Figure de l'autre et construction de l'identité
de la victime à travers l'Association des Etudiants et Elèves
Rescapés du Génocide, (AERG).
Par NSANZUBUHORO NDUSHABANDI Eric, (Doctorant-FUSL)
Chercheur et Enseignant à l'UNR-Rwanda.
Introduction
Du 7 au 13 avril de chaque année, se tient au Rwanda en
général et à l'Université Nationale du Rwanda,
(UNR) en particulier, une semaine de commémoration du génocide
« commis contre les Tutsi »1(*) en 1994. L'Association des Etudiants et Elèves
Rescapés du Génocide, (AERG), à travers les
universités et les écoles en général joue un
rôle prépondérant dans l'organisation et la prise en charge
de cette semaine de deuil national. Depuis quelques années, l'UNR a
décidé de ne pas renvoyer les étudiants en vacances,
contrairement aux autres universités publiques et privées du
Rwanda. Ce qui permet aux étudiants et enseignants de rester
présents sur le site universitaire et ainsi prendre part aux
activités de commémorations organisées par l'AERG. Comment
comprendre le haut degré d'investissement de l'AERG dans la
commémoration ? Comment l'AERG se construit-elle en lieu de
socialisation ? Quel est le rôle des « autres »
acteurs en présence par rapport à la volonté de
socialisation de la victime et par rapport à la construction de sa
propre identité ? Ces questions centrales constituent le fil rouge
de notre réflexion qui s'est inspirée de nos observations pendant
la semaine de commémoration à l'UNR. Ainsi l'hypothèse de
recherche stipule que « la commémoration contribue de
façon significative à la construction d'une identité qui
se recherche et se défini sans cesse par rapport à
«l'autre ». Cet « autre » qui bascule entre
« l'autre avec nous » et « l'autre contre
nous » d'une part, et « l'autre
indifférent » d'autre part" ». Les discours
prononcés, les thèmes débattus et les point des vus des
enquêtés nous ont servi de base empirique pour vérifier
cette hypothèse2(*).
Approche théorique et considérations
méthodologiques
Poser une problématique en rapport avec
l'identité et l'altérité en même temps, c'est
à première vue faire un retour aux théories philosophiques
les plus classiques incluant les théories existentialistes
chrétiennes3(*) et
athées. Cependant nous nous écarterons légèrement
de ces approches spéculatives pour embrasser ces notions sous un angle
plus sociologique et politologique.
Dans ce contexte, nous ferons recours aux notions
d'identité sociale, identité politique et la notion
d'intégration sociale qui passe par la communalisation et la
socialisation. Paul Ricoeur dans son ou ouvrage « Soi-même
comme un autre »4(*) il parle de deux catégories contradictoires du
propre et du semblable qui sont inséparables l'une de l'autre. Martin
Buber, dans son « Je et Tu »5(*), l'altérité est
plus fortement marquée. Il considère que le
« moi » ne peut exister sans l'autre, il est même son
« alter ego » ou « l'autre
soi-même ». Denise Jodelet quant à elle, elle parle de
la « corrélation entre soi et autrui » et nous
inspire une approche théorique nous permettant d'affirmer que si les
membres peuvent être « nous » c'est aussi
l'altérité qui le permet. L'altérité permet donc au
« nous », non seulement de se définir, mais aussi de
se réaliser pleinement6(*).
Faisons notre entrée dans cette réflexion en
empruntant à Bernard LAMIZET son approche de l'identité :
« L'identité donne un sens à
l'existence. Dès lors, la question de l'identité revêt une
dimension sociale du fait que l'existence ne saurait se réduire à
sa dimension singulière. Le langage nous inscrit dans des formes
sociales de reconnaissance, de communication de citoyenneté, et dans ces
conditions notre identité ne saurait se penser qu'en termes de
sociabilité. L'identité dont nous sommes porteurs et qui fait de
nous des sujets se fonde, se construit dans le rapport à l'autre qui
fait de nous des sujets en nous nommant et en nous
reconnaissant l'existence»7(*).
Nous retiendrons de cette pensée, trois idées
fondamentales dont la première considère qu'en disant
« nous » nous donnons sens à notre existence.
La seconde renvoie à la notion
de « l'altérité ». Le
« nous » ne saurait exister sans
« l'autre ». Et donc l'identité revêt une
dimension sociale du fait que l'existence ne saurait se réduire à
sa dimension singulière.
Enfin, une troisième idée prend en compte les
deux premières et évoque l'identité qui se recherche,
s'affirme elle-même. Elle sollicite également chez l'autre
reconnaissance, relation et protection.
Cette approche nous permet d'aborder notre cas d'étude,
qui est celui de `'l'Association des Etudiants Rescapés du
Génocide de l'Université Nationale du Rwanda ».
Pourquoi ce choix ? Qu'est-ce que l'AERG ? Qui est cet
« autre » et quelles sont ses multiples figures dans
l'entendement de la victime membre de l'AERG?
Cette série de questions constitue l'ossature
même de notre réflexion. Dans un premier temps, nous aborderons
l'AERG entant que structure sociale qui préside à une forme de
« communalisation » et de
« socialisation ». Comment est-elle née, quelles
sont ses missions et ses activités ?
Dans un second temps, nous aborderons cette notion de
l' « autre » qui s'exprime en trois temps :
l'autre avec nous, l'autre indifférent et l'autre contre nous qui,
enfin, ré-évoque le « nous » dans le besoin
constant de protection(P).
Concrètement, ces multiples figures de
« l'autre » sont constitutives de la communauté
universitaire. Ce sont les étudiants et le personnel de
l'université d'une part, et les autorités politico-militaires
locales et nationales dans leurs perceptions et rôles respectifs dans la
construction de l'identité des étudiants rescapés du
génocide.
Plusieurs sources ont constitués le corpus de notre
recherche dont, les statuts de l'AERG, les données de nos observations
faites pendant les commémorations du génocide à l'UNR en
2010 et les interviews menées auprès des étudiants membres
de l'AERG. Ces sources ont servi ici de base empirique pour vérifier
notre hypothèse. L'approche des représentations sociales
empruntée à Denise Jodelet nous permettra d'étudier les
dimensions symboliques sous-tendant tout rapport de
« nous » à « l'autre » et les
multiples figures de ce dernier à travers les discours, les opinions et
les comportements politiques8(*).
I. L'AERG et la construction de
l'identité ?
Dans cette section nous reviendrons très rapidement sur
le contexte sociopolitique après le génocide à
l'Université Nationale du Rwanda. Ceci nous permettra de saisir les
valeurs fondamentales qui ont motivées la naissance de l'AERG. Ensuite
nous tenterons d'esquisser les modes de communalisation et de socialisation de
l'AERG à travers les « familles ».
I.1. Contexte général
Le génocide commis contre les Tutsi en 1994 au Rwanda a
entraîné des nombreuses destructions sur le plan Humain,
matériel et culturel.
Sur le plan humain, le génocide a emporté plus
d'un million des morts en cent jours. Il a également
entraîné des mouvements des populations de l'intérieur et
de l'extérieur du pays. Les populations de l'intérieur se sont
déversées sur les pays voisins, d'une part et les Tutsi vivant en
exile depuis trente ans se sont vite précipités à rentrer
au pays après la victoire militaire du Front Patriotique
Rwandais9(*). Plusieurs
chantiers de reconstruction furent entrepris dès 1995 dont la
réouverture de l'Université Nationale du Rwanda qui avait
fermé ses portes dès le début du génocide en 1994.
L'UNR ouvrit ses portes dans des conditions précaires et complexes.
Sur le plan social plusieurs tendances se profilent. C'est
d'une part les anciens étudiants et fonctionnaires de l'UNR qui ont
assisté ou du moins participé de près ou de loin aux
crimes de génocide. D'autres part, des nouveaux inscrits et des nouveaux
professeurs et chercheurs qui ont passé plus de trente ans ou moins en
exile.
Plusieurs langues et habitudes cohabitent. Certains rwandais,
ayant subit des influences culturelles de l'étranger, parlent anglais,
d'autres parlent le français et bien d'autres encore le swahili et/ou le
lingala selon l'origine de chacun: Ouganda, Zaïre, Burundi, Tanzanie
Kenya. Les interférences linguistiques sont très significatives.
Quand un Rwandais de l'intérieur s'exprime, l'accent du nord par rapport
au reste du pays permet de distinguer ceux du nord plus rapprochés au
régime déchu en 1994. La notion du « véritable
Rwandais » et du « faux Rwandais » est
mobilisé. Ceci se manifeste surtout par des jargons
idéologiquement, socialement et politiquement chargés qui se font
entendre.
Les Rwandais qui étaient à l'intérieur du
pays pendant le génocide sont indistinctement appelés
« sopecya »10(*), Ceux qui sont venus du Congo, ils sont
appelés des « dubaï 11(*)». Ceux qui sont venus du Burundi sont, quant
à eux, appelés « les GP12(*) ». C'est dans ce contexte que va
naître l'initiative de mettre sur pied une association des
étudiants rescapés du génocide.
I.2. Qu'est-ce que l'AERG ?
Deux ans après le génocide, un petit noyau d'une
trentaine d'étudiants et élèves rescapés du
génocide ont partagé l'idée de créer une
association qui leur permet non seulement de se mettre ensemble pour partager
les multiples défis auxquels ils sont confrontés à la fin
du génocide, mais aussi et surtout pour vivre
« normalement » au delà de la simple survie.
Dès le départ, nombreux facteurs d'ordre
matériels et psychologiques persistent et motivent la création de
cette association.
Du point de vue matériel, ces jeunes rescapés
ont perdu leur logement, d'autres ont été accueillis dans des
orphelinats dans des conditions de vie difficiles, et bien d'autres encore sont
adoptés ou placés dans des familles d'accueil et bien d'autres
encore sont devenus précocement des chefs des ménages. Ils ont
tout perdu y compris l'affection familiale et portent les blessures tant
physiques que psychologiques presque irréparables.
Du point de vu psychologique et social, l'étudiant
rescapé vit encore des cauchemars et des multiples séquelles
survenues suite aux affres du génocide. Le rescapé se trouve
perdu dans un milieu où les différentes langues et cultures se
côtoient et se concurrencent. Le monde universitaire est
caractérisé par les suspicions et la méfiance dans lequel
l'étudiant rescapé se perd et se confond.
On ne peut donc définir l'AERG que par cette situation
qui prévaut et qui enfin de compte justifie sa raison d'être en
tant qu'association des miraculeux rescapés du génocide commis
contre les Tutsi en 1994. Les mots sont simples, pourtant la
réalité et le fond sont si complexes. Un étudiant
rescapé rapporte la situation intérieure de ces étudiants
en ces mots :
« Etre rescapé c'était l'occasion
de s'adonner à une introspection. Alors, surtout les filles se terraient
dans leurs chambres et pleuraient, coupées de l'avenir, puisqu'elles
n'avaient plus de parents. Mes études, à quoi
serviront-elles ? S'interrogeait chacune d'entre elles. Quant aux
garçons, ils s'adonnaient à l'alcool pour tenter de noyer leur
souffrance »
Ayant perdu leurs familles, la mémoire des siens
hantent les esprits et le besoin du souvenir s'impose dans un environnement
où l'idéologie du génocide refait surface et la justice
presque impossible13(*).
Dans ce contexte, mettre sur pied une association comme l'AERG
est, non seulement une tâche difficile mais aussi indispensable pour
survivre. Ce regroupement procède par le besoin de fonder une
communauté, et de vivre avec les autres. Un besoin réel de se
construire une identité propre caractérisée par des
valeurs communes et des compromis d'intérêts communs à
défendre. Ce besoin de regroupement fut l'expression d'un sentiment
d'appartenance à un groupement.
Une fois qu'un individu a réussi de s'affirmer en tant
que tel, le défi majeur est celui de se faire accepter par ses paires,
ou par « l'autre »14(*). Face à soi même et ensuite par rapport
aux « autres », l'étudiant rescapé du
génocide exprime ses convictions et sa détermination à
survivre en ces termes de statuts de l'AERG : « 1°
Rassembler et représenter tous les étudiants et
élèves rescapés du génocide qui en font la demande
auprès des instances habilitées ;
2° Identifier les problèmes scolaires,
académiques et socioéconomiques auxquels se heurtent les
étudiants et élèves rescapés du
génocide ; 3° Recueillir et fournir des informations
suffisantes sur le sort des étudiants et élèves
rescapés du génocide, les auteurs du génocide de leurs
régions respectives ; 4° Promouvoir un soutien
mutuel, matériel et moral des étudiants et élèves
rescapés du génocide ; 5° Coopérer avec
les autorités étatiques de tous les échelons qui
s'occupent des problèmes des rescapés du génocide ;
6° Collaborer avec d'autres personnes physiques ou morales,
(associations, organismes nationaux et internationaux), pour le bien-être
des étudiants et élèves rescapés du
génocide. 7° Perpétuer la mémoire.
Recueillir et conserver les témoignages et tout autre moyen en
rapport avec le génocide ; 8° Lutter contre les
idées négativistes et pour que plus jamais le génocide ne
se reproduise dans notre pays ou ailleurs ; 9° Inhumer en
honneur les nôtres »15(*).
Ce paragraphe se résumerait simplement par la reprise
des verbes en italique qui sont l'expression des missions ambitieuses de
l'AERG. Bref, l'AERG se donne pour mission de rassembler pour s'entraider, de
représenter les rescapés, de plaider pour eux, de promouvoir le
soutien mutuel, de lutter contre l'idéologie du génocide et
perpétuer la mémoire et d'inhumer les restes des corps des
victimes.
Cette analyse voudrait s'attarder seulement sur ces derniers
aspects en rapport avec la mémoire et la commémoration du
génocide. C'est un choix de recherche motivé, et non pas que la
mission de se souvenir est forcément présentée au premier
plan dans les missions de l'AERG16(*).
Par rapport à ces valeurs partagées, nous avons
voulu entendre des rescapés, étudiants à l'UNR comment
eux-mêmes ils se définissent comme membre de l'AERG. Près
de quinze ans après donc, les membres de l'AERG se comprennent et se
définissent en des mots simples :
« L'AERG est une association qui rassemble les
étudiants rescapés du génocide et les membres d'honneur,
qui ne sont pas forcement des rescapés du génocide mais qui ont
la volonté d'aider et de soutenir ces derniers. Elle a
été créée par des étudiants de l'UNR dans le
temps pour se trouver un moyen de se reconnaître et de
s'entraider ».17(*) Il poursuit en disant que :
« L'objectif premier est de rassembler les membres pour faciliter
l'entraide et le soutien mutuel dans les difficultés
rencontrées »
Quant les membres justifient la raison d'être de
l'association, c'est le besoin de s'entraider et de se soutenir mutuellement
qui est évoqué :
L'un de nos enquêtés affirme ceci :
« l'association est née après le génocide
où les rescapés se sont retrouvés dans des nombreuses
difficultés, repliés sur eux-mêmes, solitaires et
angoissés. Alors ils se sont décidés de se mettre
ensemble, (s'associer) pour pouvoir s'entraider. Son objectif c'est de
rassembler les rescapés du génocide pour pouvoir plaider, lutter
ensemble pour la survie après ce qui est arrivé18(*) ». Une autre
opinion abonde également dans le même sens :
« L'idée de créer une association est venue de nos
collègues, anciens de l'UNR qui avaient émis le besoin de se
mettre ensemble pour mieux se connaître et qu'on essai de
s'entraider»19(*).
Heureusement qu'une autre opinion vient nuancer ces propos et
insiste sur le souvenir comme facteur à la base de tout :
« Se souvenir c'est la première des
valeurs de l'AERG autour de laquelle nous nous rassemblons tous. C'est elle qui
a permit à l'association d'exister. C'est elle qui donne suffisamment de
force aux autres missions de l'AERG. Se souvenir de tout ce qui nous est
arrivé et de tous les maux qui ont été
perpétrés contre nous pendant le génocide. D'ailleurs, au
début de chaque réunion, nous consacrons une minute de silence au
souvenir » C'est de ceci que découle la mission de
lutter pour vivre et bien vivre. Par exemple avant le génocide, on ne
nous permettait pas d'étudier20(*). Or, maintenant j'étudie et c'est ce qui
me permettra de vivre et de bien vivre. Les études m'assurent le
lendemain meilleur et me permettront d'aider les autres qui n'ont pas pu
étudier » 21(*).
Il est évident que le besoin de se reconstruire sur le
plan psychologique et matériel vienne au premier plan. Cependant, que
rien ne détourne l'attention des membres sur le besoin de se souvenir,
de perpétuer la mémoire par le recueil des témoignages et
l'inhumation des restes des victimes et de lutter contre les idéologies
génocidaires que subissent encore les membres de l'AERG.
I.3. Qui est membre de l'AERG ?
Le critère pour être membre semble être
évident : il suffit d'être rescapé du génocide
« commis contre les Tutsi » en 1994 au Rwanda.
En s'éloignant un peut des textes écris, nous pouvons
trouver chez les répondants les propos suivants :
« Pour être membre il faut être
rescapé du génocide commis contre les Tutsi en 1994. Celui
qui veut être membre doit avoir trois témoins, membres de l'AERG
qui le connaissent en tant que rescapé ». Ces
affirmations presque spontanées semblent lever toute confusion sur
l'identité des membres. Comment reconnaître qui est rescapé
et qui ne l'est pas ? Cette question semble fortuite, pourtant le
débat sur la victime Hutu n'est pas toujours sans ambigüité
du moins pour ceux qui tiennent à l'idée de la
« victime Hutu » pendant le génocide. L'un de nos
répondants affirme ce qui suit : « il est
inconcevable qu'un Hutu se réclame comme rescapé. Nous n'avons
pas ce problème de distinction. Et d'ailleurs je ne vois pas un Hutu qui
viendrait réclamer d'être membre de l'association. Au contraire,
nous avons encore des rescapés qui se camouflent et qui ne veulent pas
être perçus comme tel. Une dame que je connais qui vit à
Tumba et qui étudie ici à l'UNR n'a jamais voulu s'enrôler
comme membre de l'AERG. Il est difficile de desceller les raisons de cette
attitude. Cependant nous encourageons tous les rescapés à venir
s'enrôler ».
Cette analyse issue de nos interviews suscite en nous quelques
interrogations ? Pourquoi, un étudiant rescapé du
génocide ne voudrait pas être membre de l'AERG ? Que dire de
cette condition d'avoir trois témoins qui te connaissent parmi les
membres de l'AERG pour être reconnu ?
En effet si tout semble bien évident sur
l'identité du rescapé du génocide, au sein du FARG au
contraire, certaines incertitudes demeurent sur la question de la victime du
génocide qui doit bénéficier de l'assistance22(*). Les polémiques
interminables sur la liste de ceux qui doivent être assistés par
le Fond d'Assistance aux Rescapés du Génocide, (FARG), ne
montrent-elle pas que la question est loin d'être close ? Que dire
de cet étudiant rescapé qui viendrait à l'UNR sans qu'il
ne soit connu de trois personnes membres de l'AERG ? Autant de
réserves que l'on émettrait à ce sujet.
L'identité de la victime est donc sans cesse
recherchée et se construit se consolide et se structure de plus en plus
en sein de l'AERG à travers des « familles » en tant
que des lieux de communalisation.
La victime doit fournir des preuves, des témoins pour
réellement être reconnue telle. Le nouveau membre de l'AERG
devient dès l'approbation membre de la famille23(*). Comment peut-t-on encore
parler de « famille » chez les étudiants
rescapés du génocide ? Comment naissent-elles ? Quelles
fonctions sociales et psychologiques jouent-elles chez les membres de
l'association ?
I.4. De l'objectif de s'organiser en
« familles »
L'AERG n'est pas seulement un produit d'un compromis sur des
intérêts objectifs partagés au sens de la
« sociation », l'AERG se structure
également autour des petits noyaux appelés
« familles » formés chacun d'une dizaine de
personnes par familles. Une dynamique de
« communalisation » tendant à la production et
à l'entretien chez l'individu d'un sentiment subjectif d'appartenance
à un « nous »24(*).
En effet, « tout génocide,
écrit Régine Waintrater, est une catastrophe de la
filiation : il est l'anéantissement simultané de trois
générations, celles qui sont nécessaires à
l'établissement de toute filiation, pour permettre que chacun puisse se
situer dans un ensemble de sujets et se reconnaître comme ayant
été engendré et capable d'engendrer 25(*)». Cette destruction
ontologique entraîne un vide fondamental chez le rescapé. Si le
génocide a emporté des parents, frères et soeurs, il
n'emporte pas ce que Régine Waintrater
appelle « l'ethos » de la famille, Il s'agit de cet
amour, ce besoin que personne ne peut lui enlever ; besoin de
réactiver ce qui lui a été transmis comme valeurs
familiales. Les rescapés se disent qu' « à
travers ces familles, chaque membre de l'AERG se retrouve dans un cercle
restreint, pour leur permettre de vivre normalement comme toutes les autres
personnes qui vivent en famille »26(*).
Par ces familles, le rescapé se crée un cercle
et des valeurs symboliques qui lui permettent de survivre, au milieu des
conditions difficiles. Dans ce sens la survie psychique devient importante pour
permettre la survie physique et la reconstruction matérielle.
Les rescapés tentent de reconstituer cette
humanité familiale détruite par le génocide en se
regroupant dans des familles « surnaturelles »27(*) dont les noms se rapportent
toujours à un ensemble de valeurs.
BUGWABARI Nicodème, montre dans une enquête
réalisée en 200928(*), que les différentes familles ont des noms qui
reflètent chacun un idéal, une valeur particulière. Par
exemple, la famille d'Issa Nkurunziza s'appelle
« Imboneza ». Ce nom signifie « celui
qui marche aux devant des autre et servant d'exemple aux autres. D'autres
familles portent des noms comme « Amarebe » et
« Tata ». Le sens du premier se rapporte aux herbes du lac
qui perdurent. Ce sens renvoi à une valeur de la
« longévité » souhaitée aux porteurs
de ce nom. Le nom « Teta » invite les porteurs de
celui-ci à se laisser gâter.
Ces quelques exemples suffisent pour se rendre compte de
l'engouement pour la vie normale, une nostalgie d'un amour familial perdu. Les
« jeux des rôles » sont pleinement assumés
parmi les égaux. « Comment ton égal ou un inconnu
devient-il ton « Papa » ou ta
« Maman » ?
« Primus inter pares » ?
Comment devient-on Papa ou Maman dans l'AERG? Cette
expression latine traduisant « le premier parmi les
égaux » se vérifie dans les propos de nos
enquêtés : « On choisit souvent le plus
âgé et celui qui est vu comme intègre et qui est capable
d'être porte-parole compétent des membres de sa famille et surtout
celui qui sera capable d'offrir un soutien moral et psychologique aux membres
qui en ont plus besoin ».
Au fait, il est réellement difficile d'appeler Maman ou
Papa une copine ou un copain avec lequel on étudie ou avec qui on
partage un lit. Mais, comme il est élu après discernement par les
membres de l'AERG, il n'ya rien à faire. Mais aussi, on s'entraîne
à cette culture ou cette habitude de voir dans l'autre ton parent. On
nous inculque cet esprit de confiance en l'autre. A son tour, il se
légitime par son comportement et son soutien accordé aux
membres dont il a la charge, même si en réalité il
n'est pas vraiment le vrai et réel parent. La légitimité
donc tient au fait d'être élu et accepté par les membres.
Les statuts prévoient également l'autorité symbolique dont
devra jouir celui qui, désormais, est élu Papa ou Maman dans une
famille. Il veille à la vie commune et partagée. Il est
l'interlocuteur, il est le garant de l'unité et porte-parole du groupe
auprès des instances de l'AERG, de l'Université et des autres
partenaires. Ces valeurs deviennent plus visibles en période de deuil
national.
D'une part, les familles sont attentives à la situation
psychologique de chacun des membres et d'autre part la distribution des
rôles dans l'encadrement et l'organisation des activités de
commémoration se font par familles.
Comment comprendre ce grand investissement de l'AERG dans
l'organisation de la commémoration du génocide de chaque
année au sein de l'Université Nationale du Rwanda ? Quelle
est la place du non rescapé dans ces activités ?
Dans les lignes suivantes, nous revenons sur les acteurs en
présence en vue de saisir les motifs profonds de cet engagement de
l'AERG dans la commémoration du génocide.
II. La commémoration : Quels
acteurs ? Quelles attentes ?
Comment et sous quelle autorité le chercheur peut-il
parler de l'autre et lui accoler les différentes figures ? Selon
Denise Jodelet,
« Parler de l'autre en général ne
permet pas de voir à partir de quoi et de qui il est construit, pourquoi
il l'est, quelles figures il prend et quelles positions lui sont
accordées dans l'espace social. Parler de l'altérité
concerne une caractéristique affectée à un personnage
social, (individu ou groupe) et permet donc de centrer l'attention sur une
étude des processus de cette affectation et du produit qui en
résulte, en prenant en considération les contextes de son
déploiement, les acteurs et les types d'interaction ou
d'interdépendance mis en jeux »29(*).
II.1. Le degré de participation, tentative
d'explication
Pour aborder la problématique de la participation
communautaire à la commémoration du génocide, partons de
ce bilan établi par un membre de l'exécutif de l'AERG au sein de
l'UNR quant aux acteurs et attentes par rapport aux
« autres ». : « Certains ne
répondent pas à notre invitation quand on leur demande d'animer
les conférences débats sur divers sujets en rapport avec le
génocide et la mémoire. Cette réticence est parfois due au
fait qu'ils ne se sentent pas prêts à affronter le débat
dans un milieu universitaire mais aussi la délicatesse des sujets
proposés ne leur permet pas de répondre positivement à
notre demande. La participation de toute la communauté
universitaire n'est pas vraiment satisfaisante. Certains étudiants
préfèrent rester enfermés dans leurs chambres, d'autres
restent indifférents et d'autre encore préfèrent rentrer
chez eux au village »30(*).
Par la Méthode d'Analyse en Groupe, les discussions
avec les étudiants en science politique ont relevé un certain
nombre de facteurs explicatifs de la faible participation au sein de la
communauté universitaire:
- La décentralisation des activités de
commémorations précipitées ou alors non
préparée a entraîné parfois une faible
participation. Le degré de participation varie également en
fonction des orateurs prévus au programme du jour.
- Certains membres de la communauté universitaire
pensent encore que la commémoration ne concerne que les seuls
rescapés du génocide31(*).
- Enfin, la participation est subordonnée à des
conjonctures politiques qui peuvent soit favoriser ou défavoriser la
participation citoyenne32(*).
La décentralisation des activités de
commémoration a-t-elle un effet positif sur les activités de
commémoration dans les unités publiques qui ont une histoire
particulières et qui méritent de marquer la commémoration
d'une emprunte particulière ?
Trois problématiques méritent d'être
soulevées et pourrons probablement faire objet de recherches prochaines.
Elles ont trait au problème de niveaux et de compétences. Quels
sont les différents niveaux de cette décentralisation ?
Quelles sont les compétences transférables au niveau de la
base ? Que deviennent les sites mémoriaux jadis construits en des
lieux ayant une histoire particulière ?
Nous ne pensons pas apporter des réponses à ces
questions d'autant plus qu'il serait tôt d'en faire une
évaluation. Cependant notre recherche de terrain révèle
que par rapport à la question des niveaux de cette
décentralisation, une confusion demeure sur les lieux officiels
où se tiendront les activités. Certains affirment que jusqu'au
matin du 7 avril, ils ne savaient pas s'ils devaient aller à la cellule
ou au secteur local ; à l'UNR ou alors au stade provincial
où se tiennent habituellement les activités de
commémoration au niveau du district de Huye.
L'autre enjeu est celui de compétence. Comment trouver
les orateurs « compétents qui devront parler du
« génocide » ou de tout sujet s'y rapportant.
A l'UNR cette question se pose moins peut être du fait que nous pouvons
trouver à l'UNR un certain nombre de chercheurs sur la
thématique. La compétence ici renvoi non seulement à
l'aspect intellectuel, mais aussi et surtout elle renvoi à la
capacité et la volonté de parler du génocide, de son
histoire et de ses conséquences avec clarté et
objectivité, (si elle est requise bien évidemment). Le
tiraillement et la dispersion des quelques compétences disponibles au
pays a entraîné des absences et des retards des orateurs pendant
la commémoration. Ceci exige donc un renforcement des capacités
et la disponibilité des sources
« avérées »33(*) utilisables lors de la commémoration.
Le témoignage de cet étudiant
révèle par ailleurs que la décentralisation des
activités de commémoration vers les niveaux de base handicape
quelque part la participation des riverains de la ville de Butare jadis
observable à la commémoration à l'UNR. C'est à
l'UNR que l'on le seul site plus visible construit dans la ville de
Butare : « Les personnels académiques, administratifs
et techniques de l'UNR quant à eux, (c'est par rapport aux
étudiants évoqués précédemment), ils
justifient leur absence en disant qu'ils participent aux activités de
commémoration dans leurs cellules et secteurs respectifs qu'ils
habitent 34(*)».
La décentralisation serait une manière efficace
de faire participer tout le monde et une stratégie de faire
émerger une mémoire collective. Cependant, il est indispensable
de renforcer rigoureusement la coordination et la planification pour ne pas
encourager « les indifférents » ou ceux qui
profiteraient de cette diversité pour se noyer dans le repli, l'oubli et
l'effacement.
II.1. Les étudiants sous multiples figures.
En considérant, de prime abord, l'état de lieux
des relations sociales entre membres de l'AERG et les
autres étudiants, tout semble se passer normalement du moins
à entendre les rescapés s'exprimer :
« Nos relations avec les autres étudiants sont
normales, de façon que tu ne peux pas distinguer un étudiant
membre de l'AERG des autres étudiants. A moins que l'on soit
président ou un autre membre du comité connu pour son rôle
joué au sein de l'AERG. Les restes sont comme les autres, on ne peut pas
les distinguer des autres ». Effectivement rien ne permet
d'amblée de distinguer les uns des autres.
Comment l'AERG est-il perçu en général
par les autres étudiants ? Un représentant de l'AERG-UNR se
confie à nous : «Je trouve qu'il n'ya pas de mauvaise
perception de l'AERG sauf celui qui peut décider de mal
interpréter les missions de l'AERG pour d'autres intérêts
personnels. Si c'est le cas, on peut sensibiliser la communauté
universitaire sur la nature et les missions de l'AERG. Mais comment
connaître ceux qui ont ces perceptions négatives sur l'AERG, c'est
ça le problème ».
Dans leurs rapports aux autres étudiants, les
rescapés, membres de l'AERG ne constituent pas un groupe isolé.
Pendant la semaine de deuil ils portent tous un foulard de couleur
mauve35(*). A part ces
quelques représentants de l'AERG qui se distinguent par leur fonction
assumée. Les restes des membres sont comme les autres et personne ne
peut les distinguer des autres étudiants. Par contre le
témoignage d'André qui est rapporté par Nicodème
Bugwabari montre par ailleurs l'image du rescapé chez les autres
étudiants, laquelle image peut avoir évolué dans le temps
bien entendu. Sans que seuls les étudiants non rescapés fussent
responsables de ce rapport, la création de l'AERG suscita des
réactions d'hostilité dans la société. Pour les
uns, il s'agissait d'un groupe d'extrémistes revanchards, pour d'autres
des nuisibles qui font obstacles à l'unité et à la
réconciliation nationale36(*).
En effet, la nature du génocide commis au nom des Hutu
et contre les Tutsi, ne permet pas encore de dépasser les
stéréotypes ethniques. L'AERG est perçu par certains comme
un groupe des Tutsi. Comment la victime cesserait-elle d'être
perçue comme Tutsi alors que son statut découle d'un
génocide commis sous ce mobile ethnique ? Si la
commémoration peut être perçue comme « une
affaire des seuls rescapés »37(*), alors la mémoire
collective restera longtemps compromise.
Partant de ce qui précède, nous pouvons donc
souligner trois multiples figures de l'étudiant pendant la
commémoration.
- La première est celle des
« bons » qui sont venus se joindre aux rescapés dans
ces moments difficiles de commémoration.
- La deuxième est celle de ces
« autres » indifférents, qui préfèrent
s'enfermer dans leurs chambres et d'autres qui préfèrent rentrer
chez eux en vacances au moment où les autres commémorent le
génocide commis sur le site universitaire.
- Une troisième figure est celle de ceux qui sont
encore porteurs de l'idéologie du génocide, ils nient les faits,
ils entretiennent la discrimination, ils se pensent exclus du pouvoir. Les
écrits relevés sur les mûrs des toilettes des
étudiants de l'UNR affirment encore l'ethnicité, la vengeance et
la discrimination en promettant l'ultime extermination des Tutsi et de les
chasser définitivement du pouvoir38(*).
Une perspective de recherche intéressante pour aborder
les questions en rapport avec la mémoire, l'idéologie du
génocide ou encore l'espace de parole dans les milieux rwandais.
Pourquoi ces étudiants préfèrent-ils ce moyen de
communication ? Quel impact sur la conduite des activités de
commémoration à l'Université Nationale du
Rwanda ? Ces multiples figures de l'étudiant sont chaque
année évoquées. Le rescapé sollicite l'effort des
autorités universitaires pour pouvoir sensibiliser et bannir les
comportements indignes affichés par certains étudiants et
fonctionnaires de l'université pendant la commémoration du
génocide.
II.2. Le personnel et les autorités
universitaires : deuxième figure de l'autre.
L'AERG est une association comme tant d'autres qui sont
réunies dans l'Association Générale des Etudiants de l'UNR
et qui est devenue la « National University of Rwanda Student Union,
NURSU ».
L'AERG travaille en collaboration avec l'UNR. Les
autorités nous soutiennent par plusieurs initiatives. Le gouvernement
rwandais à travers l'UNR octroie des bourses et des logements aux
étudiants rescapés du génocide, même si ces bourses
sont jugées insuffisantes par la plus part de nos enquêtés.
L'université apporte également son soutien à travers
l'association des étudiants de l'UNR, dans la préparation de la
commémoration du génocide de chaque année.39(*) Elle réserve le grand
auditoire pour les activités de commémoration pendant toute la
semaine de deuil national. Les conférences s'y tiennent, les discours
s'y prononcent et les films s'y projettent40(*) ; alors que les témoignages sont
donnés pendant les veillées de deuil sur le site mémorial
construit à l'entrée principale de l'UNR. C'est effectivement ces
quatre grandes activités qui caractérisent la
commémoration du génocide à l'UNR.
Cet état de chose nous amène à nous
interroger sur certaines attitudes de l'UNR par rapport à son
« soutien » apporté à l'AERG. Pourquoi l'UNR
ne prendrait-elle pas en charge les activités de commémoration
à l'UNR ? Il est indispensable que les rescapés soient les
premiers protagonistes de la commémoration, cependant la participation
ne serait pas moins forte à notre avis si c'était l'UNR qui
prenait en charge les activités de commémoration. Si l'UNR met en
place des comités ad hoc pour organiser différentes
activités41(*) de
même l'engagement de l'UNR en tant qu'institution ne devrait pas se
réduire à un simple soutien financier à l'AERG ou aux
discours prononcés lors des conférences et des
cérémonies commémoratives. Les expressions souvent
répétées par les membres de l'AERG réaffirment les
propos de nos enquêtés qui considèrent que la
commémoration est réservée aux seuls rescapés. Lors
des conférences débats et les veillées sur le site
mémorial de l'UNR, on peut entendre de la bouche des rescapés,
« merci d'être venu nous soutenir »,
« merci pour votre aide, merci pour votre
soutien », « nous vous demandons de continuer
à nous soutenir »42(*). Il est indéniable que c'est d'abord un
soutien aux rescapés du génocide, cependant l'UNR en tant
qu'institution insisterait sur cet aspect en sensibilisant la communauté
universitaire à une plus grande et active participation. Si on admet que
le génocide est un crime contre l'humanité, c'est cette
même humanité toute entière qui prendrait en charge des
activités de sa commémoration.
Parallèlement, peut-on observer qu'au niveau national,
les activités sont prises en charge par l'Etat à travers sa
Commission Nationale de Lutte contre le Génocide et non pas par
IBUKA43(*) ni par l'AERG
national.
Comment les membres de l'AERG perçoivent-ils le
rôle du gouvernement dans la commémoration du génocide
à l'UNR ? Les propos de nos enquêtes reviennent
généralement sur l'aspect financier, la bourse aux
étudiants et l'envoie des conférenciers :
II.3. Les autorités politico militaires
Une autre dernière figure de
« l'autre » considérée dans cette
réflexion est celle des autorités politico-militaires souvent
évoquées dans les discours le jour de la commémoration.
Comment les membres de l'AERG perçoivent-ils le rôle joué
par les autorités politiques et militaires tant au niveau national que
régional ? Quelles sont les attentes de l'AERG par rapport à
ces instances politico-militaires ?
L'appui du gouvernement est déjà
formalisé et prévu dans la constitution rwandaise. Toutes les
lois sont conçues dans l'esprit de l'unité et la
réconciliation nationale. En son chapitre II, article 9, en son premier
alinéa relatif aux principes fondamentaux, les deux premiers principes
se rapportent directement au génocide et la lutte contre son
idéologie.
Plus loin au chapitre IV, en son article 179, au
troisième alinéa, la constitution rwandaise prévoit la
mise sur pied d'une Commission Nationale de Lutte Contre le Génocide
ayant pour mission de plaider pour la cause des rescapés du
génocide à l'intérieur comme à l'extérieur
du pays.
L'AERG se base donc sur ces dispositions constitutionnelles
pour adresser aux autorités politico-militaires reconnaissance et
doléances : « Le gouvernement nous
appui en nous envoyant des différentes autorités pour donner des
conférences et prononcer des discours en son nom. Les services de
militaires et la police sont quant eux avec nous le plus souvent et nous
leur demandons de renforcer la sécurité par leur présence
et leur soutien »44(*).
L'opinion du représentant de l'AERG fait
évidement une distinction entre la figure et le rôle du politicien
et du militaire dans la période de commémoration.
Ces deux perspectives sont au coeur du discours du
rescapé, membre de l'AERG. Le gouvernement n'est pas que protecteur mais
aussi dispensateur des biens et des services. Les thèmes des
conférences reviennent d'une part sur l'histoire du pays, le
génocide et son histoire, et d'autre part, sur les réalisations
et le processus de reconstruction nationale45(*). Les discours sont rassurants et ne cessent de donner
sens aux événements. Une « vrai
lecture »46(*)
du passé est soigneusement argumentée.
Les services de sécurité, sont souvent
représentés par des officiers militaires et policiers de haut
rang au niveau de la province du sud. Leur « bravoure » et
leur engagement « infaillible » sont sans cessent
répétés par les représentants de l'AERG. Ils ont
sauvé des nombreuses vies au prix de leur sang. Ils sont des
« héros », qui ne se lassent pas de protéger
les rescapés éparpillés sur toutes les collines du Rwanda
qui subissent encore des menaces, voir tués par les récidivistes
de l'idéologie du génocide47(*).
Enfin, le souci de la survie et la menace contre les
rescapés est très remarquable dans les discours des
représentants de l'AERG. Son identité est encore menacée,
l'idéologie du génocide est encore plus affirmée dans les
langages des collègues, sur l'internet et dans les familles où
s'abreuvent la plus part des jeunes universitaires.
Conclusion et perspectives de recherche
La présente réflexion avait pour objectif
d'analyser d'abord le contexte et les mécanismes par lesquels la victime
tente de se construire et de consolider son identité à travers un
« nous », comme membre de l`AERG et membre d'une
« famille » au sens de l'AERG. Dans cette perspective nous
avons décelé les motifs et la raison d'être de l'AERG
depuis sa création. Le contexte, les conditions de vie difficiles,
l'angoisse, le besoin de survivre et d'honorer la mémoire des siens,
sont autant des facteurs qui ont motivé la création de cette
structure qui permet aux membres de se reconnaître et de s'entraider. Le
nous ne peut s'affirmer et se construire que par rapport à un
« autre » qui permet au « nous » de se
réaliser.
Ensuite, cette réflexion permet de déceler les
différentes figures de l'autre et de montrer les défis auxquels
se heurte la construction de l'identité de la victime, rescapée
du génocide. Pour y arriver nous sommes partis des valeurs fondamentales
de l'AERG et nous avons fait ressortir les différentes figures de
« l'autre » à partir des discours et des opinions
des rescapés membres de l'AERG.
Enfin, ces deux paramètres ont suffis pour comprendre
le contexte dans lequel le l'AERG tente de réaliser ses objectifs mais
aussi et surtout de saisir les motifs fondamentaux de son engagement dans
l'organisation de la commémoration du génocide à l'UNR au
milieu des ces « autres » qui apporte son soutien au
« nous » d'une part et ces « autres »
indifférents ou qui en concurrence font obstacle à la
réussite de la commémoration du génocide et à sa
mémoire en général. Dans ce contexte, la victime exprime
sans cesse le besoin d'être reconnu en tant que telle mais aussi
sollicite l'appui et le soutien des « autres » membres de
la communauté rwandaise.
L'enjeu est de taille et le défi est encore majeur. En
effet, la participation à la commémoration reste faible ou du
moins passive voire combattue au sein de la communauté universitaire.
Par conséquent, le défi de construire une la mémoire
collective (ou nationale) exige encore un effort soutenu et l'engagement de
tous les niveaux et acteurs de la communauté rwandaise.
Rappelons enfin que cette recherche s'inscrit dans une
perspective de recherche doctorale sur la gestion politique de la
mémoire. Elle ne saurait donc pas être exhaustive à ce
niveau.
Si on en reste à la commémoration du
génocide à l'UNR, plusieurs pistes de recherche sont
envisageables. Une première orientation prendrait en compte tous les
aspects de la commémoration à l'UNR, incluant le sens des mots,
les interactions entre différentes figures et les articulations entre
les différents niveaux du pouvoir dans l'organisation de la
commémoration au Rwanda...
Indications bibliographiques
· Association des Etudiants et Elèves
Rescapés du Génocide, (AERG), Statuts de l'Association,
Février, 2002.
· BUBER M., Je et Tu, Paris, Aubier, 1938.
· BUGWABARI N., Jeunesse et commémoration
du génocide au Rwanda : le cas de l'Association des Etudiants et
Elèves Rescapés du génocide, (AERG), section
Université Nationale du Rwanda en Avril 2009, inédit,
Butare, 2010.p.13-14.
· CHRETIEN, J.P., Le défis de l'ethnisme.
Rwanda et Burundi : 1990-1996, Karthala, Paris, 1997.
· CNUR, Manuel de formation pour les
« ingando » et d'autres formations, ,
Octobre 2006.
· JODELET D., « Formes et figures de
l'altérité », dans SANCHEZ-MAZAS M. et LICATA L.,
(S/dir), L'Autre : Regards psychosociaux, Grenoble, Presses de
l'Université de Grenoble, 2005, pp.23-47.
· LAMIZET B., Politique et identité,
Lyon : P. U. Lyon, 2002.
· MARCEL G., L'Etre et l'Avoir, Paris, Aubier,
1935.
· NSANZUBUHORO E., La mémoire du
génocide et la problématique de sa gestion politique au Rwanda,
Cas de la ville de Ruhengeri, mémoire de Licence en science politique,
Sous la direction de SHYAKA Anastase, Butare, UNR, 2003.
· NTAKIRUTIMANA E., « Les paroles
traumatisantes : un défi langagier à
relever », communication faite au colloque international sur
le génocide perpétré contre les Tutsi : 16 ans
après le génocide, organisé par la Commission
Nationale de Lutte contre le Génocide, Kigali, 4-6 Avril, 2010.
· RICOEUR P., Soi-même comme un autre,
Paris Ed. du Seuil, 1990, p.195.
· SHYAKA A., « Les conflits internationaux
en Afrique des Grands Lacs et esquisses de leur
résolution », in Etudes Rwandaises, n°6 du
CCGC, UNR, Butare, décembre 2002.
· VIDAL C., « Les commémorations du
génocide au Rwanda », dans Les temps Modernes,
n° 613.
· WAINTRATER R., Sortir du génocide.
Témoigner pour réapprendre à vivre, Paris, Payot,
2003, p.19.
· WEBER M., dans DELAS J-P. et MILLY B., Histoire des
pensées sociologiques, Paris Armand Colin, 2005, p.169.
· WEBER M., Economie et société,
Paris, Plon « Agora », T.1., 1995.
* 1 Nous adoptons ici la
qualification officielle tout en reconnaissant les évolutions qui ont eu
lieu depuis 1994 sur cette question au Rwanda.
* 2 Certaines de ces
questions ont été posées par BUGWABARI Nicodème,
dans ses manuscrits sur la conduite de la commémoration du
génocide au Rwanda.
* 3 « Le chemin de
soi passe par l'autre », Lire MARCEL G., L'Etre et l'Avoir,
Paris, Aubier, 1935.
* 4 RICOEUR P.,
Soi-même comme un autre, Paris Ed. du Seuil, 1990, p.195.
* 5 BUBER M., Je et
Tu,, Paris, Aubier, 1938.
* 6 JODELET D.,
« Formes et figures de l'altérité », dans
SANCHEZ-MAZAS M. et LICATA L., (S/dir), L'Autre : Regards
psychosociaux, Grenoble, Presses de l'Université de Grenoble,
2005, pp.23-47.
* 7 LAMIZET B., Politique et
identité, Lyon : P. U. Lyon, 2002, p.5.
* 8 JODELET D.,
Op.cit., 2005, pp.23-47.
* 9 Le FPR est le parti au
pouvoir depuis 1994 en passant par une transition allant de 1999 et les
premières élections post génocide gagnées en 2003.
* 10 Ce terme reprend le nom
d'une station pétrole non loin du centre ville de Kigali au rond point
croissant la route vers kimihurura et celle qui continue à Remera. Ce
jargon serait rapproché à la sexualité. Du fait
qu'à la station toutes les voitures s'y approvisionnent, de même
semble t-il les filles « sopecya »étaient des femmes
faciles à convaincre.
* 11 Tandis que le jargon de
«dubaï» se rapportait au produit de
« dubaï » qui fait voir une bonne surface alors qu'en
réalité les produits chinois n'ont pas de durabilité.
Quand on dit que tel produit est de « dubaï », c'est
pour te prévenir de ne pas te fier à la façade qui brille.
Peut-être que le glissement de sens renvoie à l'esprit mercantile
et de superficialité à ceux qui sont venus du Zaïre.
* 12 GP ou Garde
Présidentielle est un accolé à ceux qui sont venus du
Burundi. Un peut à parenté aux GP de l'ancien régime de
Habyarimana se fiant un peut trop à la bière et à
l'ambiance qu'au travail.
* 13 Au lendemain du
génocide plus 120 000 présumés génocidaires
arrêtés regorgent les prisons. L'Etat a perdu, non seulement, un
grand nombre des juges, mais aussi personne n'est prêt à
témoigner dans un contexte de génocide d'une si grande
proximité culturelle entre bourreaux et victimes.
* 14 Lire WEBER M., dans DELAS
J-P. et MILLY B., Histoire des pensées sociologiques, Paris
Armand Colin, 2005, p.169.
* 15 Association des Etudiants
et Elèves Rescapés du Génocide, (AERG), Statuts de
l'Association, Février, 2002, pp.2-3.
* 16 Dans les statuts de
l'AERG, ce n'est qu'aux alinéas 7, 8,9 que l'AERG se donne des objectifs
en rapport avec la mémoire. Il n'est pas étonnant que les
opinions des nos enquêtés s'inscrivent aussi dans cette
logique.
* 17 Entretient avec l'actuel
président de l'AERG, Mai, 2010.
* 18 Entretien, Mai 2010.
* 19 Entretien, Mai, 2010
* 20 Faisant
référence à la discrimination et au quota ethnique dans
les écoles pendant les deux dernières républiques.
* 21 Entretien, Mai 2010.
* 22 Plusieurs thèses
se confrontent sur la « vraie » victime du génocide
quand on évoque la victime Hutu mort pendant le génocide. On
évoque les raisons de sa mort pour montrer qu'il n'est pas victime du
génocide plutôt qu'il est mort pour des raisons politiques ou
pour avoir fait obstacle au plan génocidaire. Certains conçoivent
qu'on aurait un Hutu, victime du génocide et donc on peut avoir un hutu
membre de l'AERG. Ce qui est réfuté au sein de l'AERG. Ce
débat est évidement fortuit dans le contexte actuel pour autant
que les critères de distinction entre Hutu et Tutsi ne relève que
de la pure subjectivité. L'évolution dans la qualification du
génocide révèle que le débat sur la question n'est
pas forcement fortuit. Lire, SHYAKA A., « Les conflits
internationaux en Afrique des Grands Lacs et esquisses de leur
résolution », in Etudes Rwandaises, n°6 du
CCGC, UNR, Butare, décembre 2002, pp.99-100 ; Lire également
CHRETIEN, J.P., Le défis de l'ethnisme. Rwanda et Burundi :
1990-1996, Karthala, Paris, 1997, 13.
* 23 Le terme
« association » est traduit par le mot en kinyarwanda
« umuryango, » qui signifie famille.
* 24 Lire WEBER M.,
Economie et société, Paris, Plon
« Agora », T.1., 1995.
* 25 WAINTRATER R., Sortir
du génocide. Témoigner pour réapprendre à
vivre, Paris, Payot, 2003, p.19.
* 26 Notre entretien, Mai,
2010.
* 27 Par opposition aux
familles biologiques et naturelles.
* 28 BUGWABARI N.,
« Jeunesse et commémoration du génocide au
Rwanda : le cas de l'Association des Etudiants et Elèves
Rescapés du génocide, (AERG), section Université Nationale
du Rwanda en Avril 2009 », inédit, Butare, 2010.p.13-14.
* 29 JODELET D.,
Op.Cit.,p. 26.
* 30 Notre enquête,
Mai 2010.
* 31 Les universitaires
viennent en masse quand il s'agit des militaires qui animent les
conférences. Le franc-parler de Mr Joseph Habineza, Ministre
chargé de la culture et du sport lui a valu une grande popularité
dans la communauté universitaire.
* 32 Rappelons que cette
analyse est faite à la veuille des élections
présidentielles prévues en Août 2010. Le discours
présidentiel du 7 avril 2010 à la commémoration du
génocide, fait une forte référence à la
démocratie, aux échéances électorales et surtout
aux conditions sécuritaires à l'intérieur du pays.
* 33 Bien que la CNLG à
envoyé à toutes les institutions et instances du pouvoir public
les grandes orientations des thèmes à discuter pendant la
commémoration, il est indispensable que le manuel d'histoire tant
attendu soit disponible. La CNUR en charge de ce travail a entrepris ce travail
délicat qui a été remis aux mains des historiens de l'UNR
pour la plus part.
* 34 Rappelons que depuis 2010,
les activités de commémoration ont été
décentralisées aux niveaux des cellules et des secteurs. Ce qui
justifie que les efforts sont éparpillés quant il s'agit de la
commémoration à l'UNR. Nous y reviendrons dans les lignes
suivantes.
* 35 Couleur mauve symbolise le
deuil. Il est de coutume au Rwanda que le deuil soit symbolisé par le
port au coup ou sur le bras d'un foulard de couleur mauve.
* 36 BUGWABARI N., Op
Cit., p14.
* 37 NSANZUBUHORO, N.
Eric, La mémoire du génocide et la problématique de sa
gestion politique au Rwanda. Cas de la mairie de la ville de
Ruhengeri,(mémoire), UNR, 2003, p.5, lire aussi VIDAL
C., « Les commémorations du génocide au
Rwanda », in Les Temps Modernes, n° 613, pp1-46.
* 38 Lire les recherches
récentes d'Evariste NTAKIRUTIMANA sur « Les paroles
traumatisantes : un défi langagier à
relever », communication faite au colloque international sur
le génocide perpétré contre les Tutsi : 16 ans
après le génocide, organisé par la Commission
Nationale de Lutte contre le Génocide, Kigali, 4-6 Avril, 2010. L'auteur
relève et analyse les écrits qui sont sur les mûrs dans les
toilettes des étudiants à l'UNR. Il démontre que ces
étudiants entretiennent encore les idées discriminatoires et
préconisant l'extermination totale des Tutsi, rescapés du
génocide.
* 39 Cette association jadis
connue sous le nom de l'Association Générale des Etudiants de
l'Université Nationale du Rwanda, AGEUNR, s'est dotée d'un
nouveau nom Anglais « National University of Rwanda Student Union,
(NURSU).
* 40 Une
particularité de cette année, c'est qu'on a
découragé la projection des films sur le génocide sans
censure au préalable. Le thème de l'année étant en
rapport avec le traumatisme. Il a été déconseillé
de montrer des films « traumatisants ». Cette
décision n'est pas accueillie de la même façon dans la
communauté universitaire. Pour certains, le traumatisme n'est pas
mauvais, c'est une étape nécessaire dans la thérapie pour
le rescapé. Pour d'autres, s'il y'a peu de participation du
côté étudiant, c'est par ce qu'il n'y avait pas beaucoup de
films au programme de la semaine. Effectivement la soirée du 12 avril
2010, les étudiants étaient venus nombreux à la projection
du film, alors que la veuille et quelques heures plutôt la salle
était presque vide lorsque le gouverneur de la province du sud, ancien
étudiant à l'UNR, donnait sa conférence. Une recherche
approfondie et multidisciplinaire est indispensable pour analyser ces facteurs
de motivation et les différents instruments de mémoire.
* 41 Les
cérémonies de collation des grades, les autres conférences
ouvertes sont généralement encadrées par les services de
l'UNR ou des comités ad hoc. Il n'est pas moins étonnant que l'on
trouve sur la table d'honneur l'absence visible des autorités
universitaires à côté des certaines autorités
invitées par l'AERG pour animer les conférences.
* 42 Des expressions qui ont
toujours attiré notre attention et qui finalement nous ont
inspiré cette piste de recherche
* 43
« IBUKA » qui signifie souviens-toi, est la plus grande
association des rescapés du génocide qui a pour mission de
préserver la mémoire du génocide des Tutsi au Rwanda.
* 44 Entretien, mai, 2010.
* 45 Nos recherches
doctorales en cours étudient soigneusement ces formes de
représentations officielles du passé dans leurs rapports aux
représentations sociales. Notre cas d'étude se limite aux groupes
qui ont suivi les leçons d'histoire transmises dans les
« ingando », (sorte de camp de solidarité,
organisé systématiquement pour tous les nouveaux inscrits des
universités publiques et pour toutes les catégories sociales
rwandaises), pour en élucider la portée et les limites d'un tel
dispositif officiel de gestion du passé après le
génocide.
* 46 Nous faisons
référence aux versions officielles qui prétendent donner
la « vraie interprétation du passé », Cette
version se positionne par rapport aux écrits des colonisateurs et des
missionnaires européens et de certains historiens rwandais d'avant
1994. On peut trouver la version officielle formalisée dans le
manuel de formation pour les « ingando » et
d'autres formations, de la Commission Nationale pour l'Unité et la
Réconciliation, Octobre, 2006.
* 47 Mot de circonstance du
représentant de l'AERG au site mémorial du génocide
à l'UNR, 13 avril 2010.
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