organisation
Dans les témoignages de Zalmen Gradowski, Lejb Langfus
et Zalmen Lewental l?on retrouve toujours la description d?un même lieu
« à l?écart des hommes114», et qui rassemble
en majorité des « détenus juifs » comme l?indique
Lewental. Il s?agit là d?une description du baraquement
spécialement réservé aux membres du
Sonderkommando. Le manque d?information fait qu?il demeure difficile
d?en situer exactement la position. Selon l?étude des différentes
sources115, les lieux spécialement affectés aux SK
changeaient chronologiquement. Aussi, il apparaît que dans un premier
temps, les membres du SK administrés au
Krematorium116 d?Auschwitz I117 avaient
été regroupés au Block 11118. De là, ils
étaient directement conduits dans les cellules du sous-sol. Filip
Müller décrit d?ailleurs l?une d?elle en ces termes : « Il y
régnait une puanteur étouffante. [...] Elle mesurait environ 3
mètres sur trois et n?avait ni fenêtre, ni système
d?aération119. » Dans un second temps, les membres du SK
furent logés aux Blocks 22 et 23 du camp BIb120 de Birkenau,
du moins jusqu?en juillet
114 Selon Zalmen Lewental, Des Voix sous la
cendre..., op.cit., p. 141.
115 Notamment grace aux informations précieuses
apportées par les dépositions de Filip Müller et d?Alter
Feinsilber au procès de Cracovie.
116 Selon Jean-Claude Pressac, le Krema I
achevée à l?été 1940, avait pour rôle de
faire disparaître les corps des prisonniers assassinés. Les
premiers « gazages de masse » commencèrent en janvier 1942,
après l?expérimentation du Zyklon B dans le sous-sol du Block 11
en fin 1941. Jean-Claude Pressac, Les crématoires d'Auschwitz. La
machinerie du meurtre de masse, Paris, CNRS Editions, 1993, p. 16 - 24.
117 Situé sur une ancienne caserne
polonaise, Auschwitz I apparaît depuis sa construction (nouveaux
bâtiments et remise en état des bâtiments existants) en mai
1940, comme le « camp souche » sois le Stammlager (le camp
d?origine). Il se constitue alors de 28 blocks et d?un seul
crématoire : le KI.
118 Communément appelé par les
déportés « Block de la mort », le Block 11,
relié au Block 10 par le fameux « mur noir », était
aménagé en plusieurs secteurs. Il s?agit en réalité
du Block des arr~ts soit la prison du camp.
C?est dans les cellules du sous-sol que sont enfermés les
prisonniers condamnés pour diverses raisons. C?est aussi dans ces
sous-sol qu?étaient enfermés les membres du SK afin qu?ils soient
isolés des autres prisonniers. Selon Jean-Claude Pressac,
op.cit., p. 18 - 21.
119 Filip Müller, Trois ans dans une chambre
à gaz d'Auschwitz, op.cit., p. 52.
120 Le camp de Birkenau se divise en trois parties
: BI, BII, BIII, elles-mêmes divisées en sous-camps. La partie BI
est constituée de batiments cimentés et d?écuries
préfabriquées en bois tandis que les parties BII et BIII sont
uniquement construites de baraques en bois. Le BIb est uniquement
réservé aux hommes du camp de Birkenau. Ce n?est qu?en 1943 qu?il
deviendra celui des femmes.
1943. C?est suite au déplacement des prisonniers du
secteur BIb, que le SK sera logé au Block 13121. Un ultime
transfert eut lieu au début de l?été 1944, quand le SK fut
installé à l?intérieur même des crématoires.
Selon ce classement, il est possible d?affirmer que Lewental, Langfus et
Gradowski, tous trois affectés au SK en décembre 1942-janvier
1943, étaient tous logés au BIb de Birkenau, bien qu?il ne soit
jamais clairement cité par les auteurs. Puisque la période
d?écriture s?étend jusqu?en octobre 1944, chacun des trois
auteurs connaitra aussi l?existence du Block 13, et des différents
Crématoires.
Bien qu?il s?agit de lieux différents, il apparait tout
de même possible de distinguer plusieurs similitudes entres chacune des
affectations : comme nous l?avons vu par le témoignage de Filip Muller,
le Block 11 était totalement isolé du reste du camp, tandis que
le BIb était, comme le répète encore une fois Lewental
dans son témoignage « à l?écart des
hommes122 " tout comme le Block 13, « totalement fermé
» comme l?atteste Alter Feinsilber. Cela témoigne avant tout qu?il
était primordial qu?aucun contact ne puisse être établi
entre les membres du Sonderkommando et les autres prisonniers du camp.
Personne ne devait connaître l?existence de ces unités « Au
camp ce personnel avait des boxes spéciaux et tout contact leur
était interdit123. " Ce qui se passait dans les chambres
à gaz ainsi qu?au sortir de celles-ci, ne pouvaient être connu que
par les SK. Aussi, s?agissait-il de « préserver le secret et
dissimuler le meurtre124 " afin que l?extermination des Juifs ne
soit jamais répandue. Autrement dit rien ne devait sortir des camps
d?extermination. Voilà pourquoi peu de personnes devaient être au
courant, méme au sein de l?administration du camp. Dès lors, s?il
y avait des détenus malades, aucun d?entre eux ne pouvaient être
admis à l?hôpital du camp : « Il était interdit d'en
sortir, il avait sa propre infirmerie125 ". Même une
équipe de gardes SS était spécifiquement affectée
au SK126. Aussi l?utilisation des différentes notions telles
que « Sonderbehandlung " (traitement spécial) ou encore
Sonderkommando, souligne d?une part la volonté de camoufler le
meurtre commis, d?autre part, l?intention de créer une véritable
distance entre victimes et bourreaux. L?on devait127 de fait, face
à la difficulté qu?engendrait un tel travail, préserver le
« moral " des différents SS. Il fallait en effet, une force mentale
immense ou une dégénérescence de l?esprit, pour vivre avec
la vision de ces corps vivants jetés dans les flammes, ces visages
d?enfants tout juste exécutés, autrement dit pour vivre avec
toutes ces
121 Afin de faciliter la représentation de chacun des
blocks de Birkenau, il convient de se rapporter à l?annexe III
présente en fin de cette étude.
122 Zalmen Lewental, Des Voix sous la cendre...,
op.cit., p. 138.
123 Citation d?Olga Lengyel, Souvenirs de
l'au-delà, Paris, Edition du Bateau Yvre, 1946, p. 132.
124 Selon la formule employée par Yves Ternon in
« Le spectre du négationnisme. Analyse du processus de
négation des génocides au XXe siècle. " in
Catherine Coquio (dir.), L'histoire trouée : négaion et
témoignage, Nantes, L?Atalante, 2003, p. 210.
125 Alter Feinsilber, Des Voix sous la cendre..., op.cit.,
p. 318. Miklos Nyisli a ainsi été affecté au SK en
tant que médecin, en mai 1944.
126 Comme l?indique Georges Didi-Huberman : « les SS
non-initiés, [...] ignorants du fonctionnement des chambres à gaz
et des crématoires " ne devaient en aucun approcher des SK. Georges
Didi-Huberman, Images malgré tout, Paris, Ed. de Minuit, 2003,
p. 12.
127 Sous-entendu la bureaucratie Allemande, auteur du programme
de la « Solution finale ".
scènes d?horreur qu?engendrait l?exécution de la
Solution finale. Même les nouveaux membres du Sonderkommando
tout juste affectés à leur Block ignoraient encore l?existence de
ces immondismes.
Chacun des trois auteurs s?est attardé à la
description d?un lieu que Lewental situe précisément « [...]
dans le petit bois [...] à l?écart, à cent cinquante
mètres, il y avait une chaumière villageoise
innocente128. » Il s?agit en réalité de la
description d?un des Bunker de Birkenau. S?il est difficile de
distinguer de quel Bunker il s?agit, c?est du fait que chacun d?entre
eux étaient situé l?un à côté de
lautre. Le Bunker I129 était une ancienne
chaumière appartenant à un paysan polonais et reconvertie
dès mars 1942, en chambre à gaz.
Situé juste en dehors de la limite nord, à
l'extrémité ouest du camp de Birkenau130 et
caché derrière un bosquet de bouleaux, ce petit
bâtiment131 permettait d?exterminer les nouveaux arrivants
tous justes sélectionnés. Encore une fois, il s?agissait
là de « cacher » le lieu du crime. Aucun déporté
excepté les membres du SK, n?était alors en mesure de
connaître l?existence de telles infrastructures. Ainsi, comme le
décrivent en majorité les survivants du SK, mais aussi Gradowski,
Langfus et Lewental, l?intérieur du Bunker I était
réduit à deux pièces ayant chacune une porte, celles-ci
étant étanchéifiée et munie de deux solides barres
de fermeture. Les fenêtres « obstruées» comme l?indique
Lewental132, sont murées et remplacées par de petites
trappes faites de plaques de bois, étanches elles-aussi,
destinées au versement du « poison mortel au gaz » : le
Zyklon B.
Le Bunker II133 opérationnel
dès juin 1942, fonctionnait de la même manière. Il
était d?ailleurs situé à seulement cent mètres du
premier Bunker. Selon différentes sources134, quatre
chambres à gaz étaient directement placées en
parallèle et chacune d?entre elles, possédait « une petite
lucarne135 » permettant aux SS d?introduire le Zyklon
B.
Ces détails apportés par les différents
membres du Sonderkommando, sont d?une importance capitale, car il
ne reste absolument plus rien du Bunker I. Les SS en 1943, l?on
volontairement détruit suite à la mise en fonctionnement des
crématoires de Birkenau136, et dans l?habituelle
128 Zalmen Lewental, Des Voix sous la cendre...,
op.cit., p. 133.
129 Entrées en service en mars 1942, c?est en septembre
que deux grandes baraques construites en briques rouges, ont été
ajoutées à proximité de celui-ci, afin que les victimes
puissent se déshabiller. Voilà pourquoi le Bunker I, est
aussi surnommé la « Maison rouge ».
130 Selon, l?ouvrage de Robert Jan van Pelt et Debórah
Dwork, Auschwitz, 1270 to the Present, Londres, Yale University Press,
1996, p. 123.
131 Dans les souvenirs de Filip Müller et de David
Olère, il s?agissait d?un petit bâtiment d?à peine plus de
15 mètres sur 6, soit 90 m2.
132 Zalmen Lewental, op.cit., p. 133.
133 Le Bunker II était aussi une ancienne
chaumière de paysan Polonais. Il demeure tout de même plus grand
que le Bunker I, puisqu?il mesure un peu plus de 17 mètres sur
8, soit 120 m2.
134 Notamment, à travers les plans dessinés par
David Olère et les descriptions très précises,
données par Filip Müller.
135 Zalmen Lewental, op.cit., p. 133.
136 A la suite des demandes expressément
ordonnées par Himmler en 1942 lors de la convocation de Rudolf
Höss à Berlin, de faire d?Auschwitz le lieu principal
d?extermination de la population Juive d?Europe, la construction
décision déjà évoquée, de
laisser le minimum de traces. Le Bunker II, fût quant à
lui sporadiquement utilisé quand les victimes se trouvaient alors en
surnombre137. Aussi, Zalmen Gradowski, Lejb Langfus et Zalmen
Lewental affectés au SK de décembre 1942 à octobre 1944,
ont été administrés aux différents
crématoires de Birkenau puisque les autres n?étaient plus
véritablement en fonctionnement.
Cela dit, aucune description véritable n?est
donnée sur ces différents lieux : il semble que seul Lewental ait
désiré en fournir une typographie « les crématoires
1-2 à l?angle sud-ouest, les crématoires 3-4 à l?angle
nord-ouest138 ». C?est uniquement autour de la description des
tâches à effectuer qu?il est alors possible d?en distinguer son
organisation et sa composition139. Qu?il en ait conscience ou non,
chacun des auteurs en décrivant et situant les lieux affectés
à l?extermination, a ainsi donné une valeur pleinement historique
aux écrits. Ils fournissent alors, un témoignage précieux
et inestimable sur l?organisation du camp d?Auschwitz.
2. Retranscrire le travail des Sonderkommandos entre art
et littérature
Comme nous l?avons vu, les textes de Gradowski, Langfus et
Lewental ont été écrits de façon pleinement
chronologique, aussi en rapportant les faits à des dates
différentes, chacun des témoignages permet de distinguer les
différentes étapes et les évolutions du travail
affecté au SK. Il semble alors parfaitement justifié d?y ajouter
certaines oeuvres de David Olère qui permettent une visualisation
picturale des différentes fonctions astreintes au SK.
Si l?on s?attache à suivre la chronologie donnée
par les auteurs des différentes tâches qui composent le
Sonderkommando, il apparaît qu?un certain lien logique demeurait
entre son évolution et celle du camp. La majorité des corps
gazés entre décembre 1941 et juillet 1942 à Auschwitz I,
n?était pas encore brûlée systématiquement dans les
fosses ou même incinérée dans les fours crématoires.
Les fours d?incinérations140 qui étaient
déjà existants à Auschwitz
des crématoires II, III, IV et V est ordonnée et
fixée à la date du 1er juillet 1942. Ils seront achevés en
mars - avril 1943.
137 Selon les informations réunies dans le l?ouvrage de
Georges Wellers, Les Chambres à gaz ont existé. Des
documents, des témoignages, des chiffres, Paris, Gallimard, 1981 p.
32 et celui de Yisrael Gutman (dir.), Anatomy of the Auschwitz Death
Camp, Bloomington and Indianapolis, Indiana University Presse, 1998, pp.
157 - 245.
138 Zalmen Lewental, op.cit., p. 153.
139 Il est en effet possible d?employer le singulier lorsque
cela s?applique à la description des crématoires car ils
demeurent tous effroyablement semblables. Les crématoires I et II
comprennent quinze fours chacun, les crématoires III et IV, six fours,
avec les salles de déshabillage et les chambres à gaz. Un «
four » ne correspond pas à un foyer de crémation : les fours
utilisés à Auschwitz comportaient selon les cas deux ou trois
foyers. Selon Jean-Claude Pressac, Les crématoires d'Auschwitz...,
op.cit., pp. 38 - 40. Une représentation du crématoire III
est disponible en annexe IV de cette étude.
140 Le tout premier corps incinéré date du 15
aout 1940. Yisrael Gutman, op.cit., p. 52. Le choix de la
crémation des corps a été une décision prise
relativement tôt, et ce, dès la création des premiers
camps. La maltraitance et la sous-nutrition ayant été
d?emblée inhérentes au quotidien des camps, la mortalité
était de fait, importante. Les
I fonctionnaient relativement mal, il s?agissait alors d?une
procédure très longue. C?est uniquement face à
l?arrivée croissante de nouveaux déportés, que les corps
devaient être directement « enterrés ». Dès lors,
le terme « Sonderkommando » n?était pas encore
utilisé. Les détenus affectés aux travaux concernant les
corps étaient les Leichenträgerkommandos, soit les
porteurs de cadavres. Ils devaient prendre en charge, les morts de la
journée pour les amener aux fosses. C?est après la visite de
Himmler à Auschwitz les 17 et 18 juillet 1942, que le
Sonderkommando reçut l'ordre de déterrer les corps et de
les brûler sur des bûchers selon les méthodes données
par Christian Wirth141 aux Juifs de Chelmno142. Ces
équipes spéciales ont donc été créées
parallèlement aux évolutions liées à
l?extermination.
Zalmen Lewental a ainsi été contraint de
découvrir son nouveau Kommando : lorsqu?on lui a ordonné
de brûler dans des fosses communes, les corps de victimes gazées.
Il fallait alors attendre une journée143, pour pouvoir sortir
les corps des chambres à gaz et les transférer aux fosses. De
là, comme ce fût le cas pour Gradowski avant qu?il ne soit
affecté au SK, l?on ordonnait à différents prisonniers du
camp de creuser des fosses autour des différents Bunkers et du
premier Krema. Ces hommes ne faisant pas partie du Kommando
affecté aux chambres à gaz, n?étaient pas en mesure d?en
connaitre leur existence. Aussi, c?est dans un second temps, que l?on chargeait
les SK de jeter les corps des victimes et de les brûler. Cet
aspect-là est très important, car au-delà du fait de
découvrir l?horreur de ces êtres assassinés, aucun des
membres du Sonderkommando n?avait encore de contact avec les futurs
gazés « [...] dans les premiers temps, on n?utilisait pas de
détenus pour convoyer des gens encore vivants144 ».
La modification des nouvelles infrastructures, ainsi que la
mise en fonctionnement des crématoires de Birkenau en mars et avril
1943, ont particulièrement modifié les affectations des SK. Le
nombre des détenus du Sonderkommando a ainsi varié en
fonction de l'activité meurtrière du camp145. Toujours
sujet à bénéficier d?une amélioration, les
fonctions attribuées
inhumations trop fréquentes dans les cimetières des
villes les plus proches attiraient l?attention. Construire un crématoire
annexé à la lisière du camp permettait de n?avoir pas
à rendre de comptes sur le nombre de morts.
141 Selon Gerald Reitlinger, Christian Wirth, inspecteur des
camps de l'Aktion Reinhard, aurait donné l?ordre aux Juifs
prisonniers dans le camp de Chelmno de s?occuper des cadavres des victimes
asphyxiées par le gaz. Pour plus d?information, se référer
à Gerald Reitlinger, The Final Solution : The Attempt to Exterminate
the Jews of Europe, 1939-1945, New York, Perpetua Edition, 1961, p.
264.
142 Situé dans le village polonais de Chemno nad Nerem
à soixante kilomètres au nord-ouest de Lodz, le camp
d?extermination de Chemno a été créé dès
octobre 1941. Il apparaît de fait, comme le premier camp d'extermination
nazi.
143 Au départ, et ce avant qu?elles ne
bénéficient de progrès techniques, les chambres à
gaz ne possédaient pas de système d?aération. Voilà
pourquoi Lewental affirme être revenu le lendemain pour sortir les corps.
C?est une fois affectés aux différents crématoires du camp
de Birkenau, que les membres du SK expliquent avoir attendu une demi-heure
seulement avant de pouvoir extraire les corps. Ce temps étant
destiné à l?aération afin que le gaz résiduel
puisse être totalement évacué.
144 Zalmen Lewental, Des Voix sous la cendre..., op.cit.,
p.141.
145 300 à 400 hommes en juillet 42 jusqu'à plus
de 900 hommes au cours de l'été 44. Avec l?arrivée des
Juifs hongrois (plus de quatre cent trente mille) du 15 mai au 8 juillet
1944, le nombre de sélectionnés pour le
au SK ont été totalement remaniées comme en
atteste le dessin ci-dessous, et qui représente l?une des salles du
Crématoire III146 :
« Dans la salle de déshabillage »,
David Olère, 1946 Lavis et encore de Chine sur papier Musée
des Combattants des Ghettos, Galilée, Israël
Comme l?explique Lewental « Quand les crématoires
III et IV ont été construits, cela a été le
début d?une nouvelle période dans notre vie147 ».
Ainsi, les membres du Sonderkommando qui entraient en action
qu?après l?achèvement du processus d?extermination, ont
été contraints, face à l?arrivée d?une multitude de
nouveaux déportés, d?intervenir immédiatement après
l?arrivée des convois. La barrière de la langue étant un
frein dans la procédure d?exécution, les différents SK ont
alors permis d?accélérer le processus en traduisant aux
déportés ce qu?ils devaient faire. De là, ils ont
été contraints de les conduire vers les salles de
déshabillage148 puis d?y entrer, afin que tout se fasse dans
un maximum de calme. Bien qu?il n?apparaisse pas de SK sur l?oeuvre
d?Olère, le fait qu?il ait pu représenter ce qu?il se passait
à l?intérieur de cet espace, montre qu?il était
obligatoirement présent. Les membres du SK devaient les aider à
se dévêtir, à garder le calme entre chacune de ces
étapes, sans jamais dévoiler aux familles ce
Sonderkommando dépassait les 600 membres. Ils
ont tous été affectés aux crématoires II, III et V
de Birkenau. Selon Annette Wieviorka, Déportation et
génocide. Entre la mémoire et l'oubli, Paris, Plon, 1995, p.
255 -- 259 (sur la déportation des Juifs hongrois). Et Jean Claude
Pressac, Les Crématoires d'Auschwitz..., op.cit., p. 90
(affectation au crématoire).
146 Là où avait été
affecté David Olère à la fin juin 1943. C?est
l?affectation principale du peintre durant ses vingt mois de présence au
Sonderkommando.
147 Zalmen Lewental, op.cit., p. 147.
148 Lejb Langfus, ibid., p. 101. C?est
dans une pièce spécialement conçue que les victimes
devaient se déshabiller. Cela n?était pas le cas avant septembre
1942, oil les victimes, comme l?indique Rudolf Hss dans ses
Mémoires, devaient se déshabiller en plein air «
[...] à un endroit où on avait dressé des murs de paille
et de branches d?arbres qui les cachaient aux spectateurs. »
« Mémoires de Rudolf Höss » in
Auschwitz vu par les SS, Oswiecim, Le Musée d?Etat
d?Auschwitz-Birkenau, 1994, p. 102.
qui les attendait. Pourtant comme l?atteste Langfus dans son
manuscrit, certains d?entre eux demandaient ce qui allait se produire. L?auteur
admet alors : « Ils s?étaient demandés oü on les
conduisait et on les avait informés qu?on les conduisait à la
mort149. » Il était bien évidemment trop tard,
quoi qui puisse être dit ou tu. Quant aux SS, comme le rapporte Filip
Müller, ils tenaient un discours expliquant qu?un bain désinfectant
préalable était indispensable pour pouvoir entrer dans le camp.
Mais cela ne supprime en aucun cas la peur et le doute que pouvaient ressentir
les déportés. L?on voit d?ailleurs sur la représentation
de David Olère des enfants s?agrippant à leur mère ne
comprenant pas la situation dans laquelle ils se trouvent. On leur demande
alors de bien veiller à regrouper leurs affaires, attacher les
chaussures par les lacets et se souvenir de leur emplacement.
Cela était dans le seul et unique but de faciliter leur
récupération afin que les Sonderkommandos puissent les
conduire plus rapidement au Kanada150. Zalmen Lewental
situe d?ailleurs ce lieu entre le Crématoires III et IV151.
Chaque chose a ainsi sa place, chaque espace à un intérêt
spécifique. Tout a était minutieusement organisé en
fonction des diverses expériences vécues dans les
Bunkers. Ainsi, découvrir le Sonderkommando c?est
aussi découvrir l?ampleur du travail où « [...] l?initiation
de l?équipe suivante consistait à sortir et à brûler
les cadavres des prédécesseurs152 ». Ces deux
étapes ont été parfaitement représentées par
David Olère comme l?atteste les deux dessins suivants.
« Après le gazage », David
Olère, 1946 « Dans la salle des fours », David Olère,
1945
Lavis et encre de Chine sur papier
Musée des Combattants des Ghettos,
Galilée, Israël
149 Lejb Langfus, op.cit., p. 104.
150 Il s?agit du lieu oü étaient situés les
magasins des affaires prises aux déportés. A la fin de
l?année 1943, plus de trente baraquements servaient au
dépôt de ces affaires. De là, on les triait afin de
préparer leur expédition en Allemagne.
151 Zalmen Lewental, op.cit., p. 154.
152 Filip Müller, Trois ans dans une chambre à
gaz d'Auschwitz, op.cit., p. 61.
Dans le premier « Après le gazage ", il
est alors possible de visualiser ce que fût l?une des tâches
majeures du SK : sortir les dernières victimes de la chambre à
gaz. David Olère nous présente alors ici deux membres du
Sonderkommando : le premier sort dans un premier temps les corps de la
chambre à gaz, tandis que le second les « traine " vers les fours
crématoires. Il s?agit en réalité du « Schlepper
" (le porteur) : l'une des affectations des membres des SK. Selon les
différents témoignages, il est apparu qu?au départ, les
cadavres étaient uniquement tirés avec les mains, autrement dit
dans un certain respect. Mais celles-ci devenaient totalement
glissantes153 : Zalmen Gradowski affirme alors que les corps
étaient sortis par n?importe quel moyen « on arrache de force les
cadavres [...] celui-ci par un pied, celui-là par une
main154. » C?est ensuite, que certain ont utilisé divers
accessoires, d?ailleurs apportés par les propres victimes comme des
cannes, voire des ceintures, afin d?éviter un contact trop direct avec
le corps. Olère s?est aussi attaché à représenter
le visage des victimes. Celui de la femme est assez représentatif : la
bouche ouverte, symbole de l?agonie extrême, témoigne que la mort
par asphyxie est tout sauf une mort douce. L?enfant a quant à lui la
tête baissée, comme si Olère souhaitait représenter
l?incompréhension et la peine sur son visage.
En réalité, il demeurait des étapes
intermédiaires, contrairement à ce que montre David Olère.
Les corps, avant d?être conduits aux différents fours
crématoires, étaient sujets à toute une série de
vérifications : les membres du Sonderkommando dits «
coiffeurs " et « dentistes " entrent alors pleinement en action afin de
récupérer la moindre parcelle de valeur qu?aurait pu laisser les
victimes. Zalmen Gradowski décrit dans son manuscrit l?une de ces
tâches : « [...] il enfonce dans la belle bouche à la
recherche d?un trésor, d?une dent en or [...]. Le deuxième avec
des ciseaux, il coupe les cheveux bouclés155. " Parfois,
comme le rapporte à son tour Shlomo Venezia, les cadavres avaient le
temps de durcir, il fallait alors forcer pour ouvrir les
mâchoires156. Chaque objet de valeur est ainsi
récupéré157 : cela met en avant qu?Auschwitz
s?apparentait bel et bien à une véritable plateforme industrielle
oü tout y était pleinement organisé. Dès lors, chacun
des SK avaient une tâche spécifique à réaliser.
Le second dessin est donc une représentation d?une des
salles des fours où les membres du Sonderkommando devaient y
insérer les dernières victimes. A cet effet, l?on y voit le
monte-charge qui permettait de transporter une dizaine de corps depuis le
sous-sol où était la chambre à gaz aux fours
crématoires. Zalmen Gradowski a d?ailleurs détaillé l?une
de ces scènes : « Là-haut, près du monte-charge, se
tiennent quatre hommes. Deux d?un côté, qui tirent les corps, deux
autres qui les trainent directement vers les fours158. " Autrement
dit, ce lieu était parfaitement aménagé afin que le
travail effectué par les SK se fasse dans un
153 Les corps qui avaient suffoqué durant l?extermination,
étaient recouverts de déjections.
154 Zalmen Gradowski, Des Voix sous la cendre..., op.cit.,
p. 210.
155 Ibid., p. 210.
156 Shlomo Venezia, Sonderkommando..., op.cit., p.
108.
157 Les dents en or sont alors refondues tandis que les cheveux
sont utilisés afin de créer du tissu.
158 Zalmen Gradowski, op.cit., p. 211.
minimum de temps. Gradowski ajoute ainsi : « Sur le
monte-charge, vers l?enfer, là-haut, envoyés au feu et en
quelques minutes ces corps bien en chair seront réduits en
cendre159. » Cet aspect macabre du travail donné aux SK,
démontre avant tout une chose : aucun SS ne voulait avoir de contact
avec les morts, aussi était-il possible de tuer mais non de regarder
l?acte commis. Les SS ont ainsi rendu le meurtre collectif impersonnel à
travers le recours aux principes industriels tels la division du travail et la
spécialisation des tâches. C?est cela qui fait disparaitre le
concept de responsabilité individuelle160. C?est aussi de ce
fait, qu?aucune trace du crime ne devait subsister.
Il s?agit en effet, de l?une des dernières tâches
du Sonderkommando où dans le cadre de « l'Aktion
1005161 », chacun des corps exterminés devait
totalement disparaître. Ainsi, les os qui n?étaient pas parvenus
à brûler dans les fours devaient être
pulvérisés avec des pilons de bois. Seul Saul
Chazan162 explique qu?au départ, ces os résiduels
étaient regroupés tous les deux ou trois jours et mis dans un
entrepôt où il fallait les briser jusqu?à ce qu?ils soient
réduits en cendre. De là, ils ont été
stockés pour être enterrés comme l?atteste Gradowski :
« De nombreuses cendres de [corps brûlés] de milliers de
Juifs, Russes, Polonais, ont été disséminées et
labourées sur le terrain des crématoires163. »
Mais en automne 1944, face aux avancées de la guerre, une seconde
opération d?effacement des crimes a été mise en place
« l?ordre était d?effacer toute trace au plus vite164
». Les membres du Sonderkommando ont dû sortir les cendres
qui étaient enterrées dans les fosses afin de les regrouper.
Elles ont ensuite été emportées par camion par les SS,
pour y être déversées dans le fleuve avoisinant : la
Vistule165. Il semble important d?y soulever un point majeur : le
fait que l?on ait ordonné aux SK de supprimer les traces de
l?extermination, montre à quel point les membres de la SS passaient
leurs actes au crible de leur raisonnement. Il ne s?agissait donc en aucun cas
d?une folie meurtrière passagère. Tout a été
pleinement organisé et réfléchi.
C?est face à l?ampleur du crime, à cette
volonté de vouloir le cacher, que chacun des auteurs a voulu transcrire
ce qu?il avait dû faire. Il apparait ainsi, que les évolutions des
différents travaux affectés aux SK, se soient faites en fonction
des nécessités du camp. Les tâches affectées aux
Sonderkommandos se sont donc multipliées en parallèle du
développement technique des structures d?extermination.
159 Zalmen Gradowski, op.cit., p. 200.
160 Idée développée dans l?ouvrage de
Milgram Stanley, Obedience to Authority : An Experimental View,
Londres, Harper Collins, 2004.
161 Menée dans le plus grand secret de 1942 à
1944, l'Aktion 1005 était destinée à supprimer
toute trace de l?extermination nazie. Cette opération concernait
dès lors les actions des Einsatzgruppen ainsi que les camps
d?extermination. Pour plus d?information, se référer
à l?article de Shmuel Spector, « Aktion 1005 - Effacing
the Murder of Millions », Holocaust and Genocide Studies, Oxford
University press, Vol. V., 1990, pp. 157-190.
162 Saul Chazan est déporté à Auschwitz et
incorporé dans le SK autour de mai 1944. Son témoignage a
été recueilli par Gideon Greif et publié dans son ouvrage,
We wept without tears..., op.cit., pp. 220 - 255.
163 Zalmen Gradowski, Des Voix sous la cendre....,
op.cit., p. 99.
164 Ibid., p. 99.
165 Léon Poliakov, Auschwitz, Paris, Julliard,
1964, p. 49 - 52.
3. Survivre au Sonderkommando : analyse des conditions
de vie des SK
Il semble en effet important d?essayer de comprendre comment
pouvait s?articuler le travail des Sonderkommandos et la vie au camp :
autrement dit ce qui régissait le quotidien des SK.
A travers l?étude des différents
témoignages, plusieurs constantes se retrouvent entre les divers groupes
ayant composé les Sonderkommandos.
Il apparaît en effet que la nature de leur travail,
faisait que les membres du Sonderkommandos étaient
particulièrement mieux nourris et mieux logés que les autres
détenus du camp « [...] nous ne manquons ni de nourriture, ni de
boisson, ni de quoi fumer [ · · ·]166
». C?est cela qui d?après Zalmen Lewental, permettait aux hommes de
pouvoir tenir physiquement. Sans compter que les SK, mémes s?ils ne
pouvaient pas s'approprier les objets de valeur, étaient
autorisés à profiter de la nourriture qui pouvait se trouver dans
les effets des victimes. Autrement dit, chacun des SK n?avait pas à
attendre la nourriture du camp, puisqu?il avait la possibilité
d?emporter avec lui les différentes provisions apportées par les
déportés167. Shlomo Venezia affirme ainsi « Nous,
on avait assez à manger [...]. Tout le monde dans le
Sonderkommando avait du pain et des conserves en quantité
suffisante168. » Cet aspect est très important, car
seuls les membres du Sonderkommandos étaient alors en mesure de
pouvoir se révolter, de même penser à mettre en place une
révolte. C?est aussi à travers ces divers avantages, que les
chroniqueurs de Birkenau ont pu transmettre l?horreur de leur quotidien. Il
apparaît en effet, que la plupart d?entre eux avait à leur
disposition du papier et des crayons : selon Szlama Dragon169,
Gradowski aurait obtenu ses accessoires à l?aide d?un prisonnier qui
était directement affecté au Kanada. De là, face
à la multitude d?objets laissés, les membres du
Sonderkommando avaient la possibilité d?y prendre
différents vétements laissés par les victimes, qui dans le
froid glacial que constituait l?hiver, avait une importance capital. Shlomo
Dragon, Josef Sackar et Eliezer Eisenshmidt, affirment à plusieurs
reprises dans leur témoignage, que les nouveaux vêtements que
portaient alors les SK, étaient marqués à la peinture
d?une bande rouge sur le pantalon et d?une croix dans le dos.
Il semble aussi que la majorité d?entre eux
détenait de l?alcool comme nous l?indique Dow Paisikovic « Nous
buvions surtout beaucoup d'alcool. A cette condition-là, nous pouvions
effectuer notre travail170. »
166 Zalmen Lewental, Des Voix sous la cendre..., op.cit.,
p. 167.
167 Ibid., p. 147.
168 Shlomo Venezia, Sonderkommando..., op.cit., p.
144.
169 Dans une interview accordée à Gideon Greif et
publiée dans son ouvrage, We wept without tears..., op.cit., p.
105.
170 Citation de Dow Paisikovic extraite de sa
déposition dans le cadre du procès d'Auschwitz le 17 octobre
1963, disponible sur le site de Véronique Chevillon, Les
Sonderkommandos,
http://www.sonderkommando.com,
consulté le 21 juin 2011.
Cette citation tend à mettre en avant deux faits
majeurs : tout d?abord, s?il demeurait possible aux SK de détenir autant
d?alcool au point que certains d?entre eux, comme en témoigne
Lewental171, pouvaient devenir saouls, c?est que les SS savaient
qu?il était nécessaire pour ces hommes d?obtenir une certaine
échappatoire. Ils n?avaient en réalité pas d?autres choix,
car il fallait que le mental de ces détenus soit maintenu, sans quoi
l?opération consistant à incinérer plusieurs milliers de
cadavres par jour n?aurait pu être réalisée dans les
délais donnés. A cela s?ajoute un autre fait, c?est aussi par
l?alcool que les SS réussissaient à faire des membres du SK des
instruments dociles : on les maintenait ainsi dans l?abrutissement le plus
total. Il s?agit là d?une réelle fracture entre les membres du SK
et les autres déportés du camp qui étaient quant à
eux sujets à la sous-alimentation. Il en était de même pour
les « dortoirs », qui n?étaient que des couchettes de bois
pour les détenus tandis que pour les SK « une grande salle
allongée dans laquelle sont disposés des lits individuels et
confortables172 » était aménagée. Il
apparaît en effet, lorsque la rationalité nazie a voulu qu?en mai
1944, le baraquement des membres du Sonderkommando soient directement
transféré sur le terrain des crématoires, que les
différents SK aient disposé de toute une série de conforts
inimaginables. Au milieu du complexe qui voyait s?exécuter la «
Solution finale » se trouvait des couchettes recouvertes de draps en soie,
de couvertures en plumes d?oie, de toute une série d?objets que les
déportés avaient amené avec eux. Les hommes du SK
pouvaient même se laver173. Ces détails sont pleinement
substantiels bien qu?ils ne soient pas relayés par les auteurs des
manuscrits. Ils témoignent en effet, du confort dont
bénéficiaient les SK ce qui dans l?enfer qu?était leur
quotidien, avait une immense importance.
Selon les témoignages, il est apparu que certains SK
laissaient, lorsqu?ils le pouvaient, de la nourriture aux autres détenus
du camp. De fait, il semble que ces différents « privilèges
» aient suscité chez les autres déportés une certaine
hostilité « J?ai su plus tard, que certains étaient jaloux
de ce que nous pouvions avoir de plus174 ». En
réalité, du fait de leur autarcie, aucun des prisonniers
n?étaient en mesure de connaître les conséquences de tels
avantages : seuls ceux qui étaient présents au camp depuis
longtemps en devinaient les fonctions. Jacques Stroumsa affirme ainsi : «
Le mot Sonderkommando provoquait en nous une sorte de terreur. Nous
savions que ce commando existait, à quelles taches il était
astreint, mais nous avions peine à le croire175. »
Les conditions physiques des Sonderkommandos
étaient ainsi pleinement préservées afin que chacun
d?entre eux puissent exécuter les tâches qui lui étaient
imparties. Le quotidien centré autour du travail aux crématoires,
était épuisant aussi bien physiquement que
171 Zalmen Lewental, Des Voix sous la cendre...op.cit..,
p. 163.
172 Citation empruntée à Miklos Nyiszli,
Médecin à Auschwitz. Souvenirs d'un médecin
déporté, Paris, Julliard, 1961, p. 32.
173 Selon le témoignage de Milton Buki accordé
à Nathan Cohen, Diarries of the Sonderkommandos in Auschwitz :
Coping with Fate and Reality » in Yad Vashem Studies, XX,
Jerusalem, 1990, p. 123.
174 Shlomo Venezia, Sonderkommando..., op.cit.,
p. 145.
175 Jacques Stroumsa, Tu choisiras la Vie, Paris, Cerf,
1998, p. 141. Il s?agit du récit de sa déportation au camp
d?Auschwitz en 1943.
mentalement. Il s?effectuait en effet selon un rythme de douze
heures « on travaillait en deux tours, un de jour et un de nuit
[...]176 ». Gradowski, Lewental et Langfus ont ainsi
travaillé plus de huit milles heures au Sonderkommando. Il n?y
avait bien entendu, aucun jour de repos. Il semble aussi, face à la
politique d?effacement des traces, que les équipes affectées au
SK étaient le plus souvent éliminés au bout de quelques
mois. Ils étaient alors bien plus menacés que les autres
déportés. Leur quotidien était donc rythmé par la
peur obsédante d?une élimination.
Cependant, si l?on retrouve souvent l?affirmation d?une
élimination systématique de l?ensemble des SK tous les trois mois
- comme nous l?indique Shlomo Venezia « J?étais persuadé
qu?après le troisième mois, il y aurait une sélection et
que les hommes du Sonderkommando serait
éliminés177 » -- il semble malgré tout que
la réalité des faits fût bien plus complexe. Le principe
était bien entendu la liquidation de chacun des témoins de
l?extermination, mais elle n?a pas été effectuée de
façon aussi systématique comme l?atteste Gradowski, Lewental et
Langfus par leurs écrits. Chacun d?entre eux est ainsi resté
près de deux ans au SK avant d?être
éliminé178. En réalité, il fallait avant
tout, une conjonction de hasards pour passer au travers des diverses
sélections. Les prisonniers étaient donc pris dans un double
paradoxe oil le quotidien s?articulait autour de l?espoir de vivre, et celui de
savoir que l?on serait de toute façon exécuté « les
Allemands voudraient à tout prix effacer les traces [...] ils ne
pouvaient le faire qu?en anéantissant tous les hommes de notre
commando179. » Mais ces différentes éliminations
se sont faites en parallèle des évolutions du camp : dans la
période qui s?étend de 1942 à début 1943, les
hommes du Sonderkommando étaient systématiquement
éliminés180 et étaient aussitôt
remplacés. Ce n?est qu?avec l?arrivée massive de nouveaux
déportés qu?il s?est avéré que le nombre de
sélections pour la mort ait été réduit. Cet aspect
est très important, car en réalité, si chacun des auteurs
a pu survivre durant deux ans, c?est au dépend de l?extermination : tant
qu?il y avait des déportés, tant que l?on devait éliminer
les juifs, les Sonderkommandos étaient d?une
nécessité primordiale. Ils étaient à partir de ce
moment engagés pour tout type de travaux, tels « le colmatage des
fissures dans les parois des fours avec de la terre réfractaire, au
revêtement des portes en fonte d?acier avec de l?enduit. On repeignait
les murs des quatre vestiaires et des huit chambres à gaz181
». Il s?agissait en réalité de bien veiller au parfait
état des installations de mise à mort.
A travers l?analyse des différents faits relatifs aux
SK soulevés dans cette première partie, il est à
présent possible d?affirmer que le Sonderkommando faisait
pleinement partie de la politique génocidaire nazie. Installé et
développé au gré des circonstances, le SK doit bel et
176 Shlomo Venezia, op.cit., p. 110.
177 Ibid., p. 121.
178 Comme se fût d?ailleurs le cas pour Filip
Müller où encore Abraham Dragon, qui sont tous deux passés
aux travers de cinq sélections.
179 Zalmen Lewental, Des Voix sous la cendre...,
op. cit., p. 151.
180 Les SK ont d?abord été
éliminés par l?injection de phénol implantée
directement dans le coeur. A partir de 1943, ils seront directement
exterminés soit dans les chambres à gaz, soit sous le poids des
balles.
181 Filip Müller, Trois ans dans une chambre à
gaz d'Auschwitz, op.cit., p. 169.
bien son apparition aux nécessités du camp. Ce
lien organique existant entre la naissance du Sonderkommando et le
programme d?extermination réalisé à Auschwitz a ainsi
été parfaitement mis en avant par les chroniqueurs de Birkenau.
Chacun des trois auteurs a parfaitement su fournir aux historiens les diverses
preuves qui ont permis la réalisation de la Solution finale. Il convient
dès lors de se pencher sur les divers procédés narratifs
employés par Zalmen Gradowski, Lejb Langfus et Zalmen Lewental, afin de
saisir, toute la portée du témoignage.
PARTIE II
Ecrire pour exister : saisir l?univers des
Sonderkommandos
« [...] Les psychologues désireux d?étudier
et d?appréhender l?état d?esprit des gens qui ont
prêté leur concours à un travail aussi sale, honteux,
cruel. Ce serait intéressant ! Mais qui sait si ces chercheurs
appréhenderont la vérité ? Si quelqu?un sera en mesure de
comprendre ?182 ».
Ainsi, au-delà de la réalité des lieux,
des dates, des noms, Zalmen Gradowski invite le lecteur à
découvrir toute une série de pensées clairement
énoncées, mais aussi un récit construit, souvent
marqué par le peu d?attention accordé à tel ou tel
détail matériel mais soucieux de fournir des
éléments qui permettraient de se plonger dans la
réalité de l?extermination. C?est au coeur du génocide, au
moment même où les atrocités se produisaient qu?est
né l?impératif de devoir témoigner. Les Meguilots
de Zalmen Gradowski, Lejb Langfus et de Zalmen Lewental témoignent alors
d?une réalité historique incomparable avec les autres
récits des Sonderkommandos car méme s?ils ont
vécu, travaillé et souffert ensemble, les conditions radicalement
différentes dans lesquelles ils ont été amenés
à écrire, les ont conduits à leur donner des formes et des
contenus totalement divers. Par conséquent, il convient d?entrer
pleinement dans l?esprit des auteurs en mêlant l?analyse
littéraire à la recherche historique afin de saisir toute la
portée de tels témoignages.
182 Zalmen Lewental, Des Voix sous la cendre...,
op.cit., p. 121.
Chapitre I
Le témoin instrumentaire
Chacun des auteurs, en choisissant de se positionner en tant
que témoin porteur de fait historique, a été amené
à se placer à moindre mesure en tant que témoin
instrumentaire183. Cette expression tend en effet à
désigner celui qui, conscient des faits qu?il rapporte selon des
procédés stylistiques divers, témoigne au nom de la
postérité mais aussi au nom de ceux qui ne seront plus à
même de témoigner. Les auteurs se sont ainsi investis d?un devoir
de transmission, ce qui, à travers le travail d?écriture, est
amené à toucher le lecteur. C?est à partir de ce moment
que les auteurs sont en proie à la subjectivité : « il est
impossible au témoin de relater ce qu?il a fait et vu en restant
strictement objectif. Il est homme et il est artiste, plus au moins ; la
fidélité mécanique du cinématographe lui est donc
interdite184 ». Cette notion définie par Jean Norton Cru
tend à redéfinir le travail de l?historien lorsqu?elle s?applique
à l?étude de ces témoignages. L?analyse de la
subjectivité permet en réalité de renseigner l?analyste
sur ce que pensaient les témoins, sur ce qu?ils ressentaient et sur ce
qu?ils voulaient faire passer au moment oü ils le transcrivaient. Elle
permet aussi de discerner les différentes motivations des auteurs face
à la tâche de l?écriture. En réalité,
l?analyse littéraire de ces trois manuscrits, permet de mieux cerner
« l?univers » dans lequel étaient plongés les
Sonderkommandos d?Auschwitz-Birkenau.
1. L?adresse au lecteur
Zalmen Gradowski, Lejb Langfus et Zalmen Lewental se sont tous
trois adressés à un lectorat inconnu qui témoigne
qu?au-delà de la description des faits, subsistait l?espoir d?être
lus. Il est important de rappeler, que si l?écriture d?un texte
s?inscrit toujours dans un horizon d?attente, les membres du Sonderkommando
ont quant à eux témoigné selon une exigence propre,
personnelle. Cette singularité a une réelle importance,
puisqu?ils ignoraient totalement qui serait leur lecteur, quel serait cet
horizon d?attente tant nécessaire à celui qui « raconte
», qui « transmet ».
En effet, lorsque l?on se plonge dans les récits des
membres survivants du Sonderkommando, l?on s?aperçoit
très vite qu?ils s?inscrivent toujours dans un impératif
précis telles les dépositions. Miklos Nyisli en tant que
médecin affecté au SK, Szlama Dragon, Alter Feinsilber et Henryk
Tauber en 1946, ont chacun rapporté ce qu?ils avaient dû subir au
camp,
183 Actuellement, comme l?affirme Renaud Dulong, l?expression
de « témoin instrumentaire » n?est utilisée qu?en droit
civil pour désigner une personne qui peut garantir l?authenticité
d?un testament olographe rédigé en l?absence d?un notaire.
184 Jean Norton Cru, Du témoignage, Paris,
Gallimard, 1930, p. 101.
mais uniquement dans le cadre du procès de Cracovie,
soit selon l?orientation des questions posées par les juges. Il en a
été de même pour Dov Paisikovic, Filip Müller et
Milton Buki au procès de Francfort en 1963185. De fait,
seules les indications pouvant condamner les accusés étaient
mises en avant.
S?en suivent les diverses interviews de Gideon Greif, Claude
Lanzmann ou de Rebecca Fromer186, qui ont poussé celui qui
raconte à transmettre ce qu?il a vécu selon des interrogations
spécifiques. Il semble en réalité, que seul l?ouvrage de
Filip Müller témoigne d?un désir réel de raconter par
soi-même, selon ses propres orientations. Il en est de même, et
plus encore, pour les témoignages de Zalmen Gradowski, Lejb Langfus et
Zalmen Lewental où seul « le monde ", cet inconnu, serait le
destinataire.
Gradowski a ainsi choisi un lecteur hypothétique qui
serait « libre et heureux citoyen du monde ". Les différents
adjectifs employés sont pleinement significatifs. L?auteur se pose avant
tout en tant que témoin instrumentaire, il a conscience des faits qu?il
veut faire passer mais sans savoir qui les découvrira. Aussi, suit-il sa
propre orientation, selon ses propres choix, en sélectionnant ses
propres souvenirs.
Gradowski s?adresse ainsi à une postérité
inconnue afin qu?au moins une part infime de la réalité du
génocide parvienne au monde libéré. L?emploi du terme
« heureux ", puis « libre " montre que Gradowski n?avait de cesse de
se rattacher à l?image d?un monde délivré de la
barbarie.
Il adresse ainsi en préambule de son manuscrit «
Que celui qui trouvera ce document sache qu?il est en possession d?un important
matériel historique ». Ecrit en yiddish, polonais, russe,
français et allemand, cet avertissement s?adresse à l?inconnu, au
« libre citoyen du monde " afin qu?il soit conscient de ce qu?il
détient entre ses mains.
Lewental, quant à lui, force le lecteur à «
Cherchez encore ! Vous trouverez encore ", tel l?impératif à
respecter pour comprendre le génocide. Il apparaît en effet, que
de nombreuses lettres, documents, écrits, aient été
laissés sur les grabats des blocks ou enterrés autour des
crématoires par les diverses membres qui composaient le
Sonderkommando. Ainsi Langfus ajoute : « Encore beaucoup de
matériel caché, qui vous rendra, à vous vaste monde bien
des services187 ". Malheureusement la majorité d?entre eux
n?a jamais été retrouvée. Cette notion redonne une valeur
d?autant plus estimable aux manuscrits.
Il semble aussi, que les auteurs aient souhaité
répondre aux questions du lecteur qui en découvrant ces
écrits aurait été amené à s?interroger.
L?abondance des interrogations comme en atteste le témoignage de
Lewental « pourquoi fais-tu un travail aussi peu convenable,
185 Ces dépositions ont d?ailleurs été
retranscrites par Véronique Chevillon sur son site, Les
Sonderkommandos,
http://www.sonderkommando.com,
consulté le 27 juin 2011.
186 Publiées dans l?ouvrage de Rebecca Fromer, The
Holocaust Odyssey of Daniel Bennahmias, Sonderkommando, Tuscaloosa,
University of Alabama Press, 1993.
187 Lejb Langfus, op.cit., p. 122.
comment vis-tu, pourquoi vis-tu ?188 » montre
qu?il était nécessaire aux auteurs d?expliquer ce qu?était
véritablement le Sonderkommando. En effet, le témoignage
se divise dans un premier temps autour d?une question, puis à partir de
celle-ci le texte se construit, et l?auteur tente d?y répondre. Il a
ainsi été amené à interpréter, à se
mettre à la place du lecteur. Ces hommes étaient donc pleinement
amenés à réfléchir sur leurs conditions de vie, sur
ce qu?ils étaient. Cela contredit par conséquent les rumeurs
portées sur les SK, vus comme des êtres totalement
déshumanisés, incapables de penser. Si la tâche de
l?écriture a conduit les hommes du Sonderkommando à
s?interroger sur leur propre sort, c?est qu?une part d?humanité à
bel et bien subsisté.
Quant à Langfus, son objectif est uniquement d?informer
le lecteur sur les évènements qui ont heurté sa
mémoire. Il ne s?adresse pas à lui directement, mais tend
à lui apporter des indications spatiales et temporelles qui font de son
témoignage « un rapport dont la plus grande partie est
écrite dans un style proche de celui du journalisme189.
» De la description du convoi au nombre exact de victimes, Langfus
s?adresse à un lectorat soucieux de l?exactitude factuel. Aussi
savait-il que son témoignage, par sa précision des faits,
apporterait beaucoup à l?historien.
Il apparaît aussi, que les auteurs aient souhaité
positionner le lecteur en tant qu?exécuteur testamentaire : « Je
demande qu?on rassemble toutes mes différentes descriptions [...] qu?on
les mette en ordre et les imprime toutes ensembles190. » Aussi
l?impératif de Langfus semble s?arrêter à une simple
demande d?inventaire. D?un point de vue différent, Gradowski charge le
lecteur de donner un sens à sa vie et à son témoignage
« A présent je t?adresse, cher découvreur et éditeur
de ces écrits, un voeu personnel : je te prie de te renseigner à
l?adresse indiquée pour savoir qui je suis ! Tu demanderas à mes
proches la photo de ma famille, ainsi que ma photo avec ma femme191.
»
Il s?agit de fait, de donner un nom à celui qui
fût dans l?horreur des atrocités afin que celui-ci ne soit pas
rayé de l?Histoire. Il s?agit là d?un dernier acte de
résistance : Gradowski veut s?inscrire dans l?humanité, laisser
une trace parmi les vivants.
L?analyse du témoignage de Lewental tend à
mettre en avant les doutes existants entre l?auteur et le transmetteur. Il
semble en effet, qu?aucune confiance ne soit accordée au lecteur, qui
face à l?ampleur de la catastrophe, ne sera pas en mesure de saisir ce
qu?il s?est réellement passé : « Mais qui sait si ces
chercheurs appréhenderont la vérité, si quelqu?un sera en
mesure de [comprendre ?]192. » Face à son quotidien, il
semble qu?il ait perdu foi en l?humanité : « [...] des faits qui
pourraient un jour intéresser le monde193 ».
L?utilisation du conditionnel tend à montrer que l?auteur doutait de la
portée de son témoignage. Dans un futur
188 Zalmen Lewental, Des Voix sous la cendre..., op.cit.,
p. 140.
189 Nathan Cohen, ibid., pp. 465 - 517
190 Lejb Langfus, ibid., p. 113.
191 Zalmen Gradowski, ibid., p. 180.
192 Zalmen Lewental, ibid., p. 121.
193 Ibid., p. 171.
hypothétique, l?on utiliserait peut être ce
document. Lewental ne si est pas trompé, aussi étaitil mort avant
de connaître l?inaudibilité du monde à l?égard des
déportés.
En réalité, la prise en compte du rôle du
lecteur est très importante pour celui qui transmet un témoignage
historique oü la priorité est avant tout d?attirer celui qui
découvre les faits, de telle sorte que le témoin et son lecteur
soient tous les deux en phase égalitaire. Autrement dit, le lecteur
devient lui-même témoin, de là sa charge est de transmettre
ce qu?il a lui-même découvert soit « accomplir un devoir de
transmission au-delà de la grande catastrophe194 ».
2. Toucher le lecteur
Divers procédés ont été
utilisés par les membres du Sonderkommando autour du travail
d?écriture afin de toucher leurs lecteurs. La recherche du sens des
mots, les significations de l?expression, doivent ainsi être prises en
compte par l?historien afin qu?il puisse y saisir toute la portée du
témoignage. Aussi, lorsque l?on se penche sur le manuscrit de Zalmen
Gradowski, l?on peut s?apercevoir qu?il n?a de cesse de reprendre, et ce tout
au long du texte, des figures empruntées à la Divine
comédie de Dante Alighieri. Dans ce poème il apparait que
Dante, est contraint de descendre en Enfer qui est alors décrit comme
totalement sans vie, gelé par le froid. De ce premier point, il est
facile de faire un rapprochement avec le camp d?Auschwitz, et plus
précisément avec les chambres à gaz et les
crématoires, où les membres du Sonderkommandos ont
été condamnés à travailler. L?auteur tente ainsi de
projeter le lecteur dans un Enfer qu?il sera lui-même capable de
représenter.
Dans la suite du poème, Dante est rejoint par Virgile
vu comme un guide, un chroniqueur des faits : il lui décrit ainsi le
terrible spectacle auquel il est confronté tout en le
rassurant195. Cet aspect-là est pleinement repris par
Gradowski, qui tout au long de son témoignage, n?a de cesse de guider le
lecteur : « Viens mon ami, parcourons ces cages roulantes
[ · · ·]196 » ; «Viens plus loin,
vois-tu deux jeunes gens debout [ · · ·]197
». L?auteur force celui qui le lit, à voir ce qu?il ne sera jamais
amené à voir : il décrit les faits un à un en
plaçant le lecteur en tant que spectateur de l?horreur. Seuls les
membres du Sonderkommando étaient pleinement amenés
à guider le lecteur. Les autres prisonniers n?étaient pas en
mesure de connaître le fonctionnement des lieux de l?extermination et par
conséquent, ne pouvaient témoigner de leurs propres yeux, ce qui
s?y passait198.
Demeurent aussi de multiples références à
la Bible, notamment au Livre d?Esther199 : « Qui voudrait
croire qu?on prenait des millions d?hommes, sans motif ni raison pour les mener
à un
194 Citation de Christian Ingrao dans une interview
accordée à Philippe Petit, Pas la peine de crier, France
Culture, 24 septembre 2010.
195 Pour plus d?information, voir l?ouvrage d?André
Pézard, Dante, OEuvres completes, Paris, Gallimard, 1965.
196 Zalmen Gradowski, Des Voix sous la cendre...,
op.cit., p. 60
197 Ibid, p. 60.
198 Selon Nathan Cohen, Des Voix sous la cendre...,
op.cit., p. 480.
199 Le Livre ou Rouleau d?Esther est le vingt-et-unième
Livre de la Bible hébraïque. C?est à partir de celui-ci
que c?est mis en place la fête juive du Pourim qui
commémore la délivrance miraculeuse d?un massacre de grande
massacre sortant de l?ordinaire ? [...] Qui voudrait croire
qu?on menait un peuple à sa perte à cause de la volonté
diabolique d?ignobles criminels ? [...] Qui voudrait croire qu?on offrait un
peuple en sacrifice de remerciement dans la lutte pour le pouvoir et les
honneurs ?200 ». Gradowski se place ainsi en tant que
prophète, qui comme Esther, prend la défense de tout son peuple.
Ici, en l?occurrence, il s?agissait de transmettre l?horreur d?Auschwitz au nom
de tout son peuple assassiné. L?auteur n?a ainsi de cesse d?avoir
recours à l?invention fictive pour mieux mettre en avant le sens des
événements, de sorte que la fiction corrobore, paradoxalement, la
vérité authentique du témoignage.
Toutes ces formes stylistiques entrent en opposition totale
avec les conditions de vie du Sonderkommando. Il apparait en effet, un
paradoxe face aux conditions dans lesquelles était plongé
Gradowski. En effet, l?on aurait dû s?attendre à une simple
retransmission des faits, comme se fût d?ailleurs le cas, à
moindre mesure, pour Lejb Langfus. Mais au regard de son manuscrit, il
était évident que l?auteur était empreint d?un style
littéraire bien précis : la poésie. C?est de ce fait que
Gradowski offre finalement peu d?informations factuelles. Les expressions, le
choix des mots, les références ont donc été
pleinement réfléchis afin de toucher le lecteur.
Cet aspect ne se retrouve pas dans le manuscrit de Zalmen
Lewental. Les mots employés sont avant tout très simples, il y a
très peu de métaphores utilisées contrairement au texte de
Gradowski. Il utilise cela dit quelques formes diverses pour traduire l?horreur
dans laquelle il était plongé : l?on retrouve plusieurs fois la
notion de « tragédie » qui tente de traduire la perte de tous
ces juifs qu?il a vu exterminés, mais aussi l?horreur du lieu dans
lequel il était amené à vivre. Lewental était avant
tout soucieux de retranscrire ce qu?il avait jugé important à
l?historien. De fait, le texte devait apparaitre clair et précis. Il en
a été de même pour le manuscrit de Lejb Langfus, qui
n?utilise en aucun cas des métaphores ou des expressions allusives. Il
semble en réalité que ce témoignage soit dépourvu
de charge émotionnelle. Seul un titre utilisé pour l?un des
évènements nous laisse apercevoir une parcelle de ses
pensées : « Dans l?horreur des atrocités ». Le choix du
terme « horreur » est équivoque, l?horreur du lieu, l?horreur
de ce qu?il voit, l?horreur de ce qu?il fait. Le terme « atrocités
» renvoie quant à lui, aux immondismes vécus, de ces femmes
agonisantes où de ses enfants tués à coup de «
gourdins ». En réalité, il semble que le processus
d?extermination, n?est pas été décomposé en phases
minutieusement décrites, avec des termes spécialisés
où des mots adéquats comme ce sera le cas pour les survivants qui
témoigneront devant les différentes commissions.
La description de l?anéantissement est avant tout
revisitée à travers le lien existant entre le condamné et
le témoin de l?exécution. A défaut d?un nom, le
numéro de matricule retrouve son individualité à travers
le regard, les gestes, les paroles que le Sonderkommando a retenu de
lui. De fait, il semble que transmettre l?expérience du quotidien,
consistait pour les
ampleur, planifié à leur encontre par le roi de
l?empire Perse Haman. Ces informations ont été pleinement
détaillées dans le livre de Guy Rachet, La Bible, mythe et
réalités : La Bible et l'histoire d'Israël, Paris,
éd. du Rocher, 2003, pp. 425 - 469.
200 Zalmen Gradowski, Des Voix sous la cendre...,
op.cit., p. 76.
membres du Sonderkommando, à élaborer
un témoignage précis, pris entre la description du lieu, de cette
abjection du quotidien, mais aussi, la description des sentiments, du ressenti
par rapport à ce qu?il voit, à ce qu?il vit.
Il était donc important, pour chacun des auteurs, de
donner au lecteur un aperçu du vécu intime des victimes
au-delà même de leur apparence physique, afin de lui transmettre,
l?émotion ressentie au regard de telles épreuves. Dès
lors, l?expérience du langage, permet la transmission des
émotions éprouvées par le témoin. Il choisit
ipso facto, de devenir ce témoin instrumentaire qui utilise
diverses formes narratives pour susciter chez le lecteur, un certain
traumatisme201. Ainsi, il demeure important de s?attarder sur les
termes employés pour décrire les victimes. Gradowski utilise
à plusieurs reprises le groupe de mot « frères et soeurs ",
« cette pauvre petite fille ", « mes frères ". Un certain
attachement est relié à la victime : peuton y voir un second lien
avec le Livre d?Esther, éprise d?une folle compassion pour son peuple
condamné à mort ? Certainement, aussi rendre compte de ce que
fût leurs sentiments, leurs craintes, leurs peurs, c?est supposer un
rattachement presque fraternel à la victime.
Cet attachement se retrouve dans le manuscrit de Langfus
lorsqu?il évoque les « six cents jeunes
garçons202 ". Il apparaît qu?inévitablement,
l?auteur, et plus largement les hommes du Sonderkommando ressentaient
des sentiments de pitié à l?égard des victimes. Cette
subjectivité, se retrouve naturellement dans les manuscrits.
L?incompréhension est alors traduite par Langfus, lorsqu?il force le
lecteur à s?interroger sur la nature humaine des bourreaux. De ces
hommes capables d?exterminer des enfants, symboles même de l?innocence,
une question résonne sans fin : « N?ont-ils jamais eu d?enfants
?203 ". Leur incapacité à pouvoir changer le cours de
chose, forçait les SK, à encourager et soutenir les
condamnés jusqu?au dernier moment, et ce au-delà des «
hurlements désespérés " et des « pleurs amers ". Au
travers des adjectifs employés, Langfus tente de montrer
l?incompréhension qui se lisait sur le visage des victimes : « ces
femmes remplis de douleur et de souffrance ". La tâche alors
première des Sonderkommandos, étaient de conduire ces
hommes, ces femmes, ces enfants à accepter la mort, aussi les
aidaient-ils à se déshabiller, à se calmer. De là,
il a été nécessaire pour Gradowski, mais aussi et surtout
pour Langfus, de témoigner au nom de ceux qui se sont
révoltés, ou qui ont accepté la mort avec fierté.
Langfus rapporte ainsi une multitude de discours de déportés qui
juste avant d?entrer dans le Bunker, ont tenu des messages de
révolte204. A l?inverse, un certain détachement est
perceptible au regard du manuscrit de Lewental, qui ne s?attarde jamais
à décrire les victimes ou leurs sentiments : « cette masse
", « les gens ", « les femmes ". Ce recul semble avoir
été d?une grande nécessité pour l?auteur,
certainement pour préserver son équilibre mental. Aussi, ne
201 Notion développée par Renaud Dulong, Le
Témoin oculaire..., op.cit. p. 79.
202 Lejb Langfus, Des Voix sous la cendre...,
op.cit., pp. 113 - 115.
203 Ibid., p. 115.
204 Se référer en premier lieu au dialogue
rapporté de Moshé Fridman qui semble avoir beaucoup heurté
la mémoire de l?auteur. Lejb Langfus, ibid., p. 105.
pas s?attarder sur les détails, sur ceux qui les
caractérisaient personnellement, faciliterait l?exécution des
tâches qui lui étaient imparties.
Les termes utilisés doivent aussi saisir l?historien,
lorsqu?ils s?appliquent à la représentation des bourreaux. Il
semble en effet, que les membres du Sonderkommando, aient voulu au
travers des diverses expressions employées, définir la nature du
persécuteur. Dans le témoignage de Gradowski, il n?est jamais
fait mention d?Allemands ou de nazis, il n y a aucune référence
directe faite à Hitler ou même aux SS. En réalité,
il semble que Gradowski ait avant tout souhaité de façon
métaphorique, définir l?intellect de ceux qui l?avaient conduit
à devenir Sonderkommando. L?on retrouve ainsi l?emploi des
termes « diables " ; « bandits " ; « sadiques ", « cruels
meurtriers ", « modernes barbares " etc., à maintes reprises. Ces
expressions sont bien entendue équivoques et nous permettent
d?apercevoir comment les bourreaux étaient perçus. Le lecteur est
donc amené à se projeter dans le quotidien des
Sonderkommandos. L?oxymore « moderne barbare " tend ainsi
à mettre en évidence un fait majeur : il y a là une
réelle opposition entre le bourreau ordinaire, que l?on pourrait
qualifier de traditionnel, sujet à la banalité ou à la
sauvagerie, et le bourreau « moderne », soit l?homme instruit qui met
tout en oeuvre pour réaliser au mieux la tâche qui lui ait
impartie205. De là, le mot moderne prend tout son sens : les
nouvelles infrastructures, les avancées technologiques ont ainsi rendu
possible le génocide. Le « peuple hautement civilisé " comme
le nomme Gradowski, s?est ainsi vendu au Diable, et c?est en offrande à
Satan, que les Juifs ont été livrés.
Dans le manuscrit de Lewental, le bourreau ne s?apparente
qu?à un animal féroce, totalement déshumanisé. Les
nazis qui avaient tant oeuvré à réduire « le juif
» à l?état animal, se sont laissé prendre à
leur propre « jeu », si l?on peut le traduire ainsi. Ils deviennent
eux-mêmes des êtres dépourvus de sentiment, de compassion :
« Tout était exécuté par eux-mêmes, les chiens
bipèdes aidés des chiens quadrupèdes206 ".
Cette image du « chien bipède », s?allie avec ces «
hurlements sauvages " que décrit Lewental. Langfus aussi les
décrit ainsi, il utilise l?expression « hint of tzei fis "
qui signifie « chien sur deux pattes ". Leur cruauté extrême
ne pouvait s?apparenter à l?être humain, seul les qualificatifs se
rapportant à l?état animal pouvaient, dès lors, être
utilisés. Pourtant ces hommes, comme le rappelle Christian Ingrao,
étaient des êtres civilisés, des intellectuels, nullement
touchés par une folie passagère. « L?intelligence n?est pas
un frein à la barbarie ", elle permet au contraire d?en
développer ses critères « c?est moins la mécanisation
de la violence que le haut degré d?organisation de la mise à mort
qui a fait des usines de mort une machinerie d?extermination sans
précédent207 ". Pour Langfus, le coupable est
désigné : « l?Allemagne Hitlérienne ", « le
peuple allemand ", « les assassins SS ". Le bourreau est avant tout celui
qui a mis en place le génocide, mais
205 Cette distinction est pleinement définie et
développée dans l?ouvrage de Christian Ingrao, Croire et
détruire..., op.cit.
206 Zalmen Lewental, Des Voix sous la cendre...,
op.cit., p. 141.
207 Cette citation a été empruntée à
Wolfgang Sofsky, L'ère de l'épouvante. Folie
meurtrière, terreur, guerre, Paris, Gallimard, 2002, p. 39.
aussi celui qui a laissé faire « le peuple
allemand ". Il semble que Langfus ait aussi souhaité faciliter la
tâche de l?historien, il donne ainsi toutes les informations qu?il
possède sur ses bourreaux : « l?Oberscharführer Forst
", « le Hauptscharfürhrer Moll ", «
l'Oberscharführer Mussfeld ". Mettre un nom sur le coupable,
c?est aussi rendre justice aux victimes. L?on retrouve toujours cette trilogie
définit par Hilberg, entre victime, bourreau et témoin. Le
témoin se définit ainsi entre celui qui fait et celui qui subit.
Cette fine barrière tend à disparaître lorsqu?elle
s?applique aux Sonderkommandos, où la limite entre le bourreau
et le SK devient si abstraite qu?il est alors primordial de caractériser
au maximum, le vrai coupable. En désignant ses bourreaux et en
s?assurant de l?exactitude des faits retranscrits, Langfus a très
certainement espéré contribuer à la poursuite de la
justice légale qui jugerait ainsi les criminels après la
guerre.
3. Convaincre le lecteur
Les auteurs ont ainsi souhaité transmettre ce qu?ils
avaient pu voir en tant que témoin des faits. C?est donc en étant
plongé au coeur des mécanismes de destruction qu?est né
l?impératif de devoir transmettre l?horreur vécue. Mais ce qui se
retrouve dans les témoignages de Zalmen Gradowski, Lejb Langfus et
Zalmen Lewental, c?est cette peur omniprésente de ne pas être cru
« tu ne croiras pas que des hommes aient pu en arriver à une
barbare extermination méme s?ils avaient été
changés en bétes féroces208 ". Aussi, ce que
Gradowski a vu et été obligé de faire, a été
d?une barbarie si extreme qu?il doute qu?il soit cru un jour. Sa prière
se porte alors à l?humanité « Puisse l?avenir prononcer son
jugement sur la base de mes notes, puisse le monde y apercevoir un pâle
reflet du monde tragique dans lequel nous vivons209 ». L?on
retrouve ainsi cette notion de témoin instrumentaire. Zalmen Gradowski
atteste ainsi de l?authenticité de son manuscrit, de son testament si
l?on reprend la définition exacte du terme lorsqu?elle s?applique au
droit. Si l?on suit encore sa définition, l?absence de « notaire "
pourrait s?apparenter à l?absence de preuve, à cette suppression
des traces.
Cet aspect est très important, car c?est ce
deuxième impératif qui a poussé les auteurs à
retranscrire leur quotidien, à témoigner. Il faut donc voir dans
les descriptions de l'horreur cette volonté de prouver le
génocide, quand les crématoires eux-mêmes, ont disparu :
« Aujourd?hui 25 novembre, on a commencé à démonter
le crématoire 1. Ensuite se sera le tour des crématoires
2210 ». Comme nous l?indique Langfus, il était d?une
nécessité extreme de transmettre à l?historien assez de
preuves pour rendre compte de l?extermination avant même que tout ne soit
détruit. Il apparaît en effet, que dans le cadre de la politique
d?effacement des traces, les SS aient ordonné aux membres du
Sonderkommando de démonter
208 Zalmen Gradowski, op.cit., p. 38.
209 Ibid., p. 100.
210 Lejb Langfus, ibid., p. 112.
en octobre 1944, les derniers restes du crématoire
IV211. Dans cette même optique, en novembre de la même
année, les crématoires I et II commencèrent à
être détruits. Seul le crématoire V212 a
été dynamité à la mort des auteurs. A titre
informatif, si le Krema I du camp souche, ne fut pas détruit en
1945, c?est avant tout lié au fait qu?au moment où les SS prirent
la fuite, il n?était déjà plus utilisé depuis
longtemps213.
Il s?agit là, en réalité, d?un
étrange paradoxe : alors que les autres crématoires qui
étaient certes encore utilisés en automne 1944, devaient
être détruits, le Krema I, du fait de son utilisation
partielle, n?était pas considéré par les SS comme une
preuve suffisante de l?extermination. Aussi quelles preuves resteraient-ils
à l?historien ? Seuls les témoignages semblent apporter une
réponse à cette question.
Paul Ricoeur a distingué autour du travail
d?écriture que le fait de témoigner que ce soit d?ailleurs
oralement ou par écrit, force l?auteur à « raconter " mais
avant tout à « promettre "214. Ainsi l?auteur, est
amené à retranscrire ce qu?il a vu ou vécu en promettant
que chacun des faits est fiable, qu?il ne ment pas ou du moins n?en a eu
nullement l?intention. Ce pacte entre l?auteur et le lecteur est d?une grande
nécessité dans l?esprit de Lewental, qui force ainsi celui qui le
découvre, à croire en la réalité historique
évoquée dans son manuscrit : « si tu ne veux pas croire
à la vérité, plus tard vous ne croirez plus au fait
véritable, plus tard vous [chercherez] [probablement] divers
prétextes [--] la vérité, la [comprendra-t]-on, le malheur
causé par une telle souffrance215 ". Si le mécanisme
se coupe entre l?auteur, le lecteur puis le transmetteur, les faits
rapportés ne sont alors d?aucune utilité. Cette peur semble avoir
longuement heurté l?esprit de Lewental qui comme nous l?avons vu
n?accordait de fait, aucune confiance à l?humanité. Il a
très certainement fallu une force de courage immense à Lewental
pour pouvoir témoigner, alors qu?il semblait persuadé qu?on ne le
comprendrait pas. L?auteur met tout de même en avant tous les efforts qui
ont été faits par les membres du SK, afin que la
réalité « parvienne au monde " : « Et si [quelqu?un]
sait quelque chose, [c?est entièrement grâce] à notre
effort, à notre esprit de sacrifice, au risque de notre vie et
peut-être encore [--] fait simplement parce que nous sentions [que
c?était] notre devoir216 ". L?impératif de «
devoir " fournir des faits, des documents tout au long de leur survie au camp
s?est articulé autour du travail d?écriture. Il fallait
dès lors laisser au monde, et plus précisément à
l?historien, des preuves sur l?existence du génocide, mais aussi le
convaincre que ce qu?il affirme est vrai. Des preuves d?autant plus
nécessaires lorsqu?elles sont rapportées par les
211 Lors de la révolte du Sonderkommando le 7
octobre 1944, le crématoire IV a été partiellement
détruit à l?aide de poudre à canon obtenue par les
prisonnières du camp travaillant à l?usine de fabrication de
munitions « Union ». Pour plus d?informations concernant la
Révolte du Sonderkommando, se référer à
l?ouvrage de Ber Mar, Des voix dans la nuit. La résistance juive
à Auschwitz-Birkenau, Paris, Plon, 1982.
212 Fonctionnant d?avril 1943 à janvier 1945, le
crématoire V a été dynamité par les SS à la
veille de la libération du camp par l?Armée rouge.
213 Franciszek Piper, « Gas Chambers and Crematoria ",
in Ysrael Gutman, Anatomy of the Auschwitz death camp...,
op.cit., pp. 158 - 160.
214 Paul Ricoeur, La mémoire, l'histoire,
l'oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 203.
215 Zalmen Lewental, Des Voix sous la cendre...,
op.cit., p. 124.
216 Ibid., p. 171.
membres du Sonderkommando. En effet, en tant que
témoins directs de l?extermination, les SK étaient bien plus
à méme d?apporter à l?historien des précisions sur
les mécanismes mis en place à Birkenau pour permettre la
réalisation de la Solution finale.
Ces témoignages ont aussi été
écrits dans un contexte où les membres du SK savaient
pertinemment qu?ils allaient mourir : « Quant à nous, nous avons
perdu tout espoir de vivre la Libération217 » ; «
Nous, les cent soixante-dix hommes restants, allons partir pour le
Sauna218 ». L?impératif a donc trouvé un second
sens. Pour Gradowski, il s?agissait de laisser une trace de son existence, de
sa vie, de son être, soit de s?opposer à la doctrine nazie qui
voulait absolument réduire « le juif » à néant.
Peut-on y voir aussi la volonté de s?imposer en tant qu?écrivain
? Selon les diverses analyses données sur le manuscrit de Gradowski, il
semble que l?un des désirs majeurs de l?auteur était de donner
une forme spécialement littéraire à son
manuscrit219. A partir de là, au lieu de laisser des rapports
circonstanciés de l?horreur qu?ils vivaient comme le faisaient ses
compagnons d?infortunes, l?auteur voulait que l?on retienne son écrit,
qu?on le distingue des autres témoignages. Je ne pense pas qu?il soit
possible d?en venir à une telle aporie. Gradowski souhaitait avant tout
transcrire l?horreur de son quotidien mais emprunt de connaissances
littéraires conséquentes, l?auteur ne pouvait que s?en inspirer.
Il n?y avait pas là une démarche « éditrice »
qui de toute façon était anachronique220. Il s?agit
avant tout de prouver au lecteur, que l?individu existe autrement que par les
faits : « Il se peut que ceci, ces lignes que j?écris soient les
seuls témoins de ma vie d?autrefois221 ». Cette
quête identitaire se retrouve toujours dans la majorité des
témoignages de rescapés. La distinction est complexe à
déterminer car la majorité des analyses se fixe uniquement autour
de ce qu?ils étaient en tant que Sonderkommando et non en tant
qu?êtres humains ayant vécu l?extermination. Sans doute est-il
plus aisé de comprendre ce qu?était leur condition, que de saisir
leur quotidien, autrement dit leur vie en dehors du travail au
crématoire. Il fallait de fait rendre compte de l?état d?esprit
dans lequel les auteurs étaient contraints d?obéir, afin que soit
distinguée la barrière existante entre eux et les bourreaux.
Cette distinction s?est faite implicitement à travers le travail
d?écriture. En réalité leur position en tant que
témoin oculaire, soit en tant que témoin retranscrivant
directement les faits, et leur position en tant que témoin
instrumentaire, les ont conduits à transcrire implicitement leur
état d?esprit. Ils permettent de fait à l?historien de mieux
saisir l?univers concentrationnaire qui s?articule entre instinct de survie et
désespoir
217 Zalmen Gradowski, op.cit., p. 100.
218 Lejb Langfus, ibid., p. 113.
219 Cette idée a été
développée par Kristina Oleksy dans son article « Salman
Gradowski. Ein Zeuge aus dem Sonderkommando » in Miroslav
Kàrny, Raimund Kimper (dir.), Theresienstädter Studien und
Dokumente, Prag, Theresienstäder Initiative Academia, 1994.
220 Les politiques d?édition, le marché du livre
etc. sont des conditions qui se sont imposées aux auteurs
qu?après la guerre. Trois phases ont d?ailleurs été
distinguées par Annette Wieviorka dans l?histoire du témoignage.
Annette Wieviorka, L'Ère du témoin, Paris, Hachette,
2002.
221 Zalmen Gradowski, op.cit., p. 50.
Chapitre II
Les limites du témoignage
L?historien doit inévitablement porter un jugement sur
le document qu?il analyse, il n?a pas d?autre choix afin de distinguer ce qui
est pertinent de ce qui ne l?est pas, autrement dit, il n?a de cesse de devoir
faire preuve de discernement. De fait, « nous n?avons au mieux que le
témoignage et la critique du témoignage pour accréditer la
représentation historique du passé222 ". Il s?agit
avant tout de déterminer la véracité du document
étudié. Dans un premier temps cette vérification se fait
autour de la confirmation des évènements racontés, chose
qui a été vérifiée dans cette étude en
comparaison des diverses autres sources, mais cette vérification se fait
aussi à travers l?étude du témoin. C?est à partir
de ce moment que l?on se trouve dans une situation délicate, car l?on
doit aussi caractériser celui qui écrit afin de comprendre s?il
était en réel capacité de pouvoir retranscrire les faits.
Autrement dit, ce dernier axe d?analyse va tenter de rendre compte de
l?état émotionnel dans lequel Zalmen Gradowski, Lejb Langfus et
Zalmen Lewental étaient plongés.
1. Autocritique des Sonderkommandos
Si nous avons pu discerner les différentes motivations
qui ont poussé les auteurs à envisager le travail
d?écriture, l?on peut être amené à s?interroger
s?ils avaient eux-mêmes le recul nécessaire sur leur fonction, sur
ce qu?ils pouvaient être. Primo Lévi223 qui voyait dans
leur témoignage une certaine « expiation " rédemptrice, tend
à oublier combien Zalmen Gradowski, Lejb Langfus et Zalmen Lewental ont
souhaité lever le voile sur ce qu?ils avaient été
amenés à faire et surtout comment ils avaient réussi
à le faire. En réalité si l?on se penche sur le manuscrit
de Lewental, l?on s?aperçoit qu?il tient des propos assez durs sur ces
hommes qui se sont accoutumés à leur travail : « plus d?un
s?est à tel point, avec le temps, laissé aller, que c?en
était une honte pour soi-même. Ils avaient simplement
oublié ce qu?ils faisaient et ce à quoi ils s?appliquaient
[ · · ·]224 ". C?est à partir de ce
moment qu?il affirme en aucun cas vouloir excuser ou défende ces hommes,
mais qu?il tente uniquement de les comprendre. Ces êtres « tout
à faits normaux, moyens, [--] ordinaires [~]225 " ont
été amenés à ne plus penser, à ne plus
ressentir, afin de survivre dans de telles conditions : « ce coeur, ce
coeur qui ressent il faut le tuer, il faut émousser tout sentiment qui
fait souffrir, il faut devenir un automate226 ". L?accoutumance
s?est ainsi imposée à eux. A l?analyse des témoignages,
l?on retrouve
222 Citation empruntée à Paul Ricoeur, La
mémoire..., op.cit., p. 364.
223 Primo Levi, Les naufragés et les rescapés.
Quarante ans après Auschwitz, Paris, Gallimard, 1989, p. 53.
224 Zalmen Lewental, Des Voix sous la cendre...,
op.cit., p. 141.
225 Ibid., p. 141.
226 Zalmen Gradowski, op.cit., p. 93.
continuellement cette notion d?automatisation, de ces hommes
plus capables de penser, de saisir la réalité des faits : «
On se sentait complètement perdus, vraiment comme des morts, comme des
automates [ · · ·]227 ". Ces hommes ont
été contraints pour survivre de perdre une part de leur
humanité en oubliant la signification de ce qu?ils faisaient
jusqu'à, pour certains, devenir indifférents « On
était plus des êtres humains. Nous avions atteint le stade
où nous pouvions manger et boire parmi les cadavres, totalement
détachés de nos émotions228 ". En
réalité, il s?agit là d?une des caractéristiques
des camps de concentrations nazis qui se traduit par l?obstination des SS
à vouloir régir les lois du camp dans une inexorable
brutalité, une insensibilité sans faille, et un parfait
automatisme. L?individu, le « stück " est alors
réduit à sa seule existence biologique. A partir de ce moment,
l?esprit ne doit plus être apte à penser, à
réfléchir ni à comprendre, il doit obéir : «
Il deviendra le maître de ton moi, le possesseur de ton
âme229 ". Gradowski avait ainsi très bien cerné
les mécanismes de l?univers concentrationnaire : pour les SK comme pour
les autres déportés, il s?agissait alors de devenir cet automate
par obédience, mais il a fallu aussi le faire pour soi-même, pour
survivre dans des conditions où le raisonnement, la logique, la
pensée n?avaient pas leurs places. Les limites du témoignage se
fond ainsi ressentir pour celui qui transcrit et pour celui qui découvre
ces manuscrits du fait qu?il demeure impossible de saisir véritablement
ce que pouvait ressentir ces hommes lors d?un tel moment, en effectuant un tel
travail.
Une dissension existait ainsi entre les membres du
Sonderkommando. Si chacun était obligé de mettre de
côté une part de son humanité durant l?exécution des
différentes tâches astreintes, certains d?entre eux ont
été amenés à ne jamais la retrouver : « Ce
commando spécial n?étaient réellement plus des hommes
à part entière, en eux, tout sentiment humain avait disparu,
brûlé en même temps que celui ou celle qui leur était
le plus cher. Ils étaient totalement endurcis, insensibles aux
souffrances et à la mort d?autrui230 ". Wieslaw Kielar,
pourtant étranger au Sonderkommando, tient un regard proche de
la réalité sans pour autant distinguer ceux qui parmi ces hommes,
n?étaient jamais parvenus à s?accoutumer. Filip Müller
explique ainsi que la vision des corps « c?était le plus dur de
tout. A cela on ne se faisait jamais. C?était impossible231
". Il en est de même pour Gradowski, Lewental et Langfus, qui ont
prouvé de par leurs manuscrits qu?une part d?humanité a
subsisté. Le travail d?écriture a alors permis aux auteurs de
sortir de cet état de robotisation. C?est ainsi qu?ils ont
été amenés à penser, à imaginer méme
pour Gradowski, afin de dépasser l?horreur du quotidien, à
transcender la tragédie. C?est cette notion que l?on pourrait rappeler
à ceux qui ont parfois voulu lier aux Sonderkommandos une
déshumanisation totale et omniprésente. Les manuscrits
retrouvés sous le sol d?Auschwitz vont alors à l?encontre
même de cet aspect
227 Zalmen Lewental, Des Voix sous la cendre...,
op.cit., p. 136.
228 Saul Chazan, We wept without tears..., op.cit., p.
235.
229 Zalmen Gradowski, Des Voix sous la cendre...,
op.cit., p. 96.
230 Wieslaw Kielar, Anus mundi. Cinq ans à
Auschwitz, Paris, Laffont, 1980, p. 192. Wieslaw Kielar,
déporté politique polonais, fut l'un des premiers prisonniers du
camp d?Auschwitz, puisqu?il y fut envoyé en mai 1940.
231 Filip Müller, Trois ans dans une chambre à
gaz d'Auschwitz, op.cit., p. 85.
puisqu?il ressort de ces témoignages toute
l?humanité de ces hommes, de cette souffrance qui n?avaient de cesse de
les habiter.
C?est de ce fait que ces manuscrits ont souvent
été rejetés car il apparaît difficile de concevoir
que des juifs, aient pu participer à l?extermination. Hannah
Arendt232 selon Gideon Greif était persuadée que les
membres du Sonderkommando, avaient participé activement, soit
volontairement à la tuerie des juifs. Ainsi, ils adhéraient
à la machination nazie avec complaisance et donc sans aucune autre
contrainte que celle de mettre à exécution leur instinct naturel.
On déforme ainsi totalement la réalité des faits pour se
rassurer soi-même : aucun juif ne peut avoir les points liés,
méme malgré lui, à l?extermination nazie. On rejette
l?idée qu?une telle chose puisse avoir eu lieu en expliquant, que seule
la nature défaillante de ces hommes, puisse être responsable de
tels agissements. Or cet amalgame est lourd de conséquence. Si certains
d?entre eux pouvaient s?apparenter à une telle description c?est avant
tout parce qu?ils ont été brisés par Auschwitz, par ce
« travail » inimaginable qu?ils n?ont pas eu le choix d?exercer. Ils
n?avaient aucunement la possibilité de refuser ou de se révolter
sans prendre le risque de se faire tuer. Autrement dit, les accusés ne
sont que ceux qui les ont contraints à exécuter un tel travail.
La double difficulté est alors de rappeler que parmi les
Sonderkommandos, certains sont parvenus à garder un
degré d?humanité.
Zalmen Gradowski et Zalmen Lewental ont alors tenté
d?expliquer à quel point la réalité de ce travail avait
été difficile. Ils rendent compte ainsi de ce sentiment de
détresse, de honte qu?ils ressentaient à l?égard de ce
qu?ils avaient dû faire, de ce qu?ils étaient contraints de faire
« Malheur, tel était le sentiment de chacun de nous. Telle
était la pensée de chacun de nous. Nous avions mutuellement honte
de nous regarder droit dans les yeux233 ". Pourtant un paradoxe est
souligné dans chacun des témoignages analysés dans ce
mémoire où malgré la souffrance ressentie, la peine
éprouvée, aucun d?entre eux n?étaient en mesure de pleurer
: « Moi, leur infortuné enfant, l?époux maudit, je suis dans
l?incapacité de gémir et de verser ne serait-ce qu?une larme pour
eux234 ". Josef Sackar235 et Jaacov Gabai236
ont eux aussi expliqué cette incapacité qu?ils avaient à
pouvoir pleurer, d?oü le titre choisit par Gideon Greif « We wept
without tears ", autrement dit « nous pleurions sans larmes
". Ces hommes en réalité n?étaient plus en mesure de faire
le deuil, de se recueillir afin de penser à soi, à ce qu?ils
avaient perdu alors que tous les jours, ils étaient contraint d?assister
à l?anéantissement de leur peuple. La métaphore des larmes
montre à quel point ces hommes ne pouvaient se détacher de la
réalité pour revenir à un acte tout simplement humain. La
tâche de l?écriture a très certainement permis à
Gradowski, Langfus et Lewental de sortir de cet univers, de surmonter
232 Hannah Arendt accuse très clairement les membres du
Sonderkommando d?avoir participé volontairement à la
tuerie des Juifs dans le seul et unique but de « [...] de sauver leur peau
".
233 Zalmen Lewental, op.cit., p. 139.
234 Zalmen Gradowski, ibid., p. 110.
235 Déporté le 14 avril 1944 au camp d?Auschwitz,
il est affecté au Sonderkommando le 12 mai avec Saul Chazan et deux
cents autres détenus. Gideon Greif, We wept without tears...,
op.cit., pp. 1 - 48.
236 Il est déporté le 11 avril 1944 et astreint au
SK en mai 1944. Gideon Greif, op.cit., pp. 125 - 166. Cette interview
a été traduite et publiée dans Des Voix sous la
cendre..., op.cit., pp. 367 - 431.
les épreuves qu?ils enduraient au quotidien : « le
voeu de raconter le Lager mobilisait l?attention sur les
épisodes vécus. Et nombreux sont ceux que cette perspective a
soutenu contre le découragement et le
dépérissement237 ". Comme l?indique Renaud Dulong,
transcender la tragédie à travers l?écriture, a ainsi
permis aux auteurs de survivre alors que plus rien ne les raccrochait à
la vie. Les témoignages tentent alors d?honorer l?individu qui, au sein
du camp d?Auschwitz était condamné à ne pas exister. Les
auteurs n?ont alors de cesse de rapporter les actes tout simplement humains de
certains détenus avant leur entrée dans la chambre à gaz.
Est-ce un hommage où une façon de faire son deuil ? S?il est
impossible de répondre véritablement à cette question,
l?on peut affirmer cependant que cela a ainsi permis à Gradowski,
Lewental et Langfus de s?extraire du quotidien et de préserver un
certain équilibre mental.
2. Ecrire pour se justifier ?
L?état de détresse extrême dans laquelle
les membres du Sonderkommandos étaient plongés, force
l?historien à s?interroger sur les « motivations " de ces hommes
à vouloir rester en vie alors méme qu?ils se savaient
condamnés. Ce questionnement volontairement provocateur va tenter de
mettre en avant les différents aspects qui ont maintenus les hommes du
Sonderkommandos en vie. En réalité, saisir l?univers de
ces hommes, c?est aussi rendre compte de ce qui les retenait à
l?humanité.
Les membres du Sonderkommando devaient vivre avec la
souffrance des victimes exterminées mais aussi avec les obsédants
reproches qu?ils se faisaient à eux même se sachant complices de
l?extermination. Certaines victimes ont alors admonesté ces hommes comme
le transcrit Lejb Langfus : « Mais tu es un Juif ! Comment peux-tu
préserver ta vie, comment peux-tu conduire des enfants juifs pour qu?ils
soient gazés ? Est-ce que ta vie parmi des assassins vaut davantage que
les vies de tant de victimes juives ?238 ". Une réponse
semble avoir été apportée par Zalmen Lewental : «
L?homme se persuade qu?il n?y va pas de sa propre vie, qu?il n?y va pas de sa
propre personne, mais uniquement de son intérét
général. Mais la vérité, c?est qu?on a envie de
vivre à tout prix. On a envie de vivre parce qu?on vit, parce que le
monde entier vit et tout ce qui est agréable, tout ce qui est lié
à quelque chose est en premier lieu lié à la
vie239 ". Ainsi, au-delà de la torture psychique, et de la
souffrance ressentie, les hommes du Sonderkommando ont souhaité
survivre parce que cette chance leur étaient encore donnée.
Peut-on y voir alors une volonté de justifier ses actes, ses
décisions ? Lewental tend à rappeler que si des hommes ont
survécu à Auschwitz, c?est avant tout au dépend d?autres
détenus « Lors de leurs séjour au camp quand pour une ration
de pain, le moindre chef d?équipe tuait un homme [...]. Et au
détriment des dizaines [--] ils tenaient le
237 Renaud Dulong, Le Témoin oculaire...,
op.cit., p. 109.
238 Lejb Langfus, Des Voix sous la cendre..., op.cit.,
p. 107.
239 Zalmen Lewental, ibid., p. 140.
coup au camp240 ». Il s?agit ici d?un rappel
pour ceux qui seraient tentés de se laisser aller à un jugement
et qui auraient oublié que les lois du camp ont voulu que certains
survivent et que d?autres périssent. Lewental tient une vision
très amère sur l?homme, mais son vécu au camp en tant que
détenu puis en tant que Sonderkommando, lui a permis de saisir
véritablement les rouages du camp d?Auschwitz. Il apparait pourtant une
réelle différence entre les deux. Comme l?indique Imre Kertesz :
la solidarité ne pouvait exister dans l?univers concentrationnaire
« Dans la situation extrême où nous étions, et surtout
en pensant à la dégradation totale du corps et de l?esprit et
à la diminution quasi morbide de la capacité de jugement qui
s?ensuit, en général, chaque individu est mû par sa propre
survie241 », alors qu?elle demeurait dans l?univers de mise
à mort. Les hommes du Sonderkommando n?étaient pas
soumis au manque de nourriture, d?eau ou de confort, ils avaient dès
lors assez d?éléments pour survivre. C?était bien
évidemment l?inverse pour les autres déportés du camp.
Une certaine solidarité s?est ainsi mise en place au
sein du Sonderkommando. Chacun d?entre eux savait que leur chance de
survie était parfaitement limitée et qu?à partir de ce
moment il fallait nourrir le moindre sentiment d?espoir. Celui-ci se retrouvait
dans la volonté d?obtenir un jour justice. Ce désir de vengeance
se retrouve continuellement dans les manuscrits de Gradowski, Langfus et
Lewental. Il apparait en effet, que Gradowski vivait avec ce sentiment
dès l?écriture de son témoignage. Il tente ainsi de
convaincre le lecteur afin qu?il porte à son tour le flambeau de la
vengeance : « Une étincelle de mon feu intérieur se
propagera peut-être en toi, et tu accompliras dans la vie au moins une
partie de notre volonté, tu tireras vengeance, vengeance des assassins
!242 ».
Lejb Langfus, bien qu?il ne parle jamais lui-même de
revanche, met un point d?honneur à retranscrire toutes les demandes de
talion des différentes victimes : « Rappelez-vous que votre devoir
sacré est de venger notre sang innocent !243 » ; «
Le peuple allemand paiera beaucoup plus cher pour notre sang qu?il ne se
l?imagine. A bas la barbarie, incarnée par l?Allemagne
hitlérienne ! Vive la Pologne !244 ». Ces scènes
vécues par Langfus, lui ont certainement donné l?espoir de vivre
un jour la Libération, de survivre pour réaliser les voeux des
victimes qu?il a vu exterminées.
Lewental a quant à lui souhaité dans un premier
temps, s?enfuir afin de dénoncer ce qui se passait à Auschwitz.
Mais la solidarité entre les hommes du Sonderkommando a
empêché une telle action « [--] nos propres frères ne
pouvaient admettre que qui que ce soit essaie éventuellement de se
sauver alors qu?eux-mêmes resteraient ici245 ».
Très peu de détenus se sont alors enfuis. Pourtant, contrairement
aux autres prisonniers du camp, les Sonderkommandos avaient la
possibilité de s?échapper. En effet, lorsqu?ils étaient
conduits
240 Zalmen Lewental, Des Voix sous la cendre...,
op.cit., p. 144.
241 Imre Kertesz, Kaddish pour l'enfant qui ne naîtra
pas, Paris, Actes Sud, 1995. p. 55.
242 Zalmen Gradowski, ibid., p. 179.
243 Lejb Langfus, ibid., p. 103.
244 Ibid., p. 103.
245 Zalmen Lewental, ibid., p. 148.
près des Bunkers, aucune barrière
n?était alors installée et la fumée dégagée
par les corps en combustion aurait ainsi caché leurs mouvements. Mais la
majorité d?entre eux, alors plongés dans un état
d?automatisme total n?était plus à méme de
réfléchir et donc de s?évader.
Pourtant, comme l?affirme Lewental, certains de ces hommes ont
préféré la voie du suicide : « les meilleurs, les
plus nobles, ceux qui ne faisaient pas de bruit n?étaient plus
là, n?ayant pu supporter [--]246 ». L?auteur tend
à mettre en avant un fait majeur : pour lui, comme pour
Gradowski247, ceux qui avaient mis fin à leur jour
n?étaient pas condamnables bien au contraire, ils étaient tout
simplement les plus humains, les plus courageux et non les plus faibles. Le
suicide était aussi un acte symbolique en opposition au régime
nazi, qui voyait dans celui-ci un choix personnel, autrement dit humain, alors
que ces hommes étaient condamnés à ne jamais
apparaître en tant qu?individu. Il apparaît en effet, que le
nazisme comme l?ont démontré Bruno Bettelheim et Hannah Arendt,
était un réel processus de destruction de l?individualité
: « le camp de concentration était le laboratoire où la
Gestapo apprenait à désintégrer la structure autonome des
individus et à briser la résistance civile248 ».
La question du suicide n?a pourtant de cesse de venir hanter l?esprit des
Sonderkommandos. Certains d?entre eux comme le rappelle Gradowski
étaient profondément croyants, or le suicide dans les religions
monothéistes est pleinement interdit car il empêche la communion
de l?âme avec Dieu. Sans compter que dans le judaïsme, le suicide
est considéré comme un auto-homicide empêchant alors «
au meurtrier » les rites de rédemption249. Il semble
ainsi que la religion ait permis à certains d?entre eux de survivre.
Gradowski qui était pourtant nanti d?une éducation religieuse, a
perdu foi en Dieu face à Auschwitz, et ne comprend pas pourquoi certains
d?entre eux s?obstinent encore à prier « Pourquoi ? Chanteront-ils
Hallelujah sur les rivages d?une mer dont les flots sont leur propre
sang ? Le supplier, Lui, qui refuse d?entendre les sanglots et les pleurs de
petits enfants ? Non !250 ». Paradoxalement, l?auteur affirme
alors s?être parfois rassemblé avec ces hommes afin de prier pour
les défunts251 et échapper à la
réalité quelques instants.
Les hommes du Sonderkommando se sont aussi
attachés à mettre en place un projet de révolte en lien
avec le réseau général de résistance du
camp252, face à l?arrivée incessante de nouveaux
convois253. Cette idée a ainsi permis aux différents
SK de tenir un peu plus
246 Zalmen Lewental, Des Voix sous la cendre..., op.cit.,
p. 144.
247 Zalmen Gradowski, ibid., p. 210 - 211.
248 Bruno Bettelheim, Survivre, Paris, Hachette, 1996,
p. 70.
249 Voir l?ouvrage de Jacques Ouaknin, L'âme
immortelle. Précis des lois et coutumes du deuil dans le
judaïsme, Paris, Bibliophane-Daniel Radford, 2001, p. 96.
250 Zalmen Gradowski, op.cit., p. 206.
251 Le Kaddish yatom, ou Kaddish des
endeuillés, est récité par les membres du
Sonderkommando, afin d?accompagner le défunt vers
l?au-delà, et les endeuillés vers le chemin de la vie.
252 Le groupe de combat commun Auschwitz créé en
1942. Selon Gideon Greif, Des Voix sous la cendre...,
op.cit., p. 439.
253 En juillet 1944, près de 440 000 Juifs hongrois ont
été déportés à Auschwitz-Birkenau. Les SS
ont alors envoyé la plupart d'entre eux dans les chambres à gaz,
sans même sélectionner les adultes valides pour le travail.
longtemps malgré l?horreur dans laquelle ils
étaient plongés. C?est à partir de ce moment qu?ils ont
été amenés à « redevenir humain », soit
à penser, à imaginer et à moindre mesure espérer.
Mais les discordes existantes entre les deux entités distinctes ont
forcé les membres du Sonderkommando à agir seul. Selon
les différents témoignages analysés, en particulier celui
de Lewental, il apparaît que le réseau de résistance ait
dissuadé les SK d?agir face à l?arrivée de l?armée
soviétique. Mais face à la réalité du camp, au
travail à exécuter et aux sélections
incessantes254, les hommes du Sonderkommando
n?étaient plus en mesure d?attendre : « cela a amené tous
les hommes du Kommando sans distinction [...] à tempéter
pour qu?on mette fin à ce jeu, qu?on en finisse avec ce travail, ainsi
qu?avec notre vie si nécessaire255 ». Peut-on dès
lors voir dans cette révolte une sorte de suicide volontaire et
collectif ?
Comme nous l?avons vu, les membres du Sonderkommando
étaient persuadés qu?ils seraient liquidés et ce,
avant l?arrivée de l?armée soviétique256. Cette
révolte qui devait permettre la destruction des crématoires et
dans une large perspective, la libération du camp, permettait alors
à ces hommes de mourir dignement : « Notre espoir n?était
pas tant de survivre que de faire quelque chose, de se soulever, pour ne pas
continuer ainsi. Mais qu?on meurt ou pas, ce qu?il fallait, c?était se
révolter257 ». Shlomo Venezia explique ainsi que dans
cette révolte, aucun espoir n?était donné à leur
survie, mais que seule cette volonté de changer le cours des choses
était désirée. Autrement dit, les hommes du
Sonderkommando ne souhaitaient plus attendre la mort sans se
révolter. Plongés dans le désespoir le plus complet, ils
voyaient dans cette révolte un dernier acte de résistance et une
occasion de mourir librement « Nous les membres du Sonderkommando,
voulions depuis longtemps mettre fin au terrible travail qu?on nous a
forcé à faire sous peine de mort. Nous voulions faire quelque
chose de grand258 ». Cette révolte s?est avant tout
soldée par un échec en conduisant à la mort plus de 451
détenus du Sonderkommando. Mais il est indéniable, que
cette opération suicide En réalité, au cours de cette
révolte, 451 prisonniers juifs ont été tués par
balles tandis que seuls 212 hommes sont restés en vie
Les hommes du Sonderkommando ont ainsi
souhaité survire pour toute sorte de raison. Mais ils semblent que les
limites du témoignage se posent de nouveau aux manuscrits, car
malgré leur éclaircissement, voire leur compréhension, il
semble relativement complexe de saisir pleinement ce que ces hommes ont
été amenés à vivre, ni à faire pour rester
en vie.
254 Le 23 septembre 1944, deux cents Sonderkommandos du
crématoire III, ont été sélectionnés puis
assassinés.
255 Zalmen Lewental, op.cit., p. 150
256 En réalité, en janvier 1945, trente membres
du Sonderkommando étaient encore chargés de
l'incinération des corps dans le dernier crématoire encore en
activité à savoir le crématoire V. Les soixante-dix autres
membres restants ont alors été affectés à divers
commandos chargés du démantèlement et de la suppression
des traces de l'extermination.
257 Shlomo Venezia, Sonderkommando..., op.cit., p.
162.
258 Zalmen Gradowski, op.cit., p. 100.
3. La question de l?indicible.
Les Sonderkommandos ont ainsi été au
plus près de l?extermination nazie. Leurs témoignages permettent
alors à l?historien de mieux saisir les dernières phases de la
« Solution finale ". Mais au regard des différents manuscrits, il
semble que la question de l?indicible se soit parfois posée aux auteurs.
Alors qu?il était nécessaire pour Zalmen Gradowski, Lejb Langfus
et Zalmen Lewental de rendre « imaginable » l?univers d?Auschwitz,
les mots, les expressions autrement dit l?expérience du langage
semblaient avoir ses limites : « L?entière vérité est
bien plus tragique et épouvantable259 ". Cette citation de
Lewental tend à mettre en avant les difficultés
rencontrées par l?auteur face à la retranscription de l?horreur
vécue. Cette difficulté est définissable à travers
deux aspects.
Tout d?abord il apparaît très clairement que les
auteurs n?étaient pas en mesure de comprendre ce qu?il se passait
réellement, du moins à saisir la réalité de
l?évènement « Pourquoi, pour qui, pourquoi la vie est-elle
si [difficile], ont-ils mérité cela, étaient-ils fautifs
?260 ». Ces interrogations traduisent cet état
d?incompréhension dans lequel était entré Lewental qui ne
pouvait admettre que le génocide puisse se produire « c?est
inadmissible, on extermine des êtres humains uniquement parce qu?ils sont
juifs261 ». L?auteur est donc en premier lieu en état de
choc face à un évènement qui n?avait encore jamais
été vécu et donc imaginable. De là, la
première difficulté était de transcrire cet état :
cela passe ainsi par la négation du fait ou par diverses interrogations.
L?emploi du terme « Enfer » repris à plusieurs reprises par
les chroniqueurs, n?est pas anodin, car aucun d?entre eux ne l?a vu, pourtant
il demeure possible de l?imaginer. Il s?agit en réalité de mettre
des mots sur l?impensable. Pour Zalmen Gradowski, la rencontre traumatique est
transcrite à travers la littérarisation poétisée de
l?expérience, qui comme nous l?avons vu, se présente tel un texte
sacré. Autrement dit, ce passage de la réalité à
l?imaginaire témoigne du mal être existant de l?auteur, qui n?est
alors pas en mesure de mettre des mots sur ce qu?il a lui-même
vécu. Le choc de la réalité a ainsi créé un
traumatisme chez l?auteur qui ne se sent plus en mesure de transmettre ce qu?il
a subit.
C?est dans un second temps, qu?une lutte incessante va se
mettre en place entre l?auteur et le travail d?écriture. En tant que
témoin, Gradowski, Langfus et Lewental ont du faire un choix pour le
moins difficile, celui de mettre des mots sur l?horreur vécue. C?est
à partir de ce moment que l?indicible s?est imposé à eux
car « Ce qui se passait exactement, aucun être humain ne peut se le
représenter262 ". Un corrélat majeur est ici à
définir, l?indicible ne s?applique pas à ce que voit l?auteur,
à ce qu?il transmet, mais il s?applique au lecteur, en tant que
transmetteur d?un fait qu?il n?a pas vécu. En d?autres termes, le choix
des mots, de l?expression apparaît limité à celui qui
retranscrit un fait, non par rapport à lui, mais
259 Zalmen Lewental, Des Voix sous la cendre, op.cit.,
p. 130.
260 Ibid., p. 138.
261 Ibid, p. 134.
262 Zalmen Lewental, cité par Hermann Langbein, Hommes
et femmes à Auschwitz, Paris, UGE, 1994, p. 3
par rapport au lecteur qui n?a dès lors aucun point de
comparaison suffisant pour comprendre toute la signification des mots
employés. Cette notion définie par Jorge Semprun prend sens
à travers un exemple concret qu?il convient de citer :
« Ils [les soldats] ont saisi le sens des mots,
probablement. Fumée : on sait ce que c?est, on croit savoir. Dans toutes
les mémoires d?hommes, il y a des cheminées qui fument. Rurales
à l?occasion, domestiques. Cette fumée-ci pourtant [celle du
crématoire], ils ne savent pas. Et ils ne sauront vraiment jamais. Ni
ceux-ci ce jour-là. Ni tous les autres depuis. Ils ne sauront jamais,
ils ne peuvent pas imaginer263 ».
Les mots ne peuvent transcrire la réalité
vécue, autrement dit, l?indicible est avant tout une conséquence
de cette barrière existante entre le langage et la
réalité264. Les limites du témoignage sont donc
pleinement posées par les membres du Sonderkommandos, qui ont
été au plus près de l?extermination. Les termes «
crématoires », « fours d?incinération », «
chambres à gaz », qui ont une signification immense pour ces
hommes, tend à perdre de leur véracité quand ils
s?appliquent au transmetteur, à celui qui ne sera jamais en mesure de
saisir l?horreur des camps. Les auteurs en avaient de fait, pleinement
conscience. Lorsque Langfus retranscrit les scènes de massacre des
jeunes garçons265, où la joie des SS face à ces
meurtres était « indescriptible », l?auteur comprend que
l?évènement retranscrit est alors inimaginable pour celui qui le
découvre. Autrement dit, le lecteur ne sera jamais pleinement en mesure
de comprendre toute l?atrocité de cette scène vécue. Il
demeure même un décalage entre les membres du Sonderkommando
et les autres détenus du camp « qui ont sûrement
souffert de la faim et du froid, mais n?étaient pas en contact avec les
morts. Cette vision quotidienne de toutes ces victimes
gazées266 ». La question de l?irreprésentable, de
l?indicible n?a alors de cesse de se poser aux auteurs.
Claude Lanzmann dans son film Shoah, souhaitait avant
tout transcrire l?indicible en se refusant à la diffusion d?images
d?archives. Auschwitz en était alors réduit à
l?irreprésentable, et demeurait uniquement à travers le regard
des témoins. Mais pour Emil Weiss et son film Sonderkommando.
Auschwitz-Birkenau267, le spectateur est pleinement
amené à entrer dans l?univers de ces hommes, et à
découvrir cet « impensable ». Le spectateur est d?abord
confronté à la lecture des manuscrits puis à la vision des
auteurs. Une vision certes décalée mais qui tente de mettre en
avant ce que pouvaient vivre, ressentir et voir les
Sonderkommandos.
263 Jorge Semprun, L'Écriture ou la vie, Paris,
Gallimard, 1996, p. 22.
264 Selon Karla Grierson dans Discours d'Auschwitz,
Littéralité, Représentation, Symbolisation, Paris,
Honoré Champion, 2003, p. 102.
265 Lejb Langfus, Des Voix sous la cendre..., op.cit.,
p. 115.
266 Shlomo Venezia, Sonderkommando..., op.cit.,
p. 211.
267 Le film documentaire Sonderkommando,
Auschwitz-Birkenau réalisé par Emil Weiss en 2007, permet
à travers la lecture des manuscrits de Zalmen Gradowski, Lejb Langfus et
Zalmen Lewental, et la diffusion d?images d?archives, la mise en
évidence de ce que fût l?univers de mise à mort à
Auschwitz-Birkenau.
Une interrogation se pose alors, peut-on réellement
parler d?ineffabilité ? Au regard de cette étude, il semble que
la réponse soit négative. Grâce à ces manuscrits, il
est pleinement possible de comprendre ce qu?était Auschwitz-Birkenau, et
ce malgré les peurs obsédantes des auteurs qui voyaient dans
l?expérience du langage les limites du témoignage. Ces hommes ont
donc rendu déficient l?indicible en luttant contre le silence.
L?analyse effectuée dans cette deuxième partie a
ainsi permis à l?historien de mieux saisir ce qu?était l?univers
des Sonderkommandos à travers l?analyse des différentes
formes narratives utilisées par les auteurs. Cela a permis de mettre en
avant la réalité historique dans laquelle les membres du
Sonderkommando étaient plongés : c?est à travers
leur regard, pris entre désespoir et instinct de survie que nous sommes
amenés à entrevoir le génocide. La portée onirique
et symbolique du texte, permet alors aux auteurs de retranscrire l?horreur de
leur quotidien face à l?unicité d?un tel évènement
oü les mots, les expressions ne peuvent avoir les mémes sens
lorsqu?ils s?appliquent au camp d?Auschwitz. Ces hommes en tant que
témoin de l?extermination, ont choisi de porter un jugement sur ce
qu?ils étaient, sur qu?ils ont été amenés à
faire, afin de mettre en avant, que les hommes du Sonderkommando
n?étaient en réalité qu?un instrument de la politique
génocidaire nazie. Au choix de vivre ou mourir certains ont choisi la
vie, c?est à partir de ce moment que le devoir de témoigner c?est
imposé.
Conclusion
Les témoignages de Zalmen Gradowski, Lejb Langfus et
Zalmen Lewental ont présenté un double caractère : ils ont
en effet dans un premier temps, assuré la reconstruction de leur
identité personnelle, mais aussi des victimes qu?ils ont
été amenés à rencontrer, pour dans un second temps,
permettre la restitution et la transmission d?une mémoire.
Dès lors ces manuscrits, appuyés des diverses
sources dont on dispose sur la « Solution finale ", ont ainsi permis de
définir véritablement, ce qu?était le Sonderkommando
d?Auschwitz-Birkenau. De leur arrivée au camp à leur
sélection, de la description des différentes tâches
astreintes à la représentation de leurs conditions de vie, les
informations apportées par les auteurs, permettent à l?historien
de mieux saisir la réalité des divers mécanismes mis en
place par l?Allemagne nazie. Il apparaît en effet possible, de
reconstituer une continuité logique entre la création du
Sonderkommando en septembre 1942 et l?exécution de la «
Solution finale ". Chacune des évolutions du camp, telle que la mise en
fonctionnement des chambres à gaz puis des crématoires de
Birkenau, est comparable aux évolutions du Sonderkommando en
fonction de la diversification des tâches qui lui étaient alors
astreintes. Il s?agit donc d?un véritable instrument de la politique
génocidaire nazie puisque le Sonderkommando s?est
développé en parallèle des nécessités du
camp aux prises entre la mise en place des nouvelles infrastructures
d?extermination et la multiplicité du nombre de
déportés.
Ainsi, comme nous l?avons expliqué dans ce
mémoire, les membres du Sonderkommando étaient
poussés à l?extrême limite de l?humanité tout en
étant physiquement et mentalement coupés du reste du camp et
soumis dans la majorité des cas, à une liquidation au bout de
quelques mois. Mais face à la conjoncture qui voyait l?arrivée
incessante de nouveaux convois, ces liquidations ont été
volontairement espacées, afin que le travail consistant à faire
disparaître les corps puisse s?effectuer dans les meilleurs délais
possibles. Dès lors, si Zalmen Gradowski, Lejb Langfus et Zalmen
Lewental ont été maintenus en vie durant près de deux ans,
c?est avant tout face à l?activité meurtrière du camp. Ces
hommes étaient donc condamnés à servir leurs bourreaux
afin de rester en vie. Ils ont ainsi été contraints de choisir
entre le fait de vivre en tant que témoin et collaborateur forcé
de l?extermination ou de rejoindre ceux qui n?ont jamais eu
l?opportunité d?un tel choix. C?est justement parce qu?ils ont fait le
choix de vivre, que leurs témoignages ont été le plus
souvent ignorés par les scientifiques :
« C?est le signe évident de la difficulté
que pose à la compréhension et à l?analyse historique, un
phénomène comme celui de la coopération des victimes
à leurs propres bourreaux dans des situations où le mal est le
plus fort268 ".
268 Georges Bensoussan (dir.), Dictionnaire de la Shoah,
Paris, Larousse, 2009.
Ce que démontre ici Georges Bensoussan, c?est qu?il
demeure encore difficile aujourd?hui de concevoir que l?homme lui-même
dans des conditions les plus extrêmes, puisse se soumettre à
toutes sortes de sacrifices. La seule possibilité qui s?est ainsi
offerte à ce mémoire, a été la mise en exergue de
cette nature humaine tout en essayant de la représenter, de la
définir, de la comprendre. Cela ne pouvait se faire qu?à travers
une étude complète des écrits de Zalmen Gradowski, Lejb
Langfus et Zalmen Lewental car ils demeurent les sources les plus fiables sur
la retranscription des pensées, des souffrances, et des tourments qui
touchaient les membres du Sonderkommando au moment même
où les atrocités se produisaient. Il n?y a eu de fait, aucune
distance mémorielle entre le travail d?écriture et les faits
vécus.
Dès lors en plongeant dans l?univers de ces hommes,
nous avons été amenés à saisir pleinement la
réalité du génocide. Les Sonderkommandos n?ont eu
d?autres choix que de s?accoutumer à leur fonction afin de survivre dans
un monde oü le concept d?individualité était proscrit : plus
à même de penser, les Sonderkommandos sont devenus des
automates au service du nazisme. Il est évident que le principe de
déshumanisation faisait partie intégrante du processus
génocidaire : c?est de cette façon que les membres du
Sonderkommando sont devenus les instruments de la « Solution
finale ». Ils n?ont plus été amenés à penser,
à saisir, à comprendre la réalité de ce qu?ils
étaient en train de faire. De cette situation extrême
formée entre la jonction du « privilège » du savoir que
leur offraient les SS et la culpabilité des actes commis qui
l?accompagnait, est né l?impératif de témoigner. La
tâche de l?écriture, a alors permis à ces hommes de sortir
de cet état d?automatisation. Ils ont donc été contraints
de vivre dans une souffrance extrême car transcrire les faits, autrement
dit, mettre des mots sur la tragédie vécue, c?est aussi penser la
réalité de l?évènement. Une réalité
qui a vu l?exécution de plus d?un million de personnes. Ces
témoignages ont donc une valeur unique, car ils fournissent des
détails précis sur les mécanismes de mise à mort
qui ont non seulement été matériels mais aussi et avant
tout psychologiques.
Il était donc important pour ces auteurs de rendre
compte de cet état de cristallisation des émotions afin de
dénoncer les vrais coupables. Le régime nazi est ainsi
désigné responsable de la dénaturalisation de ces hommes,
qui ont été contraints de garantir, au nom de leur survie, le
processus d?extermination. Ces témoignages tentent ainsi de faire
prendre conscience au lecteur, qu?aucun jugement ne peut être
porté sur leur condition de survie qu?ils se soient «
dégradés » avec le temps ayant été «
broyés » par Auschwitz, ou qu?ils se soient tout simplement
résignés à effectuer un tel travail. Primo Levi, admet
lui-même qu?aucun jugement ne saurait être porté sur une
telle fonction face à l?unicité d?un tel évènement
:
« Chaque individu est un sujet tellement complexe qu?il
est vain de prétendre en prévoir le comportement, davantage
encore dans des situations d?exception, il n?est méme pas possible de
prévoir son propre comportement. C?est pourquoi je demande
que l?histoire des «corbeaux du crématoire» soit
méditée avec pitié et rigueur, mais que le jugement sur
eux reste suspendu269 ».
Il n?y a avait bien entendu, aucune prédestination morale
à l?abject de la part de ces «corbeaux du crématoire»
qui enrôlés par ruse, ont été confrontés
à la mécanique de l?anéantissement.
Il est alors évident que diverses stratégies
narratives ont été choisies par les auteurs afin de convaincre le
lecteur : il s?agissait là de certifier l?authenticité du fait
retranscrit, mais aussi et surtout, d?en assurer sa transmission. Chacun des
auteurs s?est ainsi placé en tant que témoin oculaire ayant
vécu l?atrocité de l?évènement mais qui en tant que
transmetteur des faits, devient le gardien de leur authenticité. C?est
entre ces deux aspects que se discerne le témoin historique. Ces hommes
se sont dès lors attachés à prouver l?existence du
génocide en laissant une trace dans l?humanité de ce qu?ils ont
été amenés à vivre étant persuadés
qu?ils allaient eux-mémes disparaitre. L?obsession nazie, nous l?avons
vu, était bel et bien de supprimer toute trace du crime, dès lors
aucun Sonderkommando ne devait survivre270.
L?impératif de devoir laisser aux historiens des preuves de
l?extermination s?est ainsi articulé autour du désir de laisser
une preuve de son existence afin que la fine barrière existante entre
eux et les bourreaux soient pleinement définie.
L?analyse du témoignage d?un point de vue
littéraire et historique, est de fait devenue indispensable car elle a
permis la mise en évidence des procédés stylistiques
utilisés pour décrire non seulement les bourreaux, les victimes,
mais aussi et surtout la vision qu?avaient les Sonderkommando
d?eux-mêmes. Ces hommes ont ainsi souhaité réhumaniser
la masse des victimes qu?ils ont vu disparaître. Il apparaît en
effet, que la vertu de ces témoignages résulte avant tout dans
cette volonté de transmettre le sentiment individuel autour
d?événements précis, alors que celui-ci était
condamné à disparaître dans la politique génocidaire
nazie. Voilà certainement pourquoi le témoignage a fini par
attacher la notion d?indicible, oü seule la création d?un espace
littéraire, voire poétique pour Zalmen Gradowski, permettait une
élaboration verbale transmissible. Cette étude doit ainsi
permettre à l?historien, de percevoir et de saisir le monde qui
était le leur, au-delà de cette notion d?indicibilité.
Ainsi si ce mémoire a pu être réalisé autour de ces
différents témoignages délaissés par l?histoire,
c?est que la question de l?impensable, de l?indicible, de l?insondable n?existe
pas et ne doit, comme nous l?indique Giorgio Agamben, en aucun cas exister :
« Dire qu?Auschwitz est indicible ou
incompréhensible, cela revient à euphèmein,
à l?adorer en silence comme on fait d?un dieu [...]. S?ils veulent
dire qu?Auschwitz fut un évènement unique, devant lequel le
témoin doit en quelque sorte soumettre chacun
269 Primo Levi, Les naufragés et les
rescapés..., op.cit., p. 60.
270 Sur les deux milles hommes ayant composé ce commando,
seuls quatre-vingt-dix ont survécu. Selon Carlo Saletti, Des Voix
sous la cendre..., op.cit., pp. 518 - 585.
de ses mots à l?épreuve d?une
impossibilité de dire [comme se fût le cas pour Zalmen Gradowski,
Lejb Langfus et Zalmen Lewental], alors ils ont raison. Mais si rabattant
l?unique sur l?indicible, ils feront d?Auschwitz une réalité
absolument séparée du langage [...], alors ils
répètent à leur insu le geste des nazis, ils sont
secrètement solidaires de l'arcanum imperrii271
».
Les témoignages de ces témoins
oubliés doivent en premier lieu apparaître comme une preuve
unique de l?existence du génocide. Il ne s?agit pas d?y voir une «
vérité universelle272 », mais de
reconnaître dans la mémoire historienne, l?expérience
irremplaçable des témoins. Cette expérience ne saurait
être traduite autrement qu?à travers le témoignage : qu?il
soit écrit, oral, artistique, il demeure une archive primordiale qui
survit au témoin et qui devient dès lors, le garant de son
existence et du génocide. Pourtant, il semble que les chroniqueurs de
Birkenau, qui ont démontré avec minutie jusqu?à quelle
profondeur l?homme peut tomber, n?aient toujours pas leur place au sein de
cette mémoire historienne.
271 Giorgio Agamben, Ce qui reste d'Auschwitz.
L'archive et le témoin. Homo Sacer, III, Paris, Editions Payot
Rivages, 2003, pp. 38 - 40 et p. 206.
272 Selon Gérard Wajcman, L'Objet du
siécle, Paris, Denoël, 2010, p. 25.
Annexes
- ANNEXE I : DEFINITION OFFICIEL DU TERME
SONDERKOMMANDO DONNE PAR L?INSTITUT
YAD VASHEM... 67
- ANNEXE II : CARTE REPRESENTATIVE DU
COMPLEXE
D?AUSCHWITZ-BIRKENAU...........................................68
- ANNEXE III : PLAN GENERAL DU CAMP
D?AUSCHWITZBIRKENAU..................................................................69
- ANNEXE IV : PHOTO DU KREMATORIUM III
PRISE EN JUIN
1943 70
ANNEXE I : DEFINITION OFFICIEL DU TERME
SONDERKOMMANDO DONNE PAR L'INSTITUT YAD VASHEM
ANNEXE II : CARTE REPRESENTATIVE DU COMPLEXE
D'AUSCHWITZ- BIRKENAU
Source : Encyclopédie multimédia de la
Shoah.
ANNEXES III : PLAN GENERAL DU CAMP
D'AUSCHWITZ-BIRKENAU
Source : Encyclopédie B&S Editions (c)2007-2010.
ANNEXE IV : PHOTO DU KREMATORIUM III PRISE EN JUIN
1943
Source : Jean-Claude Pressac, Les crématoires
d'Auschwitz. La machinerie du meurtre de masse,
Paris, CNRS Editions, p. 93.
Sources
I. Sources manuscrites :
- LANGFUS Lejb : membre du Sonderkommando
d?Auschwitz. Son premier manuscrit a été retrouvé
dès avril 1945 par un habitant d?Oswiecim (Gustaw Borowczyk), autour des
ruines du crématoire III. Un second manuscrit non signé, est
attribué à Lejb Langfus. Il a été retrouvé
en 1952. Ces manuscrits sont disponibles dans l?ouvrage collectif Des voix
sous la cendre. Manuscrits des Sonderkommandos d'AuschwitzBirkenau, Paris,
Calmann-Lévy, 2005, pp. 101 - 120.
- GRADOWSKI Zalmen : membre du Sonderkommando
d?Auschwitz. Ses manuscrits ont été retrouvés par la
commission d?enquête spéciale de l?armée soviétique
en mars 1945 grâce aux indications données par Szlama Dragon. Ils
sont disponibles dans l?ouvrages Des Voix sous la cendre..., op.cit.,
pp. 37 - 100 ; 176 - 213.
- HERMAN Haïm : membre du Sonderkommando
d?Auschwitz. Sa lettre a été retrouvée en 1945 par le
docteur Andrzej Zaorski et publiée dans l?ouvrage de Ber Mark, Des
Voix dans la nuit. La résistance juive à Auschwitz, Paris,
Plon, 1982, p. 330.
- LEWENTAL Zalmen : membre du Sonderkommando
d?Auschwitz. Ses manuscrits ont été retrouvés lors des
fouilles menées sur le terrain du crématoire III en 1962, par les
représentants de la commission principale pour l?enquête des
crimes nazis en Pologne. Ils sont disponibles dans l?ouvrage, Des Voix sous
la cendre..., op.cit., pp. 121 - 176.
- NADSARI Marcel : survivant du Sonderkommando d?Auschwitz.
Son manuscrit a été retrouvé en 1980 près des
ruines du crématoire III, lors des travaux d?aménagements et de
nettoyage. Publié dans l?ouvrage « Handschrift von Marcel Nadsari
», in Inmitten des grauenvollen Verbrechens. Handschriften von
Mitgliedern des Sonderkommandos, Oswiecim, Verlag des Staatlichen Museums
Auschwitz-Birkenau, 1996.
II. Sources imprimées : A. Les
dépositions des Sonderkommandos d'Auschwitz-Birkenau :
- BUKI Milton : a témoigné au procès
d?Auschwitz le 14 janvier 1965. Sa déposition est
disponible sur le site internet de Véronique Chevillon,
Les Sonderkommandos :
http://www.sonderkommando.info/proces/francfort/temoins/buki/index.html
- DRAGON Shlomo : a témoigné au procès de
Cracovie le 10 et 11 mai 1945. Sa déposition est disponible dans
l?ouvrage Des Voix sous la cendre..., op.cit., pp. 255 - 272.
- FEINSILBER Alter : a témoigné au procès de
Cracovie le 15 mai 1945. Sa déposition est disponible dans l?ouvrage
Des Voix sous la cendre..., op.cit., pp. 304 - 330.
- MÜLLER Filip : a témoigné au procès
d?Auschwitz le 5 et 8 octobre 1964. Sa déposition est disponible sur le
site internet de Véronique Chevillon, Les Sonderkommandos :
http://www.sonderkommando.info/proces/francfort/temoins/muller/index.html
- PAISIKOVIC Dow : a témoigné au procès
d?Auschwitz le 8 octobre 1964. Sa déposition est disponible sur le site
internet de Véronique Chevillon, Les Sonderkommandos :
http://www.sonderkommando.info/proces/francfort/temoins/paisikovic/index.html
- TAUBER Henryk : a témoigné au procès de
Cracovie le 24 mai 1945. Sa déposition est disponible dans l?ouvrage
Des Voix sous la cendre..., op.cit., pp. 273 - 304
B. Témoignages des membres survivants du
Sonderkommando d'Auschwitz :
- BENNAHMIAS Daniel : a témoigné pour l?ouvrage
de Rebecca Fromer, The Holocaust Odyssey of Daniel Bennahmias,
Tuscaloosa, University of Alabama Press, 1993.
- CHAZAN Saul : a témoigné pour l'ouvrage de
Gideon Greif, We wept without tears : testimonies of the jewish
Sonderkommando from Auschwitz , London, Yale University Press, 2005, pp.
220 - 255.
- COHEN Léon : a témoigné pour l'ouvrage
de Gideon Greif, We wept without tears..., op.cit., pp. 256 - 285. Il
a aussi publié ses mémoires, Léon Cohen, From Greece
to Birkenau : the Crématoria Workers Uprising, Tel Aviv, Salonika
Jewry Research Center, 1996.
- DRAGON Abraham : a témoigné pour l?ouvrage de
Gideon Greif, op.cit., pp. 49 - 124.
- DRAGON Shlomo, ibid., pp. 49 -124.
- EISENSCHMIDT Eliezer, ibid., p. 167 - 169.
- GABBAI Dario : a témoigné pour la fondation
Spielberg « Survivors of the Shoah Visual History Foundation » qui a
publié son témoignage dans Les derniers jours, en 1999,
pp. 157 - 159.
- GABAI Jaacov : a témoigné pour l?ouvrage de
Gideon Greif, op.cit., pp. 125 - 166.
- MANDELBAUM Henryk : a témoigné pour l?ouvrage
Témoins d'Auschwitz, Oswiecim, Le Musée d?Etat
d?Auschwitz-Birkenau, 1998, pp. 341 - 350.
- MÜLLER Filip, Trois ans dans une chambre à gaz
d'Auschwitz, Paris, Pygmalion, 1980.
- OLERE David est le seul témoin ayant choisi de
transmettre ce qu?il avait vécu aux crématoires à travers
l?art. Ses dessins ainsi que ses peintures sont disponibles dans l?ouvrage de
son fils OLERE Alexandre, Un génocide en héritage,
Paris, Wern, 1999.
- SACKAR Josef, a témoigné pour l?ouvrage de Gideon
Greif, op.cit., pp. 1 - 48.
- VENEZIA Shlomo, Sonderkommando. Dans l'Enfer des chambres
à gaz, Albin Michel, 2007.
C. Témoignages des détenus du camp d'Auschwitz
non affectés au Sonderkommando :
- GUTMAN Israel, « Der Aufstand des
Sonderkommandos », in Hermann Langbein,
Auschwitz-Zeugnisse und Berichte, Francfort, Europäische
Verlagsanstalt, 1962, pp. 213 - 219.
- KIELAR Wieslaw, Anus mundi. Cinq ans à
Auschwitz, Paris, Laffont, 1980
- LENGYEL Olga, Souvenirs de l'au-delà, Paris,
Editions du Bateau ivre, 1946.
- LEVI Primo, Les Naufragés et les Rescapés.
Quarante ans après Auschwitz, Paris, Gallimard, 1989.
- NYISLI Miklos, Médecin à Auschwitz.
Souvenirs d'un médecin déporté, Paris, Julliard,
1961.
- STROUMSA Jacques, Tu choisiras la vie. Violoniste à
Auschwitz, Paris, Editions du Cerf, 1998.
- SZMULEWSKI David, Souvenirs de la Résistance dans le
camp d'AuschwitzBirkenau, mise en forme par Noe Gruss, Paris, 1984.
- VRBA Rudolf, Je me suis évadé
d'Auschwitz, Paris, J?ai lu, 2010.
D. Témoignages des SS ayant été en
contact avec les Sonderkommandos d'AuschwitzBirkenau :
- « Mémoires de Rudolf Höss » in
Auschwitz vu par les SS, Oswiecim, Le Musée d?Etat
d?Auschwitz-Birkenau, 1994, pp. 95 - 115.
- HÖSS Rudolf, Le Commandant d'Auschwitz parle,
Paris, La Découverte, 1995.
- KREMER Johan Paul : cité par Saul Friedländer,
Les années d'extermination, Seuil, 2007, pp. 625 - 632.
- MOLL Otto : a été analysé par Hans
Schmid dans son article « Der Henker von Auschwitz », in
Zeitschrift für Geschichtswissenschaft, Berlin, II, 2006, pp.118
- 138.
De nombreuses archives, telles que les dépositions, les
lettres de SS ayant été en lien avec le Sonderkommando
d?Auschwitz, sont « disponibles » au Musée d?Etat
d?Auschwitz-Birkenau.
III. Sources audio-visuelles :
- BALBIN Abraham : membre du Sonderkommando
d?Auschwitz a témoigné pour le film d?Erich Friedler,
Sklaven der Gaskammer. Das jüdische Sonderkommando in Auschwitz,
Allemagne, 2001.
- CHASAN Saul : membre du Sonderkommando d?Auschwitz a
témoigné pour le film d?Erich Friedler.
- KETSELMAN Morris : membre du Sonderkommando
d?Auschwitz a témoigné pour le film d?Erich Friedler.
- MANDELBAUM Henryk : membre du Sonderkommando
d?Auschwitz a témoigné pour le film d?Erich Friedler.
- MIKUSZ Josef : membre du Sonderkommando d?Auschwitz a
témoigné pour le film d?Erich Friedler.
- MÜLLER Filip : membre du Sonderkommando
d?Auschwitz a témoigné pour le film de Claude Lanzmann :
Shoah, France, 1985. Ce témoignage été
retranscrit dans son ouvrage Shoah, Paris, folio, 1985, 220 - 235.
- PLISKO Lemke : membre du Sonderkommando d?Auschwitz a
témoigné pour le film d?Erich Friedler.
- ROSENBLUM Jehoshua : membre du Sonderkommando
d?Auschwitz a témoigné pour le film d?Erich Friedler.
- VENEZIA Shlomo : membre du Sonderkommando d?Auschwitz
a témoigné pour le film d?Erich Friedler.
- ZYLBERBERG Jakob : membre du Sonderkommando
d?Auschwitz a témoigné pour le film d?Erich Friedler.
L?ensemble de ces différents témoignages pourra
bien entendu être complété dans le cadre de recherches
ultérieures. Il serait ainsi judicieux d?y ajouter une autre
catégorie de sources en ce qui concerne les comptes rendus civils
polonais ayant travaillé en tant que personnel
technique au camp d?Auschwitz-Birkenau. Il apparaît en
effet, que ce personnel technique a été responsable des travaux
de construction des crématoires, ainsi que des réparations de ces
structures lorsque leurs usages dépassaient leurs capacités.
L?on pourrait aussi joindre à cette analyse, une
étude précise des témoignages existant sur les divers
commandos « spéciaux » existants à Majdanek, Treblinka,
Sobibor et Belzec afin de comparer ce qui caractérise pleinement le
Sonderkommando en fonction de la singularité des camps.
Bibliographie
I. Dictionnaires : BENSOUSSAN Georges (dir),
Dictionnaire de la Shoah, Paris, Larousse, 2009.
CHARNY Israël W. (dir.), Le livre noir de
l'humanité. Encyclopédie mondiale des génocides,
Toulouse, Privat, 2001.
GUTMAN Israël, Encyclopedia of the Holocaust, Vol.
4, New York, Macmillan Publishing Company, 1990.
II. Ouvrages et articles d?intérêt
général :
A. Penser les génocides :
BRUNETEAU Bernard, Le siècle des
génocides, Paris, Armand Collin, 2004.
COQUIO Catherine (dir.), Parler des camps, penser les
génocides, Paris, Albin Michel, 1999. KIERNAN Ben, « Sur la
notion de génocide », Le Débat, Paris, mars-avril
1999, pp. 179-193. TERNON Yves, Guerres et génocides au XXème
siècle, Paris, Odile Jacob, 2007.
SOFSKY Wolfgang, L'ère de l'épouvante. Folie
meurtrière, terreur, guerre, Paris, Gallimard, 2002.
B. Penser la Shoah :
L'Allemagne et le génocide juif, Colloque de
l'Ecole des hautes études en sciences sociales, Paris, Gallimard-Seuil,
1985.
BAUER Yehouda, Repenser l'holocauste, Paris, Autrement,
2002. BENSOUSSAN Georges, Histoire de la Shoah, PUF, 1997.
KASPI André, « Qu?est-ce que la Shoah ? »
in Les cahiers de la Shoah, Conférences et
séminaires sur l'histoire de la Shoah. Université de Paris I,
1993-1994, Paris, Editions Liana Levi, 1994, pp. 13 - 29.
HILBERG Raul, La Destruction des Juifs d'Europe,
Paris, Gallimard, 2006. MARRUS Michael, L'Holocauste dans
l'histoire, Paris, Flammarion, 1994.
C. Analyser et comprendre les témoignages de la Shoah
:
AGAMBEN Giorgio, Ce qui reste d'Auschwitz. L'archive et le
témoin, Paris, Editions Payot Rivages Poche, 2003.
BETTELHEIM Bruno, Survivre, Paris, Hachette, 1996.
DAYAN-ROSENMAN Anny, Les Alphabets de la Shoah, Survivre.
Témoigner. Ecrire, Paris, CNRS Editions, 2007.
DULONG Renaud, Le Témoin oculaire. Les conditions
sociales de l'attestation personnelle, Paris, Editions de l'EHESS,
1998.
GRIERSON Karla, Discours d'Auschwitz,
Littéralité, Représentation, Symbolisation, Paris,
Honoré Champion, 2003.
HILBERG Raul, Holocauste : les sources de l'histoire,
Paris, Gallimard, 2001.
JURGENSON Luba, L'expérience concentrationnaire
est-elle indicible ?, Monaco, Editions du Rocher, 2003.
MALGOUZOU Yannick, « Comment s'approprier l'indicible
concentrationnaire ? Maurice Blanchot et Georges Perec face à
L'Espèce humaine de Robert Antelme », in Interférences
Littéraires, nouvelle série, n°4, Indicible et
littérarité, Laurianne Sable (s.dir), Mai 2010.
SEMPRUN Jorge, L'Écriture ou la vie, Paris,
Gallimard, 1996.
D. Réflexions sur la mémoire de la Shoah
:
BENSOUSSAN Georges, Auschwitz en héritage ? D'un bon
usage de la mémoire, Paris, Mille et une nuits, 2003.
HALBWACHS Maurice, Les cadres sociaux de la
mémoire, Paris, Albin Michel, 1994. KATTAN Emmanuel, Penser le
devoir de mémoire, Paris, PUF, 2002.
RICOEUR Paul, La mémoire, l'histoire, l'oubli,
Paris, Seuil, 2000.
PRIMO Levi, Les naufragés et les rescapés.
Quarante ans après Auschwitz, Paris, Gallimard, 1989.
III. Ouvrages et articles spécifiques :
A. Etudes portant sur les Einsatzgruppen :
INGRAO Christian, Croire et détruire. Les
intellectuels dans la machine de guerre SS, Paris, Fayard, 2010.
MARACCHINI Michel, Les troupes spéciales d'Hitler,
Paris, Editions Grancher, 2001.
FRIEDLANDER, Les Années d'Extermination. L'Allemagne
nazie et les Juifs, 1939-1945, Seuil, 2008, pp. 402 - 456.
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Paris, UGE, 1994. POLIAKOV Léon, Auschwitz, Gallimard-Julliard,
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C. Etudes sur l'appareil d'extermination
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machinerie du meurtre de masse, Paris, CNRS Éditions, 1993.
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D. Etudes faisant référence au Sonderkommando
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Klampen Verlag, 2005.
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Ed. de Minuit, 2003.
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MESNARD Philippe, « Écritures d'après
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http://www.sonderkommando.com,
consulté le 15 juillet 2011.
KILIAN Andreas, décembre 2003, Sokos,
http://www.sonderkommando-studien.de,
consulté le 11 juillet 2011.
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